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LA QUESTION DE LA TECHNIQUE À L'ÉPREUVE DE LA PHILOSOPHIE DE

FRANCIS BACON

Pierre Caye

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

2003/1 Tome 128 | pages 61 à 78


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ISSN 0035-3833
ISBN 9782130534501
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LA QUESTION DE LA TECHNIQUE
À L’ÉPREUVE DE LA PHILOSOPHIE
DE FRANCIS BACON
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La question de la technique
et la situation de la métaphysique

Nous savons, depuis Heidegger, combien la question de la tech-


nique est importante pour comprendre la signification de la méta-
physique et de son histoire. Heidegger a clairement montré que le
règne de la technique n’était pas lié à l’émergence du positivisme au
temps de la révolution industrielle, mais prenait racine bien des siè-
cles auparavant dans les plus antiques philosophies, apparemment
dédaigneuses des travaux mécaniques. C’est que l’essence de la
technique n’a rien de technique1 : ce ne sont pas l’empirisme, le
pragmatisme ou l’utilitarisme qui sont à l’origine de nos sociétés
industrielles et de leur projet de mobilisation totale du monde, mais
la métaphysique la plus haute et la plus abstraite : la République
platonicienne, l’organon aristotélicien, le cogito cartésien, voire la
critique kantienne. Il y a chez Heidegger une généalogie métaphy-
sique, inexorable et implacable, qui commence par l’ontologie pla-
tonicienne de la présence, passe par la philosophie renaissante
du projet et par son avatar classique de la représentation avant
de s’achever par la fameuse volonté de puissance que Heideg-
ger attribue à Nietzsche non sans coup de force au demeurant,
généalogie longue qui explique de façon transcendantale le geste

1. « La technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique


[...] L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne
percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique aussi long-
temps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la prati-
quer, à nous en accommoder ou à la fuir » (Heidegger, « La question de la
technique », in Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958,
p. 9).
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d’appropriation et de maîtrise de la nature par l’homme, et rend


raison du devenir technique de notre civilisation.
Une telle généalogie démontre la coappartenance essentielle de
la métaphysique à la question de la force, et manifeste l’intime
familiarité de l’être et de la puissance. En méditant la technique,
c’est à ce nœud fondamental que le penseur est nécessairement
conduit. À travers cette articulation décisive mais encore mysté-
rieuse, se jouent le sens de notre culture, le destin de notre civilisa-
tion. Il ne faut pas s’y méprendre : la pensée de Heidegger n’a rien
d’innocent. Elle cherche non pas à remettre en cause la dyade de
l’Être et de la Force, mais au contraire à la refonder sur de nou-
velles bases pour en intensifier la dialectique. C’est pourquoi la
technique chez Heidegger se révèle une instance ambiguë, qui
revêt le masque du Janus bifrons. En tant que lieu privilégié
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d’articulation de l’être et de la force, elle est à la fois chance et
danger. C’est le sens du fameux distique de Holderlin que Heideg-
ger aime tant citer, tout particulièrement quand il traite de la
question de la technique :
Mais là où est le danger, là aussi
Croît ce qui sauve1.
La technique est dangereuse, moins par la puissance qu’elle
déploie que par la façon dont elle la déploie. En effet, la technique
moderne est habitée par la volonté de puissance. Ce qui est mena-
çant dans la volonté de puissance n’est pas tant la puissance que sa
volonté, ainsi que les schèmes rationnels que cette dernière utilise
pour assurer sa mainmise sur la nature, comme si le vouloir de
l’homme était le mode le moins approprié au déploiement de la
puissance de l’être. La volonté est une restriction de l’être dans le
jeu de sa puissance. Or la technique moderne est la concrétisation
de la puissance comme volonté et restriction, et c’est ici qu’appa-
raît, sous le couvert de sa force démiurgique, la faiblesse ontolo-
gique de la technique, son incapacité à réengendrer l’être dans le
moment même où elle le déploie. La technique est dangereuse parce
qu’elle risque à tout moment de bloquer l’articulation de l’être et de
la puissance en forçant l’être à s’ouvrir et à se dispenser au nom de
la volonté humaine. L’articulation bloquée, le blocage de l’articula-
tion, c’est ce que Heidegger appelle le Gestell, le « dispositif »,
c’est.à-dire la mobilisation inerte et statique du monde. L’être se
dispense par la technique, mais en se dispensant risque à tout

1. Ibid., p. 38.
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moment de se perdre sans retour. Le vain déploiement de la puis-


sance de l’être par la technique conduit immanquablement à l’épui-
sement, au nihilisme, à la détresse du monde.
Mais assumer le danger de la technique peut aussi conduire au
salut. Heidegger n’est en aucune façon un penseur réactionnaire et
traditionaliste face au phénomène déterminant de notre modernité.
Il s’agit pour lui non de revenir à la vieille civilisation agricole et
artisanale de l’Ancien Régime, mais de penser les nouvelles condi-
tions philosophiques de la technique pour démanteler le Gestell et,
par ce démantèlement, configurer la technique moderne en vue de
déployer au maximum l’être et sa puissance, l’être dans la puis-
sance, la puissance à travers l’être. Heidegger assume ainsi pleine-
ment les enjeux de la modernité, même si les notions de puissance et
de déploiement prennent évidemment chez lui une tout autre
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dimension que dans l’utilitarisme. Car il y a, dans le geste fonda-
mental du faire, un dévoilement, un décèlement, une dispensation
où se joue le destin de l’être auquel ni l’être ni l’homme ne peuvent
échapper. La technè est bien de l’ordre de la physis, de la naissance,
de l’ouverture, du déploiement1. Le Gestell n’est pas la fin inexo-
rable de la poiésis humaine. Ajoutons même que la modernité et ses
moyens ont porté la technique de notre temps à un degré inégalé de
ce faire-naître. Encore faut-il surmonter la pulsion de mort que Hei-
degger perçoit dans un tel déploiement. On peut bouleverser et
révolutionner de l’intérieur la technique moderne pour surmonter
son nihilisme et intensifier son déploiement ontologique. Les nou-
velles technologies, plus souples et moins démiurgiques, technologie
de l’air et non du feu, du virtuel et non de l’effectif, permettent
mieux que jamais dans l’histoire des hommes et de leur production
d’opérer le renversement.

D’une ambiguïté à l’autre

Heidegger retourne comme un gant le paradoxe de la technique


pour transformer sa puissance d’aliénation en expérience de la
« liberté ». Expression de la volonté humaine, de son projet de maî-
trise et de domination du monde, figure achevée de l’humanisme, la
technique moderne, et c’est son paradoxe, finit par commettre dans

1. Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la physis », in Ques-


tions II, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1968, p. 255.
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son fonds l’homme en le réduisant à son simple statut d’animal


pour mieux le mobiliser au profit du Gestell. Ce qui commence
comme le triomphe de l’homme s’achève par sa mort et sa dispari-
tion. Heidegger renverse le paradoxe : si la mort de l’homme est la
conséquence de l’auto-affirmation de sa volonté et de sa puissance,
en revanche, il est possible, en assumant initialement l’inhumanité
de la technique sans lui imposer sa volonté de puissance, en la lais-
sant être dans son déploiement sans chercher à en tirer profit, de
découvrir de nouvelles voies d’hominisation, si du moins cette
assomption se fait au nom de l’être et de son accueil. Celui qui s’est
découvert homme à l’épreuve de l’inhumanité de l’être en jeu
dans la technique relève d’une autre humanité : une humanité
qu’annonce le surhomme. Autour de ce thème se noue le long et
important dialogue que Heidegger entretient dans les années 1930
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et 1940 avec Ernst Jünger, sur le thème du « Travailleur ».
Assurément l’engagement politique de Heidegger est étroitement
lié aux enjeux métaphysiques qui se dégagent d’un tel questionne-
ment. Les noces de la puissance et de l’être, la recherche du sur-
homme à travers la figure du Dasein exposé à la technique,
l’expérience de la liberté à l’épreuve de l’inhumanité du Gestell sont
au cœur de la « révolution allemande » telle que Heidegger a pu, de
son côté, la concevoir. En résolvant l’ambiguïté de la technique, Hei-
degger nous conduit à une autre ambiguïté, bien plus incertaine et
menaçante, l’ambiguïté politique de la puissance affranchie des
cadres de l’humanisme et de sa rationalité. La technique mise au ser-
vice du déblocage de l’articulation de l’être et de la puissance,
l’expérience singulière de la liberté qu’elle prétend promouvoir, ris-
quent à tout moment d’entraîner la guerre, la nuit obscure, le déchaî-
nement de l’être. Ne peut-on se libérer des chaînes tayloristes qu’en
s’engageant dans les SA ? Ne peut-on combattre la mondialisation
qu’en soumettant le monde à la plus radicale ekpurosis, au feu de la
violence divine ? Cette aporie, jamais résolue, toujours tue, met fin
chez Heidegger à la question de la technique. Aporétique, cette der-
nière question reste aujourd’hui entièrement à reprendre.

Généalogie

Aucune conceptualisation a priori n’est en mesure de reprendre


la question de la technique et d’en résoudre l’aporie. Nous avons vu
que la question fournissait l’occasion à Heidegger de tracer la
généalogie de la métaphysique, de son devenir-force et de son épui-
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sement. C’est cette généalogie dite « humaniste », conduisant de


l’être à la raison et de la raison à la volonté de puissance, qui légi-
time en contrepartie le renversement de la métaphysique, la redé-
couverte de l’être, ainsi que son affranchissement par rapport aux
limites que lui imposent les schèmes de la raison et l’unilatéralité de
la volonté. Mais un tel renversement menace de nous faire passer
d’un nihilisme à l’autre : du nihilisme passif du monde bloqué, répé-
titif, sans sens ni destin que configurent la technique moderne et
son économie, au nihilisme actif de la violence de l’être et de son
inhumanité. Pour surmonter cette antinomie, il est nécessaire de
reprendre, à travers la question de la technique, la généalogie de la
métaphysique à la recherche d’un autre achèvement pour le travail
de la raison que la volonté de puissance et le Gestell.
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La reprise de la dimension généalogique en jeu dans la question
de la technique passe par la mise en œuvre de deux chantiers :
1 / Nous savons, grâce aux travaux de Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, de Michel Haar ou de Jean-Pierre Faye1, combien le syn-
tagme de « volonté de puissance » et surtout l’interprétation qu’en
donne Heidegger sont étrangers à la pensée de Nietzsche. Nietzsche
échappe à la généalogie où Heidegger cherche à l’enfermer. Par cette
échappée, la pensée de Nietzsche constitue un point de vue capable
de sonder et de questionner les limites et les présupposés de la généa-
logie heideggérienne de la métaphysique. Ce que Heidegger appelle
son différend (Auseinandersetzung) avec son ennemi le plus intime2,
à savoir Nietzsche, doit être repris et renversé, comme s’il ne
s’agissait plus de dénoncer avec Heidegger la violence romaine
et titanesque de la raison chez Nietzsche, mais bien plutôt de lire
Nietzsche comme un antidote nécessaire à la violence de l’être, à son
devenir-puissance, à sa puissance en incessant devenir.
2 / Mais un tel renversement n’est possible qu’après avoir
éclairci les rapports de l’art, de la force et de la raison tels que la
pensée de la Renaissance les met en place. On ne peut juger ce
qu’il en est de l’humanisme de Nietzsche, de son rapport à l’art
et à la puissance qu’après une enquête préalable sur l’origine
renaissante du devenir technique de la métaphysique. Heidegger,

1. G. Colli, Écrits sur Nietzsche, Paris, L’Éclat, 1996 ; M. Montinari, « La


volonté de puissance » n’existe pas, Paris, L’Éclat, 1996 ; J.-P. Faye, Le vrai
Nietzsche. Guerre à la guerre, Paris, Hermann, 1998 ; M. Haar, Nietzsche et la
métaphysique, Paris, Gallimard, 1993.
2. V. sur ce point Michel Haar, « L’adversaire le plus intime », in La frac-
ture de l’histoire. Douze essais sur Heidegger, Grenoble, J. Millon, 1994,
p. 189.218.
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comme Nietzsche, a clairement vu l’importance de la philosophie


de la Renaissance – et en particulier de sa théorie de l’art – dans
le devenir technique de la métaphysique. De fait, c’est à l’art de
Dürer et à l’interprétation qu’en donne Érasme que Heidegger
attribue la paternité de la transformation fondamentale de l’Être
en philosophie du projet et de la représentation1. L’art de la
Renaissance a fait de la technique une cosa mentale, selon l’expres-
sion de Léonard de Vinci. Tout est conçu dans l’atelier de l’esprit,
seclusa materia2, avant toute réalisation. L’œuvre est faite et
achevée avant même d’être exécutée. Une telle opération a pour
nom, en art, « projet ». En tant que tels, l’art de la Renaissance et
sa rationalité projective sont évidemment à l’origine de la tech-
nique moderne. Pourtant s’inscrit ici le premier hiatus dans la
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généalogie heideggérienne, car il est facile de voir, quand bien
même une rationalité identique y présiderait, la différence qui
sépare radicalement une villa palladienne d’une centrale atomique
ou du réseau viaire de la Défense. En effet, l’art humaniste, loin de
nous conduire à la mobilisation totale et à la computation univer-
selle du monde, nous propose, grâce à la rationalité même de son
projet, une véritable technique élégiaque qui intervient non pour
transformer le monde mais simplement pour en modifier les lignes,
c’est-à-dire pour le dessiner. Ici la technique a pour nom disegno.
L’ouvrage d’art n’entretient pas, dans l’un et l’autre cas, le même
rapport à la machine et à sa force. Il y aurait donc dans la rationa-
lité projective et machinique de l’art de la Renaissance un autre
rapport au pouvoir que le Gestell de la technique moderne, un rap-
port qui ne passe pas par l’être et par son déploiement. Pour que
la raison se fasse volonté de puissance, encore faut-il postuler,

1. « Une proposition d’Érasme nous est parvenue qui doit caractériser


l’art d’Albrecht Dürer. La proposition exprime une pensée qui de toute évi-
dence a dû surgir dans l’esprit de l’humaniste au cours d’un entretien avec le
peintre. Voici cette proposition : Ex situ rei unius, non unam speciem sese oculis
offerentem exprimit. Lui, le peintre Dürer, en représentant un objet isolé à par-
tir de sa situation fortuite, ne se borne pas à en faire apparaître un aspect isolé,
offert au regard, mais (ainsi faut-il suppléer) – à montrer à chaque fois l’objet
isolé en tant que cet objet unique dans son unicité – il rend visible l’Être
même dans un lièvre, l’être-lièvre, l’être-animal de cet animal. Érasme se pro-
nonce ici manifestement contre Platon. Il est plus que probable que l’huma-
niste ait connu le dialogue sur la République, notamment le passage sur l’art.
Mais qu’Érasme et Dürer puissent parler de la sorte présuppose qu’à ce
moment la notion de l’Être est en pleine révolution » (M. Heidegger, Nietzsche,
I, trad. P. Klossowsky, Paris, Gallimard, 1971, p. 171).
2. Leon-Baptiste Alberti, De re aedificatoria, I, 1, t. I, Milan, Il Polifilo,
1966, p. 21.
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comme le fait Heidegger, la coappartenance essentielle de l’être et


de la puissance. C’est la postulation d’un tel horizon qui conduit la
raison à son épuisement technique.

Pour une autre généalogie de la technique

Il existe aussi à la Renaissance une autre voie qui permet de pis-


ter, à partir de la question métaphysique, la genèse de la technique
moderne et de sa volonté de puissance. Or cette voie, loin de
reprendre la tâche de l’organon aristotélicien et le projet de sa ratio-
nalité sur le modèle de l’art et de son opérativité, en constitue au
contraire leur critique radicale comme si l’art formait le point de
blocage interdisant à la poiésis de l’homme d’accéder à la plénitude
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de sa technique. C’est cette filière que met en place sir Francis
Bacon. Car Bacon réussit à penser les conditions de la technique
moderne en réfutant l’organon d’Aristote et le devenir technique de
sa métaphysique. C’est ainsi que la pensée du chancelier occupe
dans l’histoire de la métaphysique une place nécessaire et détermi-
nante. Certes, Bacon, en ce début du XVIIe siècle, n’a pas le mono-
pole de l’anti-aristotélisme. Mais, alors qu’habituellement la cri-
tique de l’aristotélisme à la fin du XVIe et au XVIIe siècle a
essentiellement pour fonction de renforcer la puissance méthodique
de l’organisation de l’être et de l’ordre de son déploiement systéma-
tique, Bacon s’engage sur une voie singulière qui remet en cause
l’ensemble du geste métaphysique depuis son origine, remise en
cause qui, à ses yeux, est la condition de possibilité du développe-
ment des sciences et de leur efficacité technique.
En effet, l’œuvre de Francis Bacon démontre comment, à
l’inverse de la généalogie heideggérienne, une critique du dispositif
ontologique, une remise en cause de la dialectique platonicienne et
de la logique aristotélicienne, une critique de la théorie du projet et
de la représentation – bref, comment « une pensée sans méthode »,
comme la définit Paul Feyerabend1, voire une « rationalité faible »
(pensiero debole), selon l’expression de Gianni Vattimo, peuvent
elles aussi conduire à l’industrialisation et à la modernisation
technique des sociétés occidentales contemporaines, selon une
tout autre généalogie que celle proposée par Heidegger.

1. De fait, Paul Feyerabend se sert à plusieurs reprises de Bacon pour jus-


tifier la notion de pensée sans méthode ; v. Contre la Méthode, Paris, Le Seuil,
1979, p. 171-172, avec référence aux premières pages de l’Advancement of Lear-
ning de Bacon et au Novum Organum, I, § 79 et 86.
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La nouvelle généalogie de la technique que sir Francis Bacon


met en place, une généalogie qui fait l’économie de la méthode,
repose sur trois points :
1 / La destruction du projet : L’approche baconienne du savoir
présuppose la destruction de l’idée mentale et de son projet, consi-
dérée comme une stérilisation de l’investigation scientifique et de
son invention. Ce n’est plus la logique d’Aristote qui conduit au
devenir technique du savoir scientifique, mais au contraire sa radi-
cale destruction.
2 / L’approche métaphorique : La destruction de la logique aris-
totélicienne et de sa capacité méthodique modifie de fond en comble
la démarche noétique des sciences : à la dimension analytique qui
caractérise la constitution du projet, Bacon substitue une approche
métaphorique au service de l’invention.
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3 / La mobilisation de l’être par la libération du savoir : Une telle
substitution prépare la condition technique de la civilisation indus-
trielle, c’est-à-dire la mobilisation de la technique au service
de la puissance, la mobilisation de la puissance au service de la
technique.

La critique du projet

Bacon évidemment n’a inventé ni l’abeille, l’animal qui dans


son bestiaire symbolise l’articulation de la rationalité et de
l’empirie, ni même la deductio ad praxin, le sens de l’opérativité et
de l’œuvre concrète. Que ce soit au nom de la tradition galénique
des médecins, de la méthode expérimentale mise au point par les
aristotéliciens de Padoue ou encore de la tradition vitruvienne des
architectes, la plupart des artistes et des savants de la Renaissance
ont cherché à mieux articuler le rapport de la théorie à la pratique.
Nous savons que la méthode expérimentale n’est pas née au
XIXe siècle en France avec Claude Bernard, mais au XVIe siècle, à
Padoue, avec Jacopo Zabarella, au sein même de la logique aristo-
télicienne et de son effervescence théorique. De fait, l’essentiel de la
question épistémologique à la Renaissance tourne autour de ces
deux points dont dépend la question de la technique.
Peu importent en cette affaire le dogmatisme de l’École ou
l’empirisme des alchimistes et tout autre Idealtype de l’épistémo-
logie. De toute façon, ils sont voués aux oubliettes de l’Histoire.
C’est se tromper d’ennemi que de se contenter de la naïve dicho-
tomie entre les doctes sans pratique de l’Université scolastique et
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les expérimentateurs sans principe que multiplie la curiosité uni-


verselle1. Dans toute l’Italie du Cinquecento, à Padoue, à Pise, à
Florence et à Venise, à Rome même, surgissent de nouvelles expé-
riences et de nouveaux savoirs qui transgressent les frontières her-
métiques de l’épistémologie traditionnelle. Au demeurant, Bacon
lui-même ne l’ignore pas, qui se dit prêt à s’entendre avec les dog-
matiques à condition qu’ils se contentent d’exposer le savoir en lui
laissant toute liberté pour la praxis et l’invention. Le véritable con-
flit à partir duquel la pensée de Bacon se construit est ailleurs.
L’induction de Bacon est essentiellement une critique du projet.
Qu’est-ce que le projet ? Le projet marque le triomphe du men-
talisme que l’art de la Renaissance et sa théorie ont illustré avec la
plus grande force. Le projet a pour but de résoudre les apories du
syllogisme factif qu’Aristote présente en Métaphysique Z, 7, c’est-à-
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dire de surmonter le jeu de la contingence qui ne cesse d’affecter, de
fragiliser, d’équivoquer l’articulation de la noésis et de la poiésis, de
la théorie et de la pratique2. Pour surmonter la contingence qui
menace tout ce qui dans l’esprit de l’homme aspire à se matérialiser
et à s’inscrire dans la nature, il suffit de renverser l’ordre du syllo-
gisme. Vitruve définit l’architecture d’abord comme fabrica (métier,
savoir-faire, pratique) et ensuite comme ratiocinatio (raisonne-
ment)3, ce qui ne signifie pas pour autant le triomphe de l’empirie et
de la pragmatique. Simplement la conception du projet doit tou-
jours tenir compte des questions de fabrique ou de pratique pour
s’instituer ; le matériau que traite l’architecte n’est ni le bois ni la
pierre ni la brique, mais des questions de construction à la fois his-
toriques et techniques qui servent de substrat à sa conception for-
melle. Le primat chronologique de la pratique sur la théorie marque
paradoxalement une idéalisation de la conception. Le chantier se

1. Comme le note Vitruve, bien avant Bacon, la théorie sans la pratique


aussi bien que la pratique sans la théorie sont vaines : « Les architectes qui se
sont uniquement consacrés à la pratique manuelle, en ignorant les lettres,
n’ont jamais pu atteindre une autorité digne de leur peine, tandis que ceux qui
ne se sont fiés qu’aux raisonnements et aux lettres semblent avoir poursuivi
une ombre plutôt que la réalité » (Vitruve, De Architectura, I, 1, 2).
2. La théorie du projet est déjà en place chez Aristote, en particulier dans
le syllogisme factif qu’il traite en Métaphysique Z, 7 et dans les rapports entre
noésis et poiésis que ce type de syllogisme met en place. Le projet est donc une
vieille affaire de la philosophie. Mais le syllogisme factif aristotélicien est
affecté d’un certain nombre d’apories qui affaiblissent son opérativité aussi
bien théorique que pratique. Il appartient à la Renaissance de procéder à un
certain nombre de modifications dans la structure logique de ce syllogisme et
dans son mode de fonctionnement pour le rendre pleinement opératoire.
3. Vitruve, De Architectura, I, 1, 1.
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70 Pierre Caye

déplace, s’intériorise, s’installe dans l’esprit de l’architecte : il


devient un chantier mental, une officina mentis.
L’architecte vitruvien résout mentalement et par avance les
problèmes matériels, physiques, pratiques que pose son projet, et
les insère dans la trame même de sa conception afin qu’au moment
de l’exécution des plans la fortune de la contingence soit entière-
ment maîtrisée. Le concept tombe de l’esprit de l’architecte tout
armé, solide, substantiel, visible, possédant en lui-même sa propre
matière intelligible, son substrat sans qu’il ait besoin de se compo-
ser hylémorphiquement avec les matériaux de construction pour
exister. Ce type de concept substantiel, suffisant, autonome, a pour
nom, dans l’art de la Renaissance, Idea.
Le projet accomplit la dialectique des Anciens poussée à son
extrême ; il exprime avec force la synthèse de la logique aristotéli-
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cienne, de la noétique platonicienne et de la mathématique proclu-
sienne ; il rassemble l’ensemble de la tradition métaphysique pour
permettre à cette dernière de se transformer en technique et de faire
œuvre. Or c’est précisément une telle synthèse métaphysique que
combat Bacon. Le projet exprime au sens le plus fort ce que Bacon
dénonce sous les termes d’ « anticipation de l’esprit »1, c’est-à-dire
l’esprit comme devancement de la nature et, par là même, comme
son manquement et son oblitération. Le projet est par excellence
anticipation de l’esprit en tant qu’il assure l’équivalence intégrale
de l’anticipation et de l’esprit, leur synonymie parfaite, leur coap-
partenance essentielle, comme si l’esprit, pour assurer sa maîtrise,
se devait nécessairement d’être devançant, anticipant, projetant, et
comme si, en retour, il n’y avait d’anticipation réussie que par
l’esprit, tout autre mode de devancement, par l’opinion ou par
l’intuition, étant condamné à se faire rattraper par la contingence.
Bref, la théorie du projet est l’exacte antithèse de l’induction
baconienne. Pour qu’il y ait antithèse, il faut qu’il y ait à la fois
question commune et résolution contradictoire. C’est en quoi il
existe ici un véritable différend entre la culture italienne des ingé-
nieurs et des architectes du Cinquecento et la culture anglo-saxonne
de l’efficiency que met en place Bacon.
L’articulation du rationnel et du factuel pour faire œuvre cons-
titue la finalité commune autour de laquelle se rassemblent l’induc-
tion baconienne et le projet de l’art humaniste. Mais, autour de ce

1. « On ne trouve rien si on a cherché dès le début, par un souci prématuré


et intempestif, des résultats fixés d’avance » (Bacon, Instauratio Magna, pré-
face, éd. G. Rees, Oxford, Clarendon Press, 2000).
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La question de la technique 71

point commun, induction et projet s’opposent. En effet, le projet


synthétise aux yeux de Bacon tous les défauts des deux voies, la
dogmatique et l’empirique. De fait, le projet allie à un dogmatisme
de la procédure (une procédure dotée de schématismes extrêmement
construits et déterminés par les mathématiques – disposition, sys-
tèmes de mesure, eurythmie, distribution, etc. – qui corsètent la
matière factuelle et en désarment la puissance de contingence) la
réduction empirique du statut de l’expérience. En effet, la rationa-
lité du projet n’a pas pour but de développer l’expérience, mais uni-
quement de l’utiliser pour mieux neutraliser le travail et l’énergie de
la nature. L’anticipation de l’esprit est donc à la connaissance, pour
Bacon, ce que la volonté est à la puissance pour Heidegger : un dis-
positif d’appropriation qui, à force de vouloir posséder et assimiler
son objet, finit par le figer, au risque de se bloquer soi-même.
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L’approche baconienne, de son côté, cherche non pas à soumettre
l’expérience au schématisme, mais à l’en libérer, pour qu’à son tour
l’expérience puisse en libérer l’esprit et sa rationalité.
Enfin, dernier défaut et non des moindres, le projet trace une
séparation nette entre l’art et la nature, car le projet cherche moins
à pénétrer la nature pour s’y fondre et la transformer qu’à surédifier
l’ordre lumineux de l’esprit sur la stance impénétrable et obscure de
la nature, comme l’illustre bien l’art classique. C’est ce genre même
d’opération qui, aux yeux de Bacon, « a tendance à limiter de façon
perverse la puissance humaine, à susciter parmi les hommes un
découragement artificiel et factice »1, comme si Bacon avait com-
pris que la métaphysique de l’esprit qu’exprime le projet était le
symptôme de l’impuissance de l’homme plus encore que l’instru-
ment de sa volonté de puissance.

Mouvement et métaphore

Bacon est un penseur du mouvement, et c’est en quoi il est aussi


un penseur de la puissance. Pour lui, l’objet de la philosophie natu-
relle ne se réduit pas, comme chez Aristote, aux genres et aux
espèces, aux catégories et aux propriétés, mais est formé par les
mouvements, les inclinations et les attractions. « Il s’agit d’exa-
miner, écrit-il dans le Novum Organon, non pas les principes quies-
cents, à partir desquels les choses sont faites, mais les principes
mouvants par lesquels elles sont faites. Car si les premiers se prêtent

1. Bacon, Cogitata & Visa, § 2.


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72 Pierre Caye

aux discours, seuls les seconds nous permettent d’accéder aux


œuvres. »1 Bacon remet ainsi en cause toute l’architectonique pré-
dicamentale de l’ontologie aristotélicienne qui fixe l’être et l’immo-
bilise au détriment de sa puissance de transformation. L’architec-
tonique aristotélicienne de l’immobilisation est portée à l’extrême
par le projet qui instaure un double blocage : blocage de l’idée close
et sphérique, qui, à son tour, bloque la virulence de la nature et
dompte sa contingence.
La philosophie naturelle de Bacon repose donc sur la libération
du mouvement qu’entrave et immobilise l’organon aristotélicien, ce
qui passe par la réfutation des distinctions et des séparations
qu’Aristote a artificieusement infligées au mouvement pour mieux
le saisir et le fixer. Dans cette perspective, la libération du mouve-
ment de l’être, le mouvement de libération de l’être, s’opère en deux
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temps :
1 / Il s’agit, dans un premier temps, de remettre en cause la dis-
tinction catégoriale du mouvement : « Génération, corruption, aug-
mentation, diminution, altération et transport <c’est-à-dire les dif-
férents modes du mouvement selon les catégories d’Aristote> ne
sont ici d’aucune valeur, écrit Bacon [...] Ces distinctions, populai-
res et triviales, ne pénètrent la nature d’aucune façon ; ce sont seu-
lement des périodes et des mesures <ce précisément avec quoi tra-
vaille le projet et en particulier le projet artistique>, non des
espèces du mouvement. Ce qu’elles désignent, c’est : jusqu’à quel
point ? <c’est-à-dire une désignation de limites> mais non com-
ment ? ou de quelle source ? Elles n’indiquent rien de l’appétit des
corps ou du progrès de leurs parties. »2 Bref, pour Bacon, appliquer
les catégories au mouvement n’est finalement qu’une façon de
ramener le mouvement au stade du repos et de la fixité.
2 / Non seulement les catégories sont incapables de rendre raison
des causes du mouvement, mais plus encore, ajoute Bacon, elles
introduisent arbitrairement une différence entre le mouvement
naturel (par exemple, la génération et la corruption) et le mouve-
ment violent (que peut être par exemple le mouvement local). Nous
avons vu combien le projet portait ce genre de différence à
l’extrême mais aussi combien cette différence était source d’im-
puissance. De fait, Bacon refuse la distinction que fait Aristote
entre le mouvement naturel et le mouvement violent. « Tout mou-

1. Bacon, Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, I, § 66,


Paris, PUF, 1986.
2. Ibid.
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La question de la technique 73

vement violent, écrit Bacon, est aussi en vérité un mouvement


naturel, la cause efficiente externe mettant simplement la nature à
l’œuvre d’une autre façon qu’auparavant. »1
En libérant le mouvement de l’être, il s’agit pour Bacon de
refonder la plénitude de la nature qu’il juge menacée par le travail
de distinction du Stagirite : « Les corps ont un appétit pour le
contact mutuel, écrit Bacon, en sorte qu’ils ne souffrent pas que
l’unité de la nature soit totalement rompue et déchirée jusqu’à
engendrer le vide »2. À suivre Bacon, la plénitude de la nature que
postule la physique d’Aristote semble contredite par le travail de sa
logique et de sa métaphysique qui y importe du vide et de la dis-
continuité. Cependant Bacon n’affirme pas non plus un monisme
absolu de l’Être, de son mouvement, de sa substance, comme si la
nature était sans différence ni couture. Simplement les différences
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ici ne sont pas imposées par l’esprit anticipateur mais se font jour
dans le jeu même de la nature et de son mouvement.
La nature chez Bacon est à la fois une et multiple : une en tant
qu’elle ne souffre aucune distinction a priori, mais aussi multiple
par la variété de ses phénomènes, ainsi que par leur dispersion et
leur dissémination qui renvoient à une nature fluente, constam-
ment en mouvement et, en tant que telle, insaisissable par l’esprit
anticipateur3. C’est pourquoi, en raison de cette fluence, « il est
vain, note Bacon, de chercher à scruter la nature d’une chose dans
la chose elle-même »4. En une formule, Bacon invalide toute la
théorie de la connaissance aristotélicienne. Il faut accéder aux
choses, non pas par la chose même, mais en procédant par approxi-
mation, c’est-à-dire par mouvement approché : « Il faut scruter les
choses par calcul et mise en ordre des degrés, par détermination des
moments, des limites et des lois véritables du mouvement des
choses et de leurs altérations. »5

1. Ibid.
2. Ibid.
3. « Les méthodes sont plus propres à emporter l’assentiment et la persua-
sion, mais moins aptes à orienter vers l’action car elles mènent une sorte de
démonstration en cercle ou en orbe [...] Mais les éléments particuliers, étant en
eux-mêmes dispersés, sont plus en accord avec des directives dispersées. Enfin,
les aphorismes, en tant qu’ils présentent un savoir morcelé, invitent les hom-
mes à pousser leur recherche plus loin, tandis que les méthodes, offrant
l’apparence d’une totalité, rassurent les hommes comme si le point ultime était
atteint » (Bacon, Du Progrès et de la promotion du savoir, II, trad. M. Le Dœuff,
Paris, Gallimard, 1991, p. 187).
4. Novum Organum, op. cit., I, § 70.
5. Bacon, Valerius Terminus, § 14, trad. F. Vert, Paris, Méridiens-
Klincksieck, 1986.
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74 Pierre Caye

Voilà ce qui donne toute sa signification à la nouveauté de


l’organon que propose Bacon. L’organon baconien se place sous le
signe de la métaphore. Encore faut-il lever toute ambiguïté sur
cette notion piège de l’épistémologie. En effet, la notion de méta-
phore se laisse entendre de deux façons.
La métaphore est habituellement assimilée à l’analogie, comme
si toutes choses – les plantes, les métaux, les planètes, etc. – étaient
reliées les unes aux autres, en fonction de leur sympathie élémen-
taire et selon l’étroite correspondance du microcosme et du macro-
cosme. Mais il me semble judicieux de ne pas surévaluer ce genre de
paradigme pour rendre raison de l’épistémé de la Renaissance. Il est
en tout cas étranger à la logique baconienne.
On peut aussi comprendre la métaphore d’une autre façon qui
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m’apparaît plus féconde. Il faut s’arrêter au sens propre du terme,
en respectant avec précision son étymologie. La phora définit en
grec le mouvement : non pas n’importe quel mouvement, mais le
mouvement local, le mouvement du déplacement. Le meta- de la
métaphore renvoie, quant à lui, à un autre meta- significatif dans
l’histoire de la métaphysique, le meta- de la metabasis eis allo genos
définissant le mouvement logique qui fait passer l’entendement
d’un genre ou d’une catégorie à une autre, c’est-à-dire le meta- de
la transgression prédicamentale. La métaphore est donc le mouve-
ment de l’intelligence qui se déplace et qui, en se déplaçant, trans-
gresse les limites que les catégories fixent à l’appréhension des
choses dans leur réalité. Mais ce qui transgresse relie aussi ce qui
était séparé ; la métaphore fait partie de l’art des pontonniers : le
meta- n’est pas seulement trans-, mais devient aussi un inter-,
l’inter- de l’interprétation même de la nature par une intelligence
mercurielle.
Si, pour fonctionner, la première métaphore doit postuler la cir-
culation et la relation générales de toutes choses avec toutes choses,
la seconde, au contraire, pose les conditions qui rendent possible
une telle circulation. Pour la première, la circulation ne pose pas de
problème ; pour la seconde, elle est son problème.
Bacon exerce l’art de la métaphore en juriste et plus particuliè-
rement en casuiste : dans le Novum Organum et dans La Nouvelle
Atlantide, Bacon utilise, pour expliquer la progression de son
enquête et le développement de ses expériences, le vocabulaire
que les juristes utilisent pour caractériser leur travail de création
du droit qui, à partir de cas connus et ordonnés, qualifient des
faits ne relevant au départ d’aucune définition juridique. Bacon
parle ainsi de translatio, de variatio, de compulsion, de prolonga-
o
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La question de la technique 75

tion, etc.1. Les juristes actuels appellent un tel travail de création


juridique l’autopoièse du droit. Il y a ainsi, chez Bacon, par ce jeu
général de la métaphore qui traverse son organon, une véritable
autopoièse de la connaissance à travers laquelle se révèlent la
nature et son mouvement.

Métaphore et technique

En quoi l’art baconien de la métaphore, du déplacement euris-


tique de l’entendement détermine-t-il, de façon bien plus puissante
que le projet et son organisation prédicamentale de l’œuvre, le
déploiement de la technique moderne et sa mobilisation totale ? La
métaphore baconienne exprime en réalité trois caractéristiques qui
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justifient le lien qu’un certain nombre de critiques opèrent entre la
pensée de Bacon et la naissance de la civilisation industrielle2. Ces
trois caractéristiques sont : 1 / le primat du processus sur l’œuvre ;
2 / le débordement, le dépassement permanent du processus par lui-
même, que Bacon, reprenant la devise de Charles-Quint, évoque par
l’expression du « plus oultre » ; 3 / enfin, la machinisation de la
pensée que favorise son fonctionnement métaphorique.
1 / Comme il en découle de l’analyse heideggérienne, et comme
Paolo Rossi lui aussi l’a montré en ce qui concerne Bacon, l’utili-
tarisme est une notion dénuée de pertinence pour rendre compte de
la question de la technique3. Entre le projet et la métaphore, ce
n’est pas le dispositif le plus utilitariste, le plus tourné vers la
praxis, qui est le plus mobilisateur. Le projet souffre de perfection-
nisme : perfectionnisme de ses procédures réglées mais surtout
recherche de la perfection dans son œuvre. Une fois l’œuvre
accomplie, perfecta et perfinita, les échafaudages sont démontés ; le
projet cesse de lui-même, se démantèle, s’épuise et disparaît dans
son résultat. C’est pourquoi Bacon nous avertit de ne pas ramasser
prématurément comme Atalante au milieu de sa course les pommes
d’or d’Aphrodite, c’est-à-dire de ne pas courir immédiatement à la
deductio ad praxin, car la réalisation de l’œuvre signifie aussi la fin

1. Sur ce mode de transposition dans la technique juridique, v. L. B. Al-


berti, « De Jure », éd. C. Grayson et trad. P. Caye, in Albertiana, III, Florence,
Olschki, 2000, p. 164-191.
2. B. Farrington, Francis Bacon, Philosopher of Industrial Science, New
York, Abelard-Schuman, 1947 ; R. K. Faulkner, Francis Bacon and the Project
of Progress, Lanham, Rowman & Littlefield, 1984.
3. P. Rossi, « Vérité et utilité de la science chez Francis Bacon », in Les
philosophes et les machines, trad. P. Vighetti, Paris, PUF, 1996, p. 149-170.
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 61 à p. 78
76 Pierre Caye

de la recherche1. Au demeurant, chez Bacon, la praxis n’est pas une


fin ou un accomplissement de la théorie, mais un simple moment
essentiellement destiné à relancer la recherche. La praxis s’inscrit
dans un processus permanent d’investigation qui la dépasse. Se
mettent ici en place les prémisses théoriques de ce que Schumpeter
appellera plus tard, pour caractériser le capitalisme industriel, la
« destruction créatrice ».
2 / Il y a donc chez Bacon une productivité propre de la
démarche métaphorique qui dépasse la seule mise en œuvre ou
deductio ad praxin, productivité qu’exprime avec force la fameuse
devise du Novum Organum : Multi pertransibunt et augebitur scien-
tia. Ce sont non pas les choses étudiées pour elles-mêmes qui don-
nent sa richesse au savoir, mais bien plutôt la richesse des liaisons et
des enchaînements qu’elles permettent de réaliser. Le processus lui-
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même progresse et se modifie à mesure que ses opérations se com-
plexifient. Il est à lui-même sa propre fin, une fin sans fin, une
œuvre ouverte en croissance incessante.
3 / L’incessante croissance du savoir et de son processus d’inves-
tigation n’est possible que parce que le travail de la métaphore
se machinise. Il appartient au Novum Organum d’automatiser la
métaphore, c’est-à-dire de la rendre autoproductive. Il y a un
paradoxe à éclaircir ici : en effet, il semblerait que le projet et, d’une
façon plus générale, toutes les méthodes réglées et rigides puissent
se machiner bien plus facilement que la métaphore toujours en
déplacement dans le champ ouvert de son investigation : la concep-
tion assistée par ordinateur en témoigne suffisamment aujourd’hui.
Mais règne dans le projet une subtilité qu’aucune machine n’est en
mesure d’égaler ni même de favoriser. En effet, s’il est vrai que le
projet a pour tâche de résoudre au préalable un certain nombre de
problèmes constructifs et formels qui conditionnent l’œuvre, cette
dernière ne se réduit jamais en elle-même à la synthèse de ces pro-
blèmes et de leurs solutions ; au contraire, elle offre une solution
globale qui surpasse largement les problèmes particuliers auxquels
elle répond. C’est pourquoi le concepteur doit toujours finir par
« casser le projet », c’est-à-dire par défaire ce qui a été fait, le
mettre à plat et l’effacer, pour ensuite le reprendre et le recomposer
en quelques gestes rapides et précis que rend efficaces et pondéreux

1. « Le danger est en effet que de telles œuvres d’art qui paraissent


atteindre au sommet et au faîte de l’industrie humaine ne frappent de stupeur
l’entendement, ne le ligotent, ne le prennent en somme sous leur charme, au
point de lui interdire tout commerce avec d’autres œuvres... (Novum Organum,
op. cit., II, § 31).
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 61 à p. 78
La question de la technique 77

le travail antérieur de l’analyse. Ce geste virtuose de rupture et de


recomposition simultanées, qui trace la véritable frontière entre le
moment analytique du projet et son moment synthétique, aucune
machine n’est en mesure de l’opérer. C’est un geste d’artiste qui
marque précisément l’origine humaniste et poïétique de la théorie
du projet dans la noétique occidentale.
En revanche, la métaphore, qui, elle, avance par approximation
continue, sans rupture ni saut, peut, pour sa part, se machiner sans
peine – la machine égalisant et nivelant tout ce qui peut apparaître
de l’ordre du saut et de la rupture dans le mouvement de métabase
de la pensée métaphorique. Bacon affirme ainsi, dans le Novum
Organum, que son système d’invention scientifique a besoin
d’esprits et d’intelligences égalisés et nivelés pour bien fonctionner1.
Et c’est pourquoi, précise-t-il dans sa préface, « il faut surtout ne
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pas laisser le travail de l’esprit à lui-même ; il faut au contraire
constamment le gouverner et mener l’entreprise comme avec des
machines [...]. Car il est très clair que dans toute grande œuvre où
intervient la main de l’homme, s’il n’est fait usage d’instruments
et de machines, ni les forces de chacun ne peuvent être dirigées, ni
celles de tous se réunir »2.

Retour à Heidegger

Heidegger n’a pas véritablement abordé, dans sa critique de la


technique moderne ni dans la généalogie métaphysique où il
l’inscrit, les thèmes du mouvement, du procès, de l’invention et de
sa métaphore que nous venons d’évoquer à travers l’œuvre du
chancelier Bacon, car pour lui la technique moderne reste sous le
signe du blocage et du repos, de la statique et de l’épuisement. Pro-
cès, mouvement, métaphore sont, au contraire, des concepts que
Heidegger reprend dans son propre projet de dépassement et de ren-
versement de la métaphysique. Pourtant, comment nier l’impor-
tance de telles notions pour rendre raison des transformations de la
technique contemporaine et de l’ordre économique qu’elle pro-
meut ? Mais tenir compte de ces thèmes aurait contraint Heidegger
à minimiser la domination de la rationalité représentative et pro-

1. « Notre système d’invention scientifique est tel qu’il ne laisse pas grand-
chose à la subtilité et à la force de l’esprit ; et même il égalise les esprits et les
intelligences » (Novum Organum, op. cit., I, 61. v. aussi id., § 113 et 122).
2. Novum Organum, op. cit., préface, p. 94-95.
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78 Pierre Caye

jective dans la genèse de la technique moderne, et à réduire son rôle


dans le Gestell, au risque de se voir conduit à questionner de façon
plus problématique le rapport de l’être et de son mouvement à la
puissance. Mais c’était là se dévoiler lui-même et avouer que, d’une
certaine façon, lui aussi s’inscrivait dans la longue histoire de l’être,
de sa mobilité et de sa mobilisation par l’Occident à laquelle appar-
tient le devenir technique de notre civilisation.

Pierre CAYE,
CNRS-CHPM, Villejuif.
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