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JAD HATEM

LA VIE ET L’ÉCRITURE :
MANN ET ZAFÓN

§ 1. J’ai plaisir à concevoir une œuvre écrite, et


particulièrement le roman, comme une sorte de pyramide
possédant deux aspects par lesquels il convient de l’aborder.
D’abord, une construction bien assurée sur sa base de
laquelle il faut partir à la fois pour l’édifier et la comprendre
comme cette massivité qui s’impose. Ensuite, un ouvrage
inversé, reposant sur sa cime. La première posture est
propice à la lecture : il vaut mieux commencer par le
chapitre premier, même s’il arrive que la véritable histoire
débute véritablement ailleurs et qu’il faille relire ce chapitre
à la fin pour pouvoir en apprécier la signification. Exemple :
Mercy de Toni Morrison. Autre exemple, cocasse celui-ci :
L’Étoile de ceux qui ne sont pas nés de Franz Werfel qui
s’ouvre sur un chapitre premier à seule fin que le roman ne
débute par un chapitre deux.
Nonobstant ce fait, le travail de l’interprétation qui
succède à celui de la lecture ne s’oblige pas à récapituler les
événements en vue de dégager une structure. Il repose sur
une intuition que l’on a parfois la chance de trouver
consignée dans un paragraphe, une sentence ou même un
mot. Diverses les intuitions suivant la sagacité, la culture de
l’interprète ; innombrables les sentences qui peuvent se
prêter au « jeu ». C’est d’ailleurs un exercice instructif (en
psychologie) que de demander aux lecteurs d’une même
œuvre quel passage leur a paru essentiel.
Entre l’intuition et la sentence se fait une circulation
qui n’est pas sans analogie avec le cercle herméneutique du
tout et de la partie (pour comprendre le tout il faut avoir
compris la partie, mais aussi pour comprendre la partie, il
faut avoir saisi le tout). Là le rapport est de reconnaissance
réciproque soit que la sentence suscite l’intuition soit que
l’intuition trouve sa frappe dans la sentence.

1
§ 2. Lorsque, lisant de L’Ombre du vent de Carlos Ruiz
Zafón1, je suis tombé sur l’assertion du romancier Julián
Carax qu’il n’a pas le droit d’aimer (p. 232), confirmée par
sa déclaration qu’il ne s’estime digne d’aucun amour
(p. 270), j’ai poussé un eurêka. Tout au long, on observe un
parallélisme entre le destin du narrateur Daniel et celui de
Carax. Pour cela nulle interprétation n’est requise : il suffit
de lire. Ils se ressemblent (p. 227, 277), Daniel fait penser à
Carax avant que ce dernier ne perde la foi en tout (p. 237).
Le romancier constate la symétrie de leurs trajectoires
commente : « Ce garçon me fait penser à moi » (p. 612). Il
parle de lui dans ses écrits (p. 614). Tous deux ont un ami
dont ils aimeront la sœur, ce qui mettra un terme au
compagnonnage (p. 268). Le sentiment que l’un est le double
de l’autre s’impose donc de soi (à moins de totale cécité du
lecteur). La question se pose alors de savoir lequel des deux
assure la fonction du réel, l’un devant être le sujet de l’autre.
Comprenons par le terme de sujet ce qui assure la base, ce
sur quoi se dressent des qualités. Si le fondé est en totale
dépendance du fondement (le sujet), nous avons affaire à la
même personne. En psychologie, cela donnerait lieu à un
phénomène de délire allant jusqu’à la représentation d’une
partie de soi-même comme un autre, cet autre qui,
évidemment, n’est visible (ou efficace) que pour le sujet
psychiquement atteint. La littérature, elle, détient le privilège
de donner à voir le double aux autres personnages. Ce pour
quoi l’hypothèse qu’il n’est qu’effet de plasmation
(autrement dit : une projection qui matérialise et personnalise
l’entité projetée) doit ici faire nécessairement l’objet d’une
interprétation, encore qu’il faille obligatoirement traquer les
indices qui vont dans ce sens (et dans le roman Carax rend
visite à Daniel dans sa chambre d’hôpital, mais personne ne
l’a vu entrer (voici pour le fantasme) ; toutefois le stylo qu’il
lui restitué à ce moment a bien disparu au matin (ceci pour le
réel ou le fantastique). Il ne suffit pas alors de dire que l’un
est l’autre. Il faut préciser quel est cet autre par rapport à
l’un. Il peut, par exemple, exprimer le surmoi (Mr. Justice
Harbottle de Sheridan Le Fanu) ou le ça (The Monk de
Matthew Gregory Lewis).

1
. Tr. F. Maspero, Paris, Pocket, 2014.

2
Qu’en est-il de ce stylo ? À Daniel son père lui en
offrit un qui aurait appartenu à Victor Hugo, mais qui en
vérité n’a servi qu’à Carax. Or c’est ce dernier qui compose
une œuvre qui donne son titre au roman de Zafón. Daniel
renoncera à pareille carrière et se contentera de gérer la
librairie de son père. Soit le sujet est le romancier qui rêve
d’une existence « normale », soit il est le libraire qui estime
ses chances de réussir une bonne vie comme romancier.
Pénélope, la toute jeune aimée de Carax est morte, l’unique
femme qu’il aima jamais. En revanche est toujours vivante
Beatriz l’aimée de Daniel. Comprenons alors la
recommandation de Carax : « Emmène Beatriz loin d’ici,
Daniel. Elle sait ce que vous devez faire. Ne te sépare pas
d’elle. Ne te la laisse pas enlever. Par rien ni personne.
Prends soin d’elle. Plus que de ta vie » (p. 638-639). Ce qui
équivaut au choix de la vie contre l’écriture. Mais n’est-ce
pas là une préférence pour laquelle seule la vie est à même
de décider ? Il semble que non. Dans Tonio Kröger, c’est le
poète qui envie le non-poète (lequel possède la santé non
parce qu’il est par hasard en bonne santé, mais tout
simplement parce qu’il n’est pas poète…) Il reconnaît aimer
la vie dans sa banalité, voire même sa vulgarité, elle dont il
se sent exclu. Mais lui-même s’est-il exclu de la vie ? Ne
sent-il pas et ne désire-t-il pas ? Voici le verdict : « Celui qui
vit ne travaille pas et il faut être mort pour être tout à fait un
créateur » (Tonio Kröger, III2). On ne peut cueillir une seule
petite feuille du laurier de l’art sans la payer de sa vie (Ibid.,
IV). L’artiste ne peut faire autrement quand bien même il
souhaiterait une autre chance propre à lui permettre une
existence en harmonie avec la société et la nature.

§ 3. Mais n’est-ce pas la vie en l’artiste, contrariée et


malheureuse, qui émet le jugement et formule sa
préférence ? Si L’Ombre du vent exprime le point de vue de
l’artiste (dans un geste d’autobiographie spirituelle de
Zafón), alors le sujet est Carax se souhaitant une vie normale
en la personne de Daniel « devenu dans la logique tordue de
son univers le fils qu’il avait perdu, pour recommencer une
page blanche » (p. 614). En revanche, si c’est la vie elle-

2
. Tr. F. Bertaux, Ch. Sigwalt, G. Maury, Paris, Stock, 1923.

3
même qui, dans un sujet non encore déterminé3, cherche à
s’assurer de la voie à suivre, c’est ce sujet-ci qui serait le
fondement et de Carax et de Daniel comme de deux
possibilités offertes à qui se demande sur quelle balance
jauger l’existence de l’écrivain. Si vraiment elle ne vaut que
par le renoncement à elle-même, l’écrivain se trouvera du
côté de la mort. Il doit d’abord sacrifier sa socialité, ce qui
est symboliquement figuré par la déformation du visage et ce
qui est sortir partiellement de l’humanité. Et si l’on est
lévinassien, c’est aussi reconnaître qu’on encourt le meurtre
dans la mesure où l’interdiction de tuer est inscrit sur le
visage, est visage4.
Le dédoublement, chance empirisisante du sujet, n’est
guère accordé à Tonio Kröger qui se résout à seulement
soupirer sans que son rêve puisse prendre consistance. C’est
que son rêve est bloqué, non par l’indigence imaginative de
Mann, mais pour des raisons de caractère et de destinée (ce
qui revient peut-être au même et décide de tout). Il fait la
triste constatation que si c’était à refaire, il n’agirait pas
autrement – et ce n’est pas par vertu d’un éternel retour
nietzschéen (où l’acte est assumé par devers tout), mais
schopenhauerien (l’acte suit l’être) : « Être comme toi !
Recommencer encore une fois, grandir comme toi, droit,
joyeux, simple, normal, régulier, d’accord avec Dieu et les
hommes, être aimé des insouciants et des heureux, te prendre
pour femme, Ingeborg Holm, et avoir un fils comme toi,
Hans Hansen, — vivre, aimer, se réjouir, exempt de la
malédiction de connaître et du tourment créateur, parmi les
félicités de la vie habituelle ! Mais cela ne servirait de rien.
Ce serait de nouveau pareil – tout ce qui est arrivé arriverait
encore. Car certains êtres s’égarent nécessairement, parce
qu’il n’y a pas pour eux de vrai chemin » (Tonio Kröger,
VIII). En toute rigueur, la répétition n’empêche pas qu’il y
ait un chemin, le même qu’on emprunte obligatoirement.
Mais est-ce là un vrai chemin ? Le « sujet » doit se penser à
3
. La précision exigerait un autre terme qu’indéterminé : idéal (à ne pas
prendre dans une acception morale). La précision philosophique dirait :
transcendantal.
4
. La question se pose ici de savoir s’il l’art est possible sans socialité. La
situation extrême est signalée dans Marina du même Zafón : la cantatrice
Eva Irinova a la face brûlée à l’acide le jour de son mariage, ce qui
affecte ses cordes vocales.

4
l’embranchement. Ceci plutôt que cela lui est recommandé
par le psaume I et par la déesse parménidienne. Or c’est bien
cela que Zafón imagine pour son Daniel, qu’une alternative
s’offre à lui. « Julián t’observait, te voyait grandir et
s’interrogeait sur toi. Il se demandait si ta présence n’était
pas, peut-être, un miracle, un pardon qu’il devait gagner en
t’enseignant à ne pas commettre les mêmes erreurs que lui »
(p. 614).

§ 4. L’erreur, génératrice de toutes les autres, tient à


ceci qu’on imagine possible de concilier la vie et la mort, je
veux dire l’amour et l’écriture. La sentence de Carax, qu’il
n’a pas le droit d’aimer (p. 232), m’a remis en mémoire le
pacte avec le diable, « le vrai seigneur de l’enthousiasme »5,
conclu par Adrian Leverkuhn en vue d’obtenir le génie
musical pour 24 années. En contrepartie, le démon impose
une condition : « Créature d’élite, tu nous es promis et
fiancé. Il ne t’est point permis d’aimer. (…) L’amour t’est
interdit, parce qu’il réchauffe. Ta vie devra être frigide –
voilà pourquoi il ne t’est pas permis d’aimer un être
humain » (Le Docteur Faustus, p. 266-267).
Frigide, insensible comme celle des personnages
sadiens ? Le démon pourrait le réclamer. Une triade s’est
mise en place : écriture, renoncement à l’amour, crime.
Mann : « L’artiste est frère du criminel et du dément »
(Docteur Faustus, p. 253). Zafón : « … avec son âme de
poète et donc d’assassin » (p. 531).

§ 5. Quel prix accorder à l’écriture sans vie ? sans


amour ? Elle peut valoir l’absolu (quand bien même sans
concrétude ni accomplissement de soi). Pour Carax ayant
perdu Pénélope, elle ne vaut strictement rien. Raison pour
laquelle il rachète ses livres pour les détruire en sorte de
« brûler avec eux le peu qui restait de lui-même et effacer
définitivement tout indice de sa propre existence » (p. 596).
Et de fait « tous ses personnages étaient lui » (p. 237).
L’enfer auquel il se promet est le néant.
Daniel a choisi la vie et l’amour, non sans retenir son
double dans l’être. À la fin du roman, on sait que Daniel
5
. Thomas Mann, Le Docteur Faustus, tr. L. Servicen, Paris, Albin
Michel, 1950, p. 254.

5
restitue le stylo à Carax venu lui rendre visite à l’hôpital
(p. 648), ce qui signifie simultanément un renoncement et
une invitation à l’écriture. Nous apprenons in fine qu’un
nouveau roman fut rédigé qui est envoyé à Daniel avec une
dédicace qui prouve que c’est Daniel qui est placé en
position de sujet de Carax : « Pour mon ami Daniel qui m’a
rendu la voix et la plume. Et pour Beatriz qui nous a rendu à
tous deux la vie » (p. 667). « Rendu la voie et la plume » :
pour avoir accepté de réserver une place à l’écriture tout en
concédant à la vie la prépondérance. Sans le don du stylo,
Carax eût été entièrement aboli. Beatriz a rendu la vie à
Daniel par cela qu’elle fait la vie à la fois désirable et digne
d’être vécue. Et à Carax du fait qu’assurant à Daniel la vie,
elle donne base à l’écrivain. L’alternative qui est dans le titre
ne signifie donc pas une exclusion réciproque dans la forme
du ou bien ou bien. Sans la vie (qui est amour), il n’y a pas
d’écriture possible. Il y a de la joie dans la création artistique
et du bonheur même en dehors des voies communes. En
somme, il est possible de concilier le don de soi et le
renoncement, l’amour et l’écriture – à condition que le don
de soi assure au renoncement sa base et que l’amour qui
fonde l’écriture tolère sa part maléfique.

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