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ÉTHIQUE ET HUMEUR

Le problème épistémologique
de la conservation-restauration
des biens culturels
Pierre Leveau

Le but de cet article est de décrire El objeto de este artículo es describir
el paradigma de la conservación-restauración
le paradigme de la conservation- del patrimonio cultural. Construye un útil crítico –
restauration du patrimoine culturel. llamado « tópica monumental » – interesándose
en los archivos de la disciplina. La utilización
Il construit un outil critique – appelé
de este instrumento le permite definir el lugar
« topique monumentale » – de los conservadores-restauradores en la máquina
en s’intéressant aux archives patrimonial y, más generalmente, su rol en la
institución. La idea es simple : las piezas de la
de la discipline. L’utilisation máquina (espacio, lugar, campo, terreno, territorio,
de cet instrument lui permet de définir área, región) asumen procesos (acoplamiento,
reparto, acordonamiento, anclaje, cierre, alerta,
la place des conservateurs- autoregulación) que producen el paradigma de la
restaurateurs dans la machine conservación-restauración (praxeología, axiología,
casuística, canon, disciplina, esquemas, normas).
patrimoniale et, plus généralement,
La tópica hace la arqueología de ésta y determina el
leur rôle dans l’institution. L’idée est lugar de los profesionales. Su objeto es eliminar los
simple : les pièces de la machine obstáculos epistemológicos que abarrotan su campo.
The gist of this article is to describe the paradigm
(espace, lieu, champ, terrain, of the conservation and restoration of cultural
territoire, domaine, région) supportent heritage. It constructs a critical tool called
monumental topic” through archives of the discipline.
des processus (couplage, partage, The use of this instrument permits one to define the
bouclage, ancrage, verrouillage, place of conservators et restorers in the patrimonial
machine et, more generally, their role in the
saisine, autorégulation) qui produisent
institution. The idea is simple: the pieces of the
le paradigme de la conservation- machine (space, area, field, terrain, domain, region)
restauration (praxéologie, axiologie, support processes (coupling, sharing, locking,
anchoring, auto regulation) which produce
casuistique, canon, discipline, schèmes, the paradigm of conservation and restoration
normes). La topique en fait (praxeology, axiology, casuistic, canon,
discipline, schemas, norms).
l’archéologie et y localise Pierre Leveau
C.V.

The topic exercises an archeology and Doctorant


les praticiens. Son but est d’éliminer localizes the practitioners. The object is de l’université de Provence,
(Aix- en-Provence),
to eliminate the epistemological obstacles
les obstacles épistémologiques qui CEPERC, ED. 356,
that encumber their field. UMR 6059
encombrent leur champ. leveau.p@wanadoo.fr

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D
enis Guillemard pose dans aujourd’hui une réponse administra-
une note de sa thèse une « Un nouvel archiviste tive, en développant le concept de
question qui me préoc- est nommé dans la ville. « conservation intégrée ».
cupe depuis que j’ai commencé Mais est-il à proprement Je me propose dans cet article d’exa-
la mienne : quelle est la place des nommé ? N’est-ce pas sur miner les données du problème.
conservateurs-restaurateurs dans le ses propres instructions La première est liée au statut de la
processus de patrimonialisation2 ? Il qu’il agit ? Des gens conservation-restauration : Est-ce
s’étonnait en 1995 que Jean-Michel haineux disent qu’il est une discipline ou un domaine ? Quel
Leniaud ne les ait pas nommés dans le représentant… d’une rôle les sciences qui l’ont constituée
la liste des médiateurs du patrimoine technocratie structurale1. » hier y jouent-elles aujourd’hui ?
qu’il avait établie trois ans plus tôt3. Quelle place a-t-elle dans l’édifice
La situation a peu changé depuis : Gilles Deleuze du savoir ? Il faudra clarifier le statut
1. Gilles Deleuze : ils n’apparaissent pas non plus dans épistémologique de la conservation-
Foucault, avant-propos,
éd. de Minuit, Paris, celle des spécialistes du patrimoine restauration si l’on veut la localiser
1986, p. 11. que Jean Davallon a dressée en 20054. Il est vrai que dans le champ de la science. La deuxième difficulté est
2. Denis Guillemard, La
Conservation préventive, l’affaire est marginale. Les universitaires ne se trom- liée à la structure des institutions patrimoniales : Com-
une alternative à la pent pas en n’accordant pas de place aux conservateurs- ment fonctionnent-elles ? Quelles tâches confient-elles
restauration des objets
ethnographiques, restaurateurs dans ce processus, car l’acquisition ou le aux conservateurs-restaurateurs et comment coordon-
éd. ANRT, 1995, I.1.1.2. classement d’un bien n’est pas de leur ressort. Mais nent-elles leurs activités à celles des autres groupes
note 28, p. 24.
3. Jean-Michel Leniaud, leurs interventions ne lui donnent pas moins son sens : impliqués ? Il faudra aussi définir la fonction sociale
L’Utopie française, la patrimonialisation serait sans objet sans eux, puisque des praticiens, si l’on veut les localiser dans l’institu-
introduction,
éd. Mengès, Paris, les biens protégés ne pourraient pas être conservés, ni tion patrimoniale. La troisième difficulté vient enfin de
1992, pp. 3-4. transmis. L’absence des conservateurs-restaurateurs de l’histoire que partagent ce groupe et cette structure :
4. Jean Davallon,
Le Don du patrimoine, la liste des médiateurs du patrimoine n’est donc pas Comment l’écrira-t-on ? Reprendra-t-on les termes que
éd. Lavoisier, Paris, une lacune. C’est un problème épistémologique, his- l’on trouve dans les archives pour la raconter ou utilise-
2006, 1.1.4. note 3,
p. 45. torique et social. Les praticiens tentent de lui apporter ra-t-on des concepts appropriés, pour tirer une méthode

LA TOPIQUE MONUMENTALE

L’espace d’une enquête, dont les conclusions convergent et font


apparaître des points de divergence, ou un point de

A ppelons, pour commencer, « espace » l’étendue


illimitée où travaille la machine patrimoniale.
Il s’ouvre à elle : ses limites et ses frontières ne sont pas
rencontre à la croisée des chemins, faisant émerger l’unité
du croisement de trajectoires indépendantes, comme dans un
carrefour. Le lieu est commun, par principe : c’est un point
définies par elle. Elle ne peut lui imposer ses mesures : il de rendez-vous dans l’espace, servant ensuite de point de
ui est étranger. Mais l’inverse n’est pas vrai : il s’impose à repère. La conférence sur l’étude scientifique des peintures
elle, l’englobe et l’informe immédiatement. C’est le dehors, organisée par l’Office international des musées (OIM)
la terre inconnue où elle mène sa première enquêteA. à Rome, en 1930, fut l’un de ces lieux de rencontre.
Dans notre cas, l’arrêté sur la propriété artistique que le Des praticiens, des administrateurs et des chercheurs venus
ministre français de l’Instruction publique prit en septembre de différents pays s’y réunirent pour y confronter leur vue
1925 a, par exemple, ouvert un espace de réflexion à la sur le même sujet. Ils commencèrent à explorer un
Commission internationale de coopération intellectuelle nouveau « champ » d’investigation après cette réunion.
(CICI) qui s’y est installéeB. Il a donné à Jules Destrée et
Richard Dupierreux l’occasion de poser à la Société des Le champ
nations (SDN) le problème de la protection des œuvres
d’art, en lui donnant une nouvelle dimension. Les deux
hommes ont ouvert une enquête et offert un nouvel espace
aux chercheurs. Mais ils durent attendre 1930 pour que leur
S  ur la lancée, distinguons donc les notions de lieu et
de champ, en passant du point à la ligne. Un « champ »
est un espace ouvert et lisse, dont l’exploration s’organise
A. Michel de Certeau,
L’Invention du quotidien, entreprise ait officiellement lieu d’être dans l’institution. à partir d’un lieu, en lignes de fuite et cercles
éd. Gallimard, Paris,
1990, I, ch. IX.
concentriquesD. Il est doté d’un repère : d’un point
B. Pierre Leveau, Le lieu de départ, où tout revient, permettant de l‘arpenter,
« Le problème
historiographique de la
c’est-à-dire de l’explorer méthodiquement et d’y travailler
CRBC », dans CRBC,
n° 26, 2008, pp. 9-12.
C. Aristote, Rhétorique,
II, 26, 1403a. 17.
D  istinguons l’espace et le lieu pour le comprendre, en
faisant de la seconde notion une limite de la première.
Disons qu’un « lieu » est un sujet de discussion, ouvert à
ensemble, sans y perdre. Le champ est un espace
d’investigation, se déployant au voisinage d’un lieu.
La rédaction du Manuel de conservation et de restauration
D. Emmanuel Kant,
Critique de la faculté de
la réflexion mais clos par définitionC. C’est l’aboutissement des peintures, commencé en 1932 et finalement publié par
juger, introduction, II.

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de leur étude ? Il faudra en effet soumettre les discours à la méthode qui permet de ramener un concept à sa
à la critique si l’on veut localiser celui des conserva- source pour juger de sa valeur et de son sens6. Ce fut
teurs-restaurateurs dans les archives de l’institution. La aussi celui de Nietzsche, dont la « généalogie » dé-
principale difficulté est donc, ici, méthodologique : elle couvre des modes de vie sous des théories7. Ils inspi-
consiste à ne pas dissocier les données du problème que rèrent Foucault lorsque celui-ci étudia la structure du
l’on vient de poser. Quelle méthode adopter ? Quels discours pour comprendre comment les disciplines se
outils utiliser pour traiter simultanément tous ces as- forment8. Tâchons de forger après eux les outils d’une
pects ? critique de la conservation-restauration ; elle ramènera
Pierre Livet et Frédéric Nef ont récemment consacré ces concepts à leur source, pour définir les limites de
au sujet un livre qui apporte quelques éléments de ré- leur usage légitime. Elle n’en éliminera aucun mais les
ponse5. Commençons par étudier la structure qui nous remettra en place pour éviter qu’ils ne deviennent des
intéresse, pour comprendre son fonctionnement et en obstacles épistémologiques. Le premier moment de ce
5. Pierre Livet et
connaître le produit. Il s’agit de localiser la discipline projet, baptisé « topique monumentale », consiste à Frédéric Nef, Les Êtres
dans le savoir, le groupe dans l’institution et le discours inspecter le monde qui nous intéresse, en répertoriant sociaux, éd. Hermann,
Paris, 2009, ch. 4 et 6.
dans l’archive. méthodiquement ses sources. Cela revient à démonter 6. Emmanuel Kant,
la machine institutionnelle pour inventorier ses pièces Critique de la raison
pure, Paris,
La topique monumentale et en faire les plans. éd. Gallimard, 1980,
La Pléiade, t. I, p. 994.
Distinguons pour cela les notions d’espace, de lieu, de La conservation-restauration 7. Frédéric Nietzsche,
La Généalogie de la
champ, de terrain, de territoire, de calque, de carte, Cette douzaine de concepts donne une vue d’ensemble morale, avant-propos,
§ 2-6.
de plan, de paysage, de domaine et de région. On se du monde de la conservation-restauration qui émerge 8. Michel Foucault,
fera ainsi une idée du nouveau monde de la conserva- depuis 1926. Appelons provisoirement ici « conserva- L’Ordre du discours,
éd. Gallimard, Paris,
tion-restauration. On pourra en donner une définition tion-restauration » le calque de la carte des biens cultu- 1971, pp. 68-72.
abstraite. Mais on forgera surtout les outils de sa cri- rels. C’est la pièce maîtresse de la « machine patrimo- 9. Henri-Pierre Jeudy,
La Machinerie
tique. Celle-ci s’inspire d’un projet déjà formulé par niale9 », qui transforme un objet donné en patrimoine patrimoniale, éd. Sens
Kant : il donne le nom de « topique transcendantale » protégé. Elle agit comme un filtre, en sélectionnant & Tonka, Paris, 2001.

l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) Le territoire


en 1939, fut l’un de ces champs d’investigation. Son plan
suit les pistes des chercheurs qui l’ont arpenté durant neuf
ans, en tirant des lignes dans l’espace depuis un lieu
commun et en y revenant périodiquement pour rendre
M  ais les gouvernements n’attendent pas les chercheurs
pour administrer leurs territoires ; ils y instituent
spontanément un ordre qui ne répond pas toujours aux
compte de leurs travaux au coordinateur de l’ouvrage, attentes du terrain. Réservons donc le nom de « territoire »
Harold Plenderleith. à l’espace institutionnel où les activités sont contrôlées,
gérées et dirigées par l’État ou l’un de ses relais. Il est
Le terrain bouclé, strié, normé et quadrilléF ; ses lieux sont des centres
d’organisation, des directions ou des instituts : ce sont les

L e champ devient un terrain lorsque les diamètres issus


du centre se bouclent pour qu’une surface émerge
de ces lignes fuyantes. Réservons donc le nom de « terrain »
nœuds d’un réseau centralisé, conçus pour recevoir des
informations, transmettre des ordres, exécuter des missions.
Sa ligne de conduite est dictée par les décrets ou les lois
à l’espace clos de la recherche scientifique. Ouvert à tous qui organisent le champ d’action du pouvoir et découpent
les savants, il est fermé aux autres : exclusivement consacré l’espace. À la croisée des chemins de l’Administration,
à la connaissance, il est hermétique, doté de procédures l’État confie aux directions la tâche de défendre
et de lois spécifiques. Il est surtout finalisé et orienté. les frontières qu’il trace. Il s’agit moins de savoir que de
Sa constitution particulière en vue d’une fin déterminée pouvoir : dans le territoire, les administrateurs occupent le
le sépare du voisinage et définit ses frontières. terrain et superposent leurs exigences à celles des savants.
Le terrain est le champ très limité de la science, qui
tâche d’en exploiter les ressourcesE. Après la Conférence Le calque
d’Athènes, Jules Destrée invita ainsi les États membres de

E
E. André Leroi-Gourgan,
l’OIM à concéder aux savants le terrain qu’ils avaient mis   n France, la création le 9 avril 1937 de la Commission Le Geste et la parole,
au jour. Les conclusions qu’il a tirées de leurs travaux restauration des peintures des Musées nationaux par XIII, éd. Albin Michel,
Paris, 1965, pp. 152-157.
furent d’abord approuvées par une résolution de la CIC, arrêté ministériel institua, par exemple, un « territoire » F. Gilles Deleuze
puis par une recommandation de la SDN, reconnaissant en où le directeur général des beaux-arts, Georges Huisman, et Félix Guattari,
Mille plateaux, 12,
1932 l’existence de cette communauté scientifique. redistribua les cartes du pouvoir. Cette commission avait pour éd. de Minuit, Paris,
1980, pp. 435-437.

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les informations qui l’intéressent dans le bien qu’elle c’est-à-dire des terrains ou des territoires, et plus gé-
prend à ses filets. Elle actualise les données qui corres- néralement de toutes les données situées sur un même
pondent à ses valeurs et laisse le reste à l’état virtuel. plan. La géologie est l’étude des secteurs, c’est-à-dire
Elle déterritorialise ainsi les objets qu’elle reterritoria- de l’articulation des niveaux et des profils qu’ils dé-
lise ensuite, en les inscrivant dans un système de règles, finissent sur différents plans. La topologie étudie en-
de lois et de normes différent du leur. La question est fin les paysages, c’est-à-dire la forme particulière des
de savoir si la déterritorialisation qu’implique la patri- réseaux du domaine et les types de ponts qui existent
monialisation est une détérioration10. Notons seulement entre eux. J’appelle géographie des réseaux patrimo-
ici que la conservation-restauration est un médium, qui niaux ces compléments de la topique, nécessaires à la
10. Pierre Leveau, « Le fonctionne comme un calque. critique.
problème ontologique de
la CRBC », dans CRBC,
n° 27, 2009, pp. 9-12.
11. Madeleine Hours,
La géographie des réseaux patrimoniaux Un exemple :
Analyse scientifique Cette définition signifie qu’il est vain d’étudier la disci- le concept d’interdisciplinarité
et conservation pline indépendamment des réseaux qui la structurent : Mettons-la à l’essai sur le concept d’« interdisciplina-
des peintures, Société
française du livre, Paris, elle fait de leur connaissance historique le préalable de rité ». Les philosophes et les sociologues font circuler
1976, p. 112. son étude épistémologique et renvoie le tout aux ar- ce terme dans les réseaux de l’UNESCO dès 1969 : il
12. ICOM-CC, « Le
conservateur-restaurateur : chives. Elle fait aussi de l’objet patrimonialisé un en- s’agit d’éliminer les notions de science « auxiliaire »,
une définition de la semble de calques collés sur des cartes et se donne un ancillaire ou annexe, qui établissent une hiérarchie
profession », §3.8,
Copenhague, 1984. premier outil d’analyse. Les concepts, les objets et les entre disciplines qu’ils disent « connexes ». En France,
13. Paul Philippot, documents sont pour elle des hybrides qu’il convient on voit apparaître ce terme pour la première fois dans
Bulletin de l’ICCROM,
Chronique n° 12, 1986. d’analyser en assignant à chaque élément son lieu, la machine patrimoniale en 1976, sous la plume de Ma-
14. Ségolène Bergeon, conformément au projet de la topique : celle-ci doit deleine Hours : la directrice du LRMF note que le pro-
« L’interdisciplinarité en
conservation-restauration opérer un premier tri en séparant ce qui vient du terrain blème de la conservation des peintures fait alors l’ob-
des biens culturels », et ce qui relève du territoire, pour dissocier les calques jet d’une recherche interdisciplinaire11. On le retrouve
19 août 1994, révisé
le 9 octobre 1995, et les cartes. C’est le début de la critique. Dotons pour ensuite à l’ICOM-CC en 1984, dans le document dé-
puis le 18 mars 1997, cela la topique d’outils topographiques, géologiques et finissant la profession de conservateur-restaurateur :
version intégrale
non publiée. topologiques. La topographie est l’étude des niveaux, les rédacteurs stipulent que les praticiens doivent être

LA TOPIQUE MONUMENTALE

mission de contrôler les choix de restauration, à l’entrée fournissaient la carte dont il n’avait plus qu’à filtrer les
des ateliers, et l’exécution des travaux à la sortie, c’est-à-dire données pour valider son itinéraire ou en tracer un autre.
de réguler un flux. Elle était secondée dans cette tâche par
un comité technique, chargé à la demande de René Huyghe Le plan
de l’instruire en amont et de suivre en aval ses prescriptions.
Conçue comme une interface entre le savoir et le pouvoir,
la commission composée de savants et de représentants
officiels devait servir à administrer le territoire émergeant
I  l faudra donc toujours distinguer ici deux plans au moins
et passer de la surface au volume pour en étudier
les rapports. Le « plan » donne l’organisation de l’espace.
de la restauration autant qu’à moderniser ses pratiques Disons que c’est un réseau : un système d’éléments
sur le terrain. Dans le langage des géographes, elle donnait interconnectés. Il en existe autant qu’il est de dimensions de
le « calque » de sa « carte ». l’espace et de façons d’en organiser les données. Appelons
ces plans des « niveaux », lorsqu’ils sont horizontaux,
et des « secteurs » – versants ou profils – lorsqu’ils sont
La carte
verticaux. Un terrain et sa carte, d’une part, un territoire

C   ontrairement aux calques, les « cartes » se font sur


le terrain : elles en sont des projections transparentes
et variées, permettant de s’y situer et d’y évoluer. Les
et son calque, d’autre part, ne sont pas au même « niveau ».
Ils ne sont pas construits sur le même plan ; leurs réseaux ne
sont pas isomorphes. Mais ils sont interconnectés et forment
« calques » se posent ensuite sur elles : ils en font apparaître ensemble un même « secteur ». Situé sur le même versant,
certains traits et en occultent d’autres, ou leur ajoutent des leur rapport définit un même profil. Celui des musées diffère
données ; ils lui en imposent autant qu’ils en sélectionnent de celui des monuments. La coupe qui va du territoire
et servent à l’aménagement du territoire. Le calque est au terrain définit le secteur où s’articulent ces niveaux
l’instrument du pouvoir, tandis que la carte est le produit du et en montre les plans de clivage ou les zones de dévers.
savoirG. Ils vont ensemble et peuvent s’opposer, l’utopie, ou
le non-lieu, étant de croire qu’ils puissent un jour coïncider.
Le paysage
C’est ainsi que la Commission de restauration calquait

G. Ibid., 1,
éd. de Minuit, Paris,
1980, pp. 19-23.
ses décisions sur les choix du comité : le constat d’état
et les propositions de traitement que celui-ci faisait lui C haque plan, niveau ou secteur, a donc une forme
particulière qui en dessine le « paysage ». Convenons

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formés à l’interdisciplinarité, qui est le cadre normal de on parle ensuite de « dialogue » autour des œuvres
leur activité12. L’usage du terme se banalise ensuite au et de collaboration scientifique, selon le mot de Paul 15. Ségolène Bergeon,
Centre intergouvernemental de conservation et de res- Coremans19. C’est finalement la fusion du comité de Science et patience,
tauration des biens culturels (ICCROM), où Paul Phi- l’ICOM pour les peintures avec celui des laboratoires la restauration
des peintures,
lippot avait importé ce concept de l’UNESCO dix ans en 1967 qui a offert au concept d’interdisciplinarité introduction, pp. 13-14.
plus tôt : en 1986, le directeur du le terrain où il put s’implanter : 16. Pierre André
Lablaude,
centre tourne une page de l’histoire les conservateurs et les historiens « La restauration :
de la discipline en annonçant que Appelons d’art, qui s’étaient regroupés dans science ou pratique »,
Science et conscience
son progrès ne dépendait plus de la provisoirement ici le premier, ont dû apprendre à du patrimoine,
technique mais de l’élargissement « conservation-restauration » travailler avec les scientifiques et Actes des entretiens
du patrimoine,
du débat interdisciplinaire qu’elle le calque de la carte les restaurateurs du second, dans 28-30 novembre 1994,
implique13. On le voit alors reve- des biens culturels. le nouvel ICOM-CC. La barrière éd. du Patrimoine,
Paris, 1997, p. 209.
nir en France : Ségolène Bergeon C’est la pièce maîtresse de était déjà tombée lorsque l’inter- 17. CICI, Manuel
l’adopte en 199414, après avoir la « machine patrimoniale », disciplinarité fit son entrée dans le de conservation et
de restauration
abandonné celui de « pluridisci- qui transforme un objet vocabulaire français par la porte du des peintures, préface.
plinarité15 », récusé la même année donné en patrimoine ministère au Plan. En 1971, l’État 18. ICOMOS, Charte
internationale sur
par Pierre-André Lablaude16. protégé. attribue une dotation prioritaire la conservation
Cette histoire appelle plusieurs aux programmes de recherche qui et la restauration des
monuments et des sites,
remarques. La chose existait bien rassemblent plusieurs disciplines art. 2, IIe Congrès
avant le mot : dès 1932, le principe de « coopération autour d’un thème donné : il définit les axes du dé- international ATMH,
Venise, 1964.
intellectuelle », défini par la commission du même veloppement scientifique, en mutualisant les moyens 19. André et Paul
nom dans le champ de la conservation, invitait déjà des qu’il met à sa disposition20. Après le premier choc pé- Philippot, « Paul
Coremans : le promoteur
savants de différentes disciplines à mettre les moyens trolier, il annonce dans le VIe Plan de développement du dialogue avec
17
dont ils disposaient au service d’une même fin . Après économique et social qu’il ne financera plus que ce qui le restaurateur »,
Bulletin de l’IRPA, VIII,
que l’UNESCO a remplacé la Commission interna- économise ses dépenses, et prend ainsi en marche le 1965, pp. 68-71.
tionale de coopération intellectuelle (CICI) en 1945, train de l’interdisciplinarité, lancé en 1969 par la ré- 20. JORF,
16 juillet 1971,
jusqu’à l’adoption de la Charte de Venise en 196518, forme de l’Université. annexe C.2, pl. 175.

d’employer ce terme pour désigner la structure réticulaire nous intéresse, la création de l’ICCROM, en 1959,
de l’espace, c’est-à-dire l’organisation des réseaux reliant sous l’égide de l’UNESCO, en lien direct avec l’ICR, l’IIC
les éléments d’un même plan. Assurant son unité et sa et l’IRPA, édifia un pont entre les nations permettant aux
cohésion, il a toujours une histoire, liée au terrain ou au réseaux gouvernementaux de s’interconnecter.
territoire sur lequel il est ancré. Il en explique l’architecture C’est le pont-réseau où s’articulent les plans : le point
singulière et change d’un niveau ou d’un secteur à l’autre. de « ressources » intergouvernemental où s’échangent
Le paysage est la trame de l’espace, donnant son relief des informations dont dépend la cohérence du domaine.
au plan. L’arrêté de création de la Commission de
restauration des peintures décrit celui du territoire qui
La région
émergea sur le versant des Musées en 1932. La liste qui
nomme ses membres de droit par leur fonction ne tisse pas
seulement un réseau hiérarchique entre individus. Elle
rattache surtout celui qu’elle institue à tous ceux auxquels
L ’émergence de ce dernier s’accompagne enfin d’un
découpage de l’espace qui l’entoure en « régions ».
Désignons par ce terme l’ensemble des réseaux extérieurs
ils appartiennent déjà et poursuit ainsi le maillage d’un nécessaires à la maintenance de son activité ou à celle
terrain qui n’était pas suffisamment couvert pour être contrôlé. de l’un de ses secteurs. Les régions regroupent autour de
ses plans tous les systèmes auxquels ils sont connectés, mais
qui n’appartiennent pas au même domaine que lui. Elles le
Le domaine
replacent ainsi dans l’espace absolu d’où il s’inscrit et lui

D  isons pour clore cette affaire que cet ensemble stratifié


de réseaux interconnectés forme un « domaine ».
Appelons ainsi l’espace dont tous les plans s’assemblent
donne un nouveau voisinageI. La région est l’écosystème
nécessaire à l’entretien d’un élément de la machine. Cette
nébuleuse aux frontières floues déborde celles du domaine
H. Michel Foucault,
« Des espaces autres
(1967), hétérotopies »,
pour concourir à une même fin. L’interconnexion des et relie son espace clos au-dehors. La conservation- dans Architecture,
Mouvement, Continuité,
niveaux donne les secteurs et celle des secteurs constitue restauration s’appuie, par exemple, sur des réseaux de n° 5, octobre 1984,
le domaine. Il émerge ainsi en construisant des ponts entre l’industrie fabriquant une gamme de produits spécifiques pp. 46-49.
I. Emmanuel Kant,
ces versants. Ces nouveaux nœuds de la toile qu’il tisse en et sur un système éducatif donnant aux citoyens les repères Du premier fondement
d’autres lieuxH en fédèrent tous les plans ; ils en relient les historiques sans lesquels le patrimoine ne peut fonctionner. de la différence des
régions dans l’espace,
réseaux et en stabilisent les champs. Dans le domaine qui Ce sont deux régions connexes au domaine. éd. Vrin, Paris, 1978,
pp. 91-98,.

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Concluons-en que l’Administration a moins défini sous profil particulier sur d’autres, sous prétexte d’unifier le
ce nom une pratique qu’une ligne budgétaire. Made- domaine, alors que leurs paysages et leurs régions sont
leine Hours, qui siégeait aux réunions préparatoires du différents, comme c’est le cas des musées et des monu-
Plan21, n’ignorait rien de l’affaire : l’interdisciplinarité ments. Le même processus est à chaque fois à l’œuvre :
n’est pas une révolution scientifique mais une opportu- il consiste à transférer un concept d’un plan sur l’autre,
nité administrative et une manne financière. Ségolène où il crée un obstacle au lieu d’ouvrir une voie. On
Bergeon le comprit aussi lorsqu’elle adopta l’idée, tout suivra ailleurs ces ombres portées, qui encombrent le
en participant aux réunions sur le Plan national de res- champ de la recherche. Appelons déjà « illusion mo-
tauration initié par le ministère. Entre 1976 et 1996, la numentale » ce défaut de perspective, en souvenir de
promotion de l’interdisciplinarité fut la stratégie choi- celle déjà définie par Kant : comme l’illusion transcen-
sie par la directrice du laboratoire et celle des ateliers dantale consiste à prendre les formes de la sensibilité
de restauration pour rappeler à ce dernier qu’il n’y a pas et les catégories de l’entendement pour des détermina-
de recherche sans budget22. tions des choses en soi23, celle-là consiste à croire que
L’idée eut ses partisans et ses détracteurs. L’analyse le découpage d’un plan particulier puisse valoir dans
qu’on en fait ici ne prend pas parti : la topique ne juge tout le domaine. Elle confond le calque et la carte dans
pas mais remet les idées en place en ramenant cha- la quête de l’unité. Sa forme la plus fréquente consiste à
cune à son lieu pour en saisir prendre des principes adminis-
le sens. L’interdisciplinarité tratifs pour des vérités scienti-
est un calque, non une carte. Elle emprunte fiques. Elle met tragiquement
Administrativement efficace, ses principaux concepts le terrain au service du terri-
ce concept donne cependant à la théorie des graphes toire et voit, par exemple, le
peu à penser. On peut le situer – sommets, chemins, densité, concept d’interdisciplinarité
dans la machine patrimoniale connexité, intensité, distance, démembrer son objet en autant
en donnant ses coordonnées degré, antiracine, de disciplines qu’il est de ma-
géographiques. La topographie trou structural. Mais elle ne fait tériaux constitutifs. Il brise son
indique son niveau : l’idée ne ni de la dyade, ni de la triade, unité et renvoie la multiplicité
vient pas du terrain, mais d’un sa structure de base : de ses données aux secteurs
territoire qu’elle sert à défendre elle choisit plutôt correspondants en croyant
et à promouvoir. La géologie des processus comme éléments, faire l’inverse. Il fait obstacle
localise son secteur : elle ap- après Pierre Livet à l’émergence de la discipline,
paraît dans celui des musées, et Frédéric Nef. dont il assurait la promotion
plus précisément sur le plan de Cet engagement ontologique administrative, en posant sur
clivage des laboratoires, de la lui fait aborder les disciplines, lui le calque du pouvoir. Le but
recherche et de la restauration, les groupes et les archives, de la topique est de dissiper ces
qui lui donne un profil parti- comme des réseaux issus illusions qui engendrent des
culier. La topologie découvre des mêmes processus. confusions. Elle veut montrer
enfin les réseaux qui l’ont dif- comment un outil théorique
fusée : ceux des « Plans », an- peut devenir un obstacle épis-
crés dans la région de la prospection et du financement témologique et verrouiller la pensée. Elle aura validé
par l’État centralisé et jacobin. La topique situe ainsi son hypothèse quand elle aura découvert les cartes sous
ce concept dans la machine patrimoniale. En donnant les calques ou les pratiques de terrain qu’arraisonnent
ses coordonnées géographiques – niveau, secteur, ré- les théories des territoires.
seaux –, elle établit sa généalogie. Elle le situe dans les
archives et en fait l’archéologie. La machine patrimoniale
L’illusion monumentale L’ontologie des processus
21. Magdeleine Hours,
Une vie au Louvre,
Il ne faut donc pas se tromper sur le sens de notre cri- Associons pour cela des processus aux éléments de la
éd. Robert Laffont, Paris, tique. Ce n’est pas une purge, car la topique n’élimine topique. Il s’agit de construire les réseaux auxquels
1986, pp. 217-218
et 227-228.
aucune idée ; elle tâche de redresser les perspectives en elle renvoie pour expliquer le fonctionnement de la
22. Ségolène Bergeon, découvrant dans la transgression des genres le principe machine patrimoniale. Ces processus sont le couplage
Marie Berducou,
Pierre-Emmanuel
d’une illusion qui entrave le développement de la dis- pour l’espace, le partage pour le lieu, le bouclage pour
Nyeborg, « La recherche cipline, en changeant des concepts utiles en obstacles le champ, l’ancrage pour le terrain, le verrouillage
en conservation-
restauration :
épistémologiques. L’illusion consiste à projeter le dé- pour le territoire, la saisie pour le domaine et l’autoré-
pour l’émergence coupage conceptuel d’un plan sur un autre, où il n’a plus gulation pour les régions. Le dispositif se justifie pour
d’une discipline »,
Techne, n° 6, 1997,
cours. Jouant entre ces plans, elle touche les niveaux trois raisons au moins.
p. 108, note 38. autant que les secteurs. Par exemple, une administra- Premièrement, nos processus ne sont pas importés mais
23. Emmanuel Kant,
Critique de la raison
tion organise son territoire en imposant sur le terrain extraits du flot des archives. Ils renvoient aux procé-
pure, Paris, des distinctions qui n’y ont pas de sens, comme celle dures mises en œuvre par les services qui les ont pro-
éd. Gallimard,
La Pléiade, 1980, t. I,
du support et de la couche picturale dans le secteur des duits dans le domaine qui nous intéresse. Ils définissent
pp. 1012-1015. musées ; de même, un secteur donné peut projeter son un système de classement pour tous leurs versements.

14
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

LA MACHINE PATRIMONIALE

Le couplage
sommets sont adjacents : la distance qui les sépare

A ppelons « couplage » le premier d’entre eux,


consistant à lier des éléments dans l’espace pour
constituer des systèmes. Le couplage associe des
est minimale, tandis que le nombre des chemins qui les relie
est à son maximumK. Appelons « cliquage » la constitution
de ce type de réseau, parfaitement dense, connexe
compétences ou des individus initialement indépendants. et robuste. Les premières conférences internationales
Formant des couples par conjonction, il donne le choix sur la conservation sont, par exemple, organisées par une
entre ses termes, par disjonctionJ. Il offre ainsi clique de cinq membres de l’OIM : Jules Destrée, Richard
des possibilités et produit les premiers éléments des Dupierreux, Daniel Baud-Bovy, Richard Grault et Euripide
réseaux : les nœuds, les chemins et les bifurcations, d’où Foundoukidis. Ils décrivent à partir de 1932 la profession
émergent des propriétés collectives, irréductibles à celles de restaurateur comme un cliquage de compétences
de ses composantes. En 1936, la plupart des membres du indépendantes. Les référentiels d’aujourd’hui présentent
comité technique de la commission sont, par exemple, encore cette activité comme un réseau hiérarchique
des « peintres restaurateurs ». Cette double compétence de processus connexes.
leur donne d’abord le choix entre deux activités, puis fait
de leur profil particulier une spécialité, à l’instar de Jacques Le partage
Maroger et Jean-Gabriel Goulinat. Appartenir à cette

L
J. Pierre Livet
commission donne en plus à ses membres une nouvelle es cliques ainsi constituées développent ensuite leurs et Frédéric Nef,
qualité et confère en retour à l’assemblée une autorité réseaux dans des lieux de partage où s’organise Les Êtres sociaux,
éd. Hermann, Paris,
qu’aucun d’eux n’a par lui-même. la communication. Un « partage » est un transfert ou un 2009, ch. 4.1.
échange d’informations sur un sujet donné : il intègre un K. Pierre Parlebas,
Sociométrie, réseaux
La clique ou le cliquage individu à un réseau, et étend ce dernier, mais en diminue et communication,
aussi la densité, en augmentant la distance géodésique entre Paris, éd. PUF, 1992,

L
ch. 3 et 5.
e couplage permet ainsi de constituer des réseaux, ses sommets. Il constitue des réseaux adjacents aux cliques L. Ikujiro Nonaka et
dont la forme la plus élémentaire est la clique. par connexions successives. Le partage en unit les membres, Hirotaka Takeuchi, La
Connaissance créatrice :
Une « clique » est un ensemble dont tous les membres, en même temps qu’il les sépare de ceux qui n’ont pas accès la dynamique de
ou éléments, communiquent directement. Ils sont aux informations diffuséesL. L’organisation de la Conférence l’entreprise apprenante,
éd. De Boeck Université,
immédiatement connectés et forment un réseau dont tous les de Rome conduisit ainsi les pays participants à composer Paris, 1997,
ch. 1-2 et 8, .

15
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

Les repères qu’ils donnent ne sont pas administratifs. degré, antiracine, trou structural25. Mais elle ne fait ni
Ils ont une valeur épistémologique et correspondent de la dyade, ni de la triade, sa structure de base : elle
aux différents moments de l’institutionnalisation de la choisit plutôt des processus comme éléments, suivant
discipline. Ils sont opérationnels et servent à localiser en cela Pierre Livet et Frédéric Nef26. Cet engagement
ses sources. ontologique lui fait aborder les disciplines, les groupes
Deuxièmement, le recours à ces processus évite de et les archives comme des réseaux issus des mêmes
diviser artificiellement le domaine en dissociant son processus (fig. 1).
approche sociologique, épistémologique et historiogra-
phique. Ils permettent d’étudier simultanément l’émer- L’institution patrimoniale
gence d’une discipline scientifique, l’organisation d’un Cette seconde série de concepts donne une idée du
groupe social et la production d’archives : ils rendent fonctionnement de la machine patrimoniale. C’est un
compte de leur interaction et servent à en écrire l’his- ensemble stratifié de réseaux ramifiés, répartis en deux
toire à l’aide des mêmes concepts, sans séparer dans le couches principales. Ceux de la première assurent son
discours ce qui est uni dans les faits. activité primaire. Ils forment un ensemble peu dense,
Troisièmement, l’introduction de ces processus dans la dont toutes les composantes sont connexes, chacune
topique améliore ses performances critiques, en préci- ayant sa clique. Ceux de la seconde s’ancrent sur eux et
24. Georg Simmel,
sant sa géographie. On pourra, grâce à eux, construire en assurent le contrôle : ce sont les réseaux d’activités
Sociologie et les réseaux qui donneront du relief à ses plans et di- secondaires, de verrouillage, saisine et autorégulation
épistémologie, éd. PUF,
Paris, 1981.
versifieront ses paysages. Leur variété augmentera sa des réseaux d’activité primaire. La machine patrimo-
25. Pierre Mercklé, précision en multipliant ses possibilités d’attribution : niale que l’on vient de décrire ne « construit » rien ; elle
Sociologie des réseaux
sociaux,
elle peut renvoyer les concepts, ou les arguments qu’on ne produit pas de nouveaux objets et a pour mission de
éd. La Découverte, Paris, lui soumet, à tous les réseaux que lui découvrent les conserver ceux qui existent déjà. Elle ne les « consti-
2004, ch. II, IV et V.
26. Pierre Livet et
archives, après les avoir localisés et avoir repéré leurs tue » pas non plus : son but n’est pas d’étudier leur
Frédéric Nef, Les Êtres connexions. structure ou d’expliquer leur création, mais d’en pro-
sociaux – Processus et
virtualité, éd. Hermann,
Notre géographie des réseaux reprend ainsi l’idée de longer l’existence pour les transmettre aux générations
Paris, 2009, ch. 4. « géométrie sociale » de Simmel24. Elle emprunte ses futures. Si elle ne les construit pas et ne les constitue
27. Pierre Livet,
Les Normes, éd. Armand
principaux concepts à la théorie des graphes – som- pas non plus, disons donc qu’elle les « institue27 » : elle
Colin, Paris, 2006, ch. 3. mets, chemins, densité, connexité, intensité, distance, requalifie les objets qui lui sont confiés en leur donnant

LA MACHINE PATRIMONIALE

des délégations, et l’OIM à constituer des groupes de tra- L’ancrage


vail, où l’information se mutualisa. Des spécialistes
s’associèrent ; de nouvelles connexions s’établirent.
Des réseaux adjacents aux cliques émergèrent, dont les
L es conflits mettent les réseaux à l’épreuve, et les
sociologues ont remarqué que la pérennité de ces
structures dépend moins de leur densité, ou de leur
degrés des sommets définissaient déjà les composantes connexité, que de l’intensité des liens qui unissent leurs
de la discipline à venir. membres. Le paradoxe est que les liens faibles favorisent
la cohésion sociale et que les trous structuraux augmentent
l’efficacité des réseauxN. Utilisons le terme « d’ancrage »
Le bouclage
pour parler de l’installation d’un réseau sur un plan, ou de

C   elle-ci n’a pu naître de ce réseau partagé qu’après


que son champ a été bouclé. Appelons « bouclage »
l’opération consistant à ramener en un point toutes
la connexion d’un réseau secondaire sur un réseau primaire.
L’intensité de ce lien conditionne la pérennité de leur
activité. C’est pourquoi l’OIM a pris ses distances avec la
les lignes de partage d’un champ. Leur couplage total CICI et l’IICI, dès sa création en 1926 ; la faiblesse des
ou partiel limite l’extension du réseau et la prolifération des liens qui le rattachaient à la SDN a diminué les contraintes
connexions ; il trace un chemin entre chacun de ses sommets structurelles qu’elle exerçait sur lui. En maintenant son
et en maintient la connexité. Le bouclage fait émerger un ancrage, mais en minimisant son intensité, il a réussi à
intérêt commun d’une communauté d’intérêts, en intégrant pérenniser son activité : le Japon et l’Allemagne en sont
toutes les frontières du planM. La nécessité d’organiser une encore membres en 1934, après avoir quitté la SDN.
conférence internationale sur la protection du patrimoine
M. Pierre Livet,
Penser le pratique,
en temps de guerre à partir de 1936 obligea, par exemple, Le verrouillage
éd. Klincksieck, Paris, les membres de l’OIM à boucler précipitamment le champ

A
1979, ch. III.
N. Linton Freeman,
d’investigation que les chercheurs exploraient depuis ncrer un réseau dans une institution ne suffit pas à
« The sociological dix ans. Les réseaux de tous les secteurs concernés durent l’instituer. Il faut que des réseaux secondaires
concept of group: an
empirical test of two
se connecter pour résoudre une même difficulté politique, s’ancrent sur lui pour le contrôler et maintenir ou réguler
models », American juridique et technique. La discipline boucla son champ ses activités. Appelons « verrouillage » le contrôle qu’exerce
Journal of Sociology,
98 (1), juillet 1992,
en rapportant tous ses moyens à une même fin. un réseau sur un autre du même secteur. Il est interne, mais
pp. 152-166.

16
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

un nouveau statut juridique et une autre fonction so- les limites du champ de la conservation-restauration et
ciale, sans leur faire perdre leurs qualités initiales. C’est les usages que la machine patrimoniale fait des objets
sa mission essentielle : elle soumet ces biens à d’autres qu’elle prend au filet.
lois – celles du Code du patrimoine – qui les font cir-
culer dans d’autres réseaux – ceux de sa Direction – où La maintenance du réseau
ils fonctionnent différemment – de l’exposition à l’ap- Ce processus donne peut-être la clef de la structure. Si
pel d’offre. Elle transforme les œuvres en patrimoine. elle fonctionne ainsi, patrimonialiser un objet consiste à
Cette requalification juridique et modifier ses repères, en actualisant
sociale peut accidentellement pro- certains et en suspendant d’autres.
duire des changements matériels La machine patrimoniale Ce n’est donc ni le construire, ni
et formels, qui font prendre leur transforme les œuvres le constituer, mais en instituer un
déterritorialisation pour une dé- en patrimoine. nouvel usage en le connectant aux
gradation : le public s’interroge Cette requalification réseaux qui vont le requalifier. À
régulièrement sur les critères de juridique et sociale peut chaque repère, ou point d’ancrage,
jugement de l’institution. Les ob- accidentellement produire de la machine patrimoniale corres-
jets physiques ont en effet de mul- des changements matériels pond un seuil d’alerte qui active
tiples qualités, donnant prise à au- et formels, qui font prendre ses connexions. Leurs perturba-
tant d’usages. Ils ne sont pas tous leur déterritorialisation tions déclenchent des procédures
compatibles, et l’actualisation de pour une dégradation : de maintenance et de contrôle, qui
certains en laisse d’autres en sus- le public s’interroge actualisent certains trajets entre
pens, à l’état virtuel. La machine régulièrement sur les critères ses plans, dans ses réseaux. La
patrimoniale ne peut fonctionner de jugement de l’institution. machine donne l’alerte dès qu’elle
que si elle parvient à repérer puis à les perd, c’est-à-dire lorsque ses
isoler dans l’objet les qualités cor- connexions et ses points d’ancrage
respondant à l’usage qu’elle veut en faire et à définir sont menacés. Ils le sont lorsque la distinction du vir-
les trajets qui y mènent. Les traits qu’elle sélectionne tuel et de l’actuel qu’elle définit dans un objet est mo-
ainsi sont les points d’ancrage qui relient ces biens à difiée : les repères que la patrimonialisation laisse en
son réseau d’activité. Ces repères objectifs définissent suspens s’actualisent, tandis que ceux qui l’y ancrent

ne peut être total, et ne porte que sur les étapes décisives commensurables ces petits mondesP. En France, tous les
de son activité. Ces interventions ponctuelles font diplômes de restauration délivrés par les écoles publiques
apparaître une série de repères dans le réseau primaire, qui ou privées furent contrôlés à partir de 1992 par une
sont les points d’ancrage du réseau secondaireO. Ces points commission technique d’homologation, créée vingt ans plus
singuliers donnent une forme contrôlable à l’activité, en tôt pour évaluer le niveau des formations dans tous
superposant un calque à sa carte qui le déborde largement. les domaines. La Commission nationale de certification
En France, la création le 15 avril 1935 d’un jury d’examen professionnelle a aujourd’hui hérité de cette mission.
autorisant certains restaurateurs à travailler pour
les Musées nationaux, puis d’une commission chargée L’autorégulation
de contrôler leurs travaux, a ainsi verrouillé l’activité.
Jean-Gabriel Goulinat indiqua à l’Administration les
repères permettant de sélectionner et d’évaluer les membres
de ce nouveau réseau.
L es règles qui régissent une activité peuvent aussi être
consensuelles si les agents qui les suivent en sont
les auteurs : ils définissent alors collectivement leur activité
et se donnent des normes pour constituer dans ce cadre de
La saisie nouveaux réseaux. Appelons « autorégulation » le contrôle
que les praticiens exercent sur leur propre secteur d’activité,

E n verrouiller un de l’intérieur n’est pas la seule façon


d’en contrôler l’activité. Parlons de « saisie » lorsqu’il
s’agit du contrôle externe d’un réseau sur un autre,
à l’aide d’organisations qu’ils constituent eux-mêmes.
Comme précédemment, son ancrage sur le réseau primaire
fait apparaître de nouveaux repères, qui le lient à ceux de
O. Pierre Livet et
Frédéric Nef , op. cit.,
4.8.
l’obligeant à suivre une autre législation que la sienne. Le régions connexes ayant un référentiel d’activité similaireQ. P. Paul Kalck, Emploi
réseau secondaire saisissant le premier appartient à un La définition de la profession de conservateur-restaurateur et formation dans
la restauration du
domaine juridiquement distinct et peut exercer une adoptée par l’ICOM-CC en 1984, ou le code de patrimoine architectural,
contrainte légale sur lui. Son ancrage y définit de nouveaux déontologie de l’ECCO en 1993, résulte de ce type CEREQ, Net. Doc. 1,
août 2005, ch. 1 et 3.
repères sous la forme de référentiels dont les points de de procédure. L’activité est aujourd’hui plus largement Q. Bruno Latour,
contrôle servent à évaluer, à maintenir et à comparer les engagée dans un processus de normalisation, supervisée Changer de société,
refaire de la sociologie,
niveaux d’activité du réseau primaire. La saisie rend depuis 2005 par la Commission européenne de normalisation. éd. La Découverte, Paris,
2005.

17
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

deviennent virtuels et cèdent. Cette nouvelle confi- Deux exemples illustrent ce fait dans les archives de
guration connecte l’objet à d’autres réseaux que ceux la discipline : en 1932, neuf conservateurs autrichiens
de la machine et court-circuite ses trajets. La machine accusent les restaurateurs de dégrader des œuvres de
donne alors l’alerte, parce que ceux-ci sont incompa- grande valeur et en concluent que l’OIM a le « devoir
tibles avec la coordination de ses activités. Cette erreur moral » de mener une enquête internationale sur la
système peut apparaître en tout point du réseau. Dans question de leur formation professionnelle30. La même
cette multiplicité, la tâche des conservateurs-restaura- année, J. Destrée rappelle que la conservation des mo-
teurs est seulement de maintenir l’ancrage physique de numents dépend d’abord de l’intérêt que les peuples
la machine patrimoniale, c’est-à-dire de conserver ses leur portent et en conclut que la SDN doit s’appuyer
repères objectifs. En restaurant les œuvres, ils décal- sur eux pour renforcer leur « protection légale31 ». Le
quent leurs connexions au réseau ; en conservant leurs temps a maintenu cet usage : après-guerre, l’UNESCO
significations, ils maintiennent ces points d’ancrage. succède à la CICI et continue de rappeler – contre la
Évitons donc un contresens : les conservateurs-restau- souveraineté des États et le relativisme culturel – qu’il
rateurs n’assurent pas la « maintenance » des œuvres existe des valeurs universelles imposant des obliga-
mais celle de la machine patrimoniale28, qui ne les au- tions morales à tous ses membres ; les gouvernements
torise à intervenir sur ces objets que pour conserver s’appuient en revanche sur le concept d’intérêt – public
ou restaurer son ancrage. C’est donc ce lien au réseau ou national – pour justifier la contrainte légale qu’ils
qu’ils maintiennent, non l’objet en lui-même. exercent sur les citoyens. La Convention sur le patri-
28. Nelson Goodman,
« L’art en action »,
La définition structurale que la topique donne de leur moine mondial, adoptée par l’Organisation en 197232,
Les Cahiers du Musée activité permet de les localiser ainsi dans la machine. et les codes de lois que les différents pays se donnent
national d’art moderne,
n° 41, éd. du Centre
Ce sont les extrémités de son graphe : tous les chemins illustrent ce partage.
Georges-Pompidou, du réseau aboutissent à eux, mais aucun n’en part ; ils La topique renvoie donc ces concepts à deux réseaux
Paris, 1992, pp. 7-13.
29. Gilles Deleuze et
en sont des sommets isolés. Descendants de tous mais distincts : le concept de valeur verrouille moralement
Félix Guattari, Mille ascendants d’aucun, ces praticiens sont les « antira- une activité et celui d’intérêt saisit juridiquement ses
plateaux, éd. de Minuit,
1980, introduction,
cines » de la théorie. La tâche de ces déracinés est d’an- objets. Le premier place cette activité sous le contrôle
pp.11-24. crer la machine dans le rhizome des objets, en y décal- d’une autorité interne et le second rattache ces objets à
30. « Pour une éducation
professionnelle des
quant ses repères29. Leur situation ne leur donne aucun une instance juridiquement distincte. Le terme de « va-
restaurateurs d’œuvres pouvoir sur les réseaux du patrimoine, car ils y occu- leur » appartient au vocabulaire moral : on le trouve
d’art », Mouseion, V. 19,
III, 1932, pp. 83-85.
pent une position marginale et non centrale. Mais elle dans les recommandations ou les conventions. La no-
31. CICI, « Résolution leur donne un pouvoir inversement proportionnel sur tion d’« intérêt » a une signification politique : elle jus-
adoptée par la CICI
le 23 juillet 1932 », La
les objets, car ils sont les seuls à être en position d’in- tifie les décrets et des lois. Ces concepts circulent dans
Conférence d’Athènes, tervention. L’antiracine est une interface où le pouvoir les couches supérieures de la machine patrimoniale
op. cit., pp. 115-116.
32. UNESCO,
se partage. Entre le rhizome de l’œuvre et la structure dévolue à la maintenance et au contrôle de ses activi-
« Convention concernant du réseau – deux milieux hétérogènes qui ne commu- tés primaires. Mais ils sont diffusés par deux réseaux
la protection du
patrimoine mondial
niquent pas directement –, les conservateurs-restaura- distincts et ils relèvent de processus différents – ver-
culturel et naturel », teurs travaillent dans un trou structural de la machine rouillage ou saisine –, contribuant également à l’insti-
adoptée par la
Conférence générale à
patrimoniale. Cette position singulière détermine les tution de la discipline.
sa XVIIe session, Paris, tactiques des individus et les stratégies des groupes en L’usage du concept de « signification » est en revanche
16 novembre 1972.
33. ICOMOS, Charte
présence, dont il faudra faire l’inventaire. plus tardif et renvoie à d’autres réseaux. Il fait sa pre-
internationale mière apparition officielle en 1964, dans la Charte de
sur la conservation
et la restauration des
Un exemple : le concept de signification Venise approuvée par les architectes et des techniciens
monuments et des sites, La topique monumentale ne permet pas seulement de des Monuments historiques, adoptée l’année suivante
Venise,1964, art 1. et 15.
34. Conseil de
localiser une population en donnant ses coordonnées par l’ICOMOS33. On le retrouve cinq ans plus tard,
l’Europe, « Convention géographiques. Elle définit aussi la part de sa contribu- dans la Convention européenne sur le patrimoine ar-
européenne pour la
protection du patrimoine
tion aux archives de la discipline en repérant son dis- chéologique et son rapport explicatif, où les rédacteurs
archéologique », cours et en situant ses points d’ancrage institutionnels. tâchèrent d’en justifier l’usage en le liant à ceux de
STE n° 066, Londres,
6.V. 1969, art. 3 ;
En découvrant son versement, elle précise à quelles valeur et d’intérêt34. On pourrait croire que son sens
Rapport explicatif, I, 4 ; conditions les sujets accèdent à la position de locuteur. change d’une occurrence à l’autre. La charte de 1964
II, art.1, §12 et 16 ;
II, art.5, §26.
L’étude du concept de « signification » illustre cette parle de « signification culturelle » et le rapport de 1969
35. UNESCO, idée : on ne le rencontre pas dans les archives d’avant- de « signification scientifique ». Si leurs visées sont dif-
« Convention concernant
la protection du
guerre. Les experts de l’Office international des musées férentes, leurs stratégies sont cependant identiques : il
patrimoine mondial (OIM) n’utilisent que les termes de « valeur » et d’« in- s’agit dans les deux cas de passer de la « conservation »
culturel et naturel »,
Paris, 16 novembre
térêt », en prenant soin de les distinguer. Ils donnent des biens culturels à leur « réanimation » demandée par
1972, art.5.d ; au premier un sens moral et s’en servent pour établir l’UNESCO35. En 1965, les architectes ont ainsi recours
« Recommandation
concernant la
un classement subjectif entre des objets, n’obligeant au concept de signification pour demander l’extension
sauvegarde des que celui qui l’accepte à le respecter ; le second a en des critères de classement : un bien qui n’a pas de va-
ensembles historiques
ou traditionnels et leur
revanche un sens juridique, et le classement auquel leur historique, esthétique ou scientifique peut, en rai-
rôle dans la vie il renvoie impose une contrainte légale à tous les su- son de son usage et de sa fonction sociale, devenir d’in-
contemporaine »,
Nairobi, 26 octobre-30
jets, en les obligeant à suivre les choix de la collecti- térêt public. L’usage crée une signification proprement
novembre 1976, § 33. vité. La distinction est celle de la morale et du droit. culturelle, qui justifie la protection et le classement de

18
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

l’objet ; le tournant linguistique qu’impose le terme est objets n’est pas une donnée linguistique, mais le pro-
le signe du virage social de l’UNESCO. En 1969, les duit d’une institution, qui requalifie de trois façons au
archéologues ont recours à ce même concept pour affir- moins ceux qu’elle prend au filet. Les lois, les conven-
mer la primauté du critère scientifique sur ses rivaux ; tions et la déontologie sur lesquelles elle s’appuie pour
ils rappellent qu’une fouille n’est pas une chasse au s’approprier ces biens et les restituer ne sont pas ceux
trésor mais la construction d’un objet, dont la valeur du langage : ils ne mettent pas en jeu la structure poé-
36. Gottlob Frege,
dépend moins de l’ancienneté que des méthodes mises tique, ou performative de ce dernier, mais les multiples « Sens et dénotation »,
en œuvre pour l’exhumer. Comme en linguistique, la réseaux régionaux de la machine, allant de l’éducation Écrits logiques et
philosophiques,
signification dépend du mode de donation36 ; le sens – où l’on apprend l’histoire – à la production – qui éd. du Seuil, Paris, 1971.
accroît la valeur de l’objet, qui fait son intérêt et en fournit les matériaux de restauration. Ces réseaux doi- 37. Paul Philippot,
« Réflexions sur le
justifie le classement. Dans la charte ou le rapport, le vent s’interconnecter pour que l’objet ait une fonction problème de la formation
concept de signification ne remplace donc pas ceux de symbolique, et l’intérêt, la valeur et la signification des restaurateurs
de peintures et de
valeur ou d’intérêt : il les ancre sur du patrimoine sont en ce sens des sculptures », Studies in
le terrain, en leur donnant une di- En renvoyant les concepts faits de société, c’est-à-dire des conservation, n° 2,
mension scientifique et sociale. Il à des réseaux sociaux, faits qui n’ont lieu que par et dans mai 1960, V. 5,
pp. 61-70.
connecte l’objet au réseau de ses la topique monumentale l’interaction des réseaux sociaux45. 38. ICOM-CC,
usagers, pour réanimer le patri- montre que Il faut donc écrire l’histoire de ces Le conservateur-
restaurateur :
moine en lui donnant une fonction la signification des objets derniers, pour étudier ensuite les une définition de la
qu’il n’avait pas encore ; il justifie n’est pas une donnée processus d’institution de trans- profession, Copenhague,
1984, 3.1, 3.6, 4.2.
l’intérêt qu’on lui porte, explique linguistique, mais le produit mission réelle du patrimoine46, que 39. ECCO,
la valeur qu’on lui trouve et facilite d’une institution, l’on pourra alors définir. « La profession
de conservateur-
sa conservation publique. C’est un qui requalifie de trois façons restaurateur, code
outil de conservation scientifique, au moins ceux L’écologie patrimoniale d’éthique et formation »,
adopté par l’assemblée
sans statut administratif ou juri- qu’elle prend au filet. La topique distingue donc radica- générale d’ECCO
dique ; il appartient au registre des Les lois, les conventions lement les concepts d’intérêt, de le 11 juin 1993,
I.I. et II. II. art.5.
chartes et des codes de déontolo- et la déontologie valeur et de signification. Ce sont 40. ICOMOS,
gie qui rassemblent les praticiens. sur lesquelles elle s’appuie pour elle trois étapes dans l’insti- Document de Nara
sur l’authenticité, Nara
La topique renvoie donc son pour s’approprier tution du patrimoine : l’intérêt et la 1994, § 9 et annexe II.
concept à un autre réseau que les ces biens et les restituer. valeur définissent les conditions du 41. Françoise Choay,
« Sept propositions sur
précédents : il appartient au sys- classement des biens dans un terri- le concept d’authenticité
et son usage dans les
tème d’autorégulation de la ma- toire donné, c’est-à-dire les moda- pratiques du patrimoine
chine patrimoniale et maintient son ancrage sur le ter- lités d’appropriation de la machine patrimoniale47 ; la historique », Conférence
de Nara sur
rain. Paul Philippot l’a diffusé à l’ICCROM en faisant signification précise les conditions de leur restitution, l’authenticité, Nara,
évoluer la théorie de la restauration de la critique vers c’est-à-dire les modalités de leur réanimation sur le 1994, p. 104.
42. John R. Searle,
l’herméneutique37. On le retrouve ensuite dans la dé- terrain. Les deux premiers concepts connectent l’objet La Construction
finition de la profession de conservateur-restaurateur, aux réseaux de contrôle et de maintenance, le troisième de la réalité sociale,
éd. Gallimard, Paris,
adoptée par l’ICOM-CC en 198438, puis dans le code à celui des usagers ; les concepts d’intérêt, de valeur 1995, ch. 1-III.
de déontologie de l’ECCO39 en 1993, et l’année sui- et de signification sont respectivement les repères ins- 43. Salvador Munoz
Vinas, Contemporary
vante dans le document de Nara sur l’authenticité40: il titutionnels des réseaux de saisine, de verrouillage et Theory of Conservation,
surfe sur le flot de la diversité culturelle, où celui de d’autorégulation de la machine. Ils ancrent ces réseaux éd. Elsevier, Oxford,
2005, ch. 2.
« valeur » risque de sombrer. Ces documents sont des secondaires sur le réseau d’activité primaire ; ce sont 44. Daniel Parrochia,
instruments de régulation, qui n’ont aucune valeur ju- leurs marqueurs discursifs. Philosophie des réseaux,
éd. PUF, Paris, 1993.
ridique. Ils montrent que le concept de signification est Pour suivre leur trace dans les archives, dotons la to- 45. Pierre Livet et
un outil de terrain, instituant une pratique sans terri- pique d’une géodésie, d’une tomographie et d’une dé- Frédéric Nef, Les Êtres
sociaux – Processus et
toire : c’est le repère des conservateurs-restaurateurs, mographie, au risque de jargonner. La géodésie sera virtualité, éd. Hermann,
le marqueur discursif qui permet de les suivre à la trace l’étude des repères, c’est-à-dire des points d’ancrage Paris, 2009, ch. 4.8.
dans les archives de l’institution. de la machine patrimoniale ; la tomographie analysera 46. Jean Davallon,
Le Don du patrimoine,
les couches supérieures de son manteau, c’est-à-dire éd. Lavoisier, Paris,
Les faits sociaux des réseaux d’institution de la discipline. La démogra- 2006, ch. I et III, p. 45.
47. Marie Cornu et
L’illusion serait cependant de croire que les objets aient phie s’intéressera enfin au peuplement des plans de la Nathalie Mallet-Poujol,
Droit, œuvre d’art et
en eux-mêmes une signification ; Françoise Choay l’a machine, c’est-à-dire les groupes sociaux qui circulent musées, éd. du CNRS,
déjà signalé41. Mais elle consiste aussi à penser que dans ses réseaux. Ces trois éléments s’ajoutent à ceux Paris, 2006, ch. 5.
48. Xavier Greffe,
cette signification est un fait de langage. La topique de la géographie patrimoniale – topographie, géologie, La Valorisation
monumentale tient en effet les biens culturels pour des topologie – et permettent d’étudier l’écologie de l’ins- économique
du patrimoine,
objets sociaux institutionnalisés, c’est-à-dire des pro- titution, c’est-à-dire l’histoire de ses paysages et de son éd. La Documentation
duits auxquels la société attribue un nouveau statut et organisation sociale48. française, Paris, 2003,
42 introduction et ch. II.
une nouvelle fonction dans un contexte donné . Le vi- La topique peut ainsi définir l’essence construction- 49. Pierre Leveau,
rage qu’elle propose de prendre n’est pas linguistique43 nelle49 du patrimoine : elle l’identifie à l’ensemble de « Problèmes
44 ontologiques de la
mais réticulaire : en renvoyant les concepts à des ses repères institutionnels, c’est-à-dire aux significa- CRBC », dans CRBC
réseaux sociaux, elle montre que la signification des tions, valeurs et intérêts que sélectionne et conserve n° 27, 2009, pp. 3-20.

19
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

le calque de la machine patrimoniale (fig. 2).Cette es- crée de nouveaux concepts ou fait changer le sens de
sence décrit les différents usages possibles de l’objet, ceux qui existent. C’est un événement historique, qui
en le connectant à autant de réseaux d’activités. Elle institue une science et en destitue une autre ; il donne
en précise le statut et définit ses règles de fonctionne- une nouvelle image du monde dans cette rupture lente.
ment – de réanimation. Elle fait du patrimoine un objet L’introduction de ce terme dans l’historiographie de
social institutionnalisé, c’est-à-dire une série de repères la conservation-restauration me semble justifiée pour
renvoyant à des activités50. On en produit l’archive en trois raisons.
écrivant l’histoire de ce processus d’institution, qui La première est rhétorique. Son usage est plus écono-
compte autant de strates qu’il a enclenché d’opérations, mique : il permet de dire en un mot ce qui en deman-
ou activé de réseaux, sur différents plans, conduisant à derait neuf autrement. Précisons qu’un paradigme, au
son institution. sens de Kuhn, est le rapport d’un groupe social à une
théorie scientifique, détaillé dans une matrice discipli-
Le paradigme naire, qui comprend un langage symbolique, un en-
semble de croyances, un système de valeurs, une série
de la conservation-restauration d’exemples communs et un savoir tacite acquis par la
Après avoir démonté la machine patrimoniale pour en pratique. C’est précisément ce que l’on trouve dans les
comprendre le fonctionnement, on peut enfin en étudier archives de la discipline. Je propose donc d’utiliser ce
le produit. C’est d’abord une pratique dans l’espace terme, si cela se vérifie, pour désigner simplement cette
de couplage, des valeurs dans le lieu partage, des cas structure complexe.
50. Pierre Livet et
qui en bouclent le champ, des règles qui l’ancrent sur La deuxième est théorique : l’emploi de ce terme incite
Frédéric Nef, op. cit. 4.9. le terrain, une discipline qui verrouille son territoire, son utilisateur à ne pas séparer l’histoire, l’épistémo-
51. Thomas Kuhn, des schèmes de saisie du domaine, des normes enfin logie et la sociologie dans l’étude de son objet. C’est
La Structure des
révolutions scientifiques, qui l’autorégulent en région. Ces sept éléments forment un engagement méthodologique : il serait dommage de
éd. Flammarion, Paris, le « paradigme » de la conservation-restauration. Tho- travailler sur les rapports des groupes sociaux, indépen-
1983, postface.
52. Jean-Louis Fabiani, mas Kuhn utilise ce terme pour désigner la méthode damment de l’histoire de la discipline, sans s’intéresser
« À quoi sert la notion de travail qui permet aux membres d’une communauté simultanément aux théories qu’ils produisent52. On bri-
de discipline ? », Qu’est-
ce qu’une discipline, scientifique de coordonner leurs activités pour résoudre serait l’objet auquel on veut s’intéresser et l’on s’interdit
dir. J. Boutier, ensemble des problèmes51. L’émergence d’un para- d’en comprendre la dynamique. Le recours à la notion
J.-C. Passeron, J. Revel,
éd. EHESS, Paris, 2005. digme est une révolution : il rompt avec la tradition et de paradigme évite cet écueil. Mais il faudra utiliser les

20
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

mêmes outils pour en étudier tous les aspects, si l’on successivement le succès, ce qui donne à ces distinctions
ne veut pas sombrer dans l’éclectisme. Pierre Livet53 en épistémologiques une valeur historiographique : elles
met à notre disposition, comme on l’a vu. marquent les étapes du progrès scientifique, tout en nom-
La troisième raison est enfin scientifique. L’idée de pa- mant ses produits. L’OIM a d’abord défini la praxéolo-
radigme rend non seulement compte de la complexité gie et l’axiologie du nouveau paradigme, entre 1926 et
de l’objet étudié, mais également de la structure des 1939 ; l’UNESCO les a ensuite mis à l’épreuve en déve-
archives et de la pratique réelle de loppant une casuistique et un canon,
la discipline. Elle montre que c’est de 1945 à 1965 ; l’ICCROM a enfin
d’abord une casuistique ; le pro- Le paradigme fait la synthèse de leurs travaux à
pos de la topique est de le rappeler de la conservation- partir de cette date, en tirant d’eux
en lui déblayant le terrain. Mais restauration du patrimoine une discipline et un schème ; le
étudions d’abord le paradigme en culturel matériel CEN tâche aujourd’hui de normali-
question pour justifier notre propos règle en partie ser le fonctionnement de la commu-
et savoir ce qu’a produit la ma- le fonctionnement nauté ainsi instituée. Le paradigme
chine, dont on connaît les éléments de la machine de la conservation-restauration a
et le fonctionnement. patrimoniale. Il comprend donc émergé au XXe siècle, après les
une praxéologie, deux guerres mondiales ; il sert à en
Les obstacles une axiologie, prévenir les conflits autant qu’à en
épistémologiques une casuistique, un canon, réparer les dommages : son histoire
La communauté scientifique a ainsi une discipline, des schèmes est aussi politique.
constitué durant plus d’un siècle et des normes. Cette révolution scientifique a été 53. Pierre Livet,
Penser le pratique,
une pratique aujourd’hui appe- préparée au siècle précédent par éd. Klinckseick, Paris,
lée « conservation-restauration du l’élimination de l’obstacle épisté- 1979.
54. ICOM-CC,
patrimoine culturel matériel54 ». Son paradigme règle mologique qui empêchait la communauté de se consti- Terminologie
en partie le fonctionnement de la machine patrimo- tuer. Les progrès de l’archéologie et de la philologie ont de la conservation-
restauration du
niale. Il comprend une praxéologie, une axiologie, une discrédité le concept de restauration au XIXe siècle, en va- patrimoine culturel
casuistique, un canon, une discipline, des schèmes et lorisant d’autant celui de conservation : dès 1832, Ludo- matériel, New Delhi,
22-26 septembre 2008,
des normes. Les spécialistes mettent simultanément en vic Vitet, Prosper Mérimée, Adolphe Napoléon Didron XVe Conférence
œuvre tous ces éléments ; mais les sociétés en consacrent et Jean-Baptiste Lassus ont tâché de défaire le lien qui triennale.

LE PARADIGME DE LA CONSERVATION-RESTAURATION

La pratique doivent aussi partager les mêmes « valeurs ». Désignons


donc par ce mot l’ensemble des idées ou des croyances qui

L e premier terme du paradigme est la « pratique ».


C’est le principe et la fin de l’apprentissage, qui fait
de l’agent son propre produit. La pratique ne s’oppose pas à
finalisent et légitiment une pratique. En lui donnant
un but et un sens, elles permettent aux praticiens de choisir
le meilleur moyen d’y parvenir et établissent une hiérarchie
la théorie, mais lie le savoir à l’action et couple les entre eux. Ces critères d’appréciation sont des principes
compétences, ou enchaîne les opérations, dans une subjectifs d’action ; ils mesurent notre adhésion à un
construction où l’individu est la règle. Elle se meut dans système et notre engagement dans un groupeS. Euripide
le domaine du particulier et du contingent, en tirant profit Foundoukidis rappela ainsi dans l’hommage qu’il rendit
des événements. Elle procède par répétition, ou variation, à Jules Destrée en février 1936 que le président de l’OIM
progresse par erreur et correction, conduit enfin à la routine fut avant tout un homme de valeur, engagé dans des luttes
ou à l’innovation. Elle met en œuvre un savoir tacite politiques. Socialiste, il croyait au progrès par l’éducation
et explicite, qu’elle applique ou modifie à rebours et au rapprochement des peuples dans l’art ;
des théoriesR. La carrière de Jean-Gabriel Goulinat son engagement en faveur de la conservation, à l’origine
est exemplaire à cet égard : artiste-peintre en 1914, des conférences sur le sujet, était une conséquence
infirmier-ambulancier en 1916, peintre-restaurateur de ses choix plus profonds.
en 1919, expert-consultant en 1930, puis chef d’atelier
président de jury en 1935, il innova en couplant Le cas
par la pratique des compétences alors indépendantes.
Il œuvra ainsi à l’émergence de la discipline.
L es valeurs finalisent les pratiques mais n’expliquent pas
leur mise en œuvre : des « cas » doivent se présenter
pour leur offrir un champ d’action. Ces exercices pratiques
Les valeurs R. Jean-Michel
Saussois, Théories
et heuristiques ne sont pas des exemples mais des obstacles, des organisations,

M ais les compétences techniques ne suffisent pas


à rassembler en un même lieu des praticiens : ils
des énigmes, des problèmes. Ils sont toujours singuliers, et
leur caractère exceptionnel force à réfléchir. On les collecte
éd. La Découverte, Paris,
2007, ch. 5.
S. Pierre Livet, op. cit,
ch. 1.

21
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

rattachait l’ancienne pratique à la Direction des beaux- sives. La tâche de la psychanalyse de la raison est de
55. Jean-Michel arts, pour la faire passer sous la tutelle de l’histoire55. lui faire prendre conscience de ses errances, en suivant
Leniaud, Viollet-le-Duc
ou les délires du système, En rompant avec la tradition, leurs travaux ont contraint les lignes d’inférences qui l’ont conduite à l’erreur, non
ch. III, éd. Mengès, les groupes en présence à reconsidérer leurs alliances et à la vérité qui cède sa place à la correction et à l’ap-
Paris, 1994.
56. Pierre Leveau, à constituer de nouveaux réseaux, où ils ont pu l’inté- proximation59.
« L’évolution du concept grer en la requalifiant56. Kuhn qualifie de « préparadig-
de restauration
aux XIXe et XXe siècles », matique » cette période de l’histoire qu’a parfaitement Un exemple : le concept de « théorie »
CRBC n° 25, 2007, décrite Aloïs Riegl57. Ce fut le début d’une révolution La place du concept de « théorie » réserve quelques sur-
pp. 3-11.
57. Aloïs Riegl, Le Culte scientifique, d’où émergea le paradigme de la conser- prises à cet égard. Connu des spécialistes du XIXe siècle60,
moderne des monuments, vation-restauration, dont la construction s’est achevée c’est finalement Cesare Brandi qui l’installe dans le
éd. du Seuil, Paris, 1984.
58. Gaston Bachelard, dans les années 1990 avec l’institution de la « science nouveau paradigme en 195061, puis en 196362. Paul
La Formation normale ». La discipline est aujourd’hui entrée dans sa Philippot parle à la même époque de « théorie de la
de l’esprit scientifique,
éd. Vrin, Paris, 1938, période « postparadigmatique », comme en témoigne le restauration63 » et Umberto Baldini en reprend après
ch. I.2 et XII.3. processus de normalisation engagé depuis 2004. eux l’idée en 197864 ; en 2005, Salvador Munoz Vi-
59. Gaston Bachelard,
Essai sur la L’intérêt de cette périodisation n’est cependant pas de nas a enfin redonné vie à cette tradition éditoriale, en
connaissance approchée, fournir à son historien le plan de son ouvrage : elle publiant à son tour un livre sur le sujet65. Aucun de ces
éd. Vrin, Paris, 1987,
ch. I et IV. ouvre une nouvelle perspective critique à la topique, auteurs n’utilise cependant le terme de « théorie » dans
60. Camillio Boito, déjà appelée par Gaston Bachelard « psychanalyse de le même sens. Brandi lui donne un sens philosophique :
« La restauration
en architecture », la raison58 ». Il s’agit d’éliminer les obstacles épisté- la théorie est la connaissance des essences, c’est-à-dire
Conserver ou restaurer, mologiques qui entravent le progrès de l’esprit scien- une eidétique. Philippot lui donne une signification lo-
les dilemmes
du patrimoine, tifique. Les sciences produisent à chaque étape de leur gique : une théorie est une connaissance fondée sur des
éd. de l’Imprimeur, développement des couples de concepts qui les empê- principes, c’est-à-dire une axiomatique. Baldini l’em-
Paris, 2000, p. 51.
61. Cesare Brandi, chent de parvenir à leurs fins. Elles engendrent elles- ploie au sens moral : une théorie ne porte pas sur ce qui
« Il fondamento teorico mêmes ces obstacles, qui sont scientifiques ou péda- est, mais sur ce qui doit être fait ; c’est une déontologie.
del restauro », Bollettino
del’Istituto Centale gogiques, selon Bachelard, et ne progressent qu’en les Munioz Vinas le suit dans cette voie et utilise finale-
del Restauro, I, 1950, dépassant, c’est-à-dire en changeant de paradigme. Le ment le terme de façon conventionnelle : une théorie
pp. 5-12.
62. Cesare Brandi, philosophe en conclut que la connaissance objective est est une connaissance rationnelle par concept, portant
Teoria del restauro, approximative, non par défaut mais par principe, car sur les principes et les fins d’une discipline ; c’est un
éd. Storia e Letteratura,
Roma, 1963. elle procède par corrections et rectifications succes- discours introductif.

LE PARADIGME DE LA CONSERVATION-RESTAURATION

pour les comparer, en établissant des rapports ainsi à la pensée une base axiomatique, sur laquelle
de similarité entre eux. Un comité se réunit et rend un avis s’ancrent des raisonnements hypothético-déductifs.
à leur sujet et fait d’eux des prototypes. On pense ainsi Les méthodes d’analyse scientifique, la théorie de la
par cas, en constituant une logique non monotone, restauration proposée par Cesare Brandi ou les définitions
appelée « casuistiqueT ». La collection d’icônes restaurées des notions de « biens culturels » puis de « patrimoine
présentée par Igor Grabar à Munich en 1929 ou l’exposé mondial » données par l’UNESCO ont permis de régler
que Nicolas Balanos fit au pied de l’Acropole en 1931, des différends pratiques. Ces règles théoriques, appliquées
le traitement de l’Agneau mystique fait à l’IRPA en 1953 à des fins protectrices, forment le canon de la conservation-
ou le sauvetage des monuments de Nubie menacés restauration.
par la construction du barrage d’Assouan sont autant de cas
paradigmatiques où la communauté valida ses méthodes et
La discipline
parvint au consensus.
T. Pierre Livet,
« Les diverses formes de
raisonnement par cas »,
Penser par cas,
La règle M ais le contrôle scientifique n’est pas le seul qui
s’exerce sur la pratique : il est aussi administratif
et transforme le canon en « discipline ». Celle-ci contient

L
ou comment remettre
les sciences sociales
a casuistique permet ainsi de définir un canon, la part communicable de la connaissance, exprimée dans les
à l’endroit, Jean-Claude c’est-à-dire un ensemble de « règles » applicables sur manuels et simplifiée à des fins pédagogiques. Elle aborde
Passeron et Jacques
Revel (dir.), éd. EHESS,
le terrain. La fonction de ces règles est d’empêcher, ou la pratique du dehors, la pense par analogie, pour ramener
Paris, 2005, pp. 229-254. de trancher, les conflits d’usage ; leur établissement est le l’inconnu au connu en la rattachant à un territoire donné.
U. Pierre Livet,
« Le collectif comme
premier moment de l’institution d’une pratique, La discipline domestique une pensée sauvage en la plaçant
virtuel », Réseaux, sur laquelle elles exercent un contrôle scientifique. sous la tutelle scolaire d’un institut. C’est la police
n° 62, 1993, V. 11,
pp. 119-120.
Empruntées à différents savoirs, elles sont générales du discours au service de la défense d’un territoireV.
V. Michel Foucault, et abstraites, créent des classes sur le terrain où on les Le modèle médical ou philologique, fréquemment invoqué
L’Ordre du discours,
éd. Gallimard, Paris,
applique en formalisant les pratiquesU. Les régles donnent en conservation-restauration, est par exemple un instrument
1971, pp. 31-38.

22
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

Si la forme nominale du terme est assez récente, sa L’intérêt de perfectionner la topique est de distinguer
forme adjectivale est en revanche plus ancienne ; elle ces types de concepts que l’on pourrait croire sem-
a cours dès 1932, après que l’OIM a lancé une en- blables. Donnons leurs coordonnées pour les situer 63. Paul Philippot,
quête sur la formation des restaurateurs. La raison en dans la machine et juger de la précision de celle-ci. « Réflexions sur
le problème
est simple : tous les systèmes Le concept de « théorie » vient du de la formation des
éducatifs des pays membres dis- secteur des musées et intéresse ses restaurateurs
de peintures et de
tinguent à cette époque deux territoires (géologie, topographie) ; sculptures », Studies in
types d’enseignement, théorique Les progrès de l’archéologie il sert aux conservateurs à maintenir Conservation, vol. 5,
n° 2, mai 1960, p. 67.
ou pratique. Le premier est abs- et de la philologie leur ancrage sur le terrain et sépare 64. Umberto Baldini,
trait et correspond au moment ont discrédité le concept le réseau des sciences sociales de Teoria del Restauro
E Unita di Metodologia,
où l’élève apprend une règle gé- de restauration au XIXe siècle, celui des sciences de la nature (dé- éd. Nardini, Florence,
nérale ; le second est concret et en valorisant d’autant celui mographie, topologie) ; il donne à la 1978, V. 1, pp. 4-5.
65. Salvador Munoz
renvoie à son application à un cas de conservation : dès 1832, discipline ses repères et verrouille Vinas, Contemporary
particulier. La réflexion autour Vitet, Mérimée, Didron les couches inférieures du para- Theory of Conservation,
éd. Elsevier, Oxford,
des programmes d’enseignement et Lassus ont tâché digme (géodésie, tomographie). 2005, p. XII.
a naturellement introduit ces dis- de défaire le lien L’étude du couple « théorique-pra- 66. Cesare Brandi,
« L’inaugurazione
tinctions pédagogiques dans le qui rattachait l’ancienne tique » donne en revanche des résultats del R. Istituto centrale
champ de la conservation-res- pratique à la Direction différents. Il vient d’une région voisine del restauro », Le Arti,
IV, 1941, pp. 51-53.
tauration : Jean-Gabriel Goulinat des beaux-arts pour la faire de la conservation-restauration et per- 67. Bohdan Marconi,
l’utilise en France dès 1934 pour passer sous la tutelle met à une population d’enseignants de « Programme of the
faculty of conservation
répondre à la demande que le mi- de l’histoire. s’ancrer sur elle (géographie, démo- at the Academy of
nistre de l’Instruction publique graphie) ; il est leur marqueur discur- Fine Arts in Warsaw »,
Recent Advances
lui fait en ce sens ; en 1942, Ger- sif et distingue leur réseau des autres in Conservation,
main Bazin l’emploie aussi dans le rapport qu’il remet (géodésie, topologie) ; mais il ne renvoie à aucun niveau, IIC, Rome, 1961,
éd. Butterworths,
au directeur des Musées nationaux, qui la lui réitère. secteur ou territoire particulier de la machine patrimoniale. Londres, 1963,
La distinction scolaire a naturellement fait école : tous Il est ouvert à tous et s’inscrit dans le schème du para- pp. 206-210.
68. Paul Coremans,
ceux qui se sont prêtés à l’exercice l’ont l’utilisé – Ce- digme de la conservation-restauration, c’est-à-dire dans le « La formation des
sare Brandi en 194166, Bohdan Marconi en 196167, Paul vague (tomographie). C’est l’outil pédagogique qui opère restaurateurs », Bulletin
de l’IRPA, V. VIII, 1965,
Coremans en 196568. la saisie didactique du domaine (fig. 3). pp. 125-144.

disciplinaire : l’analogie autorise un discours qui n’est pas de ce vague institutionnel. Elle a requalifié son objet
vrai mais vraisemblable ; non scientifique, elle institue une en lui donnant une valeur de communication différente
pratique qui l’est, et y intéresse le public en la vulgarisant. de celle qu’il a pour la discipline.
La discipline, qui est affaire de communication, n’est pas la
recherche : elle administre des connaissances La norme
mais n’en produit pas.

Le schème M ais la conception schématique que les réseaux


de saisie se font de l’objet de la discipline peut
cependant produire de nouveaux conflits. Le rôle des

L e contrôle disciplinaire est cependant loin d’être


parfait. Il nous semble l’être, mais laisse en réalité dans
le vague une bonne partie du domaine. De fait, puis en droit,
« normes » est de trancher les différends qui peuvent
apparaître entre des régions qui n’ont ni les mêmes valeurs,
ni les mêmes règles. Elles n’opèrent pas sur le même plan
la société autorise des usages de ses objets différents du que ces dernières : elles règlent le différend des règles,
sien, qu’elle n’a pas toujours prévus. L’actualisation tranchent les conflits sur leur usage, que les valeurs ne
de ceux qu’elle laisse en suspens ne l’alarme pas tant qu’ils peuvent départager. À l’opposé de celles-ci, une norme
n’effacent pas ses propres repères et ne menacent pas est une convention collective autant qu’une prescription,
son ancrage. L’objet peut être requalifié par une autre non un critère d’appréciation individuel ou un principe
pratique, sans que la discipline ait à s’y opposer. Le vague heuristiqueX. L’action normative de l’UNESCO sur
que concède ainsi l’institution n’est pas une part d’erreur la conservation est relayée depuis 2004 par celle du Comité
mais une marge de manœuvre : c’est le « schème W » de européen de normalisation (CEN). Son but est de régler les
l’objet, qui renvoie aux usages possibles que la discipline différends économiques et commerciaux entre les pays
laisse en suspens. La Déclaration de Mexico de 1982, où membres, en standardisant, par exemple, les procédures W. Pierre Livet
l’UNESCO s’engagea à faire du patrimoine un instrument d’identification, de diagnostic ou le constat d’état et Frédéric Nef, op. cit.,
4.5 et 4.9.
de développement, montre quel parti l’organisation sut tirer connues de la profession. X. Pierre Livet, op. cit.,
ch. 1-2.

23
crbc n° 28
ÉTHIQUE ET HUMEUR

Psychanalyse de la raison patrimoniale un « manuel » les pratiques de conservation et de restau-


La critique commence donc par noter que l’écologie ration des œuvres conformes aux valeurs de l’OIM. Ils
du concept de théorie et celle du doublet « théorique et rédigent une « doctrine », à l’usage des collectionneurs
pratique » sont donc très différentes. Ce ne sont pas privés et du personnel des musées, conçue comme une
des produits de la conservation-restauration mais de vulgate. Sans considération scientifique ou technique,
son institution. Leur fonction est de définir des repères ils y rappellent que la restauration est une casuistique
d’ancrage, déclenchant des procédures de contrôle por- dont la seule règle générale affirme qu’il n’y a que des
tant sur le travail des conservateurs-restaurateurs dans cas particuliers69. Dans ces conditions, le propos de la
le premier cas, et sur leurs connaissances en cours de « doctrine » est seulement de donner aux lecteurs des
formation dans le second. Le paradigme de la conser- repères leur permettant de contrôler ponctuellement le
vation-restauration ne peut fonctionner sans eux ; mais travail des restaurateurs. Ils définissent ainsi les points
ils n’ont pas de valeur sur le terrain : ils deviennent d’ancrage du réseau d’institution secondaire sur le ré-
des obstacles épistémologiques, scientifiques ou péda- seau d’activité primaire.
gogiques, dès qu’on veut les y introduire. Leurs pro- Le projet de Brandi s’inscrit dans ce contexte : dès
moteurs historiques, Brandi et Philippot, n’auraient pas l’inauguration de l’ICR en 1941, il voulut justifier
démenti ce diagnostic. L’illusion est de croire que les les lois italiennes sur la restauration, en leur donnant
théories sont décisives et qu’il existe vraiment un en- la base axiomatique et le fondement ontologique qui
seignement théorique et pratique. Rappelons l’histoire leur manquaient, répondant à la demande formulée
de cette erreur pour entamer la « psychanalyse de la par les membres de l’OIM huit ans plus tôt70. L’usage
raison » patrimoniale et localiser ces obstacles dans la du terme de théorie, plutôt que celui de doctrine, se
machine. justifiait pour deux raisons. L’une est philosophique :
Tout commence en 1929 par la faute : les experts de Brandi est réaliste. Il distingue « l’œuvre d’art » et
l’OIM accusent les restaurateurs de massacrer les « l’objet physique » comme les idéalistes, mais affirme
œuvres. Si leur inculpation n’est pas nouvelle, la sanc- contrairement à eux l’immanence de la première au se-
tion disciplinaire que proposent les humanistes l’est cond71. S’il pense que l’œuvre est un objet singulier,
davantage : s’ils ne fautent pas volontairement, mais original et unique, tandis que sa matière est commune,
par ignorance, il faut les éduquer, c’est-à-dire ouvrir a des propriétés universelles et identiques, il ajoute que
des écoles où ils intégreront les nouvelles valeurs qui l’œuvre ne subsiste qu’en la matière et qu’on ne peut
changeront leur pratique. Mais le fait qu’ils aient fauté l’en séparer, ni l’y réduire. Ces distinctions lui font dire
montre qu’ils doivent être surveillés ; il ne suffit donc qu’identifier une œuvre n’est pas identifier des maté-
pas d’ouvrir des écoles : il faut simultanément défi- riaux, mais opérer une réduction phénoménologique
nir des procédures de contrôle et de certification ap- visant une essence singulière. L’œuvre est l’essence de
plicables aux formations comme au monde du travail. l’objet, et si l’on ne peut en restaurer la matière qu’en
Aussi les experts proposent-ils en 1934 de décrire dans la connaissant72, il faut bien faire une « théorie » de

69. OIM, Manuel


de la conservation
et de la restauration des
peintures, IICI, Paris,
1939, ch. I, §1 et 3,
ch. XI, § 93 et 95,
pp. 15, 17, 101, 103.
70. OIM, Manuel,
avant-propos,
La Conférence
d’Athènes,
éd. de l’Imprimeur,
Paris, 2002, p. 18.
71. Pierre Leveau,
« Les dilemmes
philosophiques
de la conservation-
restauration »,
E-Conservation, n° 12,
2009, pp. 47-57.
72. Cesare Brandi,
op. cit., ch. 1.

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ÉTHIQUE ET HUMEUR

la restauration, puisque c’est elle qui fait connaître les croient. Elle doit, selon lui, amener les restaurateurs à
« essences ». développer une « culture » propre75.
La seconde raison est plus politique. Brandi pense que Paul Philippot introduit ce concept pour définir le pro-
la direction de l’ICR doit revenir à un historien d’art73 : duit de cet enseignement. Docteur en droit, il sait que
il tient les praticiens et les scientifiques pour de simples l’application d’une règle se fait sans règle : s’il en fal-
auxiliaires du processus de restauration et conteste le lait une, son application en demanderait une autre, à
monopole de ces derniers sur la science74, comme celui l’infini. Appliquer une règle à un cas est un acte auquel
des premiers sur la discipline. La connaissance d’une Descartes et Kant ont donné le nom de « bon sens »
œuvre est un processus critique, c’est-à-dire le fait d’un et de « jugement » ; on ne peut l’apprendre, comme
travail d’historien ou de philologue. une règle théorique, mais seulement
Il faut connaître les différentes ver- l’exercer par la pratique. Juriste,
sions d’un texte, ou les états d’une Si l’œuvre est Philippot sait aussi que les lois doi-
œuvre, pour distinguer les éléments l’essence de l’objet, vent être interprétées pour être ap-
authentiques des interpolations, en on ne peut la restaurer pliquées et donne, après Hobbes, le
remontant progressivement à leur qu’en la connaissant nom d’« interprétation » à cet acte
source. C’est la tâche de la critique : et il faut donc faire de la faculté de juger, consistant à
elle livre l’œuvre et donne un sens à une « théorie » appliquer une règle générale à un cas
sa restauration. En définissant la fin de la restauration, particulier. Son appréhension de la
du processus, elle autorise celui qui puisque c’est elle pratique le conduit ainsi à faire évo-
la vise ainsi à choisir le moyen de qui nous la fait luer le concept de restauration, dé-
l’effectuer. L’usage du terme théo- connaître. fini dix ans plus tôt par Brandi : il ne
rie n’est donc ni métaphorique ni suffit pas de dire que la restauration
conventionnel pour Brandi : il est est un acte critique. Il faut ajouter
philosophique et institue un ordre que c’est l’interprétation, en acte, de
hiérarchique entre les différents acteurs de la conserva- la critique, pour rendre justice aux praticiens. Cette pré-
tion-restauration. Il donne la maîtrise d’œuvre à l’his- cision achève la construction du modèle philologique
torien d’art qui en connaît la fin. Il fait corrélativement entamé au siècle précédent, en y intégrant les futurs
du restaurateur un exécutant, dont l’activité se limite à conservateurs-restaurateurs. Elle définit leur place dans
mettre en œuvre les moyens choisis par le précédent. le paradigme de la conservation-restauration.
Le concept de théorie instaure ainsi une division du tra- La pratique n’est donc, selon Philippot, ni le moyen
vail qui lui donne une signification sociale. La frontière d’acquérir des connaissances théoriques, ni celui d’éva-
qu’il trace, en dissociant la fin et le moyen, est celle luer leur maîtrise. On apprend autre chose que les règles
qui sépare dans l’Antiquité la science et la technique, la en faisant un exercice. On n’exécute pas seulement une
connaissance libre et désintéressée des maîtres, et celle consigne et l’on ne produit pas qu’un résultat : on se
utile, mais servile, des esclaves. Elle devient au Moyen produit soi-même, en perfectionnant son talent. Les
Âge celle des arts libéraux et des arts mécaniques, op- philosophes grecs ont donné le nom de « pratique » à
posant les intellectuels aux manuels. Cette ligne de ce type d’action, qui ne produit pas d’œuvre extérieure
partage des savoirs passe entre la forme et la matière, à l’agent, mais l’améliore seulement, en le prenant pour
l’universel et le particulier, l’abstrait et le concret, le fin. Elle se distingue de l’art et de la technique, qui
discours et l’action, le pur et l’impur. Elle donne au forment le corps des sciences « poïétiques » et visent
restaurateur le statut d’un technicien muet et l’exclut, à produire une œuvre distincte de l’agent, considéré
encore aujourd’hui, de la société du discours, c’est-à- comme le moyen de sa production. L’erreur est donc
dire de la science et de la recherche, en lui donnant le de donner à la pratique un sens technique, en croyant
statut de praticien libéral. qu’elle produit un résultat extérieur : elle fait en réalité 73. Cesare Brandi,
« L’Institut central pour
de l’élève un praticien, en lui donnant une « culture » la restauration d’œuvres
La connaissance tacite spécifique, selon le mot de Philippot. d’art à Rome »,
dans Cesare Brandi,
Si le concept de théorie a permis à la discipline de Michael Polanyi appelait à l’époque ce savoir parti- La Restauration :
se développer, on comprend qu’il puisse devenir un culier une « connaissance tacite76 ». Il existe selon lui méthode et études
de cas, éd. Stratis-INP,
obstacle épistémologique : en donnant au praticien le dans toutes les disciplines une part de connaissance in- Paris, pp. 253-264.
statut d’exécutant, il lui dénie le droit de diriger une cessible, liée à la pratique, qu’aucune théorie ne peut 74. Cesare Brandi,
« Restauration et
recherche et l’empêche de progresser conjointement. expliciter : c’est le tact, selon Michel de Certeau, qui le enquêtes scientifiques »,
Paul Philippot a signalé cette difficulté. Dès la créa- définit comme un savoir retiré, en le distinguant du truc pp. 63-71.
75. Paul Philippot,
tion de l’ICCROM, il propose en 1960 de redéfinir la ou du secret77 ; c’est l’intuition, selon Kuhn, qui y voit loc. cit. p. 67 et p. 64.
règle du partage des savoirs en revenant sur la distinc- la capacité à percevoir des similitudes entre des cas, 76. Michael Polanyi,
The Tacit Dimension,
tion pédagogique du « théorique et pratique », dont expliquant le fait que le paradigme puisse fonction- Doubleday & Co,
Brandi avait déjà noté la vanité. S’il pense comme lui ner sans règles78. Une communauté scientifique existe New York, 1966, ch. 1.
77. Michel de Certeau,
que la restauration ne peut devenir une discipline sans selon lui dès que des chercheurs isolent une nouvelle L’Invention du quoti-
« théorie » et que son enseignement doit toujours être famille de problèmes en percevant des ressemblances dien, I, éd. Gallimard,
Paris,1990, ch. V.
pratique, il précise que le but de cette dernière n’est particulières entre leurs données. Ces similarités leur 78. Thomas Kuhn, op.
pas d’acquérir la première, comme les intellectuels le font découper différemment la réalité, puis constituer cit, ch. IV et postface §4.

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ÉTHIQUE ET HUMEUR

de nouveaux réseaux et des pratiques adaptées à son d’être dans le vrai. Bachelard voyait dans ce souci
étude. Ces problèmes particuliers deviennent ensuite quantitatif l’ultime obstacle épistémologique opposé
des cas d’école, des exemples types, que Kuhn quali- à l’esprit scientifique80. En conservation-restauration,
fie de « paradigmatiques » parce que ce sont eux qui le chiffre donne aussi de l’assurance à ceux qui n’ont
permettent aux savants de coordonner leurs activités rien à dire et dévoie ceux qui veulent réussir. L’illusion
et de former une communauté avant de se donner un consiste à prendre les points d’ancrage de la science
modèle théorique. On les consigne dans les manuels, pour la science elle-même : le praticien sacrifie la fin
et les élèves deviennent membres du groupe en s’en- au moyen et se soucie moins de la signification de son
traînant à les résoudre à leur tour. Ils acquièrent ainsi intervention que de réaliser celle qui donnera le plus
la même sensibilité que leurs pairs : ils ont à l’esprit de chiffres. Il les prend pour des cautions scientifiques
les mêmes exemples qu’eux et perçoivent comme eux et s’assure ainsi du soutien de l’autorité de contrôle,
des rapports de similitude identiques entre leurs termes. en parlant son langage, laquelle le cautionne en retour
Mais cette connaissance acquise par la pratique, c’est- car il prouve sa légitimité. Discipliné, il clôt finale-
à-dire l’exercice et la résolution de problèmes types, ment le système. S’il ne commet ainsi aucune erreur,
permet aussi à chaque membre du groupe d’établir ses il choisit néanmoins une tactique de reconnaissance et
propres trajets entre ces données. Ils leur donnent di- d’intégration qui le conduit à déserter son champ. Il ne
rectement accès au contenu cognitif des exemples pa- cherche plus à le mesurer pour en explorer les limites et
radigmatiques, sans passer par le le lier à d’autres régions du savoir.
détour discursif d’une règle comme Il le quantifie pour en optimiser le
le font les théoriciens. contrôle et prouver aux autorités
Cette connaissance tacite et intui- La connaissance tacite qu’il peut jouer un autre rôle dans
tive n’appartient qu’aux praticiens n’appartient la machine patrimoniale : il veut
de la discipline : c’est la « culture » qu’aux praticiens migrer.
commune des casuistes dont parle de la discipline : Le fait que les conservateurs-res-
Philippot. Elle distingue les conser- c’est la « culture » taurateurs soient des casuistes les
vateurs-restaurateurs des autres commune des casuistes voue, du reste, au nomadisme.
membres de la communauté. La dont parle Philippot. Achevons cette enquête en évo-
topique les situe ainsi dans le para- Elle distingue les quant la figure du nomade pour
digme de la machine patrimoniale conservateurs-restaurateurs distinguer, après Gilles Deleuze et
et précise le statut épistémologique des autres membres Félix Guattari81, leurs trajets de la
de leur contribution. Ces praticiens de la communauté. tactique des migrants et de la stra-
sont des casuistes ; la séparation de tégie des sédentaires. Ce concept
la règle et du cas, le clivage de la sert à différencier deux rapports de
casuistique et du canon, donne leurs coordonnées géo- l’homme à la science et au pouvoir. À la différence de
graphiques et fait d’eux les dépositaires des connais- la science « royale », la science « nomade » ne clôt pas
sances tacites de la discipline. l’espace pour le distribuer aux hommes et légitimer leur
appropriation ; elle y distribue les hommes pour l’ou-
Les nomades vrir et en poursuivre l’exploration. Elle ne cherche pas
La psychanalyse de la raison voit dans ce clivage un obs- à le connaître pour le maîtriser, mais pour le parcourir,
tacle à son développement. Les sciences du XIXe siècle et se confronte toujours dans ses trajets aux frontières
ont permis au paradigme d’émerger en remplaçant que l’autre trace. Visant des trajectoires, la science no-
le concept de restauration par celui de conservation made est moins métrique que vectorielle, plus quali-
dans les théories, en rompant le lien institutionnel qui tative que quantitative, et se développe dans l’espace
unissait cette pratique aux réseaux des beaux-arts. Le lisse des flux et des turbulences, plutôt que dans l’es-
XXe siècle a finalement placé la conservation-restau- pace strié des aires et des solides ; elle cherche moins à
ration sous le contrôle des laboratoires et a défini de identifier des êtres et à fixer des formes qu’à percevoir
nouveaux repères pour ancrer leurs réseaux sur elle : il les similitudes des essences vagues et à suivre des de-
a inventé le concept de « conservation scientifique79 » venirs : ce n’est pas une idéologie, qui divise la réalité
pour consacrer ce moment qui coïncide avec la fin de en genre et en espèces, mais une noologie82, qui trace
la querelle des vernis et la création de l’ICOM-CC. un chemin en représentant des forces. Elle veut moins
Gaston Bachelard observe que les obstacles épistémo- dégager des constantes que faire jouer des variables, et
79. Salvadore Munoz logiques sont toujours des oppositions conceptuelles. Il tâche de déterminer les singularités de la matière plutôt
Vinas, op. cit., ch. 3.
80. Gaston Bachelard, se pourrait qu’après les beaux-arts et la « restauration » que de définir sa forme générale. Elle ne se présente
La Formation de l’esprit au XIXe siècle, la « théorie » et la science soient ceux pas comme une théorie dotée d’une axiomatique ; elle
scientifique, éd. Vrin,
Paris, 1938, ch. XI. qu’a engendrés le XXe siècle. est problématique et vise la correction ; au couple de
81. Gilles Deleuze Cela ne signifie pas qu’il faille les éliminer en reve- la forme et de la matière, qui assure la reproductibilité
et Félix Guattari,
Mille plateaux, nant au culte du geste. Le problème est ailleurs : il vient des objets, elle préfère enfin celui des matériaux et des
éd. de Minuit, Paris, de ce que la science fascine. Ceux qui ne la pratiquent forces expliquant l’événement. Cette science nomade,
1980, ch. 12.
82. Noologie : sciences pas vraiment croient qu’il suffit d’en appliquer les for- différente de celle conçue par Platon, Euclide et Des-
du monde de l’esprit. mules ; ses résultats chiffrés leur donnent l’impression cartes, fut, selon Michel Serre, celle de Lucrèce, d’Ar-

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chimède et Desargues83. Deleuze et Guattari l’opposent puis leur demande de strier l’espace qu’ils parcouraient
à la « science royale » et la présentent comme une ma- hier, en y projetant des lois ou des règles pour y définir
chine de guerre opposée à l’appareil d’État. des conventions ou des cadres. Il échange leurs compé-
Celui-ci s’efforce de capturer ces spécialistes de la tur- tences contre de l’autorité et transforme ses fonction-
bulence : leur science doit se mettre au service de sa naires en « experts84 ». Mais il ne leur confiera jamais
stabilité. Il leur offre en échange sa protection et fait la mission d’écarter les obstacles qui encombrent le
du chef de guerre nomade un « migrant », en l’inté- champ qu’ils ont quitté. L’utopie serait de croire que ces
grant à l’un de ses territoires. Il lui donne ainsi le statut nomades sédentarisés puissent supprimer le clivage de
de fonctionnaire d’État. Mais la stabilité a un prix : le la casuistique et du canon dans le paradigme, inverser
contrat stipule en effet que le nomade qui se sédenta- le rapport institutionnel du territoire et du terrain dans
rise accepte le partage du savoir sur lequel se fonde la la machine, défaire le partage de la forme et la matière
science royale. qu’institue la science royale. Celle-ci s’élèvera toujours
conformément à ses principes, en dissociant la pensée
Les stratégies d’intégration et l’action, la théorie et la pratique, la fin et le moyen,
Cette allégorie scientifique pose le problème politique la science et la technique, la conception et l’exécution,
de la reconnaissance des conservateurs-restaurateurs, la règle et l’application. Elle établit encore aujourd’hui
depuis qu’il existe des formations. Ce sont des ca- un ordre où la science nomade ne peut être intégrée à
suistes ; la conservation-restauration a voulu se sépa- l’appareil d’État que sous le nom de « science appli-
rer des arts au XIXe siècle, puis s’élever au-dessus de la quée ». Platon et Aristote ont justifié ce partage ; Bacon
technique au XXe siècle en rejoignant la science. Mais et Diderot l’ont contesté. Leur différend rappelle que
il n’y a de science que du général, et les praticiens ne la situation des conservateurs-restaurateurs n’a finale-
doivent pas se faire d’illusions : le chemin que suit leur ment rien d’original : en France, ce fut notamment celle
science nomade ne correspond pas au découpage de des chirurgiens, puis des gadzarts85, dont les activités
l’appareil d’État. n’ont été reconnues par la science royale qu’au terme
Celui-ci n’a que faire des cas. Gouverner, c’est prévoir, d’une lutte pour la reconnaissance, qui les opposa aux
organiser et contrôler. L’État a pour cela besoin de lois, médecins et aux polytechniciens.
de règles générales, et laisse le particulier à lui-même, Dotons, pour finir, la topique d’outils permettant d’étu-
parce qu’il veut l’universel. Les casuistes ne l’inté- dier ces situations conflictuelles dont la psychanalyse
ressent donc pas. S’il les intègre, c’est pour leur faire de la raison a mis au jour les principes. Introduisons
déserter ce champ, en les reterritorialisant dans ses les concepts de tactique, de stratégie et d’analyse sys-
institutions. Il range ces migrants du côté du général, témique dans son écologie pour écrire un jour l’histoire

83. Michel Serre, La


Naissance de la physique
dans le texte de Lucrèce,
éd. de Minuit, Paris,
1977.
84. Michel de Certeau,
L’Invention du
quotidien, éd. Gallimard,
1990, I, ch.1.
85. Gadzarts : ce sont les
élèves des écoles
des arts et métiers –
en patois dans le texte.
Ces ingénieurs issus
des petites écoles créées
après la grande école
polytechnique étaient
considérés comme de
simples techniciens par
leurs aînés, qui ont fini
par reconnaître qu’ils
étaient les vrais
inventeurs, tandis qu’eux
– les polytechniciens –
prenaient des postes
de direction :
administrateurs publics,
hauts fonctionnaires…
Aux uns le terrain, aux
autres les territoires
(n.d.e).

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ÉTHIQUE ET HUMEUR

de la colonisation de la machine patrimoniale. La tac- pareils d’État qui ont besoin d’eux pour valoriser leur
tique est le plan que suit un individu pour se déplacer patrimoine.
dans un domaine, depuis un champ donné, vers un ter- Ils ont de l’avenir, et l’on a seulement voulu montrer
ritoire verrouillé, à travers un terrain fermé. Les points ici d’où ils sont partis : il s’agissait de définir leur place
singuliers de cette trajectoire sont des ruses de carrière dans la machine patrimoniale. La topique que l’on a
qu’on élabore au coup par coup, pour contourner des construite pour cela a répondu qu’ils étaient les « anti-
obstacles. Individuelle, locale et opportuniste, elle trace racines » de son graphe et a situé leur activité dans le
un chemin entre le réseau activité et ceux de contrôle paradigme qu’elle produit. Ce sont des casuistes qui
qui y sont ancrés, sans but prédéterminé86. travaillent dans un trou structural de la machine, pour
La stratégie est en revanche le plan que suit un groupe maintenir son ancrage sur les objets sociaux qui l’inté-
pour gérer son capital social87 ou coloniser l’espace resse. On a pu les pister jusqu’aux documents cités, en
d’un autre. Collective et globale, elle instaure des rap- faisant du concept de signification leur marqueur dis-
ports de pouvoir, qu’elle vise soit à prendre, soit à dé- cursif (fig. 4) .
fendre. Hiérarchisée et planifiée, sa première tâche est Notre topique est un outil critique, capable de renvoyer
de définir les points de repère et d’ancrage sur lequel le les idées qu’elle trouve à leur source en faisant leur gé-
groupe s’appuiera pour coordonner ses actions et rem- néalogie, autant qu’une méthode permettant d’étudier
porter la victoire. simultanément les différents aspects de son objet. Sa
L’analyse systémique situe enfin ces différents plans géographie décrit la forme de la machine qui produit
d’action dans celui de la machine, qui les informe et en les archives sur lesquelles elle travaille et donne les
définit a priori les limites. Elle étudie coordonnées des concepts qu’elles
leurs interactions pour comprendre contiennent en termes d’espace, de
leur genèse et leur développement lieu, de champ, de terrain, de ter-
simultané, en cherchant dans les uns Notre « topique » ritoire, de domaine et de régions.
l’explication des anomalies qu’elle est un outil critique, Son écologie en étudie le fonction-
constate dans les autres88. Elle ne qui renvoie les idées nement et donne les règles d’inter-
sacrifie pas la liberté de l’individu à leur source, en faisant prétation de ces concepts, en les ren-
aux intérêts du groupe et ne déduit leur généalogie, voyant à des processus de couplage,
pas leur comportement de leur place et une méthode, étudiant de partage, de bouclage, d’ancrage,
dans la structure. simultanément de verrouillage, de saisine ou d’au-
Ces trois outils s’ajoutent aux pré- les différents aspects torégulation. La « psychanalyse de
cédents de la façon suivante : la de son objet. la raison » qu’elle met en œuvre
86. Michel de Certeau, tactique complète la géologie des localise enfin, dans le paradigme de
L’Invention du quotidien,
éd. Gallimard, 1990, I, secteurs, pour suivre les trajectoires l’activité, les obstacles épistémolo-
ch. 3. individuelles, comme la stratégie à la géodésie des re- giques qui entravent son développement.
87. Pierre Bourdieu,
La Distinction, pères pour y localiser les appuis des groupes, et la sys- La topique constitue ainsi l’archive philosophique d’un
éd. de Minuit, Paris, témique à la démographie de la machine pour décrire domaine, en dépouillant ses archives historiques. Elle
1979, I, ch. 2.
88. Michel Crozier et sa colonisation89. Le tout compose l’art de la guerre, en fait l’archéologie92. Les obstacles sont pour elle des
Erhard Friedberg, qui règle le rapport de la science nomade à l’appareil idées déplacées, c’est-à-dire des concepts projetés d’un
L’Acteur et le système,
éd. du Seuil, Paris, 1977, d’État, auquel se réduit finalement le problème épisté- plan où ils sont utiles sur un autre où ils encombrent.
I, ch. 1, et III, ch. 7-8. mologique de la conservation-restauration. C’est celui Elle ne veut pas purger le domaine de ces notions, mais
89. Léonie Hénaut,
« La Restauration de la relation du champ au terrain et aux territoires, qui redresser les perspectives qui causent ces illusions mo-
des œuvres de musées, doivent constituer ensemble un même domaine. C’est numentales, sous forme d’ombres portées. L’une, tra-
transformation d’une
activité et dynamique celui de l’ancrage et des connexions de leurs réseaux gique, met le terrain au service du territoire ; l’autre,
professionnelle », respectifs, puis celui du clivage de la casuistique et du utopique, consiste à croire qu’ils puissent coïncider. La
thèse de doctorat,
Paris VIII, soutenue canon correspondant au différend de la science nomade topique dissocie au contraire ces éléments et s’achève
le 27 octobre 2008. et de la science royale. Ce problème est structurel et dans la casuistique, dont elle déblaye le champ. Plutôt
90. ECCO, « Proposed
competences for the produit naturellement les obstacles qui encombrent au- qu’un tournant linguistique, elle propose un virage ré-
profession and practice jourd’hui le paradigme de la conservation-restauration. ticulaire et souligne les limites du modèle philologique
of conservation-
restauration », hérité du XIXe siècle. Elle donne enfin au conservateur-
For approval at restaurateur la figure d’un nomade, voué à déserter son
the ECCO General
Assembly, Sofia,
Conclusion champ pour se sédentariser dans l’appareil d’État, sous
mars 2009. En Europe, les conservateurs-restaurateurs ont ex- les traits d’un migrant, d’un théoricien, d’un ingénieur
91. ECCO,
« Recommandation posé leur stratégie dans deux documents importants : ou d’un expert. La présente enquête sur le problème
européenne le premier présente le référentiel de la profession sous épistémologique de la conservation-restauration des
pour la conservation
et la restauration du la forme d’un réseau connexe de processus hiérarchi- biens culturels en conclut qu’elle ne peut aboutir sans
patrimoine culturel », sés90 ; le second recommande aux États membres de la poser son problème politique. 
Conseil de l’Europe,
document de travail. Communauté d’en réglementer l’exercice et d’intégrer
92. Michel Foucault, ses normes aux politiques de planification culturelle91. Je remercie chaleureusement pour leurs conseils et
L’Archéologie du savoir,
éd. Gallimard, Paris, Ces contrats de capture devraient maintenant permettre leur aide J. Morizot, F. Joseph, G. Nicosia, J. Assoun,
1969, ch. IV. aux nomades de poursuivre leur migration dans les ap- D. Aguilella-Cueco et P. Livet.

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