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Histoire littéraire et histoire de la lecture

par Judith LYON-CAEN

| Presses Universitaires de France | Revue d'Histoire Littéraire de la France

2003/3 - Vol. 103


ISSN 0035-2411 | ISBN 978-2-1305-3467-9 | pages 613 à 623

Pour citer cet article :


— Lyon-Caen J., Histoire littéraire et histoire de la lecture, Revue d'Histoire Littéraire de la France 2003/3, Vol. 103,
p. 613-623.

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HISTOIRE LITTÉRAIRE
ET HISTOIRE DE LA LECTURE

JUDITH LYON-CAEN*

L’ambition des lignes qui suivent est restreinte : il s’agit seulement, à


partir d’un regard historien sur la littérature, de militer en faveur d’un
élargissement des objets et des méthodes de l’histoire littéraire du
XIXe siècle, de dessiner un terrain commun à l’histoire et aux études litté-
raires. Ces propositions procèdent d’une expérience de recherche consa-
crée aux lectures du roman sous la monarchie de Juillet1.
Les années 1830 sont marquées, on le sait, par une explosion du genre
romanesque. Si les ouvrages religieux et moraux, les livres d’éducation et
le fonds classique continuent de susciter les tirages les plus élevés, les
romans acquièrent une place centrale au sein de la production imprimée,
en dépit de tirages moyens assez faibles, à la fois par l’augmentation des
« nouveautés » et par la diffusion que leur assurent les cabinets de lec-
ture2. Alors que la poésie reste au somment de la hiérarchie des genres, le
public, élargi par les progrès de l’alphabétisation, semble se trouver en
proie à une « rage de romans », selon le mot de l’éditeur Werdet3. Les
* Université Paris I - Panthéon-Sorbonne.
1. Je me permets de renvoyer ici à ma thèse, Lectures et usages du roman en France, de 1830 à
l’avènement du Second Empire, sous la direction d’Alain Corbin, Université de Paris I, 2002, 3 vol.
2. Voir Frédéric Barbier, « Une production multipliée », Histoire de l’édition française, III. Le
temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1990 (1re édition 1985),
p. 117 en particulier ; Martin Lyons, « Les best-sellers », idem, p. 417. Les tirages moyens des
romans semblent tourner autour de 1000-1500 exemplaires dans les années 1830, et atteignent
2000 à 5000 exemplaires dans les années 1840. Selon Martin Lyons, les tirages cumulés du plus
grand succès de Balzac, La Peau de Chagrin, réédité huit fois avant 1850, ne dépassent pas
20 000 exemplaires.
3. Edmond Werdet, De la librairie française, Paris, Dentu, 1860, pp. 118-119. Une évaluation
de la production imprimée en 1835, publiée en 1836 dans la Revue des Deux Mondes, fait néan-
moins apparaître le hiatus entre les « Sciences métaphysiques » (théologie, philosophie, jurispru-

RHLF, 2003, n° 3, p. 613-623


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romans envahissent la librairie, les revues et, après 1836 et le lancement


du « roman-feuilleton », la presse quotidienne. Au cours des années 1840,
le succès des romans-feuilletons et l’invention de formules éditoriales
moins coûteuses, comme la vente en livraisons ou le format Charpentier,
font accéder certains romans, ceux de Sue et de Dumas surtout, au statut
de « best-sellers »4 : ces succès esquissent le régime de consommation
culturelle de masse qui se développe dans la seconde moitié du siècle.
Cette poussée éditoriale du genre romanesque s’accompagne d’une
reconnaissance de sa légitimité littéraire5 ainsi que de la multiplication de
romans prétendant tendre un miroir aux mœurs contemporaines. Cet essor
du « réalisme » romanesque est bien connu de l’histoire littéraire6 ; mais il
mérite également l’attention de l’histoire « historienne » car il affecte les
pratiques culturelles de nombreux lecteurs ainsi que leurs représentations
du monde : comment les lecteurs de la monarchie de Juillet s’approprient-
ils ces romans de « mœurs contemporaines », quel statut leur attribuent-ils,
quel type de vérité y trouvent-ils ? Quel est le rôle du roman dans l’appré-
hension et la formulation de la complexité sociale de cette époque si sou-
vent perçue comme brouillée, opaque, informe ? Ces interrogations, qui
relèvent d’une histoire culturelle ou d’une histoire des représentations7,

dence, politique) qui atteignent plus de mille titres, les ouvrages d’éducation (plus de 700 titres),
et les romans qui ne donnent que 210 titres, soit moins que la poésie (273), le théâtre (299) ou
les « sciences historiques » (« Mouvement de la presse française en 1835 », par A. C. T [André
Cochut], Revue des Deux Mondes, avril 1836, p. 67-115). Sur la longue durée, dans le seul
domaine de la production littéraire (roman, poésie et théâtre), le nombre de titres moyens par
année et par genre semble montrer que la suprématie du roman ne devient manifeste qu’après
1840 (Christophe Charle, « Le champ de la production littéraire », Histoire de l’édition française,
op. cit., p. 139). La perception chronologiquement décalée de Werdet peut être le fait d’une
reconstruction mais suggère également combien la librairie a pu être surprise par l’intensification
de la demande de lecture des romans, avant d’y adapter l’offre.
4. Martin Lyons, op. cit., p. 423-425. Dumas parviendrait à des tirages cumulés avoisinant les
30 ou 40 000 exemplaires pour Le Comte de Monte-Cristo, ou Les Trois mousquetaires ; Sue
aurait atteint respectivement 60 et 80 000 exemplaires avec Les Mystères de Paris et Le Juif
errant. Ces estimations reposent sur la prise en compte de toutes les formes d’édition, y compris
la publication en feuilletons. Ces tirages globaux élevés s’expliquent par le cumul d’éditions de
toutes sortes, feuilleton dans la presse quotidienne, première édition in-8° à 7 fr. 50, puis publi-
cations en livraisons à 30 ou 50 centimes, versions illustrées de luxe, et petits formats in-12 ou
in-18 à 3 fr. 50, sur le modèle mis au point par Charpentier en 1838. Le succès d’un roman cor-
respond donc davantage à la multiplication d’éditions aux prix et aux formats variés, visant des
publics différenciés, qu’à une importante demande pour un même objet.
5. Voir notamment Gustave Planche, « Histoire et philosophie de l’art. VI. Moralité de la poé-
sie », Revue des Deux Mondes, 1er février 1835.
6. Marie-Ève Thérenty associe cet intérêt pour l’actuel à l’essor du journal, par lequel passent
tous les écrivains en quête de subsistance et de notoriété (Mosaïques. Être écrivain entre presse
et roman, 1829-1836, thèse de l’Université Paris 7 - Denis Diderot, 2000, 2 vol.).
7. Sur la définition des ces démarches, voir Roger Chartier, « Le monde comme représenta-
tion », Annales ESC, novembre-décembre 1989, p. 1505-1520 et Alain Corbin, « “Le vertige des
foisonnements”. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, janvier-mars 1992, p. 103-126.
HISTOIRE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE DE LA LECTURE 615

posent deux séries de questions à l’histoire littéraire : la première est sug-


gérée par l’étude des pratiques de lecture du roman sous la monarchie de
Juillet ; la seconde, par une réflexion sur le statut du roman dans l’écono-
mie discursive de cette époque.

PRATIQUES DE LECTURE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE

Soulignons tout d’abord, à partir du cas précis de ces romans de la


monarchie de Juillet, l’intérêt, pour l’histoire littéraire, d’une attention
aux pratiques de lecture. On sait que l’histoire des pratiques de lecture a
construit ses questionnements et ses méthodes en considérant les textes
comme des formes vides, en attente de sens en deçà de leur « effectuation
par une lecture »8, pour examiner exclusivement sur « le processus par
lequel des lecteurs […] donnent sens aux textes qu’ils s’approprient »9. La
vitalité de ce courant historiographique, dans le sillage de Roger Chartier
notamment, a montré toute la valeur heuristique de cette mise à distance
du texte. Contournant le texte, l’historien peut se consacrer au lecteur sin-
gulier et concret, porteur de manières de lire, héritées ou inventées, qui
braconne dans le texte10, ainsi qu’aux « systèmes de contraintes » qui bor-
nent les œuvres mais rendent aussi possible leur compréhension : la récep-
tion peut être en effet orientée par les indications — explicites ou impli-
cites — de l’auteur (ou des auteurs) sur la bonne manière de lire ainsi que
par l’ensemble des dispositifs matériels (le format, la mise en page, la
typographie, l’illustration…) déposés par ceux qui participent à la mise en
livre du texte (éditeurs et/ou imprimeurs).
Cette attention portée à la matérialité du texte est précieuse pour qui
veut comprendre les modalités de production des œuvres. Le cas de la
publication en feuilleton des Mystères de Paris dans le Journal des Débats
entre juin 1842 et octobre 1843 peut illustrer le rôle des formes de publi-
cation dans les processus de production et de réception.
Le fait est célèbre, mais il faut le rappeler ici : dans cette création
continue que furent les Mystères de Paris, Eugène Sue a adapté son pro-
pos à une partie de la réception critique de la première partie de son
roman, publiée entre juin et décembre 1842. Confrontés au succès de la
peinture des bas-fonds parisiens, à la popularité des personnages ambigus
comme Fleur-de-Marie, la prostituée pure, ou le Chourineur, le criminel

8. Michel de Certeau, « Lire : un braconnage », dans L’Invention du quotidien. 1. Arts de


faire, collection Folio, Paris, Gallimard, 1990 (1re édition 1980), p. 239-258, ici p. 247.
9. Roger Chartier, « Histoire et littérature », Au bord de la falaise. L’histoire en certitudes et
inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998, p. 269.
10. Nous renvoyons au texte fondateur de Michel de Certeau, déjà cité note 8.
616 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

au bon cœur, les critiques de la presse littéraire et d’une large partie de la


presse politique crièrent au scandale, dénonçant tant l’immoralité, voire
l’obscénité du roman, que ses faiblesses d’écriture. Une autre partie de la
presse, fouriériste notamment, vit au contraire dans ces descriptions pitto-
resques de la vie du peuple parisien une poignante et utile mise en scène
de la misère des classes laborieuses. Dans cette perspective, le roman pou-
vait désormais relever d’un propos simplement philanthropique — dévoi-
ler des misères méconnues et engager les plus riches à de bonnes
actions —, soit s’inscrire dans une entreprise plus radicale de dénoncia-
tion des injustices sociales. Quand Eugène Sue reprit la plume au début de
l’année 1843, il décida d’orienter son roman dans cette double direction.
On peut ici observer comment un lieu et une forme de publication — le
feuilleton du Journal des Débats — favorisent une écriture et une réception.
Et ce, non seulement parce que le romancier peut jouer sur le temps de la
publication pour adapter son propos à son public (et répondre par là, indi-
rectement, aux attaques de la critique). Les indications destinées à orienter
la lecture dans un sens philanthropique ou humanitaire sont nombreuses
dans le texte lui-même, à différents niveaux (dans les digressions qui inter-
rompent la narration ou dans les propos tenus par des personnages-relais,
comme Rodolphe). Mais le romancier joue également avec virtuosité du
lieu de publication du texte, en faisant publier des lettres de ses lecteurs phi-
lanthropes — magistrats et médecins pour l’essentiel — dans les colonnes
mêmes du Journal des Débats. Les réactions suscitées par Les Mystères de
Paris acquièrent ainsi le statut de véritables événements, et font sortir la
réception du roman de la discussion esthétique et morale pour la porter au
cœur du débat public sur la question sociale. Au printemps de 1843, chaque
épisode des Mystères de Paris permet ainsi de mettre en scène dans le
Journal des Débats les échanges entre Eugène Sue, via la fiction, et son
lectorat sérieux sur des questions aussi graves et actuelles que le coût de la
justice pénale, la question pénitentiaire, la médecine des pauvres ou la
réforme des monts-de-piété. La ligne noire qui sépare le feuilleton du jour-
nal tend ainsi à s’effacer : alors que les contempteurs du roman-feuilleton
disent alors craindre une contamination du journal par la fiction, qui dis-
qualifierait la vérité et le sérieux de l’information, la publication des
Mystères de Paris semble plutôt présider à une défictionnalisation du
roman. Les feuilletons de Sue sont reçus par une partie du public, et don-
nés à lire comme tels, comme une simple mise en roman des grandes ques-
tions sociales du moment — le rôle et les formes de la prison, l’accès des
pauvres au crédit, l’égalité devant la justice. Certains lecteurs désignent
alors, significativement, les feuilletons de Sue comme des « articles ».
La fin des années 1830 et le début des années 1840 furent un riche
moment d’expérimentation dans la presse : La Presse de Girardin et Le
HISTOIRE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE DE LA LECTURE 617

Siècle de Dutacq tentent alors de promouvoir un modèle de quotidien


financé par l’annonce et donc moins coûteux, destiné à un public plus
large, ouvert à la pluralité des voix du débat public plutôt que tribune d’un
parti ou d’une mouvance de l’opinion. Ces nouveaux journaux, vite suivis
par les autres, font entrer le roman dans le feuilleton, sans qu’on puisse
alors décider de l’effet de cette cohabitation du journalisme et de la fiction
dans un monde où de nombreux journalistes pratiquent l’écriture de fic-
tion (soit, pour le dire autrement, où de nombreux romanciers sont aussi
journalistes) et où le journal se nourrit de nombreuses « fictions d’actua-
lité » — tableaux des types moraux et sociaux du temps, à la mode
physiologique et panoramique, nouvelles ancrées dans l’étroite chronolo-
gie de l’actuel11. Poussé par la réception des premiers chapitres de son
roman-feuilleton, Eugène Sue s’est emparé du feuilleton du Journal des
Débats pour construire une parole à la frontière de la fiction, en direction
du débat public, tout en perfectionnant un romanesque marqué par l’es-
thétique du mélodrame et rythmé par la contrainte de la publication quo-
tidienne12. Le fait qu’on ait alors crié à l’avilissement de la littérature peut
aussi bien renvoyer à de nouvelles formes — effectives — d’écriture
romanesque qu’à une perplexité face à cette parole d’un type inédit, diffi-
cile à appréhender.
Le cas des Mystères de Paris devrait ainsi inciter historiens et litté-
raires à se pencher plus attentivement sur les premières années du roman-
feuilleton, sans emprunter les voies indiquées par la critique littéraire de
l’époque, qui stigmatise « l’industrialisation » de la littérature, ni se lais-
ser orienter par la réduction, d’ailleurs politiquement programmée, du
feuilleton au divertissement sous le Second Empire. Cette emprise,
momentanée mais si puissante, d’un écrivain sur le débat public par le
biais du feuilleton engage tant le statut de l’écrivain romancier-journaliste
et que celui de l’écriture de fiction au début des années 1840. Le violent
rejet du roman-feuilleton par la critique témoigne des hantises, morales et
politiques, suscitées par ces nouvelles formes de production et de diffu-
sion du roman13 ; ce phénomène devrait inciter historiens de la culture et
spécialistes de la littérature à élaborer une histoire de la critique littéraire
au XIXe siècle. En dehors des monographies sur les grandes plumes cri-

11. Sur ce point, voir Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, 1836, l’an I de l’ère médiatique,
Paris, Nouveau monde éditions, 2001, p. 236-239 et 272-274 et la thèse de Marie-Ève Thérenty,
Mosaïques…, op. cit.
12. Ce qui conduit le lecteur d’aujourd’hui à voir dans ce roman le paradigme du « roman
populaire » du XIXe siècle, tout en étant découragé par les longues digressions philanthropiques
dont la pertinence lui échappe.
13. Pour une anthologie des réactions à l’invention du roman-feuilleton, voir Lise Dumasy, La
Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique : un débat précurseur (1836-1848),
Grenoble, ELLUG, 1999, 280 p.
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tiques14, il manque en effet une réflexion d’ensemble sur la professionna-


lisation de la fonction critique, l’émergence d’une parole critique auto-
nome et spécialisée, avec ses lieux, comme la Revue des Deux Mondes, et
ses gloires, comme Sainte-Beuve ou Jules Janin. Tout un regard sur la lit-
térature, toute une définition de ce qui est/n’est pas de la littérature se joue
là — dans des conditions sociales et intellectuelles qu’il faudrait clarifier.
Il faudrait peut-être montrer, notamment, comment ces nouveaux auteurs
critiques qui sont souvent des écrivains tombés dans le journalisme,
contribuent à définir la littérature contre la presse et à l’inscrire dans une
histoire nécessairement élitiste, dont le critique peut seul être le maître
d’œuvre et le juge.
L’attention aux lectures postulées ou programmées par tous ceux qui
fabriquèrent les premiers romans-feuilletons ainsi qu’aux enjeux de la
réception polémique de ce nouveau produit littéraire mène au cœur de
questions à la fois classiques et fondamentales de l’histoire littéraire.

Au delà des lectures postulées et inscrites dans les œuvres, au delà de


leur réception publique, l’historien de la lecture cherche à saisir des lec-
tures singulières et concrètes. Les traces en sont minces, et peuvent être
trouvées du côté des lettres adressées aux écrivains par leurs lecteurs : lec-
tures bien particulières que celles de ces lecteurs-là, investis dans la lec-
ture au point de prendre la plume, et qui ne cessent jamais, face à l’auteur
imaginé, d’être en représentation, de raconter et de réinventer leur propre
lecture. Ces lettres de lecteurs ne donnent pas accès aux lectures sponta-
nées dont rêve l’historien, pas plus qu’elles ne peuvent représenter toute
la diversité du lectorat et des lectures d’une œuvre mais elles en indiquent
des modes d’appropriation possibles.
Les spécialistes d’histoire littéraire connaissent souvent ces lettres et
les utilisent soit pour enrichir la biographie des écrivains, soit, dans des
perspectives inspirées par « l’esthétique de la réception », pour illustrer le
travail d’un auteur sur les horizons d’attente de tout ou partie de son
public. Certaines des lettres de femmes adressées à Balzac servent ainsi à
comprendre les modalités de la « communication » entre Balzac et son
public féminin15. Un regard « historien » sur ces courriers de lecteurs

14. Voir par exemple Claude Pichois, Philarète Chasles et la vie littéraire au temps du
Romantisme, Paris, Éditions José Corti, 1967, 2 vol. ; Joseph-Marc Bailbé, Jules Janin, une sen-
sibilité littéraire et artistique, Paris, Minard, 1974, 126 p. ; Michel Balzamo, Sainte-Beuve.
Anthologie critique, Éditions universitaires, 1990, 178 p. ; Wolf Lepenies, Sainte-Beuve au seuil
de la modernité, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, Paris, Éditions
Gallimard, 2002, 518 p.
15. Christiane Mounoud-Anglès, Balzac et ses lectrices. L’affaire du courrier des lectrices de
Balzac. Auteur/lecteur : l’invention réciproque, Paris, Indigo et Coté-Femmes éditions, 1994,
202 p.
HISTOIRE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE DE LA LECTURE 619

insisterait davantage sur ce que le roman permet aux individus de dire


d’eux-mêmes, sur ce que la lecture révèle de pratiques et de représenta-
tions. En étudiant les lettres de lecteurs de Balzac et de Sue, nous avons
ainsi constaté combien leurs romans avaient pu servir non seulement à
exprimer des états d’âme mais à formuler des identités sociales, à racon-
ter des itinéraires sociaux : sous la monarchie de Juillet, les romans de
Sue et de Balzac semblent ainsi systématiquement investis comme des
paroles de vérité sur la vie sociale16.
De tels usages du roman peuvent engager l’historien de la lecture à
revenir vers les textes pour tenter de saisir le statut de ces romans « sur la
société contemporaine » dans l’espace discursif des 1830 et 1840.

POUR UNE HISTOIRE DES ÉCONOMIES DISCURSIVES

Tous les lecteurs qui écrivent à Balzac ou à Sue affirment donc la


vérité sociale de leurs romans. Empruntant les mots des romans, ils se
mettent à déchiffrer et à formuler leur propre monde social, leurs chemi-
nements, leurs ambitions et, souvent, leurs échecs. Cet usage des romans
peut être le fait d’une minorité de lecteurs engagés dans une relation par-
ticulière intense avec des textes et des auteurs fantasmés17. Il faut pourtant
rapprocher ce mode d’appropriation des scandales que suscite, dans l’es-
pace public, la volonté affichée des romanciers de représenter le contem-
porain. Que reproche-t-on, au juste, à Balzac, à Souvestre ou à Sue sinon,
précisément, la visée et la facture « réaliste » de leurs œuvres ? Est-ce au
roman de parler des fortunes trop vite faites ou des déchéances imméri-
tées, de représenter toute l’échelle des positions sociales, de peindre les
injustices ? Le roman doit-il tout montrer, y compris les crimes des bas-
fonds ? Peut-il prétendre explorer les envers du décor social ? La double
ambition partagée par de nombreux romanciers de la monarchie de Juillet
— représenter la société contemporaine dans sa globalité, et en dévoiler
les dessous — fait fondamentalement scandale. Évoquant Balzac et
Eugène Sue et les enquêtes sur la prostitution parisienne de Parent-
Duchatelet18, Paulin Limayrac, critique à la Revue des Deux mondes,
déplore ainsi que le roman investisse les objets de l’enquête sociale, s’in-
quiétant de la publicité donnée aux plaies sociales :
16. Pour un exemple de ces usages du roman voir Judith Lyon-Caen, « Une lettre d’Aimée
Desplantes à Eugène Sue. Lecture, écriture, identité sociale », Genèses. Sciences sociales et his-
toire, n° 18, 1995, p. 132-151.
17. Sur ces fantasmes d’auteurs, voir José-Luis Diaz, « L’écrivain de leurs rêves : Balzac fan-
tasmé par ses lectrices », Textuel, n° 27, « Écrire à l’écrivain », 1994, p. 61-75.
18. Voir Alexandre Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, introduction et
notes d’Alain Corbin, Paris Éditions du Seuil, 1981, 221 p.
620 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Lorsqu’un homme de conscience pure, dit-on, M. Parent-Duchâtelet, qui, par


devoir, avait passé sa vie dans les régions fangeuses de la prostitution parisienne,
communiqua ses études aux lecteurs, il obéit à une inspiration malheureuse, et
publia un livre honnête et scandaleux. De pareils ouvrages doivent être fermés au
public, comme le musée secret de Naples. Pour désinfecter ces lieux qu’on ne peut
pas détruire, il faut que les médecins du corps social et les médecins sociaux étu-
dient dans tous ses degrés cette putréfaction physique et morale ; mais les résultats
des travaux doivent être l’objet de rapports officiels en haut lieu. Si on se trompe
d’adresse, si le rapport officiel se change en un livre de cabinet de lecture, en vou-
lant guérir la plaie sur un point, on l’agrandit sur un autre. Le manuscrit était une
œuvre louable et utile, l’ouvrage publié est une suite de peintures obscènes, et un
honnête homme se trouve l’auteur d’une espèce de compendium de libertinage.
M. Parent-Duchatelet mit donc au jour un livre dangereux, quoique son ouvrage eût
la sécheresse du procès verbal. Que sera-ce alors si on arrange Parent-Duchatelet en
roman, si on cherche ainsi à répandre l’intérêt sur cet amas de vices qui piquent la
curiosité au vif, lorsqu’ils sont présentés sous la forme de nomenclature19 ?

Ce type de jugement ne suggère pas seulement une étude de la dange-


rosité attribuée alors aux romans « sociaux » (car la vieille peur des
dérives d’une imagination trop stimulée par le roman prend ici une dimen-
sion très politique : à l’heure où le journal dissémine plus largement ces
fictions qui prétendent rendre compte de l’état social, on craint les plus
grands désordres) ; l’analyse des inflexions de la condamnation du roman
peut également mener à une réflexion sur la place de ces romans dans
l’espace des discours.
On sait que la société post-révolutionnaire s’est souvent analysée
comme une société chaotique, brouillée et opaque. Les constats d’illisibi-
lité du monde social sont légion, dans des registres aussi divers que ceux
du tableaux de mœurs, de la statistique et des enquêtes sociales, en pas-
sant par toutes les formulations romantiques du « mal du siècle ».
Comment, alors que la production romanesque connaît sa plus forte
expansion et que s’affirme pleinement le projet d’une représentation réa-
liste de la société contemporaine, le roman s’inscrit-il dans cet ensemble
proliférant de textes, étiquetés ou non comme littéraires, qui affirment
l’opacité et la complexité de la vie sociale et entendent l’explorer, la
décrire, la déchiffrer, la rendre lisible ? En somme, qu’est-ce qu’écrire et
publier une fiction sur la société contemporaine dans un monde où se mul-
tiplient des « écritures du social » prétendant toutes représenter le contem-
porain et en réduire l’opacité ?
Si l’on s’attache aux propos tenus par les romanciers sur leurs œuvres
— dans les préfaces ou dans les romans eux-mêmes —, si l’on s’intéresse
aux prospectus d’éditeurs (vaste littérature, dont un bel échantillon est
conservé dans le fonds Lovenjoul), on croise partout des proclamations

19. Paulin Limayrac, « Simples essais d’histoire littéraire. IV. Le roman philanthropique et
moraliste, Les Mystères de Paris de M. Eugène Sue », Revue des Deux mondes, janvier 1844.
HISTOIRE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE DE LA LECTURE 621

d’intention sérieuse : partout, il s’agit de connaître, de décrire, de déchif-


frer, de décrypter la société contemporaine. Le ton, parfois, peut en sem-
bler ironique, mais il n’est pas sûr que l’ironie vienne ici subvertir fonda-
mentalement l’intention de connaissance. Par ces projets, les romans de
Balzac, comme ceux de Souvestre, de Soulié, ou même de Paul de Kock,
se rapprochent de deux autres types de textes, légers ou sérieux : d’une
part, la littérature « panoramique » des descriptions de Paris comme Paris
ou le Livre des Cent-et-un (Ladvocat, 1831), des tableaux de mœurs
contemporaines comme les Français peints par eux-mêmes (Curmer,
1839-1841), ou des petites physiologies sociales (des étudiants, des gri-
settes, des employés, etc.) ; des enquêtes sociales sur les classes labo-
rieuses et dangereuses, d’autre part, menées le plus souvent à l’initiative
de l’Académie des Sciences morales et politiques20. Tous ces classes de
textes ne partagent pas seulement des ambitions ou, du moins, un voca-
bulaire similaires ; il y a là des solutions descriptives et « décryptives »
très proches qui dessinent une manière commune de mettre en texte le
monde social.
Ainsi, la littérature « panoramique » des tableaux d’après 1830, col-
lective et illustrée, associe tous les genres et tous les registres pour mettre
le monde social en « types » et dévoiler les dessous ou les envers du
monde contemporain. Les séries romanesques balzaciennes, — Scènes de
la vie privée (1830), Scènes de la vie de province ou Scènes de la vie pari-
sienne (1834), Études de mœurs au XIXe siècle (1834), et Comédie
humaine (1842), — les romans-feuilletons explorant les « mystères
sociaux », comme les Mémoires du Diable (1837) de Frédéric Soulié ou
les Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842), recourent à une même écri-
ture du type et des envers. Très différentes par leur ton, leurs auteurs, leurs
intentions, et le lectorat qu’elles visent, les enquêtes sociales de la monar-
chie de Juillet participent également d’une volonté de description exhaus-
tive du social et d’un souci de porter à la connaissance les zones mysté-
rieuses, miséreuses et réputées criminelles, de la société contemporaine21.

20. Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Bruxelles,
Paulin, 1840, 2 vol. ; Honoré-Antoine Frégier, Des classes dangereuses de la population des
grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillère, 1840, 2 vol. ; Louis-René
Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers des manufactures de coton, de laine et
de soie, Paris, Renouard, 1840, 2 vol.
21. Pour une première approche des enquêtes sociales, voir Gérard Leclerc, L’Observation de
l’homme. Une histoire des enquêtes sociales, Paris, Éditions du Seuil, 1979, 367 p. ; Bernard
Lécuyer, « Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiène publique et de médecine
légale (1820-1850) », dans Pour une histoire de la statistique, Paris, Economica/INSEE, 2e édition,
1987, p. 445-475 ; Michelle Perrot, « Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la sta-
tistique criminelle en France », idem, p. 125-137 ; la thèse de Sophie-Anne Leterrier éclaire sur
le contexte institutionnel de la production de ces enquêtes (L’Institution des Sciences Morales,
1795-1850, Paris, L’Harmattan, 1995, 431 p.).
622 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Face aux brouillages du monde social, les frontières entre la fiction roma-
nesque, la littérature descriptive et l’écriture « sérieuse » des administra-
teurs semblent poreuses : Balzac, « historien des mœurs » ou Émile
Souvestre, architecte des « romans de la vie réelle », proclament le
sérieux de leurs intentions. La littérature panoramique ne cesse de sug-
gérer l’équivalence de tous les discours : la dernière des grandes séries
panoramiques de l’époque, Le Diable à Paris, refuse explicitement de
privilégier un mode d’écriture sur un autre, au nom de la diversité même
de l’objet du livre, Paris. « Il y a autant de manières de considérer les
innombrables comédies qui s’y jouent qu’il y a de places dans son
immense enceinte », lit-on dans le propos liminaire. « Que chacun de
nous le voie donc comme il pourra, celui-ci du parterre, celui-là des
loges, tel autre de l’amphithéâtre : il faudra bien que la vérité se trouve
au milieu des jugements divers »22. Enfin, certains observateurs
sociaux, comme Buret, se prennent à rêver de la puissance descriptive de
« l’art » littéraire :
Nous avons étudié l’aspect et l’état des habitations de la misère ; il nous reste-
rait maintenant à mettre en scène, sur ce théâtre bien digne de lui, le paupérisme
des grandes villes, à le montrer en action, tel qu’il apparaît aux rares visiteurs qui
le surprennent dans son véritable domicile. Loin de nous la prétention de vouloir
égaler par des descriptions la pittoresque vérité de l’extrême misère ; il faudrait
une autre plume que la nôtre pour décrire fidèlement la population qui en subit
les dures lois, son mobilier, ses vêtements, son entourage. Les écrivains à qui le
ciel a donné le talent de dire, et qui souvent ne savent pas trop que faire de cette
faculté, devraient bien entreprendre un voyage pittoresque dans les basses régions
de nos sociétés, ils en rapporteraient des tableaux de la plus belle horreur, et, tout
en exerçant leur talent, ils rendraient un signalé service aux nations civilisées, en
appelant leur attention sur le vaste camp de Barbarie qui se forme, à leur insu, au
milieu d’elles23.

À l’époque où s’invente, en d’autres lieux, le projet d’une science


sociale, le roman constituerait-t-il la matrice des représentations de la
société24 ? Formulée ainsi, la question est sans doute trop largement
taillée ; mais elle incite historiens et littéraires à travailler ensemble sur le
statut de la littérature dans l’espace des discours de cette époque et peut
suggérer de nouveaux objets à l’histoire littéraire :
— d’une part, ces objets textuels intermédiaires et mal définis que sont
les tableaux de mœurs ou les scènes de la vie contemporaines publiés

22. Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, 1845, p. 27.


23. Eugène Buret, op. cit., t. I, p. 366.
24. Comme le propose Pierre Rosanvallon : « bien avant que ne soit formulé le projet plus
scientifique d’une physique sociale, c’est à travers la littérature et l’essai que se cherchent des
principes d’intelligibilité » (Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en
France, Gallimard, 1998, p. 288).
HISTOIRE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE DE LA LECTURE 623

dans la littérature « panoramique » des grands séries illustrées ou des phy-


siologies, et qui fourmillent également dans les revues, satiriques ou litté-
raires, et envahissent les colonnes de variétés de la presse quotidienne ;
— d’autre part, toute la « littérature » de l’enquête sociale. La socio-
logie de la littérature a beaucoup apporté à l’histoire littéraire ; il est peut-
être temps, désormais, d’entreprendre une histoire culturelle et littéraire
des sciences sociales au XIXe siècle.

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