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7. SOCIOLOGIE ET POSTURE CRITIQUE
Danilo Martuccelli

Bernard Lahire, À quoi sert la sociologie&nbsp?


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La Découverte | « Poche/Sciences humaines et sociales »

2004 | pages 137 à 154


ISBN 9782707144218
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/a-quoi-sert-la-sociologie--9782707144218-page-137.htm
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Pour citer cet article :


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Danilo Martuccelli, « 7. Sociologie et posture critique », in Bernard Lahire, À quoi sert la
sociologie&nbsp?, La Découverte « Poche/Sciences humaines et sociales », 2004 (), p. 137-154.
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Sociologie et posture critique


Danilo Martuccelli

La connaissance sociologique apporte de la valeur ajoutée à


l’action sociale. Cette conviction se traduit par deux postures
intellectuelles donnant lieu à l’état pur, à deux types de savoirs,
l’expertise ou la critique. Mais si la plupart des études sociolo-
giques prétendent les articuler harmonieusement, force est de
constater que leurs relations sont souvent plus houleuses. L’une
et l’autre définissent moins à terme des intérêts de connaissance
divers [Habermas, 1976], qu’elles ne sont appelées à devenir,
tour à tour, la correction inévitable de l’autre.
La connaissance sociologique participe, comme en atteste
l’articulation de son développement institutionnel avec les
besoins des administrations publiques, à l’expansion des capa-
cités de maîtrise du monde social. Pour certains même, la socio-
logie serait une pièce maîtresse du processus de modernisation,
tant les connaissances qu’elle produit sont un puissant levier de
la rationalisation. Mais cette puissance supposée d’intervention
finit par engendrer cycliquement une inquiétude quant à l’état de
santé critique de la discipline. La correction salutaire est égale-
ment, cycliquement, toujours à peu près la même : pour retrouver
son équilibre, la sociologie ne devrait puiser que dans ses fonde-
ments disciplinaires, dans les débats politiques, se ressourcer du

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côté des mobilisations collectives, afin de prendre des distances


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avec sa réduction à un pur rôle d’ingénierie sociale.


Pour la démarche critique, le sociologue est, à la différence du
cas précédent, celui qui rappelle la « réalité » contre les rêveries
des acteurs, mais il est aussi celui qui met à mal les prétendues
« réalités » idéologiques de la domination en illustrant ses défail-
lances et ses contradictions. Les sociologues s’autodécernent
ainsi un satisfecit professionnel de vigueur critique, ne serait-ce
que parce qu’ils confrontent les discours les plus autosatisfaits
d’une société avec les vécus désenchantés des acteurs. Jadis
accusée et bannie du ban révolutionnaire, puisque « science
bourgeoise », la sociologie s’est lentement auto-investie, avec
une grande complaisance professionnelle, comme la discipline
critique par excellence. Mais ici aussi, tôt ou tard, et contre les
fourvoiements des militants, elle est contrainte de rappeler la per-
tinence et le besoin des données scientifiques, le bien-fondé de
l’analyse dépassionnée et rigoureuse de la vie sociale. Cette cor-
rection s’avère nécessaire puisque la volonté critique risque
d’aveugler le chercheur par des diktats partisans, l’enfermant
dans des obsessions personnelles ou des engagements moraux
qui ne sont jamais ouvertement acceptés ni discutés comme tels.
La santé de la sociologie ne serait alors qu’une affaire d’équi-
distance entre ces deux écueils puisque l’expertise sans critique
n’a pas d’âme, et que la critique sans expertise manque de chair.
Les difficultés, même reconnues, sont néanmoins minimisées et
conçues tout au plus comme une dérive superficielle, corrigible
pour l’essentiel à l’aide d’un mouvement pendulaire allant de
l’expertise à la critique et vice versa. Elles sont donc toujours
saisies comme des tensions ne remettant aucunement en ques-
tion le bien-fondé du lien entre la connaissance sociologique et
l’action sociale.
Malheureusement, tout n’est pas aussi simple. S’il ne rime pas
à grand-chose de dédaigner radicalement la valeur du savoir
sociologique, tant les connaissances d’expertise acquises par
n’importe quel sociologue et les sollicitations diverses dont il est
l’objet en réduisent la portée, en revanche l’utilité ou la

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pertinence pratiques des connaissances sociologiques sont loin,


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souvent, d’être évidentes. La multiplication d’évaluations aux


résultats divers, voire contradictoires, l’aggiornamento constant
de catégories plus ou moins opérationnelles, les évidentes erreurs
induites par la transposition abusive des résultats, la proliféra-
tion de résultats de recherches sans aucun gain analytique, etc.,
la liste des problèmes est fort longue. Autrement dit, avant même
de se fourvoyer dans la critique des méfaits d’une spécialisation
sans âme, il faudrait se rassurer d’abord sur la véritable nature
des compétences des experts.
Mais c’est l’autre posture qui nous occupera ici. Celle qui pos-
tule que la sociologie, auto-investie attitude critique par excel-
lence, est censée apporter de la valeur ajoutée à l’action. Ici
aussi, avant même de viser la correction de ses excès, il vaut
mieux examiner de plus près la réalité de ses vertus.

Complication

Les vertus de la posture critique sont une des vérités les mieux
partagées par les sociologues. Et pour la mettre en œuvre, il faut
constamment que la sociologie parvienne à juguler les dérives de
la critique par la force de la vérité scientifique, en se méfiant de
toute représentation inadéquate de la réalité. Certes, peu de
sociologues conçoivent encore le monde social comme structuré
par une tension entre les illusions et les bases réelles de l’exis-
tence, une sorte de conception à double écran de la réalité. Mais
dans la plupart des cas, c’est toujours de la connaissance scienti-
fique des faits, et du dévoilement du réel qu’elle assure, qu’est
supposée découler, harmonieusement, la véritable critique de la
société. Et de toutes façons, pour cette perspective, un socio-
logue ne peut pas ne pas se confronter à la face d’ombre d’une
société, à ses mensonges et à ses opacités, tant ses travaux enre-
gistrent des écarts faramineux entre les discours officiels et les
réalités sociales. Comment alors la sociologie pourrait-elle, dans

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sa démarche même, ne pas être critique ? Elle serait donc même


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la cousine jumelle de la critique.


Pourtant, sociologie et posture critique ne se confondent pas.
La pensée critique ne peut pas se nourrir exclusivement de
résultats de recherches. Dans ce sens, la bonne sociologie n’a
jamais garanti la justesse d’une prise de position critique. Et
inversement, la justesse d’une posture critique peut aller souvent
à l’encontre des exigences d’une démarche sociologique.
En fait, il existe une série de tensions structurelles entre la
sociologie et certaines dimensions, peut-être les meilleures, de la
critique sociale. Dans la première, la vraisemblance de la
connaissance produite, ainsi que la fidélité à la réalité sont de
rigueur, tandis que dans la seconde, les adhésions morales et les
colères personnelles sont centrales. La sociologie n’existe que
lorsqu’elle permet de mieux saisir la réalité, tandis que la cri-
tique, très souvent, suppose l’évocation d’un autre monde. La
sociologie est obsédée par la réalité et elle ne peut, en aucune
manière, prendre de la distance à son égard ; la critique, à
l’inverse, doit tôt ou tard prendre intellectuellement, face à elle,
des libertés. Si la sociologie a besoin d’une certaine conception
de la vérité, c’est qu’elle se mesure en se confrontant à la réa-
lité, tandis que les mérites de la critique comme levier de l’action
sont davantage fondés sur sa force de persuasion, sur ses capa-
cités à convaincre, sur l’indignation morale qu’elle suscite, en
dépit parfois même de l’invraisemblance relative des faits
avancés. La posture critique s’appuie sur de sournoises, mais
toujours importantes prises de distances avec la réalité. Elle est
sous l’emprise, bien plus qu’on ne le croit, d’éléments sub-
jectifs, de réactions morales qui introduisent une volonté de
modification du réel, même si elle se présente rhétoriquement
toujours comme une réponse à une situation donnée et aux possi-
bilités virtuelles qu’elle recèle.
Dire alors que la sociologie en tant que science contribue à une
œuvre de clarté, et qu’une fois les perspectives morales choisies,
elle est contrainte à des exigences de rigueur scientifiques
communes à un corps professionnel, est sur ce point une position

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fort juste, mais insuffisante [Weber, 1965]. La tension intellec-


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tuelle entre le travail sociologique et la posture critique est,


davantage encore que la relation entre la fiction romanesque et
la réalité sociale, une véritable affaire de contrebande [Vargas
Llosa, 1996]. À terme, il s’agit en effet de faire passer, sans
garde-fous, une volonté pour une vérité. Dans sa forme achevée,
ce que la posture critique ajoute au monde dépasse incommensu-
rablement ce que l’on tirait de lui à l’aide des études sociolo-
giques. Et le paradoxe, c’est que parfois les images critiques
ainsi construites frappent les esprits d’autres lecteurs, se transfor-
mant alors, véritablement, en formes de « connaissance » du réel.
Le mystère et la mystification de toute posture critique, c’est
qu’au moment même où elle est supposée décrire la réalité, elle
est en fait en train de la recréer toujours, de l’inventer parfois.
C’est pourquoi lorsqu’on regarde de près, les postures critiques
rendent rarement véritablement compte du monde. Souvent
excessives ou approximatives, plus figuratives que démonstra-
tives, elles n’en ont pas moins une incroyable force d’énoncia-
tion et d’évocation. On peut mettre en cause le bien-fondé de la
réalité économique de la plus-value, on peut difficilement faire
l’impasse sur l’évocation charnelle qu’elle a transmise de
l’exploitation. Après tout, l’œuvre probablement la plus pro-
fonde de critique que les sciences humaines ont produite dans le
XXe siècle, celle de M. Foucault, est jugée sociologiquement sou-
vent d’une incroyable invraisemblance. Et pourtant, ses obses-
sions personnelles ont fini, comme peu d’autres représentations,
davantage il est vrai dans les milieux intellectuels, par devenir
des formules plus ou moins quotidiennes de notre perception de
la réalité.
Difficile alors de ne pas poser la question : pourquoi le travail
et les enquêtes sociologiques, en dépit de leur vraisemblance ne
parviennent-elles pas aussi fortement, et aussi durablement que
les œuvres critiques, pourtant sinon fausses manifestement, tou-
jours plutôt invraisemblables, à frapper les imaginations ?
Comment se fait-il que, par exemple, l’établissement d’une cau-
salité immédiate entre les préjugés raciaux au quotidien et

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l’extermination d’une minorité, ou encore le rapprochement


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entre le principe identitaire de la pensée humaine et l’holocauste,


puissent, en dépit de leur invraisemblance sociale et historique,
s’imposer ?
Peut-être une partie de l’explication réside-t-elle dans l’écri-
ture. Le travail sociologique, au-delà de la diversité des
méthodes, se présente toujours comme interprétant la réalité à
partir des discours fournis par les acteurs eux-mêmes – quel que
soit par ailleurs le degré de distance que le sociologue prend par
la suite par rapport à ces représentations. Or, cette perspective
conduit presque inévitablement la sociologie à rédiger ses livres
dans la meilleure tradition du narrateur omniscient des grands
romans du XIXe siècle [Cohn, 1981]. L’intrigue, toujours pré-
sentée avec une grande naïveté narrative, a toujours lieu à deux
niveaux différents : d’une part, les péripéties « romanesques »
des acteurs et, d’autre part, et de temps à autre, le regard omnis-
cient de l’écrivain-sociologue qui émerge derrière les lignes et
les événements présentés, avec plus ou moins de discrétion, pour
rappeler au lecteur qu’il reste le maître de la composition finale.
Dans le roman du siècle dernier, cela prenait la forme des inter-
ventions « hors fiction » du narrateur. Dans la sociologie, cela
revêt le plus souvent la forme d’une lourde discussion sur les
diverses perspectives d’interprétation possibles ou opposées.
Laissons ici de côté le fait de savoir si cet écart est ou non un
gage de la plausibilité scientifique du discours sociologique, là
où l’individu objectivé par des déterminations objectives serait
incapable, livré à lui-même, d’accéder à ses propres objectiva-
tions. Plus importantes pour notre réflexion actuelle sont les
conséquences directes à tirer de la structure narrative à l’œuvre.
L’extériorité du regard sociologique mène à un divorce plus ou
moins grand entre les différents niveaux, où à terme, la raison
ultime d’une situation est placée en dehors de toute possibilité
ordinaire d’action. À bien y regarder, le récit sociologique
n’argumente pas tant à travers ses parties et sous-parties qu’il
n’illustre une démarche à travers des morceaux transformés en
séquences. Le principe majeur d’argumentation sociologique à

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l’œuvre est, en fait, semblable à celui des reportages télévisuels


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lors des sinistres : les acteurs du drame, les pompiers et les agents
de secours, plus tard, plus loin, les responsables politiques. Voilà
la triade des rôles, au fond rarement bouleversée, des récits
sociologiques : le malaise et la désorientation des acteurs, les
états d’âme du personnel d’État placé au front, enfin, le regard
objectif et objectivant du sociologue.
À l’inverse, la posture critique dans ses meilleurs moments fait
recours à trois autres ressources narratives. D’abord, et en rap-
port étroit avec le mode d’argumentation à l’œuvre dans le récit
cinématographique, elle utilise des images qui, paradoxalement,
vont d’autant mieux éclairer le réel qu’elles s’en éloignent osten-
siblement dans un premier moment. Depuis Rousseau jusqu’à
Foucault, en passant par Marx, Lévi-Strauss et l’École de Franc-
fort, les exemples sont abondants. Par là même d’ailleurs, la pos-
ture critique se met immédiatement à l’abri de justes remarques
signalant ses limites ou ses exagérations. Ensuite, son pouvoir de
persuasion passe évidemment par l’emploi de formules plus ou
moins littéraires s’adressant davantage à l’émotion et au senti-
ment d’injustice des lecteurs. La critique ici est plutôt morale, et
dans notre siècle, en dépit de tous ses égarements politiques, ce
fut l’essentiel de l’attitude sartrienne et de la beauté terrifiante
de plus d’une formule dont il a gardé avec lui pour toujours le
secret. Enfin, il existe une critique qui se place à la lisière des
sciences humaines puisqu’elle accepte, avec plus d’honnêteté
que les deux précédentes, qu’elle est une forme d’extrapolation
imaginaire, et qui d’ailleurs très souvent se présente littéraire-
ment comme une œuvre de fiction dystopique. On pense évidem-
ment à Kafka, Orwell et Huxley, mais aussi, et plus près de nous,
même si la frontière est déjà plus poreuse, à McLuhan, Debord et
Baudrillard.
Ces stratégies critiques, en dépit de leurs évidentes limita-
tions sociologiques, parlent parfois davantage que les labo-
rieuses études de la sociologie. Certes, pas de la même manière
et pas avec les mêmes effets. Il n’empêche que le pouvoir d’évo-
cation de la posture critique est parfois presque inversement

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proportionnel à son degré de vraisemblance sociologique. En


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revanche, l’étude sociologique, si elle parvient à restituer fidèle-


ment une situation sociale, voit s’épuiser presque immédiate-
ment son attitude critique dans ce qui n’est tout au plus qu’une
dénonciation des souffrances ou des opportunités inégalement
réparties. Les sociologues ne peuvent pas ainsi ne pas critiquer
fortement les postures critiques, qu’ils jugent à juste titre exa-
gérées, et souvent tout simplement fausses ; tandis que les
tenants des postures critiques ne peuvent pas ne pas porter le
soupçon de conformisme envers une discipline dont le critère
même de vérité scientifique limite l’imagination critique.

Limites

La reconnaissance d’une tension structurelle entre la connais-


sance sociologique et la posture critique doit nous mener à une
révision de leurs liens respectifs avec l’action sociale. Et même
si le problème ne se cantonne aucunement à la tradition marxiste,
c’est dans ses diverses filiations, reconnues ou pas, que la socio-
logie a connu les expressions les plus ambitieuses de ce projet.
Le problème central n’est autre que celui du passage de l’informe
social et culturel à l’ordre politique et à la discipline morale.
Cette perspective est inséparable de la conviction intime qu’il
faut arracher les hommes de l’état brumeux ou de l’impureté
dans lesquels ils se trouvent afin de les hisser à un niveau de
conscience et de liberté. Le combat révolutionnaire n’était rien
d’autre que la capacité à opposer à la discipline bourgeoise,
mécanique et autoritaire, une contre-discipline prolétarienne
autonome et spontanée. Les variantes ont été depuis fort
diverses, mais il s’est toujours agi, d’une manière ou d’une autre,
d’échapper à l’emprise d’une conception dominante du monde,
routinière, familière, en parvenant à forger une vision alternative
consciente. Dans la mesure où les individus sont plongés dans
les évidences d’une conception du monde qu’ils ne problémati-
sent pas, ils sont contraints de penser de manière désagrégée et

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occasionnelle. À l’inverse, grâce au savoir, les individus sont


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censés être capables de problématiser leurs situations de vie, de


sortir d’un état non réflexif ou routinier, en parvenant à se hisser
à une conception du monde réflexive et cohérente. Grâce à ce tra-
vail, l’individu doit ainsi devenir un « protagoniste », hier de
l’histoire, aujourd’hui plus modestement de sa propre vie. En
résumé : dans cette perspective, la connaissance critique est tou-
jours supposée informer plus ou moins immédiatement l’action.
Mais est-ce bien toujours le cas ? Un surplus de connaissance
mène-t-il nécessairement à un surplus d’action, voire de
libération ?
Les voies de passage de l’ignorance au savoir, et de celui-ci à
l’action, par le biais de la critique, sont bien plus complexes que
ce qu’un récit largement œcuménique ne le laisse entendre.
Certes, une partie de la sociologie s’est efforcée de distinguer
entre divers types de résistances ou d’obstacles selon qu’il s’agit
de la fausse conscience, de la mauvaise foi, de l’ignorance, de
l’erreur, du cynisme, de la conscience déchirée. Certes encore,
la sociologie n’a cessé de questionner le lien entre les cadres
d’interprétation et les opportunités d’action, comme depuis des
décennies le font les théoriciens de la mobilisation de ressources.
Et pourtant ces démarches laissent souvent en dehors de la
problématique les dimensions proprement morales. Or, c’est
dans ce sens qu’il faut interroger le lien d’usure repérable entre la
posture critique et une sorte de fatigue de l’opinion publique face
à un certain discours de la dénonciation. Sartre a vécu toute sa vie
durant avec l’illusion qu’il suffisait de dénoncer le scandale de
l’oppression pour parvenir, si peu soit-il, à rétablir le sens de la
vérité. Notre situation actuelle oblige à reconnaître les limites de
cette attitude. Dans ce sens, le dérapage de certains intellectuels,
au-delà des narcissismes individuels, traduit parfois un véritable
désespoir. Que faire lorsqu’il ne suffit plus d’écrire pour « inter-
venir » sur les événements ? Que faire lorsque la dénonciation,
en dépit de sa vigueur comme topique de la critique au quoti-
dien, n’attire pas, ou d’une manière étrangement sélective,
l’attention publique ? Bien sûr, aucun sociologue n’est naïf au

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point de penser que la publication de ses recherches pourrait


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mener à un changement social, qu’il suffit de connaître ou


repérer les inégalités pour qu’elles soient corrigées. Mais il faut
tirer toutes les conséquences du fait que nous ne sommes plus
dans un monde dans lequel l’ignorance des faits pouvait encore
tenir lieu, pour certains, d’excuse morale. Et il ne s’agit même
plus de dire que les gens ne voulaient pas entendre ou ne vou-
laient pas savoir, comme cela a pu être parfois le cas à propos
de l’expérience des camps de concentration. Il faut se rendre à
l’évidence que l’opinion publique est désormais le plus souvent
informée, et qu’elle reste indifférente.
La dénonciation s’est répandue en métastase durant le
XXe siècle. Elle a accompagné avec raison l’expansion du pou-
voir totalitaire, tout comme la politisation de domaines jusque-là
à l’abri du regard critique, mais ce faisant, elle a fini par saper
au fond ses propres bases. Pour employer une expression de
Simmel, nous sommes blasés face à la dénonciation. Certes, il y
a des scènes qui nous choquent toujours, et les violences poli-
tiques dénoncées ou montrées par les journalistes ont encore un
rôle de catalyseur, souvent d’une empathie morale, parfois d’une
prise de conscience, plus rarement d’une ébauche d’action. Mais
lentement, se répand une aboulie, un état d’esprit collectif fai-
sant que notre capacité d’indignation morale face aux injustices
s’affaiblit considérablement [Tester, 1997].
Grâce en partie aux progrès des sciences sociales, l’opinion
publique tolère moins aujourd’hui l’emprise des discours décon-
nectés des faits sociaux. De ce point de vue, des transformations
bien réelles sont observables, ne serait-ce que parce que les
connaissances sociologiques informent davantage les discours
des acteurs. Et pourtant, comment ne pas être sensible au fait que
l’augmentation de la réflexivité des acteurs sociaux sur eux-
mêmes s’accroît plus rapidement que leurs capacités d’action.
À terme même, et dans des figures pour le moment extrêmes et
plutôt rares, voire carrément pathologiques, la connaissance
devient un succédané de l’action, à la fois une explicitation de sa
faiblesse et une excuse du dégagement de l’acteur. Ou encore, et

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sociologie et posture critique

pour les acteurs les plus instruits, elle opère comme un formi-
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dable levier de neutralisation critique puisque l’acteur


« connaît » l’objection, même s’il se garde bien d’en tirer une
quelconque conclusion pratique.
Le savoir social est en partie responsable de cette situation.
Nous vivons peut-être davantage que par le passé avec une
conscience accrue des abus, des injustices, des horreurs, mais
surtout, nous vivons au milieu d’une intelligence croissante des
interdépendances des phénomènes sociaux. Et c’est dans ce sens
que la sociologie a participé, souvent involontairement, à la
remise en question des valeurs de la dénonciation. Si elle ne nous
choque plus guère, ce n’est pas seulement parce qu’il y aurait une
sorte de relâchement moral généralisé, dont se plaignent les
conservateurs depuis toujours, ou par simple aboulie, mais aussi
parce que lentement, avec l’extension d’un certain type de
connaissance, nous sommes capables de reconnaître, ou d’anti-
ciper, de manière très prosaïque, le « coût » qu’une quelconque
intervention publique aurait sur nos vies.
Autrement dit, la sociologie a créé un espace d’action particu-
lier, allant fort souvent à l’encontre d’une volonté de solidarité
et de mobilisation classiques. La prise de conscience croissante
de nos limites d’intervention sur le monde social, pour beau-
coup grâce aux connaissances produites par la sociologie dans la
perception des différents risques sociaux, fait basculer en partie
les stratégies de contestation vers des logiques davantage ancrées
sur la protection. Les causalités ultimes étant trop lointaines, les
acteurs ont tendance, plus ou moins aidés en cela par les connais-
sances sociologiques, sa vulgarisation ou sa perversion, à déve-
lopper une série de stratégies pour se mettre à l’abri du monde,
transférant à d’autres les risques de la vie moderne.
D’ailleurs, cette métastase de la dénonciation a coïncidé avec
une modification du mode d’intervention des sociologues dans
l’espace public. À un modèle traditionnel identifié à l’intellectuel
critique énonçant le sens des événements est venu s’en ajouter
un autre, propre aux sciences sociales, écoutant les murmures des
gens. Dans le premier, les intellectuels énoncent, en fonction de

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à quoi sert la sociologie ?

la légitimité acquise dans leur domaine scientifique et de leurs


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opportunités d’intervention dans les réseaux médiatiques, le sens


des événements, qui « forment » l’opinion publique, visant ainsi
par leur regard à accompagner la voix des mouvements. Les
seconds écoutent, et apportent alors dans leurs interventions
publiques les techniques de recherche propres aux sciences
sociales ; ils entendent, parce qu’ils savent entendre, en empa-
thie avec la souffrance des autres. Les premiers se légitiment,
comme toujours, par un déplacement sournois de l’aura intellec-
tuelle du domaine scientifique à la scène politique. Les seconds
se légitiment par le transfert de leur savoir-faire professionnel,
de leurs compétences d’expertise dans un domaine donné, sur la
scène publique.
Tendanciellement, c’est la dernière attitude qui s’impose. Les
sociologues ne cessent de valider de manière croissante leurs
prises de positions politiques par un appel aux résultats plus ou
moins directs de leurs recherches. Par là, il s’agit de se pré-
senter sinon vraiment comme un porte-parole, au moins comme
un interprète fidèle des difficultés des gens d’en bas. La figure
de l’intellectuel traditionnel surplombant les événements sociaux
par le discours d’un récit tout fait sur le sens de l’histoire n’est
certainement pas à regretter, mais cette tendance à légitimer sa
propre position à l’aide d’une connaissance scientifique métho-
dologiquement obtenue est pour le moins limitée.
Si l’écoute est la vertu professionnelle majeure d’un socio-
logue, elle constitue en revanche une stratégie fort restreinte de
prise de position politique. On ne change pas une société en res-
tant à son écoute. On peut, certes, légitimement définir, et c’est
une voie fort sage, les frontières de la responsabilité profession-
nelle dans l’écoute et la production de connaissances vraisem-
blables. Mais il faut alors être conscient du fait que ces « dia-
gnostics », pour critiques qu’ils soient, ne peuvent aucunement
tenir lieu de « projets ».
Or ces situations, pour anecdotiques qu’elles paraissent, ne
doivent pas empêcher de tirer la conclusion qui s’impose. Il faut
écarter d’emblée des positions extrêmes qui sous couvert de

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sociologie et posture critique

critique radicale contestent, au nom d’un nihilisme intellectuel


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stérile, toute validité critique à la connaissance sociologique.


Dans bien des domaines de la vie sociale, il serait possible de
montrer à quel point elle infléchit durablement les pratiques
sociales. Il ne s’agit donc aucunement de mettre en question
encore une fois l’idée, si consubstantielle à une certaine repré-
sentation de la modernité, du rôle libérateur de la raison dans
l’histoire humaine. En revanche, il faut prendre acte de ce que
l’action sociale n’est pas la fille prodigue de la connaissance
– pour critique qu’elle soit. Idée simple et évidente, elle est loin
d’être une révélation contemporaine ; elle ne fut jamais entière-
ment ignorée. Et pourtant, les doutes étaient comme écrasés par
la confiance qu’une bonne partie des sociologues plaçaient, plus
ou moins immédiatement, dans le savoir d’une part, dans les
bienfaits de l’opinion publique de l’autre. Y compris dans les
versions les plus réflexives et autocritiques, la sociologie n’envi-
sage que très marginalement les méfaits possibles de la connais-
sance sur l’action, puisqu’elle adhère encore, malgré tout, à une
image de l’émancipation associée trop naïvement au passage de
formes sociales mystifiées à la vérité.

Enjeu

Le questionnement du rapport jugé trop immédiatement


comme universellement positif entre le savoir sociologique et
l’action émancipatrice renvoie à des difficultés de différentes
natures. À la racine, l’origine est de nature épistémologique : la
sociologie doit fournir une meilleure, sinon toujours une
« autre » interprétation de la conduite sociale qui doit, cepen-
dant, quelque part, quelque peu, rester proche des acteurs
sociaux. La connaissance sociologique est une altérité familière.
Elle risque ainsi toujours de connaître deux formes de dégrada-
tion. D’une part, des constructions trop détachées de la pratique
réelle des acteurs peuvent s’avérer incapables alors d’inspirer un
renouveau de pratiques sociales. D’autre part, et exactement à

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l’inverse, les connaissances produites, non seulement ne sem-


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blent rien apporter aux acteurs, mais, trop proches d’eux, finis-
sent par tourner en rond, les mêmes observations se produisant et
se répétant à plusieurs décennies d’intervalle.
Mais ces difficultés procèdent aussi, et c’est ce sur quoi nous
nous attarderons, des modifications repérables du côté de la
domination sociale. Pendant longtemps le cœur critique de la
démarche sociologique, et non plus seulement donc de la pos-
ture de l’intellectuel critique, a été de montrer derrière l’ordre, les
conflits. Il s’est agi alors de critiquer les images d’une modernité
conquérante s’identifiant au progrès, et à la confiscation par les
élites du monopole de la raison. La sociologie, bien davantage
et avec bien plus de force que d’autres disciplines, a su montrer
la part de domination que comprenait ce processus, mais surtout
jusqu’à quel point l’exploitation et l’aliénation étaient inhé-
rentes aux sociétés industrielles des classes. Au-delà alors de
prises de positions politiques personnelles, cette attitude cri-
tique lui était presque consubstantielle, tant elle a su montrer les
situations d’incertitude derrière la rationalité supposée des orga-
nisations [Crozier, 1963], et les conflits de classes derrière les
valeurs d’une société [Touraine, 1973]. En bref, trouver derrière
l’opacité des processus, un responsable. L’ordre social apparais-
sait comme une évidence et le conflit comme une réalité bien
plus fragile et « cachée », ou comme une réalité participant à son
maintien.
Dans l’histoire de la pensée sociologique, et en dépit du chan-
gement de langage, c’est bel et bien la formule de Marx du pas-
sage de l’« apparence » à l’« essence » qui a le mieux synthétisé
cette volonté critique. Or, à ce sujet, nos sociétés ont aujourd’hui
moins à faire au niveau de leurs représentations avec l’ordre et
le fixisme des formes sociales, qu’avec le « désordre ». Que l’on
pense à la représentation libérale de la société de marché (où tout
bouge), à certaines images de la mondialisation (où tout est déré-
gulé), à une certaine représentation de la société (où tout est une
affaire de réseaux), ou encore à une représentation de l’exclu-
sion comme une fatalité (puisqu’il n’y a plus d’adversaire social

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sociologie et posture critique

identifiable), un bon nombre de nos représentations sociales en


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appelle à un renouveau de nos compétences critiques.


Dans un contexte de ce type, la posture critique doit s’inflé-
chir. D’une part, il lui faut affronter les conséquences de
l’absence d’une idéologie dominante, se défaire alors de ce qui a
été, et reste souvent encore sa prétention majeure, découvrir les
rapports de domination « derrière » l’apparence des événe-
ments. Désormais, elle doit se résoudre à tirer toutes les consé-
quences d’une domination faisant l’économie de l’imposition
d’une vision globale du monde [Abercrombie, Hill, Turner,
1980]. Souvent, il ne s’agit plus de dénoncer des pratiques
cachées de domination, mais de donner un sens à des situations
de plus en plus transparentes, où parfois donc, y compris
lorsqu’ils ont une compréhension des phénomènes, les individus
ont l’expérience d’un engloutissement existentiel dont ils se sen-
tent bien davantage les victimes que les acteurs. D’autre part, la
posture critique doit reconnaître des modifications au sein de la
longue tradition d’une démarche visant à permettre aux acteurs
d’avoir une meilleure compréhension du monde. Pour cela elle
doit faire davantage que de s’efforcer de clarifier les principes
de justice à l’œuvre dans les critiques sociales ou dans les justifi-
cations des acteurs |Boltanski, Thévenot, 1991]. Elle doit parti-
ciper, plus activement que par le passé, à la production d’une
solidarité d’un nouveau genre exigeant, parce que les contraintes
sociales agissent davantage à distance, un surcroît d’imagination
dans la mise en relation d’acteurs éloignés et placés néanmoins
sur un même axe de domination.
La sociologie, dans sa vocation critique, doit rompre avec la
prétention d’un travail d’imputation globale, car les aspects de
la domination sont désormais trop divers pour être ramenés à une
perspective unique. Certes, dans bien des domaines restreints une
mise en rapport de ce type est toujours présente, mais elle ne
permet plus de rendre compte de tous les effets collatéraux à
l’œuvre, de la pluralité des responsabilités en action. C’est pour-
quoi interpréter ces situations exclusivement comme des rap-
ports sociaux qui n’ont pas pu s’engager en tant que tels, et

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appelant à une conflictualisation, risque de laisser échapper une


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partie du problème. Le négliger mène à un travail critique insuf-


fisant. Souvent, au mieux, à l’aide du savoir social, l’acteur par-
vient, mais souvent en dehors de toute possibilité d’action, à se
forger une représentation plus large des causalités à l’œuvre qui
tient alors lieu de structuration plus ou moins imaginaire d’un
rapport social absent. Mais l’acteur reste d’autant plus replié sur
lui-même que les enjeux lui semblent hors de sa portée. Le rap-
port du sociologue à l’acteur ne peut alors que se traduire presque
inévitablement par diverses formes de déception pratique,
puisque les acteurs sont au moment même où ils « compren-
nent » leur situation comme sous l’effet d’un engrenage de rap-
ports sociaux, persuadés qu’ils ne parviendront pas à les modi-
fier. Ici, la lucidité, la mise en intrigue et en récit des causalités
de leur propre malheur vont très souvent de pair avec la prise de
conscience, paradoxalement, de la fermeture pratique des
horizons. L’acteur se frustre parfois d’autant plus qu’il est
devenu conscient de la situation. La prise de conscience ne libère
pas, n’amène pas à l’action collective, mais se traduit par une
amertume. Avouons-le : dans ces situations, la connaissance
sociologique est ce qui permet, étrangement, le passage de la
fatalité au ressentiment.
Au moment où les interconnexions se généralisent, les situa-
tions de vie ont tendance à se séparer analytiquement. Le monde
apparaît souvent, dans l’imaginaire contemporain, à la fois
comme de plus en plus intégré pratiquement, et de plus en plus
analytiquement opaque et disjoint. D’ailleurs la capacité d’enga-
gement à distance sur des affaires politiquement distantes, qui
devient une exigence citoyenne indispensable dans le monde
d’aujourd’hui, en pâtit fortement [Bauman, 1993]. Pour la res-
taurer, il faut, quelles que soient les possibilités d’analyse uni-
taire en termes d’explications causales, parvenir davantage à
montrer la proximité des épreuves auxquelles sont confrontés les
individus. La posture critique doit permettre à l’acteur de
comprendre en termes sociaux des situations qu’il avait trop ten-
dance à vivre comme personnelles, comme les études féministes

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sociologie et posture critique

ont su, bien mieux que d’autres, le montrer depuis des années.
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Le but est ainsi de parvenir à socialiser ces épreuves, leur ôtant


une partie de leur charge négative, parvenant même à faire que
des dominations ordinaires qui ont aujourd’hui trop naturelle-
ment tendance à se psychologiser soient, grâce en partie à la
connaissance sociologique, resocialisées.
La sociologie, dans sa vocation critique, peut participer à ce
travail en modifiant quelque peu ses récits analytiques afin de
rendre compte de la similitude des états et des épreuves de domi-
nation entre groupes sociaux placés, cependant, dans des univers
sociaux distants et fort différents en apparence [Martuccelli,
2001]. À trop s’attarder sur le dévoilement des causes,
l’« essence » de la domination, la sociologie critique délaisse le
nouvel enjeu. À savoir, la production du sentiment de ressem-
blance à défaut duquel la solidarité n’est pas possible. Certes, ce
travail n’est plus censé déboucher directement, comme jadis le
prônait la critique, vers un surplus d’action. Et il n’est ni le seul
ni le principal apanage de la sociologie. Mais elle doit prendre
acte que la prise de conscience passe désormais moins par un
réveil critique que par un souci de communication des mal-
heurs. Pour cela, il ne suffit plus de montrer les interdépendances
structurelles. La reconnaissance de la souffrance de l’autre reste
vague, parce qu’elle est alimentée par le sentiment que trop de
choses nous en séparent.
La sociologie ne se confond jamais avec la posture critique,
puisque ses exigences incontournables de vraisemblance et de
rigueur l’en éloignent. Mais les limites croissantes d’une posi-
tion faisant découler immédiatement de la vérité scientifique la
vertu critique invitent à un réexamen de la complication actuelle
de leurs relations. La solidarité, si nécessaire, ne sera pas un pro-
duit de la reconnaissance de la seule humanité de l’autre. Elle
passe, à l’inverse, par la capacité de la posture critique à établir
une relation sociale et subjective entre des situations de vie, à la
fois en dépit des proximités et malgré les distances. Les socio-
logues, tout en respectant leurs exigences disciplinaires, doivent
intégrer ce nouveau besoin critique lorsqu’ils définissent leurs

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à quoi sert la sociologie ?

questions, lorsqu’ils mettent en forme leurs résultats. Dans un


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seul et même mouvement, il faut ainsi affirmer à la fois la diffé-


rence entre la sociologie et la posture critique, et reconnaître le
nouvel horizon d’échanges dans lequel sont entrées leurs rela-
tions. Dans cette situation, la sociologie a plus d’une chose à
apprendre de l’imagination narrative à l’œuvre dans la posture
critique et plus de modestie à envisager dans ses capacités à
informer l’action.

Références bibliographiques

ABERCROMBIE N., HILL S., TURNER B. S. (1980), The Dominant Ideology


Thesis, George Allen and Unwin, Londres.
BAUMAN Z. (1993), Postmodern Ethics, Blackwell, Oxford.
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TESTER K. (1997), Moral Culture, Sage Publications, Londres.
TOURAINE A. (1973), Production de la société, Seuil, Paris.
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WEBER M. (1965), Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris.

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