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REMARQUES DE CIRCONSTANCE SUR LE COMMUNISME

Étienne Balibar

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2010/2 n° 48 | pages 33 à 45
ISSN 0994-4524

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ISBN 9782130579977
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http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2010-2-page-33.htm
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Pour citer cet article :


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Étienne Balibar, « Remarques de circonstance sur le communisme », Actuel Marx
2010/2 (n° 48), p. 33-45.
DOI 10.3917/amx.048.0033
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présentation DOSSIER interventions entretien livres

Remarques
de circonstance
sur le communisme
Par Étienne BALIBAR

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Deux situations illocutoires sont apparemment possibles, s’agissant
d’entamer un discours sur le « communisme », qu’il s’agisse d’histoire
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ou d’actualité : ou bien celui qui s’exprime (et dont la parole est ensuite
transcrite, au besoin par lui-même) est intérieur à la référence du terme,
ou bien il lui est extérieur1. On sait que chacune de ces situations est en
réalité extraordinairement complexe, divisée, conflictuelle, pour ne pas
dire souvent contestée. Dire « celui qui vous parle est un(e) communiste »,
_
ou « je vous parlerai (du communisme) en tant que communiste », ici et
maintenant, ne coûte pas cher (il n’en alla pas toujours ni partout de 33
même). À première vue, cela ne fait que différer légèrement la question _
de la définition, tout en la chargeant d’une dimension pathétique ou
d’une intention démonstrative (d’ailleurs profondément ambivalente :
des communistes ou des non-communistes – je ne dis pas les « anti » –,
lesquels sont aujourd’hui le mieux placés pour en proposer une définition
ou une analyse ? la réponse n’est pas évidente). Il faudra bien en venir
à répondre à la question « qu’est-ce que le communisme ? » (ou quel-
les sont ses espèces ?) pour que l’autoréférence ait un sens… En réalité
(comme nous le savons au moins depuis Nietzsche), la question « qui » et
la question « quoi » ont des implications profondément différentes. Si je
commence par demander « qui sont les communistes », j’implique qu’il
y a du communisme, en tant que pratique ou comme idée, là seulement
(et partout) où il y a (et où il y a eu) des communistes agissant et pensant
comme tels, soit en son nom, soit peut-être également sous d’autres qu’il
apparaîtra opportun de lui substituer. On a donc déjà vu du communisme
(et peut-être peut-on toujours en voir), ce qui ne veut pas dire qu’on a

1. Ce texte reprend l’essentiel d’une intervention prononcée le 22 janvier 2010 à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis,
dans le cadre du colloque « Puissances du communisme », préparé par Daniel Bensaïd et la Société Louise Michel. Daniel Bensaïd
est mort le 12 janvier. Je dédie cette rédaction à la mémoire de notre collègue, à qui, par-delà nos appartenances d’organisation
et en raison même des lectures différentes que nous faisions souvent d’une même tradition de pensée et d’action, me liait une
amitié de plus de quarante ans.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?


communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

vu tout le communisme, tout du communisme, et ne résout aucunement


la question de savoir ce qu’on en verra ou reverra si le terme conserve
une pertinence historique. Il y a là une incertitude qui, peut-être, est
essentielle. Dans la seconde hypothèse, au contraire, si je commence par
demander « qu’est-ce que le communisme ? », il n’y a guère que deux
possibilités, mutuellement exclusives : ou bien le communisme a existé,
sous une forme qu’on estime désastreuse ou dont on a la nostalgie (les
communistes sont ceux qui se sont reconnus dans ce système ou l’ont

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défendu), ou bien le communisme n’a jamais encore existé, conformément
à son concept (les communistes sont ceux qui en rêvent, ou qui s’ef-
forcent d’en préparer la venue, éventuellement de préparer leur propre
transformation en « hommes communistes »)2.
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En me présentant ici comme « un communiste », parmi d’autres, je veux


donc marquer le primat de la question « qui » sur la question « quoi », pour
des raisons de conjoncture politique et idéologique auxquelles je reviendrai
en conclusion, mais d’abord pour entretenir l’incertitude que recouvre le
terme, en la redoublant d’une incertitude portant sur ma propre identité.
_
Le nom, sans doute, fonctionne comme signe de reconnaissance. Certaines
34 vieilles haines sont émoussées, nous les regardons avec l’attendrissement
_ qu’évoquent les souvenirs de jeunesse (encore une fois : il n’en irait pas de
même partout, sans sortir du continent européen). Ou bien ne demandent-
elles qu’à resurgir ? La reconnaissance n’est-elle pas simplement l’envers de
la méconnaissance ? Ce qui est sûr, c’est qu’à parler aujourd’hui du commu-
nisme, nous sommes à la fois des « ex » et des communistes « à venir », et que
le passé ne passe pas d’un coup. En France en particulier, la grande division
continue de séparer ceux qui ont appartenu (voire appartiennent encore)
au « parti communiste », dans le sens institutionnel du terme, et ceux qui
s’opposent (et s’opposaient) à ce qu’ils considéraient comme un appareil
de pouvoir traditionnel (même si ce pouvoir était subordonné, ou réactif,
là où le parti communiste ne s’identifiait pas à l’État, mais se contentait de
l’imiter). Mais rien n’est vraiment simple dans cette dichotomie elle-même :
on pouvait s’opposer « de l’intérieur du parti », c’était même peut-être la
seule façon de le faire utilement3 ; et les groupes alternatifs apparaissaient
souvent comme des substituts, des modèles réduits, des images miméti-
ques du parti, au mieux des renaissances idéales de sa « vérité » historique,
2. On n’a peut-être pas assez remarqué qu’il y a ici une difficulté venant de la coexistence d’un utopisme et d’une thèse
d’immanence historique (y compris, bien entendu, dans le marxisme) : la question de savoir si, « dans le communisme » réalisé
(règne de l’égalité parfaite, ou du primat des intérêts communs sur la concurrence individualiste, ou dépérissement de l’État,
etc.), les sujets pourront encore se dire eux-mêmes « communistes », est profondément énigmatique. Peut-on étendre aux
communistes en général la thèse esquissée par Marx à propos des révolutionnaires prolétariens, à savoir qu’ils préparent
leur propre disparition ?
3. Mais on sait que, plus c’était efficace, moins c’était toléré… Et je pense ici plutôt à l’histoire longue et obstinée du collectif
italien de la revue Il Manifesto, autour de Rossanda, Pintor, et de leurs camarades, qu’à celle du mouvement éphémère « Pour
l’union dans les luttes », dont j’ai fait partie moi-même entre 1978 et 1981 (voir Ouvrons la fenêtre, camarades ! par é. Balibar,
Guy Bois, Georges Labica, J.-P. Lefebvre, Maspero, 1979).
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souvent fondées sur la tentative « dialectique » de réunir les contraires


impliqués dans l’idée même de révolution (l’organisation et la spontanéité,
ou la direction armée de théorie et l’autogestion des luttes), c’est-à-dire, en
quelque sorte, sur l’espoir de construire un « parti-non parti » exposé aux
mêmes apories que « l’État-non État » de la théorie léniniste. Ils n’étaient
donc pas entièrement « à l’extérieur »… Pour l’instant, je ne vois aucun
moyen de trancher a priori de tels dilemmes enracinés dans le passé dont le
nom de communisme est chargé. Je pense qu’il faut au contraire assumer

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la thèse que le nom couvre tout ce qui s’est réclamé de lui, y compris le pire
ou le dérisoire.

Le nom, l’idée, le spectre


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Je viens de parler du « nom » et de sa portée contradictoire. Celle-ci


tient également à ce qu’un nom fonctionne soit comme l’indice d’un
concept (on dira également « idée », ou « hypothèse », comme vient de
le proposer Badiou), soit comme la « conjuration », au double sens du
terme, d’un spectre (selon l’expression de Marx dans le Manifeste, reprise
_
plus récemment par Derrida, et qu’on pourrait mettre en relation avec
d’autres métaphores eschatologiques : la « vieille taupe », etc.). En exami- 35
nant les usages plus ou moins superposés de ces termes dont les registres _
sont pourtant hétérogènes, on se rend compte que « communisme » est
devenu un signifiant flottant dont les fluctuations parcourent incessam-
ment l’étendue complète de cette différence épistémologique, mais aussi
politique. On en conclura d’abord à la nécessité absolue, en contrepoint
du renouveau actuel des débats sur le « commun » et le « communisme »,
d’une histoire critique du nom de communisme, qui doit revêtir à la fois
la forme d’une généalogie et celle d’une archéologie, c’est-à-dire qu’elle
doit à la fois s’intéresser à la provenance de la « chaîne signifiante » asso-
ciant ces deux termes (et plus généralement l’ensemble des propositions
qui visent à extraire le communautaire de son enracinement dans des
communautés traditionnelles « particularistes » pour en faire l’alternative
à l’individualisme moderne, étatique et marchand), et à la place qu’elle
occupe dans des configurations discursives historiquement situées (en
particulier au moment où « communisme » et « communiste » devien-
nent des signifiants politiques). D’importants travaux existent déjà dans
ce sens, mais ils demeurent partiels et limités à certains langages4. Ils sont

4. Il est regrettable que le grand travail de Jacques Grandjonc (Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement
international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, Trier, Karl-Marx-Haus,
1989) ne soit pas mieux connu ni mieux distribué ; c’est une contribution capitale. Il débouche sur la question de savoir comment
caractériser la place excentrique du discours communiste dans la constellation des tendances politiques de la modernité qui se forme
après la double « révolution » (industrielle « anglaise », politique « française ») de la fin du XVIIIe siècle (voir « Conservatisme, libéra-
lisme, socialisme », dossier dirigé et présenté par é. Balibar et I. Wallerstein, Genèses. Sciences sociales et histoire, Paris, Éditions
Belin, octobre 1992) : le communisme pénètre cette constellation (en particulier à travers son association avec le « socialisme ») et
cependant lui est en partie extérieur (par sa référence à une autre image de l’histoire que celle du « progrès »).
communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

nécessaires en particulier pour y voir plus clair dans un phénomène qui


me paraît aujourd’hui très frappant : l’effondrement général des régimes
issus de la révolution d’octobre 1917 à la fin des années 19805 a mis fin à
la thèse « évolutionniste » qui fait du communisme marxiste – parce que
« scientifique », fondé sur le surgissement d’une classe révolutionnaire
« absolue », etc. – la forme ultime du développement de l’idée commu-
niste, dont les autres apparaissent du même coup comme des anticipations
ou des réalisations contradictoires. Il n’y a plus de privilège historique

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ou politique d’un « communisme » sur les autres. C’est pourquoi, il y a
quelques années, j’avais proposé une esquisse généalogique de la façon
dont l’idée de communisme « revient » à l’état de spectre pour hanter la
conscience et aussi, désormais, le débat politique contemporain en réacti-
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vant différentes formations discursives du passé, soit séparément, soit en


combinaisons diverses : le communisme « socialiste » et « prolétarien  »,
dont Marx et ses disciples ont donné une formulation systématique,
apparemment compromise aujourd’hui avec une politique et une phi-
losophie de l’histoire sans avenir (mais dont je n’exclus nullement, pour
_
ma part, qu’il connaisse de nouveaux développements ou révèle des vir-
36 tualités inexploitées), mais aussi, à titre tout aussi efficace, le communisme
_ chrétien (franciscain, anabaptiste) fondé sur l’interprétation politique des
valeurs évangéliques de la pauvreté et de l’amour (clairement prévalent
chez Antonio Negri), ou le communisme égalitaire qu’on peut dire « bour-
geois » (venu de la tradition radicale interne aux révolutions de l’âge
classique : les Niveleurs anglais, les Babouvistes français, dont l’influence
se fait sentir notamment chez Jacques Rancière)6. À vrai dire, cette typo-
logie n’est pas simplement embryonnaire, elle est aussi dangereusement
eurocentrique, et laisse entièrement de côté la question de savoir comment
la généalogie se présente dans un monde « non européen » qui est en train
de ressaisir le lien entre son passé précolonial et son présent postcolonial
à travers la conception de « modernités alternatives ». Et elle ne nous
amène qu’au seuil de la question la plus difficile, qui est de savoir com-
ment se reproduisent et se transmettent les éléments « messianiques »,
donc théologiques (ou antithéologiques), du communisme, réfractaires à
une périodisation aussi simple, auxquels bien entendu le marxisme – en
dépit ou à cause de sa référence à une « fin de l’histoire » qui serait le
5. Mais non pas de tous, loin de là : le castrisme cubain continue de résister à la pression des USA, trouvant même dans la
«  révolution bolivarienne » au Venezuela et d’autres mouvements en cours en Amérique Latine un point d’appui significatif,
tandis qu’en Chine le parti communiste exerçant le monopole du pouvoir est devenu (pour combien de temps ?) l’organisateur de
l’accumulation capitaliste et de la conquête du marché mondial. Sur le premier point, voir le texte remarquable de Boaventura de
Sousa Santos : « Pourquoi Cuba est devenu un problème difficile pour la gauche »
(http://www.mouvements.info/Pourquoi-Cuba-est-devenu-un.html).
6. Voir é. Balibar, « Quel communisme après le communisme ? », exposé présenté au congrès « Marx International II : Le capi-
talisme, critiques, résistances, alternatives », université de Paris 10 Nanterre, octobre 1998, repris au Colloque du Journal Il
Manifesto, Rome, décembre 1998 ; première publication in E. Kouvélakis (dir.), Marx 2000, Paris, PUF, « Actuel Marx Confron-
tations », 2000.
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résultat de conflits immanents à l’histoire elle-même – n’a pas apporté


de démenti, mais une grandiose reformulation. Deus sive Revolutio… :
la tension est inéluctable (ce qui ne veut pas dire improductive) entre les
« mouvements réels » (au pluriel plutôt qu’au singulier) « abolissant l’état
de choses existant » (Marx, L’Idéologie allemande)7, en tout cas opposés
à l’ordre dominant, et le processus interminable de sécularisation de
l’eschatologie qui donne à cette « abolition » le caractère d’une fin de
l’histoire, aux deux sens du terme.8

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Communismes de Marx
Il n’en reste pas moins indispensable d’affronter à nouveaux frais la
question du « communisme de Marx » (plutôt que du communisme
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selon Marx, justement parce que, en raison du primat de la question


« qui ? », celui-ci doit être rapporté de façon différentielle aux enjeux
illocutoires et aux conditions changeantes de son énonciation). La mise
à jour, sous forme de conflits exégétiques, de la complexité à laquelle
on a affaire ici, aura été le résultat le plus évident du travail de lecture
_
et d’interprétation des marxismes du XXe siècle dont nous sommes les
héritiers et les utilisateurs. Elle appelle plus que jamais, en contrepoint 37
de toute « recomposition »9, une déconstruction prolongée qui en dégage _
les apories (ce sont les apories qui font l’historicité de la pensée). Dans
la continuité d’exégèses antérieures, j’en prendrai ici schématiquement
deux exemples.
Le premier renvoie à la façon dont la perspective du communisme
est énoncée à la fin du Manifeste communiste de 1848. Toute la difficulté
et tout l’intérêt se concentrent ici dans la façon dont le dernier chapitre
(réduit à une page, « Position des communistes envers les différents partis
d’opposition », dont on remarquera qu’elle se situe entièrement du point
de vue de la question « qui » : que font les communistes dans le moment
actuel, et par conséquent qui sont-ils, à quoi se reconnaissent-ils ?) articule
deux composantes également indispensables à ses yeux du « programme

7. Cette « définition » du communisme est privilégiée, en particulier, par Lucien Sève ; voir son article « Le communisme est mort,
vive le communisme ! » L’Humanité, 6 décembre 2007.
8. Le texte d’invitation du colloque dont le présent exposé est issu comportait à cet égard – en continuité avec toute une partie
du travail récent de Daniel Bensaïd – une illustration spectaculaire, à travers la référence à la phrase du poète Freiligrath (partici-
pant des révolutions de 1948, ami proche de Marx et Engels) que Rosa Luxemburg a citée à la fin de son ultime article, décrivant
l’écrasement de la révolution spartakiste et plaçant allégoriquement dans la bouche de la révolution l’énonciation de son caractère
indestructible : « J’étais, je suis, je serai » (« L’ordre règne à Berlin », Die Rote Fahne, Nr. 14, 14 janvier 1919 ; R. Luxemburg, Œuvres
II : Écrits politiques 1917-1918, trad. fr. C. Weill, Paris, Maspero, 1971). Beaucoup de commentateurs croient – puisque Luxemburg est
« marxiste » – qu’il s’agit d’inscrire la révolution communiste comme un processus dialectique coextensif à l’histoire, commençant
avant le capitalisme, traversant ses contradictions et portant au-delà de lui. C’est presque exactement le contraire, comme le montre
bien le contexte chez Freiligrath : « O nein, was sie den Wassern singt, ist nicht der Schmerz und nicht die Schmach -/Ist Siegeslied,
Triumpheslied, Lied von der Zukunft großem Tag !/Der Zukunft, die nicht fern mehr ist ! Sie spricht mit dreistem Prophezein,/So gut
wie weiland euer Gott : Ich war, ich bin - ich werde sein ! » (Die Revolution, 1851.) C’est l’annonce « triplement prophétique » du
« grand jour » de la rédemption à venir (« comme de son côté votre Dieu »), dont les horreurs du présent ne font que confirmer l’immi-
nence. La référence théologique est à la formule selon laquelle Moïse fait énoncer par Dieu sa propre éternité.
9. Voir D. Bensaïd, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, jeudi 21 janvier 2010.
communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

d’action » qu’il définit : d’une part, le primat de la question sociale des


formes de la propriété ; d’autre part, la nécessité de travailler à l’internatio-
nalisation des luttes démocratiques. C’est sur cette base également, on le
sait, que sera fondée en 1864 la « Première Internationale ». La perversion
de l’internationalisme à laquelle ont abouti la constitution de « socialismes
dans un seul pays » et d’un « système d’États socialistes » se réclamant de
Marx (alliés ou rivaux entre eux), la péremption au moins apparente des
luttes anti-impérialistes ou la difficulté croissante d’identifier simplement

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leur adversaire, mais surtout peut-être l’identification de la crise financière
actuelle à une crise « structurelle » du capitalisme arrivé à son véritable
« stade suprême » qui serait la mondialisation financière, ont entraîné
un renversement tendanciel de la hiérarchie de ces deux termes dans la
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formation discursive actuelle de retour à « l’hypothèse communiste »


chez une partie des intellectuels : la référence à la propriété l’emporte
sur la référence à l’internationalisme. On se doute que ma position est
qu’on ne peut pas choisir. Ce sont là deux composantes irréductibles de
notre représentation du communisme. En revanche, nous sommes bien
_
obligés de nous interroger sur les raisons qui sous-tendaient la conviction
38 de Marx que l’abolition de la propriété privée et celle du cloisonnement
_ de l’humanité en nations (donc, pour ce qui est de leur autonomisation
institutionnelle, en États) appartenaient à un seul « mouvement réel », ou
correspondaient à une même tendance de l’histoire contemporaine, et sur
ce qu’elles deviennent aujourd’hui.
Marx pensait qu’il y avait une « base » commune aux deux tendances,
constituée par l’existence du prolétariat en tant que classe radicalement
exploitée, mais aussi exclue de la société bourgeoise dont elle assurait la
subsistance, ou mieux encore par l’existence des prolétaires, dans lesquels il
désignait la « dissolution » en acte (Auflösung) des conditions d’existence
de la société bourgeoise. En d’autres termes, ce qui lui paraissait essentiel
était un processus de subjectivation collective, « ontologiquement » ancré
dans une condition objective, mais ayant un caractère essentiellement
négatif qu’exprime bien la conjonction des deux catégories dont il se sert
(depuis l’Idéologie allemande) pour marquer cette position des prolétaires
à la limite de l’histoire : Eigentumslosigkeit ou absence radicale de propriété
(c’est pourquoi « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes ») et
Illusionslosigkeit ou absence radicale d’illusions idéologiques sur la nature
du lien communautaire dans la société bourgeoise, en particulier d’illu-
sions nationales (c’est pourquoi « les prolétaires n’ont pas de patrie », pas
plus qu’ils n’ont de religion). Ce qui revient à raisonner sur un point de
rebroussement où les différentes négations se rencontrent plutôt que sur
des tendances de transformation des structures sociales à l’œuvre dans le
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capitalisme. Les prolétaires virtuellement communistes sont un ferment


de sa dissolution en même temps qu’ils en ressentent les effets dans leur
« être ». La « conscience » (Bewusstsein) n’est pas autre chose que « l’être
conscient » (das bewusste Sein). Quand leur révolution éclate du fait de
la maturité des contradictions, ce qui vient au jour avec eux est plutôt
l’envers du capitalisme que son résultat.
Il me semble que ce qui fait défaut aujourd’hui pour pouvoir penser le
communisme en ces termes, ce n’est pas tant la négativité correspondant

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à l’existence du prolétariat (celui-ci n’avait jamais totalement disparu, et il
se reconstitue massivement, y compris dans les « centres » de l’économie-
monde, avec le démantèlement des institutions de sécurité sociale, même
si ses nouvelles conditions d’exploitation doivent être étudiées avec soin).
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Ce n’est pas non plus le caractère illusoire ou, disons mieux, « idéologi-
que », des représentations qui cimentent les formations nationales, et plus
généralement « communautaires ». Mais c’est la possibilité de considérer
comme automatiquement convergentes la critique de la propriété et celle
de la nation, et a fortiori de les enraciner l’une et l’autre dans une onto-
_
logie, serait-elle « négative ». De ce fait, même l’identité politique des
communistes répondant à la question « qui ? » (qui articule pratiquement 39
la critique de l’homo œconomicus et celle de la xénophobie et du nationa- _
lisme – ainsi que, sans doute, quelques autres encore, notamment celle du
patriarcat et du sexisme) n’est plus susceptible d’être déterminée par une
déduction ou par un postulat, elle ne peut pas non plus être « trouvée »
dans l’expérience (comme Marx et Engels, chacun de son côté, ont pensé
dans les années 1840 avoir « rencontré » en Allemagne, en France et en
Angleterre les prolétaires qui incarnaient la négation de l’état de choses
existant)10, mais doit faire l’objet d’une construction politique aléatoire, et
en tout cas hypothétique.
Passons maintenant, toujours très rapidement, à une seconde confi-
guration théorique de la pensée de Marx, elle aussi marquée par une très
forte tension : celle qui s’énonce dans Le Capital, ou plutôt sur ses bords,
lorsque, sur la base de l’analyse des structures économiques de la société
bourgeoise (la circulation généralisée des marchandises et la valorisation
des produits du travail humain dans l’échange, l’exploitation de la force
de travail salariée et la révolution industrielle capitaliste), Marx entre-
prend à nouveau d’en penser la négation. Notons qu’ici, du point de vue
logique, la question « quoi » tend à reprendre le dessus sur la question « qui »,
ou, plutôt, elle revient dans la forme d’une proposition hypothétique :
si les contradictions du capitalisme évoluent en fonction d’une certaine
« tendance historique » à la socialisation, alors le communisme qui se
10. Et comme certains aujourd’hui s’imaginent les avoir « retrouvés » en la personne des immigrés sans papiers ou des « nou-
veaux nomades » (parlant une fois de plus à leur place, ce qui n’est pas leur rendre un bien grand service).
communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

présente comme la négation de la négation (à laquelle Marx donne à la fin


du Capital le nom chargé lui aussi de résonances messianiques en même
temps que politiques d’« expropriation des expropriateurs »11) présentera
les caractéristiques structurelles d’une production (et d’une reproduction)
en commun des moyens de satisfaction des besoins humains fondamen-
taux (matériels et spirituels, ou « culturels »). Notons ici - point capital
pour la confrontation de la pensée de Marx avec les applications qui en
ont été faites par le « marxisme » - que Marx ne raisonne pas en termes de

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phases ou de stades d’une évolution, dont la « transition » de l’un à l’autre
serait conditionnée par le franchissement de seuils déterminés (dans le
développement quantitatif ou qualitatif des forces productives, ou dans
la transformation des institutions, ou dans le degré de conscience). Il rai-
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sonne en termes de tendances historiques (et, le cas échéant, de « contre-


tendances », ainsi que l’a fait remarquer Althusser) dont les modalités
de réalisation ne peuvent que rester relativement indéterminées. C’est
pourquoi, s’il y a une définition nominale du communisme, il ne peut
y en avoir de représentation, ni au titre d’une anticipation, ni au titre
_
d’un programme. Mais cette caractéristique négative, qui a beaucoup
40 servi à écarter les objections et aussi à justifier les pratiques « socialistes »
_ de renforcement des formes étatiques en contradiction avec l’idée du
communisme, ne doit pas nous empêcher de localiser à nouveau une
tension interne. Les tentatives de mise à jour d’un communisme marxien
à l’heure de la globalisation et de ses crises ne pourront éviter de repenser
à la racine (c’est-à-dire au niveau des « axiomes » qui la sous-tendent),
c’est le moins qu’on puisse dire.
Il faut ici donner pleinement raison à l’intuition de Jacques Bidet,
développée dans plusieurs ouvrages depuis Que faire du Capital ?
(1985)12, même si on peut en discuter tel ou tel aspect : dans Le Capital,
Marx n’a pas étudié une mais deux structures distinctes, toutes deux
issues de la critique de l’économie politique, mais dont les implications
logiques et donc politiques sont différentes, même si nous les rencon-
trons historiquement en combinaison. L’une concerne la circulation des

11. Cette formule étrange, et d’abord linguistiquement, ainsi que je l’ai remarqué ailleurs, ne fait pas seulement écho à une
terminologie issue de la Révolution française (la dénonciation des « accapareurs »), elle reproduit un schème biblique de redres-
sement de l’injustice subie par le peuple élu : « Vous opprimerez vos oppresseurs » (Isaïe, XIV, 1-4, et XXVII, 7-9). On comparera
une autre répétition, presque contemporaine, au chap. XXXVII du Moby Dick de Melville (1851) : « The prophecy was that I should
be dismembered ; and – Aye ! I lost this leg. I now prophesy that I will dismember my dismemberer. Now, then, be the prophet and
the fulfiller one. » (Pour les affinités entre Marx et Melville, voir la préface de J.-P. Lefebvre à la nouvelle traduction du livre I du
Capital sous sa direction, réédition PUF, « Quadrige », 1983.)
12. J. Bidet, Que faire du Capital ? Paris, PUF, 2000 (deuxième édition). Voir également, en particulier, Théorie générale. Théorie
du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PUF 1999. Il importe de confronter en détail les analyses de Bidet avec celles de
Moishe Postone, qui lui aussi remet en question la façon dont, traditionnellement, le marxisme a articulé la forme marchande
avec l’exploitation, mais en se concentrant sur la critique de la catégorie de « travail », dont il montre qu’elle est le lieu d’une
amphibologie entre l’économie politique et sa critique (Time, Labor and Social Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical
Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie
critique de Marx, trad. fr. O. Galtier et L. Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009).
présentation DOSSIER interventions entretien livres

marchandises et la « forme valeur », l’autre concerne l’incorporation de


la force de travail au procès de production sous le commandement du
capital et dans les conditions qui en permettent l’accumulation indé-
finiment élargie (donc l’exploitation et ses diverses « méthodes »)13.
Mais les implications de chaque structure pour penser la tendance
au communisme et les formes de sa réalisation sont tout à fait diffé-
rentes, et on les trouve évoquées alternativement par Marx dans des
textes distincts (notamment dans les développements du Capital sur le

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« fétichisme de la marchandise », pour l’une, et sur la « coopération »
ou le « polytechnisme » pour l’autre)14. D’un côté, l’expropriation des
expropriateurs est essentiellement pensée comme l’abolition du marché
(ou de sa domination sur l’ensemble de la société), la constitution d’une
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communauté non-marchande ou « association de producteurs libres »,


transparente à elle-même (non médiée par « l’abstraction réelle » de
l’argent), c’est-à-dire une auto-organisation de la vie sociale. De l’autre,
elle est pensée comme une « appropriation collective » des moyens de
la production sociale qui, selon l’expression de l’avant-dernier chapitre
_
du Capital, « recrée la propriété individuelle sur la base des acquis de la
socialisation capitaliste ». D’un côté, c’est la division du travail (c’est- 41
à-dire des branches et des unités de production) à l’échelle de la société _
tout entière qui est centrale ; de l’autre, c’est le rapport des individus
à leurs moyens de travail, à la coopération et à leurs propres facultés
physiques et intellectuelles dont la mise en œuvre ne peut s’effectuer
que dans la coopération. Ce n’est pas incompatible, mais ce n’est pas
la même chose, et même cela peut requérir des conditions politiques
et culturelles antithétiques (pour ce qui est du rôle de l’État, des ins-
tances publiques du droit, de l’éducation, etc.). Là se situent à la fois
la profonde équivoque et les raisons de la puissante influence de l’idée
moderne de « socialisme » et du lien qui s’est établi entre elle et le « com-
munisme », essentiellement dans le marxisme. C’est en proposant une
fusion ou totalisation des deux problèmes, identifiée avec l’idée d’un

13. J’ai une divergence de terminologie, au fond secondaire, avec Bidet sur ce point : il appelle « métastructure » la circulation et
la forme marchandise (dont il montre qu’elle se réalise soit dans une forme marchande, soit dans une forme planifiée, soit dans
une combinaison des deux) et « structure » le mode de production. Je préfère dire qu’il s’agit là de deux structures (correspondant
à ce que Marx considérait comme les « deux découvertes » de sa critique de l’économie politique : le secret de la forme argent,
le secret de la production de plus-value), et que le marxisme (à commencer chez Marx lui-même) réside dans la construction de
diverses « métastructures », philosophiques, permettant de penser les deux structures comme identiques, ou inscrites dans un
même développement dialectique. Une idée voisine avait été avancée par Yves Duroux à l’époque du séminaire organisé par
Althusser et publié en 1965 sous le titre Lire le Capital (réédition PUF, « Quadrige », 1996). Cette divergence n’entame pas le point
de fond, c’est-à-dire la dualité épistémologique à l’œuvre dans la critique marxienne de l’économie politique.
14. Auxquels on peut rattacher aussi, pour l’essentiel, les textes des Grundrisse de 1858 sur le rôle de plus en plus déterminant
de la science dans la production et la constitution du General Intellect, auxquels s’est attachée la conception de Negri depuis
son commentaire de 1979 (Marx au-delà de Marx : cahiers du travail sur les « Grundrisse », Paris, Bourgois) jusqu’à l’ouvrage tout
récemment publié avec Michael Hardt : Commonwealth, Cambridge, Harvard University Press, 2009.
communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

« socialisme scientifique »15, que le communisme marxien (socialiste,


prolétarien) a durablement repoussé dans les limbes de l’utopie ou de la
préhistoire les autres communismes relevant d’une pensée de la justice ou
de l’égalité. Mais c’est aussi ce qui fait aujourd’hui la fragilité théorique
(donc politique) de cette construction grandiose. Nous pouvons, certes,
toujours travailler à croiser une problématique des « communs » (dont,
avant Negri qui en sort évidemment crédibilisé, mais aussi sommé de
préciser ses vues, différents courants d’économie institutionnelle « non

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orthodoxe » ont développé l’idée)16 avec une problématique de « l’in-
tellectualisation » du travail (et de ses limites, ou de ses contreparties
dans la forme de nouvelles aliénations de l’âge informatique), mais nous
ne pouvons (sauf à titre de postulat spéculatif, « ontologique ») consi-
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dérer comme acquis que l’évolution de la propriété et celle du rapport


transindividuel ou de la communauté tendent au même résultat. Là
encore, il y a des chances pour que la refonte des problèmes posés par
Marx et assignés par lui à un dépassement « communiste » de la politique
dans la société bourgeoise (voire de son anthropologie), impose de passer
_
d’un point de vue de la nécessité à un point de vue de la construction et
42 de ses « conditions » historiques aléatoires.
_
Communisme ou populisme
Je ne fais qu’évoquer, pour terminer, un dernier aspect du débat (en
partie autocritique, bien sûr) que nous essayons de conduire avec les
noms, idées et spectres du communisme dans notre effort pour continuer
d’en être les porteurs. Il est pourtant inévitable de le mentionner car,
d’une façon ou d’une autre, tous les dilemmes précédents impliquent
une relation différentielle à l’État, et donc soulèvent la question du sens
dans lequel le communisme est une alternative à l’État (ou à l’étatisme).
Ici, le communisme marxien retrouve une supériorité « dialectique » sur
d’autres figures qu’on peut placer sous le même nom, parce qu’il s’est pro-
posé non pas de décrire « abstraitement » ou « idéalement » une société
sans État, mais de penser la transformation des conditions historiques
qui font que la société de classes ne peut pas se passer de l’État (ou que
celui-ci intervient nécessairement pour surmonter les conflits dont elle
est le siège), et, plus profondément encore, la pratique au sein de laquelle
l’État comme forme de domination (le « pouvoir étatique », la « machine
étatique ») s’affronte avec son contraire – de sorte que le communisme
n’est pas seulement un but ou une tendance, mais une politique et même
15. Expression ici redondante : « science » désigne précisément la dialectique, métastructure ou métathéorie de l’histoire desti-
née à identifier les deux aspects du problème du communisme, en les enracinant l’un et l’autre dans les tendances d’évolution du
capitalisme, du moins hypothétiquement, car en pratique la planification et l’autogestion n’ont pas fait très bon ménage.
16. Le prix Nobel « d’économie » vient, on le sait, d’être attribué aux travaux d’Elinor Ostrom : cf. Governing the Commons : The
Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

un rapport politique (celui qu’a désigné l’expression léniniste de « l’État-


non État »)17. Mais cette supériorité est ironique, et même elle a un goût
extrêmement amer, car pour des raisons qu’il importe d’examiner sous
l’angle interne aussi bien que sous celui des circonstances historiques,
l’idée d’une politique communiste qui serait en même temps une anti-
politique (un dépassement des formes « bourgeoises » de la pratique poli-
tique, un renversement de son rapport à l’État, qu’il soit pensé de façon
« constitutionnelle » ou de façon « instrumentale »), et qui par conséquent

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n’interviendrait dans le champ de la politique existante (institutionnali-
sée, idéologisée, communautarisée) que pour la déplacer, la transformer
ou la subvertir, a débouché de facto sur l’asservissement le plus complet à
ces formes bourgeoises : dans le meilleur des cas, ses formes libérales, dans
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le pire, ses formes totalitaires auxquelles elle a elle-même apporté une


contribution « créatrice » notable. Il n’est plus temps aujourd’hui de voir
cette antinomie comme une tragique méprise. Il faut bien se demander ce
qui manque encore au marxisme pour acquérir la capacité de se distancier
de ses propres réalisations historiques, partagées entre l’impuissance et
_
la perversion. Fidèle à une méthode que j’ai mise en œuvre en d’autres
lieux, je continue de penser qu’il est utile – sinon suffisant – de le faire à 43
partir d’une critique interne des apories du marxisme comme construc- _
tion d’un « concept de la politique » (en d’autres termes je continue de
penser que ce concept, insuffisant ou manquant, n’est pas arbitraire)18.
On peut penser que le projet d’une (anti) politique communiste
est indissociable de la façon dont a été pensé (ou dont aurait dû être
pensé) l’élément de contradiction inhérent au projet « anticapitaliste »
d’un socialisme radical : en particulier pour ce qui est du recours à la
souveraineté et de ses effets en retour. Or, de ce point de vue, le com-
munisme historique ne fait que pousser à l’extrême ou reproduire dans
des conditions historiques nouvelles l’antinomie qui travaille l’idée de
souveraineté populaire depuis les débuts de la « seconde modernité »,
d’où procèdent ses modèles (en particulier la révolution française, mais
aussi la révolution anglaise) : la souveraineté de l’État « monopolisant la
violence légitime » (Gewalt) est reconduite à la souveraineté de la révolu-
tion, dont on pourrait dire qu’elle exerce un « monopole de la puissance

17. C’est-à-dire, dans son acception léniniste beaucoup plus complexe qu’on ne veut bien le dire (et que cet oxymore ne le laisse-
rait supposer), la « dictature du prolétariat ». Parmi les protagonistes du nouveau débat sur le communisme, Slavoj Žižek est, me
semble-t-il, le seul à prendre au sérieux la nécessité de réexaminer cet aspect de l’héritage marxiste, au prix de ce qu’on pourrait
appeler une autonomisation extrême de la superstructure idéologique, symétrique de l’autonomisation des forces productives à
laquelle procède Negri ; voir en particulier son livre In Defense of Lost Causes, Londres, Verso, 2008. Ne serait-ce que pour cette
raison, leur lecture comparée présente un très grand intérêt car elle permet de mesurer la disjonction irréversible des théorèmes
marxiens. Je me propose d’y revenir ailleurs.
18. Voir é. Balibar, Marx et sa critique de la politique (avec André Tosel et Cesare Luporini), Paris, Maspero, 1979 ; La crainte des
masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997 ; Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres
essais de philosophie politique, Paris, Galilée, 2010.
communisme ?

É. BALIBAR, Remarques de circonstance sur le communisme

de transformation historique ».19 Mais le retournement de la souveraineté


populaire, insurrectionnelle ou révolutionnaire, en souveraineté étatique,
est bien plus inéluctable que l’inverse à défaut d’une catégorie de la poli-
tique révolutionnaire (et particulièrement de la politique révolutionnaire
de masse) qui se situerait à l’écart des notions d’insurrection, de pouvoir
constituant, de « transformation des rapports sociaux », de « démocra-
tisation de la démocratie », etc. On mesure ici la faiblesse de la belle
phrase « résistante » dont se sert Bensaïd : « Sauver le communisme de

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sa capture par la raison bureaucratique d’État »20. Comme si l’antinomie
n’était pas interne. Le communisme ne serait pas le nom d’une radicalité
messianique, susceptible d’emmener les politiques socialistes au-delà de
la régulation ou de la correction des « excès » du marché, de remettre en
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cause les formes de la propriété, et de renouer avec des traditions plus ou


moins idéalisées de justice ou d’égalité, s’il n’était pas porteur du pire,
c’est-à-dire du totalitarisme, aussi bien que de l’émancipation.
C’est pourquoi je pense qu’il n’est pas inutile de tenter de renver-
ser la perspective. Plutôt que de réfléchir à un communisme comme
_
« dépassement du socialisme », penser aux modalités d’une bifurcation
44 au sein des discours révolutionnaires qui ont en commun, face à l’État,
_ la référence au « peuple », donc comme une alternative au populisme. Ce
problème est, pour d’autres raisons, d’une grande actualité21. Ce qu’il faut
travailler ici de façon critique, c’est la référence à la communauté qui reste
indissociable du communisme sans coïncider purement et simplement
avec lui (le communisme a toujours été autant une critique de la com-
munauté qu’une tentative de la ressusciter, ou de l’élever à l’universel)22.
C’est dans cette perspective que je propose ici de prendre à revers, en
quelque sorte, l’aporie de la politique communiste comme dialectique
d’un « État-non État », en voyant en lui non pas tant un supplément de
radicalité du socialisme qu’un supplément paradoxal de démocratie (et
de pratiques démocratiques) susceptible d’altérer la représentation que
le peuple se fait de sa propre « souveraineté » historique : un autre inté-
rieur (ou mieux : une altération interne) du populisme, ou l’alternative
critique au devenir-peuple de l’anticapitalisme, ainsi que, dans certaines

19. Le prolétariat en tant que sujet révolutionnaire n’est à bien des égards qu’un « peuple du peuple », libéré de sa capture
dans les formes démocratiques représentatives de la société bourgeoise : Žižek en particulier en est bien conscient, lui qui ne
cesse de revenir de Lénine au modèle de Robespierre (en tout cas à ses formules : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans
révolution ? ») J’en avais fait moi aussi un abondant usage dans mon ouvrage de 1976, Sur la dictature du prolétariat, Paris,
Maspero, « Théorie »).
20. D. Bensaïd, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, art. cit.
21. Mais il convient sans doute de noter que tout ce qu’il convoque n’est pas immédiatement rattachable au nom de « commu-
nisme » : il n’en va pas ainsi, en particulier, des éléments de critique de la souveraineté et de démocratisation de la démocratie
elle-même contenus dans le féminisme…
22. Le débat conduit entre 1983 et 1990 entre Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot demeure ici une référence incontournable
(J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, Bourgois, « Détroits », 2004. M. Blanchot. La communauté inavouable, Minuit, 1984).
En procèdent à la fois une bonne partie des réflexions d’Agamben (La comunità che viene, Bollati Boringhieri, Torino, 1990) et de
Derrida (Politiques de l’amitié, Galilée, « La Philosophie en effet, 1994).
présentation DOSSIER interventions entretien livres

conditions historico-géographiques, de l’anti-impérialisme23. C’est donc


évidemment beaucoup plus d’une action, étroitement liée à la conjonc-
ture, que d’une idée ou d’un modèle qu’il peut s’agir : j’effectue ainsi le
retour à mon point de départ, au primat de la question de savoir qui sont
les communistes, que « font-ils » au sein du mouvement historique ? Plutôt
que : qu’est-ce que le communisme « hier, aujourd’hui, demain » ? Tout
ceci, on le voit, est à suivre. n

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_
45
_

23. La discussion qu’il faut privilégier ici, en ce moment, est avec les théoriciens et organisateurs des nouveaux pouvoirs révo-
lutionnaires en Amérique Latine : Alvaro Garcia Linera en particulier (voir La potencia plebeya. Accion colectiva e identidades
indigenas, obreras y populares en Bolivia, Antologia y presentacion : Pablo Stefanoni, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2008 ; et le
compte rendu d’Alfredo Gomez Muller, Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 16, mars-avril 2010).

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