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org/1145
Tristan Mattelart
Résumés
À l’heure du satellite et d’internet, se sont développées des visions enchantées de la
mondialisation de l’information, parant celle-ci de toutes les vertus. À rebours de ces visions,
nous proposons ici un petit état des recherches qui se montre attentif à replacer l’étude la
circulation internationale des nouvelles dans une perspective à la fois historique, géopolitique
et géoéconomique, aux fins de mieux comprendre les enjeux que cette circulation recèle.
In this paper, we aim at providing an overview of the state of research on the processes of
news internationalization. We stress the need of putting this subject into an historical
perspective, and of taking into consideration its geopolitical and geoeconomic dimensions, in
order to understand the issues it raises in all their complexity.
Jamais les nouvelles n’ont semblé pouvoir s’affranchir aussi facilement des frontières qu’à
l’heure du satellite et d’internet. Les chaînes d’information en continu déversent, 24 heures
sur 24, les mots et les images du globe ; ceux-ci sont, en permanence, à portée de clics. Cela
n’a pas été sans faire naître des visions enchantées, vantant les vertus de la mondialisation de
l’information. On serait ainsi entrés, à en croire certains, dans une ère où chacun pourrait tout
naturellement accéder à une large « variété de points de vue » sur la planète1.
2Nous voudrions ici, à rebours de ces visions enchantées, esquisser un petit état des
recherches sur la circulation internationale des nouvelles. Il s’agit d’abord d’envisager le sujet
avec un peu plus de profondeur historique que ne le font les discours amnésiques louant le
nouvel âge de l’information à l’heure globale. L’objectif est également de considérer les
logiques géopolitiques et géoéconomiques qui, n’en déplaise à ceux qui pensent ce sujet de
manière décontextualisée, participent à donner corps aux processus de diffusion transnationale
des nouvelles. En nous montrant attentifs, période par période, à la configuration et à la
reconfiguration des rapports de force qui existent dans ce domaine, nous espérons pouvoir
cerner quelques-uns des principaux défis que recèle l’internationalisation de l’information.
3La question de la circulation de l’information par-delà les frontières des nations a constitué,
tout au long du XXe siècle, comme au début du 21e, un enjeu majeur des relations
internationales. Reflétant les dimensions géopolitiques et géoéconomiques dont elle est
investie, des doctrines divergentes se sont élaborées autour de cette question qui ont fait
l’objet d’âpres débats dans les principales enceintes diplomatiques.
4La guerre froide a représenté une période décisive pour la formalisation de ces doctrines.
C’est en effet après la deuxième guerre mondiale, période qui va se traduire pour eux par une
expansion politique et économique sans précédent, que les États-Unis ont fait du principe du
free flow of information la clef de voûte de leur diplomatie en matière de communication
internationale2. Cette thèse du libre flux de l’information revêt plusieurs dimensions. Sur le
plan politique, elle réaffirme d’abord l’importance du droit à la libre expression « sans
considérations de frontières », proclamé par l’article 19 de la Déclaration universelle des
droits de l’Homme de l’ONU adoptée en 1948, droit dont les États-Unis se présentent comme
le héraut à l’échelle mondiale. Cette thèse peut cependant aussi être envisagée comme une
arme dont se sert la Maison-Blanche pour déstabiliser l’Union soviétique : c’est au nom du
nécessaire respect de la libre circulation de l’information que le gouvernement américain a
créé plusieurs radios perçant le rideau de fer3. Enfin, le free flow est doté d’une dimension
économique. Il s’agit d’accompagner l’internationalisation des multinationales états-uniennes
de la communication en érigeant ce principe comme un rempart contre les mesures
protectionnistes qui pourraient frapper les produits de celles-ci : ici, libre flux rime avec libre-
échange de l’information.
4 Oliver Boyd-Barrett et Michael Palmer, Le trafic des nouvelles, Paris, Alain Moreau,
1979 ; Tristan (...)
5De manière révélatrice, avant que la diplomatie américaine ne fasse du free flow l’un de ses
fondements, le plaidoyer en faveur d’une libre circulation avait été porté, à la fin de la
première guerre mondiale, par les principales agences de presse des États-Unis, Associated
Press (AP) et United Press (UP), désireuses de s’attaquer aux « monopoles » dont étaient
suspectées de bénéficier les grandes agences européennes telles qu’Havas et Reuter. La
campagne qu’AP et UP avaient orchestrée alors n’avait pas réussi à inscrire le free flow au
premier plan de l’agenda diplomatique de la Maison-Blanche4 : il en va différemment depuis.
10Il est dans ces débats appelant à un NOII un grand absent : les radios internationales qui,
pourtant, jouent un rôle central, et fort ancien, dans la circulation sans frontières des
nouvelles. Celles-ci ne sont mentionnées qu’une fois dans le document cité de Mustapha
Masmoudi et encore, ce n’est qu’au chapitre des recommandations adressées aux « pays
développés » : ceux-ci sont invités à « mettre fin aux activités pernicieuses des stations
étrangères établies à l’extérieur des frontières nationales8 ».
11L’accent qui est mis dans ce document sur les seules radios occidentales peut étonner. De
fait, le paysage mondial des radiodiffuseurs extérieurs tranche par rapport à celui des agences
de presse — largement dominé par une poignée d’acteurs européens ou états-uniens. Ainsi,
dans le classement des principales radios internationales en 1979 figurent, en bonne place,
après, dans l’ordre, les radios d’URSS, des États-Unis, de la République populaire de Chine,
de l’Allemagne de l’Ouest ou la BBC, celles de la Corée du Nord, de l’Albanie, ou encore
celles d’Égypte, d’Inde et de Cuba. Encore faudrait-il, il est vrai, pouvoir mesurer si toutes ces
radios sont en mesure d’« être entendues » un tant soit peu à la hauteur de leur puissance
d’émission9.
12Pour comprendre combien le rôle de la radio internationale a pu être important — et l’est
encore dans nombre de contextes — dans la circulation des nouvelles, il faut cesser de la
considérer comme un vecteur d’« activités pernicieuses » et se pencher sur la manière dont
elle a pu contribuer aux efforts mis en œuvre par les populations vivant dans des régimes
autoritaires aux fins d’accéder à une information différente. En décrivant, dans les
années 1970, les usages de la radio en Afrique, Sydney Head montre ainsi comment l’auditeur
africain, confronté qu’il est aux contrôles gouvernementaux qui s’exercent sur les médias
nationaux, s’efforce, pour contourner ceux-ci, sur son poste de radio, de naviguer entre la ou
les stations de son propre pays, celles des pays voisins et celles de nombreux autres
radiodiffuseurs internationaux diffusant depuis l’Afrique ou depuis l’extérieur du continent.
« Ce faisant, quand il compare les contenus des autres stations avec ceux de la radio nationale,
l’auditeur peut se demander pourquoi il peut entendre, depuis les ondes étrangères, des
informations sur son propre pays, avant même de les entendre à l’antenne de la radio
nationale. Parfois, il ne les entend jamais sur celle-ci10. »
11 Tristan Mattelart, op. cit. ; Jacques Semelin, La liberté au bout des ondes. Du coup
de Prague à la (...)
13Plus récemment, plusieurs ouvrages ont analysé, à partir d’autres contextes, la manière dont
les radios occidentales ont, pendant la guerre froide, nourri les tactiques d’auto-information
mises en œuvre par les populations vivant à l’est du rideau de fer et alimenté, plus
particulièrement, les stratégies de résistance des dissidents dont une des grandes priorités était
la lutte contre les politiques de secret de l’État-Parti11.
12 Sur ce dernier point, voir Lebona Mosia et al., « From revolutionary to regime
radio : Three decade (...)
14Les radios occidentales ne sont bien entendu pas les seules à avoir cette fonction
stratégique de contournement des monopoles informationnels gouvernementaux. Il ne faut pas
négliger la contribution des acteurs régionaux — même si celle-ci reste peu étudiée.
L’illustrent le rôle historique qu’a pu avoir la radio du Caire dans le détournement d’un
certain nombre de censures étatiques du continent africain et du monde arabe, celui des ondes
en provenance de La Havane dans les régimes militaires latino-américains dans les
années 1970 et 1980, ou encore celui des émissions de Radio Tanzanie dans une Afrique du
Sud en proie au régime de l’apartheid12.
15L’importance que revêtent les émissions des radios internationales dans les contextes
autoritaires ne doit cependant pas amener à sous-estimer le fait que les radiodiffuseurs
extérieurs constituent des instruments des diplomaties dont ils dépendent, au moins pour
partie. De cette façon, ces radiodiffuseurs n’offrent pas, comme l’écrivent un peu rapidement
certains auteurs, « la liberté au bout des ondes13 », mais d’autres conceptions du monde, peu
ou prou en consonance avec les agendas de leurs gouvernements respectifs.
« L’internationale des images » d’actualité
16Les logiques qui organisent, dans les années 1980 et 1990, la circulation des images
d’actualité ne sont pas moins placées sous le signe de la domination occidentale que ne l’est la
diffusion internationale des dépêches d’agences de presse. Le commerce des images
d’information télévisée est en effet alors largement concentré autour d’une poignée d’acteurs,
principalement des agences anglo-américaines — Reuters et Associated Press Television
News (APTN) —, auxquelles on peut ajouter, pour l’Europe, les échanges d’actualité réalisés
au sein de l’Union européenne de radiodiffusion (UER), via les Eurovision News (EVN)14.
17À ces « grossistes » de l’information télévisée internationale sont venues s’ajouter, à partir
de la seconde moitié des années 1980, des chaînes d’information internationales en continu
— à l’image de CNN ou de la BBC — qui jouent un rôle non négligeable sur le marché des
images d’actualité en revendant celles qu’elles produisent.
15 Ibid., p. 78.
18La place qu’occupent ces acteurs anglo-américains, agences ou chaînes, dans la production
d’informations télévisées internationales n’est pas sans avoir, comme le note Dominique
Marchetti, « des effets plus ou moins directs sur la hiérarchisation des journaux télévisés » des
petits écrans du monde. Le menu de ceux-ci est de fait composé, au moins en partie, de choix
éditoriaux opérés en amont par ces entreprises et ce, en fonction de leurs principaux clients15.
20Il serait cependant réducteur de ne lire les enjeux que recèle l’émergence des grandes
chaînes occidentales d’information en continu par satellite que sous l’angle des problèmes que
pose, dans les années 1990, leur position de domination — même si ceux-là sont réels. Ces
télévisions ont également, par leur capacité à déborder des frontières que les censeurs
voudraient maintenir fermées, joué, comme les radios internationales avant elles, des
fonctions à bien des égards stratégiques dans différents contextes géopolitiques, comme
l’illustre l’exemple du monde arabe.
22Dans les pays du Maghreb, c’est dans une large mesure la télévision française qui, à partir
de la fin des années 1980, a contribué aux pratiques mises en œuvre par les populations afin
de s’affranchir des politiques nationales de contrôle de l’information. Ratiba Hadj-Moussa a
analysé comment ces chaînes ont accompagné les tentatives des téléspectateurs du sud de la
Méditerranée d’« échapper aux formes de discours univoques » tenues par les médias de leurs
États respectifs et la manière dont ces télévisions ont alimenté, parmi leur public maghrébin,
une « réflexion critique » à l’encontre de leurs gouvernants. L’esprit critique, prévient-elle,
s’exerce néanmoins également à l’égard des télévisions françaises dont les « constructions
orientalistes » sont sévèrement condamnées18.
24Dans le rapport qu’ils rédigent pour l’Unesco en 1992 où ils évaluent l’apport des
mécanismes d’échange d’information régionaux mis en place sous l’impulsion des idées du
NOII — en particulier le Non-Aligned News Agencies Pool (Nanap), la Pan-African News
Agency (Pana), la Caribbean News Agency (Cana) et l’Inter Press Service (IPS) —, Oliver
Boyd-Barrett et Daya K. Thussu notent que ceux-ci, pour des raisons tant politiques
qu’économiques, n’ont pas réussi à transformer les « inégalités structurelles du système
d’information internationale », toujours autant dominé par les « transnationales
occidentales ». Aucun « contre-flux », en mesure de rééquilibrer la circulation internationale
des nouvelles, n’a, à cette date, encore émergé. Au contraire, avec l’entrée « de nouveaux
acteurs comme CNN dans le champ de l’information internationale », le poids des entreprises
occidentales dans celui-ci n’a fait, aux yeux des auteurs, que s’accroître19.
25Si, dans la première moitié des années 1990, le paysage des télévision internationales
d’information en continu est de fait dominé par des acteurs occidentaux — CNN, BBC
World, Euronews… —, il va voir, à partir de la deuxième moitié des années 1990, se créer
des chaînes en provenance des pays des Suds qui seront bientôt en mesure de concurrencer
efficacement les entreprises occidentales, d’abord sur leurs marchés régionaux de
prédilection, puis, pour certaines, à une échelle internationale.
21 Ibid., p. 105.
22 Tine Ustad Figenschou, « A voice for the voiceless ? A quantitative content
analysis of Al Jazeera (...)
29L’accent qui est mis sur le rôle — fort relatif à une échelle globale — que joue Al Jazeera
dans le rééquilibrage des flux d’information télévisés ne doit néanmoins pas faire oublier que
la chaîne, financée par le Qatar, est aussi un outil au service de la politique extérieure de cet
émirat.
24 Gustavo Gomez-Mejia, « “Notre nord, c’est le sud” ? L’Amérique latine face aux
projections géopolit (...)
30D’autres télévisions affichent — en accord avec les diplomaties des gouvernements qui les
financent — leur ambition de porter un projet « contre-hégémonique », allant à l’encontre de
la domination exercée dans le commerce des nouvelles par les acteurs occidentaux. En
Amérique latine par exemple, la chaîne TeleSUR a été fondée en 2005, à l’initiative du
gouvernement vénézuélien et associe plusieurs autres pays dirigés par des partis de gauche,
avec comme but explicite de lutter contre les émissions de CNN en Español et d’offrir « une
voix pour la construction d’un nouvel ordre communicationnel24 » sur le sous-continent.
25 Voir sur les chaînes chinoises et russes, les contributions de Sun Jiangeng et d’Ilya
Kiriya, dans (...)
31De même, la Russie et la Chine, deux grandes puissances de la radiodiffusion
internationale, ont-elles créé depuis le début des années 2000 plusieurs chaînes d’information
en continu — CCTV (China Central Television) News et CNC (China Xinhua News Network
Corporation) World, diffusant en anglais ; Russia Today, émettant également en anglais et
comprenant des déclinaisons en espagnol et en arabe —, avec l’objectif affiché de rivaliser
avec les chaînes occidentales… et celles du groupe Al Jazeera25.
26 Voir, pour une illustration de cela, l’article déjà cité d’Ingrid Volkmer.
33Daya K. Thussu a ainsi bien montré comment, dans un contexte, celui des années 1980
et 1990, où progressaient considérablement les conditions technologiques d’acheminer les
mots et les images en provenance des pays étrangers, les nouvelles consacrées à ceux-ci se
raréfiaient à l’antenne des journaux télévisés des grandes chaînes généralistes occidentales
sous l’effet combiné d’une compétition accrue pour l’audience en temps de déréglementation
et de la baisse des budgets consacrés à l’actualité internationale. En plus de se raréfier, cette
actualité a tendu, note-t-il, à changer de nature et à évoluer vers des formats de plus en plus
légers, divertissants — ceux du « global infotainment27 ».
34Le résultat de cette dynamique, comme l’ont mis en évidence les travaux de Dominique
Marchetti, est le déclin des informations relatives à la politique étrangère sur les grandes
chaînes généralistes nationales au bénéfice d’une information intérieure davantage susceptible
de satisfaire les attentes supposées du « grand public28 ». Les nouvelles sur l’étranger ont,
dans ce contexte, de plus en plus tendance à migrer vers les écrans des télévisions
internationales d’information, visant un public plus restreint. La situation est à cet égard des
plus paradoxales : alors que le nombre des chaînes et que les capacités d’acheminement des
images du globe ont considérablement augmenté, la possibilité pour le public ordinaire
— celui qui ne suit pas quotidiennement les télévisions internationales d’information en
continu — d’avoir accès aux nouvelles du monde tend, elle, à considérablement diminuer.
« Les images internationales sont aujourd’hui surtout visibles sur ces chaînes transnationales
d’information en continu, c’est-à-dire par des téléspectateurs à fort capital culturel et/ou
économique […] et beaucoup moins par le large public des chaînes nationales29. »
Internet : les limites d’un nouvel espace circulatoire pour l’information internationale
36Internet, par ses vertus ubiquitaires, permettrait, aux yeux de certains commentateurs,
d’échapper aux logiques dominantes qui structurent la circulation de l’information à une
échelle mondiale. Le web offrirait en particulier un nouvel « espace pour l’information », un
espace où des individus ou des collectifs, tirant parti des outils du réseau, contribueraient
activement, grâce à la capacité de celui-ci de « s’émanciper de la géographie », à la diffusion
internationale des nouvelles31. Tout se passe selon cette vision comme si les intermédiaires
que constituent les médias traditionnels pour cette diffusion internationale se voyaient de plus
en plus concurrencés par ces nouveaux entrants, ce qui produirait une diversification
croissante des sources de nouvelles en ce domaine.
32 Chris Paterson, « International news on the internet : Why more is less », The
International Journa (...)
37Il est nécessaire d’interroger ces croyances. Il suffit pour cela de souligner d’abord la forte
dépendance des principaux sites composant le web d’actualité, en matière de nouvelles sur
l’étranger, à l’égard des grandes agences de presse occidentales. Dans la continuité de ses
travaux antérieurs, déjà cités, Chris Paterson a ainsi mis en évidence, dans ses recherches sur
la présence de l’information internationale sur le web sur la période 2001-2006, que les
nouvelles en anglais figurant dans les versions numériques des médias affiliés à de grands
groupes de communication — tels que CNN Interactive, MSNBC.com, abcnews.com,
news.sky.com — ou, encore plus, les informations des sites agrégateurs de contenus
— Yahoo, Altavista, Google ou Excite — proviennent majoritairement, et de plus en plus,
d’une poignée d’agences occidentales, AP, Reuters ou l’AFP. « L’économie politique de
l’information [internationale] en ligne, conclut l’auteur, n’est pas celle de la diversité, mais
celle de la concentration32. »
39Cependant, rien ne garantit que cette multitude de sites ne contribue à une modification
substantielle des conditions dans lesquelles circule internationalement l’information. Un
article qu’Ethan Zuckerman consacre à la « blogosphère internationale » l’illustre. De manière
intéressante, l’analyse de celle-ci part d’une critique acerbe du peu d’attention qu’accordent
les médias généralistes états-uniens, dans leurs actualités, aux pays du monde non occidental.
Et il fait à cet égard explicitement siennes certaines des dénonciations ayant servi d’assise à la
revendication d’un NOII. Mais, les critiques qu’il formule s’adressent également aux
blogueurs américains qui se montrent, accuse-t-il graphes à l’appui, encore plus ignorants du
monde non occidental que les médias généralistes34 !
40Une autre recherche, consacrée par Aurélie Aubert à « l’actualité internationale à l’heure
des médias participatifs », va dans le même sens. Mesurant la place des nouvelles sur
l’étranger sur la version française du site de journalisme participatif AgoraVox, l’auteur
constate la faible proportion de celles-ci, de même que leur concentration autour des États-
Unis et du Proche ou Moyen-Orient… alors que l’on « s’attendrait […] à lire sur ce site une
information alternative focalisée sur des endroits peu couverts par les médias de masse35 ».
42Aux côtés de l’immense majorité des blogs qui « s’adressent à des amis, à la famille, à une
audience aux caractéristiques démographiques similaires à celles de leur auteur », il existe,
met en avant Ethan Zuckerman, une autre variété de blogueurs qui s’efforcent de « dépasser
les barrières de la langue, de la culture et de la nationalité » aux fins de communiquer avec
« des individus vivant dans différents endroits du monde ». Ceux-ci — qualifiés par l’auteur
de « bridgebloggers » — entendent « être lus par une audience appartenant à une autre nation,
religion, culture ou langue » que la leur et, pour ce faire, recourent à une langue que le public
visé pourra comprendre — très majoritairement l’anglais dans les exemples donnés par Ethan
Zuckerman36.
43Si les informations qu’ils dispensent ne profitent souvent qu’à un public transnational
spécialisé, en nombre relativement limité, certains bridgebloggers peuvent, quand ils
deviennent une source pour les journalistes des grands médias internationaux, contribuer à
faire circuler les nouvelles qu’ils produisent, sous une forme transformée, à plus ou moins
grande échelle. Certains travaux empiriques tendent à confirmer l’importance de ces
bridgebloggers pour la couverture de l’actualité étrangère, tout en invitant à considérer avec
prudence la fonction de « pont » qu’ils peuvent avoir entre une réalité nationale donnée et les
publics des médias vivant à l’extérieur de celle-ci.
44Rebecca MacKinnon montre ainsi que les correspondants occidentaux en Chine utilisent
largement les contenus produits par certains de ces blogueurs. Ceux-ci servent
d’intermédiaires plus ou moins obligés — des « gate-keepers » — à partir desquels les
correspondants glanent « de nouvelles informations, perspectives et idées en provenance de la
[très vaste] blogosphère chinoise37 ». L’auteur décrit néanmoins l’économie politique des
bridgebloggers influents comme étant concentrée autour d’un nombre limité d’intervenants,
pour certains des expatriés occidentaux sinisants, tous parfaitement anglophones.
45Le rôle qu’ont joué différentes plateformes du web — blogs, tweets, Facebook,
YouTube… — dans la contestation de l’élection présidentielle en Iran en 2009 ou dans le
« Printemps arabe » en 2011 a fait se répandre l’idée que celles-ci sont en mesure d’opérer des
« changements sismiques dans la structure de la couverture des informations internationales ».
Grâce à ces plateformes, des amateurs seraient désormais en mesure de contourner les plus
sévères mesures de censure pour « s’adresser à une audience globale », avance Ethan
Zuckerman à partir de l’expérience iranienne38.
46Poser cela, c’est certainement faire un peu trop facilement fi des contraintes liées à
l’économie politique de la production et de la circulation internationale de l’information. Or,
ces contraintes ne se sont pas évanouies avec l’essor du web. L’on dispose toutefois de trop
peu d’études empiriques explorant les différents niveaux de médiation qui permettent, ou non,
aux voix qui s’expriment au travers de ces plateformes numériques de circuler par-delà les
frontières : quelles langues, quels discours, quels canaux ces voix doivent-elles employer, à
l’attention de quels publics, pour espérer voir se diffuser internationalement leurs nouvelles ?
Et à quelle échelle ? Difficile dans ce contexte de mesurer de façon un tant soit peu précise la
capacité des acteurs opérant à l’aide de ces plateformes de renverser les logiques dominantes
qui organisent la diffusion internationale de l’information.
39 Sean Aday et al., Blogs and Bullets II. New Media and Conflict after the Arab
Spring, Washington, U (...)
47Une chose est sûre, il est important de se défaire de la vision binaire qui consiste à opposer
radicalement les médias d’un côté et les outils de communication issus du web de l’autre en
ce qui concerne la circulation sans frontières des nouvelles. Il faut plutôt chercher à mieux
comprendre comment, ensemble, ils participent à cette diffusion. Comme le constate un
rapport s’intéressant à la contribution des « nouveaux médias » pendant le Printemps arabe,
« il est de plus en plus difficile de séparer [ceux-ci] des vieux médias. […] Alors qu’Al
Jazeera et les autres chaînes de télévision par satellite ont beaucoup utilisé [dans leurs
informations] Twitter et d’autres sources en ligne, les nouveaux médias ont quant à eux
souvent, en retour, fait référence à ces mêmes chaînes39 ».
La libre circulation de l’information à l’heure numérique
48Il est d’autant plus nécessaire de ne pas considérer les nouveaux médias comme échappant
par nature aux logiques qui structurent leurs aînés que ceux-là sont comme ceux-ci utilisés
comme des vecteurs de circulation de l’information à l’échelle internationale par des
gouvernements désireux de défendre leurs intérêts sur la scène mondiale. Le thème de la libre
circulation de l’information est, plus encore que pendant la guerre froide, à cet égard,
considéré, à l’heure d’internet, par le gouvernement américain en particulier, comme un enjeu
politique majeur.
40 Evgeni Morozov, The Net Delusion. The Dark Side of Internet Freedom,
New York, Public Affairs, 2011 (...)
49Il y a d’ailleurs une grande continuité entre les objectifs qui sont assignés aux programmes
d’appui développés par Washington en faveur des « cyber-dissidents » évoluant dans des
contextes autoritaires — programmes s’efforçant de renforcer leur capacité à diffuser des
informations online — et ceux qu’ils attribuaient à leur appareil de radiodiffusion extérieure
pendant la guerre froide. Les politiques états-uniennes qui font d’internet un instrument
majeur pour « défaire les adversaires autoritaires » en s’attaquant aux « rideaux
informationnels » que ceux-ci élèvent s’inscrivent, avance Evgueni Morozov, dans le droit fil
des efforts entrepris pour propager les ondes au-delà du rideau de fer40.
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Bibliographie
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Notes
1 Ingrid Volkmer, « The global network society and the global public sphere », Development,
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3 Tristan Mattelart, Le cheval de Troie audiovisuel. Le rideau de fer à l’épreuve des radios et
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4 Oliver Boyd-Barrett et Michael Palmer, Le trafic des nouvelles, Paris, Alain Moreau, 1979 ;
Tristan Mattelart, op. cit., p. 12-17.
5 Mustapha Masmoudi, The New World Information Order, International Commission for the
Study of Communication Problems, document n° 31, Paris, Unesco, 1978, p. 1.
11 Tristan Mattelart, op. cit. ; Jacques Semelin, La liberté au bout des ondes. Du coup de
Prague à la chute du Mur de Berlin, Paris, Belfond, 1997.
12 Sur ce dernier point, voir Lebona Mosia et al., « From revolutionary to regime radio :
Three decades of nationalist broadcasting in Southern Africa », Africa Media Review, vol. 8,
n° 1, 1994, p. 1-24.
15 Ibid., p. 78.
16 Chris Paterson, « Global Battlefields », dans Oliver Boyd-Barrett et Terhi Rantanen (eds.),
The Globalization of News, Londres, Sage, 1998, p. 96.
17 Naomi Sakr, Satellite Realms. Transnational Television, Globalization and the Middle
East, Londres, I.B. Tauris, 2001, p. 10, 84 et suivantes.
18 Ratiba Hadj-Moussa, « New media, community and politics in Algeria », Media, Culture
and Society, vol. 25, n° 4, 2003, p. 460-464. Voir aussi les contributions de Lotfi Madani et de
Riadh Ferjani dans Tristan Mattelart (dir.), La mondialisation des médias contre la censure.
Tiers Monde et audiovisuel sans frontières, Paris-Bruxelles, Ina-De Boeck, 2002.
20 Naomi Sakr, « Challenger or lackey ? The politics of news on Al Jazeera », dans Daya K.
Thussu (ed.), Media on the Move. Global Flow and Contra-Flow, Londres, Routledge, 2007,
p. 115.
21 Ibid., p. 105.
22 Tine Ustad Figenschou, « A voice for the voiceless ? A quantitative content analysis of
Al Jazeera English’s flagship news », Global Media and Communication, vol. 6, n° 1, 2010,
p. 86.
25 Voir sur les chaînes chinoises et russes, les contributions de Sun Jiangeng et d’Ilya Kiriya,
dans Olivier Koch et Tristan Mattelart (dir.), op. cit.
26 Voir, pour une illustration de cela, l’article déjà cité d’Ingrid Volkmer.
27 Daya K. Thussu, News as Entertainment. The rise of Global Infotainment, Londres, Sage,
2007.
30 Ulf Hannerz, Foreign News. Exploring the World of Foreign Correspondents, Chicago,
The University of Chicago Press, 2004, p. 23.
31 Stephen D. Reese et al., « Mapping the blogosphere. Professional and citizen-based media
in the global news arena », Journalism, vol. 8, n° 3, 2007, p. 254.
32 Chris Paterson, « International news on the internet : Why more is less », The
International Journal of Communication Ethics, vol. 4, n° 1/2, 2007, p. 62-63.
34 Ethan Zuckerman, « Meet the bridgebloggers. Who’s speaking and who’s listening in the
international blogosphere ? », présentation au colloque « The Power and Political Science of
Blogs », University of Chicago, 16-17 septembre 2005, p. 27-28.
36 Ethan Zuckerman, « Meet the bridgebloggers », op. cit., p. 2. Je suis redevable, pour cette
référence et les deux suivantes, à Julien Saada.
40 Evgeni Morozov, The Net Delusion. The Dark Side of Internet Freedom, New York,
Public Affairs, 2011, p. XII, 44.
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Tristan Mattelart
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