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L’inhumain en l’homme

Réflexion autour du mythe du Minotaure

Estelle OLIVEIRA DAS NEVES

Pablo Picasso, Minotaure au verre, 1958


***

Europe est enlevée par Zeus incarné en taureau. Il la fait passer de Phénicie en Crète où elle
accouche de trois garçons dont Minos. Astérios, prince crétois, épouse Europe et élève ses
enfants. Devenu jeune homme, Minos épouse Pasiphaé « fille du soleil ». Quatre garçons et
quatre filles naissent de leur union, dont Ariane.

A la mort d’Astérios, Minos souhaite régner sur la Crète et prétend qu’il a reçu le pouvoir
royal du dieu Poséidon. Pour convaincre les crétois, il demande à Poséidon de faire
apparaître des profondeurs marines un taureau qu’il s’engage à lui consacrer. Le dieu
s’exécute mais Minos ne tient pas parole et lui sacrifie un taureau quelconque. Pour obtenir
vengeance, Poséidon inspire à Pasiphaé l’amour du taureau qu’il a fait sortir des eaux. La
reine appelle le grand architecte Dédale et lui demande de trouver un moyen lui permettant
d’assouvir sa passion. Dédale construit une vache en bois creux recouverte de cuir dans
laquelle Pasiphaé se glisse pour séduire le taureau.

De leur accouplement né le Minotaure, mi-homme mi-bête. Dédale est à nouveau requis mais
cette fois-ci afin de construire un labyrinthe pour enfermer l’ignoble créature. Chaque année,
sept jeunes-hommes et sept jeunes filles sont donnés en pâture au Minotaure. Thésée fait
partie du troisième lot de victimes et décide d’assassiner le monstre avec l’aide d’Ariane.
Suivant le conseil de Dédale, Ariane donne à Thésée le fameux fil qu’il attache à la porte du
labyrinthe et qu’il déroule jusqu’à ce que, tout au fond, il trouve le Minotaure et le tue.

***

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« Thésée : Mon seul moyen de peser dans leur vie, c’est de les sauver… Ah ! Je
ne dis pas que détruire n’eût pas été un acte à la fois plus enivrant et plus
final : il y a quelque chose que je préfèrerais à tuer le Minotaure…

Autolycos : Quoi ?

Thésée : Etre le Minotaure … »1

L’inhumain ne peut être pensé que dans un rapport dialectique avec l’homme et ce qui
fonde l’humanité. Il caractérise généralement un acte ou un comportement qui ne semble pas
appartenir à la nature ou à l’espèce humaine ; soit parce qu’il est perçu comme trop atroce ou
monstrueux, soit parce qu’il est considéré comme au-dessus des simples forces humaines2.
L’inhumain dépasse et déborde l’être humain. Il est à entendre comme le lieu de l’excès et de
la « dé-mesure », c’est-à-dire celui qui reste sans aucune commune mesure, doit être pensé
comme impensable, bouleverse la logique et désoriente les catégories3. Mais alors, comment
concevoir cette incommensurable – violence, folie ou barbarie – en l’homme ?

La tentation est grande d’opérer un clivage entre l’homme et l’inhumain, c’est-à-dire


d’opposer radicalement ce qui relève de l’homme et de ses lois à une bestialité sauvage et
inhumaine. Cela revient à considérer que l’inhumain ne peut surgir qu’en dehors de l’homme
et se tenir face à lui. Mais une telle opposition mène à une impasse : si l’homme partage
certaines formes d’agressivité avec le règne animal, la violence et la cruauté lui appartiennent
en propre. La violence n’est pas liée à un besoin vital ou biologique. Elle ne relève aucunement
de la nécessité de se nourrir, de préserver son territoire ou de se défendre face au danger. « La
violence a ceci de particulier que, sur un certain versant, elle est la jouissance pure et simple
de faire le mal »4. A la différence de l’animal, l’être humain peut se montrer cruel en exerçant
sa violence contre l’autre ou contre lui-même, de façon sadique ou masochiste ; soit pour le
seul plaisir que cela lui procure. Force est d’admettre que l’inhumain est en l’homme. Reste à

1
Marguerite YOURCENAR, « Qui n’a pas son Minotaure » In Théâtre II, Paris, Ed. Gallimard, 1971, p. 193
2
Dictionnaire Larousse en ligne
3
Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Paris, Ed. Cerf, 2008, p. 51
4
Jean Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 78

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savoir s’il relève d’un surgissement contingent, circonstanciel ou du dévoilement brutal des
tréfonds de l’humanité.

On peut considérer l’inhumain et l’homme comme deux forces potentielles et


indépendantes. Cela revient à soutenir que l’homme peut être bon ou méchant, civilisé ou
barbare en fonction des circonstances. Le sens commun s’efforce de croire que l’inhumain
apparaît en l’homme de façon accidentelle, que le mal est causé par « d’abominables forces
célestes extérieures » 5, que la perversion humaine émane du contexte politique, économique et
social. En ce sens, Rousseau soutient que l’homme était à l’origine un être fondamentalement
bon que la société est venue progressivement pervertir. L’âme altérée de l’homme civilisé est
« semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée
qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à une bête féroce » 6. Rousseau renverse l’idée d’une
conception évolutionniste de l’humanité en affirmant que la férocité relève davantage de
l’homme civilisé que de l’homme à l’état de nature. Il va à contre-courant en faisant l’éloge des
aïeux, la critique des contemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après
lui7. Mais là encore, l’inhumain n’est en l’homme qu’à l’état de potentiel. Exclu de sa nature,
il est un mal possible, toujours en devenir.

Alors, il semble nécessaire de faire un pas supplémentaire afin de soutenir que l’homme
et l’inhumain sont intrinsèquement liés. L’inhumain fait fondamentalement partie de l’homme
et pourrait même constituer la trace profonde de son humanité. Dans son ouvrage Le Malaise
dans la culture, Freud décrit de façon saisissante la « violence incurable »8 qui se trouve au
cœur de l’homme : « La part de réalité qui se cache derrière tout cela, et qu’on déni volontiers,
est que l’homme n’est pas un être doux, avide d’amour, qui tout au plus serait capable de se
défendre s’il est attaqué ; mais que parmi les pulsions qui lui ont été données, il peut compter
aussi une part puissante de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain ne
représente pas seulement pour lui un auxiliaire ou un objet sexuel, mais aussi une tentation de
satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de
l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’emparer de son bien, de l’humilier, de le

5
Jean-Bernard PATURET, « Au-delà » de Freud « une culture de l’extermination » ?, Paris, Ed. Cerf, 2009, p. 25
6
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Ed.
Flammarion, 1992, p. 158
7
Reprise d’une formule de Jean-Jacques ROUSSEAU In Ibid., p. 170 : « Mécontent de ton état présent, par des
raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu
pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et
l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi. »
8
Jean Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 77

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faire souffrir, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ; qui aura le courage, après
toutes les expériences de la vie et de l’Histoire, de contester cette phrase ? »9. Une pulsion de
destruction travaille en secret et sans relâche l’être humain. La violence n’est ni contingente, ni
circonstancielle. Elle n’est pas une entrave sur le chemin de l’humanité et ne révèle pas la
dégradation de l’espèce humaine. La violence est la résurgence d’un mal depuis toujours déjà
là, tapi dans les tréfonds de l’homme, marquant de son sceau l’histoire meurtrière de l’humanité.

L’inhumain est en l’homme tel un spectre invisible, un double monstrueux. Le mythe du


Minotaure permet de réfléchir à cette dualité fondamentale de l’être humain. En effet, mi-
homme mi-animal, le Minotaure est à la fois semblable et étranger. Il est aussi bien condamné
à l’exil que jalousement conservé. Et sa vision suscite tout autant l’horreur que la fascination.
Il est une figure paradoxale qui ne manque pas de susciter en nous une impression d’inquiétante
étrangeté… Alors, à la lumière du mythe du Minotaure, ce travail tentera de comprendre
comment dans l’épreuve de l’inhumain l’homme ne rencontre pas l’étranger mais l’étrangeté la
plus intime de son être. Dans un premier temps, il faudra approcher la violence originaire de
l’homme (I) afin de comprendre l’inexorable travail de la culture (II) pour se défendre du réveil
du Minotaure (III).

I. De l’animal à l’homme ou l’animal en l’homme

Le mythe rend compte d’un temps hors du temps. Il jette un voile tissé d’imaginaire sur
l’impensable origine. Il édifie un espace logique de la construction de l’homme et de la culture.
Et s’il ne révèle aucune réalité historique, le mythe recèle néanmoins une vérité subjective et
culturelle. Il semble intéressant de croiser ici le Mythe du Minotaure avec le mythe moderne de
Freud Totem et tabou (A). La violence est au centre de ces mythes comme elle est au cœur de
l’humanité (B).

9
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, Paris, Ed. Flammarion, 2010, p. 132-133

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A. L’avènement de l’humanité

Dans Totem et tabou, Freud élabore l’origine mythique de l’homme et de la culture. Il


tente de saisir l’insaisissable ; c’est-à-dire le point de bascule de l’animalité à l’humanité. La
thèse fondamentale de Freud est que l’homme advient à l’humanité par le meurtre du père.
Selon le récit freudien, une organisation groupale archaïque précède la naissance de l’homme
et l’apparition de la communauté humaine. Il s’agit d’une horde primitive dominée par un père
primordial (Urvater) tout-puissant. Le père primitif est féroce et castrateur. Sa loi est une non-
loi car elle ne connaît que l’illimité de sa jouissance. En réalité, l’Urvater s’apparente davantage
à un « vieux mâle »10 chef de clan qu’à un père, car il se trouve hors temps, hors humanité et
hors filiation. Les fils (qu’il serait plus juste de nommer les « jeunes mâles »11 car ils n’ont pas
encore le statut de fils) souffrent d’être privés de ce dont le père jouit. C’est pourquoi, ils
décident de se liguer contre lui en contractant un pacte prévoyant son assassinat et le partage de
la jouissance jusqu’alors confisquée. Mais une fois le meurtre commis, ils choisissent de
s’interdire les femmes précédemment possédées par le père au lieu de se les partager. Ils
décident de sauvegarder l’alliance fraternelle en renonçant à la jouissance totale et archaïque.
C’est ainsi que naissent les fils selon la loi, c’est-à-dire les fils de l’interdit de l’inceste. Plus
tard, le meurtre primordial leur devient tellement insupportable qu’ils le refoulent et dressent
un totem à la place du père mort. « Le mythe postule ainsi que le monde de l’humain est
constitué par une soustraction, un retrait ou une perte qui est tout à la fois une opération
générique et singulière. En d’autres termes, l’être humain se trouve fondé par la loi qui lui
interdit la totalité »12. L’homme advient à l’humanité en renonçant à la jouissance totale,
archaïque et inhumaine. Il devient humain par l’intégration des interdits de meurtre et d’inceste.
Il s’agit de la loi de la castration qui, en lui interdisant d’être tout et d’avoir tout, ouvre l’homme
à l’ordre symbolique. Ainsi, le mythe freudien ne présente pas l’être humain comme
l’aboutissement d’une progression de l’animalité vers l’humanité. L’homme est fils du
« meurtre de l’extime »13 ; c’est-à-dire de la mise en exil de l’archaïque – du sacrifice de
l’inhumain – qui constitue pourtant le noyau intime de son être.

Le Minotaure peut être envisagé comme une figure de l’archaïque – inhumain – qu’il faut
exiler ou sacrifier. La créature est le fruit de deux transgressions qu’elle porte en sa chair et qui

10
Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Paris, Ed. Cerf, 2008, p.18
11
Ibid., p.19
12
Ibid., p.20
13
Henri REY-FLAUD, « Et Moïse créa les Juifs … » Le Testament de Freud, Paris, Ed. Flammarion, 2006, p.198

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scellent son destin. La première faute est celle de Minos qui tente d’obtenir une jouissance
interdite en se prenant pour l’égal d’un dieu. Minos se consacre roi de Crète en alléguant avoir
reçu son pouvoir de Poséidon. Pour parfaire son mensonge, il demande au dieu de faire émerger
des profondeurs marines un taureau qu’il promet de lui consacrer. Finalement, il trompe
Poséidon en lui sacrifiant un taureau quelconque. Le dieu se venge de lui en insufflant à sa
femme, Pasiphaé, l’amour du taureau sorti des eaux. La seconde faute est donc celle de Pasiphaé
qui assouvit son désir monstrueux en s’accouplant avec l’animal. Ainsi, le mythe présente une
double transgression : l’une divine et l’autre monstrueuse. D’un côté, Minos s’élève au-delà de
son simple statut d’homme en défiant le dieu Poséidon. De l’autre, Pasiphaé déchoit en-deçà de
l’humain en s’accouplant avec un taureau. Par le biais des figures de Minos et de Pasiphaé, le
mythe signifie qu’on ne retrouve l’inhumain en l’homme qu’en allant reconquérir la part divine
ou animale de son être au risque de la folie et de la barbarie. En d’autres termes, l’inhumain se
dévoile en l’homme dans la mise en acte des vœux mortifères de toute-puissance, de toute-
jouissance et de totalité. En effet, l’enfer du fantasme humain n’a d’égal que son horreur
lorsqu’il devient réalité : c’est alors le renversement de l’ordre symbolique, le règne de l’inceste
et du meurtre, la mort du sujet et de la communauté. C’est ce débordement immonde que l’exil
du Minotaure, puis son assassinat, vient à la fois contenir et expulser. Le meurtre du fils de la
jouissance interdite – dont le corps mi-humain mi-inhumain porte la trace – est à entendre
comme une expiation. Le Minotaure fait office de bouc émissaire en payant pour un crime qu’il
n’a pas commis mais dont chacun porte en lui la secrète culpabilité. Son sacrifice purge les
consciences, régule les passions et rétablit l’ordre de la loi.

Les mythes révèlent que l’originaire est jonché de férocité, de barbarie et de meurtres.
L’inhumain est en l’homme car l’homme s’origine de l’inhumain. L’homme entre dans
l’humanité par la mise en exil inaugurale – le refoulement primordial – de la jouissance totale,
archaïque et inhumaine. Mais même en étant sacrifiée, la violence fondamentale demeure en
l’homme comme la trace profonde et ineffaçable de son humanité (B).

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B. La violence fondamentale

Les racines indo-européennes du terme « violence » ont données les mots bios en grec et
vita en latin qui signifient la vie au sens d’un élan, d’une poussée, d’une puissance vitale. « Il
s’agit ici d’une réalité brutale, soudaine, qui déferle ou se déverse comme un bouillonnement
vital et potentiellement destructeur.»14. Le terme français « violence » apparaît seulement au
XVIIIème et désigne alors des puissances naturelles telles que le vent, la tempête, la maladie ou
encore la force des passions. C’est bien plus tard que la « violence » prend une connotation
morale en qualifiant une émotion ou un acte relevant d’une force intense, brutale et
destructrice15. L’origine étymologique de la violence fait jaillir son sens profond : la violence
est à la fois une force de mort et une puissance de vie. Elle est une manifestation de l’existence
humaine. La complexité psychique de l’être humain ne permet pas d’opposer trop vite ou trop
radicalement le bien et le mal. La violence est ambivalente. Elle est une poussée vitale brutale
qui doit trouver les voies de sa propre humanisation. Le caractère ambivalent de la violence
n’est pas sans faire écho à la théorie freudienne des pulsions. En effet, Freud découvre que
l’essence de l’homme consiste en des forces pulsionnelles élémentaires qui tendent à la
satisfaction de ses besoins primaires. Selon lui, les pulsions ne sont ni bonnes ni mauvaises
mais classées comme telles en fonction des exigences culturelles. Les pulsions primitives, dites
« mauvaises », se transforment jusqu’à ce que leurs manifestations soient permises et reconnues
par la société. « Elles sont inhibées, dirigées vers d’autres buts et d’autres domaines, elles
fusionnent les unes avec les autres, changent d’objets, se retournent en partie contre la
personne propre. Des formations réactionnelles contre certaines pulsions nous donnent
l’illusion d’un changement du contenu de celle-ci, comme si, de l’égoïsme provenait l’altruisme
et de la cruauté, la pitié »16. Freud souligne ainsi un phénomène remarquable et étranger au
sens commun qu’il appelle « l’ambivalence affective »17. La bonté et la méchanceté, la charité
et le mépris, l’amour et la haine émanent d’une même indifférenciation pulsionnelle. La même
violence fondamentale se joue ou se déjoue au cœur du plus grand amour comme au sein de la
plus vive haine. En effet, il y a un stade archaïque où l’amour et la haine sont à tel point
emmêlées qu’il est impossible de faire la différence entre l’une et l’autre. Chez le tout petit

14
Jean Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 72
15
Voir à ce propos Ibid., p. 72
16
Sigmund FREUD, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » In Essais de psychanalyse, Paris, Ed.
Payot & Rivages, 2001, p. 19
17
Ibid., p. 20

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enfant, l’objet d’amour est aussi celui dont il veut s’emparer pour le mordre, le déchirer,
l’avaler, l’incorporer, le dévorer. « L’amour est une pulsion de dévoration et de destruction
qu’on peut aussi bien attribuer à la haine »18. Plus tard, même si l’homme apprend à distinguer
(voire à cliver) ses affects, il n’est pas rare qu’il soit perdu lorsque surgit la violence : vient-elle
témoigner de la haine ? Ou au contraire, la violence parle-t-elle d’amour ? Les êtres humains
sont parfois plus violents à l’égard de ceux qu’ils aiment tendrement qu’envers ceux qu’ils
haïssent férocement. Il arrive de voir un homme blesser, ou encore détruire celui qu’il aime. Et
il n’est pas rare de voir un objet d’amour se transformer irrémédiablement en un objet de haine.
La violence peut donc signifier de l’amour comme de la haine, non pas au sens d’un revirement
des affects, mais parce qu’en elle se trouve ranimée l’indifférenciation pulsionnelle originaire.

La violence fondamentale peut être définie comme la tentation de l’Un. Elle est un acte
de dévoration de l’autre, une tentative pour l’incorporer. Il s’agit d’une pulsion cannibalique
qui tend à assimiler l’autre à soi afin d’annuler sa différence. Dans L’avenir d’une illusion,
Freud énonce trois interdits majeurs au fondement de la culture. Il ajoute la prohibition du
cannibalisme aux interdits fondamentaux d’inceste et de meurtre19. « Entre le meurtre, l’inceste
et le cannibalisme que toute société humaine prohibe, il existe un trait commun : la volonté
primitive d’incorporer l’autre et donc de faire disparaître sa différence »20. Il semble
intéressant de reprendre ici le mythe du Minotaure. Le récit rapporte que chaque année quatorze
jeunes gens sont envoyés en pâture à l’effroyable créature. Quel sens donner à ces festins
cannibaliques qui rythment la vie solitaire du Minotaure ? Comment dire s’il capture ses proies
dans un élan d’amour ou de haine ? Comment savoir s’il souhaite anéantir ses victimes ou tout
au contraire les conserver ? Le mythe du Minotaure représente le fantasme cannibalique. Il
témoigne du vœu mortifère d’effacer toute différence, limite et distance entre soi et l’autre. Le
Minotaure – créature unique au monde jetée hors du monde – réalise son désir de se confondre
avec l’autre. Au-delà de l’amour ou en-deçà de la haine, le Minotaure met en acte la
« jouissance de l’unité violente »21. Il incorpore ses victime pour s’assurer de ne jamais les
perdre. En effet, la pulsion cannibalique « cache et révèle le désir d’annuler ce qui sépare ou
distingue. Au nom d’une identité illusoire du même, il porte la vocation imaginaire de ne jamais
perdre l’autre – soit ainsi dit celui dont seulement la destruction par dévoration donne

18
Jean Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 72
19
Sigmund FREUD, « L’avenir d’une illusion » In Œuvres complètes XVIII, Paris, Ed. Puf, 1994, p. 150
20
Jean Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 73
21
Pierre FEDIDA, L’absence, Paris, Ed. Gallimard, 1978, p. 85

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l’assurance qu’il ne pourra jamais abandonner »22. Le mythe du Minotaure met en scène la
violence fondamentale. Il représente la pulsion cannibalique, incestueuse et meurtrière qui tend
à faire fi de la perte, du manque et de la castration propre à l’humanité.

Les étreintes du Minotaure, féroces et insatiables, sont moins étrangères à l’âme humaine
qu’elles ne le paraissent. Le fantasme de la violence fondamentale – inhumaine – habite
l’homme et la culture travaille sans relâche pour empêcher qu’il ne devienne réalité. Elle fait
violence à la violence afin de contenir le désir mortifère (II).

II. Tuer le Minotaure : entre voilement …

Afin de prendre essor et de perdurer, la culture doit tuer le Minotaure. En d’autres termes,
le travail de la culture consiste à entraver la violence fondamentale au cœur de l’homme (A).
Force est d’admettre que cela ne peut être réalisé sans douleur. Alors, la crise du sujet et de la
culture semble relever d’un malaise permanent (B).

A. La violence du droit et le voile de la culture

Dans son ouvrage Le Malaise dans la culture, Freud définit la culture comme « la somme
totale des réalisations et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de celle de nos
ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection des hommes contre la nature, et le
règlement des relations des hommes entre eux »23. La culture extirpe l’homme de l’animal.
C’est pourquoi elle doit non seulement le protéger de la nature sauvage qui l’environne, mais
aussi le défendre contre la violence de sa propre nature. La culture fait violence à la violence
fondamentale au cœur de l’homme. Elle organise sa pacification ou sa ritualisation en lui
aménageant un cadre acceptable où s’exercer. Elle la socialise par du langage, des échanges
symboliques, une quantité diverse et variée de rites ou de procédures 24. Dans un échange avec
Einstein, organisé en 1932 par la Société des Nations avant d’être publié l’année suivante sous
le titre : Pourquoi la guerre ?, Freud dénonce la vacuité des arguments philanthropiques qui

22
Ibid., p. 90
23
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, Paris, Ed. Flammarion, 2010, p. 107
24
Voir à ce propos Jean-Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In
Divine violence, Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 78

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font l’impasse sur la violence originaire de l’homme. Selon lui, combattre la violence implique
la « fonction du droit »25 qui est une indispensable violence faite à la violence afin de permettre
l’essor et la perpétuation de toute communauté humaine. Le droit et la violence semblent à
priori radicalement antinomiques. Pourtant, l’un dérive de l’autre. Le droit s’origine de la
violence pour ne jamais plus pouvoir se passer d’elle. Freud remonte aux origines de l’humanité
pour démontrer de quelle manière la violence s’est progressivement transformée en droit. Il
explique qu’à un stade primitif, les conflits qui surgissent entre les hommes sont résolus par la
seule violence. C’est d’abord la force musculaire puis l’usage des instruments qui départagent
les volontés, hiérarchisent les hommes et organisent le pouvoir. « Tel est donc l’état originel,
le règne de la puissance supérieure, de la violence brutale ou intellectuellement étayée. Nous
savons que ce régime s’est modifié au cours de l’évolution, et qu’un chemin a conduit de la
violence au droit – mais lequel ? »26. Selon Freud, la violence s’est changée en droit par l’union
des plus faibles contre le plus fort. La force des individus ainsi rassemblés représente le droit.
Ce dernier parvient à briser la violence auparavant exercée par un seul homme. « Nous voyons
donc que le droit est la force de la communauté. C’est encore la violence, toujours prête à se
retourner contre tout individu qui lui résiste, travaillant avec les mêmes moyens, attachée aux
mêmes buts ; la différence réside, en réalité, uniquement dans le fait que ce n’est plus la
violence de l’individu qui triomphe, mais celle de la communauté »27. Ainsi, la violence sauvage
et inhumaine est endiguée par une violence institutionnalisée ou « culturalisée ». Faute de
pouvoir arracher la violence de l’homme, le droit la contient et empêche qu’elle ne déborde. Il
n’évacue pas la violence mais produit sa réorientation et organise son réinvestissement sur le
fond d’un archaïque qui demeure toujours présent. Cela ne fait-il pas écho à la férocité du
Minotaure exilée mais conservée, maîtrisée et ritualisée par la communauté ? Le Minotaure est
entravé et c’est Minos, le roi de Crète, qui décide de lui livrer en pâture quatorze jeunes gens
chaque année. Le monstre est reclus au cœur d’un labyrinthe qui pourrait bien représenter les
méandres des passions refoulées de l’humanité.

Rappelons que selon le mythe de Freud Totem et tabou, la civilisation humaine se


constitue par le refoulement nécessaire de la jouissance archaïque, totale et inhumaine.
L’homme advient à l’humanité par l’intégration des interdits de meurtre et d’inceste. Il entre
dans la culture par l’acceptation du renoncement pulsionnel. En ce sens, la culture peut être

25
Jean-Daniel CAUSSE, « La violence archaïque et le paradoxe du sacrifice aux dieux obscurs » In Divine violence,
Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 70
26
Sigmund FREUD, Pourquoi la guerre ?, Paris, Ed. Payot & Rivages, 2005, p. 45
27
Ibid., p. 45

10
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considérée comme une illusion : elle renverse le refoulement et jette un voile sur un mal
inaugural. En pleine première guerre mondiale, Freud publie ses Considérations actuelles sur
la guerre et sur la mort. Deux essais sont réunis sous ce titre, dont La désillusion causée par la
guerre. Dans ce texte, Freud soutient que la guerre consiste en la destruction d’une illusion.
« Les illusions se recommandent à nous par le fait qu’elle nous épargnent des sentiments de
déplaisir et nous font éprouver à leur place de la satisfaction. Il nous faut donc accepter sans
nous plaindre qu’elles se heurtent un jour à une partie de la réalité et s’y brisent »28. La guerre
suscite la désillusion parce qu’elle révèle la faible moralité des Etats qui pourtant sont censés
être garants du droit. Elle brise l’illusion de la culture car elle met en évidence que la civilisation
n’évince pas le mal en l’homme mais le recouvre, le remanie et le réinvestie. Freud met en
lumière les faux-semblants de la culture. Il affirme qu’en exigeant de l’homme civilisé le
détournement permanent de ses penchants pulsionnels, la culture le fait vivre
psychologiquement parlant au-dessus de ses moyens et le transforme en hypocrite. Mais cette
hypocrisie, aussi fausse soit-elle, est indispensable au maintien de la culture. « Il est indéniable
que notre civilisation actuelle favorise dans des proportions extraordinaires cette forme
d’hypocrisie. On pourrait même aller jusqu’à affirmer qu’elle repose sur cette hypocrisie et
serait forcée de consentir à des transformations en profondeur, si les hommes entreprenaient
de se conformer à leur vérité psychique. Il y a ainsi incomparablement plus d’hypocrites de la
civilisation que d’hommes authentiquement civilisés, et même on peut se demander si une
certaine part d’hypocrisie n’est pas indispensable au maintien de la civilisation » 29. Il est
intéressant de relever que le terme « hypocrite » vient du latin hypocrita qui désigne
le « masque » ou « le mime qui accompagne l’acteur antique avec les gestes »30. Alors, que se
passe-t-il au-delà des mimes de la civilisation ? Qu’est-ce qui se cache sous le masque de la
culture ? Freud emploie le mot « hypocrite » afin de souligner que le leurre de la culture masque
le chaos inhérent à la nature humaine. Cela fait écho au rôle incontournable de Dédale dans le
mythe du Minotaure. Le nom Dédale vient du latin daedalus qui signifie « industrieux »,
« ingénieux » et désigne aussi « celui qui sait faire artistement quelque chose »31. En effet,
Dédale est l’illustre architecte d’Athènes « célèbre entre tous pour son habilité dans l’art de
construire »32. Dans le mythe, Dédale apparaît comme celui qui, par ses constructions habiles,

28
Sigmund FREUD, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » In Essais de psychanalyse, Paris, Ed.
Payot & Rivages, 2001, p. 18
29
Ibid., p. 24
30
Dictionnaire Gaffiot en ligne
31
Ibid.
32
Ovide, Les métamorphoses, Paris, Ed. Gallimard, 1992, p. 260

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« brouille les points de repères » et « induit le regard en erreur »33. Dédale incarne le maître
des illusions. Tout au long du récit, il voile et dévoile l’inhumain enfoui au cœur de la culture.
Sa première feinte conduit à la naissance du Minotaure. Il fabrique l’illusion d’une génisse qui
permet à Pasiphaé de s’accoupler au taureau en le trompant. Sa deuxième invention permet
d’exiler le Minotaure. Il édifie un labyrinthe dans les méandres duquel le roi Minos cache
l’ignoble créature. Sa troisième ruse sert à tuer le Minotaure. Il crée le fameux fils d’Ariane qui
conduit Thésée au centre du labyrinthe et lui permet d’en ressortir vainqueur.

La force du droit et l’illusion de la culture sont salvatrices. Elles permettent à l’homme


de s’humaniser et à la culture de perdurer. Mais force est de constater que cela ne se fait pas
sans douleur. Le tragique de la nature humaine se noue au cœur d’un choix déchirant : l’homme
doit accepter les exigences de la culture ou s’abîmer dans la violence de sa jouissance (B).

B. La crise du sujet et de la culture, un malaise permanent34

Dans son ouvrage Le Malaise dans la culture, Freud soutient qu’il n’existe pas davantage
de culture sans malaise que de sujet sans crise. Il affirme qu’une lutte entre pulsions de vie et
pulsions de mort – Eros contre Thanatos – fonde la vie humaine et la culture. Freud théorise la
pulsion de mort en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir. Outre l’Eros, il existe une autre
pulsion dont le propre est d’opérer en silence, de ramener l’individu toujours au même lieu, afin
qu’il y répète toujours la même scène. Il s’agit de la pulsion de mort que Freud découvre à
l’œuvre dans la névrose traumatique et dans la compulsion de répétition. La pulsation d’Eros et
de Thanatos constitue une tension permanente entre une puissance de vie et une force de mort :
Eros harmonise, unit et construit tandis que Thanatos délie, déconstruit et morcelle. Cette lutte
incessante est au fondement du vivant. Elle est au cœur de l’homme et de la culture. La culture
jette un voile Thanatos, un mal originaire, issu de la violence archaïque et inhumaine au cœur
de l’homme. Sous l’égide d’Eros, la culture rassemble les hommes travaillés par Thanatos. La
continuité de l’existence humaine et de la culture relève d’un combat titanesque entre Eros et
Thanatos, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. « Et il faut désormais s’attendre à ce

33
Ibid., p. 260
34
Voir Jean-Daniel CAUSSE, « Le Malaise dans la culture : Une crise permanente », consulté en ligne :
http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2014-2-page-225.htm

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que l’autre de ces deux "puissances céleste", l’Éros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans
son combat avec son tout aussi puissant immortel adversaire. Mais qui peut en prédire le succès
et l’issue ? »35. Freud relativise la solidité de la civilisation. La culture est une illusion fragile
car elle contient dès son apparition le principe de sa propre mort. Ce n’est pas la culture qui est
permanente mais la puissance de vie et la force de mort avec lesquelles elle doit sans cesse
composer.

Il y a un non-sens à mettre la culture à l’épreuve du bonheur car elle contient en elle-


même son propre malheur. « Il y a une redondance à parler de malaise dans la culture parce
que le malaise est toujours au programme de la culture ; il est au principe de la culture »36. La
culture se construit à partir du renoncement pulsionnel. Sa persistance suppose la non-
satisfaction de puissantes pulsions qui sont autant de jouissances sexuelles et de penchants à
l’agression. L’homme doit renoncer à la jouissance archaïque inhumaine pour entrer dans la
« frustration culturelle »37. Le refoulement de cette violence archaïque empêche l’homme de
jamais prétendre au bonheur. « La civilisation impose d’apprendre à faire face et à vivre avec
un "réel de discorde" c’est-à-dire à l’impossible cohabitation de notre bien-être et de nos
désirs »38. Le titre original de l’ouvrage Le Malaise dans la culture est Das Unbehagen in der
Kultur. Le terme Unbehagen signifie « malaise » mais il peut être aussi traduit de manière
littérale par « absence de bien-être » 39. Cette « absence de bien-être » dans la culture est, en
réalité, un mal-être irrésistible, insurmontable et inhérent à la nature humaine. Cela marque une
évolution essentielle de la pensée freudienne. Si dans un premier temps Freud envisage la
psychanalyse comme une cure réparatrice, il découvre progressivement qu’une part de l’être
humain demeure impossible à guérir. « Il y a de l’incurable » 40 au cœur de l’homme car il
souffre de la marque de la castration, une blessure atemporelle et irrémédiable. A l’inverse de
l’animal, l’être humain n’est pas en adéquation avec son univers. Il est un sujet de crise et de
conflit souffrant d’être divisé car il porte en lui l’Unbehagen, la fêlure d’un manque.

35
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, Paris, Ed. Flammarion, 2010, p. 176
36
Jean Daniel CAUSSE, « Le malaise dans la culture : une crise permanente ? », consulté en ligne :
http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2014-2-page-225.htm, p. 229
37
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, Paris, Ed. Flammarion, 2010, p. 117
38
Jean-Bernard PATURET, « Au-delà » de Freud « une culture de l’extermination » ?, Paris, Ed. Cerf, 2009, p. 23
39
Jean Daniel CAUSSE, « Le malaise dans la culture : une crise permanente ? », consulté en ligne :
http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2014-2-page-225.htm, p. 230
40
Ibid., p. 230

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Alors, qui n’a pas son Minotaure ?41 La douleur d’être humain, c’est d’entendre les
hurlements du monstre sans jamais le faire sortir de son exil. La tragédie de l’homme, c’est
d’accepter le sacrifice de la créature. C’est bien pour cela que la tentation est si grande de ne
pas tuer mais de devenir le Minotaure (III).

III. … Et dévoilement : la tentation d’être le Minotaure

Dévoiler l’inhumain en l’homme, c’est découvrir l’infinie tentation de jouissance qui


demeure au fond de lui (A). Que le désir soit perpétuellement en quête de jouissance implique
sans doute, paradoxalement, que l’homme soit inexorablement en quête d’humanité (B).

A. L’infinie tentation de jouissance

Devenir le Minotaure, c’est lever le voile de la culture pour découvrir la violence divine
ou monstrueuse qui demeure en l’homme. Rappelons que par la double transgression de Minos
et de Pasiphaé, le mythe du Minotaure révèle que l’homme retrouve l’inhumain en acceptant sa
part divine ou animale au risque de la folie et de la barbarie. En effet, lorsque la censure est
levée, l’illusion de la culture se brise et la jouissance refoulée fait retour. L’ordre symbolique
se renverse et l’homme s’abîme dans la violence incestueuse et meurtrière. La tentation de la
jouissance est toujours première et infinie. Aucun homme ni aucune culture n’en est prémuni.
Dans l’ouvrage La République, Platon reprend le mythe de Gygès le Lydien qui met bien
évidence la passion de l’homme pour l’inhumain42. Gygès est un simple berger au service du
roi de Lydie. Un jour comme un autre, une forte pluie s’abat et cause un glissement de terrain
ainsi qu’une béance dans la terre où il fait paître ses bêtes. Curieux de découvrir ce qui se cache
dans cette déchirure, Gygès y descend et découvre parmi de multiples merveilles un cheval de
bronze évidé et percé d’ouvertures. Il trouve aussi un cadavre, de taille inhumaine, ne portant
rien d’autre qu’une bague en or à la main. Gygès s’empare du bijou et ressort du trou. Muni de
la bague, il retrouve les autres bergers pour leur rassemblement habituel destiné à rapporter au
roi l’état des troupeaux. Assis parmi les bergers, Gygès tourne par hasard le chaton de la bague
vers l’intérieur de sa main. Il s’aperçoit alors être devenu invisible pour tous les hommes qui,

41
Marguerite YOURCENAR, « Qui n’a pas son Minotaure » In Théâtre II, Paris, Ed. Gallimard, 1971, p. 193
42
PLATON, La République, Paris, Ed. Gallimard, 1993, p. 99-100

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assis près de lui, parlent comme s’il n’était plus là. Il tourne ensuite le chaton de la bague vers
l’extérieur de sa main et constate qu’il redevient visible. Gygès met à plusieurs reprises la bague
à l’épreuve et voit que chaque fois la même chose se produit. Désormais certain que la bague
possède le pouvoir de le rendre invisible, Gygès entreprend la réalisation de son désir le plus
secret : il s’introduit auprès du roi, couche avec sa femme et s’empare de son pouvoir.

Le premier élément à souligner dans ce mythe est l’universalité de la figure de Gygès. Il


est un berger parmi les autres bergers. Rien dans le déroulement banal de son quotidien ne laisse
envisager le désir obscur qui l’habite ni la férocité qu’il va mettre en acte. En ce sens, Gygès
représente n’importe quel homme parmi les hommes. Ses souhaits funestes et sa violence
mortifère appartiennent à chacun. Gygès incarne la figure d’un homme simple qui cède à la
tentation d’être le Minotaure et s’abandonne ainsi à la jouissance infinie. Le deuxième point à
relever est l’incroyable fascination de Gygès pour la bague alors même qu’il ne connaît pas
encore son pouvoir. Dans la béance, il découvre de merveilleuses richesses ainsi qu’un étrange
cadavre dont la grandeur laisse supposer qu’il n’est pas humain. Pourtant, les richesses
n’attirent pas davantage son avidité que le cadavre n’attise sa curiosité. Gygès se contente
d’emporter la bague comme irrésistiblement attiré par son invisible pouvoir d’invisibilité. Le
bijou apparaît de suite à Gygès dans toute sa démesure. Il lui octroie immédiatement une
incommensurable valeur, sans calcul ni logique. Le troisième élément incontournable du mythe
est l’énigmatique pouvoir de la bague qui, rendant Gygès invisible, le jette hors du monde de
l’homme et de ses lois. L’invisibilité extrait Gygès du champ de la représentation et du langage.
A la manière du Minotaure, il se retrouve seul, en dehors du monde, exilé du regard et de la
parole. Dès lors, l’ordre symbolique tombe et rend la toute-puissance à la violence incestueuse
et meurtrière. A partir du moment où Gygès est assuré de son invisibilité, il laisse ressurgir la
jouissance archaïque jusqu’alors refoulée en s’appropriant la reine et en tuant le roi. Ainsi, en
se retirant du champ de la parole, Gygès s’affranchit de l’interdit. La parole sert à « inter-dire » :
elle interdit la jouissance incestueuse et meurtrière en introduisant du « dire-entre » ; soit des
mots, de l’écart, du manque en l’homme, entre les hommes, entre l’homme et les choses, entre
l’homme et le monde. « Dès lors que quelqu’un parle, il n’est plus collé au monde ; il ne fait
plus simplement corps avec le monde, mais il lui donne une représentation. Il n’est plus dans
un rapport immédiat, instinctif, aux autres ni à lui-même et il existe dans une indispensable
distance. C’est en ce sens que le langage est symbolique : il passe entre les êtres et les choses
pour les faire advenir dans leur singularité » 43. Le mythe révèle la passion de l’homme pour

43
Jean-Daniel CAUSSE, « La religion de l’amour » In Divine violence, Paris, Ed. Cerf, 2011, p. 203

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l’inhumain. Projeté hors du monde humain par son invisibilité, Gygès devient le Minotaure. Il
succombe à la tentation de la jouissance l’Un ; c’est-à-dire au désir d’abolir la distance entre
soi et l’autre pour faire l’économie de l’épreuve de la castration qui est une limite indispensable
à l’existence humaine.

Le désir humain ne demande qu’à jouir de l’inhumain. L’humanité n’est pas donnée
pleine et entière une fois pour toute. Elle se risque et vacille en permanence. En-deçà ou au-
delà de l’humain, l’homme s’inscrit toujours dans une quête d’humanité (B).

B. En deçà ou au-delà de l’humain, en quête d’humanité

L’homme est passionné par l’inhumain car il y rencontre l’étrangeté la plus intime de son
être. Il y fait l’épreuve d’un point de non savoir constitutif de son humanité. L’inhumain fonde
l’homme tout en lui demeurant fondamentalement inaccessible. L’homme ne retrouve
l’inhumain qu’en-deçà ou au-delà des limites de l’existence humaine. C’est sans doute la raison
pour laquelle il est depuis toujours fasciné par ce qui se trouve au commencement et à la fin de
sa vie. La naissance et la mort sont des frontières, des bornes, des limites qui fondent le mystère
de l’humanité. Il est impossible d’en faire l’expérience : « naître » et « mourir » supposent le
regard où la parole d’un autre qui vient attester l’évènement de la naissance ou celui de la mort.
« Au début et au terme de notre existence, nous trouvons ces deux verbes ; naître et mourir. Ce
sont des verbes et non des concepts, c’est-à-dire qu’il s’agit de ce qui nous arrive, nous survient,
sans pour autant entrer directement dans le champ d’un savoir. De « naître » et de « mourir »,
on peut certes se donner des représentations qui sont nécessaires, fructueuses à bien des
égards, mais c’est sur le fond permanent d’un irreprésentable. Nous nous efforçons de donner
des figures à un irreprésentable ; nous cherchons à exprimer un impossible à dire »44. C’est
sans doute parce que « naître » et « mourir » échappent à l’homme et le limite qu’ils font
toujours l’objet d’une tentation à laquelle les anciens donnaient le nom d’hubris pour qualifier
la démesure, l’arrogance d’une volonté de s’affranchir de l’impossible45. Cette tentation de
maîtrise totale de l’existence humaine, depuis son début jusqu’à sa fin, sans que jamais rien

44
Jean-Daniel CAUSSE, « La vie humaine entre fragilité et puissance : question de bioéthique », In Information
évangélisation, n°6, décembre 2010, p. 7
45
Voir à ce propos Ibid., p. 7

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n’échappe au savoir, est particulièrement présente aujourd’hui. Du côté de la naissance, la
maîtrise de la procréation a eu l’effet bénéfique de délivrer de l’angoisse d’avoir un enfant par
« accident » et de donner plus de liberté à la vie sexuelle. Toutefois, elle a eu pour corollaire le
surinvestissement de l’enfant qui tend à devenir un droit, voire même un dû. Par ailleurs, la
maîtrise de la procréation atteint son paroxysme dans le fantasme de la programmation
génétique. Le diagnostic génétique préimplantatoire permet déjà le tri et la sélection des
embryons. A ce titre, Jacques Testard dénonce la montée « d’un droit à l’enfant "normal"
incompatible avec l’humanité de l’homme »46. Selon Marcel Gauchet, la toute-puissance
actuelle de la maîtrise est symptomatique d’un « déni de l’inattendu du vivant »47. Du côté de
la fin de l’existence, la révolution biotechnologique prétend bientôt pouvoir déclarer la mort de
la mort48. La génomique, les cellules souches, la nano-médecine réparatrice, l’intelligence
artificielle, l’hybridation de l’homme et de la machine, le clonage, … Toutes ces avancées
scientifiques semblent pouvoir remettre en question la mort en tant que condition ontologique
de l’humanité. En ce sens, Laurent Alexandre affirme que « l’idée que la mort est un problème
à résoudre et non une réalité imposée par la nature ou par une volonté divine va s’imposer »49.
La science vient soutenir le fantasme sans âge et profondément humain d’être exempt de
souffrance, de finitude, de castration. Il n’est pas vain de rappeler ici le vieil adage repris et
transformé par Freud : « si vis vitam, para mortem. Si tu veux supporter la vie, organise-toi
pour la mort »50. Cela signifie que c’est dans le tragique de son existence que l’homme trouve
le prix incommensurable de sa vie.

Il est évident que des questions éthiques sont à poser aujourd’hui : que signifie respecter
la dignité humaine ? Jusqu’où remettre en cause les données de base de la condition humaine ?
Si « une société montre son degré de civilisation dans sa capacité à s’autolimiter »51, où est la
limite ? Quand est-ce que le désir porteur de vie se transforme en une jouissance messagère de
mort ? A partir de quel moment l’homme se change-t-il en Minotaure ? Il ne faut pas confondre
l’acceptation salutaire de la limite avec la résignation misérable à ce qui serait la condition

46
Jacques TESTARD, Faire des enfants demain, Paris, Ed. Seuil, 2014, p. 11
47
Marcel GAUCHET, L’enfant du désir, consulté en ligne : http://www.cairn.info/revue-le-debat-2004-5-page-
98.htm
48
Laurent ALEXANDRE, La mort de la mort Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Paris, Ed.
JCLattès, 2011
49
Ibid., p. 12
50
Sigmund FREUD, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » In Essais de psychanalyse, Paris, Ed.
Payot & Rivages, 2001, p. 46
51
Cornélius CASTORIADIS cité In Jean-Daniel CAUSSE, « La vie humaine entre fragilité et puissance : question de
bioéthique », In Information évangélisation, n°6, décembre 2010, p. 8

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humaine. « Que nous ayons à apprendre le sens de la limite ne veut pas dire que nous devions
nous résigner à ce qu’il y a, où que nous soyons condamnés à répéter les mêmes manières de
penser et de vivre au lieu d’imaginer de nouvelles possibilités »52. La limite pose un problème
de discernement entre ce à quoi on doit renoncer et ce qui constitue la dynamique vitale de
l’humanité. L’homme a toujours cherché à dépasser sa condition humaine. L’humanisation
consiste en ce travail incessant que déploie l’humanité pour sortir de l’état de nature.
L’humanité n’est jamais donnée d’emblée, pleine et entière. A l’inverse, elle est toujours offerte
imparfaite, défaillante et manquante. L’humanité est inachevée, amputée par l’inhumain. Mais
c’est justement parce que l’humanité n’est jamais achevée, et qu’en elle demeure l’inhumain,
que l’homme est perpétuellement en quête d’humanité. Ce qui rend l’homme humain malgré sa
tentation infinie de devenir le Minotaure, c’est ce mouvement désirant, cette dynamique vitale,
cette relance inexorable de la quête d’humanité.

Lorsqu’il fait l’épreuve de l’inhumain, l’homme ne rencontre pas l’étranger mais


l’étrangeté la plus intime de son être. Le mythe du Minotaure nous a permis de comprendre la
dualité fondamentale au cœur de l’homme. Contrairement au Minotaure, l’être humain ne porte
pas la marque de son inhumanité dans sa chair. Pourtant l’inhumanité est en l’homme, enfouie
profondément, prête à ressurgir à chaque instant. Ainsi, le rôle de la culture nous est apparu
comme semblable au travail de l’architecte Dédale : elle crée l’illusion, exile la bête, entrave la
violence inhumaine. C’est donc au cœur du labyrinthe tortueux que nous avons identifié la
tragédie humaine. Pour être humain parmi les humains, l’homme doit renoncer à vivre dans la
jouissance inhumaine pour exister dans les méandres d’un désir insatisfait. Qu’importe
l’époque ou la culture, la souffrance de l’être humain – blessé, limité, castré – explique son
éternelle tentation de céder à la jouissance pour enfin devenir le – monstrueux ou divin –
Minotaure.

52
Jean-Daniel CAUSSE, « La vie humaine entre fragilité et puissance : question de bioéthique », In Information
évangélisation, n°6, décembre 2010, p. 8

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