Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Rastier François. Linguistique et recherche cognitive. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 11, fascicule 1, 1989. Sciences
du langage et recherches cognitives. pp. 5-31;
doi : https://doi.org/10.3406/hel.1989.2288
https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1989_num_11_1_2288
Résumé
RESUME : Si le langage participe à la cognition, il n'est pas assuré que la linguistique comme telle soit
une science « cognitive », ou relève d'une « science cognitive ». La confusion règne au demeurant sur
les rapports entre sciences « cognitives ». Après avoir proposé une représentation synthétique de ces
rapports, on la justifie en étudiant l 'histoire de la recherche cognitive. Elle est obscurcie par la rivalité
des paradigmes cognitiviste et connexionniste, qui ont chacun leurs propres pratiques
historiographiques. Ils supposent toutefois sur le fond d'une problématique commune restée inaperçue.
Chacune de ces disciplines qui participent à la recherche cognitive entend naturellement conformer la
linguistique à ses besoins. En outre, les relations interdisciplinaires doivent être spécifiées selon les
divers secteurs de la linguistique qu'elles intéressent.
Histoire Épistémologie Langage 11-1 (1989)
François RASTIER
I. Positions
champ disciplinaire défini (depuis 1977) de façon autonome par son objet
- l'étude des processus cognitifs en général, naturels et artificiels - et par son
mode de constitution ; l'interaction organisée et organisante d'un certain nombre
de disciplines ayant à connaître des processus cognitifs (disciplines relevant tant
des « sciences dure » que des « sciences douces ») : sciences de la computation
et informatique, logique, linguistique, psycholinguistique, psychologie cognitive,
neuropsychologie et neurosciences, psychologies sociales [sic] et sciences de la
communication, socio-anthropologie, économie, systémique, épistémologie. La
cognition, l'acte de connaître se définit par l'ensemble des processus cognitifs,
naturels et artificiels, observables. Elle ne se réduit pas à la connaissance (laquelle
se définit comme le résultat produit par un processus cognitif).
b) S'il n'existe pas une science cognitive unique, tournons-nous vers les
sciences cognitives.
Dans la liste citée, existe-t-il une science cognitive, au sens ou elle aurait
pour objet spécifique la cognition ? Ce n'est pas le cas. La cognition reste un
François Rastier
3. Langage et cognition
cette discussion, soulignons que ces expériences reflètent par elles-mêmes des
préoccupations universalistes.
Dans le milieu des recherches cognitives, la thèse que le langage
conditionne la connaissance reçoit généralement en effet une interprétation univer-
saliste. Soit l'on considère que certaines catégories linguistiques sont des
universaux et révèlent par là des catégories a priori de la cognition (cf. Desclés,
infra).
Soit encore on part de catégories cognitives supposées universelles
- structurant l'espace notamment - et Ton étudie dans des langues leur
manifestation (cf. Langacker, 1987 ; Pottier, 1987).
Qu'elle commande une démarche inductive ou deductive, l'hypothèse
universaliste se voit inévitablement confrontée à cette difficulté : par sa force
même, elle échappe à toute validation et à toute infirmation. Certains sco-
lastiques voulaient faire entrer tous les existants sous les dix catégories
d ' Aristote, considérées comme des universaux. Benveniste a cependant montré
que les catégories d' Aristote n'étaient que des transpositions, au plan
philosophique, de catégories propres à la langue grecque (cf. 1966, ch. VI). Il écrivait :
Bien que la plupart des catégories d'Aristote figurent incognito dans les
manuels qui traitent des universaux cognitifs (cf. Sowa, 1984, pp. 415-419), la
sévérité de Benveniste est peut-être excessive. Il reste que l'hypothèse
universaliste, pour ce qui concerne les rapports entre le langage et la pensée conduit
inévitablement à réduire le sémantique au conceptuel6, et les langues au
langage.
Le problème des rapports entre langage et cognition relève au demeurant
plutôt de la philosophie que de la linguistique, tout comme celui de la valeur
de connaissance des productions linguistiques quelles qu'elles soient. Enfin,
que le langage participe à la cognition n'entraîne pas que la linguistique revête
nécessairement le statut imprécis d'une science cognitive.
10 François Rastier
Psychologie Linguistique
Intelligence Anthropologie
Artificielle
Neuroscience
Épistémologie
Psychologie Linguistique
Neuroscience
(a) Cybernétique
(b) Neurolinguistique
(c) Neuropsychologie
(d) Linguistique computationnelle
(e) Psycholinguistique
12 François Rastier
Figure 3
SYMBOLES CONNAISSANCES
Linguistique 1 Psychologie
cognitive
SIGNAUX
Linguistique 2 Neurosciences
Phonétique
Graphémique
Traitement
des signaux
Électronique
Linguistique et Recherche cognitive 13
Figure 4
T T
i
ARCHITECTURE cerveau CIRCUIT
ÉLECTRONIQUE
2. Il nous apparaît alors que les relations entre les quatre entités du schéma
reposent sur l'homologation de leurs deux états fondamentaux :
Figure 5
Paradigme cognitiviste
ORDINATEUR
Paradigme comcxknmiitc
Ces trois pôles sont appariés deux à deux en deux paradigmes distincts.
Le premier privilégie les relations entre l'esprit et l'ordinateur : c'est celui
qui sous-tendra l'Intelligence artificielle dite classique et son corrélat
philosophique, que l'on pourrait appeler le cognitivisme intégriste20 (représenté
aujourd'hui notamment par Chomsky, Fodor, Pylyshyn).
Les tenants de ce paradigme conçoivent volontiers l'esprit à l'image de
l'ordinateur. Ainsi à la modularité des systèmes informatiques, ils font
correspondre la modularité supposée de l'esprit (cf. Fodor, The Modularity of Mind,
1983). La conception modulariste du langage que le chomskysme a partout
propagée, et qui appartient au sens commun en LA., devrait être réétudiée de
ce point de vue : si les composantes linguistiques sont séparées et procèdent
séquentiellement l'une après l'autre, n'est-ce pas que « l'organe mental » du
langage est conçu à partir des métaphores informatiques plutôt que de données
neurologiques ?
Mieux, Fodor affirme que « les seuls modèles des processus cognitifs qui
semblent même lointainement plausibles représentent ces processus comme
computationnels » (1975, p. 27 21 ; cf. aussi 1987). De telles conceptions ne
sont pas rares dans le milieu des recherches cognitives, et retentissent
naturellement sur la conception du langage. Ainsi, par exemple quand Desclés assimile
un discours à un programme et son interprétation à une compilation (cf. 1987,
p. 34)».
2. Périodisation
D. Bobrow et A. Collins 2S). Deux ans plus tard, des informaticiens (dont
R. Schank), linguistes, et psychologues lancent une revue intitulée Cognitive
Science. L'année suivante, la fondation Sloan commande un rapport sur la
science cognitive. L'association de Science Cognitive tient en fanfare sa
première réunion en 1979.
En France, VAssociation pour la Recherche Cognitive est créée en 1981
(à l'initiative notamment de D. Kayser, J.-F. Le Ny, André Lentin).
On se plaît à saluer des « révolutions scientifiques » tous les cinq ans.
L'apparition de la « science cognitive » témoigne d'abord simplement d'un
courant d'intérêt croissant autour de l'Intelligence Artificielle, qui demeure en
tant que technologie le lieu privilégié où collaborent les diverses disciplines qui
participent de la recherche cognitive.
Au demeurant, comme Intelligence Artificielle, l'expression science
cognitive doit être comprise comme un slogan fédérateur. Certains diront :
qu'importe si ce n'est qu'un slogan, pourvu qu'il soit fédérateur.
(iv) Ces dernières années le débat entre cognitivisme et connexionnisme
s'est développé à nouveau au sein des recherches cognitives 26. Il ne nous
retiendra pas ici en lui-même (cf. Rastier, 1988b). Notons seulement que le
cognitivisme intégriste défend l'I.A. dite classique, critiquée notamment par
les philosophes qui se réclament du connexionnisme.
Comme les tenants des deux paradigmes s'affrontent sur tous les plans,
nous assistons à la naissance de deux historiographies divergentes. Des tenants
du connexionnisme "" s'efforcent de réhabiliter la cybernétique - qui aurait été
injustement occultée par le développement de l'I.A. Ainsi J.-P. Dupuy écrit :
Depuis une dizaine d'années, c'est encore sur le langage que se polarisent
les débats au sein des recherches cognitives. Bien qu'ils fassent parfois bon
marché de la linguistique, ils intéressent de plus en plus les linguistes.
Inutile de rappeler à ce propos le célèbre débat Piaget-Chomsky , journée
des dupes qui devait consacrer les thèses cognitivistes de Chomsky et Fodor sur
le langage35. A présent, c'est encore le terrain du langage que les cognitivistes
ont choisi pour conduire leur offensive contre le connexionnisme (cf. Fodor et
Pylyshyn, 1988, contra McClelland et Rumelhart, 1986).
22 François Rastier
NOTES
N.B. : J'ai plaisir à remercier Dominique Béroule, Danièle Dubois, Daniel Memmi et
Yves-Marie Visetti.
1. Il s'est même trouvé des linguistes, comme Hugo Schuchardt, pour estimer que le
concept de langue est une abstraction simplificatrice.
2. Cela transparaît dans la terminologie. L'anglicisme langage naturel est de mise (cf.
Bernard et Feat, 1988).
3. L'intelligence Artificiellen'estmalgrétoutpas une technologie parmi d'autres. Les
26 François Rastier
ambitions théoriques de ses initiateurs, comme les débats philosophiques dont elle a
toujours été entourée, lui confèrent une place à part, de fait sinon de droit.
4. Pour Wittgenstein, la proposition est un tableau vivant (lebendesBild). La
conception dénotationnelle du sens - incompatible avec la linguistique, comme l'a souligné
Saussure - est typique de la philosophie du langage.
5. Cf. Sapir, 1929, p. 162 : « Elle conditionne puissamment toute notre pensée sur les
problèmes et processus sociaux [...]. Deux langues ne sont jamais suffisamment
similaires pour qu'on puisse considérer qu'elles représentent la même réalité sociale.
Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts, et
non simplement les mêmes mondes, auxquels on aurait attaché des étiquettes
différentes ».
6. Sur ce point, cf. Rastier, 1988a.
7. Rendons hommage à la prudence terminologique des collègues qui ont créé en 1 98 1
l' Association pour la Recherche Cognitive.
8. Bien qu'une douzaine d'auteurs prestigieux y aient collaboré, le rapport ne fut
jamais publié.
9. Sur la théorie de la double articulation, cf. Martinet, 1960, pp. 17-19. Les signaux
peuvent être groupés systématiquement pour constituer des signifiants symboliques
(l'exemple des signaux du code Morse est éloquent).
10. Le « niveau subsymbolique » que Smolensky (1986) associe au connexionnisme
paraît correspondre en partie à celui des signaux.
11. Nous laissons à la sagacité du lecteur le souci de situer les sous-disciplines sans
rapport direct avec la linguistique (neuropsychologie, psychophysiologie, etc.).
12. Il n'existe pas de disciplines « interdisciplinaires », développées dans des confins :
on ne construit pas des disciplines avec des traits d'union (psycho-socio-quelque
chose). Une question reste ouverte cependant : une relation interdisciplinaire peut-elle
s'invétérer et constituer une discipline nouvelle - pourvue d'un objet nouveau ?
13. On doit distinguer à ce propos les expériences scientifiques conduites par la
psychologie et les neurosciences des prétendues « expériences de pensée » (Gedankenex-
perimente) de certains philosophes comme Searle ou Dennett, et qui sont de petits
apologues.
14. L'exemple de la psychologie, naguère comptée parmi les sciences sociales, donne
à réfléchir. En France, sous la pression des psycholinguistes chomskiens, elle se trouve
à présent classée parmi les sciences de la vie. Pourquoi la linguistique ne suivrait-elle
pas le même chemin, si l'on songe que « la théorie de GU [la grammaire universelle] est
une composante hypothétique du patrimoine génétique » (Chomsky, 1984, p. 21) ?
15. Marvin Minsky ne disait-il pas : « Une science dynamique n'a que faire de son
passé, elle va de l'avant »(réponseàF. Fogelman-Soulié, citée par Dupuy, 1985, p. 10)
? Cette amnésie moderniste transparaît dans les usages bibliographiques : on ne cite des
dates que leurs deux derniers chiffres. Il semble donc inconcevable que l'on puisse
mentionner des ouvrages des siècles passés. Dans le domaine de la linguistique, où les
théories ne sont pas proprement f alsifiables, on déclare volontiers périmées des théories
simplement démodées, au risque de candidement réinventer l'eau chaude.
Linguistique et Recherche cognitive 27
16. Le rôle des cellules gliales et surtout celui des hormones cérébrales n'était pas
encore mis en évidence.
17. Cf. le titre de la communication présentée par McCulloch au symposium Hixon
(septembre 1948) : Pourquoi l'esprit est dans la tête.
18. Il faudra attendre le début de cette décennie pour que soient formulés des projets
d'architecture concurrents.
19. Dans les milieux de la recherche cognitive, seuls les projets susceptibles d'une
implantation informatique retiennent durablement l'attention.
20. Nous adaptons ainsi une expression de Dennett (High Church Computationalism,
cf. 1986, p. 60).
2 1 . Et comme « la computation présuppose un médium de computation : un système de
représentation » (ibid.) il conclut à l'existence d'un langage de la pensée, qui n'a au
demeurant aucun rapport définissable avec les langues. Il joue le rôle, pour le cerveau,
du langage-machine pour l'ordinateur.
22. « Un discours linguistique apparaît comme un programme applicatif, qui est
construit par un énonciateur pour le proposer à un auditeur. Ce dernier doit faire appel à un
programme de compilation chargé de construire, en passant par des représentations
intermédiaires, les représentations cognitives du discours d'entrée ».
23. Mot sans doute forgé par N. Wiener, et titre de son ouvrage Cybernetics (1948).
24. La paternité contestée de ce slogan revient vraisemblablement à John McCarthy, qui
créa le premier langage de l'I.A., le LISP, et fonda les laboratoires d'I.A. du M.I.T.
(1957) et de Stanford (1963).
25. Representation and Comprehension.
26. Dans son principe, il n'est pas nouveau : en témoigne par exemple l'opposition entre
Turing et McCulloch dans les années quarante.
27. Pour un exposé, cf. Rastier, 1988b.
28. Cf. Aussi P. Livet, 1985. Nous écrivons connexionnisme pour éviter un anglicisme.
29. A la page suivante, il commente toutefois la révélation reçue ce jour là dans des
termes que n'eût pas désavoués Monsieur Jourdain : « J'avais travaillé à une science
cognitive depuis une vingtaine d'années sans savoir comment la nommer » (ibid.).
30. Cf. son article Linguistique et théorie de la communication dont les deux premières
phrases suffisaient à accuser les limites : « Pour Norbert Wiener il n'existe "aucune
opposition fondamentale entre les problèmes que rencontrent nos ingénieurs dans la
mesure de la communication et les problèmes de nos philologues". Il est de fait que les
coïncidences, les convergences, sont frappantes, entre les étapes les plus récentes de
l'analyse linguistique et le mode d'approche du langage qui caractérise la théorie de la
communication » (1963, p. 87).
31. Cf. Mind, LDC, 236, pp. 433-460. Pour une analyse du test, de ses conditions et de
ses présupposés, cf. Rastier, 1987a.
32. Nous ne traitons pas ici de la linguistique informatique, branche de la linguistique
qui utilise des moyens informatiques (cf. Rastier, 1987c). Elle est généralement
confondue avec l'informatique linguistique sous les noms de linguistique computationnelle
(cf. la revue Computational Linguistics) ou de traitement du langage naturel (cf.
28 François Rastier
RÉFÉRENCES