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IDÉES
0123
VENDREDI 20 NOVEMBRE 2020

Guy Simonnet
L’être humain n’accepte plus d’être malade
Rappelant que « le vivant est avant tout incertitude », L’usage immodéré des antibiotiques lan, 2009), Anne-Laure Boch, neurochi- s’ils acceptent le « risque » mortel de la
nous a conduits à un véritable hubris (dé- rurgienne et docteure en philosophie, maladie ; la mort s’estompant aujour-
le neurobiologiste souligne que la demande passement des limites) médical. Consi- nous rappelle que la technique, si elle est d’hui dans le silence « rassurant » des Eh-
de « tolérance zéro maladie » ne peut dérée comme un crime chez les Grecs, la une aide précieuse et incontournable, a pad, loin des regards. Peut-on guérir en
démesure appelle inévitablement en re- pour finalité première de remplacer et abandonnant le « premier rôle » de notre
qu’être la source d’une nouvelle vulnérabilité tour une némésis au nom d’une justice donc d’effacer l’homme, le citoyen. Cons- propre tragédie ?
dont la finalité est la rétractation de l’in- tat du tragique. Au-delà du biomédical, la Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse choi-
dividu à l’intérieur des limites qu’il a maladie est un fait anthropologique sit de demeurer mortel et refuse les pro-
franchies. Au-delà d’une némésis biologi- dont l’approche ne saurait ignorer son positions de la déesse Calypso lui pro-
que que traduit la résistance aux antibio- acteur principal, c’est-à-dire l’homme re- mettant éternelle jeunesse et immorta-

T
out être humain rencontrera un tiques, la fantastique efficacité de ces mé- cadré dans son histoire individuelle. Soi- lité s’il abandonne son but, celui de
jour la maladie au cours de sa vie. dicaments nous a conduits à croire que gner la maladie ou soigner l’individu ? revenir à Ithaque retrouver son royaume
Compagne de la mort, la maladie nous étions devenus invincibles, capa- « Plutôt guérir de sa douleur que guérir sa et les siens. Certes, il s’agit d’un mythe et
est une porte au-delà de laquelle les bles d’effacer la maladie de nos vies. douleur », nous enseigne de façon perti- nous n’avons pas le choix de faire un tel
hommes et les femmes s’interrogent iné- L’être humain n’accepte plus d’être ma- nente la psychanalyste Anne-Françoise pari. Mais on peut s’interroger sur la vo-
vitablement sur leur condition humaine. lade, détourne la tête et se refuse, sidéré, à Allaz dans Le Messager boiteux (Méde- lonté de nos sociétés à accepter et tolérer
Socrate lui-même a dit en mourant : « Vi- l’idée de pharmakon selon laquelle tout cine & Hygiène, 2003). l’incertitude du vivant (résilience), et
vre, c’est être longtemps malade : je dois un remède (médicament) est aussi poison donc de la maladie.
coq à Esculape libérateur. » Qu’en est-il et… bouc émissaire. S’étant abandonné à Quête éperdue de certitude Pour autant, essayons de suivre les le-
aujourd’hui de notre regard de citoyen du la technique, l’« homme augmenté » Le vivant est avant tout incertitude. On çons d’Homère. Ulysse, revenu avec sa
XXIe siècle ? « Tolérance zéro maladie », (pharmacologiquement ou génétique- ne peut être que frappé ces derniers mois flotte en vue des côtes d’Ithaque au tout
« zéro douleur », se réclame une société ment) est devenu paradoxalement fragile par la recherche récurrente de certitudes début de son odyssée, grâce à la bien-
néolibérale nous engageant vivement à en une némésis anthropologique, car dis- par bien des médias au cours de l’épisode veillance d’Eole qui l’a fait bénéficier
suivre à la lettre une biomédecine qui n’a paru à son propre regard et à celui d’une actuel de pandémie : « Professeur, dites- d’une brise favorable, verra ses compa-
jamais connu un tel niveau de développe- société qui le prend en charge, mais du nous par oui ou par non et avec certi- gnons ouvrir par jalousie l’outre conte-
ment et de moyens techniques grâce à un même coup tend à l’effacer en tant qu’in- tude… ». Question insensée, en miroir nant les vents néfastes, confiée par Eole,
fantastique progrès de nos connaissan- dividu. Constat d’échec ? Plutôt constat de d’une quête éperdue de certitude chez qu’ils se devaient de conserver fermée.
ces. Un tel refus du pathologique est un la complexité et de l’incertitude du vivant. une grande partie de nos contem- Ulysse sera rejeté au milieu des tempêtes
véritable paradoxe philosophique. Dans un essai remarquable, Médecine porains. La maladie est considérée et des dangers pour de nombreuses an-
Certes, nous acceptons les grandes pa- technique, médecine tragique (Seli Ars- aujourd’hui comme une anormalité et nées mais fera preuve de courage et de
thologies, comme les cancers, les acci- une injustice que la société doit prendre ruse, ne faiblissant jamais devant l’adver-
dents cardio-vasculaires, etc., mais parce en charge par l’intermédiaire de la seule sité et l’incertitude. Il reviendra à Itha-
qu’elles n’arrivent qu’aux autres ; qui technique. que ! Récit brûlant d’actualité… Notre
n’ont pas de chance en quelque sorte. Il en Le droit à la guérison ou l’absence de société contemporaine a besoin de
est autrement des grandes épidémies qui toute pathologie sont devenus de vérita- philosophes tout autant que de méde-
ont accompagné l’histoire de l’humanité bles « injonctions sociales », selon les cins et de marchands. p
(peste, choléra, typhus…), en cela qu’elles LA MALADIE mots de la philosophe Claire Marin
ne frappent plus seulement « l’autre »
mais touchent chacun d’entre nous dans
EST CONSIDÉRÉE (L’Homme sans fièvre, Armand Colin,
2013). La demande de « tolérance zéro »
sa propre identité. COMME UNE ne peut qu’être source d’une nouvelle
L’histoire de la médecine, en particulier vulnérabilité que chacun cherche à
moderne, peut-elle nous aider à mieux ANORMALITÉ ET ignorer. Tout comme les sismologues Guy Simonnet est neurobiologiste,
comprendre les raisons de telles contra- annonçant la survenue du « Big One » à professeur émérite à la Faculté de mé-
dictions ? Il est des étapes médicales fon-
UNE INJUSTICE Los Angeles, les virologues pressentaient decine de l’université de Bordeaux et
damentales qui ont bouleversé profon- QUE LA SOCIÉTÉ DOIT l’inévitable survenue d’un épisode de rattaché à l’INCIA (Institut de neuros-
dément notre regard sur la maladie. pandémie virale. ciences cognitives et intégratives
Parmi ces étapes, une des plus signifian- PRENDRE EN CHARGE La question se pose donc aujourd’hui d’Aquitaine) du CNRS. Il est l’auteur de
tes est la découverte des antibiotiques au de savoir si les hommes et les femmes L’Homme douloureux (Odile Jacob,
cours des années 1940. Découverte for- PAR L’INTERMÉDIAIRE acceptent encore d’être malades, s’ils 2018) en collaboration avec le profes-
midable qui a sauvé des millions de vies ; DE LA SEULE n’ont pas abandonné la prise en charge seur de sociologie David le Breton
véritable étape de rupture, mais qui n’est de la maladie à la société (biomédicale) (Strasbourg) et le professeur de neuro-
pas sans limites. TECHNIQUE censée leur apporter toute « sécurité », logie Bernard Laurent (Saint- Etienne)

Gérard Bensussan
La peur, faiblesse ou lucidité en temps de crise ?
Prenant à contre-pied ceux qui estiment la peur « mauvaise conseillère », le philosophe, suivant la pensée de Hans Jonas,
démontre au contraire qu’elle fonde et stimule la responsabilité sociale et, en cela, qu’elle est un guide pour l’action

I
l est devenu de bon ton de pour l’action – c’est-à-dire une rè- mais aussi une capacité de pré- peur, selon cette « heuristique » de façon que les effets de ton ac- taire], relèvent strictement de l’ir-
répéter sur tous les plateaux gle d’approximation des risques – vention du pire. C’est cela qu’il rationnelle, détiendrait donc une tion soient compatibles avec la responsabilité, et d’une irrespon-
que la peur ne saurait être hautement utile à la politique. La appelle une « heuristique de la valeur pratique de lucidité. permanence d’une vie authenti- sabilité productrice de constante
bonne conseillère, qu’on ne peur fonde et stimule la respon- peur », c’est-à-dire un art de Le mot de « peur » a évidem- quement humaine sur terre », telle confusion.
fait pas de bonne politique en la sabilité sociale de ceux qui ont à découvrir des solutions à des ment mauvaise presse, car il est sa maxime. Dans l’approche Qu’on imagine une seconde
brandissant, qu’on ne gouverne décider, nous dit-il. Elle est un problèmes appréhendés et de connote souvent l’idée de fai- des problèmes qui la caractéri- leurs cris d’orfraie si les gouver-
pas par la peur, etc. Effets de moyen de prévenir, en l’imagi- parvenir ainsi à des conclusions blesse. Et il est vrai qu’il y a une sent, la peur esquisse une voie nements européens s’étaient
menton à l’appui, quart d’heure nant, l’expérience d’un mal futur. vraisemblables, sinon absolu- peur qui peut conduire à la fuite, à courageuse – elle n’est pas la engagés dans une politique à la
de gloriole escompté. Quelques ment certaines et optimales. La la lâcheté (certains « jonassiens » seule –, un souci éthique et une Bolsonaro, une administration
philosophes, de philosophies iné- Une voie courageuse proposent d’appeler cette peur inquiétude pour ceux qui vien- sans peur de la pandémie. L’irres-
gales, croient bon d’apporter leur A la fois de l’ordre du sentiment, « peur » et celle de l’heuristique dront après nous. ponsabilité dont je parle se tient
concours ès qualités à cet unisson par ce qu’elle intuitionne, et de « crainte », mais le mot importe là : les mêmes vitupèrent les sup-
des faux courageux. Faux, car ils l’ordre de l’intelligence, par la peu). Ce n’est évidemment pas Irresponsabilité posées politiques de la peur et les
n’ont même pas le cran de soute- réflexion qu’elle ouvre sur la cette angoisse paralysante que On peut ne pas partager l’ensem- politiques qui prétendent la refu-
nir les politiques du « même pas possibilité d’un danger rationnel- prend en vue Jonas. Et ce n’est pas ble des analyses développées dans ser. Pour eux, quoi qu’il en soit,
peur » qui prévalent ici ou là dans
le monde, au Brésil ou aux Etats-
lement prévisible ainsi que sur
ses conséquences, la peur res-
LA PEUR INVITE de cela qu’il fait une « heuristi-
que ». La peur qui fonde le « prin-
Le Principe responsabilité, et c’est
mon cas. Mais il est frappant de
ce sera tout bénéfice, au moins
rhétoriquement. Tranquilles, pé-
Unis par exemple, avec les résul- ponsabilise. Non seulement en TOUS CEUX cipe responsabilité » conduit au constater qu’elles nous question- rorant, assurés de leur parole, ils
tats que l’on voit. Il ne s’agit pour soumettant les sujets à leur contraire à faire face à une situa- nent salutairement aujourd’hui, n’ont à répondre de rien et ils le
eux que de se draper, le temps responsabilité juridique indivi- QUI ONT À AGIR tion et, devant elle, à orienter l’ac- confrontés que nous sommes à font avec une grande énergie. p
d’une télé, dans les vertus suppo- duelle, liée à ce qu’ils font ou tion afin d’éviter que ne vienne à une crise économico-sanitaire re-
sées de l’indignation, de l’insou- ont fait, mais surtout en les pla-
À RAPPROCHER se réaliser ce que nous avons doutable et peu commune. Les ro-
mission et de la juste colère çant collectivement devant ce qui AUTANT QUE imaginairement anticipé dans la domontades faciles et irréfléchies
réunies. Lesquelles donnent, une résultera de leur action pour les crainte et le tremblement. de ceux qui incriminent sans
fois additionnées, la somme et le générations futures ou pour le POSSIBLE Associée à une responsabilité cesse tout et le contraire de tout,
sommet de l’irresponsabilité. monde en tant que tel. plus vaste que sa simple accep- les « cons glorieux » dont parlait Gérard Bensussan est
Dans un grand livre, Le Principe L’humanité tout entière, expli- LEUR ACTION DE tion contractuelle, elle invite tous récemment Pierre Arditi [s’aga- professeur de philosophie
responsabilité, le philosophe que Jonas, pourrait ainsi tirer de CELLE CONFORME ceux qui ont à agir à rapprocher çant sur France 2 des réactions des à l’université de Strasbourg.
Hans Jonas (1903-1993) fait au l’anticipation des désastres une autant que possible leur action députés lors du débat sur la pro- Il est l’auteur du livre
contraire de la peur un guide connaissance, certes incomplète, AU BIEN de celle conforme au bien : « Agis longation de l’état d’urgence sani- « Les Deux Morales » (Vrin, 2019)
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IDÉES
0123
VENDREDI 20 NOVEMBRE 2020

Guy Simonnet
L’être humain n’accepte plus d’être malade
Rappelant que « le vivant est avant tout incertitude », L’usage immodéré des antibiotiques lan, 2009), Anne-Laure Boch, neurochi- s’ils acceptent le « risque » mortel de la
nous a conduits à un véritable hubris (dé- rurgienne et docteure en philosophie, maladie ; la mort s’estompant aujour-
le neurobiologiste souligne que la demande passement des limites) médical. Consi- nous rappelle que la technique, si elle est d’hui dans le silence « rassurant » des Eh-
de « tolérance zéro maladie » ne peut dérée comme un crime chez les Grecs, la une aide précieuse et incontournable, a pad, loin des regards. Peut-on guérir en
démesure appelle inévitablement en re- pour finalité première de remplacer et abandonnant le « premier rôle » de notre
qu’être la source d’une nouvelle vulnérabilité tour une némésis au nom d’une justice donc d’effacer l’homme, le citoyen. Cons- propre tragédie ?
dont la finalité est la rétractation de l’in- tat du tragique. Au-delà du biomédical, la Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse choi-
dividu à l’intérieur des limites qu’il a maladie est un fait anthropologique sit de demeurer mortel et refuse les pro-
franchies. Au-delà d’une némésis biologi- dont l’approche ne saurait ignorer son positions de la déesse Calypso lui pro-
que que traduit la résistance aux antibio- acteur principal, c’est-à-dire l’homme re- mettant éternelle jeunesse et immorta-

T
out être humain rencontrera un tiques, la fantastique efficacité de ces mé- cadré dans son histoire individuelle. Soi- lité s’il abandonne son but, celui de
jour la maladie au cours de sa vie. dicaments nous a conduits à croire que gner la maladie ou soigner l’individu ? revenir à Ithaque retrouver son royaume
Compagne de la mort, la maladie nous étions devenus invincibles, capa- « Plutôt guérir de sa douleur que guérir sa et les siens. Certes, il s’agit d’un mythe et
est une porte au-delà de laquelle les bles d’effacer la maladie de nos vies. douleur », nous enseigne de façon perti- nous n’avons pas le choix de faire un tel
hommes et les femmes s’interrogent iné- L’être humain n’accepte plus d’être ma- nente la psychanalyste Anne-Françoise pari. Mais on peut s’interroger sur la vo-
vitablement sur leur condition humaine. lade, détourne la tête et se refuse, sidéré, à Allaz dans Le Messager boiteux (Méde- lonté de nos sociétés à accepter et tolérer
Socrate lui-même a dit en mourant : « Vi- l’idée de pharmakon selon laquelle tout cine & Hygiène, 2003). l’incertitude du vivant (résilience), et
vre, c’est être longtemps malade : je dois un remède (médicament) est aussi poison donc de la maladie.
coq à Esculape libérateur. » Qu’en est-il et… bouc émissaire. S’étant abandonné à Quête éperdue de certitude Pour autant, essayons de suivre les le-
aujourd’hui de notre regard de citoyen du la technique, l’« homme augmenté » Le vivant est avant tout incertitude. On çons d’Homère. Ulysse, revenu avec sa
XXIe siècle ? « Tolérance zéro maladie », (pharmacologiquement ou génétique- ne peut être que frappé ces derniers mois flotte en vue des côtes d’Ithaque au tout
« zéro douleur », se réclame une société ment) est devenu paradoxalement fragile par la recherche récurrente de certitudes début de son odyssée, grâce à la bien-
néolibérale nous engageant vivement à en une némésis anthropologique, car dis- par bien des médias au cours de l’épisode veillance d’Eole qui l’a fait bénéficier
suivre à la lettre une biomédecine qui n’a paru à son propre regard et à celui d’une actuel de pandémie : « Professeur, dites- d’une brise favorable, verra ses compa-
jamais connu un tel niveau de développe- société qui le prend en charge, mais du nous par oui ou par non et avec certi- gnons ouvrir par jalousie l’outre conte-
ment et de moyens techniques grâce à un même coup tend à l’effacer en tant qu’in- tude… ». Question insensée, en miroir nant les vents néfastes, confiée par Eole,
fantastique progrès de nos connaissan- dividu. Constat d’échec ? Plutôt constat de d’une quête éperdue de certitude chez qu’ils se devaient de conserver fermée.
ces. Un tel refus du pathologique est un la complexité et de l’incertitude du vivant. une grande partie de nos contem- Ulysse sera rejeté au milieu des tempêtes
véritable paradoxe philosophique. Dans un essai remarquable, Médecine porains. La maladie est considérée et des dangers pour de nombreuses an-
Certes, nous acceptons les grandes pa- technique, médecine tragique (Seli Ars- aujourd’hui comme une anormalité et nées mais fera preuve de courage et de
thologies, comme les cancers, les acci- une injustice que la société doit prendre ruse, ne faiblissant jamais devant l’adver-
dents cardio-vasculaires, etc., mais parce en charge par l’intermédiaire de la seule sité et l’incertitude. Il reviendra à Itha-
qu’elles n’arrivent qu’aux autres ; qui technique. que ! Récit brûlant d’actualité… Notre
n’ont pas de chance en quelque sorte. Il en Le droit à la guérison ou l’absence de société contemporaine a besoin de
est autrement des grandes épidémies qui toute pathologie sont devenus de vérita- philosophes tout autant que de méde-
ont accompagné l’histoire de l’humanité bles « injonctions sociales », selon les cins et de marchands. p
(peste, choléra, typhus…), en cela qu’elles LA MALADIE mots de la philosophe Claire Marin
ne frappent plus seulement « l’autre »
mais touchent chacun d’entre nous dans
EST CONSIDÉRÉE (L’Homme sans fièvre, Armand Colin,
2013). La demande de « tolérance zéro »
sa propre identité. COMME UNE ne peut qu’être source d’une nouvelle
L’histoire de la médecine, en particulier vulnérabilité que chacun cherche à
moderne, peut-elle nous aider à mieux ANORMALITÉ ET ignorer. Tout comme les sismologues Guy Simonnet est neurobiologiste,
comprendre les raisons de telles contra- annonçant la survenue du « Big One » à professeur émérite à la Faculté de mé-
dictions ? Il est des étapes médicales fon-
UNE INJUSTICE Los Angeles, les virologues pressentaient decine de l’université de Bordeaux et
damentales qui ont bouleversé profon- QUE LA SOCIÉTÉ DOIT l’inévitable survenue d’un épisode de rattaché à l’INCIA (Institut de neuros-
dément notre regard sur la maladie. pandémie virale. ciences cognitives et intégratives
Parmi ces étapes, une des plus signifian- PRENDRE EN CHARGE La question se pose donc aujourd’hui d’Aquitaine) du CNRS. Il est l’auteur de
tes est la découverte des antibiotiques au de savoir si les hommes et les femmes L’Homme douloureux (Odile Jacob,
cours des années 1940. Découverte for- PAR L’INTERMÉDIAIRE acceptent encore d’être malades, s’ils 2018) en collaboration avec le profes-
midable qui a sauvé des millions de vies ; DE LA SEULE n’ont pas abandonné la prise en charge seur de sociologie David le Breton
véritable étape de rupture, mais qui n’est de la maladie à la société (biomédicale) (Strasbourg) et le professeur de neuro-
pas sans limites. TECHNIQUE censée leur apporter toute « sécurité », logie Bernard Laurent (Saint- Etienne)

Gérard Bensussan
La peur, faiblesse ou lucidité en temps de crise ?
Prenant à contre-pied ceux qui estiment la peur « mauvaise conseillère », le philosophe, suivant la pensée de Hans Jonas,
démontre au contraire qu’elle fonde et stimule la responsabilité sociale et, en cela, qu’elle est un guide pour l’action

I
l est devenu de bon ton de pour l’action – c’est-à-dire une rè- mais aussi une capacité de pré- peur, selon cette « heuristique » de façon que les effets de ton ac- taire], relèvent strictement de l’ir-
répéter sur tous les plateaux gle d’approximation des risques – vention du pire. C’est cela qu’il rationnelle, détiendrait donc une tion soient compatibles avec la responsabilité, et d’une irrespon-
que la peur ne saurait être hautement utile à la politique. La appelle une « heuristique de la valeur pratique de lucidité. permanence d’une vie authenti- sabilité productrice de constante
bonne conseillère, qu’on ne peur fonde et stimule la respon- peur », c’est-à-dire un art de Le mot de « peur » a évidem- quement humaine sur terre », telle confusion.
fait pas de bonne politique en la sabilité sociale de ceux qui ont à découvrir des solutions à des ment mauvaise presse, car il est sa maxime. Dans l’approche Qu’on imagine une seconde
brandissant, qu’on ne gouverne décider, nous dit-il. Elle est un problèmes appréhendés et de connote souvent l’idée de fai- des problèmes qui la caractéri- leurs cris d’orfraie si les gouver-
pas par la peur, etc. Effets de moyen de prévenir, en l’imagi- parvenir ainsi à des conclusions blesse. Et il est vrai qu’il y a une sent, la peur esquisse une voie nements européens s’étaient
menton à l’appui, quart d’heure nant, l’expérience d’un mal futur. vraisemblables, sinon absolu- peur qui peut conduire à la fuite, à courageuse – elle n’est pas la engagés dans une politique à la
de gloriole escompté. Quelques ment certaines et optimales. La la lâcheté (certains « jonassiens » seule –, un souci éthique et une Bolsonaro, une administration
philosophes, de philosophies iné- Une voie courageuse proposent d’appeler cette peur inquiétude pour ceux qui vien- sans peur de la pandémie. L’irres-
gales, croient bon d’apporter leur A la fois de l’ordre du sentiment, « peur » et celle de l’heuristique dront après nous. ponsabilité dont je parle se tient
concours ès qualités à cet unisson par ce qu’elle intuitionne, et de « crainte », mais le mot importe là : les mêmes vitupèrent les sup-
des faux courageux. Faux, car ils l’ordre de l’intelligence, par la peu). Ce n’est évidemment pas Irresponsabilité posées politiques de la peur et les
n’ont même pas le cran de soute- réflexion qu’elle ouvre sur la cette angoisse paralysante que On peut ne pas partager l’ensem- politiques qui prétendent la refu-
nir les politiques du « même pas possibilité d’un danger rationnel- prend en vue Jonas. Et ce n’est pas ble des analyses développées dans ser. Pour eux, quoi qu’il en soit,
peur » qui prévalent ici ou là dans
le monde, au Brésil ou aux Etats-
lement prévisible ainsi que sur
ses conséquences, la peur res-
LA PEUR INVITE de cela qu’il fait une « heuristi-
que ». La peur qui fonde le « prin-
Le Principe responsabilité, et c’est
mon cas. Mais il est frappant de
ce sera tout bénéfice, au moins
rhétoriquement. Tranquilles, pé-
Unis par exemple, avec les résul- ponsabilise. Non seulement en TOUS CEUX cipe responsabilité » conduit au constater qu’elles nous question- rorant, assurés de leur parole, ils
tats que l’on voit. Il ne s’agit pour soumettant les sujets à leur contraire à faire face à une situa- nent salutairement aujourd’hui, n’ont à répondre de rien et ils le
eux que de se draper, le temps responsabilité juridique indivi- QUI ONT À AGIR tion et, devant elle, à orienter l’ac- confrontés que nous sommes à font avec une grande énergie. p
d’une télé, dans les vertus suppo- duelle, liée à ce qu’ils font ou tion afin d’éviter que ne vienne à une crise économico-sanitaire re-
sées de l’indignation, de l’insou- ont fait, mais surtout en les pla-
À RAPPROCHER se réaliser ce que nous avons doutable et peu commune. Les ro-
mission et de la juste colère çant collectivement devant ce qui AUTANT QUE imaginairement anticipé dans la domontades faciles et irréfléchies
réunies. Lesquelles donnent, une résultera de leur action pour les crainte et le tremblement. de ceux qui incriminent sans
fois additionnées, la somme et le générations futures ou pour le POSSIBLE Associée à une responsabilité cesse tout et le contraire de tout,
sommet de l’irresponsabilité. monde en tant que tel. plus vaste que sa simple accep- les « cons glorieux » dont parlait Gérard Bensussan est
Dans un grand livre, Le Principe L’humanité tout entière, expli- LEUR ACTION DE tion contractuelle, elle invite tous récemment Pierre Arditi [s’aga- professeur de philosophie
responsabilité, le philosophe que Jonas, pourrait ainsi tirer de CELLE CONFORME ceux qui ont à agir à rapprocher çant sur France 2 des réactions des à l’université de Strasbourg.
Hans Jonas (1903-1993) fait au l’anticipation des désastres une autant que possible leur action députés lors du débat sur la pro- Il est l’auteur du livre
contraire de la peur un guide connaissance, certes incomplète, AU BIEN de celle conforme au bien : « Agis longation de l’état d’urgence sani- « Les Deux Morales » (Vrin, 2019)

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