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LE SENTIER OCCULTE 1
Figures de l’initiation et du secret
dans l’extrême-droite française
Alexandre REYNES 2
Abstract : Two archetypes, both substratums and driving lines of the imaginary, denote
the plurality of the myths and representations of the far right : the “mourning of invisible
guarantors”, the archetype of Being, which in turn determines political imagination, repre-
sentations and perception of the world ; and “cyclical time and waiting for the return”, the
archetype of Time, determining individual and collective history, foundation of an ideolog-
ical dynamic built on the cycle of the eternal return. These two archetypes imply both an
initiatory mode of transmission of doctrinal content, and the over-valuing of the secret as
an ontological category and mode of functioning of militant structures.
1. Ce titre est emprunté à Ernst Bloch, « Une fois encore l’égarement, le sentier occulte »,
in: E. Bloch, Le principe espérance, tome III, Paris, Gallimard, 1991, p. 327.
2. Alexandre Reynes est docteur en sociologie de l’Université Paris V – Sorbonne.
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3. Il est ici question de l’imposteur Dimitri, qui se faisait passer pour le fils du tsar Ivan IV.
Si l’imposture revêt l’aspect de la religion, elle aura d’autant plus de chance de réussir qu’elle
ne se limitera pas simplement au politique.
4. Charles Maurras, La musique intérieure, Paris, Bernard Grasset, 1925, p. 75-76.
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Le Maître et l’initié
Les différents rites mis en œuvre par les leaders politiques d’extrême-droite entre-
tiennent la validité de la doctrine et participent à sa transmission. Si le dévoilement
d’un contenu ésotérique n’est pas apparent, car il s’agit d’une initiation à un con-
tenu doctrinal « crypté » révélé à travers divers symboles, seul l’initié est à même de
comprendre ce qui se joue réellement.
Cependant, le rapport au leader, surtout au Front National mais également dans
d’autres groupes à une échelle beaucoup plus restreinte 7, revêt l’aspect d’une
vénération. À la fois chef politique et maître spirituel, il est l’ordonnateur d’un culte,
se considérant lui-même comme le dépositaire d’une mission de salut national.
Lors du défilé de la fête de Jeanne d’Arc, la position de Jean-Marie Le Pen, face à
la statue de l’héroïne, trahit l’identification. La mise en scène est éclairante sur la
volonté de motiver une adhésion directe et affective. Le leader n’est plus seulement
un chef politique comme les autres mais un avatar de l’héroïne, ayant la même
mission de purification et de rétablissement de l’ordre. « L’identification de Le Pen
à la Pucelle d’Orléans aboutit pour les foules du Front National, par addition en
somme des deux images, à la constitution d’une idole complète, comme s’il s’agis-
sait de se passionner pour un Être sans faille, à la fois homme, femme et vierge 8. »
Une part de l’engagement et de l’adhésion serait donc motivée par des facteurs
similaires à ceux que l’on peut rencontrer dans des groupes ésotériques. La figure
publique de Jean-Marie Le Pen semble elle-même correspondre à ce que Jean-
Marie Abgrall décrit comme la personnalité du guru. Celle-ci constitue une patho-
logie caractéristique que la psychiatrie définit par quatre critères : hypertrophie du
moi, fausseté du jugement 9, méfiance et psychorigidité 10. Libre à chacun de dire
s’il y a ou non fausseté du jugement, force est cependant de constater que l’usage
du discours d’« évidence », même s’il n’est pas pas le monopole du FN mais une
constante dans le discours politique, peut asseoir des raisonnements plutôt éton-
nants. Par exemple : « Et je vous le dis, jeunes gens et jeunes filles, ce qui se pré-
pare actuellement sous vos yeux, c’est la mise en place de la révolution marxiste
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11. « Discours de Jean-Marie Le Pen, Balard, 13 mai 1984 », cité par Souchard, Wahnich,
Cuminal, Wathier, Le Pen, Les mots, Paris, Le Monde Éditions, 1997, p. 60.
12. Jean-Marie Le Pen, 28 septembre 1988, ibid., p. 29.
13. Raymond Boudon, L’Art de persuader, Paris, Fayard, 1990, p. 9, cité par Souchard,
Wahnich, Cuminal, Wathier, op. cit., 1997, p. 13.
14. Pascal Brückner, « La démagogie de la détresse », Le Monde, 23 septembre 1995.
15. Lorrain de Saint-Afrique, ancien responsable de la communication de Jean-Marie Le
Pen, affirmait lui-même dans L’Actualité religieuse du 15 juin 1995, que le leader du Front
National associait ses militants « à sa vision paranoïaque ».
16. Claude Olievenstein, L’homme parano, Paris, Éditions Odile Jacob, 1992, p. 118.
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parler est réservée à l’activité militante et ne met pas directement en jeu un maître
et des impétrants, les grandes manifestations publiques sont chargées de ces a priori
clandestins que seuls les initiés sont à même de comprendre.
La Nature révélante
Dans l’imaginaire nationaliste, les figures de l’enracinement ou du réenracinement
local, régional ou national, supposent une vision organique de la communauté. L’indi-
vidu est attaché non seulement par les liens du sang à une communauté, mais éga-
lement à un milieu naturel déterminant. Ces doctrines de l’enracinement suggèrent,
comme écologie régressive, l’idée d’une communication homme-nature sous la forme
d’affinités électives, de réseaux de sympathies et d’antipathies, impliquant l’idée
d’un ordre naturel, d’une hiérarchie humaine calquée sur la hiérarchie naturelle 17.
Bruno Mégret, délégué général du FN, en affirmant que « le retour à l’ordre
naturel et légitime, c’est le retour de l’harmonie de notre civilisation » 18, suggère
que ce qui est naturel est légitime. Cette vision essentialiste et métaphysique impli-
que un « ordre naturel » qui s’oppose aux théories du contrat social et à la culture
démocratique. Elle peut expliquer aisément les tendances à introduire dans le dis-
cours politique des invocations magico-religieuses puisqu’elle suppose un sens caché
dans une nature conçue comme vivante et pensante. Principe hiérarchique et prin-
cipe magique sont indissociables, le premier supposant le second comme justifica-
tion, soit dans l’extériorité d’une transcendance religieuse, soit, comme ici, d’une
nécessité naturelle mythifiée 19.
17. Yves Daoudal, à propos de son ouvrage intitulé Travaux et jours de la politique, décla-
rait dans le journal Présent (20 janvier 1998) : « Les travaux et les jours : référence avouée
à l’un des plus célèbres textes de l’Antiquité, le plus ancré dans la vie quotidienne, la vie
paysanne, d’où émanaient, par l’observation d’Hésiode, les principes de la loi naturelle.
Car nos principes politiques sont ceux d’avant les idéologies, ils ne tentent pas de plaquer
un système d’idées au réel. » La convocation d’une véritable mythologie de l’Âge d’or est
clairement exprimée par l’évocation d’Hésiode. Politique et mythe se confondent pour
soutenir un discours qui se prétend cependant rationnel.
18. Bruno Mégret, cité par Chombeau Christiane, « La convention du FN a opposé Jean-
Marie Le Pen et Bruno Mégret », Le Monde, 20 janvier 1998.
19. Raoul Vaneigem décrit le processus de transformation de l’aliénation naturelle en alié-
nation sociale : « L’organisation sociale – hiérarchique puisque fondée sur l’appropriation
privative – détruit peu à peu le lien magique existant entre l’homme et la nature, mais à son
tour elle se charge de magie, elle crée entre elle et les hommes une unité mythique calquée
sur leur participation au règne de la nature », in: Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes
générations, Paris, Gallimard, 1967, p. 76.
La hiérarchie humaine se fonde sur le mythe d’une magie reliant l’homme à la nature.
L’éloignement progressif homme-nature se traduit socialement par l’évolution des sociétés
en atteignant son apogée à l’époque moderne et bourgeoise, caractérisée par la technique
et l’échange. Celle-ci devant elle-même disparaître, pour Vaneigem, dans la révolution
prolétarienne. Dans l’évolution des religions, le même éloignement de la nature depuis le
fétichisme, passe par le polythéisme jusqu’au monothéisme qui doit être remplacé par un
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athéisme qui restaurerait le véritable lien magique entre l’homme et la nature. On décèle
ici le cousinage d’un certain discours frontiste teintée de néo-droitisme avec le discours
situationniste. Tout deux accomplissent en effet la synthèse, pour l’un du polythéisme, pour
l’autre d’un athéisme mystique, de l’antibourgeoisisme et du déterminisme darwiniste comme
une manière de « réenchaîner » l’homme à la nature. Évoquons une autre ambiguïté du
marxisme situationniste de Vaneigem qui, par son aristocratisme, le rapproche des « anar-
chistes de droite ». Ambiguïté que l’on retrouve dans l’influence de Debord (cf. La société
du spectacle) sur Pierre Guillaume qui deviendra leader de l’ultra-gauche révisionniste.
20. Cf. Lou pouemou dou rose, le poème du Rhône.
21. « Je suis né pour aimer l’Asie, au point qu’enfant je la respirais dans les fleurs d’un jardin
de Lorraine », in: Maurice Barrès, Enquête aux Pays du Levant, Paris, Plon, 1923, t. I., p. II.
22. Ibid., p. 96.
23. N’oublions pas que Barrès reçut l’initiation de la rose-croix kabbalistique de son con-
disciple, au Lycée de Nancy et à la Faculté de droit, l’occultiste Stanislas de Guaita, pour
lequel il nourrit longtemps une profonde amitié et dont il vénérait l’œuvre initiatique. Cf.
Maurice Barrès, Le rénovateur de l’occultisme, Stanislas de Guaita (1861-1898), Paris,
Chamuel, 1898.
24. Pierre Drieu La Rochelle, Histoires déplaisantes, Paris, Gallimard, 1991, p. 122.
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discours mettant en avant l’importance des terroirs, de la terre des ancêtres où s’en-
racine et se transmet la tradition. Elle traduit à la fois cette croyance dans la possi-
bilité d’une communication intime entre les choses et les êtres et une volonté de
régression vers l’alma mater, protectrice et nourricière.
La transmutation nécessaire
Si, comme le note Claude Rivière, « l’idée sous-jacente d’amélioration de l’homme
et de la nature incite à croire en l’expérience de la transmutation » 25, force est de
croire que le programme extrême-droitiste implique une transformation de l’indi-
vidu autant qu’une réforme politique.
Le rejet par l’extrême-droite française des idéologies qui prétendent réformer
l’Humanité, ne doit pas faire illusion. D’abord tout projet politique, à plus forte rai-
son lorsqu’il s’agit d’un projet radical, implique une réforme de l’individu. Ensuite
dans le lot des « idéologies » fustigées, on trouve le communisme, le mondialisme,
le libéralisme, mais également « l’idéologie démocratique ». Ces systèmes sont con-
sidérés comme des « idéologies » politiques « plaquées », responsables d’un état de
« chaos » auquel il convient de substituer un nouvel « ordre » fondé sur les « hiérar-
chies naturelles » 26.
La formule élémentaire qui soutient ce discours est la suivante : ce qui est naturel
est obligatoirement vrai. Mais, comme l’écrit à juste titre Jean-Louis Maisonneuve,
« l’application généralisée de cette formule condamne immanquablement toute
construction intellectuelle, mécanique ou politique sous prétexte qu’elle n’existerait
pas dans la nature » 27. Cette formule relève donc intrinsèquement de l’absurde,
puisqu’une proposition de « retour aux hiérarchies naturelles » est elle-même une
proposition politique, partie intégrante d’un discours où l’on se garde d’ailleurs de
toute explication.
En fait, il y a critique des idéologies réformatrices, et parallèlement une croyance
paradoxale dans l’expérience de la transmutation.
Drieu La Rochelle écrivait à propos de l’Histoire : « c’est par elle que je me
défends de l’homme et que je me ressaisis de l’humain » 28. Il illustrait ainsi cette
forme de misanthropie qui consiste à renier l’individu en tant qu’homme au profit
de la Civilisation comme expression de l’humanité. « L’homme n’est pas un être
abstrait » 29, répète à loisir Bruno Mégret et il pérennise l’anti-humanisme qui est
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celui des droites radicales depuis deux siècles, particulièrement exprimé dans le
refus systématique de « l’idéologie des droits de l’homme ». Joseph de Maistre écri-
vait dans ses Considérations : « J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des
Russes... Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant
à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien
à mon insu 30. »
Cet anti-humanisme s’exprime dans la critique philosophique contemporaine,
l’argumentation principale en est la suivante : « L’humanisme de la philosophie
moderne, apparemment émancipateur et défenseur de la dignité humaine, n’aurait
fait que se retourner en son contraire pour devenir complice, voire la cause de
l’oppression 31. » Réaction à l’esprit des Lumières, le rejet de humanisme est
d’abord présent dans la philosophie des théoriciens de la Contre-Révolution et les
réformateurs français, avant d’apparaître au XIXe siècle dans la philosophie alle-
mande, avec Nietzsche. La même critique, si elle ne cesse entre-temps d’être décli-
née dans la littérature nationaliste, dans la philosophie, la sociologie, comme dans
la psychologie, réapparaît au milieu du XXe siècle dans l’analyse heideggerienne
de la modernité. Plus récemment, cette approche critique de la modernité, s’est
exprimée dans le postmodernisme. L’extrême-droite et particulièrement ce qui fut
en son temps la Nouvelle Droite, se réfère spécifiquement à la philosophie postmo-
derne. Elle développe une rhétorique communautaire, holiste, opposant le lien
social au contrat social, cherchant à acquérir une légitimité théorique par un discours
qui coïncide avec certaines approches philosophiques et sociologiques reconnues.
« L’irrationalisme spontanéiste des néohéraclitéens », tel qu’il est défini par Franco
Ferrarotti, est en effet étrangement proche du discours nationaliste anti-Lumières.
Sa « morale du sentiment » l’entraîne vers une croyance dans une transmutation
palingénésique et proclame « l’inutilité d’un quelconque projet de transformation
rationnelle de la société » 32.
La croyance dans la transmutation, dans une véritable métamorphose, n’est
pas guidée par l’idée d’une amélioration de l’homme mais peut-être par la croyance
en une nécessaire rédemption collective. La transmutation serait bel et bien com-
munautaire mais pas individuelle, car la « faute » (modernisme, progressisme, maté-
rialisme) est collective et son rachat doit être collectif. Si le « retour à l’ordre naturel »
30. Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Paris, Garnier, 1980, p. 64-65. Dans
le même esprit, Roger Holeindre, membre du bureau politique du FN, déclarait : « Les
droits de l’Homme n’existent pas, il y a les droits du citoyen allemand, français, etc. », Radio
courtoisie, 28 mai 1997. Alain de Benoist, quant à lui, écrivait : « Les libertés des Russes, des
Afghans, des Polonais, les libertés des peuples... Nous pouvons en parler. S’en tenir, par
contre, aux droits abstraits d’un homme universel, c’est probablement le moyen de n’en
octroyer à aucun car les hommes existent. Mais l’homme abstrait n’existe pas », in: Alain
Benoist, Europe, Tiers-Monde : même combat, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 212-213.
31. Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain,
Paris, Gallimard, 1985, p. 21.
32. Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les scien-
ces sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 70.
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n’advient pas, « tout ne [sera] que chaos » 33, et ce « chaos » fait figure de nemesis
face à l’ubris déchaînée des modernes.
S’il y a un projet libératoire, « libérer la personne humaine [...] pour qu’elle se
développe et épanouisse librement ses vertus profondes » 34, il passe par une régres-
sion collective dans « l’Éternel hier ». La transmutation s’effectue ainsi dans une
redécouverte communautaire de l’identité qui prend la forme d’une rédemption,
d’un rachat. L’idée est proche de la théorie développée par René Guénon dans La
crise du monde moderne, mais, pour lui, seuls auront accès à la rédemption quel-
ques élus. Si elle ne devait pas advenir, la conséquence en serait que la « civilisation
devra[it] périr tout entière, parce qu’il n’y aurait plus en elle aucun élément utilisa-
ble pour l’avenir, parce que toute trace de l’esprit traditionnel aura[it] disparu » 35.
S’il y a en filigrane, dans le discours des droites extrêmes, l’idée d’un homme
« nouveau » à venir, le modèle de celui-ci n’est pas dans le futur, comme dans le
communisme, mais dans le passé, dans une illusion « rousseauiste » de « l’authen-
ticité du naturel qui prévalait à l’origine » 36.
On sait que le temps traditionnel est perçu comme un cycle civilisationnel vie-
mort-résurrection ou encore développement-apogée-décadence (cf. Ernst Jünger et
Drieu La Rochelle). La croyance dans la transmutation fait partie intégrante d’une
théorie des cycles, et cette croyance confirme la proximité entre les thèmes déve-
loppés par les droites extrêmes et celui de certaines sectes, que ce soit celui des
mouvements dits du « Nouvel âge », « alternatifs », ou encore « orientalistes » 37. Le
millénarisme du discours lepéniste est également éclairant : « l’an 2000 sonnera le
glas de notre patrie », s’exclamait Jean-Marie Le Pen à la fête de Jeanne d’Arc du
1er mai 1997. Le chaos, la décadence, la chute sont des thèmes omniprésents dans
les discours, des mots qui séduisent autant qu’ils effraient.
Dans une sorte de vertige nihiliste, le chaos n’est-il pas finalement souhaité,
comme résolution des conflits, retour au néant primordial ? « Si la Raison doit appa-
raître comme mesure et fin des Religions du mauvais infini, la Beauté comme ordon-
natrice des Voluptés, il ne reste évidemment d’autre divinité que la Mort pour régir
et restaurer les Harmonies », écrivait Pierre Boutang en évoquant Le chemin de
Paradis de Maurras 38.
Le désir d’harmonie
Culte des morts et culte de la mort se rejoignent dans la même volonté de renouer
avec l’harmonie, l’harmonie des fils avec les pères, du présent et du passé. Ce sentier
33. Bruno Mégret, Discours à la Convention des candidats du Front National, Lyon,
17 janvier 1998.
34. Léon Degrelle, cité par Maisonneuve, op. cit., p. 20.
35. René Guénon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1973, p.188.
36. J.-L. Maisonneuve, op. cit.
37. Cf. Alain Gest et Jacques Guyard, Les sectes en France, Assemblée Nationale, Rap-
port n° 2468 fait au nom de la commission d’enquête sur les sectes, Paris, 1995, p. 49-57.
38. Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre, Paris, La Différence, 1993, p. 124.
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occulte, selon l’expression d’Ernst Bloch, est emprunté par celui qui cherche à com-
bler son désir de sens par des « Idéaux » ou des « Chimères » 39, celui qui, en cher-
chant à pénétrer les « mystères », appelle l’apocalypse qui verra la réunion de ce
qui a été séparé.
Alexandre Douguine, théoricien de la nouvelle droite russe et du National Bol-
chevisme, déclare : « Comme les véritables héritiers d’Héraclite, les nationaux-
bolcheviques apporteront le Feu sur la terre, et leur cause irrationnelle humiliera la
sagesse de ce monde, de la société ouverte de ces êtres qui ne sentent aucune nos-
talgie des Origines, aucune douleur existentielle d’être séparé de l’Être Pur, aucune
soif de l’initiation et de la réalisation spirituelle 40. » Cette profession de foi exprime
pleinement l’arrière-plan de discours publics maintenus dans une apparente cohé-
rence par des impératifs de crédibilité. Mais de temps en temps, le fumet des déri-
ves ésotériques s’exhale des discours et des propositions politiques.
L’essence même de la doctrine monarchiste légitimiste, dans son désir de réta-
blissement de l’Être, est de nature ésotérique. La royauté sacrée en France, celle
du roi très chrétien, fondée sur la magie du Sacre et de la Sainte-Onction, est assi-
milée à l’expression d’un « être pur », qui aurait subi l’aliénation de ce que René
Guénon a appelé le « Règne de la quantité » 41, c’est-à-dire la modernité. C’est ce
régime de « l’être pur » qu’il conviendrait de restaurer dans « l’unité principielle » 42
afin de sortir du « chaos social » 43.
La pensée de rupture qui résulte du travail de deuil des garants invisibles, Dieu
et son cortège de légitimations sacrales, suscite cette fascination pour la mort, comme
territoire du sens caché, qu’il convient d’explorer et d’utiliser ; « la vraie vie est
ailleurs » s’entend ici en dehors de la vie. Dans la célébration du culte des morts,
culte du sacrifice et culte des ancêtres, le sens de la mort s’inverse, pour devenir une
force mythique productive, une force dynamogénique qui soutiendra les rituels,
appellera l’action politique, entraînera la foule réunie des militants.
39. Ernst Bloch, Le Principe Espérance III. Les images-souhaits de l’Instant exaucé, Paris,
Gallimard, 1991, p. 327. Wunschbilder et Wunschtraüme sont ici traduits en français par
« images-souhaits » et « rêves-souhaits », on leur préférera les mots « désirs » et « chimères ».
40. Alexandre Douguine, La métaphysique du National-Bolchevisme, traduit du russe.
41. René Guenon, Le règne de la quantité et le signe des temps, Paris, Gallimard, 1945,
et La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946.
42. René Guenon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1973, p. 141.
43. Ibid.
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sur lui-même, découle d’une volonté de monopolisation du sens par certains indi-
vidus ; c’est par ailleurs peut-être la forme première d’une organisation collective
stable et structurée.
Comme l’écrit Georg Simmel, « tant que la tradition immédiate, l’enseigne-
ment individuel et surtout l’établissement de normes par des personnes détentrices
de l’autorité déterminent encore la vie intellectuelle de l’individu, il est solidaire du
groupe vivant qui l’entoure, et auquel il s’intègre : seul le groupe lui donne la pos-
sibilité d’exister intellectuellement de façon accomplie » 44. D’où une volonté de pré-
server les contenus doctrinaux internes par la dénégation systématique des sources
extérieures d’information et de savoir.
Dans le cas de l’extrême-droite française, on peut dire qu’il y a plusieurs ni-
veaux dans la doctrine, auxquels « l’impétrant » est initié progressivement, mais qui
ne sont pas dévoilés, ni dans les discours publics, ni dans les propositions politiques
affichées dans les programmes électoraux.
Au premier niveau, les propositions politiques répondent à des impératifs de
simplicité et sont adaptées au contexte politique et social. Aux problèmes d’iden-
tité, de sécurité, de souveraineté, etc., sont offertes des solutions apparemment
pragmatiques ou de bon sens qui ne reflètent aucune complexité. Destinées à capter
un large public, elles sont diffusées dans les médias ou pendant les campagnes
électorales, par l’intermédiaire de tracts, d’affiches ou de bulletins.
Au deuxième niveau, on trouve le programme politique interne, que l’on retrouve
pendant les meetings, dans les réunions et autres conventions ou dans les médias
« amis ». Ici, les débats idéologiques sont plus ouverts et laissent apparaître les véri-
tables enjeux et les véritables motivations politiques. Les ennemis sont plus claire-
ment désignés et le discours est plus tranché.
Un autre niveau ne se dévoile que dans la pratique du militantisme et la fréquen-
tation régulière des diverses manifestations et activités politiques. Ici, le véritable
fonds idéologique s’affiche clairement dans un ensemble de discours, d’ouvrages de
référence, de journaux à diffusion strictement interne, d’affinités littéraires, qui for-
ment le principe « d’être-ensemble », la véritable « économie morale » du groupe,
en traduisant la diversité des tendances.
Hannah Arendt, dans La Crise de la culture, analysant la structure des gouver-
nements totalitaires, propose un schéma d’organisation qui semble pouvoir en par-
tie s’appliquer aux structures partisanes des mouvements nationalistes radicaux :
« Toutes les parties, extraordinairement multiples, du mouvement, [...] sont reliées
de telle manière que chacune constitue la façade dans une direction, et le centre
dans l’autre, autrement dit joue le rôle du monde extérieur normal pour une strate,
et le rôle de l’extrémisme radical pour l’autre. […] Le grand avantage de ce sys-
tème est que le mouvement fournit à chacune de ses couches [...] la fiction d’un
monde normal en même temps que la conscience d’être différente de ce monde,
et plus radicale que lui. Ainsi les sympathisants des organisations de façade, dont
44. Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Paris, Circé, 1996, p. 70.
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les convictions ne diffèrent qu’en intensité de celles des membres du parti, enca-
drent tout le mouvement, et fournissent une façade trompeuse de normalité au
monde extérieur, du fait de leur absence de fanatisme et d’extrémisme... » 45.
Il faut toutefois nuancer l’analogie. Il y a certes différents niveaux et différentes
façades mais il semblerait plutôt que la façade de respectabilité soit fournie par les
cadres « présentables », pudiquement retranchés derrière leurs propositions politi-
ques, et que cette façade serve d’antichambre aux nouveaux arrivants. La strate
inférieure serait composée de militants actifs, et le « saint des saints », de cadres
et d’intellectuels « non présentables ». Structure « secrète » par excellence car elle
repose sur la pénétration-initiation à différents niveaux jusqu’aux contenus politi-
ques occultes 46. À l’époque où s’exprime Hannah Arendt, les médias n’ont pas
encore acquis d’autonomie et ne peuvent intervenir dans la dénonciation des faça-
des trompeuses. Force est de constater qu’ils participent aujourd’hui à la construction
d’une façade instituée des mouvements nationalistes et notamment du FN, sans
remettre en cause l’ordonnance des différents niveaux de structure et de discours.
Michel Maffesoli évoque l’hypothèse d’une centralité souterraine, unifiante et
ordonnatrice de l’être-ensemble, qui repose sur le partage du secret : « Chaque fois
que l’on veut instaurer, restaurer, corriger un ordre des choses ou une commu-
nauté, on fait fond sur le secret qui fortifie et conforte la solidarité de base 47. »
Il s’agit bien ici d’une centralité souterraine qui garantit la stabilité de l’édifice.
L’imposition de certaines normes dans le discours politique, qu’il s’agisse des lois
réprimant les propos et écrits à caractère raciste ou antisémite ou tout simplement
le conformisme social, entraînent le développement d’une véritable éthique du secret
et de la dissimulation. Le fait n’est pas valable seulement pour le Front National, il
l’est également pour d’autres mouvements, dont le discours s’est scindé en diffé-
rents niveaux.
Loin d’avoir porté un coup à ces mouvements, l’imposition de normes juridi-
ques restreignant l’expression d’un certain nombre d’opinions n’a fait que stimuler
le développement d’une « centralité souterraine », c’est-à-dire d’une convivialité
politique reposant sur le secret et sur la confiance. Elle est peut-être plus active et
plus sournoise, puisqu’elle progresse masquée et repose sur un prosélytisme
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par excellence. Dans ce cas, faire semblant de savoir, si l’on ne sait pas, est toujours
préférable à poser des questions.
Tout élément extérieur, analyse ou discours, est rejeté au registre de la fausseté
ou du mensonge – ce qui concourt à donner aux mouvements en question une forme
paranoïde. Tout comme pour les sociétés secrètes décrites par Simmel, le savoir
objectif rompt le lien de solidarité entre les individus et perturbe le « flux de sève
organique » qui maintient la cohésion du groupe. Il tendra toujours à détruire l’édifice
doctrinal du groupe, sa fiction, son hallucination, en faisant vaciller la raison interne
qui lui donne sa cohérence.
Il en est de même pour le discours du leader qui doit toujours suggérer qu’il
détient la vérité, qu’il sait qu’on nous cache quelque chose, par une dénonciation
répétitive et incessante des complots et des mensonges de l’extérieur dont lui seul
connaît la finalité. Ce qui lui accorde le statut de chef, c’est justement qu’il sait. Ici,
le fait de détenir l’information, d’être « dans le secret », est l’instrument d’une hié-
rarchisation au sein du mouvement où la parole du leader est révélation de la vérité
cachée. Mais, celle-ci, après révélation, devenant commune à tous les membres du
groupe, la nécessité s’impose d’avoir constamment quelque chose à révéler. Une
fois passé le stade du dévoilement, maintes fois répété, décliné, amplifié, il est indis-
pensable pour garantir la vie même du groupe d’inventer de nouvelles machina-
tions, de nouveaux mensonges à dénoncer, de nouveaux ennemis à désigner. D’où
cette phobie (philie ?) du complot, développée par des droites nationalistes, qui voient
constamment se lever des coalitions ennemies, agir des lobbies et des groupes
d’influence, se monter des machinations occultes. Phobie qui fait d’ailleurs office
de grille de lecture des événements historiques depuis 1789 53 et perpétue l’idée
énoncée par un Balzac légitimiste dans L’envers de l’histoire contemporaine, chère
à tout le XIXe siècle, selon laquelle il y a deux histoires : « l’histoire officielle men-
teuse, qu’on enseigne ad usum Delphini ; puis l’histoire secrète, où sont les vérita-
bles causes des événements, une histoire honteuse ».
Aux vieilles conspirations judéo-maçonniques qui font toujours recette 54, se sont
ajoutés au fil du temps des éléments plus neufs : le Bnaï Brith, « les Fils de l’Alliance »,
53. Cf., par exemple, l’ouvrage de Jacques Bordiot, Une main cachée dirige..., Paris, La
Librairie Française, 1974. L’auteur procède à une relecture de l’histoire depuis la Révolu-
tion française, sous le jour du complot en égrenant des citations censées étayer sa thèse
principale selon laquelle « un petit nombre d’“initiés” appartenant à la haute finance inter-
nationale, poursuit actuellement le vieux rêve messianique d’un empire universel sous
l’autorité d’une oligarchie apatride », p. 7.
54. En témoigne la récurrence du mythe du complot juif, largement étayé par les réédi-
tions successives de l’apocryphe pragois d’Hermann Goedzsche, Les Protocoles des Sages
de Sion, ou encore la demande officielle d’interdiction du Grand Orient de France, dans
un communiqué de presse de Bruno Gollnisch, membre du bureau politique du FN, datée
du 28 avril 1997 : « Cette secte fonctionnant selon les méthodes d’une société secrète a
infiltré les rouages de l’administration, du Parlement, du Gouvernement, de l’Économie,
des médias, de la magistrature, de l’enseignement, de l’armée, jusqu’au plus haut niveau.
[...] Ces raisons justifient amplement la dissolution d’une secte dangereuse et néfaste pour
l’État comme pour la Nation. »
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76 Le sentier occulte
55. Expression employée par Jean-Marie Le Pen lorsqu’il fait référence aux quatre partis
politiques PC, PS, RPR, UDF.
56. Michel Maffesoli, « L’hypothèse de la centralité souterraine », International Review of
Community Development, 15/55; Montréal, 1986, p. 161. Ce comportement peut égale-
ment nous faire songer à la morale des petits clans enfantins, ou au discours des amants,
en somme, à la morale du groupe restreint.
57. Aurobindo Shrî, Héraclite, Lyon, Paul Derain, 1951, p. 34.
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