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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD'HUI : ÉTAT DES LIEUX

Hubert Faes

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2010/2 Tome 98 | pages 167 à 192


ISSN 0034-1258
ISBN 9782913133471
Article disponible en ligne à l'adresse :
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UNE PHILOSOPHIE
DE LA NATURE AUJOURD’HUI :
ÉTAT DES LIEUX
par Hubert Faes,
Institut Catholique de Paris

À lire le dernier essai de Pierre Kerzberg, L’ombre de la nature, ce que


nous appelons la nature n’est plus que l’ombre d’elle-même.
« Aujourd’hui, écrit-il, la nature ne sera plus jamais présente que comme
souvenir d’une présence qui n’a jamais été présente »1. Il tire cette conclu-
sion en considérant ce que la nature est devenue pour nous au terme de
quelques siècles de progrès scientifique. Pourtant nous avons aussi désor-
mais le sens d’une nature très concrète, qui est encore là, à laquelle notre
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existence est attachée et dont nous nous soucions écologiquement de plus
en plus. Avons-nous donc vraiment perdu la nature ? Ne sommes-nous pas
en train de redécouvrir ce qu’elle est et ce qu’elle vaut ?
Une certaine effervescence existe de fait aujourd’hui à propos de la
nature qui rend probable un intérêt nouveau pour une philosophie de
la nature. Mais discerner ce qu’il en est exactement exige une certaine
attention à une longue histoire.
La philosophie de la nature que l’on a perdue depuis longtemps et qui
éveille toujours la nostalgie est celle des Anciens. Il s’agissait d’une cosmo-
logie dans laquelle était articulée une conception de la nature (l’être en
devenir) à une conception du divin (l’être qui ne change pas). Une telle
cosmologie s’est effondrée quand la science moderne a fait découvrir que
l’intellection de l’être même du cosmos était illusoire et s’est mise à élabo-
rer pratiquement une connaissance des phénomènes de la nature.
L’idée d’un retour de la philosophie de la nature existe depuis ce
temps-là et l’on peut inventorier, à l’époque moderne, nombre d’essais
qui répondent toujours à un programme cosmologique d’intellection de
l’univers et de l’homme, c’est-à-dire de la totalité de ce qui existe. À la
suite de Cournot, M. B. de Saint-Sernin distingue dans l’Europe moderne
trois traditions différentes tendant à réaliser ce programme2.

1. Cerf, Paris, 2009, p 215.


2. Bertrand Saint-Sernin, « Légitimité et existence de la philosophie de la nature », in Revue
de Métaphysique et de morale, PUF, Juil.-Sept. 2004 ; « Y a-t-il place, aujourd’hui, pour une philo-
sophie de la nature ? », Bulletin de la Société française de philosophie, Vrin, Janv.-Mars 1999 ; « Les

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Il faut cependant remarquer que les philosophies modernes de la nature ne


répondent plus en réalité au programme des cosmologies antiques et médié-
vales dont le propos est clairement ontologique. Alors que celles-ci articulent
essentiellement la nature et le divin, les philosophies modernes soit tentent
de rendre compte de la totalité cosmique par la seule nature soit s’intéres-
sent au cosmos comme rapport de l’homme à la nature3. Le moment théolo-
gique n’a pas toujours disparu mais il n’est pas au premier plan. D’autre part
d’un point de vue méthodologique, dans une perspective ouverte par la cri-
tique kantienne, ces philosophies se veulent critiques, phénoménologiques,
herméneutiques et réflexives et non directement ontologiques4.
Au vu donc des possibilités qu’atteste l’histoire des philosophies de la
nature, on ne peut envisager la situation actuelle à partir de la simple
alternative du retour ou du non retour d’une philosophie de la nature que
l’on situe en fait dans l’optique de la cosmologie ancienne. La situation est
nettement plus complexe et les options plus nombreuses.
- La crise actuelle peut conduire à envisager le retour d’une philosophie
à l’ancienne. Encore faudrait-il préciser si l’on vise la seule philosophie de
la nature antique ou si l’on pense à cette cosmologie qui donne au divin
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un rôle déterminant dans le cosmos lui-même.
- Mais il peut s’agir seulement de constituer une nouvelle philosophie
moderne de la nature qui, sans doute, dans la compréhension du cosmos,
donnerait une place plus importante à celle-ci par rapport au moment
anthropologique.
- Enfin il ne faut pas exclure qu’un bouleversement plus profond soit en
cours et qu’il faille parler d’un nouveau paradigme pour la philosophie
de la nature.
Un état des lieux actuel relatif à la philosophie de la nature, s’il veut être
lui-même philosophique, ne peut se contenter de décrire les propositions
actuellement faites, il doit s’efforcer de comprendre la situation et de faire
apparaître la problématique philosophique qui détermine les proposi-
tions et contre-propositions. Il devrait permettre d’éclairer un choix entre
les options ci-dessus définies. Mais avant d’entrer véritablement dans la
réflexion à ce propos un premier repérage s’impose concernant les mani-
festations récentes d’un intérêt pour la philosophie de la nature.

philosophies de la nature », in D. Andler, A. Fagot-Largeault, B. Saint-Sernin, Philosophie des


sciences I, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2002.
3. Cette présentation de la cosmologie et de ses moments est de D. Dubarle, « Épistémologie
et cosmologie », in Recherches de philosophie, VII, Idée de monde et philosophie de la nature, Desclée
de Brouwer, Paris, 1966.
4. À ce sujet voir S. Breton, « Monde et Nature », in Idée de monde et philosophie de la nature,
Recherches de Philosophie VII, Desclée de Brouwer, Paris, 1966 ; J. Ladrière, « Une philosophie de
la nature aujourd’hui », in P. Colin (Dir.), De la nature. De la physique classique au souci écologique,
Coll. Philosophie 14, Beauchesne, Paris, 1992.

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On peut distinguer cinq voies différentes de retour à une philosophie de


la nature qui n’ont pas toutes la même importance.
1. Des historiens de la philosophie et parfois des commentateurs renou-
vellent la traduction et la lecture d’œuvres antérieures en essayant de
montrer qu’elles restent éclairantes et fécondes aujourd’hui. Ainsi de la
nouvelle traduction et du commentaire de La philosophie de la nature de
Hegel par Bernard Bourgeois5.
2. Des scientifiques voient dans une avancée récente de la science une
raison d’inverser l’a priori négatif des sciences à l’égard de la philoso-
phie de la nature et tendent à ériger un nouveau modèle scientifique en
principe d’interprétation globale, démarche très courante durant toute
l’époque moderne. Les propositions de E. Morin, de I. Prigogine ou de R.
Thom sont de cet ordre6.
3. Des spécialistes de disciplines qui ne répondent pas au modèle ration-
nel de la science et sont plutôt des « sciences naturelles » ou historiques
trouvent dans leurs pratiques et leurs observations des raisons de promou-
voir une philosophie de la nature. Cf. les travaux de Thure von Uexküll
et de A. Portmann et l’ouvrage récent de J. C. Gens, Éléments pour une her-
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méneutique de la nature. L’indice, l’expression, l’adresse, qui repart de pratiques
d’interprétation très anciennes en médecine7.
4. La crise écologique et les préoccupations qu’elle entraîne pour les
relations des hommes avec la nature suscitent des réflexions qui s’en-
gagent parfois sur le terrain de la philosophie de la nature (M. Serres8,
L. Ferry9). Cette voie de renouvellement de la philosophie de la nature
n’est pas totalement indépendante des sciences, d’une part parce que
celles-ci avec leurs retombées technologiques sont évidemment pour
quelque chose dans le problème pratique qu’est aujourd’hui la nature et
d’autre part parce que l’écologie est l’une de ces sciences naturelles dont
les modèles d’explication sont élevés par certains au rang de principe glo-
bal de compréhension pour une philosophie de la nature.

5. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, Introd., Trad.
et Notes de B. Bourgeois, Vrin, Paris, 2004.
6. E. Morin, La méthode. 1. La nature de la nature, 2. La vie de la vie, 3. La connaissance de la
connaissance, Seuil, Paris, 1977, 1981 ; I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard,
Paris, 1979 ; R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Christian Bourgois, Paris, 1980.
7. T. von Uexküll, Der Mensch und die Natur. Grundzüge einer Naturphilosophie, 1953 ;
A. Portmann, La forme animale, Payot, Paris, 1961. Voir également des textes de ces deux auteurs
dans Phénoménologie et philosophie de la nature. Études phénoménologiques N° 23-24, Ousia, Louvain-
la-neuve, 2006 ; J.-C. Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature. L’indice, l’expression,
l’adresse, Cerf, Coll. Passages, Paris, 2009.
8. M. Serres, Le contrat naturel, François Bourdin, Paris, 1990.
9. L. Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset, Paris, 1992.

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5. Enfin, s’il paraît plus rare que les philosophes eux-mêmes prennent
des initiatives, il existe tout de même des tentatives d’origine proprement
philosophique, indépendantes des études nombreuses d’épistémologie et
de philosophie des sciences. Les plus connues sont d’ordre phénoméno-
logique, celles de Patocka10 et de Merleau-Ponty11.
Un tel inventaire ne permet pas de choisir entre les options distinguées
plus haut et de se prononcer sur ce qui est en train de se passer concernant
la philosophie de la nature. L’effervescence autour de la nature s’explique
aussi sans doute par l’épuisement des philosophies de l’histoire ou par
la fin des grands récits. Ne devrait-on pas retrouver du côté de la nature
ce qu’on a perdu du côté de l’histoire ? Rien en tout cas de bien dessiné
dans un sens déterminé n’apparaît dans la première vue d’ensemble. Il
convient donc d’examiner comment le problème d’une philosophie de la
nature se pose aujourd’hui.

Le statut d’une philosophie de la nature aujourd’hui


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Comme partie de la philosophie, une philosophie de la nature sup-
pose une compréhension de la philosophie et de son organisation. Dans
la tradition occidentale de la philosophie, une ontologie commande la
définition des différentes parties de la philosophie. Il n’est plus évident
aujourd’hui qu’une ontologie puisse déterminer notre compréhension de
la place de la philosophie de la nature dans la philosophie.

La détermination ontologique du statut de la philosophie de la nature

Dans la compréhension antique de la philosophie qui s’est standardi-


sée à l’époque hellénistique avec la triade physique, logique, éthique, la
physique fait figure de science première conformément au sens même de
la notion de nature. Devenant « science moderne », la physique n’a pas
perdu ce statut mais l’a vu renforcé. La physique ancienne est une science
du mouvement et de la vie, c’est-à-dire en fait d’une région particulière
de l’être. Elle n’est première qu’arrimée à une ontologie. La physique
moderne plus abstraite, focalisée sur le mouvement local traité mathéma-
tiquement est plus fondamentale et générale, au moins en direction d’un
fondement matériel. Elle atteint le plus constant et le plus général dans
le changement même. Mais en même temps, au plan ontologique, elle

10. J. Patocka, Le monde naturel comme problème philosophique, M. Nijhoff, La Haye, 1976 ; Le
monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Kluwer, Dordrecht, 1988.
11. M. Merleau-Ponty, La nature. Notes, Cours du Collège de France, Seuil, Paris, 1994.

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induit un partage dualiste de l’être. Les dualismes antiques sont en géné-


ral hiérarchiques et opposent ce qui a moins d’être à ce qui en a plus.
Dans le dualisme moderne, nature et esprit sont aussi déterminés l’un que
l’autre. Même quand la réflexion se fait plus épistémologique et critique
qu’ontologique, l’ontologie dualiste est déterminante pour définir le sta-
tut et la répartition des disciplines.
Le dualisme implique naturellement une bipartition en connaissance
de la nature et connaissance de l’esprit, ce qui signifie la fin de la cos-
mologie antique et de son articulation d’un moment physique et d’un
moment théologique. Au début de l’époque moderne, la différence entre
science et philosophie n’étant pas encore bien faite, on en reste à cette
simple bipartition. Mais à mesure que la démarche critique imposera une
distinction nette entre science et philosophie, la situation deviendra plus
complexe. On aurait pu s’en tenir encore à un schéma simple : la science
s’occupe de la nature et la philosophie de l’esprit. Mais la délimitation de
la connaissance scientifique permet de distinguer une science de la nature
et une philosophie de la nature de même que les sciences humaines et la
philosophie de l’esprit. Cette situation explique que des essais de philo-
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sophie de la nature n’ont cessé d’être proposés même si, concernant la
nature, l’autorité était du côté des sciences plutôt que de la philosophie.
Le dispositif ontologique dualiste reste déterminant tout au long de
l’époque moderne dans la compréhension des disciplines même s’il ne se
manifeste pas toujours directement. Dans la réflexion épistémologique, le
dualisme oppose le sujet et l’objet, et dans les représentations courantes,
il oppose l’homme et la nature. La représentation de l’homme faisant face
à la nature caractérise l’humanisme moderne en général. Il résulte d’une
évolution qui suppose le christianisme et, au Moyen-Âge, l’affirmation de
plus en plus nette de deux consistances et de deux autonomies, celle de
l’homme et celle de la nature, que la Révolution scientifique est venue
confirmer. Mais on ne peut prétendre que ce dualisme et ce qu’il rend
possible à savoir l’anthropocentrisme, sont chrétiens d’origine. Au terme
de cette évolution, l’homme n’est plus regardé comme inclus dans le cos-
mos, au sommet de l’échelle des êtres naturels, mais comme faisant face
à la nature. Il n’est plus une espèce vivante parmi d’autres, mais genre
humain opposé au genre animal. La raison n’est plus simple différence
spécifique mais le genre même de l’être humain (le sujet en lui).
Cette relation homme/nature caractérise tout un ensemble de fan-
tasmes, un mythe moderne de l’homme, qui ne sont pas de l’ordre de la
connaissance mais de la signification. Alors que la nature passe pour n’être
qu’un objet de connaissance et d’utilisation, elle reçoit en réalité un sens
dans ce qui n’est pas une philosophie de la nature au sens technique, mais
ce que l’on peut appeler le sens commun de l’époque moderne. Le sens

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écologique de la nature qui se cherche aujourd’hui marque sans doute la


fin de ce sens de la relation homme/nature fondé sur un dualisme onto-
logique aujourd’hui dépassé.

Au-delà du dualisme, le statut contemporain de la philosophie de la nature

Il est assez remarquable que la critique du dualisme sujet/objet, homme/


nature est une sorte de lieu commun de différents discours actuels concer-
nant la nature, de ceux en particulier qui envisagent une nouvelle philo-
sophie de la nature. La réflexion sur les acquis récents de la mécanique
quantique et des théories de la relativité remet en question le dualisme.
La réflexion écologiste ne se contente pas d’opposer anthropocentrisme
et biocentrisme en conservant le dualisme ; elle reconnaît que les rela-
tions de l’homme comme être vivant au sein de l’écosystème excluent la
vision dualiste homme/nature. Enfin en philosophie, certains développe-
ments de la phénoménologie remettent en question le subjectivisme des
premières formes de la phénoménologie et le dualisme homme/monde.
Mais au-delà de la remise en cause du dualisme, c’est la présupposi-
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tion d’une ontologie qui est aussi en cause. On doit reconnaître ici une
certaine valeur à l’affirmation que notre époque est celle de la fin de la
métaphysique, en précisant qu’il s’agit d’une manière de penser l’onto-
logie comme première ou présupposée, non de la fin de toute recherche
ontologique.
L’expérience faite de la recherche de la connaissance par les méthodes
de la science moderne induit ce changement, même en philosophie. Les
sciences entendent étudier la nature sans présupposés d’aucune sorte,
en particulier sans présupposés ontologiques, mais il faut du temps pour
débusquer ces présupposés et pour apprendre à ne pas absolutiser tel ou
tel des modèles définis par la science elle-même. Elles étudient la nature
sans présupposer la nature ou sans présupposer qu’il y a une nature de
la nature. Autrement dit elles étudient la nature donnée mais non une
nature qui serait au principe de la nature donnée. Elles supposent certes
un ordre de la nature sinon elles ne chercheraient pas à le connaître. Mais
elles supposent cet ordre dans la nature donnée et non comme principe
de celle-ci. Whitehead donne cette définition : « La nature est ce dont nous
avons l’expérience dans la perception par les sens »12. La nature que nous
étudions scientifiquement nous apparaît comme indépendante de la pen-
sée. L’affirmation de cette indépendance « n’est l’expression d’aucune

12. A. N. Whitehead, Le concept de nature, Vrin, Paris, p. 39. Conformément à la suggestion
d’I. Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, 2002, nous
modifions la traduction de la phrase citée. Voir son commentaire p. 45ss. La nature est ce dont
nous avons l’expérience dans la perception et non ce que nous observons dans celle-ci.

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intention métaphysique »13. Le développement des sciences modernes


nous oblige à bien discerner deux sens du verbe « être », le sens propre-
ment ontologique selon lequel « être » dit l’être en soi, l’être dans sa subs-
tance ou son essence et le sens factuel ou ontique selon lequel « être » dit
l’être de fait. Les sciences s’en tiennent à la positivité de l’être sans rien
dire d’ontologique (que ce soit pour affirmer ou nier une réalité de l’être
en soi ou pour affirmer la possibilité ou non de la connaître). Elles consti-
tuent une « phénoméno-nomie »14, terme qu’utilisait parfois D. Dubarle
et qu’il faisait contraster avec « phénoménologie ». Notre époque ayant
donné une place considérable à ces sciences est l’âge de la positivité, pas
nécessairement celui du positivisme.

Pour se garder des présuppositions ontologiques la connaissance se fait


méthodique. La philosophie elle-même, dont l’ontologie est remise en
question, s’inspire de cette méthode pour se renouveler déjà au temps de
Descartes et à nouveau au temps de la phénoménologie. Mais la philoso-
phie est alors très ambiguë car elle a en vue de refonder une ontologie.
La méthode phénoménologique est utilisée pour retrouver un sens de la
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nature correspondant à l’expérience première qu’un homme peut avoir
de la nature avant toute transformation ou complication de ce rapport
liées aux développements de la culture et de la science. La philosophie qui
procède de cette manière vise à restaurer les présupposés ontologiques
que le développement des sciences a remis en cause. Heidegger a déjà
souligné l’échec de la recherche phénoménologique relative au monde
naturel dans Sein und Zeit15. Il est tout à fait possible de tenter une ana-
lyse phénoménologique des expériences élémentaires que les hommes
peuvent avoir de la nature. L’illusion est de croire qu’on atteint dans ces
expériences-là plutôt que dans d’autres, celles des sciences de la nature

13. Ibid., p. 39.


14. Le terme se trouve dans un cours polycopié intitulé : L’être et la logique mathématique, cours
donné à l’Institut Catholique de Paris en 1968-9. Dans un autre cours polycopié, on trouve une
de ces sorties fulgurantes qu’il lui arrivait de faire : « La science n’a pas de ‘fondement’ et n’en
a pas besoin : l’entendement scientifique opère ‘in medias res’, d’où il se trouve et comme
il peut ; le fait est qu’il peut quelque chose et avec une puissance croissante, mais en restant
toujours ouvert sur l’imprévu du réel, sur l’horizon indéfini d’éventualités aussi bien idéales
(mathématiques) qu’empiriques, que nul a priori ne peut se flatter d’exclure à l’avance. L’acte
de la science n’est pas un acte qui serait comme posé une fois pour toutes sur le sol d’une subs-
tance des choses et fixé à des adhérences inébranlables : c’est un acte pour ainsi dire aérien,
en vol, acte de l’esprit se soutenant lui-même au sein de l’élément aérien de la cognoscibilité
scientifique », Épistémologie des sciences humaines, p 223. Cours professé en 1972-73.
15. M. Heidegger, Être et temps, Gallimard, Paris, 1986. § 11. Il revient à l’analytique existenti-
ale de réaliser la tâche « qui travaille depuis longtemps la philosophie bien qu’elle essuie échec
sur échec dans sa réalisation : l’élaboration de l’idée d’un ‘concept de monde naturel’ ». Au
§ 14, Heidegger explique qu’on ne peut comprendre la nature qu’à partir du phénomène de
la mondéité au lieu d’interpréter le monde en partant de la nature.

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en particulier, la réalité en soi ou la réalité première de la nature. Elle


est de croire que la philosophie aurait accès à une expérience privilégiée
qui pourrait avoir valeur de norme pour juger du sens de toutes les expé-
riences et de toutes les entreprises relatives à la nature.
Pour définir le statut actuel d’une philosophie de la nature, par delà la
question de méthode, il importe de se faire une juste idée des rapports
du sens commun, de la faculté de connaissance et de la faculté de penser.
La science rompt avec les représentations communes à une époque don-
née, mais elle ne s’affranchit pas du sens commun comme tel, ce qu’aurait
tendance à prétendre une vision excessivement rationaliste de la science.
Whitehead a bien montré et H. Arendt semble retenir sa leçon sur ce point,
que les sciences restent liées au sens commun (en tant que sens des sens et
en tant que sens pratique) et qu’elles sont dans un rapport dialectique avec
lui puisque les connaissances nouvelles qu’elles apportent l’obligent pério-
diquement à réélaborer sa vision du monde sensible. Si tel est le rapport des
sciences au sens commun, il n’y a pas d’expérience originaire ou naturelle
de la nature. Le sens commun lui-même est historique. D’autre part une
philosophie de la nature ne peut pas se contenter d’être une philosophie
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des sciences comme si la seule voie d’accès pertinente à la nature était la
connaissance élaborée scientifiquement de celle-ci. Une interaction existe
en permanence entre la science et le sens commun ; la philosophie de la
nature doit prendre en compte non seulement la connaissance mais l’expé-
rience commune de la nature non pas comme expérience pure et originelle
qui demeurerait indemne à travers l’histoire, mais comme expérience effec-
tive, changeant historiquement, incluant une mémoire.
D’autre part, l’approche critique de la connaissance fait la différence
entre faculté de connaître et faculté de penser. Au-delà de la connaissance,
il y a lieu non seulement de croire mais de penser. Une philosophie de la
nature ne prend pas le relais de la science pour développer une connais-
sance spéculative supérieure à celle des sciences : elle est une considé-
ration pensante de la nature parce que celle-ci donne non seulement à
connaître mais à penser. La pensée est très liée et même inhérente au
sens commun. Dès qu’il y a quelque expérience, quelques connaissances
immédiates et sensibles, l’homme pense ; il a des jugements sur le sens
de ce qu’il vit et de ce qui lui apparaît. Ensuite, plus la connaissance et la
science se développent, plus des connaissances viennent s’immiscer entre
le rapport sensible au monde et la pensée qui révisent ses jugements. Une
philosophie de la nature considère l’ensemble des connaissances acquises
à propos de la nature dans leur rapport à l’expérience sensible que les
hommes en commun ne cessent de faire de la nature et qui est elle-même
informée dans une certaine mesure par ces connaissances et par les tech-
niques qui en ont découlé.

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Dans cette perspective la nature n’est pas simple objet de connaissance,


elle est d’abord le lieu même d’expérience. Cette expérience n’est pas
originaire précisément parce qu’elle a lieu quelque part et en un temps
donné. Lorsque l’on pense ce que l’on connaît en considérant le lieu et
l’expérience où on le connaît, on dépasse le dualisme qui résulte d’une
considération limitée au rapport de connaissance entre sujet et objet.
Indépendamment de l’étude épistémologique et philosophique des
sciences en tant que sciences, la philosophie de la nature ne peut être
aujourd’hui qu’une considération réflexive de ce que les sciences nous
font connaître de la nature comme connaissance de ce qui se trouve
donné de fait dans la nature dont nous avons l’expérience. Cette consi-
dération s’efforce de comprendre cet ensemble de connaissances en le
resituant par rapport à l’expérience que les hommes eux-mêmes font et
ont fait de cette nature dans la nature. Le face à face de l’homme et de la
nature est dépassé parce que les sciences de la nature nous font connaître
en fin de compte la condition humaine dans l’univers. La nature n’est
pas ce que les hommes ont en face d’eux mais elle est la condition dans
laquelle ils existent (pas seulement un ensemble de conditions de leur exis-
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tence). Dire que la nature est la condition humaine ou qu’elle en relève,
ce n’est pas dire qu’elle est centrée sur l’homme ou qu’elle a l’homme
pour fin, mais que l’humanité de l’homme tient à sa condition, autre-
ment dit qu’elle a un lieu et un milieu d’existence. Mettre l’accent sur la
condition humaine renverse le modèle humaniste classique d’une nature
au service de l’homme, non pas pour subordonner l’homme à la nature,
ce qui reviendrait à demeurer dans la problématique dualiste, mais pour
reconnaître dans la nature la condition dans laquelle les hommes existent.
La nature n’est plus pensée comme puissance déterminante dans l’ordre
de la causalité ou de la finalité. Elle est pensée comme étant de l’ordre de
la condition.
Partant donc de ce que les sciences nous font connaître de la nature
telle qu’elle est factuellement donnée, sans rien présupposer ontologique-
ment, et en se rapportant à l’expérience commune faite historiquement
de la nature, une philosophie de la nature peut proposer une compréhen-
sion de la nature au titre de la condition humaine. Une telle approche
correspond bien à l’idée de cosmologie anthropologique de D. Dubarle
tout en la précisant notablement. La présentation que faisait D. Dubarle
de cette cosmologie16 incluant un moment de philosophie de la nature et
un moment d’anthropologie ne prend pas suffisamment de distance avec
le dualisme homme/nature. L’homme ne peut prendre en vue le cosmos
entier que depuis sa condition, laquelle implique qu’il existe lui-même

16. Dans l’ouvrage cité au début de cet article. Cf. note 3.

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176 H. FAES

dans la nature, plus précisément, dans la nature qui est sur terre. C’est
ce fait qui aujourd’hui nous oblige à remettre en cause le dualisme et qui
modifie les perspectives tant de la cosmologie que de l’anthropologie.

Ce qu’on peut entendre par « nature » aujourd’hui

Ce que peut être une philosophie de la nature dépend de la nature elle-


même, autrement dit de ce que nous saisissons d’elle. Le terme « nature »
désigne soit le donné qui existe naturellement, soit le principe qui déter-
mine ce donné en tant que tel donné. Kant distinguait un sens formel :
« le premier principe intérieur de tout ce qui fait partie de l’existence
d’une chose », et un sens matériel : « l’ensemble de toutes les choses en
tant qu’elles peuvent être l’objet de nos sens »17. D’après la tradition de
la philosophie, on ne peut avoir un donné sans principe ni un principe
sans donné. C’est ensemble qu’ils constituent ce qui est dit être. Sous la
détermination de la nature comme principe, la nature est constituée en
totalité au sens fort. Selon ce qui a été montré dans la partie précédente,
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les sciences modernes nous ont initié à une façon de considérer la nature
qui ne présuppose pas l’articulation principe/donné. Ce qu’il y a, c’est
la nature comme donné et telle qu’elle se donne. À elle on se tient. Une
philosophie de la nature aujourd’hui ne peut donc se poser simplement
en héritière de la physique ancienne, de la philosophie naturelle ou de
la philosophie de la nature qui à l’époque moderne se situaient encore
dans une perspective ontologique. Elle doit commencer par recevoir cette
connaissance que l’on a aujourd’hui de la nature comme donné et consi-
dérer comment se présente la nature ainsi appréhendée.
D’autre part, le sens de la nature que nous donne l’écologie aujourd’hui
se situe lui-même dans la perspective ouverte par les sciences sur la nature
comme donné. La nature dont l’existence même préoccupe l’écologisme
n’est pas le système physique, c’est tel ou tel écosystème, en particulier la
biosphère terrestre. Ce sens écologique de la nature arrive bien au terme
des progrès accomplis jusqu’ici par les sciences modernes. Il en résulte
non seulement parce qu’il s’appuie sur l’une des disciplines de la biologie
moderne qu’est l’écologie, mais parce qu’il est le résultat de ce qu’en-
gageait dès le XVIIe siècle la Révolution scientifique. Nous essaierons de
mettre en évidence quelques éléments significatifs de ce changement du
sens de la nature ; ils concernent l’univers, la condition des choses qui
existent dans l’univers, la mathématisation de la nature, l’écosystème et
la place de l’homme dans la nature. Nous nous demanderons ensuite ce

17. Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, Vrin, Paris, 1971, p. 7.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 177

que devient le problème de l’unité et de la totalité de la nature dans cette


nouvelle perspective.

Éléments significatifs d’un sens nouveau de la nature

Nature et univers

Dans Condition de l’homme moderne18, en se référant à Whitehead et Koyré,


H. Arendt soutient que l’événement de la Révolution scientifique ne
réside pas dans la construction d’une représentation héliocentrique du
système solaire ni dans le traitement mathématique de certaines expé-
riences de physique (l’étude de la chute des graves par Galilée), mais
dans les observations que Galilée a faites à la lunette astronomique dont il
rend compte dans Le messager des étoiles19. C’est cette observation au niveau
de la perception même du monde qui est déterminante pour l’effondre-
ment du cosmos ; elle fait passer l’héliocentrisme du statut d’hypothèse à
celui d’expression du réel et du monde clos à l’univers infini ; elle montre
qu’au-delà du monde sublunaire, il y a des lieux qui ne sont pas qualita-
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tivement différents de ceux de l’environnement terrestre. Pour Arendt,
est ainsi découvert le point d’Archimède, le point d’appui situé hors de
la terre dont Archimède avait besoin pour mettre la terre en mouvement
à l’aide d’un levier mais qui, d’après sa conviction et les connaissances de
l’époque, n’existait pas. La découverte philosophique du cogito n’est pas
selon Arendt la découverte du point d’Archimède mais son transfert dans
l’esprit.
Quel est l’enjeu d’une telle discussion pour une conception de la nature ?
La révolution scientifique fait reconnaître que l’univers est homogène et
infini et qu’il y a dans cet univers des lieux éloignés semblables au lieu ter-
restre d’où nous pourrions observer la terre comme on observe ces lieux
depuis celle-ci. Le point d’Archimède est pour Arendt non seulement un
point d’appui qui permet d’agir, d’exercer une force, mais un point de
vue, un lieu d’observation. La Révolution scientifique est le moment où les
hommes ont accédé au point de vue de la science moderne, au « regard
éloigné » comme dit Lévi-Strauss, mais toujours situé quelque part. À ce
point de vue, la nature dont nous sommes familiers, au sein de laquelle
nous existons, apparaît comme la nature qui est sur terre, l’écosystème ter-
restre. Arendt l’a compris avant même que les préoccupations écologiques
deviennent centrales dans nos sociétés. Elle oppose dans cette perspective
les lois de la nature qui est sur terre et les lois cosmiques universelles. Ce

18. Pocket Agora, Paris, 1ère éd. Calmann-Lévy 1961, Chapitre 6.


19. Seuil, Paris, 1999.

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178 H. FAES

qui se donne concrètement comme nature et naturel se donne en certains


lieux de l’univers et se trouve toujours débordé par le processus universel.
Or ce qui est ainsi accompli dès le départ dans la Révolution scientifique
restera longtemps ignoré en raison du transfert du point d’Archimède dans
l’esprit qui caractérise la révolution cartésienne. À l’école de Descartes, les
savants et les philosophes ont considéré que le point d’Archimède était
non pas un point de vue éloigné situé dans l’univers infini, mais le point
de vue de l’esprit considéré comme le point de vue absolu, un point de
vue libéré de toute situation particulière dans l’univers, le point de vue de
l’univers et non un point de vue dans l’univers. Perdant de vue la significa-
tion précise de l’événement réel en quoi consistait la révolution, savants et
philosophes ont considéré la mathématisation comme accès à la connais-
sance absolue de la totalité de l’univers physique comme telle et partagé le
subjectivisme moderne d’après lequel le point de vue de la connaissance
est le point de vue du sujet souverain qui n’est pas dans l’univers mais qui
le domine. La critique arendtienne du subjectivisme fait écho à celle de
Whitehead et rejoint celle qu’on trouve chez Merleau-Ponty.
Aujourd’hui, ce qui a été longtemps masqué est devenu évident. La
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nature comme donné n’est pas connue dans son principe ni comme
totalité. Elle est connue depuis un point de vue situé dans la nature elle-
même. Elle n’est donnée concrètement que localement, comprise dans
un ensemble que nous appelons l’univers qui est, certes, lui aussi présent,
mais seulement entrevu en quelque sorte du point où l’on se trouve. Ayant
perdu le cosmos antique, l’époque moderne a espéré connaître la nature
comme coïncidant avec l’univers infini lui-même, mais c’était une préten-
tion inadéquate à ce que la science pouvait effectivement donner.

La condition des choses données dans la nature

La non-coïncidence de la nature et de l’univers était un fait dès que


l’univers nous est apparu comme infini. Mais la conception classique de
l’espace et du temps permettait de considérer la partie connue de l’uni-
vers comme partie d’un tout dont les autres parties sont accessibles et qui
pourrait donc être connu en totalité. L’homogénéité de l’espace et du
temps est le succédané et la garantie d’une unité et d’une totalité de l’uni-
vers qui n’est plus un cosmos, c’est-à-dire une totalité vivante et présente
en tant que telle. Avec les révolutions des XIXe et XXe siècles en mathéma-
tiques et en physique, le succédané lui-même a été perdu20.

20. Ceci a été bien montré dès 1873 dans une conférence du mathématicien Clifford. Texte
traduit et cité par L. Boi, Le problème mathématique de l’espace. Une quête de l’intelligible, Springer
Verlag, p. 420-421.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 179

A changé le sens de la condition spatio-temporelle des réalités du monde


naturel. Dans la vision classique des objets matériels, l’espace et le temps
sont considérés séparément l’un de l’autre21. On peut localiser dans l’es-
pace en faisant abstraction du temps et l’inverse. Cela revient à tenir le
point et l’instant pour réels et accessibles et la simultanéité pour absolu-
ment décidable. Cette approche de l’espace et du temps n’est plus tenable
dès qu’on travaille sur des phénomènes impliquant de grandes distances.
Ni la présence totale du cosmos en son centre ni la coprésence de tous les
points de l’espace infini ne sont plus possibles. Dans la vision contempo-
raine de l’Espace-Temps, il n’y a pas de point de vue auquel la coexistence
de tout ce qu’il y a pourrait être donnée. L’observateur n’aperçoit l’uni-
vers que selon une perspective. La totalité en tant que telle (expression
dont on ne sait si elle réfère à quelque chose) n’est pas susceptible d’avoir
une présence sauf à faire abstraction des conditions de l’observation qui
ne peuvent être données que dans l’univers même. L’univers lui-même
est paradoxalement un événement qui a lieu quelque part à un certain
moment. Il y a pour l’observateur une condition d’existence et d’observa-
tion dans l’univers lui-même, mais il y a aussi pour l’univers une condition
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de son existence et de son observation dans la condition de l’observateur.
Plus nous élargissons le champ de l’observation, plus nous prenons la
mesure de ce que cela peut impliquer. Nous devons prendre en compte
les changements d’échelle, la différence du microscopique et du macros-
copique et d’autres distinctions analogues. L’espace-temps n’est pas
homogène, le changement d’échelle ne changeant rien aux conditions
des phénomènes. Nous devons prendre en considération la complexité.
L’univers n’est pas bien représenté par un espace dans lequel on pourrait
aller vers l’infiniment grand ou l’infiniment petit comme par un simple
éloignement ou par un rapprochement. À tenir compte du point de vue
de l’observateur, c’est toujours en un lieu donné et à un moment donné
que nous changeons d’échelle. Nous entrons alors, pourrait-on dire, dans
la profondeur des choses et nous rencontrons la complexité. Dans ce que
nous observons actuellement, nous avons une intrication de phénomènes
se produisant selon des lois spécifiques à des échelles différentes, avec
à l’horizon aussi bien l’ensemble de l’univers en expansion (big bang
inclus) que l’activité des particules élémentaires. Se détachent en nous et
hors de nous sur ce fond là les êtres complexes avec lesquels nous sommes
en relation dans notre existence quotidienne.

21. Les considérations qui suivent s’appuient sur Whitehead, La science et le monde moderne,
Ontos Verlag, Frankfurt, 2006, Chapitres 4 et 7. Voir aussi Bernard D’Espagnat, Traité de phy-
sique et de philosophie, Fayard, Paris, 2002, Chapitre 2, à propos du « dépassement du cadre des
concepts familiers ».

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180 H. FAES

Le complexe dans lequel nous sommes est un entre-deux. C’est en lui


et à partir de lui que nous visons une totalité de l’univers et l’entr’aperce-
vons, sans qu’elle puisse être donnée comme telle. Ce que nous démen-
tons en écrivant cela, ce n’est pas la perception. Certes, la perception
courante tend à ne faire attention qu’à ce que nous percevons et à consi-
dérer que nous percevons en fin de compte la nature elle-même, voire
l’univers lui-même. Mais avec la phénoménologie nous savons mieux la
façon dont les choses sont présentes. Elles ne sont données que selon une
perspective et sur un horizon, la totalité d’un objet et à plus forte raison la
totalité de la nature n’étant jamais données comme telles. Ce qui est donc
démenti, ce n’est pas la perception mais des représentations simplifiées et
abstraites que nous nous donnons de ce que nous percevons et de ce que
nous connaissons par les démarches scientifiques.
Aucune totalité de la nature ou de l’univers n’est davantage donnée à
travers une évolution ou dans une histoire qui suivraient une unique trajec-
toire. C’est la séparation abstraite de l’espace et du temps qui permet d’en-
visager le temps comme une succession unilinéaire se produisant dans un
même espace. La représentation évolutionniste de l’univers qui suppose
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une totalité donnée moyennant le temps et qui fait de la complexité la
fin de l’évolution (conjoignant le but et le terme) est inadéquate. Elle ne
s’accorde d’ailleurs pas avec l’idée d’un univers en expansion qui suggère
des évolutions dans de multiples directions. La représentation abstraite
du temps linéaire implique un éventuel commencement de l’univers,
point de départ d’une évolution qui implique une présomption d’unité
et de totalité. Un tel commencement n’est pas de l’ordre de l’accessible
vu les conditions dans lesquelles une observation peut être faite. Son idée
implique celle de point et d’instant qui n’ont pas de sens dans l’espace-
temps tel qu’on le pense aujourd’hui. Il est plus sage de parler d’une his-
toire de l’univers que de son évolution, en voyant qu’une histoire peut
comporter des suites contingentes et intriquées d’événements.
Les scientifiques construisent des modèles cosmologiques ; ils tentent
de se représenter l’univers comme un objet et étudient sa formation. On
peut s’en donner un modèle tel qu’il serait une totalité dans laquelle tout
serait déterminé par des lois sans avoir à faire intervenir des conditions qui
ne dépendraient pas de ces lois, des conditions aux frontières. Einstein a
élaboré le premier modèle cosmologique appelé modèle Sphère S3. Dans
ce modèle l’univers est un tout fini et sans bord. Mais ce tout est statique.
Il reste très proche du modèle classique de l’univers dans lequel tout est
déterminé par les lois. Les modèles qui prévalent actuellement sont dyna-
miques. L’univers y dépend de conditions qui ne sont pas déterminées par
les lois du modèle lui-même. L’univers que donne le modèle, qui aura un
caractère factuel, dépend de ce que l’on peut observer dans l’univers réel,

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 181

différentes possibilités étant a priori envisageables et demeurant ouvertes.


Dans cette perspective, il pourrait être impossible de déterminer la facture
de l’univers, celui-ci étant en cours. Ce fait indique la limite d’une repré-
sentation de l’univers dans sa totalité comme objet.
Tout indique au niveau de la perception comme de la construction
scientifique de modèles des objets, que la prétention à traiter la nature ou
l’univers comme totalité donnée en tant que totalité est excessive. Dès que
l’on prête attention à la condition spatio-temporelle concrète de l’exis-
tence et de l’observation des choses et de l’univers lui-même, il apparaît
que la nature ne nous est pas donnée sans réserve ni sans complexité,
donc tout autrement que sur le mode de la simple présence et de l’intui-
tion immédiate.

La mathématisation

La Révolution scientifique n’aurait pas eu lieu sans la mathématisation


c’est-à-dire sans l’application des mathématiques aux phénomènes à la fois
pour les exprimer et pour orienter la manipulation expérimentale des
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conditions dans lesquelles ils se produisent. Les mathématiques ne se limi-
tent plus aux aspects quantitatifs et mesurables ou en tout cas le sens du
quantitatif s’est considérablement élargi. Elles l’appréhendent en termes
de variété, d’ensemble, de groupe ; elles traitent des multiplicités. Elles
sont dites à ce niveau sciences des structures. Elles paraissent capables de
rendre compte de la forme des choses, voire de ce que les Anciens appe-
laient forme essentielle ou substantielle.
Leur développement semble pourtant aller dans le sens de l’abstraction
et du formalisme qui éloignent du réel et des formes concrètes. L’extrême
est atteint avec la tentative logiciste qui tend à organiser et à déduire l’en-
semble des mathématiques à partir de la logique. Ce projet n’a pas abouti ;
un théorème de limitation du formalisme a été démontré. Les mathéma-
tiques ne sont pas réductibles à la logique, mais elles sont à leur manière
une science du réel, elles engendrent des objets contribuant à l’intelligi-
bilité du monde réel. Le sens reconnu de la mathématisation depuis la
révolution scientifique pourrait donc être inversé : au lieu de s’opposer à
la philosophie naturelle antique en récusant les formes substantielles, la
science actuelle retrouverait et conforterait les idées de l’ancienne philo-
sophie naturelle ; les mathématiques contribueraient à une nouvelle phi-
losophie de la nature qui reprendrait le projet de l’ancienne.

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182 H. FAES

La façon dont L. Boi présente cette nouvelle orientation22 repose sur


deux affirmations principales. Premièrement, les mathématiques et plus
particulièrement la géométrie jouent un rôle décisif dans l’explication des
phénomènes physiques, biologiques et psychiques concrets. La géométrie
ne doit pas être comprise selon l’idée classique euclidienne-newtonienne
d’une structure rationnelle reflétant l’ordre réel des choses ou selon l’idée
formaliste et logiciste (Russel, Hilbert) d’une construction purement sym-
bolique, car dans les deux cas ces idées ont opéré « une césure complète
entre l’univers des formes mathématiques idéales et l’univers des phéno-
mènes réels »23. Il faudrait au contraire reconnaître que les formes et objets
géométriques ne sont pas de simples produits de notre activité mentale
ou langagière mais donnent l’intelligence de « l’ontogenèse géométrique
des formes naturelles », autrement dit que la puissance constructrice des
mathématiques va bien au-delà de ce qui est déductible dans les axiomes
explicites de n’importe quel système formel de géométrie.
Dans cette approche, il ne s’agit pas de tout ramener à un modèle mathé-
matique unique capable de tout expliquer. Les mathématiques contempo-
raines produisent des modèles qui ne sont pas des instruments de calcul
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ou des machines mais qui permettent de créer des objets qui idéalisent et
éventuellement expliquent les phénomènes. Il y a en fait une genèse des
structures mathématiques qui est inséparable de l’évolution des phéno-
mènes24. Cette genèse suppose une intuition de l’espace physique qui per-
met de relier les propriétés idéales et abstraites des objets mathématiques
aux propriétés phénoménologiques du monde physique. Cette possibilité
repose en fin de compte sur un accord des processus psychiques inhérents
à la nature humaine et dont dépend l’activité des mathématiques, et des
processus physiques et biologiques inhérents à la nature.
En second lieu est affirmée la nécessité d’une philosophie de la nature.
Tout en reconnaissant le rôle décisif des mathématiques, L. Boi affirme :
« S’il paraît impossible de s’imaginer n’importe quelle théorie de la nature
et du monde réel qui aspire à être intelligible indépendamment du rôle
qu’y jouent les mathématiques, il serait par ailleurs entièrement réduc-
teur de penser que ces dernières sont la seule forme d’expression per-
mettant de comprendre les phénomènes et leurs relations »25. Les entités
mathématiques s’inscrivent dans « une réalité beaucoup plus large et pro-
fonde ». Il est impossible de séparer la connaissance de la réalité mathé-

22. Voir « Étude introductive » et « Géométrie et philosophie de la nature : remarques sur


l’espace, le continu et la forme », in Science et philosophie de la nature. Un nouveau dialogue, Peter
Lang, 2000.
23. Ibid., p 25.
24. Ibid., p 4.
25. Ibid., p 50.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 183

matique d’une quête visant à « découvrir un sens profond aux objets qui
existent dans l’espace et le temps, à leurs relations et aux actes intention-
nels qui nécessairement l’accompagnent »26. Pour cela une philosophie de
la nature est requise. Celle-ci devrait être « une nouvelle théorie de l’intel-
ligibilité qui réponde aux problèmes fondamentaux auxquels se trouvent
confrontées les sciences »27. Elle devrait faire revenir des concepts tombés
en désuétude (acte, puissance, cause formelle, cause finale, principe de
raison suffisante etc.)28.
L’intérêt de cette proposition est que tout en revendiquant un rôle déter-
minant des mathématiques dans l’explication de tous les phénomènes
naturels, l’auteur reconnaisse que les mathématiques ne déterminent pas
toute l’intelligibilité de ces phénomènes et que ce rôle même appelle l’in-
terprétation d’une philosophie de la nature. On peut douter cependant
que cette philosophie de la nature puisse retrouver et prolonger sans plus
les intentions de la philosophie naturelle traditionnelle et sa manière de
se rapporter à l’être même des choses. On peut reconnaître aujourd’hui
une puissance nouvelle des mathématiques qui leur permet de traiter des
formes naturelles et de leur genèse, mais non qu’elles retrouvent ainsi la
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notion de forme substantielle de jadis. L’approche mathématique modifie
le statut des formes naturelles. Elles étaient comprises comme essentielles
c’est-à-dire comme présupposées dans l’être même. Cela voulait dire
qu’elles n’étaient pas susceptibles d’être générées mais qu’elles étaient
au principe de toute génération. Aujourd’hui elles sont appréhendées
comme se donnant dans le phénomène, comme structure immanente au
phénomène, éventuellement générée au niveau même du phénomène.
Une philosophie de la nature venant interpréter le sens de ces formes
et de leur genèse telles qu’expliquées par les mathématiques ne pourrait
pas leur donner immédiatement et directement une interprétation onto-
logique. Elle devrait commencer par en ressaisir le sens au niveau même
du phénomène et dans l’ensemble phénoménal en vue de parvenir par
la réflexion à une éventuelle interprétation ontologique. Il est juste de
reconnaître que les mathématiques ne déterminent pas toute l’intelligibi-
lité des phénomènes ; il faut ajouter qu’aujourd’hui une philosophie de la
nature ne peut pas être immédiatement ontologique, qu’elle est nécessai-
rement médiatisée par les sciences, en particulier par la mathématisation
de la connaissance de la nature.

26. Ibid., p 51.


27. Ibid., p 34.
28. Ibid., p 35.

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184 H. FAES

L’écosystème

La notion d’écosystème est l’une des notions nouvelles les plus signifi-
catives d’un sens nouveau et actuel de la nature. Elle est introduite par
l’écologie, c’est-à-dire par la science qui porte ce nom et non par l’écolo-
gisme, autrement dit le courant d’opinion ou l’idéologie favorables à des
pratiques écologiques. La biosphère, l’écosystème terrestre, est la nature
que l’homme habite.
L’écologisme est un courant de pensée dont l’orientation n’est pas
stabilisée. La tendance dominante a plusieurs fois changé au cours des
quarante dernières années. Actuellement, l’approche éthique a le vent en
poupe. La question majeure dans cette perspective est celle de la valeur
de la nature. La nature est-elle une valeur telle qu’elle mérite d’être res-
pectée en tant que telle, de se voir reconnaître des droits et d’être consi-
dérée moralement ? On envisage de restituer à la nature sa personnalité,
de la soustraire à l’utilisation ou à l’appropriation humaine29. Dans cette
démarche, on ne précise pas ce qu’on entend par nature ; on néglige en
fait ce que l’écologie scientifique nous a fait découvrir à savoir la condition
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dans laquelle existent les êtres vivants, laquelle est la véritable raison du
souci écologique.
La vision ancienne du cosmos tendait à le considérer comme étant
lui-même en tant que tout un être vivant, à considérer la nature entière
comme une totalité organique. Dans cette perspective, ce qui était déter-
minant, c’était la nature ou la vie comme principes de la totalité. Après la
révolution scientifique moderne, l’univers est apparu comme étant dans
son ensemble matériel et non vivant. Les êtres vivants sont alors toujours
particuliers et localisés dans un milieu d’existence non vivant. Le pro-
blème de comprendre les relations de ces êtres vivants avec ce milieu et
dans ce milieu devait se poser. La question de la nature ou de la vie comme
principe expliquant la vie dans l’être vivant ne pouvait plus être la seule
question. L’écologie est apparue dans le développement de la biologie.
Elle a progressivement dépassé l’idée que les êtres vivants étaient simple-
ment plongés dans un milieu d’existence non vivant et purement exté-
rieur. Elle a développé l’idée d’une réalité en quelque sorte intermédiaire,
celle d’un réseau complexe de relations comme condition de l’existence
de chaque vivant, réseau saisi sous divers aspects et à divers niveaux et
portant divers noms : niche écologique, écosystème etc. La nature dont on
se soucie désormais, ce ne sont pas les vivants considérés en eux-mêmes,
que l’on devrait traiter comme des personnes, que l’on devrait considérer

29. Voir les textes d’origine anglo-saxonne traduits dans : H.S. Afeissa (ed.), Éthique de l’envi-
ronnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 185

dans l’absolu, abstraction faite de leur condition. Nous avons appris au


contraire que nous ne pouvons considérer sérieusement un être vivant
sans le considérer avec les conditions d’existence, donc comme partie pre-
nante d’un écosystème ; nous avons découvert la fragilité et la contingence
du vivant, son caractère historique. Les espèces ne sont plus éternelles ;
les mécanismes de la génération ne sont plus cycliques ni propres à mani-
fester ce qui est éternel dans le monde sensible. La réponse pratique et
éthique à cette découverte ne peut pas être de faire des êtres vivants des
valeurs absolues, elle doit orienter l’action par rapport à la réalité de la vie
biologique dans la condition qui est la sienne. Pour cela une philosophie
de la nature, en deçà de l’éthique, doit nous aider à comprendre et à
interpréter ce que les sciences nous ont fait découvrir, à savoir non pas le
principe ou l’essence des choses naturelles et vivantes, mais la condition
qui est la leur dans la nature.
L’idée fondamentale de l’écologie, déterminante aujourd’hui pour la
manière de se représenter la nature en général, est que l’être naturel a
en quelque sorte son être dans son milieu d’existence ou dans la condi-
tion qui est la sienne. La question se pose de savoir s’il faut entendre cela
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immédiatement dans un sens ontologique. Dire que l’essence ou la nature
d’un être est sa condition est évidemment problématique. Il faut d’abord
l’entendre au niveau de l’être factuel. L’être naturel est d’abord un fait et
un événement dont la réalité tient de fait à des relations qui le constituent
dans un milieu d’existence. Ceci implique que tout être naturel est néces-
sairement local : il existe quelque part, au milieu d’autres, dans un environ-
nement. Dans ce réseau de relations, l’être considéré n’est pas simplement
l’effet d’un déterminisme de ses conditions d’existence. Ces relations sont
des interactions dans lesquelles il est influent et actif. L’ensemble des rela-
tions dont il est partie prenante et où il trouve sa propre réalité est donc
un système dans lequel il existe un équilibre dans les interactions entre les
parties prenantes. Cet équilibre n’est pas statique mais dynamique ; il fluc-
tue et évolue avec le temps et avec les circonstances extérieures. Dans son
ouvrage, Le contrat naturel, M. Serres avait particulièrement mis en avant la
nécessité de prendre en compte l’équilibre dans les relations des hommes
et de la nature. L’écologie des êtres naturels fait donc voir la nature non
pas comme une réalité constituée une fois pour toute et en totalité, au
moins en principe, mais comme une configuration de conditions d’exis-
tence toujours donnée en un temps et en un lieu.
Cette façon de considérer la nature comme étant la condition naturelle
dans laquelle existent les êtres naturels est celle que les sciences modernes,
à travers leurs développements depuis quatre siècles, nous conduisent
à avoir de la nature. Elle concerne bien évidemment les hommes eux-
mêmes qui existent d’abord dans la même condition naturelle que tous

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186 H. FAES

les êtres vivants dont ils sont issus. Ils s’insèrent dans la biosphère de la
même façon. Le reconnaître implique un sens nouveau des rapports de
l’homme et de la nature, au-delà du dualisme de l’âge classique dont nous
parlions plus haut.

La place de l’homme dans la nature

La découverte du point d’Archimède, la manière dont l’univers est


connu aujourd’hui et dont la nature se présente en lui comme écosys-
tème implique une autre vision de la place de l’homme dans la nature.
L’analyse phénoménologique de la perception humaine et du mode
d’être de l’homme également.
Il ne s’agit plus tant de la différence de l’homme et des autres êtres
vivants, de la dualité des essences que manifesterait cette différence, que
du fait que les hommes existent dans la nature qu’ils perçoivent, dans un
écosystème lui-même localisé dans cet univers. Classiquement, l’homme
apparaissait à la fois comme une partie, infime d’ailleurs, de la totalité
matérielle et comme étranger à celle-ci en tant que liberté. Le sens nou-
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veau que nous avons aujourd’hui de la dynamique de l’univers et les
connaissances que la biologie, la théorie de l’évolution et l’écologie nous
ont apportées nous en disent beaucoup plus sur la façon dont l’homme
fait partie d’un univers que nous ne pouvons plus penser comme soumis
à un strict déterminisme.
Nous avons déjà dit pourquoi la vision évolutionniste du processus uni-
versel supposant la permanence et la continuité d’un être dans un même
espace n’était plus soutenable même dans sa version épigénétiste et de fait
a été remise en question dans les sciences humaines d’abord, puis dans
la cosmologie et finalement aussi même en biologie. On préfère parler
d’histoire de l’univers que d’évolution. Est en cause le degré d’unité de
l’univers, la possibilité de le voir comme un seul être ou objet persistant.
Il semble bien que l’unité de l’univers dont témoignent les connaissances
scientifiques aujourd’hui n’est pas une unité forte, celle d’une totalité
organique.
Dans cette perspective, la question de la place de l’homme dans la
nature ne peut recevoir de réponse assurée. Elle préjuge que l’univers
est un tout dans lequel chaque être a sa place, ce qui n’a pas grand sens
dans l’état actuel de nos connaissances. Une autre approche de ce genre
de question est offerte par ce qu’on appelle le principe anthropique dont
il a fallu significativement distinguer un sens fort et un sens faible. Ce
principe vise à déterminer les contraintes qui s’imposaient dès le départ
à la constitution de l’univers pour que l’espèce humaine soit possible et y
apparaisse effectivement un jour. Poser la question en ces termes revient

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 187

à envisager l’univers comme un seul tout, des contraintes pouvant être


définies comme pesant sur le tout lui-même, et à le voir comme organisé
« en vue de », ce qui implique l’idée d’une finalité. Le principe a une cer-
taine légitimité si on ne parle que de la possibilité que l’espèce humaine
advienne au sein de cet univers. Il ne paraît pas défendable s’il signifie que
l’espèce humaine devait nécessairement advenir comme réalisation finale
de l’univers. La vision évolutionniste de l’univers et de la vie a longtemps
impliqué qu’il n’y avait dans l’univers qu’une seule ligne d’évolution au
point culminant de laquelle se trouve l’espèce humaine. La théorie darwi-
nienne implique pourtant déjà que l’évolution se déploie sur des lignes
divergentes, dans la mesure même où les vivants pour survivre s’adaptent à
des milieux différents. Bergson avait retenu quelque chose de cette leçon
dans l’Évolution créatrice. Si la théorie darwinienne s’est imposée, elle n’a
jamais vraiment contrarié l’idée d’une évolution aboutissant à l’homme
comme espèce supérieure à toutes les autres. En cela, c’est l’évolution-
nisme qui triomphait et non le darwinisme.
Aujourd’hui, il est remis en question. Les sciences modernes nous ont
appris non que l’homme est d’une quelconque manière la fin d’un uni-
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vers organisé en vue de lui et pour lui, mais qu’il est effectivement inséré
en lui, tributaire d’un écosystème, d’un lieu d’existence écologiquement
approprié. En ce lieu il apparaît comme une fin naturelle à l’instar de
tout être vivant. Mais toutes les fins réalisées dans l’univers sont localisées
dans l’espace-temps. Il est devenu impossible de se prononcer, à partir
de ces fins, sur une fin de la totalité de l’univers comme telle. Ce que les
sciences nous apprennent à propos de l’homme dans l’univers concerne
sa condition et non la finalité. Nous avons aujourd’hui par les sciences
une connaissance de ce qu’est la condition humaine en ce monde, en tant
qu’elle est d’abord une condition naturelle dans l’univers, qui est sans
commune mesure avec tout ce que pouvait nous dire de cette condition
les mythes anciens, les religions ou les sagesses. Il est sans doute remar-
quable que nos progrès dans la connaissance de cette condition vont de
pair avec le recul dans une sorte d’arrière-plan de plus en plus inaccessible
de la possibilité de se prononcer sur une organisation ou une finalité de
l’univers comme telles.
Nous ne parlons donc pas d’une place de l’homme dans la nature et
nous connaissons mieux ce qu’il en est de sa condition dans la nature. Et
ce que nous avons pu dire à ce sujet nous renvoie encore à la question de
l’unité et de la totalité de la nature comme étant sans doute la question
déterminante pour une philosophie de la nature.

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188 H. FAES

Le problème de l’unité et de la totalité de la nature

Les différents éléments significatifs que nous venons d’évoquer impli-


quent tous le problème de l’unité et de la totalité de la nature. Dans quelle
mesure pouvons-nous considérer la nature telle que nous la connaissons
aujourd’hui comme étant une et comme formant une totalité ? L’étude
scientifique de la nature qui s’en tient à la positivité ne nous éloigne-t-elle
pas de la possibilité de parler de l’être un et de l’être total de la nature ?
Dans ces conditions, une philosophie de la nature est-elle possible ? A-t-
elle les moyens, elle, de nous le donner ?
Déjà Kant montrait que nous visons l’unité de tous les objets par les
idées de monde et de nature, mais que nous ne pouvons connaître objec-
tivement la nature dans son unité. Après lui, Hegel et Cournot reconnais-
saient le déficit d’unité de la nature. Dans leur état actuel, les sciences ne
conduisent pas davantage à l’affirmation de l’unité et à la connaissance
d’une totalité de l’univers, le travail scientifique, reposant sur l’abstrac-
tion, ne parvient à constituer ses objets qu’en fragmentant la réalité. Si
l’unité de la raison est postulée du côté subjectif, dans l’objectivité, la
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raison découvre et/ou met en œuvre des rationalités. Elle recourt à des
modèles différents d’explication et met les modèles en concurrence dans
l’explication des phénomènes. Gilles-Gaston Granger classe les types de
modèle utilisés dans les sciences en modèles « énergétiques, cybernétiques
et sémiotiques »30. En discutant l’ouvrage de Carnap, Der logische Aufbau der
Welt, il récuse l’idée d’une unité de la science fondée sur l’unité de l’objet
et sur l’unicité de l’instrument logique31. Il montre que la construction
carnapienne d’une théorie unitaire de la science échoue. L’unité de la
science est une unité de projet, elle ne tient pas à l’unicité de l’objet.
Ce projet implique la pluralité des méthodes, des modèles utilisés pour
connaître les objets, la pluralité des objets, la pluralité des sciences elles-
mêmes. « La connaissance scientifique de par sa nature, écrit-il, repose sur
une détermination spécifique et pour ainsi dire régionale du fait, et en
évolution constante, car à chacun des moments de son histoire, chacune
des branches de la pensée scientifique délimite avec les moyens matériels
et conceptuels dont elle peut disposer la classe des faits qu’elle veut expli-
quer »32. Rien n’est donc définitivement fixé. Un type d’objet est certes
spécifié par le type de modèle auquel on a recours pour le déterminer,
mais cela peut changer, et on pourra toujours lui appliquer un nouveau

30. Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier, Paris, 1967 ; « Sur le traitement comme objets
des faits humains », in Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994.
31. Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Éd. O. Jacob, Paris, 1988, p 125.
Voir également Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994, Chapitre 16.
32. Pour la connaissance philosophique, p 13.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 189

modèle. Certains objets ne peuvent être déterminés par un seul type de


modèle. La pluralité des espèces de modèles apparaît « comme la marque
d’une division interne, ontologique des espèces d’objets »33. Dès lors que
la science s’applique à connaître l’univers comme tel, elle le fait selon
sa démarche par construction de modèles. Les modèles cosmologiques
sont actuellement nombreux. Mais la façon dont la science construit la
connaissance de cet objet-univers signifie que l’univers est alors connu
comme un objet parmi d’autres possibles et non comme l’unique objet
contenant tous les objets. Même si elle construit des modèles cosmolo-
giques, la science ne nous donne pas la connaissance de l’univers ou de la
nature comme unique totalité.
Tout se passe comme si, par sa manière de connaître et dans son pro-
grès, la science nous éloignait de la connaissance de l’univers comme un
et tout. Dans ces conditions, quelle philosophie de la nature est possible
aujourd’hui ? Que l’unité et la totalité de la nature ne soient pas donnée
dans la connaissance, que la nature ne soit plus pour nous que cette nature
là où nous sommes n’implique pas qu’une philosophie de la nature soit
impossible ; cela la rend au contraire d’autant plus nécessaire. La situation
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dans laquelle nous sommes aujourd’hui par rapport à la nature, et en ce
qui concerne le problème de la connaître en particulier, pose question et
donne à penser. Mais seule une nouvelle philosophie de la nature peut
répondre à la situation.
Cette philosophie ne peut plus se constituer comme cosmologie ou
comme moment d’une cosmologie. Aujourd’hui, il y a place pour une
philosophie de la nature distincte de la cosmologie. Whitehead a bien dis-
tingué le projet d’une philosophie de la nature et celui d’une cosmologie
qui est métaphysique ; il a montré aussi qu’une philosophie de la nature
n’était pas une philosophie de la connaissance de la nature ou une phi-
losophie des sciences. L’état actuel de la connaissance scientifique de la
nature appelle en philosophie un moment de réflexion préalable à toute
approche ontologique et métaphysique de la question de la nature et de
l’univers. Il s’agit de s’orienter dans la compréhension de la nature par
rapport à l’expérience que nous en avons en tant qu’hommes, d’inter-
préter les connaissances acquises dans le contexte humain général. Sans
préjuger de son rapport avec l’esprit ou avec un Dieu créateur, il y a lieu de
réfléchir à la nature telle qu’elle se donne à la perception et telle qu’elle
est analysée par les sciences. Dans la perception elle se présente avec une
certaine unité, mais celle-ci n’est que de perspective, elle est à l’horizon
de la perception. La nature est ce dans quoi les sciences ne cessent de
distinguer et d’analyser des objets et leurs relations, sans être en mesure,

33. Ibid., p. 131.

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190 H. FAES

du fait même de la méthode, de déterminer la nature en totalité. La pen-


sée est porteuse d’une exigence d’unité. La philosophie est l’effort de la
pensée pour prendre ensemble et interpréter à la fois ce que la perception
présente et ce que fait connaître la science. Le progrès de la connaissance
rend de plus en plus nécessaire l’élaboration d’une vision sensée de la
nature qui n’est plus immédiatement ni naturellement donnée.
Ce travail de pensée concerne la nature considérée comme donnée
dans une certaine indépendance et extériorité par rapport à l’homme, sa
conscience sensible, sa pensée, son action. Mais cette indépendance n’em-
pêche pas que les hommes sont inclus dans la nature. Les hommes appa-
raissent eux-mêmes dans ce qu’ils perçoivent et connaissent comme étant
la nature. La nature est ce qu’ils perçoivent comme ce dans quoi ils sont
donnés à eux-mêmes, ce dans quoi leur existence leur est donnée. Dans
cette perspective le terme global permettant de ressaisir l’ensemble de ce
qui relève de la nature dans une certaine unité est le terme de « condi-
tion ». L’unité et la totalité de la nature et de l’univers appréhendées du
dedans sont celles de la condition des êtres qui en font partie. Elles ne sont
pas l’unité et la totalité pour Celui qui les a créées ni pour un sujet qui les
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dominerait mais au point de vue d’un être qui a dans la nature non pas
une place privilégiée mais la condition de son existence. Le concept de
condition permet de respecter le caractère factuel du donné naturel, de
l’appréhender comme tel sans le déterminer immédiatement au niveau
de l’essence, mais il est propre aussi à préparer la pensée à des questions
métaphysiques à propos du donné naturel.

* *
*

En conclusion faisons ressortir sous forme brève quelques points


essentiels dans l’examen que nous venons de faire du rapport actuel des
hommes et de la nature, et de la possibilité aujourd’hui d’une philosophie
de la nature.
1. Parmi les options définies en introduction, celle d’un changement de
paradigme en matière de philosophie de la nature paraît s’imposer. Une
nouvelle philosophie de la nature est à constituer qui ne peut consister
simplement à retrouver le style des philosophies antiques et médiévales
de la nature et qui ne peut correspondre à cette philosophie de la nature
que, sans cesse, la modernité a remise sur le métier sans parvenir à l’af-
firmer dans le rapport avec les sciences ni à surmonter la divergence des
principes choisis pour la constituer.
2. La seule réalité que la nouvelle philosophie de la nature peut et doit
présupposer pour se constituer est la condition humaine. C’est en pré-

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UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE AUJOURD’HUI : ÉTAT DES LIEUX 191

supposant la condition humaine dans la nature et dans l’univers qu’une


philosophie de la nature peut tenter de proposer une compréhension
de la nature. La nature est alors elle-même comprise dans la condition
humaine. La philosophie ne peut plus présupposer simplement l’être, la
nature ou le sujet sans prendre en compte qu’il n’y a d’être, de nature ou
de sujet que dans la condition où ils existent pour nous.
3. La philosophie de la nature ne présuppose aucun dualisme. Elle ne
présuppose pas l’accès à un point de vue de surplomb, absolu ou transcen-
dantal sur la nature. Elle implique un rapport du local au global qui se dis-
tingue du rapport partie/tout en ce qu’il n’y a pas de localisation simple
et qu’il n’y a de globalité que d’un point de vue local, interne pourrait-on
dire à la globalité.
4. Présupposant la condition, tout en se distinguant de la science, la
philosophie de la nature ne peut traiter de la nature dans une perspective
directement ontologique. Son approche vise l’être factuel et consiste à en
interroger le sens. C’est en s’efforçant de prendre ensemble les connais-
sances que nous avons des faits et de dégager des significations que la
philosophie de la nature propose, au-delà de la connaissance de la nature,
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une compréhension et une interprétation. La démarche est synthétique,
interprétative et réflexive. Elle implique une méthodologie bien distincte
de celle des sciences.
5. L’essai de compréhension de la nature déborde la seule exigence de
la connaissance objective. Il implique ce qui s’élabore au niveau de l’expé-
rience commune et du sens commun et ce qui relève non seulement de la
connaissance mais de la pensée.
6. Étant donné l’extraordinaire étendue et variété des connaissances
humaines acquises aujourd’hui à propos de la nature, l’élaboration d’une
philosophie est un travail énorme. L’unité de la compréhension, ne pré-
supposant pas son principe, doit être trouvée en reliant les connaissances
pour faire jaillir les significations qu’il faut réunir peu à peu.
7. La philosophie de la nature peut se constituer en philosophie dis-
tincte se donnant pour objet propre la nature. Sans présupposer l’être en
soi de la nature ni le dualisme homme/nature, elle reconnaît une indé-
pendance de la nature par rapport à celui qui, en elle, la perçoit et agit sur
elle, sur le témoignage de la perception corroboré par autrui, en même
temps qu’elle reconnaît l’inclusion des êtres humains dans un réseau de
relations entre êtres naturels. Cette reconnaissance de l’indépendance de
la nature peut d’ailleurs très bien porter sur la nature humaine elle-même,
au sens de l’être naturel de l’homme (être de naissance) et pas seulement
sur la réalité extérieure. L’indépendance de la nature ne se confond pas
avec son extériorité.

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192 H. FAES

8. La nouvelle philosophie de la nature n’est pas d’emblée partie pre-


nante d’une cosmologie philosophique, c’est-à-dire d’une cosmologie ren-
dant compte d’une totalité de l’être incluant les hommes et Dieu ou les
dieux. C’est pour la philosophie une question de savoir comment on peut,
à partir d’une compréhension de la nature élaborée de la manière qu’on
a dite, envisager de passer à la connaissance d’autres êtres que ceux de
la nature, à des affirmations ontologiques concernant la nature et à des
rapports possibles ou même nécessaires entre nature, hommes et Dieu. Le
changement est compréhensible et peut être assumé par la philosophie ; il
est peut-être plus difficile à assumer dans le cadre d’une théologie confes-
sante pour laquelle la réception de la vérité révélée semble impliquer natu-
rellement une présupposition ontologique de Dieu. Là, très certainement,
pour la réflexion théologique la tournure que semble devoir prendre une
philosophie de la nature aujourd’hui représente un problème. n
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