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Florence Burgat

Réduire le sauvage
In: Études rurales, N°129-130, 1993. Sauvage et domestique. pp. 179-188.

Résumé
Dans une perspective philosophique et axiologique, tout ce qui résiste à l'entreprise civilisatrice peut être défini comme
"sauvage". Notre identité d'être culturel ne serait pas autre chose que l'effort réitéré d'un arrachement à notre propre animalité
grâce à la constitution d'un ordre imposé dans un même mouvement au vivant non humain. L'antagonisme entre l'anarchie d'un
état de nature et un monde nécessairement anthropocentré est problématisé, et on examine divers processus de l'incessante
réduction du sauvage.

Abstract
Reducing the Wild

From a philosophical and axiological perspective, anything withstanding the advance of civilization can be defined as "wild".
Accordingly, our identity as cultural beings is nothing other than the repeated effort to save ourselves from our own animal nature
by constituting an order to be imposed on non- human living beings too. The antagonism between the anarchy of a state of
nature and a necessarily anthropocentric world is discussed ; and the various processes for ever further reducing the realm of
wildlife are examined.

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Burgat Florence. Réduire le sauvage. In: Études rurales, N°129-130, 1993. Sauvage et domestique. pp. 179-188.

doi : 10.3406/rural.1993.3412

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1993_num_129_1_3412
FLORENCE BURGAT

de l'auréole de la rationalité, pour ordonner la 179


question de leur utilisation, s' émancipant de tout
principe de limite. Revendiquant la considération
du corps, de l'instinct, du vivre - bref, de tout
ce que nous pourrions appeler les critères mini
maux de caractérisation du sauvage - Nietzche
nous fait entendre que l'Être, nous n'en avons pas
d'autre représentation que le fait de vivre. Cette
compréhension du tout comme vie relie, de man
ière fondamentale, l'homme à l'animal et lui chu
chote aussi que l'oublier, c'est cheminer vers
a problématique philosophique dans l'usurpation.
laquelle s'enracine la tâche d'évacuation ou de dé La perspective pragmatique abolissant la dignité
guisement du sauvage est celle de la mise en place du vivant prend aussi en compte de nouvelles
d'une définition du propre de l'homme, d'une exigences du désir et non du seul besoin : celles
caractéristique fondamentale1. L'humanité, dans du jeu, du plaisir. Ce fantasme de notre tradition
sa spécificité, trouve son moment inaugural dans ne s'est-il pas radicalise au point d'aboutir à la
la capacité à inventer un type de travail qui tran réduction forcenée du sauvage, comme si cette
sforme la nature, laisse en elle une trace assez pro opération lui conférait le seul sens qu'il puisse
fonde pour qu'elle demeure indélébile ; cette désormais avoir ?
inscription est celle de la différence radicale, de la
discrimination, celle du "maître". VHomo sylvestris
Afin d'acquérir une essence distinctive et devenir ou l'affreuse figure du père
cet homme qu'il n'était pas encore, il dut quitter
"Selon une légende d'Indonésie, l'orang-outang
l'état de nature, dédaignant sa sauvagerie origi appartient à une race de singes capables de
nelle, et instaurer l'état social, distribuant les rôles parler mais qui préfèrent se taire."
autour d'un axe anthropocentré ; sujet de droit, G. Vienne, cité du film Le peuple Singe
objet de droit, il s'agit de trouver à tout ce qui vit
- et qui dès lors se comprend comme ce qui ne La réduction du sauvage désignerait l'opération
s'appartient pas - une fonction pour et dans cette par laquelle l'homme supprime en lui tout ce qui
organisation. relève de l'animalité, de la spontanéité de la natur
Est sauvage ce qui demeure étranger à l'entreprise e,du corps brut. Dans la tradition philosophique,
de civilisation, ce qui résiste à la mainmise, ce
qui est parvenu à se dérober à l'idéal régulateur 1. Notre intention n'est pas défaire ici de l'histoire de la philosophie,
de la domestication. Cette histoire de la maîtrise mais d'utiliser certaines thèses d'auteurs aussi divers et éloignés
technique consiste à se désolidariser des vivants dans le temps que Rousseau, Aristote ou Nietzsche pour proposer une
signification générale de l'entreprise de civilisation ou encore de
autres que l'homme, de ceux qui sont dépourvus réduction du sauvage au domestique, au sens large des termes.

Études rurales, janvier-juin 1993, 129-130 : 179-188


FLORENCE BURGAT

180 l'homme est chaque fois défini comme un animal c'est l'orang-outang, terme appliqué au long du
auquel on ajoute ou on retranche quelque chose, XVe siècle à tous les singes anthropomorphes"
de telle sorte qu'il devienne radicalement et irr [Tinland 1973 : 187]. Le singe est tout particuli
éversiblement autre chose qu'un animal. Il s'agit èrementl'animal qui met en suspens la certitude de
d'un calcul en vue d'obtenir une distance suff l'homme quant à sa définition, son statut, sa place
isamment significative pour qu'émerge l'idée qu'il dans le tout, à cause de leur si troublante ressem
y a bien un propre de l'homme. "Ces définitions blance, surtout lorsque cette ressemblance se tient
signifient que l'homme est le seul animal qui ne aussi dans le regard.
soit pas un animal." [Guenancia 1986 : 31] Et que Les enfants sauvages - c'est-à-dire abandonnés
de ruses, d'artifices pour effacer cette tête de singe dans la forêt et élevés par des animaux - ne
dont le contour nous est resté, obscurcissant "le parlent pas, mangent et se déplacent comme eux.
propre de l'homme", brouillant les limites, jetant S'ils sont par la suite placés dans un contexte so
le trouble sur les concepts majeurs d'humanité et cial et familial, ils se révèlent incapables d'acquér
d'animalité. "L'animalité est ce mot des philo ir le langage. Les facultés propres à un homme
sophes pour désigner l'homme ..., une ouverture, civilisé ne se développent qu'à un moment donné
une sorte de réserve mise à une reconnaissance. et dans un contexte spécifique. Si les conditions
L'animalité n'est pas seulement le monde animal, propices à la constitution de l'humain ne sont pas
mais plutôt une marque, la façon de dénommer le réunies, il est intéressant de noter le caractère irr
hors-champ de l'humain." [Chevrier et Maurice éversible de cette lacune, de ce défaut d'humanité.
1978 : 838]2 II s'agit de mettre un terme à "l'i L'ensauvagement est alors définitif : la distance
nquiétude de l'ascendant" [Puymèges 1986 : 2], qui sépare l'homme de l'animal - en d'autres
d'effacer la trace sylvestre de notre père, étranger termes, celle du civilisé au sauvage - ne sera pas
au souci de l'ordre, oublieux de l'invention de la parcourue, comme si elle avait la figure d'un luxe
civilisation. malfaisant.
Au XVIIP siècle, les sauvages sont décrits comme Dans le Discours sur l'origine et les fondements
des hommes qui ne parlent pas - sans que l'on de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau
sache vraiment si c'est parce qu'ils ne le peuvent montre en quoi l'état de nature constitue un état
pas ou parce qu'ils ne le veulent pas -, qui se tien au sens propre, quelque chose de stable qui n'est
nent debout ou à quatre pattes, qui sont velus, ont affecté d'aucun processus interne de dégénéres
la peau sombre et fuient les hommes civilisés. cence ; et partant, c'est pour y avoir été forcé que
Parmi ces sauvages, on distingue deux branches, l'homme est sorti de cet état et s'est en consé
car "l'homme sauvage est en réalité double et, quence transformé sous la pression de nécessités
pour reprendre la terminologie de Linné, il faut nouvelles. Cette sortie aurait pu ne jamais avoir
distinguer entre Y Homo férus et Y Homo sylves- lieu ; rien dans l'homme naturel ne le poussait
tris. \J Homo férus, c'est l'homme ensauvagé, ca
2. Au cours du texte, nous nous référons implicitement aux
tégorie à laquelle appartiendra, au début du siècle articles, dans le même numéro, d'E. de Fontenay et de
suivant, Victor de l'Aveyron. UHomo sylvestris, J.-L. Poirier.
REDUIRE LE SAUVAGE

vers le changement. Un concours de circonstances d'homme à homme doit être plus grande encore 181
défavorables amena peu à peu l'homme à user de que celle de bête à bête." [Ibid. : 169]
violence et à découvrir des sentiments qui lui Rien ne poussant le sauvage à parler, à raisonner, à
étaient jusqu'alors étrangers : "À mesure que le former une famille, à instaurer des règles et des
genre humain s'étendit, les peines se multiplièrent conventions, sa capacité à fabriquer du social
avec les hommes ... ; ils devinrent pêcheurs, demeure en puissance, au degré zéro. "Quoique
chasseurs et guerriers..." [1971 : 206] Ce sont des l'organe de la parole soit naturel à l'homme, la
raisons extérieures qui ont bouleversé une struc parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle."
ture parfaitement adaptée à la vie sauvage. "L'air [Ibid. : 179] II n'y a donc pas de caractère nature
de l'ensauvagement est l'air de la spontanéité, de llement parlant de l'homme, pas de recherche
la pensée à l'état brut, de l'expression directe des communautaire (l'isolement n'engendre aucun
besoins et des émotions, de l'activité productive sentiment de solitude). Mais surtout, notons l'ab
liée aux activités générales de la vie." [Moscovici sence du désir de domination ; Y Homo sylvestris se
1973 : 33] La sortie hors de l'état de nature ins limitant à la satisfaction de ses besoins vitaux, il ne
taurera un langage peu à peu capable d'abstract prend que ce qui lui est nécessaire. Un désir ne ces
ion, en faisant éclore la faculté rationnelle restée sant pas avec la situation objective, ne connaissant
atrophiée parce qu'inutile à l'homme sauvage. pas de terme définitif, appartient, lui, à l'ordre de la
"Un homme qui médite est un animal dépravé", civilisation, qui est celui du luxe, de l'inutile. Dé
déclare Rousseau [op. cit. : 168], puisque l'état sormais, "moins les besoins sont naturels et pres
social fera apparaître une complicité entre le di sants, plus les passions augmentent" ainsi que "le
scours de la raison ordonnatrice et la compréh pouvoir de les satisfaire, de sorte qu'après de
ension de la nature et du vivant animal comme longues prospérités, après avoir englouti bien des
fonds mis à la disposition de l'homme qui, en tant trésors et désolé bien des hommes, mon héros fini
que civilisé, se voue au projet de la domestication rapar tout égorger jusqu'à ce qu'il soit l'unique
au sens large. maître de l'univers" [ibid. : 173]. Pour Rousseau,
Cette transformation du statut de l'homme s'ex l'homme civilisé est dénaturé : la définition s'en
plique par ce que Rousseau appelle la perfectib construit peu à peu, et par la négative.
ilité,c'est-à-dire la possibilité de se choisir, la En finir avec le sauvage, c'est aborder la sphère
liberté de se vouloir autre - ce qui n'était à l'état nouvelle de l'imagination et de la représentation
de nature qu'une différence sans effet avec l'ani des désirs. C'est le principe de limite qui est
mal. À l'état de nature, l'homme est perfectible, détruit : le civilisé met toutes ses capacités à trans
mais ne se perfectionne pas, ce qui le rend pareil à gresser les interdits fondamentaux d'un droit natu
l'animal. Aussi pour Rousseau, la vraie coupure ne relsoucieux de respecter le vivant, alors que le
se situe pas entre l'homme naturel et l'animal, sauvage, lui, ne va jamais, dans son appropriation,
mais entre l'homme naturel et l'homme civil. au-delà de ce qui lui est vital. Avant l'entrée
"Ajoutons, va-t-il jusqu'à remarquer, qu'entre les dans la société, il existe pour Rousseau une auto
conditions sauvage et domestique, la différence régulation - ce qui est par ailleurs l'idéal de toute
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182 société - à savoir la pitié, sentiment naturel qu'il en est réduit à se contenter de renseigne
concourant à la conservation de l'espèce, ments rares et fragmentaires" [1988 : 266]. Pour
puisqu'elle "nous porte sans réflexion au secours Freud, c'est la révolution opérée par Darwin qui
de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, provoque "la résistance la plus acharnée" : si
dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et l'homme descend du singe, quelle que soit sa spé
de vertu..." [ibid. : 198]. Ce qui se trouve ainsi re cificité, il est bien "de l'ordre des animaux"
légué, sinon abandonné par l'homme civilisé, c'est [Roger 1978 : 830, 834]. Ébranler la clôture entre
un souci de conservation de soi modéré par le l'homme et l'animal revient à soupçonner la radi-
principe de pitié, répugnance naturelle à voir et calité de leurs différences, à penser vraiment le
surtout à faire souffrir tout être sensible. Comme corps et à sauver le primat de la sensibilité. La
le dit Rousseau, "si je suis obligé de ne faire aucun rupture avec l'animal et le privilège ainsi donné à
mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est l'esprit est cela même que la pensée occidentale
un être raisonnable que parce qu'il est un être sen réalise conjointement et de manière complice dans
sible" [ibid. : 153]. L'existence d'une limite défait la philosophie, la religion et le droit.
invalide la nécessité d'une limite de droit.
À l'autre extrême, la civilisation impose un prin L'idéal domestique de l'animal
cipe inverse car, comme le remarquent à propos politique
du concept d' Aufklàrung M. Horkheimer et
"L'état sauvage doit partout reculer devant la
T.W. Adorno, "le rapport de dépendance avec la civilisation."
nature, c'est sa domination, sans laquelle l'esprit Fichte, Les fondements du droit naturel (1796)
n'existe pas" [1969 : 55]. Cet oubli de la sensi
bilité prend la forme d'un calcul pragmatique. Si l'homme met tant de soin à se démarquer de
C'est en tant qu'elle indique du sauvage en l'animal, à produire des signes d'altérité à travers
l'homme que son appartenance à la nature lui est de multiples formes de mainmise, n'est-ce pas de
insupportable. Elle rouvre en effet l'une des trois savoir obscurément le lien qui le joint à lui ? En
blessures narcissiques qui, selon Freud, furent ind'autres termes, il s'agit d'un refoulement qui en
fligées par la science "à l'égoïsme de l'humanité" gendre des mécanismes de défense. Ainsi, "est
au cours des derniers siècles, d'abord avec la révo bestial tout ce que l'homme ne peut accepter de
lution copernicienne, puis lorsque "la recherche lui-même" [Faure 1978 : 805], et "animale ou bes
biologique réduisit à rien les prétentions de tiale sera toute figure humaine où l'identité
l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la moyenne de l'homme n'est plus assurée ... L'ani
création, en établissant sa descendance du règne malité d'un homme est sa non-conformité à l'idéal
animal et en montrant l'indestructibilité de sa na qui veut qu'un homme ne soit pas un animal"
ture animale". Enfin, un dernier démenti sera infli [Chevrier et Maurice op. cit. : 838]. La domesticat
géà la mégalomanie humaine par la recherche ion n'est-elle pas alors la fonction paradoxale
psychologique "qui se propose de montrer au moi ment rassurante qui, voulant qu'un animal ne soit
qu'il n'est seulement pas maître dans sa maison, plus tout à fait un animal, impose la trace de
REDUIRE LE SAUVAGE

l'homme, la démultiplication de sa présence par la eux participent à la vie politique. Ils ne sont pas 183
réduction du sauvage au domestique ? "pour soi" mais pour un autre, n'ont aucune finali
Ainsi, à la définition aristotélicienne de l'homme té intrinsèque. La seule qui leur soit octroyée est
comme "animal politique" est jointe la précision celle d'être commandés en vue de l'accomplisse
décisive que celui qui refuse de vivre dans la cité, ment des tâches utiles à la cité.
qui s'en éloigne délibérément est "soit un être dé "Exister pour un autre, c'est être représenté ; exis
gradé, soit un être surhumain" [Aristote 1962 : I, teren soi est vouloir." [Schopenhauer 1966 : 985]
2]. Cet "être dégradé" est comparable à l'animal Les esclaves et les animaux domestiques ne se dé
sauvage parce que l'animal domestique a, tout finis ent que par le corps, ce qui les voue à la
comme l'esclave, la fonction d'accomplir des subordination de ceux qui ont la raison en partage,
tâches utiles à la communauté. Et Aristote établit fondatrice de la dignité métaphysique. Il y a
une étroite analogie entre l'animal domestique et comme une fatalité ontologique de la place de
l'esclave car "celui qui par nature ne s'appartient chacun dans la cité : c'est par nature que certains
pas mais qui est l'homme d'un autre, celui-là est sont subordonnés et d'autres subordonnants.
esclave par nature" [ibid. : I, 4]. En effet, "ceux Que dire de l'étrange différence qu'établit Aristote
qui sont aussi éloignés des hommes libres que le entre l'esclave qui, dépourvu de raison, la perçoit
corps l'est de l'âme, ou la bête de l'homme (et pourtant chez ceux qui en jouissent, et l'animal
sont ainsi faits ceux dont l'activité consiste à se domestique qui agit sous l'impact d'impressions ?
servir de leur corps, et dont c'est le meilleur parti Pour accomplir les tâches que lui dicte l'homme,
qu'on puisse tirer), ceux-là sont par nature des l'animal domestique ne doit-il pas avoir quelque
esclaves ; et pour eux, être commandés par un faculté de compréhension ?
maître est une bonne chose". Pour le théoricien de L'esclave et l'animal domestique manifestent tous
la cité, "est esclave par nature celui qui est destiné deux leur aptitude à appartenir à la sphère de la
à être à un autre (et c'est pourquoi il est à un autre) maison (oikos, domus), sinon de la cité. Ils sont les
et qui n'a la raison en partage que dans la mesure domestiques serviles sans lesquels l'homme libre
où il la perçoit chez les autres mais ne la possède n'aurait plus le loisir de se livrer à la réflexion po
pas lui-même. Quant aux autres animaux, ils ne litique. L'animal domestique n'est plus tout à fait
perçoivent même pas la raison, mais ils sont asser dans le monde de la nature : il appartient à
visà leurs impressions. Mais dans l'utilisation, il y l'homme. L'homme en répond comme il répond
a peu de différences : l'aide physique en vue d'ac de ses esclaves ou des personnes soumises à sa
complir les tâches nécessaires, on la demande aux puissance. À l'inverse, "l'animal sauvage, le
deux, aux esclaves et aux animaux domestiques" fauve, n'entre pas dans ce système" [Mélèze-
[ibid. : I, 5]. Modrzejewski 1973 : 97].
L'esclave et l'animal domestique se définissent À quelques rares exceptions concernant les
ainsi tous deux par leur caractère aliéné : ne hommes rebelles à la vie communautaire, dont la
s' appartenant pas, ils sont à la disposition des figure est alors celle du dieu ou de la bête sauvage
hommes libres, seuls véritablement civilisés, qui - dans les deux cas, d'un être autosuffisant -,
FLORENCE BURGAT

184 "c'est par nature qu'il y a chez tous les hommes bien le réfèrent : "Le même rapport se retrouve
une tendance à constituer une telle communauté" entre les hommes et les autres animaux. D'une
[Aristote op. cit. : I, 2]. On voit combien la capacit part, les animaux domestiques sont d'une nature
é et le désir de vivre dans la communauté sociale meilleure que les animaux sauvages ; d'autre part,
constituent la référence normative pour caractéri le meilleur pour eux est d'être gouvernés par
ser l'humain. Hors de ce cadre, le sauvage et le l'homme car ils y trouvent leur sauvegarde. De
dieu se rejoignent, symbolisant l'autonomie, même, le rapport entre mâle et femelle est un rap
l'émancipation de l'ordre : l'être plein. port entre plus fort et plus faible, c'est-à-dire entre
Comme "animal politique", l'homme se situe en commandant et commandé." [Ibid. : I, 5]
effet à mi-chemin entre l'animal domestique et "N'avons-nous pas oublié, rappelle P. Guenancia
l'animal sauvage. Il n'y a pas chez Aristote de [op. cit. : 41], ce que les philosophes classiques
dualisme brutal entre l'homme et l'animal. savaient - qu'être humain c'est autant se rendre
L'homme est d'abord un animal, un vivant, un semblable à tout ce qui souffre, être capable à la
zoon ; cette continuité entre tous les êtres est l'un fois de se faire plus et moins qu'homme ?"
des principes fondamentaux de sa biologie, ce qui
le conduit à souligner tant leurs ressemblances Domination et servitude
physiques que psychiques3. Ainsi, dans un para
"Durant les guerres, en temps de paix, dans
graphe consacré aux modes de vie, écrit-il : "Les l'arène et à l'abattoir, de la mort lente de l'él
animaux sont apprivoisés ou sauvages. Les uns éphant vaincu par les hordes primitives dans leur
sont toujours tels, par exemple l'âne et le mulet premier assaut planifié jusqu'à l'exploitation
sont toujours apprivoisés, la panthère et le loup systématique du monde animal, les créatures
privées de raison ont eu à subir la raison."
sont toujours sauvages ; d'autres peuvent être rap
M. Horkheimer et T.W. Adorno,
idement domestiqués comme l'éléphant. Mais voici La dialectique de la raison
encore une autre façon de voir : car tous les genres
qui sont apprivoisés se rencontrent également à La question du propre de l'homme, c'est-à-dire
l'état sauvage, comme les chevaux, les bœufs, les d'une essence qui lui soit véritablement spéci
cochons, les hommes, les moutons, les chèvres, les fique, se pose en termes de domination et de servi
chiens." [Ibid. .1,1]
tude quant à la détermination des rapports entre
Cette remarque tendrait à montrer qu'il n'y a pas de l'homme et l'animal.
caractère fixe et unitaire de l'essence de l'homme : Ces liens s'établissent dans le cadre du schéma
elle flotte, hésite - et a le droit d'hésiter - entre le dualiste, traditionnellement attribué à Descartes, et
sauvage et le domestique. La coupure ne se tient dont l'homme s'autorise pour utiliser l'animal au
pas entre l'homme et l'animal, mais le partage se gré de la fantaisie du désir, là où l'imagination est
fait au regard de l'aptitude à entrer ou non dans la au pouvoir. Cette disjonction, admise comme une
communauté sociale, à y avoir une fonction, qu'il évidence, instaure un ordre du réel qui rompt avec
s'agisse du rôle imparti à l'esclave ou à l'animal l'idée du tout, d'un monisme ontologique et donc
domestique ou de celui de l'homme libre. Dans ce
cadre, les analogies sont fécondes et le social est 3. Cf. Histoire des animaux ainsi que Des parties des animaux.
REDUIRE LE SAUVAGE

de la primauté de la sensibilité comme réfèrent auquel il manque toujours quelque chose pour 185
commun fondamental. L'opinion commune, pour avoir l'unité, l'intégrité. En ce sens, le seul être
illustrer une certaine bienveillance à l'égard vraiment fini est l'homme. À l'inverse, Nietzsche
des bêtes, use le plus souvent d'expressions telles dira que celui-ci est "l'acte manqué" de la création
que "nos frères inférieurs" ou "nos amis à et que, trop dépourvu pour survivre, la nature lui a
quatre pattes", ce qui relève de l'idée que nous fait cadeau de l'intellect. Mais il a usé de cette
devons protéger le faible, regard protecteur qui ne concession comme d'un outil de discrimination.
s'adresse implicitement qu'aux animaux domest Car si l'homme est "l'animal malade", il est aussi
iques, voire aux seuls animaux de compagnie. pour Nietzsche "l'animal le plus rusé". La quête
T.W. Adorno et M. Horkheimer, ces philosophes de l'homme est toujours et partout de se retrouver,
critiques de la raison, ont montré combien l'idée d'inscrire la trace de la "culture".
de "protection" avait partie liée à celle de domin Le défaut comme manque d'être, annulant toute
ation. Une perspective différente est celle des continuité, fait de l'animal un être contingent,
droits de l'animal énoncés dans la Déclaration sans nécessité, ne trouvant sa raison de vivre que
universelle des droits de l'animal, qui intègre ceux dans sa capacité à répondre aux désirs de
des animaux sauvages4. l'homme qui invente ainsi une utilité à tous les
L'idée d'une filiation entre l'homme et l'animal animaux, y compris aux sauvages (fourrure, gi
fut et reste encore bouleversante à l' encontre des bier, zoo, cirque). Kant ne va-t-il pas jusqu'à
théories métaphysico-religieuses qui façonnent écrire que "le dernier progrès que fit la raison,
les représentations mentales les plus communes, avant d'élever l'homme tout à fait au-dessus de
la conception du monde la plus traditionnelle, la la société animale, ce fut qu'il comprit (obscuré
plus consensuelle. Prendre véritablement en ment encore) qu'il était proprement la fin de la
compte ce lien reviendrait à faire entrer autr
ement l'animal dans la sphère du droit5 et, par 4. Déclaration universelle des droits de l'animal, Paris, Maison
conséquent, à inaugurer une transformation radi de l'UNESCO, 15 octobre 1978 , révisée en 1989 par la Ligue
cale des fondements de notre pensée et par suite internationale des Droits de l'Animal :
"1) L'animal sauvage a le droit de vivre libre dans son milieu
de nos pratiques, à mettre en suspens notre défi naturel et de s'y reproduire.
nition de l'humain. "Dans l'histoire européenne, 2) La privation prolongée de sa liberté, la chasse et la pêche de
loisir, ainsi que toute utilisation de l'animal sauvage à des fins
l'idée de l'homme s'exprime dans la manière autres que vitales, sont contraires à ce droit. " (Art. 4)
dont on le distingue de l'animal. Le manque de Concernant le caractère "non protecteur" de la Déclaration,
qui ne peut être développé ici, voir J.-C. Nouët : "Émergence
raison de l'animal sert à démontrer la dignité de de la Déclaration universelle des droits de l'animal", Milieux,
l'homme. Cette opposition a été prêchée avec op. cit. ; 8-11.
tant de constance ... qu'elle fait partie du fonds
5. Dès l'origine, le Code civil définit le statut de l'animal au
inaliénable de l'anthropologie occidentale chapitre des biens : "Sont meubles, par leur nature, les corps
comme peu d'autres idées." [Horkheimer et qui peuvent se transporter d'un lieu à un autre, soit qu'ils se
meuvent par eux-mêmes, comme les animaux, soit qu'ils ne
Adorno op. cit. : 268] puissent changer de place que par l'effet d'une force étrangère,
Dans les définitions reçues, l'animal est l'être comme les choses inanimées. " (Art. 528)
FLORENCE BURGAT

186 nature et que rien de ce qui vit sur terre ne pou domestiques, l'expression "viande sur pied" pour
vait lui disputer ce droit. La première fois qu'il désigner les animaux dits de consommation est pa-
dit au mouton : 'la peau que tu portes, ce n'est radigmatique de la conception instrumentale de
pas pour toi mais pour moi que la nature te l'a l'animal, de sa réification. La sérialité est part
donnée', qu'il la lui retira et s'en revêtit (Genèse, iculièrement nette dans le contexte moderne de
III, 21), il découvrit un privilège qu'il avait en l'abattage et de la boucherie. La viande y devient
raison de sa nature sur tous les animaux. Et il en effet une substance abstraite, coupée de son ori
cessa désormais de les considérer comme ses gine, étrangère à l'animal en tant qu'individualité
compagnons dans la création pour les regarder vivante. Par un violent contraste, l'ambivalence du
comme des moyens et des instruments mis à la statut donné au sauvage apparaît dans la manière
disposition de sa volonté en vue d'atteindre les dont ces animaux gibier sont présentés dans les
desseins qu'il se propose" [Kant 1987 : 116-117]. devantures des boucheries : entiers et non dé
Ainsi, le progrès résiderait dans le pouvoir de pouil és, suspendus parfois à l'extérieur du magas
l'homme à asservir l'animal. La raison est un in,ni tout à fait bête ni tout à fait viande, car non
système dans lequel tout doit entrer afin d'al encore rendus autres par la découpe. L'attrait du
imenter son projet pragmatiste : programme, cal gibier pour le consommateur tient dans la vue d'un
cul en vue de fabriquer une nouvelle totalité cadavre qui se veut être le mime de quelque chose
- celle de l'homme qui domestique. "Sans égard comme un retour à la nature6.
pour la différence, le monde est assujetti à On rapprochera cette mise en scène de l'image du
l'homme." [Horkheimer et Adorno op. cit. : 26] sauvage capturé à l'étal des "marchands de gibier"
En d'autres termes, il s'agit de définir l'homme (d'élevage bien souvent) du slogan publicitaire rete
comme sujet qui, en tant que tel, déclare : nupar les organisations cynégétiques pour leur cam
"Je suis et en dehors de moi, rien n'est, car le pagne annuelle de promotion (saison 1989-1990).
monde est ma représentation." [Schopenhauer op. La formule, "la chasse, c'est naturel", évoquait
cit. : 687] l'idée du chasseur comme prédateur carnivore. Du
Si dans cette perspective, l'animal ne trouve sa concept sous-jacent à cet énoncé émergeait une
place que dans la représentation, dans l'exhibition double postulation : nous, hommes, chasseurs et ci
de ce qui, en lui, apporte du plaisir à l'homme, le vilisés, sommes capables de capturer les animaux
sauvage sera ce qui résiste à une telle réduction. sauvages grâce à des moyens rusés et perfectionnés ;
Prenons, par exemple, la détermination des anet nous, en tant que chasseurs, sommes proches de la
imaux sauvages comme gibier, qui constitue une nature, amoureux des bois et des champs, pareils à
des plus antiques représentations du sauvage. La
catégorie "gibier" lui confère une fonction gastr
6. Cf. F. Burgat, L'oubli de l'animal. La viande : une abstract
onomique - et quoi de plus lié au processus de la ion,DEA de philosophie, Université Paris-I, 1989, consultable
sociabilité que l'invention de ce type de cuisine ? à la Médiathèque de la Cité des Sciences de la Villette et au
Centre de documentation de la Maison de la Villette. Je me
Le sauvage entre alors dans la maison (domus) réfère également ici à l'ouvrage de N. Vialles, Le sang et la
sous forme de viande. Dans le cas des bêtes chair, Paris, Éd. de la MSH, 1987.
REDUIRE LE SAUVAGE

187

Au Jardin
des Plantes
(cliché
J.-C. Nouët,
1976).
FLORENCE BURGAT

188 ces prédateurs qui tuent pour vivre. Mais "un préda nos classifications, le réduire aux dimensions
teurarmé de la technè (c'est-à-dire l'homme) n'est sociales revient à lui trouver une raison d'être.
pas un animal sauvage, et c'est bien pourquoi Platon Par cette activité négatrice, l'homme modèle sa
aussi bien qu'Aristote rattacheront la chasse à l'art propre image, se façonne un visage nouveau, re
politique" [Vidal-Naquet 1973 : 131], c'est-à-dire au foule, autant qu'il le peut, ce fantasme de l'état de
contexte de la civilisation. nature où, sauvage encore, il n'avait pas fait l'ex
Le plaisir prend ici son sens plein dans la gratuité. périence de ce potentiel capable de le tirer hors de
L'histoire consiste à en finir avec le sauvage, ou son animalité. La sociabilité ne se pense pas sans
plutôt à y jouer un sauvage que par ailleurs on entre ce travail dont la finalité est de substituer l'état so
tient grâce à une mise en scène cynégétique chaque cial à l'état sauvage et de penser un contrat de telle
année réitérée. Comme s'il s'agissait de (re)mettre sorte que ce dernier état n'y ait, en tant que tel,
symboliquement et régulièrement un terme à la plus aucune place ; parce qu'inutile et trop lourd
discontinuité qu'il incarne dans notre paysage. de souvenirs, trop dangereux pour ne pas être mis
Faire entrer le sauvage dans le cadre tranchant de en cage.

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