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17 septembre 2014

Jean-Luc Marret
Maître de recherche, Fondation pour la re-
cherche stratégique
Louis Baral
Fonctionnaire, ministère de l’Intérieur

Résumé Le nombre de candidats français, binationaux


Le grand nombre de ressortissants français ou non, pour le djihad en Syrie est à ce point
voulant faire le djihad en Syrie a des élevé qu’il est nécessaire aujourd’hui d’envi-
conséquences nombreuses pour la sécurité sager des mesures concertées de prévention1.
nationale et entraîne de nombreux défis : il Ces mesures proposées ci-dessous, doivent
paraît temps de mettre en place des mesures être considérées comme accompagnant le
préventives, publiques et privées, de travail policier d’antiterrorisme. Le projet de
déradicalisation, y compris en milieu carcéral. loi actuellement en examen comporte une
dimension sécuritaire certes nécessaire, mais
sans doute insuffisante au regard de la
Abstract situation actuelle et d’un avenir vraisem-
The number of French citizens willing to blablement incertain.
make Jihad in Syria, or already there, has
and will have substantial consequences for 1. Au demeurant, de nombreux pays, occidentaux ou
non, sont concernés par ce phénomène. Ainsi, les Pays-
national security and is extremely Bas disposent de données précises sur les profils des
challenging. It seems time for that reason to individus concernés (surreprésentation des individus
support deradicalization initiatives, public d’origine marocaine, influence des médias sociaux ou
d’organisations radicales sur le territoire des Pays-Bas),
and private, including in jails. etc. (Source : Algemene Inlichtingen-en
Veiligheidsdienst (AIVD) et “Sharia4Holland speelt rol
bij jihad-reizen,” De Volkskrant, 24 avril 2013 ;
    “Nederlander vast in Marokko om ronselen voor Syrië,”
De Volkskrant, 25 mai 2013).
Cette note entend faire le point sur l’ampleur plutôt de l’ensemble des réseaux. Sans
du problème, l’attitude traditionnellement doute est-ce l’indice de l’ampleur du
méfiante de la France à l’égard de la phénomène, en vertu du principe que la
prévention du terrorisme et les solutions clandestinité est inversement proport-
possibles, dans un contexte où la « déra- ionnelle au nombre des individus
dicalisation » commence ici ou là à être perçue concernés. Par contraste, les individus
comme possiblement utile et où la France, des réseaux franco-belges qui tentaient
pour la première fois depuis le début des de se rendre en Irak entre 2003 et 2005
années 1980, pense au terrorisme en terme de étaient à la fois beaucoup plus discrets et
prévention. infiniment plus réduits en nombre.
 Ensuite, ce n’est pas parce qu’on veut
faire le djihad en Syrie qu’on y réussit,
L’ampleur du problème
dès lors que sont dépassées les simples
Le nombre de ressortissants français tentant
déclarations d’intention. De l’argent est
de se rendre en Syrie atteint un record
nécessaire, ensuite une volonté, enfin
historique. Jamais, par le passé, d’autres
une opportunité, voire de la chance.
« terres de djihad » (Bosnie, Tchétchénie,
Irak, Afghanistan) n’avaient autant mobilisé  De surcroît, le voyage à destination de la
dans notre pays. Même la guerre civile qui Syrie nécessite de rester non-détecté au
frappa l’Algérie dans les années 1990 ne départ (ou insensible en cas de détection
suscita sans doute pas autant de vocations à un entretien préventif d’avertissement
pour le combat et l’action. par la police3) et à l’occasion du passage
par des pays intermédiaires (en parti-
Un très grand nombre de raisons, certaines
culier la Turquie, voire le Liban sunnite,
historiques, sociales ou culturelles, d’autres
l’Irak ou la Jordanie). L’existence de
enfin plus circonstancielles, président à ce
filières de passage des frontières terres-
phénomène. Contentons-nous ici d’évoquer le
tres et d’accueil est ici un élément
développement et la dissémination d’un
crucial.
« romantisme djihadiste » vers le bas, fait
d’héroïsation, d’une esthétique naïve et  Enfin, concernant le retour, il n’est pas
clinquante, d’autant plus à même de séduire certain que le pire soit systématique-
que la théologie djihadiste, même traduite et ment à craindre, quoiqu’un exemple
simplifiée en français, est souvent hors de récent au moins (dans le sud de la
portée intellectuelle des jeunes gens qui se France) montre que certains, de retour,
laissent séduire. souhaitent clairement frapper la France.
Ceux qui sont partis faire le djihad ne
Les médias sociaux, certes, mais aussi un
vont pas forcément le poursuivre en
entourage familial parfois lui-même radical,
France, voire se lancer un jour, si les
favorisent la diffusion d’une propagande
circonstances les incitent à le faire, dans
simple, efficace et active. Le discours, si l’on
des actions violentes ou de prosélytisme.
veut, s’est rapproché de la cible et les
Certains, comme cela a été observé pour
recruteurs échangent quotidiennement avec
des djihads précédents, partent en terre
les candidats au djihad par le biais de forums
d’Islam autant pour faire le djihad que
sociaux qui n’ont rien de clandestin.
pour vivre selon leurs préceptes, loin de
L’évaluation du nombre et des profils des l’Europe, perçue comme une terre
ressortissants français n’est pas aisée à faire. mécréante. Le retour en France pourrait
Les statistiques fournies par le ministère de en réalité signifier une période
l’Intérieur2 font apparaître 350 individus déjà d’inactivité, en particulier parce que la
présents en Syrie pour « combattre », 400 France serait une sorte de sanctuaire
candidats potentiels en transit ou ayant dans lequel il est possible et habituel de
manifesté des velléités de départ, 180 vivre pour ces individus, et/ou si leur
personnes revenues du théâtre d’opérations et famille ou leurs amis exercent sur eux
36 morts. Il n’est évidemment pas pris en une pression en faveur d’une
compte le « chiffre noir » des individus non- réintégration pacifique.
détectés et ceci conduit à différentes
 En revanche, le simple nombre des
remarques :
individus concernés par le retour et
 D’abord, la transparence qui prévaut
3. D’où le projet de loi actuel qui prévoit un retrait
2. Interview de Bernard Cazeneuve, JDD, 14 septembre administratif du passeport pour ce genre de cas.
2014.
ayant occupé des positions combattantes internationale au Nord-Mali a empêché
(de l’ordre de plusieurs centaines ?) rend la « cristallisation » d’une terre de
envisageable la constitution sur le djihad sanctuarisée dans l’ensemble du
territoire national de groupes ou réseaux Mali.
avec des effectifs opérationnels beau-  On notera de surcroît que les positions
coup plus importants que ceux observés officielles françaises à l’encontre du
jusqu’alors, ayant du même coup la taille régime d’Assad, tout comme certaines
critique pour effectuer des attentats de opinions d’origine judiciaire, ont pu être
grande envergure (type prise d’otages comprises par certains comme un
massive ou attaque urbaine massive, « appel au djihad » républicain, dans
type Mumbai). Toutefois, les attentats tous les cas comme un soutien explicite
ou tentatives d’attentats observés ou implicite à aller faire le djihad,
jusqu’à ce jour, depuis deux ou trois ans, spécialement quand celui-ci était
ne sont pas de ce type. entendu un peu naïvement comme une
 In fine, il est à craindre que les chiffres activité humanitaire parmi d’autres.
officiels doivent être considérés néces-  Tous ces aspects ont enfin été aggravés,
sairement comme une hypothèse basse, comme on le sait, par la suppression des
dans la mesure où par définition, un autorisations de sortie du territoire
certain nombre d’individus restent non- (AST) individuelles et collectives pour
détectés. En outre, combien y a-t-il de les mineurs français voyageant à
djihadistes de nationalité française l’étranger sans leurs parents depuis le 1er
parmi les djihadistes partis depuis les janvier 20135. Dans les faits, un mineur
pays du Maghreb et considérés comme français pouvait désormais franchir les
Algériens, Tunisiens ou Marocains ?4 frontières, avec son seul passeport en
cours de validité ou de sa carte nationale
d’identité (pour les pays de l’UE).
Pourquoi ?
L’opposition parentale à titre conser-
Une question mérite d’être posée ici :
vatoire et sans délai existait toujours,
pourquoi tant de candidats au Jihad sont-ils
mais dans l’attente d’obtenir une déci-
attirés en France, en Europe et dans le monde
sion judiciaire d’interdiction de sortie du
par la Syrie et pas par le Sahel ? Plusieurs
territoire.
réponses peuvent être apportées :
 Meilleure maîtrise des technologies
modernes et des réseaux sociaux par les Des tensions capacitaires de
réseaux djihadistes francophones à sécurité ?
l’œuvre en Syrie. Un simple principe de précaution exige une
 Prestige traditionnel supérieur dans détection et une surveillance policière afin de
l’imaginaire arabo-musulman et protéger a) les citoyens en général et b)
djihadiste de la Syrie et de Damas en d’empêcher ces individus, le plus souvent
comparaison du Sahel où l’Islam est jeunes, de s’engager dans pareille cause.
parfois suspecté d’être pétri d’animisme Or, les choses sont difficiles, spécialement
ou de pratiques jugées déviantes par une compte-tenu du volume de la population
vision théologique salafiste-djihadiste concernée. A cela s’ajoute la nécessaire
(Cf. la problématique du culte des saints surveillance des individus condamnés pour
à Tombouctou). terrorisme et sortant de prison après avoir
 En corollaire, au moins jusqu’à présent, purgé leur peine – de ce point de vue, la
sous-représentation des cas de logique du système anti-terroriste français est
djihadisme parmi les diasporas d’arrêter préventivement, c'est-à-dire très tôt,
subsahariennes vivant en Europe. les individus suspectés d’activité terroriste. En
conséquence, la durée moyenne des peines de
 Plus grande facilité d’accès à la Syrie (un
prison est de sept ans en France quand elle est
voyage Paris-Mersin, ville turque à
de dix-sept ans en Espagne, selon des sources
proximité de la frontière avec la Syrie ne
de l’Union européenne. Si cette caractéristique
coûte que quelques centaines d’euros).
française est l’application maximale d’un
 La rapidité de l’intervention principe de précaution, elle a aussi pour
4. On s’interrogera aussi sur le faible nombre de 5. Circulaire du 20 novembre 2012.
djihadistes en provenance d’Algérie.
inconvénient majeur d’entraîner des entrées et à deux types de pratiques dont il n’existe pas
sorties de prison très rapides des individus une définition unanime :
condamnés, ce qui n’est pas un problème aussi  La déradicalisation, par exemple
aïgu dans d’autres pays comparables à la religieuse, qui consiste dans un
France. ensemble d’actions sociales,
Concernant le djihad en Syrie, la psychologiques ou comportementales
caractérisation judiciaire du délit en droit destinées à aider les individus
français nécessite une claire identification de radicalisés à renoncer à aller plus loin
la katiba, affiliée à un groupe terroriste dans le processus conduisant à la
(aujourd’hui, le fait d’appartenir au Jabat Al violence physique ou verbale et à revenir
Nosra, affilié à Al Qaida, est plutôt « dédoua- à un mode de vie légal et pacifique.
nant » en opposition à l’appartenance à l’EI),  Le désengagement qui se réfère le plus
dans laquelle les ressortissants français sont souvent à la sortie d’un ou de plusieurs
suspectés de combattre (ce qui exige à coup individus de la violence politique active
sûr des budgets et des moyens de (cas de figure des ex-djihadistes
renseignement - y compris humains - très revenant de Syrie et d’Irak).
importants qui pourraient être utilisés plus
utilement). Il faut aussi que ces individus La nature relative de ces concepts est
reviennent sur le territoire français, ce qui davantage perceptible encore selon qu’on les
n’est pas garanti (cas des migrations appréhende avec une acuité variable :
religieuses définitives).  Une approche « micro » s’attachera à la
Dans le même temps où ce flux histo- (dé-)radicalisation individuelle et se
riquement élevé de filières et de candidats concentrera sur des variables de psycho-
pour le djihad en Syrie se développe, sociologie comme la victimisation,
perdurent d’une part les djihadistes français l’humiliation vécue, la recherche de
désireux de frapper la France sur son territoire sensation ou d’attention, une phase du
et d’autre part AQMI. développement de l’identité personnelle,
de l’immaturité, voire des éléments
À titre prospectif, il semble primordial de psychiatriques de personnalité.
réfléchir à ce qui se passerait si un pays dont
sont issues les diasporas musulmanes vivant  Une analyse de niveau moyen (méso)
en France était frappé par une guerre civile du verra davantage le contexte social, les
type syrien, compte tenu de la proximité inégalités sociales réelles ou perçues,
géographique, culturelle et démographique du une éventuelle dynamique de groupe en
pays considéré. Cette simple éventualité, action, ou la socialisation dans une
heureusement peu probable à ce jour, nous micro-communauté (rôle de l’amitié, des
paraît de nature à confirmer plus encore la relations, caractère transitionnel de la
nécessité d’une prévention et d’une approche cellule ou du réseau terroriste), etc.
plus globale que strictement sécuritaire.  Enfin, une approche plus générale (ou
Aujourd’hui est grave, demain pourrait être macro) s’intéressera aux relations entre
pire encore. une minorité ou communauté consi-
Il semble que les capacités françaises aussi dérée et le reste de la population. Elle
bien extérieures qu’int ernes sont s’attachera à l’étude des facteurs
particulièrement mobilisées, voire en tension collectifs d’intégration ou d’exclusion, à
de capacité, alors même que l’affaire Merah a l’influence de la globalisation ou des
peut-être eu des conséquences sur le moral pays d’origine sur la diaspora au sein de
des personnels. Nous considérons que cette laquelle peuvent prospérer, ici ou là, des
situation, en plus de celles décrites plus haut, dynamiques de radicalisation.
justifie de réfléchir à des mesures de  Les travaux de l’équipe internationale
prévention, car les problèmes actuels engagée pendant plus de quatre ans
pourraient bien dépasser l’antiterrorisme au dans le programme européen SAFIRE
sens traditionnel du terme. (dont la FRS)6 ont montré combien les
facteurs explicatifs de la radicalisation
(violente) étaient nombreux (près de
De quoi parle-t-on ? 200), interactifs et combien la
La prévention du djihadisme (mais aussi radicalisation était un processus non-
d’autres formes de terrorisme, par exemple
d’extrême-droite) se réfère schématiquement 6. www.safire-project-results.eu
linéaire dans lequel différentes phases couvert par notre législation anti-
pouvaient être distinguées et pendant terroriste, à la différence de ce qui
lesquelles, au demeurant, certaines prévaut dans d’autres pays, en
actions pouvaient freiner la radica- particulier européens du Nord.
lisation vers la violence.  Il convient aussi de rappeler que
 De surcroît, la perception de ces l’amnistie accordée aux militants
phénomènes change selon le point de d’Action directe après le 10 mai 1981 et
vue de l’observateur. Par exemple, pour l’adoption d’un « antiterrorisme pré-
simplifier, il va de soi qu’un policier aura ventif » à leur égard, comme à celui
de ces notions une perception différente d’autres groupes en particulier étran-
de celle d’un travailleur social. Ce gers, cherchant à distinguer entre
constat implique que toute élaboration irréductibles et ceux qui pouvaient être
d’un programme public de déradi- réintégrés dans la société, aboutit à des
calisation/désengagement en France résultats plutôt négatifs.
devrait sans doute faire l’objet d’une Il paraît indéniable au demeurant que les pays
concertation interservices. d’Europe du nord étaient et sont cultu-
rellement plus ouverts, par exemple en raison
du poids du protestantisme et de l’exigence
Politiques d’interventions
morale individualisée qui en découle, à l’égard
 Un certain nombre de programmes et
de programmes qui placent l’individu au
d’initiatives, nationaux ou locaux, sont
centre d’un changement comportemental.
apparus ces dix dernières années en
Force est de constater que c’était aussi pour
Europe, souvent d’ailleurs dans les pays
des Etats qui soutinrent souvent activement
protestants où préexistait une logique
les Etats-Unis lors de l’invasion de l’Irak, un
individuelle et communautaire favo-
moyen d’obtenir un « supplément d’âme » en
risant le travail moral individuel. Un
semblant accorder une place à une approche
certain nombre de ces programmes était
non-sécuritaire de la violence d’essence
aussi un moyen pour les Etats d’amoin-
djihadiste ou d’extrême-droite. Faisant cela,
drir au plan intérieur les inconvénients
ils laissèrent de côté les violences politiques
politiques d’un soutien, voire d’une
d’extrême-gauche et celles, inconnues dans
participation, à l’invasion américaine de
ces pays, mais pas ailleurs en Europe, des
l’Irak. Sans doute était-ce aussi, enfin,
séparatistes.
une manière préventive d’aborder le
terrorisme, un sujet que les événements
du 11 septembre 2001 avaient semblé Que faire ?
réserver à une approche de sécurité
seule. Mineurs et départs pour le djihad
 La France, vers 2003-2005, a refusé de  La mise en place d’une ligne
se lancer dans ce type de programme à téléphonique d’alerte donne une idée de
la fois pour se démarquer de ce qui était la conception générale qui prévaut en
perçu à l’époque comme les velléités de France – celle du ministère de l’Inté-
l’administration Bush de modifier rieur, c’est-à-dire un appui à l’action
politiquement le monde arabe, pour ne policière. Cette initiative a le mérite
pas s’aliéner les soutiens des pays arabes indéniable d’exister et permet au moins
amis (et souvent autoritaires) et enfin, d’avoir un recueil rapide et direct d’un
mais cet aspect, selon nous, ne tient pas certain nombre de profils intéressant
au regard de l’exemple de certaines l’antiterrorisme.
politiques sociales limitées et spéci-  Il reste pour autant à savoir si certaines
fiques, parce que la législation française familles n’hésiteront pas à contacter
ne saurait concerner une catégorie de cette structure d’essence policière. A
population en particulier. De surcroît, le l’image de ce qui existe en Allemagne,
système français de sécurité dans son une structure privée de type associatif
ensemble, implique jusqu’à présent, que pourrait, dans certains cas, être plus
tout ce qui ne relève pas de l’antiter- facilement contactée. Par ailleurs, au
rorisme est considéré comme libre/légal. regard des expériences étrangères
Il n’y a ainsi pas de continuum légal ou identiques, il est à craindre un nombre
opérationnel entre « société légale significatif de dénonciations calom-
ouverte », radicalisation et ce qui est nieuses ou sans fondement. Enfin, devra
également être mesurée à terme, Remise en cause des revenus sociaux
l’efficacité des mesures A l’identique, et tout aussi politique, il est
d’accompagnement des individus tentés possible que la menace d’une suppression des
par le djihad. revenus sociaux dont bénéficie la famille du
 Une solution déjà en vigueur dans candidat au djihad, ou le candidat lui-même,
d’autres pays européens pourrait être la soit un élément important pour empêcher un
formation d’une structure associative de départ vers une terre de djihad. Plusieurs
complément à même d’être contactée affaires dans un passé récent, ont montré que
par les familles, amis ou par les de nombreuses organisations politiques
individus eux-mêmes pour engager avec violentes demandaient à leurs militants ou
eux, sur une base volontaire, une sympathisants une redistribution des revenus
discussion sur les conséquences d’un sociaux qu’ils percevaient.
départ pour le djihad, ceci en utilisant
des travailleurs sociaux et des Lutte contre la radicalisation en prison
psychologues (en particulier sur les et ex-prisonniers
problématiques adolescence et famille, Selon Europol, la durée moyenne d’une peine
voire de psychologie culturelle). Au de prison pour terrorisme est de sept ans en
demeurant, le dialogue pourrait se France. Ceci s’explique par la logique
poursuivre même en cas de départ, afin d’arrestations très en amont du passage à
de tenter de convaincre l’individu l’acte terroriste par le système antiterroriste
concerné de revenir. Les services français, tandis que d’autres pays condamnent
policiers compétents seraient clairement beaucoup plus lourdement en raison d’une
au courant du contact et de la démarche, collection de preuves jusqu’à l’ultime moment
a priori, à partir du moment où le avant le passage à l’acte. Le corollaire est
départ pour le djihad a lieu. qu’un extrême turn-over entrée-sortie
caractérise le système pénitentiaire, ce qui
Déchéance de nationalité entraîne une mobilisation de moyens policiers
Il faut rappeler que le Code de nationalité pour la surveillance (aléatoire et non
prévoit que « pour perdre sa nationalité, il systématique) des ex-prisonniers.
faut l’avoir acquise » et que la Déclaration A ce premier défi s’ajoute la radicalisation en
universelle des droits de l’Homme précise que prison, phénomène désormais bien connu, en
« tout individu a droit à une nationalité » et particulier par le renseignement pénitentiaire.
« nul ne peut être arbitrairement privé de sa En soi, cette situation nécessiterait d’adopter
nationalité ». dès à présent des mesures de déradicalisation
D’un point de vue de sécurité, dans à destination des prisonniers condamnés pour
l’hypothèse où l’on connaisse le nombre de terrorisme. Plusieurs expériences existent
djihadistes binationaux (ce qui est difficile), la depuis plusieurs années en ce domaine
déchéance de nationalité pourrait avoir (Europe du nord et monde musulman).
plusieurs conséquences : Le retour de la cohorte de djihadistes français
 Rendre plus difficile la surveillance de de Syrie et d’Irak va à terme sensiblement
ces individus par les services de augmenter le nombre des détenus pour
renseignement, voire, pour un certain activité terroriste dans nos prisons,
nombre, une radicalisation violente augmentant dans le même temps les risques
accrue davantage encore. de radicalisation et de prosélytisme.
 L’expulsion, par exemple à l’issue d’une L’adoption de mesures de déradicalisation en
peine de prison, ce qui augmenterait milieu carcéral aurait plusieurs avantages :
mécaniquement la sécurité de notre  Action contre la radicalisation in situ.
pays, et ce sans considération pour le
régime de droit et des libertés publiques  Appui à la réinsertion des prisonniers
en vigueur dans l’autre pays de sur le point d’être libérés.
nationalité.  Identification/évaluation des individus
 In fine, faute d’appréciation sérieuse de les plus radicaux, voire dangereux, d’où
ces divers aspects, cette possibilité est un surcroît de prévisibilité pour les
typiquement une décision politique. services policiers compétents.
Il existe un grand nombre d’expériences compte de l’ampleur de la radicalisation qui
réussies étrangères en ce domaine (Europe du s’opère sur Internet.
nord, Grande -Br etagne, Indo nésie, La production et la diffusion ciblée de contre-
Philippines, monde arabe) dont il conviendrait propagande anti-djihadiste, promouvant par
d’étudier les présupposés, les profils de exemple un islam pacifique, sont certainement
population, les bonnes pratiques et les aspects politiquement sensibles pour un Etat
sécuritaires afin d’en tirer des éléments utiles républicain et laïc, même si un certain nombre
pour la France. Celles-ci associent des de pays occidentaux le fait (par exemple les
approches comportementales (distanciation à Etats-Unis). En revanche, favoriser
l’égard de la violence, amélioration de l’estime l’émergence d’une expertise et de structures
de soi) et socio-psychologiques. Dans ce cadre, associatives ou privées sur ce plan devrait être
la dimension religieuse modérée à apporter une priorité.
n’est qu’un élément parmi d’autres.
Concernant le djihadisme, une des difficultés,
particulièrement en Europe où l’Islam est Prévention et répression
toujours une importation diasporique, est la Un certain nombre de ces programmes de
crédibilité de référents religieux qui appor- déradicalisation, ou ce qui les sous-tend,
teront le cas échéant une contre-argu- coïncident avec une vision qui tend parfois à
mentation. Il arrive en effet que ceux-ci soient opposer prévention et répression, travailleurs
perçus a priori comme des « collabos de pays sociaux et police, voire même à évoquer un
mécréants » qui n’ont pas la légitimité peu angéliquement – telles des formules
théologique des référents religieux djihadistes. magiques qui régleraient tous les problèmes –
C’est une difficulté que les imams français la vertu de « dialogues interculturels », etc.
actifs en prison connaissent. On notera Cela ne devrait jamais être opposé de la sorte,
toutefois qu’il n’est pas forcément nécessaire car un simple principe de précaution exige
d’affronter directement les opinions d’utiliser tous les moyens possibles pour
théologiques des individus, mais de travailler protéger la société. De surcroît, il est clair que
autour de cette question, en l’évitant, en ces programmes ou interventions n’ont pas –
abordant des thèmes d’essence psycho- et ne peuvent pas avoir une réussite absolue. Il
sociologiques (estime de soi, victimisation, existe ainsi des individus (par exemple en
construction alternative de projet), etc. Arabie saoudite) qui ont bénéficié d’un
programme de déradicalisation et qui ont
En matière de recueil de renseignement en
ensuite rejoint la clandestinité la plus violente.
milieu carcéral, nous considérons que le
recueil clandestin de renseignement devrait D’un point de vue français, en théorie, et à
clairement être envisagé. l’examen des pratiques étrangères, la
centralisation comme la décentralisation des
En revanche, pour plusieurs raisons, il paraît
programmes ont des avantages et des
inenvisageable, sauf au cas par cas, de faire
inconvénients :
passer l’ensemble de la population des
djihadistes de retour sur le territoire, dans un  Si l’on assistait à la multiplication en
processus de désengagement qui blanchirait France d’initiatives locales, par exemple
leurs comportements de guerre. En clair, les depuis un centre communautaire ou une
djihadistes de retour en France, dont le mosquée, un inconvénient majeur
renseignement ou pouvoir judiciaire estiment pourrait être l’évaluation permanente de
leur dangerosité faible devraient aussi ces activités, leur identification, sans
bénéficier d’un programme de parler de la question très sensible du
déradicalisation pour des raisons identiques. suivi à long terme des individus passés
par ces programmes. En revanche, on
doit postuler qu’une proximité
Contre-radicalisation en ligne géographique, sociale, diasporique ou
La propagande djihadiste passant désormais familiale peut aider à nouer des liens
par les médias sociaux et Internet, la contre- solides et crédibles a priori avec les
narration anti-djihadiste devrait être une individus qui pourraient être les sujets
priorité. La fermeture de sites Internet de ce type d’interventions.
radicaux décidée récemment marque un
 Une centralisation d’un programme de
tournant, puisqu’auparavant, les sites Internet
déradicalisation/désengagement
suspects étaient plutôt considérés comme un
pourrait avoir cet inconvénient majeur
lieu de recueil de renseignement. Nous
d’être perçu comme trop lié à l’origine
considérons que c’est l’indice de la prise en
de son financement, en particulier s’il travaillent en prison. En revanche, tous
s’agit de l’Etat. Il en irait possiblement les aspects de l’évaluation et du suivi
dès lors de la crédibilité des pourraient s’en trouver améliorés.
intervenants, perçus comme des  Une approche intermédiaire, mixte,
« collaborateurs », en particulier si associant partenaires locaux et
l’approche privilégiée est celle de la nationaux, publics et privés est le plus
contre-argumentation religieuse. Cet souvent celle majoritairement adoptée
aspect, au demeurant, est dans le cas par les pays européens.
français déjà observé avec la perception
des imams « de la République » qui

Auteurs Dernières publications


Jean-Luc Marret a été et est engagé dans plu-
sieurs programmes de recherche européens et - David Rigoulet-Roze, « Arabie saoudite : la
américains sur le sujet de la radicalisation/ question de la succession et l’équilibre interne
déradicalisation (SAFIRE, IMPACT), etc. Il est et externe du royaume », note n° 12/14, 2 juil-
membre du réseau d’experts du Bundeskrimina- let 2014
lamt sur le sujet. Il fut aussi Conseiller principal - Bruno Tertrais, « 1914-2014 : une grande
(ANPE). Il remercie les fonctionnaires de police et guerre est-elle encore possible ? », note
les travailleurs sociaux européens pour leurs com- n° 11/14, 26 juin 2014
mentaires et critiques.
Louis Baral est fonctionnaire au ministère de
l’Intérieur français.

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