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FRANCIS BACON
Pierre Caye
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ISSN 0035-3833
ISBN 9782130534501
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophique-2003-1-page-61.htm
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La question de la technique
et la situation de la métaphysique
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d’articulation de l’être et de la force, elle est à la fois chance et
danger. C’est le sens du fameux distique de Holderlin que Heideg-
ger aime tant citer, tout particulièrement quand il traite de la
question de la technique :
Mais là où est le danger, là aussi
Croît ce qui sauve1.
La technique est dangereuse, moins par la puissance qu’elle
déploie que par la façon dont elle la déploie. En effet, la technique
moderne est habitée par la volonté de puissance. Ce qui est mena-
çant dans la volonté de puissance n’est pas tant la puissance que sa
volonté, ainsi que les schèmes rationnels que cette dernière utilise
pour assurer sa mainmise sur la nature, comme si le vouloir de
l’homme était le mode le moins approprié au déploiement de la
puissance de l’être. La volonté est une restriction de l’être dans le
jeu de sa puissance. Or la technique moderne est la concrétisation
de la puissance comme volonté et restriction, et c’est ici qu’appa-
raît, sous le couvert de sa force démiurgique, la faiblesse ontolo-
gique de la technique, son incapacité à réengendrer l’être dans le
moment même où elle le déploie. La technique est dangereuse parce
qu’elle risque à tout moment de bloquer l’articulation de l’être et de
la puissance en forçant l’être à s’ouvrir et à se dispenser au nom de
la volonté humaine. L’articulation bloquée, le blocage de l’articula-
tion, c’est ce que Heidegger appelle le Gestell, le « dispositif »,
c’est.à-dire la mobilisation inerte et statique du monde. L’être se
dispense par la technique, mais en se dispensant risque à tout
1. Ibid., p. 38.
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 61 à p. 78
La question de la technique 63
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dimension que dans l’utilitarisme. Car il y a, dans le geste fonda-
mental du faire, un dévoilement, un décèlement, une dispensation
où se joue le destin de l’être auquel ni l’être ni l’homme ne peuvent
échapper. La technè est bien de l’ordre de la physis, de la naissance,
de l’ouverture, du déploiement1. Le Gestell n’est pas la fin inexo-
rable de la poiésis humaine. Ajoutons même que la modernité et ses
moyens ont porté la technique de notre temps à un degré inégalé de
ce faire-naître. Encore faut-il surmonter la pulsion de mort que Hei-
degger perçoit dans un tel déploiement. On peut bouleverser et
révolutionner de l’intérieur la technique moderne pour surmonter
son nihilisme et intensifier son déploiement ontologique. Les nou-
velles technologies, plus souples et moins démiurgiques, technologie
de l’air et non du feu, du virtuel et non de l’effectif, permettent
mieux que jamais dans l’histoire des hommes et de leur production
d’opérer le renversement.
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et 1940 avec Ernst Jünger, sur le thème du « Travailleur ».
Assurément l’engagement politique de Heidegger est étroitement
lié aux enjeux métaphysiques qui se dégagent d’un tel questionne-
ment. Les noces de la puissance et de l’être, la recherche du sur-
homme à travers la figure du Dasein exposé à la technique,
l’expérience de la liberté à l’épreuve de l’inhumanité du Gestell sont
au cœur de la « révolution allemande » telle que Heidegger a pu, de
son côté, la concevoir. En résolvant l’ambiguïté de la technique, Hei-
degger nous conduit à une autre ambiguïté, bien plus incertaine et
menaçante, l’ambiguïté politique de la puissance affranchie des
cadres de l’humanisme et de sa rationalité. La technique mise au ser-
vice du déblocage de l’articulation de l’être et de la puissance,
l’expérience singulière de la liberté qu’elle prétend promouvoir, ris-
quent à tout moment d’entraîner la guerre, la nuit obscure, le déchaî-
nement de l’être. Ne peut-on se libérer des chaînes tayloristes qu’en
s’engageant dans les SA ? Ne peut-on combattre la mondialisation
qu’en soumettant le monde à la plus radicale ekpurosis, au feu de la
violence divine ? Cette aporie, jamais résolue, toujours tue, met fin
chez Heidegger à la question de la technique. Aporétique, cette der-
nière question reste aujourd’hui entièrement à reprendre.
Généalogie
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La reprise de la dimension généalogique en jeu dans la question
de la technique passe par la mise en œuvre de deux chantiers :
1 / Nous savons, grâce aux travaux de Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, de Michel Haar ou de Jean-Pierre Faye1, combien le syn-
tagme de « volonté de puissance » et surtout l’interprétation qu’en
donne Heidegger sont étrangers à la pensée de Nietzsche. Nietzsche
échappe à la généalogie où Heidegger cherche à l’enfermer. Par cette
échappée, la pensée de Nietzsche constitue un point de vue capable
de sonder et de questionner les limites et les présupposés de la généa-
logie heideggérienne de la métaphysique. Ce que Heidegger appelle
son différend (Auseinandersetzung) avec son ennemi le plus intime2,
à savoir Nietzsche, doit être repris et renversé, comme s’il ne
s’agissait plus de dénoncer avec Heidegger la violence romaine
et titanesque de la raison chez Nietzsche, mais bien plutôt de lire
Nietzsche comme un antidote nécessaire à la violence de l’être, à son
devenir-puissance, à sa puissance en incessant devenir.
2 / Mais un tel renversement n’est possible qu’après avoir
éclairci les rapports de l’art, de la force et de la raison tels que la
pensée de la Renaissance les met en place. On ne peut juger ce
qu’il en est de l’humanisme de Nietzsche, de son rapport à l’art
et à la puissance qu’après une enquête préalable sur l’origine
renaissante du devenir technique de la métaphysique. Heidegger,
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généalogie heideggérienne, car il est facile de voir, quand bien
même une rationalité identique y présiderait, la différence qui
sépare radicalement une villa palladienne d’une centrale atomique
ou du réseau viaire de la Défense. En effet, l’art humaniste, loin de
nous conduire à la mobilisation totale et à la computation univer-
selle du monde, nous propose, grâce à la rationalité même de son
projet, une véritable technique élégiaque qui intervient non pour
transformer le monde mais simplement pour en modifier les lignes,
c’est-à-dire pour le dessiner. Ici la technique a pour nom disegno.
L’ouvrage d’art n’entretient pas, dans l’un et l’autre cas, le même
rapport à la machine et à sa force. Il y aurait donc dans la rationa-
lité projective et machinique de l’art de la Renaissance un autre
rapport au pouvoir que le Gestell de la technique moderne, un rap-
port qui ne passe pas par l’être et par son déploiement. Pour que
la raison se fasse volonté de puissance, encore faut-il postuler,
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de sa technique. C’est cette filière que met en place sir Francis
Bacon. Car Bacon réussit à penser les conditions de la technique
moderne en réfutant l’organon d’Aristote et le devenir technique de
sa métaphysique. C’est ainsi que la pensée du chancelier occupe
dans l’histoire de la métaphysique une place nécessaire et détermi-
nante. Certes, Bacon, en ce début du XVIIe siècle, n’a pas le mono-
pole de l’anti-aristotélisme. Mais, alors qu’habituellement la cri-
tique de l’aristotélisme à la fin du XVIe et au XVIIe siècle a
essentiellement pour fonction de renforcer la puissance méthodique
de l’organisation de l’être et de l’ordre de son déploiement systéma-
tique, Bacon s’engage sur une voie singulière qui remet en cause
l’ensemble du geste métaphysique depuis son origine, remise en
cause qui, à ses yeux, est la condition de possibilité du développe-
ment des sciences et de leur efficacité technique.
En effet, l’œuvre de Francis Bacon démontre comment, à
l’inverse de la généalogie heideggérienne, une critique du dispositif
ontologique, une remise en cause de la dialectique platonicienne et
de la logique aristotélicienne, une critique de la théorie du projet et
de la représentation – bref, comment « une pensée sans méthode »,
comme la définit Paul Feyerabend1, voire une « rationalité faible »
(pensiero debole), selon l’expression de Gianni Vattimo, peuvent
elles aussi conduire à l’industrialisation et à la modernisation
technique des sociétés occidentales contemporaines, selon une
tout autre généalogie que celle proposée par Heidegger.
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3 / La mobilisation de l’être par la libération du savoir : Une telle
substitution prépare la condition technique de la civilisation indus-
trielle, c’est-à-dire la mobilisation de la technique au service
de la puissance, la mobilisation de la puissance au service de la
technique.
La critique du projet
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dire de surmonter le jeu de la contingence qui ne cesse d’affecter, de
fragiliser, d’équivoquer l’articulation de la noésis et de la poiésis, de
la théorie et de la pratique2. Pour surmonter la contingence qui
menace tout ce qui dans l’esprit de l’homme aspire à se matérialiser
et à s’inscrire dans la nature, il suffit de renverser l’ordre du syllo-
gisme. Vitruve définit l’architecture d’abord comme fabrica (métier,
savoir-faire, pratique) et ensuite comme ratiocinatio (raisonne-
ment)3, ce qui ne signifie pas pour autant le triomphe de l’empirie et
de la pragmatique. Simplement la conception du projet doit tou-
jours tenir compte des questions de fabrique ou de pratique pour
s’instituer ; le matériau que traite l’architecte n’est ni le bois ni la
pierre ni la brique, mais des questions de construction à la fois his-
toriques et techniques qui servent de substrat à sa conception for-
melle. Le primat chronologique de la pratique sur la théorie marque
paradoxalement une idéalisation de la conception. Le chantier se
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cienne, de la noétique platonicienne et de la mathématique proclu-
sienne ; il rassemble l’ensemble de la tradition métaphysique pour
permettre à cette dernière de se transformer en technique et de faire
œuvre. Or c’est précisément une telle synthèse métaphysique que
combat Bacon. Le projet exprime au sens le plus fort ce que Bacon
dénonce sous les termes d’ « anticipation de l’esprit »1, c’est-à-dire
l’esprit comme devancement de la nature et, par là même, comme
son manquement et son oblitération. Le projet est par excellence
anticipation de l’esprit en tant qu’il assure l’équivalence intégrale
de l’anticipation et de l’esprit, leur synonymie parfaite, leur coap-
partenance essentielle, comme si l’esprit, pour assurer sa maîtrise,
se devait nécessairement d’être devançant, anticipant, projetant, et
comme si, en retour, il n’y avait d’anticipation réussie que par
l’esprit, tout autre mode de devancement, par l’opinion ou par
l’intuition, étant condamné à se faire rattraper par la contingence.
Bref, la théorie du projet est l’exacte antithèse de l’induction
baconienne. Pour qu’il y ait antithèse, il faut qu’il y ait à la fois
question commune et résolution contradictoire. C’est en quoi il
existe ici un véritable différend entre la culture italienne des ingé-
nieurs et des architectes du Cinquecento et la culture anglo-saxonne
de l’efficiency que met en place Bacon.
L’articulation du rationnel et du factuel pour faire œuvre cons-
titue la finalité commune autour de laquelle se rassemblent l’induc-
tion baconienne et le projet de l’art humaniste. Mais, autour de ce
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L’approche baconienne, de son côté, cherche non pas à soumettre
l’expérience au schématisme, mais à l’en libérer, pour qu’à son tour
l’expérience puisse en libérer l’esprit et sa rationalité.
Enfin, dernier défaut et non des moindres, le projet trace une
séparation nette entre l’art et la nature, car le projet cherche moins
à pénétrer la nature pour s’y fondre et la transformer qu’à surédifier
l’ordre lumineux de l’esprit sur la stance impénétrable et obscure de
la nature, comme l’illustre bien l’art classique. C’est ce genre même
d’opération qui, aux yeux de Bacon, « a tendance à limiter de façon
perverse la puissance humaine, à susciter parmi les hommes un
découragement artificiel et factice »1, comme si Bacon avait com-
pris que la métaphysique de l’esprit qu’exprime le projet était le
symptôme de l’impuissance de l’homme plus encore que l’instru-
ment de sa volonté de puissance.
Mouvement et métaphore
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temps :
1 / Il s’agit, dans un premier temps, de remettre en cause la dis-
tinction catégoriale du mouvement : « Génération, corruption, aug-
mentation, diminution, altération et transport <c’est-à-dire les dif-
férents modes du mouvement selon les catégories d’Aristote> ne
sont ici d’aucune valeur, écrit Bacon [...] Ces distinctions, populai-
res et triviales, ne pénètrent la nature d’aucune façon ; ce sont seu-
lement des périodes et des mesures <ce précisément avec quoi tra-
vaille le projet et en particulier le projet artistique>, non des
espèces du mouvement. Ce qu’elles désignent, c’est : jusqu’à quel
point ? <c’est-à-dire une désignation de limites> mais non com-
ment ? ou de quelle source ? Elles n’indiquent rien de l’appétit des
corps ou du progrès de leurs parties. »2 Bref, pour Bacon, appliquer
les catégories au mouvement n’est finalement qu’une façon de
ramener le mouvement au stade du repos et de la fixité.
2 / Non seulement les catégories sont incapables de rendre raison
des causes du mouvement, mais plus encore, ajoute Bacon, elles
introduisent arbitrairement une différence entre le mouvement
naturel (par exemple, la génération et la corruption) et le mouve-
ment violent (que peut être par exemple le mouvement local). Nous
avons vu combien le projet portait ce genre de différence à
l’extrême mais aussi combien cette différence était source d’im-
puissance. De fait, Bacon refuse la distinction que fait Aristote
entre le mouvement naturel et le mouvement violent. « Tout mou-
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ici ne sont pas imposées par l’esprit anticipateur mais se font jour
dans le jeu même de la nature et de son mouvement.
La nature chez Bacon est à la fois une et multiple : une en tant
qu’elle ne souffre aucune distinction a priori, mais aussi multiple
par la variété de ses phénomènes, ainsi que par leur dispersion et
leur dissémination qui renvoient à une nature fluente, constam-
ment en mouvement et, en tant que telle, insaisissable par l’esprit
anticipateur3. C’est pourquoi, en raison de cette fluence, « il est
vain, note Bacon, de chercher à scruter la nature d’une chose dans
la chose elle-même »4. En une formule, Bacon invalide toute la
théorie de la connaissance aristotélicienne. Il faut accéder aux
choses, non pas par la chose même, mais en procédant par approxi-
mation, c’est-à-dire par mouvement approché : « Il faut scruter les
choses par calcul et mise en ordre des degrés, par détermination des
moments, des limites et des lois véritables du mouvement des
choses et de leurs altérations. »5
1. Ibid.
2. Ibid.
3. « Les méthodes sont plus propres à emporter l’assentiment et la persua-
sion, mais moins aptes à orienter vers l’action car elles mènent une sorte de
démonstration en cercle ou en orbe [...] Mais les éléments particuliers, étant en
eux-mêmes dispersés, sont plus en accord avec des directives dispersées. Enfin,
les aphorismes, en tant qu’ils présentent un savoir morcelé, invitent les hom-
mes à pousser leur recherche plus loin, tandis que les méthodes, offrant
l’apparence d’une totalité, rassurent les hommes comme si le point ultime était
atteint » (Bacon, Du Progrès et de la promotion du savoir, II, trad. M. Le Dœuff,
Paris, Gallimard, 1991, p. 187).
4. Novum Organum, op. cit., I, § 70.
5. Bacon, Valerius Terminus, § 14, trad. F. Vert, Paris, Méridiens-
Klincksieck, 1986.
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m’apparaît plus féconde. Il faut s’arrêter au sens propre du terme,
en respectant avec précision son étymologie. La phora définit en
grec le mouvement : non pas n’importe quel mouvement, mais le
mouvement local, le mouvement du déplacement. Le meta- de la
métaphore renvoie, quant à lui, à un autre meta- significatif dans
l’histoire de la métaphysique, le meta- de la metabasis eis allo genos
définissant le mouvement logique qui fait passer l’entendement
d’un genre ou d’une catégorie à une autre, c’est-à-dire le meta- de
la transgression prédicamentale. La métaphore est donc le mouve-
ment de l’intelligence qui se déplace et qui, en se déplaçant, trans-
gresse les limites que les catégories fixent à l’appréhension des
choses dans leur réalité. Mais ce qui transgresse relie aussi ce qui
était séparé ; la métaphore fait partie de l’art des pontonniers : le
meta- n’est pas seulement trans-, mais devient aussi un inter-,
l’inter- de l’interprétation même de la nature par une intelligence
mercurielle.
Si, pour fonctionner, la première métaphore doit postuler la cir-
culation et la relation générales de toutes choses avec toutes choses,
la seconde, au contraire, pose les conditions qui rendent possible
une telle circulation. Pour la première, la circulation ne pose pas de
problème ; pour la seconde, elle est son problème.
Bacon exerce l’art de la métaphore en juriste et plus particuliè-
rement en casuiste : dans le Novum Organum et dans La Nouvelle
Atlantide, Bacon utilise, pour expliquer la progression de son
enquête et le développement de ses expériences, le vocabulaire
que les juristes utilisent pour caractériser leur travail de création
du droit qui, à partir de cas connus et ordonnés, qualifient des
faits ne relevant au départ d’aucune définition juridique. Bacon
parle ainsi de translatio, de variatio, de compulsion, de prolonga-
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La question de la technique 75
Métaphore et technique
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justifient le lien qu’un certain nombre de critiques opèrent entre la
pensée de Bacon et la naissance de la civilisation industrielle2. Ces
trois caractéristiques sont : 1 / le primat du processus sur l’œuvre ;
2 / le débordement, le dépassement permanent du processus par lui-
même, que Bacon, reprenant la devise de Charles-Quint, évoque par
l’expression du « plus oultre » ; 3 / enfin, la machinisation de la
pensée que favorise son fonctionnement métaphorique.
1 / Comme il en découle de l’analyse heideggérienne, et comme
Paolo Rossi lui aussi l’a montré en ce qui concerne Bacon, l’utili-
tarisme est une notion dénuée de pertinence pour rendre compte de
la question de la technique3. Entre le projet et la métaphore, ce
n’est pas le dispositif le plus utilitariste, le plus tourné vers la
praxis, qui est le plus mobilisateur. Le projet souffre de perfection-
nisme : perfectionnisme de ses procédures réglées mais surtout
recherche de la perfection dans son œuvre. Une fois l’œuvre
accomplie, perfecta et perfinita, les échafaudages sont démontés ; le
projet cesse de lui-même, se démantèle, s’épuise et disparaît dans
son résultat. C’est pourquoi Bacon nous avertit de ne pas ramasser
prématurément comme Atalante au milieu de sa course les pommes
d’or d’Aphrodite, c’est-à-dire de ne pas courir immédiatement à la
deductio ad praxin, car la réalisation de l’œuvre signifie aussi la fin
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même progresse et se modifie à mesure que ses opérations se com-
plexifient. Il est à lui-même sa propre fin, une fin sans fin, une
œuvre ouverte en croissance incessante.
3 / L’incessante croissance du savoir et de son processus d’inves-
tigation n’est possible que parce que le travail de la métaphore
se machinise. Il appartient au Novum Organum d’automatiser la
métaphore, c’est-à-dire de la rendre autoproductive. Il y a un
paradoxe à éclaircir ici : en effet, il semblerait que le projet et, d’une
façon plus générale, toutes les méthodes réglées et rigides puissent
se machiner bien plus facilement que la métaphore toujours en
déplacement dans le champ ouvert de son investigation : la concep-
tion assistée par ordinateur en témoigne suffisamment aujourd’hui.
Mais règne dans le projet une subtilité qu’aucune machine n’est en
mesure d’égaler ni même de favoriser. En effet, s’il est vrai que le
projet a pour tâche de résoudre au préalable un certain nombre de
problèmes constructifs et formels qui conditionnent l’œuvre, cette
dernière ne se réduit jamais en elle-même à la synthèse de ces pro-
blèmes et de leurs solutions ; au contraire, elle offre une solution
globale qui surpasse largement les problèmes particuliers auxquels
elle répond. C’est pourquoi le concepteur doit toujours finir par
« casser le projet », c’est-à-dire par défaire ce qui a été fait, le
mettre à plat et l’effacer, pour ensuite le reprendre et le recomposer
en quelques gestes rapides et précis que rend efficaces et pondéreux
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pas laisser le travail de l’esprit à lui-même ; il faut au contraire
constamment le gouverner et mener l’entreprise comme avec des
machines [...]. Car il est très clair que dans toute grande œuvre où
intervient la main de l’homme, s’il n’est fait usage d’instruments
et de machines, ni les forces de chacun ne peuvent être dirigées, ni
celles de tous se réunir »2.
Retour à Heidegger
1. « Notre système d’invention scientifique est tel qu’il ne laisse pas grand-
chose à la subtilité et à la force de l’esprit ; et même il égalise les esprits et les
intelligences » (Novum Organum, op. cit., I, 61. v. aussi id., § 113 et 122).
2. Novum Organum, op. cit., préface, p. 94-95.
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 61 à p. 78
78 Pierre Caye
Pierre CAYE,
CNRS-CHPM, Villejuif.
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