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PICS ET ROCS

Cordée fatale au pic


Lénine
Par Didier Arnaud(https://www.liberation.fr/auteur/1845-didier-arnaud)
— 8 décembre 2020 à 17:39

Le pic Lénine, à cheval entre entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Photo Kitti


Boonnitrod. Getty Images

Chronique de nos hauteurs par Didier Arnaud.


Aujourd'hui, le récit de la dramatique
ascension de 1974 par une cordée
exclusivement féminine.

C’est une histoire dramatique et méconnue. 5 août 1974. Pour la première


fois dans l’histoire de l’alpinisme, une cordée exclusivement composée de
femmes, menée par Elvira Sergeevna Shataeva, membre du légendaire
Spartak de Moscou, tente une traversée d’est en ouest du versant
septentrional du pic Lénine, le plus haut sommet du chaînon Trans-Alaïau
(entre le Tadjikistan et le Kirghizistan) avec ses 7 134 mètres. Les alpinistes
vont parvenir au sommet, mais une tempête d’une violence inouïe va alors
se déchaîner…

«A quelques centaines de mètres d’un camp de base confortable où le


caviar était servi à la louche et le champagne de Crimée en grands godets,
les huit alpinistes mouraient de froid et d’épuisement en descendant du pic
Lénine», écrit dans la préface d’Ici Elvira, vous m’entendez ? (Linda
Cottino, éd. du Mont-Blanc) l’alpiniste Bernard Germain, présent à l’époque
au camp de base. «Pendant notre tentative de sauvetage, à chaque
vacation radio, Elvira, la chef d’expédition, nous annonçait les nouveaux
décès de ses compagnes… Pourquoi cet égarement collectif sur un
itinéraire peu difficile. Pourquoi ne pas avoir renoncé ? Ne pas s’être
séparées ? Ne pas avoir entamé la descente directement avant le début de
l’ouragan ? L’esprit de compétition en présence de onze nations,
l’importance idéologique du pic Lénine, le statut de la sportive soviétique
sont-ils en cause ?» interroge le montagnard.

A LIRE AUSSI
La précédente chronique «Pics et rocs» : Escoffier, alpiniste fast and
furious(https://www.liberation.fr/une-saison-a-la-montagne/2020/11/23/escoffier-
alpiniste-fast-and-furious_1805356)
Macho comme il se doit, un Britannique également présent sur les lieux
lancera autour du bar un soir : «L’alpinisme féminin est vraiment une
chimère sans tête. Attention, je n’ai rien contre les femmes en montagne.
Mais pourquoi une cordée exclusivement féminine ? A cette altitude, on est
tous d’accord, il faut raisonner et agir en toute logique. Mais le problème
avec les femmes, c’est que pour prouver à tout prix leur valeur… Comment
dire… Elles peuvent perdre leur lucidité. Enfin, au minimum, leur
objectivité.» Classe.

Le récit du drame, on le tient de Valentina, qui raconte : «Nous avons


atteint le sommet. Nous sommes toutes fières et un peu euphoriques… Nous
avons savouré notre victoire, même à l’intérieur des tentes, on sent les
rafales de vent. Nous espérons que nous n’affronterons pas une véritable
tempête à cette altitude, parce qu’elles [ses compagnes de cordée, ndlr] ne
sont plus en très bon état.»

Et puis, soudain, les conditions météo s’aggravent. Irina tombe gravement


malade. Le 7 août, Elvira annonce à la vacation radio : «Nous avons très
froid. Impossible de nous mettre à l’abri. Nous n’avons plus rien pour
creuser. Le vent a emporté nos sacs.» La suite, on la devine, viendra nourrir
la légende des histoires courageuses et tragiques, avec, en pointe
d’amertume, le fait que se trouvaient à 50 ou 60 mètres des filles «du
monde partout». Une cordée russe, japonaise, américaine… Mais la tempête
était trop forte.

A LIRE AUSSI
Stations de ski fermées : «Ils veulent quoi ? Qu’on se
suicide ?»(https://www.liberation.fr/france/2020/12/03/stations-de-ski-fermees-ils-
veulent-quoi-qu-on-se-suicide_1807533)

Elvira, Galina, Ludmilla, Ilsiar, Tatiana, Valentina, Nina et Irina ne


redescendront jamais. Une commission d’enquête, composée d’alpinistes
soviétiques de renom, écrira ce paragraphe de conclusion : «Dans le futur, il
ne sera pas opportun d’autoriser des groupes exclusivement féminins à
tenter des ascensions dépassant la catégorie de difficulté 2.» On était
en 1974. L’alpinisme était encore une histoire d’hommes…
On préfère retenir cette phrase de Valentina, retrouvée dans son carnet de
bord : «Je suis convaincue que si tout le monde pratiquait l’alpinisme,
l’humanité serait infiniment plus pure et moralement plus saine.»

Ici Elvira, vous m’entendez ? Les huit femmes du pic Lénine, de Linda
Cottino, éditions du Mont-Blanc, 240 pages, 16,50 €.

Didier Arnaud (https://www.liberation.fr/auteur/1845-didier-arnaud)

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