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ALAIN BISSONNETTE CONCERNANT LES DROITS DES PEUPLES

AUTOCHTONES

Alain Bissonnette1 Avocat, membre du Barreau du Québec, et anthropologue, Alain


Bissonnette est chercheur autonome et consultant dans le domaine de la
coopération internationale. Il participe au projet de recherche Autochtonie et
gouvernance.

En abordant le thème du dialogue entre les traditions juridiques, il est certainement


utile et même nécessaire de rappeler certaines des analyses de la Commission
royale sur les peuples autochtones (CRPA). Créée en 1991 par le gouvernement
fédéral du Canada, la Commission avait pour mandat d’analyser l’évolution de la
relation entre les autochtones (Indiens, Inuit et Métis), le gouvernement et l’ensemble
de la société canadienne et de proposer des solutions aux problèmes qui ont entravé
ces relations et avec lesquels les autochtones sont aux prises aujourd’hui (CRPA
1996, vol. 1 : 2 et 767-770). Intégrant à sa démarche les récits fondateurs des
peuples autochtones, leur histoire caractérisée par quatre étapes, soit d’abord la
rencontre de deux mondes, le monde autochtone et le monde colonial demeurant
plus ou moins étanche l’un envers l’autre, ensuite une période d’interaction et de
coopération se terminant dans la première moitié du XIXè siècle pour être remplacée
par une période de déracinement et de tentative d’assimilation et, enfin, la période
actuelle caractérisée par la négociation et le renouveau, la Commission a tiré comme
conclusion de ses travaux la nécessité du rétablissement de la relation de
coopération caractéristique des premiers contacts entre autochtones et non-
autochtones (Ibid. : 3). Au moment où ses recommandations sont encore loin d’être
intégralement mises en œuvre, son plaidoyer demeure toujours aussi percutant :

« Nous sommes fermement convaincus que le moment est venu de mettre fin
à la contradiction criante qui résulte du fait que nous nous faisons les
défenseurs des droits de la personne sur la scène internationale tout en
bafouant nos propres peuples autochtones par l’attitude colonialiste et
condescendante que nous avons encore à leur égard. C’est pourquoi les
changements que nous proposons partent d’un désir de redonner aux nations
autochtones une place d’honneur dans notre histoire commune et de
reconnaître leur apport à la vie canadienne. (…)

1. Les traditions juridiques selon une approche anthropologique Alain


Bissonnette

1
Pour qui s’intéresse à la diversité culturelle, il convient d’éviter le défaut de certains
juristes qui prennent leur propre système pour référent et ainsi ramènent
l’observation de l’autre à des critères qui sont valides dans leur propre culture mais
qui n’offrent aucune garantie de généralité et d’universalité. Le recours au modèle
élaboré par Étienne Le Roy dans son Jeu des lois permet de prendre en compte les
divers sites culturels (dia/topoi) et de proposer une explication qui contienne et
traduise toutes les logiques qui y sont à l’œuvre (dia/logoi) (Le Roy 1999 : 33). Le
mot Droit chez Étienne Le Roy est entendu comme mystère de la reproduction des
sociétés. Dans ce cadre conceptuel, ce qui fait autorité ne tient pas seulement à la
machinerie juridique et judiciaire, aux normes aux institutions ou aux sanctions, mais
plutôt au fait que « ces productions normatives ou institutionnelles sont emboîtées
dans un dispositif beaucoup plus complexe fait de mythes, de représentations et
d’images, dispositif (ou modèle) largement inconscient et qui relève pleinement d’une
lecture structurale. Il faut en conséquence analyser, dans toutes les sociétés, les
relations qui existent entre les visions du monde, les conceptions de la création
qu’elles comprennent, la manière d’organiser la société et le pouvoir et la
conceptualisation du Droit. » (Ibid. : 28)

Au départ de la démarche proposée par Le Roy, trois grands principes métalogiques


de penser l’univers sont associés à l’organisation des sociétés humaines :
l’identification, la différenciation, la soumission. En vertu du principe de
l’identification, le monde est infini dans le nombre (pluralité des mondes) et dans le
temps (il se fait et se défait au cours de grands cycles cosmiques); il combine les
contraires sans les laisser s’exclure l’un l’autre (on ne peut penser le bien sans le
mal, l’esprit sans la matière, le rationnel sans le sensible, le yin sans le yang); son
dynamisme n’est limité par aucune loi imposée de l’extérieur : l’univers se gouverne
spontanément. Il doit en aller de même de l’individu. En vertu du principe de la
différenciation, le monde y est le résultat transitoire d’une création, que précédait le
chaos. Celui-ci n’était pas le néant, mais contenait en puissance aussi bien la
création que le créateur. L’univers ainsi conçu est fragile : l’être naît de l’inorganisé,
les forces de l’ordre ne sont jamais assurées de l’emporter sur celles du désordre.
L’homme joue là un rôle fondamental : par les rites et la divination, il collabore avec
les forces de l’invisible pour faire triompher l’ordre. Il est conçu à l’image de
l’univers : puisque la création n’est pas l’œuvre d’un instant ou de quelques jours,
mais réside dans un processus continu de différenciation, l’homme ne peut se
réduire à l’individu, dont l’existence est trop ponctuelle. Plus exactement, l’individu
est simultanément porteur de ses ancêtres et de sa descendance. C’est donc par
rapport au groupe que l’individu est d’abord situé. De même, la structure sociale est
le fruit d’un processus de création continu, qui a amené les différents groupes à se
distinguer progressivement les uns des autres, et à se concevoir comme
complémentaires plutôt qu’opposés. En vertu du principe de la soumission, Dieu
préexiste à sa création et la régit de l’extérieur. Il est celui qui Est avant d’être Celui
qui crée, il aurait pu ne pas créer, ou créer autrement : l’Être prime l’Agir et l’emporte
sur la fonction. L’homme est donc soumis à un pouvoir et une loi qui lui sont
extérieurs. L’Occident chrétien partage avec l’Islam la référence à une loi imposée
au monde et aux hommes. Mais sa pensée a évolué à partir de cette base
commune dans une toute autre direction, l’autorité extérieure qui fonde la loi
aujourd’hui étant l’État qui a pour mission de créer un monde meilleur et de
transformer la société par le droit (Rouland 1988 : 401-405).

Bien qu’ayant conclu à la persistance des récits fondateurs et à la vision du monde


propre aux peuples autochtones, notamment par rapport à la terre conçue comme un
élément essentiel de leur identité collective, profondément enraciné dans leurs
valeurs morales et spirituelles (CRPA 1996, vol. 2 (2 ième partie) : 474)2, la
Commission royale sur les peuples autochtones n’a pas pour autant négligé de
discuter des difficultés rencontrées lorsque l’on cherche à en actualiser la
reconnaissance au sein de l’ensemble de la société canadienne. Il y a d’abord des
difficultés liées à une forme d’ignorance .

Il y a aussi des difficultés vécues au sein des groupes autochtones eux-mêmes :


« Même certains autochtones ont du mal à comprendre le symbolisme des
enseignements de leur culture. (…) À l’heure actuelle, bon nombre d’obstacles
empêchent les autochtones du Canada de retrouver la sagesse de leurs ancêtres et
de reprendre leurs modes de vie traditionnels, notamment l’interruption des relations
et des communications qui a résulté de la perturbation des liens familiaux et de la
perte de la langue.» (Ibid. : 728-729)
Afin de poursuivre la réflexion, il convient d’éviter le piège des dichotomies et d’ouvrir
l’horizon du présent en l’inscrivant dans le cours des processus historiques et des
choix multiples qui s’offrent aux acteurs en présence. Pour ce faire, je propose de
recourir au modèle utilisé par Étienne Le Roy afin de comparer les modes de
règlement des conflits (2004 :124-125) en l’adaptant au contexte autochtone 3.
Évidemment ce modèle ne doit pas être utilisé selon une approche évolutionniste qui
voudrait, par exemple, que les sociétés passent du champ de la coutume endogène,
à celui du droit coutumier, etc. Le but de l’exercice n’est pas non plus de figer les
mouvements en cours, mais d’essayer d’en présenter une image qui révèle à la fois
comment le présent s’inscrit dans des processus variables mais complémentaires et
comment les acteurs participent à des mondes distincts, avec plus ou moins de
ressources, se montrant plus ou moins capables de s’y ajuster et utilisant des
stratégies plus ou moins raffinées, chacun de ces mondes étant dominé par une
logique spécifique. Enfin, puisqu’il s’agit d’un modèle, il faut accepter dès le départ
qu’il s’agit d’une tentative de présenter simplement et logiquement tous les faits
significatifs de la situation considérée (Ibid. : 52).4
Le premier monde5 considéré est marqué par les coutumes endogènes pratiquées
par les autochtones avant l’arrivée des Européens et s’inspirant de leur vision propre.
Ce monde, pas plus que les autres, n’est étanche. Depuis la colonisation, et surtout
lors de la période de déracinement et de tentative d’assimilation des autochtones,
l’arrivée des colonisateurs, des transformations économiques, des migrations de
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certaines couches de la population et des conversions religieuses et culturelles, ont
peu à peu entraîné sa neutralisation. Mais il s’agit toujours d’un monde auquel
certains acteurs appartiennent, même si les pratiques concrètes ont changé, et où ils
puisent des conceptions qui sont toujours opératoires et influentes aujourd’hui.

Le deuxième monde considéré est marqué par les droits coutumiers. Il est apparu
pendant la période de déracinement et de tentative d’assimilation des autochtones
alors qu’on a procédé à une répression des coutumes endogènes dans le cadre d’un
système imposé par l’État qui a introduit, au sein même des pratiques autochtones,
notamment par la mise en œuvre de la Loi sur les Indiens, de nouveaux modes de
prise de décision et de nouveaux mécanismes de contrôle social. Dans ce monde
des droits coutumiers, les coutumes endogènes sont interprétées par les
représentants de l’État, notamment par le système judiciaire, à l’intérieur d’un cadre
de référence qui leur est étranger, ce qui a entraîné une dénaturation des droits
traditionnels et la marginalisation du pouvoir autochtone. Par conséquence, à ce
monde est associé un processus d’absorption de plus en plus grande des droits
traditionnels ou des coutumes endogènes. Dès lors, supposer une continuité logique
ou culturelle entre coutumes endogènes et droit coutumier, comme beaucoup le font
encore, y compris chez des juristes de grande renommée au Canada, consiste en
fait à accepter une falsification des données historiques et anthropologiques. 6

Le troisième monde considéré est marqué par des droits populaires qui se forment
en dehors des autorités aussi bien étatiques qu’autochtones et sont une création
nouvelle par rapport aux coutumes endogènes, invoquées et réinterprétées dans un
contexte complètement transformé. Face à la distance des autorités ou en se jouant
des personnes responsables du respect des normes établies ou des modèles de
comportement et de conduite, viennent au jour et se perpétuent des pratiques en
matière de chasse ou en matière de guérison, par exemple, qui suscitent la
controverse au sein des communautés.

Le quatrième monde considéré est marqué par le droit local, qui résulte de la
dominance du droit étatique, notamment dans leurs modes de formation, de
légitimation et de contrôle, et d’une marge d’autonomie accordée aux autorités
locales autochtones suite à des négociations administratives ou politiques. Ce
monde est d’inspiration étatique, mais il est caractérisé par la possibilité de
réinterpréter des modèles d’intervention ou certaines dimensions institutionnelles à la
lumière des conceptions et des pratiques autochtones. Les droits locaux, dont font
partie, par exemple, les ententes en matière de services sociaux et de santé, en
matière d’éducation et celles qui sont toujours en négociation en matière de droit
foncier et d’autonomie gouvernementale, sont donc des droits de nature ambiguë,
parce que les autochtones y interviennent directement pour l’adapter à leurs besoins,
mais que l’État, tout en rehaussant sa légitimité en s’appuyant sur les accords
négociés avec les principaux intéressés, y augmente son emprise sur la société
autochtone tant au plan des conceptions que des pratiques.

Le cinquième monde considéré est marqué par le droit de la pratique comme


expérience d’adaptation des conceptions endogènes aux contraintes
contemporaines au-delà des accords formels conclus avec les représentants de
l’État. Il s’agit souvent d’un mode de régulation qui s’applique aux services rendus

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par des personnes reconnues par la communauté pour leur capacité de satisfaire
des besoins en dernier recours ou parallèlement aux institutions en vigueur au sein
du quatrième monde.

SOURCE :

Bibliographie :
BISSONNETTE, Alain, « Le droit à l’autonomie gouvernementale des peuples
autochtones : un phénix qui renaîtra de ses cendres », (1993) Revue Générale de
Droit : 5-25.

BISSONNETTE, Alain, « Le juge canadien et son interprétation des droits des
peuples autochtones », in Claude Bontems (sous la direction de), Le juge : une
figure d’autorité, Paris, L’Harmattan, 1996 : 459-491.

BISSONNETTE, Alain, Karine GENTELET et Guy ROCHER, « Droits ancestraux et


pluralité des mondes juridiques chez les Innus et les Atikamekw du Québec », in
Christoph Eberhard (sous la direction de), Droit, gouvernance et développement
durable. Cahiers d’Anthropologie du droit 2005, Paris, Karthala, 2005 : 139-164.

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