Vous êtes sur la page 1sur 12

LES SAVOIRS INTIMES

Hugh Raffles

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2002/3 n° 173 | pages 365 à 375


ISSN 0304-3037
ISBN 9782749200446
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-
sociales-2002-3-page-365.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Hugh Raffles, « Les savoirs intimes », Revue internationale des sciences sociales
2002/3 (n° 173), p. 365-375.
DOI 10.3917/riss.173.0365
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.


© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 365

Les savoirs intimes 1

Hugh Raffles

Nous nous trouvions sur un petit bateau à l’em- Ce ne fut qu’un incident sans gravité, même
bouchure de l’Amazone. Nous faisions le voyage s’il aurait pu être beaucoup plus sérieux. En cinq
habituel, trois ou quatre heures de navigation seu- minutes, nous étions repartis, emportés par le
lement, pour revenir au village d’Igarapé Guariba courant tourbillonnant. Soulagés, nous nous
depuis la ville de Macapá 2. À l’aller, nous trans- mîmes à rire et à plaisanter sur la quantité d’al-
portions de lourds sacs remplis des fruits d’une cool que Beto avait déjà dû absorber dans la mati-
espèce de palmier, l’açaí. Ils avaient été vendus née.
sur le port et nous revenions quasi à vide : nous Les ribeirinhos amazoniens avec lesquels je

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


n’avions à bord que deux bouteilles de propane, voyageais ce jour-là connaissent ces rivières
une batterie rechargée et quelques sacs de plas- mieux que quiconque. Ils les parcourent depuis
tique contenant les achats qu’ils sont nés, ils y pilotent
que nous avions faits pour Hugh Raffles est professeur adjoint des bateaux à voile et à
ceux qui étaient restés au vil- d’anthropologie à l’université de Cali- moteur, y circulent en canoë,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

lage. fornie, Santa Cruz, CA 95064, États- y viennent pêcher, chasser,


L’incident fut sans gra- Unis d’Amérique. nager, y barbotent et s’y bai-
vité. Nous étions six à bord. Son dernier ouvrage (In Amazonia, A gnent. Il n’en reste pas
Natural History, 2002) offre un exposé
C’était le petit matin mais il historique et ethnographique de l’éla- moins que des êtres terribles
faisait déjà chaud et nous boration de la nature et du lieu dans sont tapis tout près, à la sur-
étions détendus, trop déten- l’Amazonie brésilienne. face de l’eau ou juste en des-
dus, allongés au soleil sur le Email : raffles@cats.ucsc.edu sous. Les bateaux prennent
toit ou sommeillant en des- l’eau et chavirent, des passa-
sous, bercés par le teuf-teuf gers installés à la poupe sont
régulier du bateau qui précipités dans le fleuve, des
remontait le large chenal enfants qui se baignent sont
principal de l’estuaire. Beto emportés par le courant, des
était à la barre, les yeux fixés chasseurs posent le pied sur
à mi-distance, l’air absorbé, utilisant le courant des raies urticantes et des épines cachées sous
comme toujours pour épargner le carburant. Un l’eau, des adolescents portent les cicatrices lais-
bref cri d’alerte retentit. Je m’arrachai en sursaut sées par le poisson candirú. Arbres morts, bancs
à mon demi-sommeil dans l’affolement général. de sable et îlots d’herbes flottantes apparaissent
Quelqu’un arracha le gouvernail des mains de soudain et rendent le voyage dangereux. Le
Beto ; un autre se pencha le plus qu’il put à fleuve mène sa vie comme il l’entend et on ne le
l’avant du bateau ; un autre encore s’était emparé connaît jamais assez 3. Pour nombre des habitants
de la vara, cette longue et robuste perche avec de l’Amazonie, cette nature est tout autant
laquelle on entrait dans le port, et la poussait dans quelque chose que l’on habite et dont on fait
le fleuve. Nous étions en train de nous échouer indubitablement partie que quelque chose dont on
sur un banc de sable à deux cents mètres de la a une connaissance abstraite 4. En fait, ce type de
rive, soudain minuscules au milieu de cet océan distinction, si courant dans les travaux universi-
d’eau café au lait. taires qui cherchent à repérer la différence entre

RISS 173/Septembre 2002


06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 366

366 Hugh Raffles

les savoirs locaux (ou autochtones) et la connais- une représentation de cette intimité en situation 8.
sance scientifique, est rarement une évidence Bien qu’il renvoie explicitement à un enracine-
dans la vie rurale de l’Amazonie. ment dans la lieuité, le type particulier de
La connaissance de la nature est un ensemble « local » auquel on l’associe d’ordinaire pose
de pratiques (comme Paul Richards l’a montré) en problème. Dans la présente étude, je suggère des
même temps qu’un lexique (comme les ethno- moyens de repenser le « local » du savoir local et
logues le soutiennent depuis longtemps) – même m’aperçois, par là-même, que ce que j’attends de
s’il s’agit d’un lexique profondément contextua- ce local s’accomplit mieux sous le signe de l’in-
lisé, social et dynamique 5. Ce savoir n’est pas timité. Comprendre les savoirs locaux comme
également réparti en ce sens que des personnes en intimité peut permettre à des chercheurs sur le
savent davantage sur certaines choses que d’autres terrain et à leurs associés de collaborer dans des
(certains sont des fermiers avertis, d’autres circonstances d’une asymétrie déconcertante, cir-
meilleurs pilotes de bateaux 6). En tant que pra- constances où la réussite d’un projet est affaire de
tique, ce savoir est fondamentalement affaire de reconnaissance, de sensibilité et de consentement
situation et d’habitus, étant associé par exemple à affronter les complications souvent doulou-
aux plaisirs de la boisson et de la méditation lors reuses du relationnel. Je vais expliquer plus pré-
d’un déplacement matinal quotidien. cisément ce que j’entends par-là.
Bien que cet incident ait été sans grande
importance, il me revient souvent à l’esprit. En Savoirs radicaux
effet, c’est en m’inquiétant rétrospectivement des
risques qu’il représentait et en m’arrêtant sur les Il y a deux ans, je me suis rendu sur un site de
contingences qui ont fait que ce qui aurait pu recherche abandonné dans un ranch voisin de la
tourner à la tragédie et au traumatisme n’a été ville de Paragominas en Amazonie de l’Est.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


qu’un épisode mineur que j’en suis venu à réflé- D’importantes études y avaient été effectuées au
chir plus sérieusement à ce que l’on appelle les début des années quatre-vingt-dix, dont il était
« savoirs locaux ». Et ce qui me ramène aux évé- ressorti qu’en Amazonie les arbres et herbes de
nements de cette matinée-là, ce n’est pas seule- pâturage pouvaient avoir des racines pivotantes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

ment ce que ces savoirs ont de véritablement profondes qui leur permettaient d’atteindre la
juste. Cette histoire fait aussi instantanément nappe phréatique. J’étais l’invité de Moacyr, qui
remonter à mon esprit l’expérience intime et avait travaillé comme assistant de recherche res-
vécue de la vie quotidienne : le tissu de relations ponsable d’une équipe d’écologistes nord-améri-
intimes entre les hommes et les femmes ainsi cains et brésiliens et qui avait joué un rôle essen-
qu’entre les personnes en général et ces paysages tiel dans la réalisation des principales
fluviaux versatiles. Je revois comment ces popu- expériences. Le camp avait été abandonné et les
lations des fleuves établissent des relations entre chercheurs étaient partis plus loin. Mais les trous
elles et avec la nature par une pratique incarnée, de forage qui avaient rendu l’endroit célèbre
comment c’est par ces relations qu’elles parvien- étaient encore équipés de capteurs électroniques
nent à connaître la nature et à se connaître et Moacyr me montrait les racines exposées sur
mutuellement, et comment les relations, savoirs toute leur profondeur.
et pratiques passent toujours non seulement par le « Saviez-vous que ces plantes avaient des
pouvoir et le discours mais aussi par l’affect. racines si profondes ? » demandai-je tandis que
Cette histoire me rappelle aussi combien l’affect, nos regards s’enfonçaient entre les parois lisses
bien qu’inconstant, est également omniprésent – d’un trou rectangulaire creusé dans un pâturage.
médiateur perpétuel de la rationalité. « Vous voulez dire avant que nous ne commen-
Ce vaste domaine englobant de socialité cions ces opérations ? » J’acquiesçai. « Bien sûr,
affective, c’est ce que j’appelle l’intimité 7. Elle je savais que c’était le cas de certains de ces
offre un site de production sociale de savoir et arbres. À force d’examiner des terriers, j’avais
c’est là que les frontières entre l’homme et la remarqué depuis longtemps qu’il y avait des
nature sont retravaillées. Elle est toujours placée grands arbres et des plantes grimpantes équipés
dans un champ de pouvoir. Elle est toujours d’une longue racine pião qui va chercher l’eau
située, toujours incarnée. Surtout, elle est tou- très profond sous la surface. »
jours relationnelle. En tant qu’instrument d’ana- Je me demandai alors ce que les chercheurs
lyse, le concept de savoir local ne peut donner avaient découvert que Moacyr ne savait pas. « Je
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 367

Les savoirs intimes 367

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


La collecte du piaçaba (palmier) sur le rio Xié, Brésil. D.R.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

ne connaissais pas tous les arbres qui en avaient. entendre de racines peu profondes et de système
Eux, ils en trouvé d’autres 9. » strictement fermé 11. D’autres recherches que j’ai
Cette conversation m’a tout de suite rappelé menées sur les canaux m’ont appris que des
mes propres recherches sur les cours d’eau savoirs non hégémoniques de ce type restaient en
anthropogènes d’Amazonie. Il s’était avéré que grande partie invisibles au monde scientifique
les canaux artificiels que j’étudiais étaient si bien parce qu’il y avait peu de chercheurs qui pen-
connus de la plupart de ces populations de bords saient à poser les questions qui auraient pu les
de rivières qu’elles s’attardaient rarement à y révéler. Tout à leur univers de discours, les cher-
penser. Les canaux étaient chose commune, et cheurs connaissaient déjà la forêt – ou telle ver-
fort nombreux. Néanmoins, il avait fallu beau- sion de celle-ci – avant même de l’avoir rencon-
coup de temps aux universitaires pour commen- trée en personne.
cer à l’admettre 10. Cette bizarrerie était, au moins La tendance était à aligner les projets scien-
en partie, due à des surdéterminations idéolo- tifiques sur les paradigmes théoriques en vigueur,
giques, c’est-à-dire à la conviction persistante en partant du répertoire conceptuel limité dispo-
dans l’opinion populaire comme chez les univer- nible à un moment historique et institutionnel
sitaires que les populations rurales d’Amazonie donné.
étaient incapables de maîtriser une nature tropi- Or Moacyr, qui jouait dans le projet de
cale puissante. Mais cela n’était-il pas lié aussi à Paragominas un rôle censément technique – puis-
des intimités situées ailleurs ? qu’il avait à superviser le forage des puits et l’ins-
Moacyr avait grandi dans l’idée qu’il y avait tallation des appareils de mesure ainsi qu’à
des systèmes de racines profondes à une époque mettre en place et suivre les expériences sur la
où, s’agissant du cycle nutritif des forêts tropi- biomasse – semblait connaître en gros le résultat
cales, les écologistes parlaient à qui voulait les des recherches bien avant que les conclusions
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 368

368 Hugh Raffles

radicales de celles-ci aient été même émises à récits itinérants des sciences de la nature. On peut
titre d’hypothèses. Apparemment, dans les popu- fort bien élaborer une hypothèse, mais c’est seu-
lations rurales de l’Amazonie, ces systèmes de lement la preuve qui ajoute de la valeur.
racines profondes étaient bien connus, même si Bruno Latour s’est penché de près sur ce
l’on ne s’y intéressait guère. processus bien connu et, selon lui, c’est en fonc-
Bien que Moacyr ait eu une compréhension tion de l’étendue et de la vigueur des réseaux
très vaste de la structure et de la fonction des qu’ils peuvent constituer que certains savoirs sont
arbres, le caractère empirique et circonscrit à un condamnés au repli sur soi et que d’autres
lieu de ses connaissances en faisait à mes yeux deviennent des universaux 13. La puissance d’ex-
une sorte de paradigme du savoir local. C’est plication est moins l’effet d’une véracité intrin-
peut-être aussi ce que pensaient les chercheurs sèque que d’une collaboration aboutie d’actants
qui, selon les propos qu’il m’a tenus, s’en inspi- (c’est le terme qu’il emploie) politiques, culturels
raient pour concevoir leurs enquêtes. Ces der- et biophysiques. De ce point de vue, le savoir
nières années, ce type de savoir est devenu un scientifique est tout aussi local que celui de Moa-
objet de désir pour les naturalistes, quelque chose cyr 14. Ou bien encore, au départ, il y a imma-
vers lequel on peut se tourner dans la chasse aux nence et universalité potentielle, qui n’est réalisée
espèces rares, un raccourci dans la ruée pour trou- que par des formes spécifiques de traduction.
ver des valeurs ethnobiologiques. Certains cher- Refusant toute hiérarchisation à priori, Latour
cheurs de terrain prennent désormais au sérieux soutient que ce qui différencie les savoirs, c’est la
les connaissances de leurs informateurs, confor- capacité de ce qui va devenir savoir scientifique à
mément à une nouvelle pratique libérale de colla- passer par les circuits de pouvoir et de prestige,
boration par-delà les frontières culturelles aupa- capacité qui se réalise par le biais des ressources
ravant non admises et comme moyen de percer auxquelles font appel les scientifiques et leurs

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


les énigmes éthiques, ontologiques et logistiques alliés au service de ce savoir et de la traduction
auxquelles le travail de terrain en sciences qu’ils en font en une forme convenablement iti-
sociales se heurte de façon plus ou moins expli- nérante et commensurable (par exemple, des don-
cite depuis ses débuts. Pour d’autres, cependant, nées chiffrées). Ou, pour recourir à une méta-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

c’est surtout une affaire de rentabilité. Dans ce phore spatiale différente : la science est un savoir
dernier cas, ce qui les préoccupe au premier chef qui réussit mieux dans ses articulations translo-
c’est de savoir où trouver les bons informateurs 12. cales 15. Parce qu’elle voyage, elle refuse la loca-
À moins qu’elle ne soit elle-même l’objet de lisation. Dans l’ampleur de son mouvement, elle
la recherche, ce qui est rare en biologie, la diffé- parvient à se soustraire aux limites du particulier.
rence épistémologique qui peut aller de pair avec
la description constitue, au plus, un objet de Savoirs locaux
curiosité. Quelle que soit la base politique de la
collaboration, ce qui importe pour des natura- Cependant, la relativisation du savoir scientifique
listes sur le terrain, ce sont les données descrip- à laquelle se livre Latour n’est guère partagée en
tives, à savoir le fait que certains arbres et herbes dehors du monde des sciences sociales. Ce qui est
ont une pião. La relation intellectuelle et affective plus courant, c’est de ne considérer comme
entre le chercheur et son informateur par laquelle locaux que certains savoirs. On fait aussi utile-
l’accès à ce savoir local a été rendu possible est ment remarquer – observation sur laquelle nous
souvent (mais non nécessairement) de nature ins- reviendrons – que ces savoirs locaux voyagent
trumentale et asymétrique et elle est toujours également et établissent leurs propres articula-
associée à des appareils socioculturels spéci- tions. Par-là, ils se présentent cependant comme
fiques. Bien que des savoirs locaux particulière- la négation de la science ; en effet, à la différence
ment recherchés puissent être la clé d’un progrès de ce qui se passe avec les récits supérieurement
scientifique (ils peuvent par exemple nous guider neutres du savoir scientifique, ce qui rend les
vers ces racines profondes), ils manquent – de ce savoirs locaux itinérants, c’est précisément le fait
même point de vue scientifique – d’une dimen- qu’ils sont qualifiés de locaux, désignation pro-
sion universelle. Pour qu’il acquière une enver- metteuse de particularité définitive, de holisme
gure planétaire, le savoir de Moacyr relatif au résistant, non réducteur et anti-colonial, désigna-
système de racines doit être traduit en termes tion qui trouve les marques de l’altérité ethnogra-
d’expertise, puis incorporé et repris dans les phique.
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 369

Les savoirs intimes 369

La principale marque de ces savoirs locaux j’ai connus recevaient sans cesse leur être de la
non scientifiques, c’est l’esprit du lieu qu’on y rencontre active de nombreux phénomènes
perçoit et une conformité apparente à une idée humains et non humains : travail physique, récit,
tout à fait spécifique de lieuité. On entend d’ordi- imagination, mémoire, économie politique, pré-
naire par savoir local une connaissance particula- sence biophysique agent des marées, plantes et
riste d’un lieu et de ce qui s’y trouve, un savoir né animaux… J’ai surtout compris les lieux quand
d’une expérience enracinée. C’est précisément le j’ai vu qu’ils étaient formés par le mouvement
genre d’intimité à laquelle l’observateur extérieur des gens et des idées, constitués par les traces de
ne peut normalement pas accéder 16. Mais quelle passés et d’avenirs, quand je me suis mis à pen-
est la lieuité que désigne l’adjectif « local » et ser en termes de fabrication de lieux plutôt que de
dont il est tributaire pour avoir une résonance lieux tout faits.
conforme au bon sens ? Y aurait-il pour nous La géographe britannique Doreen Massey
d’autres façons de penser à des lieux et à des l’a bien exprimé. Associant espace et temps, elle
savoirs apparemment associés à ces lieux et issus décrit le lieu comme « moment particulier » de
d’eux ? relations sociales, spatialisées et en intersection,
Commençons par le concept anthropolo- qui parfois « s’inscrivent dans le lieu et parfois le
gique de culture. Jusqu’à une époque relative- débordent, rattachant une localité donnée à des
ment récente, nombre d’anthropologues voyaient relations et processus plus vastes où sont impli-
dans la culture une série d’unités discrètes et qués d’autres lieux 20 ». Pareils lieux sont de
complètes en soi, dont les aspects essentiels nature relationnelle. Ils sont pris dans des réseaux
étaient transmissibles au sein d’un groupe parti- et articulations complexes qui les relient à de
culier. On la concevait comme géographiquement vastes géographies, associant humains et non-
située et, de façon quelque peu tautologique, les humains dans le temps et l’espace. De surcroît,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


cartes présentaient souvent une superposition iso- les lieux ont des significations multiples et sont
morphique de la culture et du lieu 17. La critique les sites de nombreuses activités qui se chevau-
du concept de culture qui s’est répandue dans chent, se contredisent ou entrent en synergie, à la
l’anthropologie américaine des années soixante- fois effets et causes de différence et d’inégalité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

dix et quatre-vingt a amené à l’arracher à son lieu Ce sont les sites où les populations voyagent dans
d’enracinement. Repensée de fond en comble, la leur vie complexe et itinérante. Ceux qui produi-
« culture » est devenue mouvante, processus, non sent les lieux et sont produits par eux, les « popu-
finie, émergente et relationnelle. L’idée est allée lations locales » n’ont, comme les lieux eux-
si loin que, pour certains universitaires, le mot mêmes, rien de local – tant au moins que l’on
lui-même a fini par devenir inacceptable, sauf continue à penser le local au sens conventionnel
comme adjectif 18. d’étroitement particulariste, autosuffisant, sta-
Cependant, tandis qu’en se détachant du lieu tique et restrictif. Tout éloignés qu’ils soient des
en anthropologie la culture connaissait une trans- sites marqués comme cosmopolites, les lieux
formation complète dans son idée même, les dont ce que le savoir local a de « local » dépend
notions de lieu restaient en grande partie ce pour être authentique sont, invariablement, très
qu’elles étaient. En fait, étant donné la préoccu- actifs et articulés. C’est ainsi que se présente Iga-
pation que suscite actuellement la mondialisa- rapé Guariba, ce village de vingt-cinq maisons
tion, le local – substitut habituel de la notion sans route ni électricité où nous nous rendions
conventionnelle de lieu – a été plutôt reconfirmé lorsque nous nous sommes ensablés ce matin-là.
en tant que site de la particularité ethnographique, Ses habitants entretiennent un dialogue constant
à l’opposé de l’abstraction non localisée du mon- avec d’autres populations et d’autres lieux, recon-
dial. firmant et réinventant sans cesse leur propre
Cependant, et ce revirement de l’argument lieuité en fonction des innombrables ailleurs où
ne surprendra personne, l’idée de local associé à ils ont une part physique imaginaire et culturelle
un endroit donné a rapidement fait l’objet d’une ou du fait des vastes réseaux de l’économie poli-
critique parallèle à celle du concept de culture 19. tique et culturelle translocale. Comme nous tous,
J’ai beaucoup appris à entendre les populations ils apprennent toujours du nouveau sur le monde
d’Amazonie parler de leurs cours d’eau anthro- dans lequel ils vivent, sur ses habitants, ses
pogènes, notamment que, de façon absolument rivières, ses plantes, ses sols, ne cessant de cau-
fondamentale, les lieux sont faits. Les lieux que ser, d’écouter et d’échanger des idées sur ce qui
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 370

370 Hugh Raffles

compte à leurs yeux, établissant des relations la forêt. Il faisait froid et humide en début de
dans le temps et l’espace, par la radio, la télévi- journée, mais la chaleur devenait rapidement très
sion, la vidéo, par le truchement des agents de lourde, et le travail était exigeant, à la fois répéti-
vulgarisation agricole, des responsables syndica- tif, minutieux et épuisant. Il s’agissait de mesurer
listes, des experts du gouvernement et des cher- un à un des centaines d’arbres, en passant le
cheurs étrangers, et par toutes sortes de produits mètre autour du tronc à trois hauteurs.
qui circulent. Un matin, nous nous tenions tous sous
Il est clair que les habitants d’Igarapé Gua- l’ombre chatoyante d’un grand acajou, et étions
riba savent sur l’endroit des particularités que occupés à écraser les taons qui nous collaient à la
d’autres ignorent. Mais j’hésiterais à qualifier ce peau en attendant que les mesures aient été effec-
savoir de local. Prenons un moment de relation- tuées. Désignant un arbre voisin, une essence
nalité, de savoir local où le local est le site d’une moins précieuse que l’acajou, Paul, le chef de
rencontre et d’une productivité. projet, dit, comme s’il pensait tout haut, que ce
type d’arbre poussait souvent à côté de l’acajou.
Savoir relationnel Il ne savait pas pourquoi. Peut-être que ces arbres
affectionnent des conditions de croissance sem-
Je m’étais adressé à Moacyr parce qu’il avait blables. Après un instant de silence, Luiz, l’un
auparavant travaillé pour un projet de conserva- des assistants de Paul, répond. C’est vrai. Quand,
tion de l’acajou à l’étude duquel j’avais consacré dans une équipe d’exploitation forestière, celui
quelque temps. J’avais séjourné plusieurs qui est chargé des repérages aperçoit ce genre
semaines sur le site de ce projet au sud-est de d’arbre, il se réjouit : il y a de l’acajou pas loin.
l’Amazonie, pour essayer de comprendre com- De même, poursuit Luiz, le repéreur cherchera
ment la logique et les préoccupations des spécia- l’acajou en suivant un cours d’eau, mais il sait

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


listes de la conservation biologique étaient mises qu’il ne le trouvera pas tant que le lit ne s’est pas
en pratique et m’interroger sur la façon dont les rétréci et qu’il n’en aura pas atteint le cours supé-
connaissances scientifiques acquises sur le terrain rieur.
circulaient. Il s’agissait d’articuler différents pra- Luiz travaille depuis quatre ans dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

tiques et savoirs : ceux du chercheur nord-améri- région avec des équipes de bûcherons et accom-
cain responsable du projet et ceux des popula- pagne les repéreurs, payés 3 cruzeiros par arbre
tions locales qu’il employait pour l’aider sur le trouvé. Il est dans la forêt dès 4 heures du matin
terrain. à marquer les arbres, à dégager des pistes au bull-
Certes, les complications avaient été consi- dozer, à débarder les troncs avec du matériel
dérables. Je ne pouvais rien comprendre à ces lourd, et ce jusqu’à 10 heures du soir pendant
questions si je ne savais rien de la biographie toute la saison sèche. En quatre ans, il a acquis
intellectuelle, philosophique et expérientielle des beaucoup de connaissances en histoire naturelle.
participants. Il fallait aussi réfléchir sérieusement Si cette activité ne marche plus, il a de bonnes
à ce qu’était l’acajou en tant que tel et à la forêt chances de pouvoir de nouveau proposer ses
où il poussait. Un enchaînement de circonstances compétences à des entreprises de bûcheronnage.
compliquées avait rassemblé tous ces êtres dans Paul a eu la considération pour ce que les
cette forêt au service d’un projet consacré au membres de l’équipe savent de la forêt et, selon
changement social et environnemental (ou plutôt lui, ce qu’il a compris du paysage et de l’écologie
visant, dans la mesure du possible, à enrayer cer- florale du lieu, il l’a acquis « par un travail com-
tains types de changements associés au déboise- mun d’apprentissage et d’enseignement avec
ment). À leur façon, depuis le lieu où ils se trou- eux ». Cependant, ajoute-t-il, ces gens sont relati-
vaient – et s’agissant des participants humains, vement des nouveaux venus dans ce paysage.
avec une conscience aiguë d’autrui et de la distri- Bien qu’au début il ait été entièrement dépendant
bution différentielle du pouvoir par laquelle pas- d’eux, c’est dorénavant surtout vrai pour la logis-
sait leur interaction – tous ces participants avaient tique et la main-d’œuvre. Dans le Pará méridio-
quelque chose à dire du processus et des résultats nal, ces gens-là sont des colons et des immi-
du projet pour lequel ils avaient été temporaire- grants, des travailleurs de terrain dont
ment embauchés. l’expérience botanique n’a rien à voir avec celle
Chaque matin, l’équipe de chercheurs et des Dayaks avec lesquels il a autrefois travaillé
d’assistants quittait le camp et partait à pied dans en Asie du Sud-Est. Le sens que ces Brésiliens
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 371

Les savoirs intimes 371

ont des relations écologiques est, selon lui, inégal bien cette forêt à tout point de vue. Ces semaines
et limité. passées avec eux dans la chaleur humide ont été
Jaime, un autre membre de l’équipe, révélatrices. La forêt a pris forme de toutes sortes
approuve. Or, né et élevé dans les environs de la de façons inattendues. Jaime avait le coup d’œil
ville voisine de Conceição do Araguaia, il n’a pour repérer les petits faits humains : les arbres
rien d’un nouveau venu. Quand je lui demande coupés, fendus et abandonnés, les coups de canif
s’il connaît bien la forêt, il me dit qu’il connaît qui indiquaient que l’on avait sondé une écorce
assez bien le coin. De sa part, ce n’est pas seule- mystérieuse. Luiz s’arrêtait pour mettre des
ment de la modestie. Il a le sens de l’importance graines dans ses poches : celle-ci parce qu’elle
de la localisation et du détail de l’hétérogénéité serait jolie dans le jardin de la maison qu’il
écologique. Et l’on peut comprendre sa réponse – construisait, celle-là parce que le fruit en était
même si je doute que ce soit le sens qu’il lui délicieux et cette autre, – regardez-moi
donne – comme un reproche fait à une méthode ça ! – parce qu’elle ressemblait à un petit œuf.
scientifique qui s’arroge le droit de faire des Paul, à la fois concentré et distrait, pris par le
généralisations hardies sur la base de faits parti- détail de tout cela, repérait tel oiseau, relevait
culiers. Mais le savoir local de Jaime ne se prête telle anomalie et retenait tout le monde, parce que
guère à la traduction. De toute façon, elle n’est l’attirait l’individualité des créatures au sein de
pas au programme. À quoi sert en soi la connais- cette créature qu’est la forêt. Englobant tout cela,
sance partielle d’un paysage particulier, toute fine le justifiant et l’exigeant, le travail ingrat de
qu’elle soit ? C’est un savoir dont le caractère comptage donnait une impression de discipline
local est instantanément reconnaissable, au sens d’usine. Il a une ontologie à lui, malcommode et
négatif et restreint du mot « local ». À en juger artificielle pour le pauvre être fatigué et impatient
d’après sa modestie paisible, Jaime n’attend rien que je suis. Son caractère répétitif agit comme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


d’autre. une drogue, fascinante et irrésistible ; c’est une
En ce qui concerne en revanche les observa- logique tacite et machinale qui suscite ses propres
tions de Luiz sur le travail du repéreur, ce n’est désirs pervers. C’est peut-être donc la douleur
pas seulement l’étroitesse de vision qui en res- que je ressentais dans ma chair en faisant de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

treint l’intérêt scientifique. Ses propos sont infor- science qui m’a convaincu qu’elle était sérieuse.
matifs, mais ce ne sont pas des données et – Un enfant même aurait conscience de la hiérar-
même si ce que l’on considère comme donnée est chie entre ces différents modes de savoir.
toujours fonction de la communauté et du La question qui se pose ici, c’est celle de la
moment où elle s’articule – c’est sur des distinc- localisation, de cette hiérarchisation active par
tions de ce type que la pratique méthodologique laquelle quelque chose ou quelqu’un acquiert un
se reproduit et se justifie. En fait, c’est à ces caractère local, est lié à un ensemble de significa-
moments-là que l’on a une idée des saturations de tions fondées sur le lieu qui confirment que ce
pouvoir qui localisent un savoir. C’est là aussi quelque chose ou ce quelqu’un n’est pas univer-
que l’on voit comment la méthode elle-même sel 21. La localisation fonctionne par la logique de
arbitre des savoirs multiples. En forêt, la méthode métonymies spécifiables. Un lieu donné et la
apparaît comme une procédure de tri compliquée population censée y être rattachée servent à
qui n’a qu’un but, essentiel : établir ce qui compte répertorier un phénomène particulier en même
comme science. C’est un processus de contribu- temps qu’ils sont réduits à le signifier 22 (et parfois
tion des hiérarchies au savoir, où le descriptif est inversement). Il ne fait aucun doute, par exemple,
distingué de l’analytique, l’anecdotique du systé- que le local amazonien est un lieu et un espace de
matique, le mythique du factuel et les informa- nature. La conversation sur l’Amazone est tou-
tions des données. jours hantée par son double, le problème de la
nature.
Localiser un savoir J’ai amplement décrit ailleurs ce processus
qui est à la fois localisation et régionalisation 23.
Bien connaître une partie de la forêt, c’est plus Ici, je voudrais seulement faire apparaître le rôle
que ce que la plupart des gens peuvent espérer complice des savoirs locaux dans ce processus.
faire. Ce n’est pourtant pas impossible, même si Les savoirs locaux sont à la fois un produit de la
l’adverbe « bien » cache ici des variations consi- localisation et un de leurs agents. Dans les situa-
dérables. Mais Paul, Luiz et Jaime connaissent tions de terrain que j’ai décrites, la localisation se
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 372

372 Hugh Raffles

fait par des purifications de la méthodologie chement effectif à ce qui est local, transformant
scientifique, en séparant différentes qualités de leur lien essentialisé avec la nature en un lieu
savoir et en leur attribuant des domaines d’expli- ambivalent mais efficace d’activisme. En
cation différents 24. Distillée au point de devenir œuvrant sur la ressource qu’offre le local, ils
une affaire de méthode, la question devient non créent un lieu de possibles, mais en même temps
pas : « Que sait-on ? » mais : « En quelle langue – vu les attentes ainsi suscitées – un lieu de dan-
l’exprime-t-on ? ». Les savoirs locaux se com- ger potentiel 29.
prennent ou, mieux peut-être, se réalisent histori-
quement dans la mesure où ils adoptent le lan- Les savoirs intimes
gage narratif spécialisé de la science et se
transforment en celui-ci. Avant ce moment de Ce qui m’a intéressé, dans le présent article, ce
rédemption – avant que la pião de Moacyr ne sont les savoirs locaux en tant que catégories
devienne la critique du système nutritif fermé, intellectuelles : ce qu’ils sont, comment ils sont
avant que l’indice de Luiz qui révèle la présence produits et, en particulier, ce qu’ils permettent de
d’acajou ne soit une affaire de hauteur de pente 25 réaliser. Je me suis surtout attaché au local, archi-
– ce savoir et ceux qui le génèrent ne sont que tecture théorique puissante qui, telle qu’elle est
locaux. formulée, reste néanmoins trop souvent le parte-
Et, le plus souvent, ce n’est qu’un moment. naire négligé du savoir.
À de rares exceptions près, il y a un après, au La thèse que je défends est que les savoirs
cours duquel le projet, sa science et ses univer- locaux sont fondamentalement relationnels. La
saux poursuivent leur chemin, désarticulés, avec sylviculture telle que l’entendent Moacyr et
une donnée nouvelle à la main, leur passage ne Luiz en est l’exemple. Ce savoir n’est local que
servant qu’à confirmer une fois de plus la par comparaison avec le caractère supra-local de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


« lieuité » de ce qui n’a été transformé que l’es- la science et uniquement du fait de sa localisa-
pace d’un instant 26. tion effectuée. Mais il est aussi relationnel au
En tant que produits de la localisation, les sens plus large d’une articulation avec et par
savoirs locaux entretiennent donc toujours une plusieurs autres interlocuteurs : les autres assis-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

relation contrasté avec quelque chose de supra- tants, Paul, moi-même, les bûcherons, les repré-
local. Cette relation, le statut des savoirs locaux sentants du syndicat, les responsables de la
en tant que non universels et non scientifiques, conservation, les familles, les amis, les arbres,
est aussi une marque de la spécificité ethnogra- les sols et les animaux. La liste serait longue, et
phique du local. Bien souvent, dans le discours ce qui compte comme savoir s’obtient active-
savant comme dans le discours populaire – même ment par les rencontres agonistes et saturées de
si la logique de cette distinction fondée sur le pouvoir de la vie quotidienne. Ce savoir situé est
modèle d’idéal-type est bien fragile 27 – la science toujours en mouvement : il naît dans la conver-
itinérante finit par n’être de nulle part parce sation, le travail, les relations sociales et l’affect
qu’elle semble être partout, partout la même et ainsi que dans de nombreuses autres formes de
partout transcendante. Elle touche le sol, mais ses pratiques sociales.
pieds méthodologiques sont rarement boueux. Ce Nous voilà bien loin des « savoirs locaux »
qui la définit plutôt, c’est sa commensurabilité, sa au sens ordinaire. Ma première réaction est de
capacité prodigieuse à traduire et être traduite, et redonner sens à un langage contaminé plutôt qu’à
elle ne se distingue que par sa rationalité nor- le rejeter. Cependant, il est clair que toute géné-
male 28. En cela elle se distingue nettement des reuse que soit cette impulsion et quelle que soit la
savoirs locaux, saturés de la différence de rela- politique opiniâtre qu’elle permet parfois, ce
tions sociales et cosmologiques, particuliers à un qu’ont de local les savoirs locaux a besoin d’être
lieu dans tous les sens qu’il est convenu de don- intégralement repensé si l’on veut qu’il cesse de
ner à cette particularité. reproduire une localisation qui catégorise les
Les pratiques de discours de ce type gens comme les savoirs. Il peut sembler que les
devraient nous montrer que les savoirs locaux savoirs locaux valorisent les modes de savoirs
offrent aussi des possibilités politiques. Le cos- non scientifiques, mais ils sont bloqués par ce que
mologique a une clientèle transnationale active, le local a de non universel, qui les pousse à repro-
et des politiciens astucieux comme l’Amazonien duire et à réifier cette même taxinomie par
Kayapó ont tiré le parti maximum de leur atta- laquelle les savoirs sont hiérarchisés.
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 373

Les savoirs intimes 373

En étudiant ce local particulier, j’ai proposé hiérarchies spatialisées de production du savoir et


de l’imaginer à nouveaux frais comme site d’inti- sur les inégalités solidement enracinées dans la
mité. Je veux que cette intimité soit comprise au recherche en sciences sociales et naturelles. Il n’y
sens large, comme domaine de l’affectivité. Nous a pas d’universel par rapport auquel l’intimité
savons que l’on peut utilement considérer tous les serait étroitesse. Elle vaut symétriquement pour
savoirs comme locaux, même s’ils ne sont pas les chercheurs, et leurs assistants, pour les arbres
tous également localisés. Du fait des pratiques et les bûcherons 30. Elle insiste sur l’importance
par lesquelles ils sont produits, tous les savoirs du temps et de l’espace de rencontre (entre per-
sont également intimes même si, une fois encore, sonnes et non-personnes) en même temps que sur
ils ne le sont pas tous au même degré. De surcroît, le caractère décisif des pratiques incarnées et
comme je l’ai déjà souligné, toutes les intimités situées qui y ont lieu. Elle montre l’omniprésence
sont nécessairement relationnelles. de l’affect comme médiateur de la rationalité. Et
La localisation est un véritable problème. Le elle attire l’attention sur le fait que la pratique
relationnel est un fait social. Soutenir que les sociale fait partie intégrante des relations de pou-
savoirs locaux en matière de conservation et de voir.
développement doivent être compris comme des
formes d’intimité, c’est appeler l’attention sur les Traduit de l’anglais

Notes

1. Je remercie sincèrement Paul, de la façon dont « les vingt mètres sous le sol et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


Luiz, Jaime et Moacyr, qui m’ont attachements créent des mondes et respiraient activement. » Faut-il
associé à leurs travaux et m’ont des chimères qui changent le croire que Moacyr parlait de
appris ce qu’était le travail monde » (1998, p. 288) ; celui de quelque chose qui n’intéresse
écologique sur le terrain. Je Michael Herzfeld sur « l’intimité guère la science ou s’agit-il d’un
remercie beaucoup également culturelle » comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

problème de traduction dû à une


Arun Agrawal, Don Moore et « reconnaissance contrite de soi » « imprécision » de vocabulaire ?
Anna Tsing. (1997, p. 3 et 4) et celui de Étant donné que cette situation est
l’auteur le plus stimulant, très fréquente dans les travaux de
2. J’ai modifié les noms de la Alphonso Lingis (1994, 2000), qui recherche, je serais tenté
plupart des lieux et de toutes les met au jour un monde d’intimités d’affirmer que la vérité dans ce
personnes. omniprésentes chargées de vie cas particulier est moins
politique, de pouvoir et de désir. importante que la relation de
3. Il y a bien sûr plusieurs savoir. Cependant, je retiens de
explications aux phénomènes 8. Sur le « savoir situé », voir notre conversation sur place que la
déstabilisants. Pour un débat sur la Haraway, 1991.
pião de Moacyr désignait à la fois
variété des êtres qui peuplent les
les racines pivotantes et les racines
cours d’eau de l’Amazonie, voir 9. Dans un échange récent de
profondes. Comme je le soutiens
Slater, 1994 ; Loureiro, 1995. courrier électronique, Paul, le
spécialiste d’écologie forestière plus bas dans le présent article, la
4. Voir par exemple Descola, 1994. que je présente ci-après, soutenait traduction est une pratique
que, dans l’usage de Moacyr, le relationnelle essentielle dans la
5. Richards, 1993 ; Conklin, 1957. terme pião désignait la racine rencontre entre des savoirs, et son
pivotante de l’arbre, c’est-à-dire produit n’est jamais tout à fait le
6. Padoch et Pinedo-Vásquez, quelque chose de très différent des même que le matériau de départ.
1999. racines profondes décrites dans la Bien qu’elle suppose toujours un
recherche de Paragominas. Il travail de stabilisation, la
7. Parmi les travaux récents sur écrivait, de façon tout à fait traduction est souvent en même
l’intimité qui m’ont été utiles, je convaincante : « Je n’ai jamais temps un instrument d’occlusion
citerai celui d’Ann Stoler sur entendu parler de pião profonde, et d’effacement. Sur ce dernier
l’intimité comme domaine c’est-à-dire qui dépasse les deux à point, voir Chakrabarty, 2000.
ambivalent de biopolitique et de trois mètres de profondeur. Or les
pouvoir (à paraître) ; celui de racines profondes décrites étaient 10. Raffles, 2002 ; Raffles et
Lauren Berlant, où il est question à huit, douze, voire quinze ou Winklerprins, sans date.
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 374

374 Hugh Raffles

11. Sur le système fermé des 17. Voir notamment les travaux de mutuelles plutôt
forêts tropicales, on trouvera des l’écologiste culturel Julian qu’unidirectionnelles. Voir
pages classiques chez Richards, Steward ; par exemple, Steward et Raffles, 2002.
1952 et Jordan, 1989. Faron, 1959.
26. Malgré une certaine
12. Hayden, 2000. 18. Voir, par exemple, Appadurai, désarticulation, ce qui reste
1996. comme local à ce compte n’est
13. Latour, 1989. jamais le même qu’avant. Il y a
19. Voir Gupta et Ferguson, 1997. toujours une trace évanescente de
14. Peter Redfield résume transformation qui reste dans la
efficacement cela dans un 20. Massey, 1994, p. 120. vie des gens.
aphorisme bien senti : « Tous les
21. Cheah, 2000, soutient ce point 27. Voir Agrawal, 1995, pour un
savoirs sont locaux, mais certains
de vue s’agissant des examen de la porosité de ces
sont plus locaux que d’autres ».
monographies universitaires. couples binaires.
Voir Redfield, à paraître.
22. Voir Appadurai, 1988. 28. Voir Haraway, 1997.
15. Sur l’articulation, voir Hall,
1980. 23. Raffles, 2002. 29. Pour des études très fines dans
un contexte amazonien, voir
16. Mais qu’un étranger 24. Latour, 1989. Conklin, 1997, et Conklin et
particulièrement assidu pourrait Graham, 1995.
obtenir par la trope d’un 25. Cette relation est beaucoup
apprentissage révérant. Voir, figure plus complexe qu’il ne paraît ici 30. Sur la symétrie comme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


emblématique, Castañeda, 1974 et, puisqu’elle suppose collaboration, principe méthodologique, voir
plus récemment, Plotkin, 1993. négociation et appropriations Callon, 1986.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

Références

AGRAWAL, A. 1995. « Dismantling Londres, Routledge, p. 196-229. ground : Amazonian Indians and
the divide between indigenous and eco-politics », American
scientific knowledge », CASTAÑEDA, C. 1974. Le voyage à Anthropologist, 97, p. 695-710.
Development and Change, 26, Ixtlan. Les leçons de Don Juan,
p. 413-439. Paris, Gallimard. CONKLIN, H. 1957. Hanunoo
Agriculture in the Philippines,
APPADURAI, A. 1988. CHAKRABARTY, D. 2000. Rome, FAO.
« Introduction : place and voice in Provincializing Europe :
anthropological theory », Cultural Postcolonial Thought and DESCOLA, P. 1994. Les lances du
Anthropology, 3, p. 16-20. Historical Difference, Princeton, crépuscule, Paris, Plon.
Princeton University Press.
—. 1996. Modernity at Large, CHEAH, P. 2000. « Universal GEERTZ, C. 1973. « Deep play :
Minneapolis, University of areas : Asian Studies in a world in notes on the Balinese cockfight »,
Minnesota Press. motion », intervention à la dans The Interpretation of
conférence « Place, locality and cultures : Selected Essays,
BERLANT, L. 1998. « Intimacy : a globalization », UC Santa Cruz, New York, Basic Books, p. 412-
special issue », Critical 28 octobre. 453.
Inquiry, 24, p. 281-288.
CONKLIN, B. A. 1997. « Body GUPTA, A. ; FERGUSON, J. 1997.
CALLON, M. 1986. « Some paint, feather and VCRs : aesthetics « Beyond “culture” : space,
elements of a sociology of and authenticity in Amazonian identity and the politics of
translation : domestication of the activism », American Ethnologist, difference », dans A. Gupta et
scallops and the fishermen of St. 24, p. 711-737. J. Ferguson (dir. publ.), Culture,
Brieux Bay », dans J. Law (dir. Power, Place : Explorations in
publ.), Power, Action and Belief : CONKLIN, B. A. ; GRAHAM, L. R. Critical Anthropology, Durham,
A New Sociology of Knowledge ? 1995. « The shifting middle- Duke University Press, p. 33-51.
06 RAFFLES 22/05/07 12:03 Page 375

Les savoirs intimes 375

HALL, S. 1980. « Race, LINGIS, A. 1994. Abuses. Berkeley, « Anthropologenic fluvial


articulation and societies University of California Press. landscape transformation in the
structured in dominance », dans Amazon basin », manuscrit.
Sociological Theories : Race and —. 2000. Dangerous emotions,
Colonialism, Paris, UNESCO, Berkeley, University of California REDFIELD, P. À paraître. « The
p. 305-345. Press. half-life of empire in outer
space », Social Studies of Science.
HARAWAY, D. J. 1991. Simians, LOUREIRO, J. de J. P. 1995.
Cyborg and Women : the Cultural Amazônica : um poética RICHARDS, P. 1993. « Cultivation :
Reinvention of Nature, New York, do imaginário, Belém, CEJUP. knowledge or performance ? »,
Routledge. dans Mark Hobart (dir. publ.), An
MASSEY, D. 1994. Space, Place Anthropological Critique of
—. 1997. Modest and Gender, Minneapolis, Development : The Growth of
Witness@Second Millennium. University of Minnesota Press. Ignorance, Londres, Routledge,
FemaleMan© Meets p. 61-78.
OncoMouse™ : Feminism and PADOCH, C. ; PINEDO-VÁSQUEZ, M.
Technoscience, New York, 1999. « Farming Above the Flood RICHARDS, P. W. 1952. The
Routledge. in the Várzea of Amapá », dans
Tropical Rain Forest : An
C. Padoch ; J. Márcio Ayres ;
Ecological Study, Cambridge,
HAYDEN, C. P. 2000. When Nature M. Pinedo-Vásquez et
Cambridge University Press.
Goes Public : An Ethnography of A. Henderson (dir. publ.), Várzea :
Bio-prospecting in Mexico, thèse Diversity : Development and
de doctorat, département Conservation of Amazonia’s SLATER, C. 1994. Dance of the
d’anthropologie, UC Santa Cruz. Whitewater Floodplain, Dolphin : Transformation and

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES


New York, New York Botanical Disenchantment in the Amazonian
HERZFELD, M. 1997. Cultural Garden, p. 345-354. Imagination, Chicago, University
Intimacy : Social Poetics in the of Chicago Press.
Nation-State, New York, PLOTKIN, M. J. 1993. Tales of a
Routledge. Shaman’s Apprentice : An STEWARD, J. H. ; FARON, L. C.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.162.0.137 - 22/08/2016 12h56. © ERES

Ethnobotanist Searches for New 1959. Native Peoples of South


JORDAN, C. F. 1985. Nutrient Medicines in the Amazon Rain America, New York, McGraw-
Cycling in Tropical Forest Forest, New York, Viking. Hill.
Ecosystems : Principles and their
Application in Management and RAFFLES, H. 2002. In Amazonia, A STOLER, A. L. À paraître. « Tense
Conservation, New York, John Natural History, Princeton, and tender ties : intimacies of
Wiley. Princeton University Press. empire in North American
history and (post) colonial
LATOUR, B. 1989. La science en RAFFLES, H. ; WINKLERPRINS studies », Journal of American
action, Paris, La Découverte. AMAG Sans date. History.

Vous aimerez peut-être aussi