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Editions Esprit

Description du monde moderne


Author(s): FRANÇOIS TRICAUD
Source: Esprit, Nouvelle série, No. 358 (3) (MARS 1967), pp. 472-487
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24259864
Accessed: 04-10-2019 16:39 UTC

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Description du monde moderne
PAR FRANÇOIS TRICAUD

Marx, les
Si j'écris et qu'il faille absolument
quatre grouper :ces
noms suivants auteurs deux
Platon, Epicure, Kant,
par deux, je serai spontanément porté, sans pour autant
fermer les yeux sur leurs différences, à rapprocher d'une part
Platon de Kant, et d'autre part Epicure de Marx. La seule
justification des considérations qui vont suivre, qui puisse un
peu excuser leur banalité, c'est qu'elles invitent à rapprocher
plutôt Platon d'Epicure et Kant de Marx.
Il s'agit en d'autres termes de réfléchir sur l'opposition entre
ce qui est moderne et ce qui ne l'est pas. Je suis parfaite
ment conscient du caractère superficiel d'une telle approche de
l'histoire de la pensée : mon métier m'invite journellement à
l'attitude inverse, qui est l'étude aussi minutieuse que pos
sible de chaque auteur pris en particulier. Mais je pense aussi
que cette indispensable étude au microscope peut nous faire
oublier les grandes masses du paysage, et qu'il est salubre, de
temps en temps, de se retourner vers ces structures plus vastes,
qui sont comme le champ de force au sein duquel s'organisent
les structures plus fines constituées par exemple par tel ou
tel système philosophique.

Depuis l'aube des temps historiques jusqu'au seuil des temps


modernes, l'humanité occidentale est composée, pour plus des
neuf dixièmes, de paysans. Cela n'a du reste pas commencé
avec l'histoire écrite, mais avec la révolution néolithique, il y
a quelques millénaires. Pendant cette période, qui s'achève à
peine, les sociétés dont l'Occident moderne est l'héritier pré
sentent certains caractères généraux aussi importants que
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LE MONDE MODERNE

stables. Bien entendu, pendant ces cinq ou six mille ans il


eu des nouveautés : la métallurgie, l'écriture, le cliristianis
Il y a eu les grands remous de l'histoire : l'ascension et le d
des tribus, des cités, des empires, des nations. Mon hypot
directrice (et je la maintiens malgré son caractère scandale
ment simplificateur), c'est que rien de tout cela n'altère
calement le sentiment que l'homme a de lui-même et
place dans le monde. Les armées passent, les villages res
ou, sinon les villages, du moins les villageois, aussitôt occu
à reconstruire le village.
J'allais dire que cette humanité paysanne dépend étr
ment de la nature. La formule serait trop vague. Toute soc
humaine dépend de la nature, et aucune n'en dépend i
diatement, puisqu'entre la nature et elle s'exerce la médiat
de la culture et particulièrement des techniques. Et si
compare à l'humanité chasseresse qui habite l'Occident e
le paléolithique moyen et la révolution néolithique, on
dire que la civilisation des cultivateurs et des éleveurs dom
la nature plutôt qu'elle n'en dépend. Mais elle ne le sait
et cela pour deux raisons :
Premièrement, sa maîtrise de la nature tient à une science
non seulement rudimentaire, mais aussi sans perspective de
progrès : pour le paysan, il y a des phénomènes réguliers, qui
sont les phénomènes astronomiques, sur lesquels il n'a aucune
action possible, et les phénomènes terrestres, sur lesquels il a
une certaine prise, mais qui ne sont réglés qu'en gros ; ils pré
sentent assez de régularité pour donner le sentiment d'un ordre
(on imagine volontiers que la « nature » vue par une société
de chasseurs ait quelque chose de plus fantasque), assez d'irré
gularité pour suggérer l'idée d'une volonté cachée, qu'on ne
saurait contraindre. Sans entrer dans une théorie de la reli
gion qui nous entraînerait trop loin, on voit aisément com
ment une telle situation peut aider à identifier la nature
avec le sacré, qui est lui aussi le dispensateur de la vie et de
la mort, ce dont nous dépendons et qui ne dépend pas de
nous.

Deuxièmement — et c'est là, peut-être, le trait le


important — l'homme de la civilisation paysanne considèr
propre culture comme une partie de la nature. L'ens
des règles techniques et des normes éthiques qui prési
son installation dans le monde ne lui apparaissent pas c
son oeuvre, mais comme une partie de l'ordre cosmique. P
les causes, probablement nombreuses, de cette vision des c
il faut certainement faire une place importante à la l
extrême du progrès technique (on voit aussitôt, du reste,

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FRANÇOIS TRIGAUD

la cause peut à son tour devenir effet). Je ne nie pas que la


pensée grecque ait parfois été tentée de contester cette vue,
mais cette contestation, loin de devenir dans l'Antiquité un
phénomène dominant, ne cesse de retomber, faute de pouvoir
s'intégrer dans un système cohérent. L'ordre naturel peut être
défini de manières très diverses par Platon, par Calliclès du
Gorgias (ou par ceux dont il est le symbole), par les épicu
riens ou par les stoïciens : la vocation éthique de l'homme
demeure toujours de reconnaître cet ordre et de s'y intégrer.
Toutes les philosophies qui disent cela sont assises sur une
base pré-philosophique de sagesse paysanne, qui s'exprime avec
continuité, depuis les chœurs des tragédies antiques jusqu'aux
propos tenus par les « anciens » dans les villages de notre
enfance. L'ancien est du reste le personnage le plus éminent
d'une telle civilisation, non pas tant à cause de l'expérience
qu'il a eu le temps d'acquérir que parce qu'il est le lien visible
entre les vivants et ce savoir immémorial qu'on se transmet
de génération en génération.
Comme on l'a dit mille fois, une telle vision du monde
exclut l'idée d'historicité : il ne peut rien arriver d'essentiel,
tout ce qui est essentiel est déjà là. Aussi spectaculaires, aussi
tragiques que soient les affrontements politiques, ils ne sont
jamais ressentis comme capables de renouveler radicalement
la condition de l'homme. S'il existe un mouvement dans le
monde et dans les sociétés humaines, il est pensé sous la forme
du mouvement qui ressemble le plus à l'immobilité, le cycle :
cycle parfois confus (la roue de la fortune tourne, élevant ou
abaissant tantôt l'un tantôt l'autre), cycle plus régulier des
astres, des générations (dont chacune passe à son tour par les
différents âges de la vie), des âges du monde enfin : il est saisis
sant de voir que l'un des textes les plus messianiques de l'anti
quité païenne, la quatrième Eglogue de Virgile, insère ses pro
messes de salut dans la représentation d'un éternel retour cir
culaire : « voici que revient la Vierge, que revient le règne de
Saturne... »
Il est, me semble-t-il, devenu classique de dire qu'à cette
conception cyclique, la pensée chrétienne a opposé une repré
sentation linéaire du temps, selon laquelle le devenir du
monde et de l'humanité est jalonné par des événements décisifs
et irréversibles : création, chute, incarnation, rédemption,
parousie. On pourrait objecter, sans doute, que l'idée du
retour, de la restauration, n'est pas étrangère non plus à la
problématique judéo-chrétienne, mais elle y est certainement
subordonnée à l'idée d'un temps progressif. Et même si aucun
des événements qui jalonnent ce progrès ne peut être entière
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ment assimilé à un événement historique au sens rigoureux du


terme, il est bien vrai que cette vision du monde prépare le
esprits à accueillir la catégorie moderne de l'historicité. Ce qui
est plus obscur, c'est la raison pour laquelle ce germe d'une
totale remise en question du cosmos antique est resté comm
inactif pendant tout le Moyen Age. Mais avant d'aborder ce
point, il convient peut-être de signaler une autre nouveauté
chrétienne, liée dans une certaine mesure à la précédente, mais
moins souvent signalée.
La sagesse antique, en effet, est résignée. Et la résignation la
plus complète est celle qui ne se connaît pas comme telle, faute
d'avoir seulement aperçu la possibilité à laquelle elle renonce
Or une telle résignation apparaît dans toutes les conception
antiques de la liberté morale : pour tous les Anciens, il est
évident que l'homme ne peut vouloir que son bonheur ; autr
ment dit, la possibilité d'une générosité absolument désinté
ressée (équivalente, à mes yeux, à l'idée kantienne de l'impé
ratif catégorique, même si l'orchestration affective peut différer)
est aussi étrangère aux morales antiques « idéalistes » qu'à
celles qui se réclament de l'eudémonisme le plus sommaire
Pour faire bref, et en dépit d'équivoques possibles, nous appel
lerons sacrifice une telle notion morale : nous dirons alors
que si la pensée du sacrifice (au sens le plus vague du mot
pensée) est souvent présente chez Platon, le concept du sacri
fice ne s'y trouve pas1.
Au contraire, l'idéal chrétien de la perfection morale implique
l'appel à ce désintéressement sacrificiel dont la mort du Christ
fournit l'archétype. Je n'aborderai pas ici la querelle du serf
arbitre et le problème de la grâce. Je voudrais seulement qu'on
m'accorde que sous une forme aussi ambiguë, aussi mysté
rieuse qu'on voudra, le christianisme proclame un « tu dois
donc tu peux » qui est une nouveauté profonde dans l'histoire
de l'humanité. Or ceci est essentiel à la genèse du monde
moderne. En effet, si l'un des aspects essentiels de la modernité
c'est de croire à la liberté de l'homme, il me semble que cette

1. Ce qui s'en rapproche le plus, ce n'est pas la mort de Socrate,


qui est une évasion héroïque, mais le passage de la République
(VII, 519-d et la suite) où Socrate indique qu'il faudra contraindre
les esprits éclairés par la contemplation des véritables réalités à
redescendre dans la caverne pour aider les autres hommes. Mais
ce mouvement n'est compréhensible pour Platon que : 1) par le passage
de l'eudémonisme individuel à l'eudémonisme collectif : la cité,
considérée comme le tout, pourvoit à sa plus grande félicité, à laquelle
ses membres doivent subordonner leur propre désir de félicité ; 2) par
un appel à l'idée de justice : les initiés seraient ingrats, donc injustes,
en refusant un tel service civique. Or, pour Platon, un homme injuste
est un malheureux.

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FRANÇOIS TRICAUD

croyance n'aurait jamais pu se déployer sous les mille formes


que nous lui connaissons, sans un fondement souvent peu aperçu
mais confusément ressenti, à savoir, cachée sous l'idée d'une
liberté qui serait pouvoir de faire ce qu'on veut, celle d'une
liberté qui serait pouvoir de vouloir ce qu'on veut : idée
absurde, si l'on ne peut vouloir que son bonheur, mais admis
sible, malgré sa difficulté, dans le cas contraire.
Ces deux idées du temps linéaire et de la liberté de la
volonté contenaient de quoi détruire la conception antique
de l'homme et du cosmos. Or elles ne l'ont pas fait, du moins
pas aussitôt et pas directement. Pourquoi ? je n'en sais rien.
Je peux seulement proposer quelques explications partielles.
En effet, on voit assez bien, après coup, sur quels points une
sorte d'alliance s'est conclue entre le christianisme et l'ancien
monde, l'un renforçant l'autre. L'idée d'un cosmos, d'un ordre
qui est à la fois la nature et le sacré, s'est finalement trouvée
confirmée par l'idée de création : que la puissance créatrice
soit désormais bien distincte du monde ne l'empêche pas de
siéger au sommet d'une sorte de hiérarchie des êtres qui rap
pelle plus d'un système antique. Plus accidentellement peut
être, mais non moins fortement, l'idée de tradition, si impor
tante pour l'homme antique et pour toute civilisation agraire,
a trouvé une force nouvelle dans la notion de révélation : là
encore on peut s'étonner que le concept d'une parole qui est
histoire opérant dans l'histoire se soit durci dans l'idée que
pour connaître l'essentiel il faut regarder en arrière, vers ce
qui est donné une fois pour toutes ; mais le fait est là.
Une fois accomplies ces grandes collusions, les attaques
majeures que le christianisme dirige contre la pensée tradi
tionnelle risquaient de se trouver émoussées, ce qui advint en
effet : l'idée d'un destin historique de l'humanité, encore vivace
chez certains pères de l'Eglise, s'atténue à mesure que le temps
de la première venue du Christ recule dans un passé de plus
en plus lointain, cependant que la Parousie 2 s'éloigne de son
côté dans un avenir insondable, ce double mouvement laissant
dans l'entre-deux une humanité vouée à une condition sta
tique : non que la voie « verticale » de la sainteté soit fermée,
mais parce que l'humanité baptisée ne se sent guère emportée
dans une grande aventure historique « horizontale ». Et encore,
lorsqu'on parle de la possibilité de la sainteté, faudrait-il
nuancer : globalement parlant, l'humanité médiévale n'a-t-elle
pas été singulièrement perméable à l'idée de la fatalité du

2. Conçue désormais moins comme un accomplissement que comme


un jugement. Cf. le Dies irae.

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péché : de la conception nouvelle de la liberté, du rév


tionnaire « tu dois donc tu peux », n'a-t-elle pas dégagé, ava
tout, une expérience de culpabilité ? Sans doute est-ce là
raccourci bien rapide, mais enfin, si l'on se retourne vers
âges dits chrétiens, la note dominante qui s'en dégage est-el
celle de la liberté triomphante des rachetés, ou au contraire
sentiment d'indignité et d'impuissance sans précédent da
l'histoire connue de l'Occident ? La réponse, malheureusemen
paraît claire.
En survolant l'histoire au niveau où nous le faisons ici, on
s'expose à plus d'une critique. Mais aussi justifiées puissent-elles
s'avérer sur tel ou tel point, il ne me semble pas qu'elles
puissent ruiner entièrement l'idée à deux faces que je propose :
à savoir, que le christianisme portait en lui les germes de la
destruction de la vision antique du monde, et que cependant,
pendant quelques siècles où il a disposé, du moins en appa
rence, d'une sorte de magistrature idéologique indiscutée, il
ne l'a pas détruite. Et cela expliquerait, je crois, un fait
paradoxal auquel on n'a peut-être pas prêté l'attention qu'il
mérite : que ce qu'on appelle le monde moderne soit né dans
les pays « chrétiens », et qu'il y soit né en marge du christia
nisme, par l'action d'hommes pour qui la méditation de l'Evan
gile n'était pas le centre de leur vie, — voire, au bout de
quelques générations, d'hommes qui n'étaient plus chrétiens
du tout.

Si l'on accepte les hypothèses qui précédent, le terme de


monde moderne est beaucoup plus qu'une étiquette classifica
trice commode, comparable à d'autres telles que « Renaissance »
ou « Moyen Age ». Le monde moderne, c'est ce dont l'arrivée
signifie la fin (ou le commencement de la fin) de la civilisa
tion agraire, accordée au cosmos, qui règne en Occident sans
doute depuis le début du néolithique (et à coup sûr depuis le
début des temps historiques), jusqu'à la fin du Moyen Age et
peut-être de la Renaissance. Il s'agit donc d'une mutation telle
que l'humanité n'en avait pas connue dans son histoire et
en avait peu connues dans sa préhistoire (peut-être faudrait-il
limiter la liste à trois termes : la maîtrise du feu au début du
paléolithique inférieur, l'installation des grandes civilisations
chasseresses à la charnière des paléolitiques moyen et supérieur,
la révolution néolithique elle-même 3). Il faut ici donner raison

3. J'emprunte ce schéma à Germaine Tillion : Le harem et les


cousins, Ed. du Seuil, 1966, pp. 39-50.

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FRANÇOIS TRICAUD

au sens commun, qui éprouve confusément que le mot de


moderne (en dépit de son sens étymologique, qui signifie seu
lement récent), ne désigne pas seulement une nouveauté relative
et superficielle, telle que tous les âges, de mémoire d'homme, en
ont connues, mais une nouveauté d'un type nouveau, un
changement profond des rapports que l'homme soutient avec
lui-même et avec le monde.
Malgré le caractère progressif de son expansion, malgré les
innombrables précurseurs que l'on trouve nécessairement après
coup, le phénomène peut être daté avec une certaine préci
sion : à la fin du xvie siècle et au début du xvne, on voit partout
surgir dans l'Europe cultivée, en Italie, en France, en Angle
terre, l'idée absolument révolutionnaire selon laquelle la nature
n'est qu'un immense mécanisme rigoureux, mais ouvert, si l'on
peut dire, à l'initiative de l'homme qui peut s'en rendre
maître en découvrant progressivement ses lois. Tout un équi
libre de plusieurs millénaires est alors renversé ; la nature se
trouve désacralisée, et le centre du monde, c'est désormais
l'homme, non pas sans doute en tant qu'il est lui-même nature,
mais en tant qu'il est initiative conquérante, liberté déployée
vers une conquête des mécanismes naturels. Et du même coup
l'homme devient conscient de son historicité, à la fois parce
qu'il s'attend à ce que sa condition soit modifiée, à chaque
génération, par le progrès scientifique et technique, et parce
qu'il sera tenté de maîtriser les mécanismes politiques comme
il a commencé de maîtriser les mécanismes physiques.
Il serait intéressant de savoir pourquoi ce changement a eu
lieu. Mais là aussi, je dois dire que je n'en sais rien. Je vois
bien, à la Renaissance, un certain nombre d'éléments qui me
paraissent avoir joué comme des causes nécessaires, mais pour
quoi ont-elles soudain été suffisantes, je l'ignore. Sans m'avancer
dans des considérations structuralistes pour lesquelles ma réti
cence se double d'incompétence, je dirai qu'il me paraît plus
facile d'apercevoir séparément la cohérence de la vision tradi
tionnelle du monde et celle de la vision moderne, que de com
prendre comment et pourquoi on est passé de l'une à l'autre.
Bien entendu, les quelques dizaines de millions d'hommes
qui peuplaient l'Europe au xvii8 siècle ne se sont pas convertis
tout entiers et le même jour à la pensée moderne. On s'éviterait
quelques perplexités bien superflues si l'on s'avisait, chaque
fois que cela est nécessaire, de faire la distinction entre les
phénomènes de pointe et les phénomènes de masse. Cette dis
tinction est trop claire pour qu'on la commente longuement.
Il va de soi que la masse des paysans français du xvn® siècle
est plus proche du monde médiéval que de la pensée carté
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LE MONDE MODERNE

sienne. Il est clair, aussi, qu'à mesure qu'un phénomène se


page de la pointe vers la masse, sa figure peut s'altérer dans
mesure variable. Mais il ne faut pas non plus considére
le courant ne passe que dans un seul sens, de la pointe vers
masse : il arrive souvent que l'homme de la pointe soit sur
celui qui exprime sous une forme claire et systématique ce
la masse ressent comme une aspiration confuse.
Cette même distinction est commode pour évoquer sans
de désordre la situation de l'homme dans le monde moderne
au sens strict, le monde contemporain. En effet, certaines atti
tudes mentales sont profondément caractéristiques de notre
époque, tout en étant le fait d'une minorité. D'autres au con
traire sont spécifiquement des phénomènes de masse. Au pre
mier groupe appartient certainement la volonté de rigueur
intellectuelle avec ce qu'elle implique d'honnêteté. Ici les
sciences, au sens étroit (instruments de la maîtrise de la nature)
fournissent un modèle exigeant. Cela ne signifie pas, du reste,
que l'intellectuel moderne se désintéressse de tout ce qui n'est
pas rigoureusement démontrable, mais il vous rira au nez si
on lui présente comme démonstration scientifique ce qui est
d'un autre ordre. Il n'y a pas de modernité sans pensée critique.
Toute une apologétique catholique traditionnelle, disons-le en
passant, se trouve du même coup mise hors de jeu. Tout cela,
en somme, est bon. Ce qui l'est peut-être moins, c'est le pri
vilège pratiquement absolu donné à la vérité de type scienti
fique, c'est-à-dire réductible à la domination d'un mécanisme,
car cela tend à disqualifier toute attitude contemplative 4, et par
là toute métaphysique au sens classique du terme. Pour Platon,
et même encore pour Descartes, il va de soi que l'objet par
excellence de la connaissance est l'Etre. Or, ce serait trop peu
dire que d'affirmer que les modernes contestent cette vue ; je
crois que très souvent pour eux elle ne signifie plus rien du tout.
D'autre part, l'intelligence moderne est largement ouverte
à la catégorie de l'historicité. L'homme antique habitait le
cosmos, l'homme moderne habite l'histoire. Il n'est pas certain,
du reste, que ce double respect de la raison scientifique et de
l'historicité se prête spontanément à un équilibre stable. La
raison scientifique est aisément tirée vers une sorte de dogma
tisme anhistorique, l'historicisme porte avec lui la tentation

4. Il me paraît clair que toute la méfiance de la biologie scien


tifique à l'égard de l'idée de finalité a sa racine profonde dans l'idée
(vraie en gros) que la contemplation de la finalité, comme l'a forte
ment souligné Bacon, ne sert à rien. Le rejet de l'explication fina
liste n'est pas une conclusion, mais un postulat, de l'enquête biolo
gique scientifique.

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FRANÇOIS TRIG AU D

du relativisme. On peut appeler cela, selon une formule


rebattue, une tension féconde ; mais peut-être y a-t-il là, tout
simplement, un des points de malaise de la pensée moderne.
Si l'on passe, suivant l'utile schéma scolaire, des aspects intel
lectuels aux aspects moraux, je crois qu'il faudra dire, bru
talement, que l'homme moderne est existentialiste. Il l'est néga
tivement, en ce sens que depuis le jour où les valeurs ont cessé
d'être une partie de la structure du cosmos, il ne sait plus
bien où elles sont, ni sur quoi elles se fondent. Le déferlement
de sexualité qui est un des traits spectaculaires de notre époque
ne s'explique pas par je ne sais quelle inaptitude à opposer une
discipline à la séduction des désirs : car enfin, qu'il s'agisse
de se battre ou de travailler (quand il sait, ou croit savoir,
pourquoi il le fait), l'homme moderne accepte bien des
contraintes qui peuvent soutenir la comparaison avec celles de
la plupart des autres civilisations. Il s'explique parce que des
normes dont la légitimité paraissait aussi évidente que la lumière
du soleil ont soudain perdu ce prestige et cette autorité.
A cet existentialisme négatif — ruine des anciennes essences
morales — correspond-il un existentialisme positif, un sens de
la responsabilité créatrice de normes ? Oui, chez les meilleurs,
avec du même coup le respect de la conscience d'autrui, tenu
lui aussi pour responsable de son destin éthique. Le monde
occidental moderne peut être terriblement « laveur de cer
veaux », par l'effet de phénomènes de masse qui sont princi
palement le contrecoup imprévisible de certains développe
ments techniques : mais, aussi étonnante, à certains égards, que
puisse paraître cette affirmation, je crois que l'homme moderne
éprouve le respect du « for intérieur » d'autrui d'une manière
qui n'a pas beaucoup de précédents dans l'histoire des civi
lisations.
Comment définir en quelques mots le mode affectif sur lequel
sont vécues ces données intellectuelles ou morales ? Il y a dix
ou quinze ans, j'aurais mis l'accent sur le sentiment exaltant
d'être un sujet actif de l'histoire. Je crois que cette ferveur est
pour une bonne part retombée devant la complexité des tâches
et la concentration (au moins apparente) du pouvoir d'agir sur
l'histoire aux mains des équipes dirigeantes de deux ou trois
pays. Reste l'enthousiasme pour l'aventure technico-scienti
fique : certes, peu d'hommes découvrent, inventent, con
quièrent, mais ceux-là au moins s'intéressent prodigieusement
à ce qu'ils font, soutenus par la vague idée, peut-être fondée,
d'être sur ce point comme les mandataires de l'humanité.
Il n'est pas contradictoire que l'homme soulevé par la passion
prométhéenne soit en même temps accablé par un sentiment
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LE MONDE MODERNE

de solitude et d'abandon. On ne se résigne pas facilem


l'idée de ne plus habiter un cosmos peuplé de choses s
fiantes, foisonnant de présences sacrées, rassurant, au bou
compte, comme la maison de l'enfance. L'homme mod
assurément, n'est plus un enfant. Mais ce n'est peut-êt
un adulte. Ce serait plutôt un adolescent, qui, ayant qu
vieille demeure familiale et familière, se retrouverait seul au
milieu d'un monde d'objets inhumains : « Le silence éternel
de ces espaces infinis m'effraie » ; c'est un des fondateurs de la
physique moderne (et un précurseur de l'existentialisme contem
porain) qui l'a dit. Cette solitude peut être assumée avec cou
rage, dans une sorte de défi ; elle peut aussi fonder une expé
rience d'angoisse. Si l'esprit moderne, dans ce qu'il offre de plus
respectable, est un humanisme, c'est à coup sûr un humanisme
tragique.

Bien entendu, si l'on se tourne vers les phénomènes de masse,


on n'y trouvera pas tout cela. Au fond, si on l'y trouvait, le
monde moderne serait peut-être inquiétant, mais il serait de
part en part passionnant, sans qu'un atome de mépris puisse
se mêler à cette appréciation. Sans doute se heurterait-il en
moi, non seulement à quelques objections réfléchies, mais aussi
à une indéracinable nostalgie du néolithique, de ce que Ger
maine Tillion appelle si joliment la « civilisation de la
soupe 5 ». Je n'y reconnaîtrais pas moins, sans arrière pensée,
un grand moment de l'esprit humain. Mais l'un des premiers
drames de cette civilisation est le décalage qu'elle crée entre
les phénomènes de pointe et les phénomènes de masse. On
m'objectera qu'il en a toujours été ainsi. Je ne sais trop... Dans
les sociétés dites sauvages, il me paraît difficile de distinguer
entre pointe et masse. Certes, dans l'Antiquité ou au Moyen
Age, cet hiatus n'est plus niable. Il me semble pourtant que
saint Thomas et l'un de ses contemporains illettré et moyenne
ment dévot habitaient davantage le même monde que Sartre et
un lecteur moyen de France-Dimanche. Peut-être l'aventure
moderne est-elle dans ses aspects les plus riches quelque chose
de trop difficile pour que toute l'humanité puisse la suivre
sur tous les plans, au moins dans l'état actuel de notre pra
tique pédagogique. C'est en tout cas un phénomène récent dans
l'histoire humaine, que les savants ne puissent plus être com

5. Op. cit., pp. 89 et suivantes.

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FRANÇOIS TRICAUD

pris que par les savants, les philosophes par les philosophes,
et les peintres par une très petite frange du public cultivé.
L'autre raison que j'entrevois n'est pas qualitative, mais quan
titative ; peut-être la masse des « informations » (au sens
moderne) qui assaillent l'esprit humain est-elle trop grande
pour pouvoir être dominée à moins d'un long apprentissage.
Ce serait là un cas particulier du problème général de 1' « em
bouteillage » sur lequel je reviendrai. Peut-être enfin, diront
les optimistes, n'est-ce qu'un phénomène de sevrage : des
masses humaines ne passent pas de la civilisation agraire à la
civilisation industrielle sans subir quelques siècles de tâtonne
ments et d'incertitudes6. Et qu'est-ce que quelques siècles, si
l'homme est sur la terre depuis deux millions d'années ?
Quoi qu'il en soit, le fait est que les phénomènes de pointe
du monde moderne ne se retrouvent plus à l'échelle de la
masse que d'une manière affaiblie et déformée (est-il nécessaire
de préciser que nul n'appartient entièrement à la pointe ou
à la masse ? La frontière passe en chacun). Le premier phé
nomène de masse à mentionner, ce serait donc l'importance
même des phénomènes de masse, leur décalage peut-être crois
sant, au moins pour la période que nous vivons, par rapport
aux phénomènes de pointe.
S'il faut maintenant tenter une description un peu plus
détaillée, la méthode la plus simple consistera peut-être à suivre
le même ordre qui nous a servi à parcourir les phénomènes de
pointe, et, dans chaque cas, à comparer. A la rigueur intellec
tuelle, ancrée dans l'expérience de la pensée scientifique, répond,
au niveau de la masse, un mythe un peu enfantin de la science,
où celle-ci apparaît comme une puissance quasi magique, et
illimitée en droit. Au sens de l'historicité de la condition
humaine répond simplement, je crois, le sentiment aigu du
changement, perceptible désormais en beaucoup moins qu'une
vie humaine, et éprouvé tantôt dans la griserie, tantôt dans
le vertige. De l'idée de l'homme désormais responsable de la
création de ses valeurs, on ne retrouvera dans le phénomène
de masse que la ruine des valeurs traditionnlles. En effet, il n'y
a peut-être pas beaucoup de façons de fonder l'idée de devoir :
ou bien on accepte la difficile méditation kantienne sur l'auto
nomie de la raison (les deux racines du mot autonome, « soi
même » et « loi », étant ici également importantes) ; ou bien,

6. Abstraction faite de ce que cette thèse a d'optimiste, il est cer


tain qu'on a pris l'habitude, peut-être fautive, de ranger sous le
nom de problèmes du monde moderne des difficultés qui tiennent à
la coexistence non paisible d'un monde ancien, pas encore anéanti,
et d'un monde nouveau, pas encore installé.

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LE MONDE MODERNE

ce qui est rationnellement moins convaincant mais rhéto


quement plus persuasif, on déploie devant l'homme invité
renoncer à son désir, en totalité ou en partie, l'image
l'ordre global qui exige cette frustration particulière. L'ex
rience prouve qu'il n'est nullement impossible d'obtenir pa
là la résignation des éléments les plus défavorisés de l'hum
nité. Mais encore faut-il pouvoir exhiber cet ordre global,
l'authentifier, le sacraliser, en en faisant un fragment ou u
reflet de l'ordre cosmique 7. Là où il n'est plus de cosmos,
faudrait une humanité telle qu'il n'en a jamais existé (j'alla
dire : telle qu'il faudra bien qu'elle existe un jour ; mais qu'
sais-je ?) pour que l'idée de devoir ne soit pas étouffée pa
l'idée (légitime en soi, mais unilatérale) de droit. De fait, pour
le monde moderne, le concept moral fondamental, c'est bie
l'idée de droit, et plus précisément l'idée que tout homme
droit au bonheur. Saint-Just, je crois, a dit : « Le bonheur est
une idée neuve en Europe .» Neuve, je le pense. Est-elle sup
mement vulgaire ou suprêmement pathétique ? je ne me hâter
pas d'en juger ; de toute manière, mon propos actuel n'es
que de recenser des faits.
Que trouve-t-on, au niveau de la masse, pour correspondr
aux éléments affectifs que nous avons signalés parmi les phén
mènes de pointe ? Je ne pense pas que la passion prométhéenn
agite profondément les foules. Celles-ci, sans doute, ne se dés
téressent pas de la marche en avant de la science et de la
technique, mais il est fatal que les fruits de la conquê
comptent plus pour elles que l'acte de conquérir. Nous in
crirons donc ici l'attachement évident, aussi compréhensib
que légitime, au progrès matériel. Il est remarquable que l
revendications sociales aient moins souvent pour objet, aujour
d'hui, un certain niveau de ressources considéré comme satis
faisant, qu'une amélioration indéfinie. De même encore, il
me semble pas que le sentiment moderne de la déréliction dan
toute son ampleur métaphysique soit une expérience « m
sive » : ce que je trouve à sa place, c'est l'ennui, le sentimen
confus d'un monde vide, d'où le sens a disparu.
Si l'on compare tous ces traits aux phénomènes de pointe
correspondants, on trouve sans cesse le même phénomène d'ab
tardissement, de vulgarisation (il y aurait du reste toute u
étude à faire sur les rapports de la vulgarité et de la modernité

7. L'expérience suggère aussi que l'idée de se sacrifier à l'accom


plissement de l'histoire, ce qui est en somme la même idée, mais
transférée de l'espace au temps, ne garde pas, après ce transfert, la
même efficacité psychologique.

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FRANÇOIS TR1CAUD
à condition de considérer celle-ci dans ses phénomènes de
masse). Mais on peut espérer, après tout, que cet affadissement
que subit l'esprit moderne à mesure qu'il se diffuse n'est qu'un
phénomène de retard, d'inertie, et qu'avec le temps un nombre
croissant d'hommes auront la possibilité de vivre l'aventure
de leur époque sous sa forme supérieure. Ce qui me paraît encore
plus grave que les cas où le phénomène de masse n'offre qu'une
image trouble du phénomène de pointe, ce sont les cas où ce
dernier ne se reconnaît plus du tout dans ses enfants, je veux
dire dans les phénomènes de masse qu'il a déclenchés. C'est ce
que j'appellerai les phénomènes de masse par contrecoup.
Le problème ici posé est comparable à celui des phénomènes
de diffusion vulgarisante, mais en partie seulement. Autrement
dit, à côté de cette maladie du monde moderne qui consiste
en ce que son esprit, dans ce qu'il a de plus vivant, ne parvient
que très médiocrement à animer la masse des sociétés modernes,
il existerait un autre mal, plus inquiétant encore, consistant
en ce que l'esprit moderne engendrerait dans le monde moderne
des effets à la fois massifs et accidentels, nullement inclus dans
le projet constitutif de la modernité. Là encore, il y a des pré
cédents. Les lecteurs du Traité de psychologie de Pradines
savent que pour lui la douleur serait apparue dans l'évolution
animale par l'effet d'un semblable contrecoup accidentel. Dans
un tout autre ordre, les guerres de religion sont évidemment
un effet de la prédication évangélique peu conforme à l'inten
tion évangélique. Il est donc bien douteux que ces ruses de la
déraison soient le privilège exclusif de notre époque. Je pose
cependant la question de savoir si elles n'y atteignent pas, qua
litativement et quantitativement, une ampleur remarquable.
Par définition, de tels phénomènes, relevant de la contin
gence, se prêtent mal à un recensement méthodique. En outre,
ils sont à coup sûr trop nombreux pour pouvoir entrer dans
un exposé unique. On n'attend pas de moi que je parle des
beatniks, de la guerre moderne, de l'importance des névroses
dans les sociétés industrielles, et de la difficulté qu'éprouve
le monde moderne à se faire une représentation cohérente du
statut de la femme 8. Devant ce foisonnement de problèmes j'ai
bien dû me limiter (sans ignorer ce que ma démarche avait
d'arbitraire) et je n'en signalerai que deux.

8. Parmi ces omissions inévitables, une des plus fâcheuses est sans
doute de n'avoir pas traité systématiquement de la « socialisation »
de la vie humaine, qui pour une part est la conséquence directe de
la volonté moderne d'organiser rationnellement tout ce qui peut
l'être, et qui pour une autre part se développe souvent sous une
forme anarchique et asservissante.

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LE MONDE MODERNE

Le premier des « phénomènes par contrecoup » sur leque


je voudrais m'arrêter quelques instants est celui de la rédu
tion du rapport entre l'homme et les choses à la double re
tion du producteur et du consommateur. En un sens, cela
découle bien du projet cartésien de nous rendre « maîtres
et possesseurs de la nature », mais Descartes parle ici de maîtris
et de possession, plutôt que de travail, alors que les société
modernes ont été conduites, pour dominer la nature, à attache
au travail un respect que n'avait éprouvé ni l'Antiquité ni
Moyen Age. Entendons-nous : ce qui est nouveau, ce n'est p
que les hommes travaillent, c'est qu'ils en soient fiers. Ce
n'empêche pas les gens, sans doute, de maudire leur trava
(et au niveau des tâches d'exécution, peut-être n'y a-t-il jamais
eu dans l'histoire un tel nombre d'hommes à trouver leur tra
vail ennuyeux). Mais ce qui m'intéresse, c'est que parmi les
classes dirigeantes et privilégiées, nul n'ose plus présenter
comme un état honorable le fait d'être « propriétaire » ou
« rentier ». Au contraire, chacun s'affirme comme travailleur,
et se fait une gloire d'être surmené. Bref, la version moderne
de la formule baconienne méditée par tant de générations de
candidats au baccalauréat, « on ne commande à la nature qu'en
lui obéissant », c'est « on ne devient maître de la nature qu'en
devenant esclave du travail » : cette inversion dialectique ne
ressort pas de l'analyse du programme cartésien. C'est bien un
phénomène par contrecoup.
D'autre part, le fruit du travail, c'est l'objet de consomma
tion. Deux remarques s'imposent ici : la première, c'est que
l'aspiration traditionnelle à un niveau de consommation qui
serait estimé suffisant et donc définitif a disparu. On nous dit
même que la machine économique ne peut fonctionner que
dans la mesure où chacun considère indéfiniment comme non
satisfaisant le niveau de consommation qu'il a atteint. D'où ce
contrecoup assez curieux, que ce qui tend économiquement à
être une civilisation de l'abondance ne peut survivre qu'à condi
tion d'être psychologiquement une civilisation de la frustra
tion. Deuxièmement, la consommation étant devenue, à l'égard
des choses déjà existantes, le rapport dominant, tout bien tend
à être pensé et éprouvé selon la catégorie de la consommation,
avec ce que cela comporte d'avilissant pour des biens qui ne
dépendent pas directement de la production industrielle : la
musique, la promenade dans la campagne, la fête. Il suffit de
parcourir une ville moderne au moment de Noël pour voir
que la vieille fête chrétienne, greffée sur l'immémoriale célébra
tion agraire du solstice d'hiver, est devenue le festival de la
consommation. Certes, l'Antiquité et le Moyen Age avaient
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FRANÇOIS TRICAUD

déjà connu l'amour devenu objet de consommation : c'était


la prostitution. Mais le problème est de savoir si de nos jours
tous les biens qui font le prix de la vie humaine ne sont pas
menacés d'être appréhendés dans une relation de prostitution.
Le second phénomène par contrecoup sur lequel je voudrais
méditer quelques instants, je l'ai déjà évoqué sous le nom peu
élégant d'embouteillage. Qu'est-ce qu'un embouteillage ? C'est
un déséquilibre créé par un pouvoir qui s'est développé sans
qu'on puisse ou qu'on veuille harmoniser par avance les résul
tats de son exercice avec les circonstances où il s'exerce. A cet
égard, la formule cartésienne « maîtres et possesseurs de la
nature » est trompeuse. Nous ne dominons pas une nature, mais
une multitude de mécanismes naturels, sans avoir appris à
coordonner l'emploi que nous en faisons. C'est ainsi que nos
rues sont embouteillées parce que nous avons exercé notre
pouvoir de produire des automobiles sans trop nous demander
où on les mettrait. Nos écoles sont embouteillées parce que
nous n'avons plus besoin d'envoyer les enfants au travail à
treize ans, et que nous n'avons pas prévu les structures sco
laires aptes à les accueillir. Les pays sous-développés (dont cet
exposé ne prétendait pas traiter) sont étranglés par le décalage
entre le pouvoir de guérir les hommes des maladies infec
tieuses et l'impuissance à les nourrir. Finalement, le monde
moderne est un vaste embouteillage : nos semaines sont embou
teillées par une multitude d'occupations, dont nous pouvons
désormais assumer chacune, isolément, mais non la totalité.
L'esprit humain, nous l'avons dit, est embouteillé par une
masse d'informations qu'il n'a plus le temps ou même l'aptitude
de digérer. Finalement, le monde moderne est embouteillé par
la masse de ses problèmes, dont chacun, notons-le, vient d'un
pouvoir, l'impuissance venant de la difficulté que nous éprou
vons à coordonner l'emploi de toutes nos puissances nouvelles,
toutes dues directement ou indirectement au progrès scienti
fique. Ce phénomène, au moins par son ampleur, me paraît nou
veau. Je ne suis pas éloigné d'en faire, parmi les phénomènes
de masse, le phénomène typique du xxe siècle. Ceux qui ont
quelque influence sur les affaires communes peuvent y trouver
un défi stimulant. Pour le commun des hommes, cela donne à
la vie moderne une saveur assez déprimante de « jamais au
point >.

Ceux qui ont bien voulu me suivre jusqu'ici ont sans doute
ressenti qu'après avoir suivi des lignes assez précises, mon
exposé est devenu de plus en plus tâtonnant à mesure que je
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LE MONDE MODERNE

tentais d'avancer dans la description de l'humanité mode


Il faut, certes, faire la part de la maladresse. Mais je crois q
pour une part cette incertitude croissante est liée à la matiè
même dont je traite : pour la civilisation traditionnelle, dés
mais révolue, et stable par essence, il n'est pas impossibl
tracer (l'éloignement aidant) un schéma cohérent. On peu
user de même à l'égard du monde moderne dans la mes
où il est la contestation des assises de cette civilisation tradi
tionnelle. Lorsqu'on aborde les phénomènes de masse expli
cables en gros par un processus de diffusion affadissante, on
trouve déjà des effets plus contingents qu'il est malaisé de
rattacher sans artifice à un schéma rigoureux. Et quand on en
arrive aux phénomènes de masse engendrés par contrecoup, le
désordre foncier de la matière à décrire se reflète presque néces
sairement dans l'exposé — à plus forte raison s'agissant d'une
réalité dont l'essence est d'être en perpétuelle évolution.
Ce plaidoyer pro domo contient le principe de ma conclu
sion : je terminerai en effet en disant qu'il ne faut céder
qu'avec circonspection au désir de définir le monde moderne.
Il a en effet deux faces : un aspect défini et un aspect redou
tablement ouvert. L'aspect défini, c'est le projet conscient de
remplacer le règne de la nature sur l'homme par le règne de
l'homme sur la nature. L'aspect ouvert, ce sont les mille séries
de conséquences imprévisibles dans leurs interférences qui
découlent d'une telle entreprise. L'aventure moderne n'est pas
une. Elle ne peut être vécue que dans le déchirement entre cette
volonté de l'homme d'être l'artisan de son destin et le senti
ment contraire d'être toujours en retard d'une prévision ou
d'une précaution, toujours prévenu par l'événement aveugle.
Il se peut que le monde dont l'homme a décidé de prendre
la direction aille en définitive où l'homme ne veut pas ; il se
peut aussi que l'homme reprenne la maîtrise de son histoire
« emballée ». Aucun pronostic sérieux ne me paraît possible.
La partie n'est pas jouée.

François Tricaud.

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