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mars 2010 :
Rose Mary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome
antique, Les Belles Lettres, Coll. Histoire, Traduit par Alexandre
Hasnaoui, ISBN‐102‐251‐38102‐3
novembre 2009, 528 p., 33,25 €
Le colonel Rose Mary Sheldon, ancien chercheur du département d’histoire ancienne de
l'Université du Michigan, s’est fait une spécialité de l’espionnage et de l’histoire militaire
dans le monde de l’antiquité1. L’ouvrage, paru en anglais en 2005, est à la mesure de son
savoir encyclopédique. Les références bibliographiques sont irréprochables, tant pour
les sources qu’elles manie avec aisance, que pour les études contemporaines qu’elle
connaît parfaitement. Les notes, précises et informées, ne couvrent pas moins de 95
pages. A sa manière, cette synthèse épuise le sujet pour longtemps.
Les activités diffuses du renseignement
Le titre original de l’ouvrage : « Intelligence Activities in Ancient Rome »2 entretient avec
le titre français une petite nuance qui tient dans le mot « Activities ». Cette précaution de
vocabulaire aurait dû être reproduite dans le titre français. Dans son sens précis, le
concept de « renseignement » (Intelligence) repose sur une organisation institutionnelle
qui adapte, sous une forme pratique et opérationnelle, les quatre piliers d’une
activité cyclique : l’orientation générale, ou la demande de renseignement, qui suppose
une saisine des opérateurs de renseignement par un autorité compétente ; la recherche,
qui porte sur les techniques de collecte des informations cachées ; l’exploitation, qui
consiste à filtrer dans la masse des éléments collectés ceux qui, remis en forme,
répondent à la demande ; enfin la diffusion, qui est la technique de communication
sélective et protégée. Il faut, à ses quatre fondements, ajouter la pratique du secret et de
ses techniques (chiffrement, clandestinité) et les actions spéciales (intoxication,
manipulation, action violente, etc.). Ce cycle fondateur donne au renseignement une
définition non triviale. On le cherchera en vain dans l’ouvrage de R.M. Sheldon, même si
elle le connaît bien (p.42). Elle préfère se référer à la présentation américaine
« Command, control, Communication and Intelligence » (p.20). Le biais qu’elle donne à
son ouvrage est donc résolument militaire et relève davantage de l’art du
commandement que de celui du renseignement.
C’est ce qui fait à la fois l’intérêt et la difficulté de ce livre paradoxal : son auteur défend
l’idée qu’il y a eu à Rome une ou plusieurs formes de renseignement. Cette thèse se
heurte cependant à une réalité contraire, qu’il n’est pas difficile de reconstituer puisque
l’ouvrage fournit tous les éléments nécessaires pour s’en convaincre. Telle est la
contradiction qui sert de fil directeur à ce grand travail et que l’auteur n’assume pas
1
Pour ne citer que quelques exemples et sans tenir compte de ses nombreux articles : Blood in the
Sand: Rome's Wars in Parthia, London: Vallentine Mitchell, 2010 ; With Thijs Voskuilen, Operation
Messiah: St Paul and Roman Intelligence, London: Vallentine Mitchell, 2008 ; Spies from the Bible,
London: Greenhill Books, 2007 ; Espionage in the Ancient World: An Annotated Bibliography,
Jefferson: North Carolina, McFarland, 2003.
2
Et son sous-titre : « Trust in the Gods, but Verify »
vraiment : Rome n’a pas connu le concept de renseignement et l’on trouve ici et là, au
gré des chroniques, des formes larvées et incomplètes de cette activité.
R.M. Sheldon balaie l’histoire romaine des origines au règne de Dioclétien (284‐305
ap.JC). Après deux chapitres consacrés aux premiers temps de la République et aux
guerres puniques, l’auteur consacre 5 chapitres à la République tardive, puis d’Auguste à
Dioclétien elle parcourt la période impériale en 6 chapitres. Le fil directeur de
l’ensemble est l’étude des mauvaises décisions qu’elle interprète comme le signe d’une
défaillance du renseignement ou comme l’inadéquate utilisation des renseignements
disponibles. C’est la raison pour laquelle elle consacre plusieurs monographies à des
campagnes désastreuses, celles de César en Bretagne, de Crassus contre les Parthes et de
Varus contre les Germains. Ces expertises auraient naturellement trouvé toute leur
place dans un ouvrage d’histoire militaire.
L’impossible absence du renseignement
La première partie, consacrée à la République, donne le ton. Elle souffre du manque de
sources directes et, comme tous les historiens de cette période, R.M. Sheldon reconstitue
les faits par de brillantes conjectures. Le passage qui compare renseignement et
divination est savoureux, comme sont suggestives les nombreuses remarques sur le
difficile rapport entre morale et renseignement chez Tite‐Live. Mais cette histoire
plausible, alimentée par des arguments souvent postérieurs aux faits, est animée par
une grande affirmation qui domine l’ensemble de l’ouvrage : il paraît « logiquement
inconcevable que Rome ait pu l’emporter [sur ses ennemis] avec autant de constance sur
plusieurs siècles sans avoir eu des capacités de renseignement pour compenser ses
faiblesses » (p.60). Il faut ajouter à cette profession de foi une certitude ambiante qui fait
du renseignement une sorte de plus vieux métier du monde, (« Les activités de
renseignement sont aussi anciennes que les conflits humains et on peut les faire remonter
aussi loin que les sources le permettent », p. 351).
Cette remarque définit l’angle d’attaque de la plupart des analyses : traquer dans les
moindres détails un système de renseignement qui ne pouvait pas ne pas exister.
L’hypothèse est potentiellement fructueuse, mais elle porte en elle tous les défauts
auxquels l’ouvrage de R.M. Sheldon n’échappe pas : la recherche de preuves la conduit
trop souvent à forcer le trait. Ainsi, compter les colonies romaines au nombre des
facteurs de renseignement (p. 74‐75) est une amplification très exagérée de la réalité. Le
même défaut conduit l’auteur à porter les commerçants (p.120) et les porteurs de lettres
(p. 128) au rang d’agent de renseignement. De là l’idée qu’il existe à Rome une
intelligence économique. Les géographes et explorateurs sont enrôlés à leur tour (pp.
212‐215), un peu comme si Mercator ou René Caillé avaient été des agents de
renseignement. Emportée par sa thèse, R.M.Sheldon n’hésite pas à consacrer une
analyse aux « diplomates » romains (elle est la première à savoir combien le terme est
impropre et anachronique, p.116). Cette méthode la conduit à analyser les lettres que
s’adressaient les Romains comme des notes de renseignement. Il n’est pas douteux que
certaines d’entre elles, assez rares, supportent une assimilation de ce genre. Mais le
système épistolaire romain est d’abord un système par lequel circulent l’information et
les nouvelles. Nombre d’entre elles étaient faites pour être diffusées, et peuvent
davantage être comparées à une forme de presse. Les plus personnelles, voire les plus
secrètes, ne s’adressaient pas à un Etat ou à un service, mais à une personne (l’auteur,
qui connaît son affaire, l’admet volontiers, p. 135). Elles servaient au mieux à conforter
des stratégies politiques personnelles.
L’analyse des guerres puniques laisse également sur sa faim. L’auteur mobilise toutes
ses connaissances sur ce qui, de près ou de loin, ressemble à du renseignement. Ainsi
Hannibal dispose d’une « réseau de renseignement » fait de tours de guets, de messagers
rapides et de services de signalisation (p. 82), il est l’inventeur de la guerre
psychologique (p. 93), le fait qu’il évite les fuites le rend sensible à la pratique du contre
espionnage (p. 101). De pages en pages, les assimilations de vocabulaire moderne aux
réalités de la guerre antique conduisent sans surprise au fait qu’Hannibal dispose de
services de renseignement (p. 109). Les Romains, grossiers et naïfs, comme le veut le
lieu commun que R.M. Sheldon endosse sans hésiter, ne tardent pas à imiter Hannibal, si
bien qu’à l’arrivée de Scipion sur la scène des guerres puniques, se met en place « une
guerre du renseignement » (p.106). Mais ce ne sont que manoeuvres et stratagèmes. La
présentation force trop souvent l’accord du lecteur. Il n’en reste pas moins que la lecture
de ce chapitre reste instructive : elle montre assez l’ingéniosité d’Hannibal, puis celle de
Scipion, dans la façon dont ils préparent la seule chose qui compte à leur yeux : le choc
frontal sur le champ de bataille. On regrette au passage que l’auteur n’ait pas davantage
fouillé les modes tactiques de Fabius Maximus. Elle aurait certainement trouvé matière à
comparer la doctrine de la guerre sans combat avec l’utilisation du meilleur
renseignement possible.
Une histoire de l’incompétence militaire
Cette analyse historique des guerres puniques passée au filtre systématique de
l’hypothèse initiale – il est impossible qu’il n’y ait pas de renseignement – se reproduit
dans tous les chapitres à suivre. Les études approfondies des campagnes de César en
Bretagne, de Crassus en Orient et de Varus en Germanie relèvent de la même méthode,
mais avec un biais différent : alors qu’Hannibal est le modèle initiateur, les Romains
représentent des modèles d’échec du renseignement. Le caractère ultra‐démonstratif de
ces longues pages conduit parfois à une certaine lassitude. Ces chapitres sont la réplique
de ceux que d’autres historiens ont consacrés aux grandes défaites ou aux grandes
désillusions militaires : de Gordon à Khartoum à l’état‐major français en 1914, c’est
l’éternelle et même histoire de l’échec militaire, issu de mauvaises décisions et d’un
manque complet d’analyse sur la situation de l’ennemi. L’auteur produit inlassablement
les preuves du manque de renseignement, et ponctue sa démonstration de réflexions qui
laissent perplexes (« Si César avait vécu plus longtemps, il aurait peutêtre créé des
services de renseignement », p. 197) et de questions en apparence recevables (« Où les
généraux romains apprenaientils l’art du renseignement ?», p. 196 : on se le demande en
effet). On ne peut qu’éprouver une petite déception, à la lecture du chapitre sur Jules
César, de ne pas disposer d’une analyse fouillée des pratiques mises en oeuvre par
Cicéron et de l’utilisation qu’il fit des renseignements dans les grandes affaires comme
celle de Verres ou de Catilina. Trop intéressée par le champ militaire, R.M.Sheldon est
passée à côté de Cicéron, qui a eu la véritable intuition civile du renseignement (elle le
suggère toutefois rapidement dans sa conclusion, p. 353, ce qui est bien dommage).
Ainsi va l’ouvrage, d’un exemple à l’autre. Il est toutefois marqué par le virage que
constitue le chapitre 8, consacré à Auguste. Avec lui, les défaillances institutionnelles
semblent se réduire. Des embryons de services voient le jour. Mais comme dans les
parties précédentes, les idées les plus intéressantes et parfois neuves sont trop souvent
isolées dans un flux d’informations connexes ou de formules trop souvent répétées
depuis le début (« Les Romains doivent être acceptés tels qu’ils sont. Ne cherchez pas à
Rome d’équivalent de la CIA ou du FBI », p. 19). Des formules comme « l’âge d’or
d’Auguste n’en fut pas vraiment une pour les libertés publiques » (p. 226), laissent
supposer qu’il y en eut un avant ou après.
La thèse de R.M. Sheldon reste fructueuse : elle montre que bien avant l’apparition de
services d’Etat, il existe une histoire de la sensibilité au renseignement. Le corpus
rassemblé par l’auteur peut à coup sûr servir à la réflexion sur le renseignement, ou plus
exactement à ce qu’il advient lorsque le décideur, politique ou militaire, ne s’y intéresse
pas. Il démontre que chez les Romains, les intelligence activities ne vont pas au‐delà de la
basse police ou des premiers éléments de renseignement militaire. R.M. Sheldon le
reconnaît explicitement en quelques passages.
Le renseignement au sens strict et moderne est une activité globale qui porte sur tous
les aspects de l’activité humaine, et ceci pour une raison facile à repérer : il est un
instrument au service de l’Etat. C’est ce point que R.M. Sheldon aurait pu davantage
fouiller. Il faut d’abord, chez les Romains, chercher l’Etat. Comme chacun sait, cela ne va
pas de soi.