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Editions Esprit

Balzac et l'obsession de l'infini


Author(s): CAMILLE BOURNIQUEL
Source: Esprit, Nouvelle série, No. 361 (6) (JUIN 1967), pp. 980-1003
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24260017
Accessed: 23-06-2020 00:37 UTC

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Balzac et l'obsession de l'infini
PAR CAMILLE BOURNIQUEL

importants et (si l'on adopte le point de vue de la nou


JE tiens le Balzac
velle critique, visionnaire
avec Barthes pourmettant
et Doubrovsky, un desen textes les plus
balance critique et création) pour un des textes critiques les
plus créateurs dans l'ordre de la novation et du dévoilement
dont ait à s'honorer l'exégèse littéraire des vingt dernières
années. Il faut mettre cela au niveau des écrits sur l'art de
Baudelaire, ou du Contre Sainte-Beuve de Proust. Ce manifeste
(c'en est un à l'encontre de la critique traditionnelle) aura
marqué un tournant dans les études sur Balzac, même si
Béguin ne l'a évoqué lui-même que comme « l'esquisse d'un
livre rêvé » qu'il n'aura pas eu le loisir d'écrire, livre renvoyé
à ce qu'il appelait « le cycle infernal des tâches différées »
et qui eût représenté pour nous la somme de son expérience,
de ses connaissances, et j'ajoute, de ses intuitions balzaciennes.
Publié à Genève en 1946, l'ouvrage devenu rare vient d'être
réédité. On n'exprimera qu'un regret, c'est qu'un titre aussi
splendidement énonciateur, aussi insolite et non conformiste,
ait été remplacé par ce Balzac lu et relu1 qui en masque le
caractère polémique et, disons-le, probablement toujours aussi
irritant et contestable pour certains. C'est à mon sens une
erreur, car si les préfaces qu'il est arrivé à Béguin d'écrire par
la suite, et notamment pour la grande édition de Balzac en
seize volumes du Club français du livre, complètent et étendent
la donnée initiale, le texte essentiel reste bien le Balzac vision
naire.
C'est faire dévier la flèche de son but que d'avoir effacé au
fronton cette épithète emblématique et provocante, et rangé
l'ensemble (le dit texte, plus les préfaces) sous une rubrique

1. Balzac lu et relu (préface de G. Picon), Ed. du Seuil.

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BALZAC

qui évoque plutôt une lecture appliquée, patiente, échelonnée


dans le temps, que cette saisie abrupte et audacieusement per
sonnelle de l'oeuvre à partir de ses mythes et d'une constante
transgression de son trop fameux réalisme. Il y a là un choix
radical, et je ne connais pas de pages où Béguin se soit aven
turé en terrain découvert avec plus d'alacrité, d'irrespect et
d'enthousiasme réformateur, soit allé jusqu'au bout de son
dit avec plus de certitude et de force probante. Ce qu'il nous
propose... le mot est faible, il faudrait dire impose... c'est une
méthode de déchiffrement et de lecture de Balzac qui, fondée
sur les Etudes philosophiques et sur des récits souvent peu
connus, finira par être étendue à l'ensemble de la Comédie
humaine.
A cela s'ajoute un élément personnel, qui donne à ce petit
livre une importance particulière dans l'oeuvre de Béguin. Je
l'ai toujours considéré pour ma part comme un des pôles de
son expérience critique et de sa vie intérieure. Sujet capital
pour lui. Balzac l'a toujours accompagné. Seuls Nerval, Péguy
et Bernanos auront joué un rôle comparable, l'aidant à équili
brer sa propre gravitation, mondes tantôt proches, tantôt loin
tains, dont il suivait la trajectoire dans l'espace et qu'il ne
cessait d'interroger.

Albert Béguin, dans le faisceau de hasards singuliers, de


prémonitions et de réminiscences enfantines qui l'ont amené
au romantisme allemand, a toujours désigné Jean-Paul comme
le premier maillon de cette chaîne de secrètes affinités.
Mais c'est chez Balzac (et dans d'apocryphes épigraphes de
Stendhal) qu'il avait remarqué pour la première fois ce
mystérieux prénom double dont il mit tant d'années à appren
dre qu'il avait été celui d'un certain Richter, auteur d'Hesperus
et de La loge invisible. C'est à partir de ce dernier, enfin
repéré sur la carte, qu'il devait réapprendre la langue alle
mande et découvrir ce monde de la nuit romantique avec
ses héros, ses voyants, ses magiciens et ses navigateurs. Que
Balzac l'ait conduit à Jean-Paul, et celui-ci jusqu'à « ces
portes d'ivoire » dont il est fait mention au début d'Aurélia,
Béguin s'en est toujours souvenu.
Sa conversion en 1940, la guerre, ont profondément marqué
son évolution. Raison de plus pour considérer le Balzac vision
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nahe comme une véritable plaque tournante. Aucune cassure.
Aucun prosélytisme. Moins encore de condamnation catégori
que de cet « usage saturnien de la pensée » dont Louis Lambert
représente la limite. Son expérience centrée sur le rêve restait
valable, qui lui avait permis de découvrir « le fond de l'âme »
et la réalité de ce mystère ambiant.
Balzac allait l'amener à faire le point. Non certes le Balzac
revendiqué par l'école naturaliste, ni celui auquel Emile
Faguet et tant d'autres ont cru pouvoir donner des coups de
règle sur les doigts pour chaque manquement au goût, à la
vraisemblance ou à la syntaxe. Et ni un mage, comme Hugo ;
ni un prophète, comme Tolstoï. Mais l'homme d'une certaine
vision : un obsédé de l'infini.
Ce que Béguin aperçoit chez Balzac, c'est moins ce que ce
dernier doit à Boehme, Saint-Martin et Swedenborg, que cette
dimension métaphysique qui apparaît dès La peau de chagrin.
Peu lui importe que cette manie de l'occulte ait ses sources
chez Maturin, ou sorte du Confessionnal des pénitents noirs
de Mrs Ann Waerd Radcliffe. Peu lui importe que Balzac ait
si mal compris son non moins cher Hoffmann, tout en dévalisant
à l'occasion ce dernier. Peu lui importe que dans Le Cousin
Pons, l'Allemagne romantique se voie pénalisée pour « ce
besoin de prêter une signifiance psychique aux riens de la
création, qui produit les œuvres inexplicables de Jean-Paul
Richter, les griseries imprimées d'Hoffmann et les garde-fous
in-folio que l'Allemagne met autour des questions les plus
simples ». Peu lui importe que les idées religieuses de Balzac,
défenseur du trône et de l'autel, soient d'une effarante impré
cision, même en regard d'une théologie basique. Peu lui
importe que l'auteur de Séraphita ait emprunté ses anges à
Thomas Moore, à Blake ou à Vigny, et son fatras théoso
phique à l'Abrégé swedenborgien de Daillant de la Touche.
Béguin ne se laisse pas démonter par tant d'impétuosité et de
contradictions. C'est un fait, Balzac s'empêtre, se leste de plomb
quand il veut voler sur les cimes, devient opaque et déses
pérément didactique quand, oubliant que sa puissance est
ailleurs, il s'emploie à convaincre et à édifier. C'est un fait aussi
que ses anges tournent un peu à la bécasse, suscitant plutôt
chez le lecteur des instincts carnassiers que les ravissements
du sublime, alors que cet angélisme apparaît chez lui tout
naturellement dans les créatures les plus terre à terre (l'admi
rable porteur d'eau de la Messe de l'athée) et surtout dans ce
monde des filles, des courtisanes et des garçons entretenus « qui
reste peut-être, parmi la platitude moderne, le seul monde
féerique ». Balzac, souvent si guindé dans les bons sentiments
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BALZAC

et le prêchi-prêcha, ne redevient lui-même que dans cette


guerre de course, toutes voiles dehors, transgressant l'interdit,
en pleine équivoque, haussant la crapule au pinacle, remettant
aux mains de l'usurier ou du forçat les responsabilités d'un
démiurge.
C'est ici bien entendu que le bon sens et la morale bour
geoises chaussent leurs bésicles et commencent à chipoter.
C'est ici que les admirateurs commencent à prendre leurs
distances et les autres à mettre en quartiers l'animal. Et sans
doute sont-ils de bonne foi. Celui qu'ils appellent l'auteur du
Père Goriot et du Lys dans la vallée les trompe et saborde ses
vaisseaux. Que deviendrait en France le réalisme si Balzac
se retirait du système pour l'abandonner à Ponson du Terrail
et à Georges Ohnet ?...
C'est ici aussi que Béguin entre en lice, reprend l'affaire,
mais d'une façon qui ne sera sans doute pas du goût de tout
le monde. Comme l'Annoncier, dans Le soulier de satin, il
semble dire au public : « Ecoutez bien, ne toussez pas et essayez
de comprendre un peu. C'est ce que vous ne comprendrez pas
qui est le plus beau, c'est ce qui est le plus long qui est le
plus intéressant et c'est ce que vous ne trouverez pas amusant
qui est le plus drôle. » Mais ici l'Annoncier reste en scène,
et la toile se lève sur un autre Balzac, ou plutôt sur Balzac
lui-même.

Les choses sont nettes dès le début. Qu'on ne se méprenne


pas : toutes ces contradictions, ces étranges bévues d'un occul
tisme de seconde main ne doivent pas nous arrêter. Chez tout
grand créateur, de Shakespeare à Claudel, il y a cette part
du chaos. Ce qu'il faut, c'est découvrir le lien et le mobile
« d'extravagances aussi sensées ». Or c si Balzac, nous dit
Béguin, n'a jamais l'intrépide cruauté de Beyle..., si ses per
sonnages sont, en quelque manière, moins habilement percés
à jour et montrés dans les articulations de leur être, il me
semble que leur réalité est plus dense, plus proche de la
véritable pesanteur des créatures charnelles, et en même temps
plus abandonnée aux souffles de l'esprit ». Cette connaissance
est de nature intuitive, transcendante, presque médiumnique.
Balzac semble comme foudroyé par la réalité intérieure aussi
bien que par la présence physique de certains de ses person
nages. A quel carrefour de Thèbes, sur quel chemin de Damas
les a-t-il rencontrés ? Lui-même ne les remettra plus en ques
tion, et tous continueront de graviter autour de lui, tel
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Bianchon, jusqu'à son dernier souffle. Et Béguin de marquer
l'envoi par cette affirmation que l'ouvrage ne fera qu'expliciter :
« Balzac possède une science de l'âme et un sens de la destinée
que je ne trouve que chez lui. »
On a toujours crédité l'oeuvre de ce jeu de forces, en partie
occultes (au sens littéral), que sont l'Argent, la Police, l'Aris
tocratie et la Pègre ... et sur quoi se fonde la société. C'est
quelque chose que Balzac en effet a bien vu et décrit ; de
même que plus tard Zola introduira la grève, les syndicats,
les grands magasins et la machine dans l'univers romanesque.
On a souvent dit qu'il avait été le meilleur historien de son
temps. C'est un jugement très partiel que de masquer ce
pouvoir de transfigurer le réel, souvent de l'inventer du tout
au tout, derrière l'intérêt documentaire, le sens du pitto
resque et de la description, l'observation sociologique ou la
psychologie.
En réalité, si ce jeu de forces cachées existe bien, il s'agit
de forces « autres qu'humaines » ... « elles se nomment aussi
Matière et Esprit, Vie et Energie, Enfer et Paradis, Dieu et
Satan. Autour de chaque être vivant ... elles forment l'im
mense conjuration de la destinée et ouvrent sa brève existence
sur les espaces illimités des origines, des profondeurs ances
trales, des prolongements dans l'avenir et les générations,
des fins dernières. »
Comédie Humaine, Divine comédie, le rapprochement se
fût imposé de toute façon. Ce qui distingue ces deux voyages
alchimiques, ces deux itinéraires vers une connaissance, c'est
que chez Dante, la mort ayant déjà frappé son arrêt, le carac
tère ascendant de la vision reste partout indiqué, alors que
chez Balzac la vie n'est ni dépassée ni jugée, et que tout se
tient, tout reste encore en suspens dans l'épaisseur temporelle,
l'intrication des existences.
Psychologie, sociologie, biologie, histoire ont certes leur
part dans ce mécanisme existentiel aux innombrables connec
tions. Avec minutie, et souvent délices, Balzac le décrit. Il ne
manque pas une occasion de tirer son chapeau à Lamarck,
Cuvier et Laplace, et également à Gall et à Lavater. Il aime
se sentir cautionné. Les sciences exactes le fascinent, et lui
servent souvent d'alibi. Celles aussi qu'il croit exactes, comme
la physiognomonie, la phrénologie (cette mode qui a pu
entraîner des carabins à voler la tête de Goya), ou encore
le rapport entre le nom d'un individu et son caractère ; doc
trines qui déjà marquent un glissement vers le signe et l'ana
logie, et font surgir de la réalité quotidienne cet étrange
univers totémique, correspondances et symboles.

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Le mécanisme humain, social, n'est en aucune façon escamoté.


Tout est bien réel — en vérité trop réel, comme l'a pressenti
Baudelaire qui le premier s'est étonné « que la plus grande
gloire de Balzac fut de passer pour un observateur » alors
que, dit-il, son principal mérite était d'être visionnaire, et
visionnaire passionné. En effet, tout ce mécanisme se meut
chez lui dans un espace dont les limites nous échappent, obéis
sant à d'autres lois, à un plus secret déterminisme.
On pourrait presque dire que cette réalité qui tend à se
transfigurer est comme le noyau de ce macrocosme dont l'esprit
ne peut connaître que des parcelles et qu'il ne peut imaginer
qu'à travers son propre vertige. Pour Balzac il s'agit de tout
enfermer dans une vision unitaire. Sa démesure n'est pas dans
son pouvoir de donner vie à tant de créatures, mais dans cette
constante transgression, ce besoin de l'infini, ces noces étranges
de la matière et de l'esprit où s'absorberaient les contraires,
où s'effaceraient à jamais les contradictions. A quoi aboutit
en fait cette immense entreprise romanesque, sinon à édifier
une véritable « mythologie de l'homme » ?
D'où cet envoûtement très particulier « auquel est irrésis
tiblement soumis le vrai liseur de Balzac, même quand l'aven
ture le mène aux régions plates et désertiques des rares romans
ennuyeux ou faibles... »

Mais encore une fois ne nous méprenons pas sur la direc


tion que Béguin nous indique. Il n'est pas question, comme
on pourrait le penser, de minimiser les vertus descriptives de
l'œuvre et de n'y voir qu'une transparence, qu'une grille de
symboles, dont il s'agirait ensuite, plus ou moins arbitrai
rement, d'établir l'authenticité et la cohérence.
Béguin aimait chez Balzac ce regard aussi foisonnant que
la réalité elle-même, ce génie du détail et du lieu, ce pouvoir
de croquer sur le vif et de trouver le mot ou le geste qui
fixent à jamais l'expression d'un sentiment, même chez un
personnage épisodique, et dessinent d'un trait ce que nous
appelons aujourd'hui une silhouette. Il admirait en parti
culier ses dialogues, non ceux des duchesses, mais ceux des
gens du peuple, des provinciaux, des commis et surtout des
filles, aussi bien dans les épanchements de celles-ci que dans
leurs empoignades. Cela peut aller jusqu'au mimétisme verbal
et au jargon, avec les Juifs et les Allemands, et prêter à des
grâces éléphantesques. Mais l'oreille de Balzac lui semblait
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admirable de sensibilité et de précision. L'oralité prenait ainsi


dans le roman la part qui lui revient dans les rapports quo
tidiens. Et c'était aussi un des moyens de l'hyperbole réaliste,
et de faire accéder au mythe Nucingen ou Gobseck, ainsi que
Gaudissart, le plus illustre de ses bonimenteurs. Au-delà de
l'amusement qu'il éprouvait à jargonner de la sorte à travers
eux, Balzac trouvait là un moyen d'équilibrer en quelque sorte
son sublime. Capter la parole à tous les niveaux sociaux,
répondait à la même ambition totalisante que sa vision de
l'échelle humaine. Mais c'était aussi chez lui une forme de
l'énergie vitale. Il pouvait rêver d'une langue, qui comme
celle de Rabelais, garde encore sa puissance germinative par
l'interférence des dialectes. N'-est-ce pas une des obsessions de
la littérature contemporaine de Mark Twain à Joyce et à
Ezra Pound ? En effet, s'il s'intéresse dans Splendeurs et misères
des courtisanes à l'argot des prisons et à la langue des forçats,
Bibi-Lupin et Fil-de-Soie, n'est-ce pas pour s'en émerveiller ?
La paille, c'est la plume-de-Beauce. L'échafaud, l'abbaye-de
monte-à-regret. « Quelle poésie ! » s'écrie-t-il. Il y a là une
source infinie de métaphores. Balzac ne cherche pas à encanail
ler le langage ; il ne vise pas le graveleux comme certains
esthètes de la période naturaliste. Mais lui, l'admirateur de
Bonald, le défenseur de l'ordre et de la légitimité, n'esquive pas
non plus l'équivoque. Dans la langue des forçats, sauver son
ami se dit cromper sa tante. Audace assez confondante pour
l'époque, Balzac précise le sens du mot dans l'argot des prisons
centrales en rapportant ce dialogue entre le directeur de l'une
de celles-ci et Lord Dudley venu la visiter. Soudain le visiteur
retient le dit Lord à l'entrée d'un certain local : « Je ne mène
pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c'est le quartier des tantes...
— Hao ! fit lord Dudley, et qu'est-ce ?
— C'est le troisième sexe, milord 1 »
Tout ce passage de La dernière incarnation de Vautrin rejoint
la littérature des bas-fonds, cette attirance pour le sordide et
les gros-bras qui fait contrepoids aux évanescences de la période
romantique. Mais c'est de bien autre chose qu'il est question.
Laudateur de l'ordre apparent, Balzac y découvre avec une sorte
de jouissance l'inversion fondamentale de toute règle morale.
Le côté anarchique de son tempérament y apparaît à plein.
N'y trouve-t-on pas cette remarque d'une froide lucidité qu'en
France les effectifs de la police et du personnel des prisons
égalent à quelques unités près le nombre des individus sous
les verrous ou sous surveillance ? Le haut (si l'on peut dire)
communique ici encore avec le bas. Il s'agit bien d'une plongée,
mais en même temps d'une initiation. Sous la ville réelle, tant

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de fois décrite dans ses aspects diurnes, Balzac aime voir se


profiler la ville interdite avec ses créatures chtoniennes. C'est la
même fascination qui pousse Nerval à errer la nuit dans les
Charniers ou le Marché des Innocents. De façon très singu
lière pourtant, Balzac découvre, moins dans ces créatures elles
mêmes que dans les mots qu'elles inventent, une sorte de
vigueur, d'innocence première qui semble avoir résisté à toutes
les déchéances. Ce langage aux images fulgurantes, ces trou
vailles cocasses, cet étrange et crapuleux lyrisme, quel sang
nouveau dans le corps étiolé des paradigmes ! La poésie mettra
plusieurs décennies à s'en aviser et à rendre ce surgissement
des images à l'irrationnel. Le fait est qu'en utilisant comme
d'autres ont pu le faire cette flore argotique, Balzac ne lui
assigne pas la même fonction qu'Eugène Sue. Il semble cons
cient d'un miracle : nous dirions aujourd'hui : d'une transmuta
tion. Derrière ces produits singuliers de l'inconscient collectif et
des automatismes poétiques, il retrouve cette puissance de l'ana
logie qui traverse les mots aussi bien que les couleurs et les
sons. On pensera à Villon, on pensera à Genêt. Dans ces pages
ambiguës, où il passe de l'ultra-réalisme à la symbolique et
au mystère des métaphores, Balzac semble réunir, à des siècles
de distance, les deux Romans de la Rose.

Comment Béguin eût-il sous-estimé ce sens du réel qui


commande toute la vision ? La permanence du Paris de Balzac
lui semblait plus assurée que celle du Paris de Proust, malgré
la disparition de certains îlots à l'époque d'Haussmann et de
Viollet-le-Duc. Sans doute cela tient-il à la survivance de
certains types humains ainsi que de certains aspects secondaires
en dehors du dégagement des perspectives. Impasses, fonds de
cour, ruelles, murs poisseux couverts de graffitti, escaliers effon
drés, misère, prostitution. La ville dans sa complexité pira
nésienne, et où la pérégrination ne peut avoir de terme. Ce
Paris-là, Balzac l'a connu et décrit, rêvé comme nul autre. Il
apparaît tout au long de la Comédie humaine, souvent avec
la même précision hallucinée que dans ces eaux-fortes de
Méryon, cet artiste passionné de cabale, mort à l'asile de
Charenton, dont Baudelaire a salué le génie, et que Béguin
admirait particulièrement.
Souligner le caractère visionnaire de l'œuvre, ce n'est pas
retirer à Balzac une part de ses pouvoirs pour lui en attribuer
d'autres, c'est en relier au contraire toutes les significations, tous
les prolongements, à la lumière d'une volonté qui s'est voulue
totale.

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CAMILLE BOURN1QUEL
Balzac n'applique pas une méthode consciente pour aboutir
à la révélation ou à l'envers des choses. Il ne cherche pas, nous
dit Béguin, à désorienter dès l'abord le lecteur. Même s'il
se veut voyant, et déclare, dans Louis Lambert, vouloir « arra
cher des mots au silence et des paroles à la nuit », il ne se
livre pour cela à « aucun dérèglement systématique des sensa
tions à la manière de Rimbaud. Non, c'est bien les choses qu'il
regarde, et c'est bien le sens de la vue, avec les autres sens
associés, qu'il emploie d'abord à son enquête. La réalité reste
pour lui le nécessaire cheminement de toute transcendance.
Comme il le dit dans Séraphita : « La terre est la pépinière du
ciel. Le mouvement de spiritualisation des apparences —
Béguin précise : « de transmutation magique du terrestre » —
ce mouvement ne cesse de partir du bas. « La réalité est là,
solide, concrète, inébranlablement établie dans son équilibre
de matière connue... Et pourtant, ces blocs du réel, tout sem
blables à ce qu'ils sont quand nous rêvons le moins, semblent
ici émerger d'une grande ombre, d'une immense mer d'eau
nocturne, dont les flots mouvants entourent de toutes parts
les apparences inchangées des choses. Mieux encore, cette
réalité qu'on croyait d'abord empruntée à l'observation de la
vie courante, c'est comme si elle ne demeurait pas extérieure,
comme si elle était elle-même le produit du rêve, une terre
formée par la vague et dont l'immobilité ne serait qu'illu
sion. »
Que se passe-t-il donc? A quoi reconnaîtrons-nous le chan
gement qui s'est opéré ?... Cette transgression du réel, ou cette
intégration de la réalité au rêve, peut naître aussi bien d'une
certaine monotonie du récit que de l'exagération. Laissons
de côté ces zones désertiques auxquelles il a déjà été fait
allusion. Balzac appuie, Balzac force. « Depuis le sommet
de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les
acteurs de sa comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et
rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus
dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la
comédie du vrai monde ne le montre » notait Baudelaire, qui
ajoutait : « Toutes les âmes [chez Balzac] sont des âmes char
gées de volonté jusqu'à la gueule. »
C'est que devant cette réalité, Balzac ne reste point passif. Il
l'absorbe avec une boulimie sans égale, mais en même temps
la recrée. Le passage fameux où il raconte au début de Facino
Cane comment est né en lui le romancier visionnaire éclaire
parfaitement le processus. « Lorsque, entre onze heures et
minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant de
l'Ambigu Comique, je m'amusais à les suivre... En entendant
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ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs


guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers
percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon
âme, ou mon âme passait dans la leur. C'était le rêve d'un
homme éveillé. » Le désir de surprendre les secrets d'autrui n'est
qu'une amorce à sa propre rêverie : Balzac ne peut s'empêcher
de les façonner entièrement et selon sa propre volonté. « A quoi
dois-je ce don î demande-t-il. Est-ce une seconde vue ? Est-ce
de ces qualités dont l'abus mènerait à la folie ? Je n'ai jamais
cherché les causes de cette puissance ; je la possède et m'en sers,
voilà tout. »
Ce don, il le revendique dans la préface de La peau de
chagrin, sans doute comme le don essentiel qui permet au
poète, au romancier d'inventer toutes les situations, et de
forcer le secret des consciences. « Ils inventent le vrai, par
analogie, ou voient l'objet à décrire, soit que l'objet vienne
à eux, soit qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet. »
Cette certitude n'abandonnera jamais son esprit. On se sou
vient de sa réplique à Vidocq, le chef de la police : « Ah 1
vous croyez à la réalité ? Vous me charmez 1 Je ne vous aurais
pas supposé si naïf... Allons donc 1 C'est nous qui la faisons, la
réalité 1 »
Ce qui trahit chez lui cette impatience, cet orgueil démesuré
du démiurge, c'est une soudaine accélération du langage, une
sorte d'élan de tendresse qui le porte soudain vers sa créature,
fût-elle la moins défendable, la plus pervertie. Nous avons déjà
signalé la perméabilité de Balzac au pouvoir incantatoire et
exploratoire des mots. Soudain la narration se précipite, « le
langage se charge d'images, de heurts, de disparates. C'est le
côté proprement poétique de sa création. Manifestement, le
romancier entre dans un état très particulier, où une partici
pation exceptionnelle à la vie se révèle par une participation
non moins singulière à la substance verbale. Il cède aux rap
prochements, aux affinités que la langue lui propose, en même
temps qu'il se laisse aller plus passivement à une sorte d'inva
sion des choses. » Et Béguin ajoute, pour montrer que cette
transe verbale rejoint la préoccupation unitaire et analogique
qui est au centre de cet univers mythique et augurai : « C'est
l'instant où celles-ci [les choses], cessant de mener hors de lui
une existence d'objets, descendent en lui et viennent y prendre
place dans le réseau complexe et l'échange infini des corres
pondances. »

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CAMILLE BOURNIQUEL
Il y a donc toujours chez Balzac deux niveaux dans l'imagi
naire : l'un anecdotique, fantastique ou émotionnel, et en
principe, immédiatement accessible au lecteur; l'autre en rap
port avec une symbolique qui régit tout son système plané
taire.
Une nouvelle comme La fille aux yeux d'or permet de les
distinguer. On peut n'y voir qu'un cas d'homosexualité fémi
nine. Sarrasine de même est un cas : celui d'un Français qui
tombe éperdument amoureux à Venise d'une diva, laquelle
se révélera être un castrat entretenu par un cardinal. Nous
retrouverons à Paris le giton momifié, presque centenaire,
entouré de tendresse et de respect par une famille qui lui doit
sa fortune. Doit-on, peut-on faire un roman sur un cas physio
logique ? C'est une question qu'on se pose toujours en lisant
Armance de Stendhal.
La fille aux yeux d'or, c'est donc également un cas, et sca
breux, et qui trouve sa place dans ce que Béguin nomme « la
cosmologie sexuelle » de Balzac. Et l'on pourrait s'en tenir là.
Mais le mélodrame érotique disparaît presque derrière l'ambi
tion que Balzac a eue ici « de faire du Delacroix, et d'ap
procher le secret du symbolisme des couleurs ». C'est la pré
dominance du rouge (le sang de Paquita et les tentures) et de
l'or (la couleur des yeux de la malheureuse) qui en fait l'attrait
principal. Pour Balzac, la scène sanglante de l'épilogue, où
la marquise lacère le corps de Paquita, maculant de pourpre
le satin des meubles, devait avoir cette intensité dramatique
qu'on voit à la Desdémone de Delacroix, et le luxe tragique
d'une Venise tournée vers les rivages d'Orient. » Cette victoire
du rouge grâce au massacre de la pauvre aimée par sa mar
quise de San Réal suggère d'autres luttes entre les forces
cosmiques affrontées. Et Béguin de constater devant le moyen
utilisé pour passer du fait-divers à la mythologie : « Seuls
les esprits mystiques — Novalis, Nerval, Baudelaire — peuvent
admettre que les couleurs sont secrètement chargées, non seu
lement de traduire notre existence profonde, mais de nous
faire accéder à l'intelligence de l'univers. »

Pour parvenir à cette connaissance totale, Balzac se sert des


fabuleux pouvoirs qu'il doit à son imagination. D'où cet
appétit d'invention à proprement parler illimité. D'où égale
ment son orgueil, ce que d'autres nommeront sa naïveté.
Balzac perçoit le monde extérieur et la vie intérieure comme
une immense réalité mouvante, emportée par la course du
temps, brassée par les conflits incompréhensibles de forces
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obscures. Mais l'angoisse qu'il en éprouve l'amène à se rebeller


contre cette universelle fluidité, contre « ce dynamisme infini
et insaisissable ». En face de cet « écoulement » sans terme, il
est possédé du désir de l'éternité, du besoin de saisir une vérité
immuable ».
Son prosélytisme théosophique, son scientisme intenté d'illu
minisme, ses mystagogies, tout cela, aux yeux de Béguin, ne
constitue « qu'un très provisoire échafaudage ». Sa vraie
réponse « est celle du romancier, de l'inventeur de mythes ».
Car « le vrai mythe de Balzac, nous dit Béguin, je ne le vois
pas dans son système du monde, mais dans l'humanité qu'il
enfante et qui est une humanité toute tendue vers l'acte créa
teur ».

Que sera le mythe dans cette perspective dynamique ouverte


par le développement de la volonté, dont Louis Lambert
retrace pour nous les étapes? Un extrême recours contre l'an
goisse qui mine tout créateur, toute créature. Plus qu'un mode
de pensée analogique, un moyen de conjurer les forces en tra
vail dans chaque destinée. Et Béguin nous livre cette admi
rable définition : « un exorcisme en forme d'histoire ».
C'est au niveau de ces mythes que l'œuvre retrouve sa véri
table cohérence. Unité de la matière et de l'esprit, Puissance
et Infini, l'Androgyne, Usure de l'Energie, Communion mys
tique... tels sont les axes de cette étrange cosmologie. Telles
sont effectivement les voies que Béguin le premier a ouvertes,
pensant sans doute que le temps lui permettrait d'y revenir.
Tout compte fait, on pourra juger préférable la brièveté de
ce livre insolite dont il me reste à montrer le rôle déterminant
dans l'évolution de son auteur.

II

Que le Balzac visionnaire ait été écrit en 1946, six ans après
sa conversion, ne laisse pas de surprendre. N'est-on pas en droit
d'y voir comme un retour, un chapitre rajouté à L'âme roman
tique ?
Sans doute, comme le note Gaétan Picon, « la naissance de
ce petit volume est marquée de quelque contingence ». Mais
peut-on nommer hasard, quand il est question de Béguin, ce
qui répondait de façon si évidente à un choix intérieur ?
Avouons que dans le cas contraire il eût mis quelque com
plaisance à se retrouver aussi à l'aise sous le trépied delphique.
On s'étonnerait en effet que, converti, rallié à un combat

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plus actuel, il ait opéré cette nouvelle plongée, si précisément
celle-ci ne correspondait à un examen personnel, à une sorte
d'auto-critique indirecte, ainsi qu'à cette forme d'engagement
qu'il a lui-même définie. Le livre est né au confluent de deux
expériences — disons, poétique et mystique, pour simplifier —
et d'une vision plus humaine, plus proche de l'événement. Pages
rapidement écrites certes (un mois, paraît-il), mais non occa
sionnelles et dans lesquelles on retrouve cette part d'interroga
tion personnelle qui s'est toujours reflétée, transposée même,
dans les œuvres qu'il sondait de ce regard exigeant et profond,
au point de faire de ces œuvres les pierres angulaires de sa
propre destinée.

Cette destinée n'est pas de rupture, mais d'accroissement et


d'approfondissement. Si Béguin a rapporté quel rôle revenait
à Balzac dans les circonstances qui l'ont amené au romantisme
allemand, c'est qu'il a vu là autre chose qu'une anecdote,
disons, pour employer un mot qui avait gardé pour lui son
sens de référence en partie ineffable : un signe.
Dans l'introduction à L'âme romantique il décline ouverte
ment cette part de coïncidences, de souvenirs enfantins, de
lectures et même de rêves qui, à l'époque du surréalisme nais
sant l'amena à découvrir « que les poètes français de l'immé
diate après-guerre s'aventuraient sur des voies étrangement
apparentées à celles qu'avait explorées un Novalis ou un
Arnim ». Au contact de cette poésie qui effaçait les frontières
du moi et du non-moi, et exprimait comme « une nostalgie de
l'irrationnel », s'était réveillé au fond de sa mémoire cet uni
vers de légendes et de mythes, où se meut le romantisme alle
mand.

Le but réel de cette investigation, menée à partir du rêve,


était donc d'établir les convergences qui rendaient très proches
certaines expériences poétiques, de part et d'autre du Rhin,
mais dans des cadres historiques et à des époques entièrement
différentes. Il ne s'agissait pas pour Béguin d'établir quelles
influences germaniques, mais quelques similitudes expliquaient
ce constant retour à l'irrationnel, de Nerval à Breton, « cet être
en quête de signes ». « Je partais de la littérature française de
mon temps, et je lui cherchais des correspondances. » Plutôt
qu'un problème de sources, il s'agissait en révélant ces paren
tés de faire apparaître ce qui lie l'acte poétique à une aventure
spirituelle dont il est l'unique jalon.
L'inconscient était alors la grande affaire. Pour les uns,
terra incognita, et qui doit le rester. Pour les autres, thème
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d'études cliniques. Béguin a toujours su apercevoir d'assez loin


les dangers des réductions structurales dans le domaine de
l'esprit, et particulièrement des méthodes d'investigation psy
chanalytiques dans le champ réservé de la poésie. Il reproche
donc à la psychanalyse d'emprisonner le rêve et l'image poéti
que dans une suite de symboles constants, et de juger des
œuvres, moins en tant qu'oeuvres que comme symptômes répon
dant à des formes spécifiques de névrose ou de schizophrénie.
Trente ans plus tard (et bien qu'un Charles Mauron ait dégagé
la psychanalyse littéraire de cette ornière), cette critique des
illusions méthodologiques reste en grande partie valable.
Les surréalistes ne sont pas les premiers en France à s'être
tournés vers l'inconscient. Pour Béguin, le romantisme triom
phant et quelque peu cocardier de 1830, qui ne semblait
« apercevoir aucun au-delà du pur subjectivisme », n'est que
l'annonce de cette prodigieuse révolution qui, dans les pre
mières années du Second Empire, allait s'épanouir « grâce à
trois œuvres capitales qui sont à la source de toute la poésie
moderne : Aurélia et Les chimères, Les fleurs du mal, et les
grands poèmes mythiques de Hugo ». Il s'agit cette fois d'une
autre lignée d'écrivains français qui, de Sénancour et Rous
seau à Nodier, et de Baudelaire et Rimbaud à Proust et à
Breton (il faudrait joindre : Artaud, Michaux et Leiris), ont
cherché dans le rêve, la féêrie, l'alchimie du verbe, l'écriture
automatique, la magie ou les hallucinogènes — parfois jus
qu'à l'anéantissement de la conscience — une certaine forme
de révélation. Aussi bien le champ de la conscience que celui
des formes esthétiques et des assises rhétoriques du langage
(syntaxe et discours) s'en sont trouvés bouleversés.
Que les racines de ce « romantisme intérieur », retardé de
près de trois générations sur celle de Kleist, soient françaises,
c'est, nous l'avons dit, une des idées directrices de l'ouvrage.
(Même chez Nerval la connaissance de la littérature allemande
reste limitée.) Il suffit de lire Les illuminés pour en retrouver
la source chez les occultistes du xviii« siècle et chez Saint
Martin, Restif, Quintus Aucler et Cazotte. Béguin rangeait
également parmi ces voleurs de feu qui ont allumé le grand
incendie de la poésie moderne certains « petits romantiques »,
comme Pétrus Borel, et découvrait dès lors chez Balzac « l'écho
d'expériences du rêve bien proches de celles qui nous intéres
sent ».

Plusieurs fois par la suite il regrettera de n'avoir pu joindr


ce dernier à sa grande étude. En vérité Balzac était trop vast
trop spécifique, pour être introduit de champ dans celle-ci e
s'y trouver à l'aise avec toutes ses contradictions.

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CAMILLE BOURNIQUEL
La façon dont Béguin a été amené à reprendre le propos
pourrait s'inscrire dans cette suite de hasards où lui-même
voyait comme les maillons d'une chaîne. Là encore Balzac aura
joué le rôle d'un mystérieux aimant.
Entre la première édition de L'âme romantique et le Balzac
visionnaire, presque dix ans s'étaient écoulés. Aucune rupture,
mais une évolution qui a des aspects religieux, philosophi
ques, politiques et humains. Comme l'écrit dans une étude
récente Mme Dorothée-Juliane-Franck 2, « la destinée d'Albert
Béguin va de l'isolement à la communion avec autrui, de la
souffrance close sur elle-même à la souffrance intégrée dans
l'ensemble de l'humanité pour s'identifier à la souffrance du
Christ en croix ». Comment Béguin a-t-il pu passer d'Hes
perus au Dialogue clés carmélites, sans abandon, mais comme
à travers plusieurs phases d'élucidation et de retours sur soi
même ? C'est je pense dans son Balzac qu'il faut aller cher
cher la réponse.

Que sa conversion ait été un aboutissement, nul ne le met


en doute. La prière de Péguy, parue en 1942 dans le troisième
Cahier du Rhône, n'est pas non plus un livre « de circons
tance ». C'est peu de dire en effet que le Péguy de Béguin n'est
pas celui d'Henri Massis. Il l'avait découvert à dix-huit ans,
et n'avait pas cessé de le méditer. Comme l'a écrit Bernard
Guyon, situer une œuvre poétique et polémique dans sa théo
logie propre, était à ce moment une entreprise singulièrement
originale. Ce fut celle de Béguin qui, derrière le directeur
des Cahiers de la quinzaine, derrière l'officier tué à Villeroy,
sut découvrir dans les poèmes (Eve notamment) un message
infiniment plus ample et actuel. Tout eût dû amener Péguy
au pessimisme intégral, et il avait débouché sur le mystère
central du christianisme : l'Incarnation. Péguy eût pu s'enfer
mer dans un ressassage de rancunes et de désillusions : il avait
chanté les Trois Vertus ; surtout les deux dernières : la Charité
et l'Espérance, qui « est une toute petite fille ». Cette espé
rance dans le Royaume de Dieu, que Béguin devait retrouver,
indéracinable, chez Bernanos, cet autre révolté, cet autre
colérique ; chez Bernanos qui reconnaissait qu'il avait mené
une vie de chien, mais non pas une chienne de vie.
Péguy était le poète de l'Incarnation, c'est-à-dire de la Pré
sence. Et le mot, apparu à ce moment chez Béguin, comme l'a

2. La quête spirituelle d'Albert Béguin (La Baconnière, Neuchâtel).

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noté Bernard Guyon, deviendra désormais un des thèmes essen


tiels de sa pensée, relié à ce triple témoignage : présence de
Dieu au monde et à l'homme ; présence de l'âme à son Dieu ;
présence de l'homme à son univers.

Cet affrontement de l'homme et de son temps, comment


l'esquiver en effet ? S'il y a une chose dont Béguin s'était déta
ché, c'était bien de la solitude et des conforts de la culture.
La guerre lui avait révélé l'importance de l'histoire. Ce drame
que l'Allemagne avait déclenché — « notre apocalypse »
écrivait-il — ce drame, l'Europe l'avait vécu au jour le jour.
A ces deux termes, le rêve et la mystique, il lui importait
donc de joindre un troisième : l'engagement. Fondateur des
Cahiers du Rhône, il était devenu un des promoteurs de la
résistance intellectuelle. Ce qu'il admire chez saint Bernard de
Clairvaux, qu'il aborde en 1944, c'est « cette vocation exem
plaire d'un contemplatif non retranché du monde et sou
cieux de réaliser la vérité du Christ dans le temporel5 ».
Mais rien chez lui ne s'accorde aux simplifications auxquelles
la notion d'engagement pouvait alors servir d'alibi et d'excuse.
Dans un article sur Vercors, daté de 1947, il a ainsi défini la
mission de l'écrivain engagé : « Son rôle, dit-il, n'est pas de
prendre parti comme le fait n'importe qui, mais bien de révé
ler les profondeurs des partis à prendre, le sens éternel qui
s'y cache sous les aspects de l'éphémère. »

L'autre conséquence directe de la guerre aura été pour


Béguin une sorte de mise en garde. Comme l'a noté Jean
Rousset, « la confiance qu'il avait professée jusque-là dans
les puissances nocturnes de l'être était avant tout un acte de
foi dans la poésie. » Mais il était difficile de ne pas apercevoir
qu'une partie des mythes du romantisme allemand trouvait
dans l'hitlérisme une monstrueuse caricature. Béguin ne ten
tera pas, comme Romain Rolland en 1914, de sauver son patri
moine culturel en se référant à l'existence de deux Allemagnes.
La recherche d'une méthode poétique ne suffisait pas à cou
vrir les régressions que pouvaient entraîner chez d'autres que
d'authentiques inspirés ou initiés, le goût de l'extase, du néant,

3. Saint Bernard, Œuvres mystiques (Ed. du Seuil), Traduction


et introduction d'Albert Béguin.

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la volonté de puissance, les aberrations mystiques... « Il semble
que le même élan qui jette Novalis ou Hölderlin à la plus ris
quée des aventures spirituelles et qui fait se briser Nietzsche
sur les écueils, lance la nation allemande à la possession de la
terre. »

Dès 1940, dans la Confession d'un germaniste, il indiqu


cette faille du génie allemand, démesuré, instable, fasciné pa
l'échec, porté à entraîner l'univers dans l'écroulement de
dieux, et qui « dès qu'il s'applique à ordonner la vie soci
ou nationale, à régler le comportement des êtres ou à les
fectionner, révèle sa tare essentielle, qui est de rester sa
prise sur la réalité quotidienne ».
Pourtant, son « actuelle détestation de l'Allemagne » n
l'amène pas à lier la démence d'un peuple et ce que l'a
la philosophie et la poésie de ce peuple ont apporté « au
trésor commun de l'Europe ». « Ces grands hommes nous ont
laissé des témoignages dont on chercherait en vain l'équi
valent ailleurs : témoignages qui presque tous rendent compte
de destinées tragiques et de vues très sombres sur la condi
tion humaine. Mais le pessimisme est-il mauvais en soi ? Et
n'y a-t-il aucune noblesse à poser avec insistance des ques
tions auxquelles on ne prévoit aucune réponse ? »
Il subsistera néanmoins chez Béguin un sentiment très pro
fond de méfiance, qui apparaît en particulier dans le soin
qu'il met à mieux discerner désormais ce qui dans le génie
allemand lui a toujours été fondamentalement étranger. Disons
Wagner pour fixer un repère.

Converti, rallié à son époque, ayant compris ce qui sépare


poésie et mystique, Béguin était-il à ce moment définitivement
sorti de la Nuit ?
On peut en douter. Ainsi que l'a écrit Denise Rendu dans
Esprit : « La Nuit est l'élément cosmique où se meut sa vie
intérieure, et son cheminement spirituel pourrait se définir
comme une marche dans les ténèbres. » Cette nuit, il l'a
retrouvée sans cesse, chez Pascal et chez Racine (Phèdre noc
turne), et à toutes les étapes de sa réflexion, de Péguy à
Bernanos. Rien ne l'émouvait chez ce dernier comme l'image de
la route qui s'en va vers le matin. Car si la Nuit est le lieu
de l'angoisse, elle est aussi le lieu de l'attente. Cette espé
rance de la lumière, cette certitude de la Rédemption, c'est
aussi l'ultime victoire sur le maléfice.
Pour Béguin, l'image essentielle de Monsieur Ouine est
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celle de la bouteille à la mer, éternellement ballottée et qui


peut-être ne s'échouera sur aucune plage. Bernanos ne repré
sentera pas pour lui « une purification, une sublimation de
ses découvertes antérieures », comme l'a encore bien vu Denise
Rendu. Son rapport aux oeuvres reste le même que par le
passé. Et ce n'est pas l'aboutissement spirituel qui les juge,
mais l'ampleur de l'interrogation, le pouvoir de se mettre en
chemin. « La nuit à laquelle il revient sans cesse est d'ailleurs
une nuit chargée de rêves, au point qu'en abordant un écri
vain, on peut dire qu'il s'est posé une seule question : quel
est le rêve dont il a empli sa nuit? »
Entre Béguin et les poètes hallucinés subsiste donc « une
fraternité très secrète... qui se vit et ne saurait devenir bavarde
sans être aussitôt sacrilège ». A Nerval il ne fera pas le
reproche de son syncrétisme. Il n'essaiera pas de tendre autour
de lui les filets de la grâce, ni de l'arracher à Isis. Quel chré
tien s'est montré plus respectueux du chemin que d'autres
ont suivi ? Qui, plus que Béguin, a su saluer la lumière, même
quand elle jaillit sur d'autres cimes ?... Son instinct du
spirituel ne le trompe pas et son exigence ne sera jamais prise
en défaut. Le vrai poète ne parle pas à de faux dieux. Nerval
moins qu'aucun autre. Et Béguin, jusqu'à la fin, continuera
de « l'écouter dans le silence », parce que sa parole est celle
« d'un homme qui joue son destin, son salut et qui a eu
ce plus rare des courages : de ne jamais prononcer un mot plus
haut qu'il ne fallait ».
La Nuit du voyant ne s'enferme pas dans le cycle des théo
gonies et des métempsychoses. L'attente de l'étoile matutine
ouvre la même percée dans les ténèbres de Nerval, de Rim
baud ou de Bernanos. Béguin sait que la solitude du créateur
est une solitude ouverte, visitée ; que le refus le plus déses
péré reste un appel à la communauté du sens et de la parole.
Et c'est ici qu'on peut apercevoir le véritable changement
dans son évolution. Même si dans L'âme romantique et le
rêve, il étudie à la suite poètes allemands et poètes fran
çais ayant suivi les mêmes voies de l'occulte, les deux tradi
tions à ses yeux ne sont pas absolument identiques. La divi
nisation de l'inconscient chez les romantiques allemands est
souvent une expérience sans retour où le poète s'avance droit
devant lui et en pratiquant une poétique de la terre brûlée
dans cette tentative de totale idéalisation. Je serais tenté de dire
que le choix de Béguin, et précisément à partir du Balzac vision
naire, s'éclaire de ces retours possibles de l'homme qui a tra
versé le feu ou la malédiction. Il cesse de considérer cette
navigation au-dessus des abysses comme une fin en soi et une

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suffisante révélation. Au terme de l'équipée dantesque dans le


royaume des ombres, l'esprit doit se racheter sur ses fantasmes
et s'arracher à cette nuit élémentaire, sinon il risque d'être
entraîné, englouti, à jamais séparé, voué à la démence, l'aphasie,
la perte définitive du sens. Cette nuit-là, si elle ne peut être
traversée, se referme de toutes parts sur le poète ou le mystique.
L'aventure onirique sans terme et sans issue possible doit être
inscrite dans le cycle des médiations. Cette victoire n'est pas
assurée. Touché par le rameau sacré, le poète vit sous le signe
de la démence et de la foudre. Mais la poésie est aussi un
exorcisme contre les dieux. Cet effort pour sortir du cercle
infernal, même s'il n'aboutit pas à la guérison et au salut,
maintient au cfœur de la divagation cette volonté d'exploration
consciente ou inconsciente qui reste sans doute le dernier terme
de l'espoir. Aurélia est bien l'exemple d'une remontée de
l'esprit vers la réalité salvatrice au terme de cette « descente
aux Enfers » à quoi Nerval assimilait ses terribles épreuves.
Et qu'importe que les derniers feuillets de ce livre de bord
aient été retrouvés dans la poche d'un pendu ? L'expérience a
été menée, et à cause de cela Nerval est autre chose que
« le fol délicieux » de l'époque des cidalises et de l'Hôtel
du Doyenné. Et l'expérience rimbaldienne s'achève de même
sur le vœu de « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

Pour Albert Béguin l'univers balzacien s'offre comme la


plus vaste synthèse de ces deux mouvements : l'un tendant à
désincarner le sujet, l'autre à lui rendre ses assises tempo
relles. La première phase correspondant en gros aux Contes
philosophiques, tandis que dans l'autre phase, constituée par
La comédie humaine, s'opère le retour à la réalité par le
jeu des médiations temporelles et l'enchevêtrement des des
tinées conjointes. Le sens visionnaire continue d'apparaître
dans les romans dits « réalistes », mais d'une façon moins
contraignante et aberrante, et plutôt au niveau de la sym
bolique générale de l'œuvre. Balzac découvre alors que « le
vrai mythe, il faut le créer dans le quotidien, dans le temps,
dans l'incarnation ».
Béguin n'est pas le premier à avoir compris que cette
immense fresque « n'était que le support d'une méditation tout
entière traversée d'une interrogation métaphysique ». L'affir
mation est de Rolland de Renéville, qui tenait pour acquise
l'affiliation de Balzac à l'Ordre martiniste, et avait su dis
cerner dans Louis Lambert les courants de pensée qui rat
tachent cette œuvre à Pasqualis, Saint-Martin, Swedenborg
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BALZAC

et Wronski, et à travers eux à la Kabbale — plus précisé


ment à cette idée que le monde est issu de la Parole divine
qui se manifeste par les lettres de l'alphabet hébraïque et
les nombres.
Mais ce qui retient Béguin, dans Louis Lambert, c'est plus
encore que la tradition gnostique, le côté autobiographique du
livre, la part d'anxiété personnelle qui s'y trouve, le fait qu'il
s'agisse d'un livre inachevé, incomplet. « Le demi-avortement
du récit correspond bien à sa signification ou à l'équivoque sur
laquelle il repose. » Pourtant, jamais Balzac n'est allé plus loin
dans le sens de l'exploration et d'une sorte de développement
génétique de la volonté. Plus qu'un initié, Louis Lambert est
un voyant, doué dès l'enfance d'un génie divin. Mais le roman
sera le constat d'un terrifiant échec. Balzac reste hanté par la
crainte de la démence, car tout génie est menacé de perdre pied
et de franchir le seuil de la folie. Ce désir d'infini, cette volonté
d'égaliser matière et esprit dans une sorte d'état angélique réa
lisant la pure unité des deux natures, « se heurte au poids de
chair qui empêche l'homme de se désincarner ».
S'il fonde son univers romanesque sur ces mythes, Balzac en
aperçoit aussitôt la dégradation. Séraphita n'était sauvée que
par son assomption finale. Louis Lambert paiera de sa raison
son précoce génie. Et cette sanction atteint de même tous ceux
qui, au moyen de l'art ou de la science, ont cherché la
voie de l'Absolu : Balthasar Claès qui veut voler à la matière
son secret, Frenhofer, le peintre qui a voulu franchir « les
bornes de l'inexprimable », et enfin Gambara, le fou et déri
soire musicien.
Ainsi le génie démiurgique trouve-t-il sa limite dans cet
écueil catastrophique. L'obsession de l'échec apparaît chez
Balzac comme le correctif de l'illusion visionnaire. Là encore
le mythe fait retour à la réalité très quotidienne de nos
angoisses. « Il s'agit des limites de la connaissance humaine,
des obstacles que la matière oppose à la prise de l'esprit, et
surtout de cette incertitude dramatique sur l'objet de ses tra
vaux qui met tout homme supérieur au bord de la déraison. »
Peu d'initiés (si c'est là le mot qui convient) ont donc
montré plus d'humilité que Balzac pour mesurer le but atteint.
Peu de rêveurs ont autant indiqué le péril de certaines fron
tières. Dans cet univers essentiellement dynamique, le véri
table tragique, constate Béguin, n'est pas lié pourtant à l'échec
angélique, mais à cette idée qui, depuis La peau de chagrin,
n'a cessé de le miner sourdement : « la pensée de l'inéluctable
usure de l'énergie, de la vie se consumant elle-même. Le mal...
c'est cette déperdition contre laquelle on ne peut rien. »

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CAMILLE BOURNIQUEL
On peut voir là un pessimisme profond. Cette loi du temps
joue non seulement contre l'homme qui use ses forces et son
génie (comme Balzac a usé les siens) pour tenter de la vaincre,
mais également pour « les ambitieux en quête de puissance et
d'argent... Rubempré, Rastignac, Nucingen ». Mais le mal, lui
aussi, est une forme d'énergie. Aussi voit-on Balzac, dans son
Melmoth réconcilié, appliquant cette fatale usure à la puis
sance démoniaque, à mesure qu'elle se transmet d'une créature
à l'autre, aboutir à une prophétie que l'on pourrait nommer,
avant Hugo : la fin de Satan.

Ce passage du rêve à l'incarnation, de la solitude à la com


munion, de l'éternité au devenir temporel, tel est bien le
mouvement profond de l'œuvre. Si Balzac s'éloigne du fantas
tique et du surnaturel, c'est qu'il lui apparaît « que l'ascension
spirituelle de l'homme, si haut qu'elle s'élève, reste une his
toire de la terre, une histoire incarnée ». Subsiste néanmoins
chez certains de ses héros quelque chose qui est au-dessus de
l'humain, une sorte de « grâce sacerdotale » qui leur permet
d'agir à travers les autres. Créateur de mythes, « inventeur du
vrai », il n'existe chez lui aucune solution de continuité entre
l'illuminisme et la réalité. Loin de diviniser la puissance
occulte et de se diviniser soi-même, il ne semble se fonder sur
ces mythes que pour conjurer ses hantises et les démons de
l'histoire.
Cette idée si profonde que Béguin devait trouver plus tard
dans Bernanos, et en particulier dans le Dialogue des carmélites,
à savoir que les êtres vivent dans une communion si mysté
rieuse que non seulement ils échangent leurs vies mais leurs
morts, cette idée lui aura été suggérée pour la première fois
par l'intrication des destinées dans La comédie humaine.
Dans « ce monde, où tout le monde, si l'on peut dire, est
cousin », aucun personnage à soi seul n'incarne en effet la
totalité de l'expérience humaine. Balzac « est le romancier
d'une humanité collective. » Une destinée, c'est pour lui une
comédie à plusieurs personnages emportés dans le même mou
vement cosmique, et indétachables les uns des autres. La soli
tude prométhéenne, ni Goriot grugé par ses filles, ni Vautrin
après la mort de Rubempré, ni le malheureux Chabert qui a
perdu jusqu'à son identité, ne la connaîtront. La solitude des
hommes ne ressemble pas à celle des dieux, et leur misère les
ramène plutôt à leur condition qu'elle ne les en sépare.
Le rêveur, le voyant, le poète maudit peuvent tenter l'ultime
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BALZAC

secret hors des chemins de la conscience. Ces chemins abou


tissent au silence : le véritable créateur s'oblige à ménager des
retours. « Comme tous les poètes authentiques, écrit Béguin en
présentant Les illusions perdues, Balzac, par l'opération même
de son génie, exorcise ces cohortes de Satan dont il a commencé
par déchaîner l'innombrable assaut. Et, peignant une société
où tout est vénalité, intrigue, duperie, il ne cesse pas de parti
ciper à l'enthousiasme de ce monde du xix6 siècle lancé à la
conquête de l'avenir. »
L'œuvre aboutit ainsi à une prophétie tournée non pas vers
l'occulte mais en définitive vers la vie. Cet immense brassage de
forces, de désirs et de volonté, c'est la version balzacienne de la
présence. Ciel et Enfer continueront de s'échanger à parts égales
à l'intérieur de La comédie humaine. Mais une lumière la
traverse, jaillie du cœur de ces êtres voués au don de soi, et
qui, comme Béguin l'a admirablement défini, sont les véri
tables créatures sacrificielles de cet univers rituel livré à la
sauvagerie des instincts. Et ce n'est pas un hasard si elle jail
lit au plus bas de l'échelle, dans le cœur des courtisanes ou le
terrifiant amour de Vautrin, réunissant les extrêmes dans le
même mouvement ascendant.
Il ne s'agit plus de cette affirmation orgueilleuse, et peut-être
naïve : « Nous serons les chimistes de la Volonté. » Une autre
transmutation s'est opérée. L'œuvre n'est plus seulement mythe
et figure. La véritable vision balzacienne ne se transpose pas sur
les cimes neigeuses de quelque Norvège de convention, mais
« dans cette mystérieuse symphonie », « dans cet étrange
réseau d'êtres associés à leur destin » et enfermés dans la même
nébuleuse.

Sans doute importait-il beaucoup à Albert Béguin de voir


s'opérer dans une œuvre une aussi vaste synthèse. Ce qui l'en
thousiasmait chez Balzac, c'était cet immense appétit, ce désir
de tout appeler à soi, cette curiosité qui efface toutes les fron
tières. Balzac représentait une aventure unique, celle d'un
rêveur insatiable qui voudrait à la fois posséder le monde,
soi-même, les autres et l'infini.
Mais Balzac était aussi un de ces veilleurs tournés vers le
mystère des choses et entraînés dans une impérieuse tenta
tive d'élucidation. D'aucuns pouvaient juger cette tentative
aberrante au regard d'une stricte orthodoxie : Balzac, aux yeux
de Béguin, rejoignait la vérité par d'autres chemins, et c'est
en homme qui s'était longtemps tourné vers les dieux de la
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CAMILLE BOURNIQUEL
nuit qu'il l'interrogeait. Peu lui importait que sa démarche
eût été aussi incertaine, puisque, à partir d'aussi illusoires cer
titudes, il avait pu réaliser son grand œuvre.
Béguin discernait clairement ce qu'une telle obsession avait
pu représenter dans les siècles passés et en particulier en un
siècle qui avait consacré le triomphe de la bourgeoisie. Cette
volonté de déchiffrement avait aussi été celle de la poésie. Et
il convenait d'admettre que celle-ci avait contribué, plus
qu'aucune discipline intellectuelle, à ramener dans la cons
cience moderne le sens des interrogations métaphysiques. Ce
retour s'était fait par des voies parallèles, souvent sous le
couvert de l'hermétisme, en s'appuyant sur la « tradition » et
la pensée symbolique. Si l'on écartait les charlatans et les mys
tagogues de basse lignée, restait une aventure qui s'était repro
duite plusieurs fois au cours de l'histoire et dont il devenait
urgent de reconnaître l'authenticité et le sérieux.
Cela aura été un des grands mérites d'Albert Béguin. Pour
expliquer cet effort vers une compréhension globale, fallait-il
remonter jusqu'aux présocratiques ? admettre que l'inquiétude
du poète correspondait à un manque, à une nostalgie de
l'unité perdue, à un espoir de la restitution future de cette
harmonie ? Fallait-il admettre que la fin de la spiritualité
médiévale était à l'origine de la multiplication des sectes gnos
tiques ? qu'au xvme siècle, l'Illuminisme avait contrebalancé
l'Encyclopédie, et qu'au xixe le « romantisme intérieur » avait
été comme une réaction au scientisme ?...
Pour Béguin, la réponse n'était pas seulement d'ordre histo
rique. Il ne faisait pas de doute pour lui que Nerval et Rim
baud avaient été de véritables initiés. Mais si Les chimères
restaient inexplicables en dehors des opérations alchimiques et
des images du Tarot, ce n'était là encore qu'une voie d'accès
à leur déchiffrement. La poésie a-t-elle jamais été autre chose
qu'un effort de connaissance globale ? Ramener le poème à
ses motivations symboliques, c'est le situer en deçà d'un secret
qui est dans le poète lui-même, et échappe de toute manière
à tous les systèmes de références.
Ainsi, pour Béguin, la poésie reste-t-elle une voie privilé
giée et autonome vers le mystère de l'être. Elle n'est jamais
formule, conjuration, arcane, transe ou divagation : nous
reconnaissons un langage, une voix, c'est toujours quelqu'un
qui parle. On peut l'assimiler à la magie, l'expérience reste
toujours spéculative. Ce n'est là pour elle qu'une approche,
une ascèse. La poésie ne peut cesser d'être un chant, et encore
au bord de l'inexprimé, de l'indicible, cette très humaine
revendication de la parole. Qu'elle soit tournée « vers l'abîme
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BALZAC

ou vers une aube historique, vers le regret du paradis perdu


ou vers le Royaume de Dieu et la Fin des temps », elle incarne
jusque dans le blasphème cette instance du verbe dans le
désordre humain.
Est-elle une connaissance ?... Il importe beaucoup plus
d'admettre qu'elle en est le signe, et que les mythes auxquels
le véritable créateur prétend se rattacher ne sont jamais pure
illusion, pure fantasmagorie. « Pourquoi chercherait-on à lui
imposer une autre forme de spiritualité ? se demandait Béguin à
propos de Nerval. C'est prisonnier de ses songes qu'il est lui
même. »

Toute l'expérience personnelle qu'engageait en 1946 le


Balzac visionnaire répondait donc pour Béguin à une néces
sité infiniment plus profonde qu'une quelconque récupération
de son expérience passée. Elle présageait cette attention presque
fraternelle dont il enveloppera l'oeuvre d'un Nerval. Cette
remontée des ténèbres, c'est ce qu'il ne cessera plus de désigner
dans les grandes oeuvres — visionnaires pour la plupart —
qui l'accompagneront jusqu'au bout.
La faillite du romantisme allemand, c'est l'impossibilité ou
le refus de rejoindre le réel. L'un épouse la mort, l'autre la
folie. Balzac jette un pont sur l'abîme, et en prêtant aux divi
nités souterraines les masques du quotidien, rétablit la grande
chaîne de l'incarnation.
Dans cette trame des destinées, son tragique semble s'ouvrir
ainsi à une très lointaine espérance. Peut-être est-ce autour de
cette espérance que ce guetteur de signes qu'était lui aussi Albert
Béguin a su découvrir ce qui lie en définitive cette passion de
l'infini et l'attente de ces croyants qui ne fondent leur foi ni
sur l'ésotérisme ni sur la gnose.
Il y a dans le Balzac visionnaire une page sereinement annon
ciatrice où le mystérieux équilibre qui se crée entre toutes ces
créatures romanesques agglomérées dans le même devenir
évoque pour Béguin la communion des saints. Vision grandiose
qui saisit l'œuvre dans son entier et sa prolifération, et équi
vaut à un immense relevé de perspectives et de profondeurs.
Corps liés dans leur chute ou leur essor, la multitude dessine la
fresque du Jugement dernier■, à moins que ce sombre océan de
visages ne nous évoque celui dont Tintoret a vu déferler les
vagues dans son Paradis.

Camille Bourniquel.

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