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Introduction

Dans la conquête comme dans l’exercice du pouvoir, la communication occupe aujourd’hui une
place cruciale. Chaînes d’information continue, réseaux sociaux, cotes de popularité,
emballements médiatiques et stratégies d’influence des groupes de pression sont le nouvel
horizon de l’activité politique. Si l’éloquence et le maniement ritualisé des symboles y sont
toujours de mise, « bien communiquer » est devenu un impératif absolu dans les sociétés de
l’information... voire de la sur-information. Ce manuel expose tout d’abord le mouvement
historique au terme duquel l’espace public, les médias de masse et la mesure de l’opinion sont
devenus un enjeu central du jeu politique. En s’attachant à les remettre en contexte, il présente
ensuite les évolutions d’une science de la communication politique née au croisement de la
recherche universitaire, de la publicité des affaires politiques et de l’économie des médias. Enfin,
il propose de suivre l’invention puis la consécration de nouveaux « métiers » – des spin doctors
aux community managers – dans la division du travail politique. Ponctué de définitions claires et
d’exemples nombreux, cet ouvrage à l’approche inédite donne toutes les clés pour comprendre
les formes historiques et immédiatement contemporaines de la communication politique.

L’image publique et son élaboration en discours font l’objet d’une attention soutenue de la part des
spécialistes en marketing et en relations publiques, qui font partie de l’entourage des politiciens
depuis maintenant quelques décennies (Maarek, 2001). Des routines efficaces pour interagir avec
les médias sont développées, des stratégies de réponse lors d’interviews sont préparées et des
scénarios de réaction pour gérer d’éventuelles crises sont élaborés. Misant alors sur leurs
expériences professionnelles, sur leurs aptitudes personnelles et sur leur vie privée (Martel, 2010),
les politiciens proposent une image publique aux multiples facettes qui constitue un facteur
prédominant d’adhésion et d’identification, aux côtés des facteurs traditionnels liés à
l’appartenance partisane et idéologique (Giasson, 2006; Thompson, 2005). Ce travail sur la
présentation de soi n’est pas anodin. Il reflète une volonté de contrôler les risques associés à la co-
construction de l’image publique (Hamo et al., 2010), mais aussi de présenter un « personnage »
attractif, auquel les citoyens sont susceptibles de s’identifier. Ce processus de construction de
l’image exige ainsi du politicien :

1. d’une part, qu’il se montre comme celui qui incarne le mieux la représentation idéale du
politicien qu’il devine présente chez son public tout en revendiquant une position distinctive
dans le champ politique, suivant une logique de positionnement face à ses principaux
concurrents (Charaudeau, 2005a);

2. d’autre part, qu’il évite toute fausse note dans cette mise en scène de soi (Goffman, 1973),
par exemple un mot malheureux, une plaisanterie de mauvais goût ou tout autre
comportement rompant avec ce qui est attendu par le genre médiatique notamment.

On se rappellera, entre autres, le retravail de l’image publique de Bernard Landry, premier ministre
du Québec, à la veille de la campagne électorale en 2003. Alors que, dans l’imaginaire populaire, il
apparaît comme un homme d’État, manifestant une certaine distance et inspirant de l’autorité, il a
voulu imposer une image de proximité et de simplicité, par exemple en se montrant dans les
médias au bras de sa nouvelle conjointe ou en se laissant filmer durant un match amical de tennis.
Plusieurs journalistes ont d’ailleurs relaté la difficulté des citoyens à adhérer à ces «  nouvelles »
images, considérant la réputation de Landry et leurs attentes à l’égard d’un chef de gouvernement.

Même si, au final, l’interprétation du caractère adéquat ou non des images proposées résulte de
l’expérience que fait chaque citoyen de la performance du politicien – ce qui confère à cette
interprétation une dimension singulière – , il apparaît que cette performance n’est pas non plus
libre de toute contrainte. Les règles du jeu politique, les attentes comportementales à l’égard des
politiciens et les conventions interactionnelles en situation médiatique conditionnent à la fois la
façon dont une performance sera interprétée et son accomplissement.

 1 L’exemplification porte ici sur une portion restreinte du corpus analysé pour l’élaboration de ces (...)
Ces paramètres, qui définissent ce qui est adéquat et ce qui ne l’est pas pour un politicien dans une
situation donnée, seront abordés dans cet article, de même que la façon dont ils sont accomplis en
situation d’interview médiatique. Dans la deuxième section de cet article, ces paramètres sont
exemplifiés à partir d’extraits analysés de la performance de Jean Charest, à l’époque aspirant au
poste de premier ministre du Québec, lors d’une interview d’affaires publiques à l’émission Le
Point, en avril 20031. Bien que la portée de cette exemplification soit limitée et nécessite des
précautions quant à sa généralisation, l’analyse vise à rendre compte de la façon dont un politicien,
à travers son discours, réfère à ces paramètres (les manifeste, les reconnaît, les transgresse),
donnant à voir qu’une performance adéquate se définit par un équilibre fragile entre le
renforcement de certaines attentes comportementales et la contradiction de certaines autres
attentes, selon ce qui se déroule in situ.

Construction de l’image publique : une approche


interactionniste
 2 Historiquement, en rhétorique, la notion d’ethos renvoie aux « mœurs oratoires » (Le Guern, 1977), (...)

Les recherches récentes sur l’image publique, envisagée dans sa dimension discursive comme un
rapport à soi qu’on offre à l’évaluation d’autrui, s’inscrivent à la croisée de la rhétorique, de
l’analyse de discours et des travaux de Goffman (1973) en microsociologie sur la présentation de
soi (Amossy, 2010). Cette hybridation est à l’origine d’une instabilité terminologique pour désigner
le concept à l’étude (image, identité verbale, présentation de soi, ethos 2) et d’une variété d’objets
de recherche, allant des modalités discursives de présentation de soi (Sandré, 2011; Simon-
Vandenbergen, 1996; Suleiman, 1999) en passant par les types dominants d’images revendiquées
par les personnalités politiques (Charaudeau, 2005a; Hamo et al., 2002; Schutz, 1997), jusqu’aux
dynamiques de négociations de ces images dans les interactions médiatiques (Burger 2009;
Falzone et Lasalle 2013; Tolson 1991). En dépit de ces variations et des différentes approches dans
lesquelles se situent ces travaux, ceux-ci partagent une conception similaire de la construction
d’images publiques comme objet d’étude. Il s’agit :

 d’un phénomène dialogal, c’est-à-dire que les images de soi proposées au public sont actualisées
dans l’échange et prennent forme médiatiquement à condition seulement que les
interlocuteurs immédiats (animateur, intervieweur, opposant) et les publics les reconnaissent,
que ce soit en y adhérant, en les négociant ou en les contestant (Auchlin, 2000);

 et d’un processus d’influence d’autrui comportant une visée argumentative, c’est-à-dire que la
fabrication d’impressions impliquée dans la tâche de se mettre en scène consiste à dévoiler
certaines informations à propos de soi et à en masquer d’autres, selon le contexte, son
interlocuteur et l’effet (d’adhésion, de reconnaissance, d’estime, d’autorité, par exemple) que
le politicien veut produire (Amossy, 2010).

Cette double dimension situe la construction des images publiques dans une approche
interactionniste qui articule les médiations sociales des comportements des politiciens avec les
processus situés de co-construction de l’échange (Bange, 1992; Filliettaz, 2002). Une telle
approche possède l’avantage de ne pas envisager l’image publique comme une construction qui
prendrait forme uniquement dans l’interaction, en dehors de toute détermination contextuelle, mais
de considérer que la présentation discursive de soi négociée en situation est également circonscrite
par des contraintes sociales relatives au positionnement des acteurs dans le champ politique, à leur
statut institutionnel, aux règles et aux valeurs qui structurent ce champ, au genre médiatique, etc.

La dimension sociale
 3 Les connaissances, les savoirs et les représentations à propos du personnage en scène que se font l (...)

La dimension sociale inhérente à la construction d’images oblige à penser les cadres à partir
desquels le politicien va élaborer ses stratégies de présentation de soi à l’intérieur des logiques de
positionnement qui configurent le champ politique. À ce titre, la façon dont le politicien est perçu
dans l’espace public (sa réputation, son image préalable 3), les attentes associées à son statut (ses
attributs professionnels et personnels) et aux rôles endossés (les fonctions qu’il exerce en lien avec
son statut et l’activité de communication), de même que les contraintes associées au genre
médiatique (dynamiques interactionnelles, types de relations entre les interactants, thèmes
privilégiés) sont autant d’éléments qui fonctionnent comme des cadres circonscrivant la
construction de son image.

Parallèlement, parce que ces attentes ne sont pas spécifiques à un politicien mais qu’elles sont
partagées par les membres d’une communauté qui ont en commun des expériences médiatiques
similaires, les téléspectateurs sont susceptibles d’avoir des attentes semblables à l’égard de la
performance d’un politicien dans une situation donnée. C’est dans ce sens que Paveau (2006)
rappelle que ces attentes « donnent des instructions pour la production et l’interprétation du sens
en discours » (p. 118). Cette « réciprocité des perspectives », pour reprendre l’expression de
Schütz (1962), permet d’établir un horizon de prévisibilité à propos des comportements des
acteurs et des stratégies employées et, en ce sens, définit les critères selon lesquels sera
interprétée une performance.

La dimension située
Cela étant dit, la présentation de soi du politicien n’est pas exclusivement déterminée par ces
cadres sociaux; les choix stratégiques de retravail de l’image sont aussi soumis à une évaluation
contextualisée, c’est-à-dire qu’ils sont évalués et ajustés en fonction du déroulement effectif de
l’interaction (Filliettaz, 2001) :

À ce titre, la construction d’images constitue une action conjointe (Clark, 1996) nécessitant de la
part des acteurs médiatiques (par exemple, le journaliste-intervieweur et le politicien) qu’ils
s’ajustent mutuellement aux interventions d’autrui. À tout moment et tour après tour, l’image du
politicien se construit : le journaliste, à travers ses questions, est amené à contester, négocier,
ignorer ou accepter l’image revendiquée par le politicien. Il y a un jeu incessant de définitions de
soi revendiquées et attribuées (Kerbrat-Orecchioni et De Chanay, 2006). Ce jeu est, en même
temps, une lutte de pouvoir pour conserver la parole, pour amener l’autre sur son propre terrain
discursif, pour imposer le thème de l’échange, etc.

Plus qu’un cadre conceptuel pour comprendre les mécanismes qui président à la construction
d’images, l’articulation de la dimension sociale à la dimension située de l’échange médiatique
permet de définir les critères en fonction desquels une performance est adéquate. Quoique cette
question de l’évaluation contextuelle et située des performances ne soit pas abordée directement
dans la plupart des analyses discursives d’images de politiciens, on la retrouve bien souvent en
filigrane. À ce titre, Amossy (1999), dans ses analyses sur le retravail de l’ethos, fait allusion à des
critères de réussite d’une performance lorsqu’elle signale que l’efficacité d’un ethos tient à son
pouvoir de modifier favorablement les images préalables du politicien, lui permettant ainsi de se
positionner avantageusement dans le champ politique. De façon différente, l’efficacité des images
chez Kerbrat-Orechhioni et De Chanay (2006) est moins liée à un gain de légitimité et à
l’acquisition d’un pouvoir symbolique qu’à l’habileté du politicien : 1) à tenir compte des réactions
de ses interlocuteurs, modifiant sa présentation de soi selon les aléas de l’échange et 2) à proposer
une image de soi dont les marques discursives, vocales et posturo-mimo-gestuelles sont
convergentes et stables dans la durée (ibid.).

Dans la même lignée, s’intéressant au dysfonctionnement dans les échanges d’interview, Burger
(2006) réserve le terme de « défauts d’entretien » aux situations d’interaction où l’un des acteurs
du couple intervieweur/interviewé n’agit pas conformément à ce qu’il est attendu de lui, de par son
rôle dans l’échange. Pour sa part, Martel (2008, 2010), dont les travaux s’intéressent
spécifiquement aux stratégies efficaces de diffusion médiatique de l’information, fonde l’évaluation
de la qualité des performances des politiciens sur leur capacité à ratifier les téléspectateurs, à les
impliquer dans son discours : « on peut conclure qu’une stratégie de communication médiatique
efficace reposera sur une mise en scène constituée de procédés propres à ratifier le public »
(Martel, 2010, p. 99). Pour Martel, le caractère adéquat d’une performance dépend donc des
stratégies mises en place par le politicien pour co-construire le sens de l’interaction, des stratégies
qui pourront varier selon l’identité personnelle, l’identité professionnelle et le genre médiatique.

Quelques paramètres d’analyse d’une performance


médiatique adéquate
Les paramètres proposés ici s’inscrivent en complémentarité aux travaux précédemment cités et
visent à fournir un cadre d’analyse pour l’interprétation des performances médiatiques des
politiciens qui intègre les dimensions sociale et située de la construction des images publiques. À ce
titre, être « adéquat », c’est tenir compte à la fois des logiques sociohistoriques qui président au
positionnement de l’acteur dans le champ politique et des exigences de la co-construction des
images en situation. Trois paramètres sont ainsi présentés : le premier renvoie à l’exigence que
l’image proposée soit appropriée, le second, qu’elle soit cohérente et le troisième, qu’elle soit
adaptable.

Une image de soi appropriée


Produire une image de soi qui est appropriée exige de connaître et d’intérioriser les attentes
associées aux cadres sociaux de l’interaction et de produire des réactions qui témoignent de la
compétence de l’acteur à « reconnaître-manipuler » ces cadres (Charaudeau, 2001, p. 40). En ce
sens, le caractère socialement adéquat d’une performance ne réside pas dans la capacité du
politicien à se soumettre aux attentes, mais bien de les maîtriser pour pouvoir être en mesure de
s’y conformer, ou de les transgresser selon ce que la situation exige.

The majority of these genres [of oral speech communication] are subject to a free creative reformulation
[…] But to use a genre freely and creatively is not the same as to create a genre from beginning: genres
must be fully mastered in order to be manipulated freely (Bakhtin, 1986, p. 80).

Ainsi, à un premier niveau pourra être perçu comme approprié un comportement qui, tout en
rompant avec les attentes associées au genre médiatique performé (par exemple, en interview
médiatique, ne pas développer sa réponse), permet de modifier favorablement l’image préalable du
politicien ou de se positionner avantageusement dans le champ politique. De la même façon, un
comportement en rupture avec les attentes liées à l’image préalable du politicien et à son statut
(par exemple, faire une confession pour un premier ministre) pourra être perçu comme approprié
s’il répond aux attentes liées au genre (la confession constitue un type de discours valorisé en  talk
show). En contrepartie, une performance inappropriée pourra être vue comme la transgression des
attentes liées à la fois au genre médiatique et à l’image préalable du politicien.

À un second niveau, proposer une image de soi appropriée, c’est également inscrire son discours
dans l’ensemble des valeurs et des systèmes de croyances que partage une communauté, révélant
la variabilité culturelle d’une performance appropriée. De fait, les prises de position, les
engagements et les promesses électorales du politicien qui contribuent à définir son image doivent
s’appuyer sur une doxa commune pour favoriser l’identification des destinataires à son personnage.
Par exemple, la transgression de certains invariants du champ politique (la foi en la sagesse du
peuple, en sa capacité à porter un jugement éclairé sur des enjeux publics, de même que la
conviction que, par leurs actions, les politiciens ont la capacité d’influencer sur le cours des
événements) est susceptible d’être interprétée comme une gaffe, menaçant l’image publique, ce
qu’a bien montré l’analyse de Le Bart (2001). Par ailleurs, cette adhésion à un socle de valeurs et
de représentations communes doit s’inscrire dans une logique de positionnement. En situation de
concurrence sur le plan politique et idéologique avec d’autres chefs de parti, le politicien doit
s’assurer de se construire une image distincte et singulière, en renforçant ou en réinterprétant
certaines valeurs et en se dissociant d’autres, selon le public à qui il s’adresse et qu’il désire
convaincre (Herman et Micheli, 2003).

Une image de soi cohérente


Considérant que chaque coup discursif est susceptible de produire des effets d’images différents,
cette compétence à maîtriser les cadres sociaux de l’interaction et à produire une image de soi
adaptée est remise en jeu chaque fois que le politicien prend la parole. À ce titre, et pour éviter
toute rupture dans la présentation de soi, l’acteur doit s’assurer de projeter une image similaire
aux images antérieures revendiquées au cours de l’activité (Duranti, 2006). Cet élément de
stabilité dans la performance renvoie au critère de cohérence. L’acteur doit se présenter au public
de telle sorte que les informations nouvelles qui émanent de ses comportements « se rattachent
sans contradiction à des positions initiales prises […], et même s’édifient sur elles » (Goffman,
1973, p. 19). Il en va de sa crédibilité et de la confiance du public à son égard.

[L]’impression de réalité donnée par une représentation est une chose délicate, fragile qui peut voler en
éclats au moindre incident. Cette indispensable cohérence de l’expression fait apparaître une opposition
essentielle entre notre moi intime et notre moi social. En tant qu’êtres humains, nous sommes
probablement des créatures dont les démarches varient selon l’humeur et l’énergie du moment. Au
contraire, en tant que personnages représentés devant un public, nous devons échapper à ces
fluctuations (p. 55).

[…]

Ce qui importe ici, ce n’est pas que la définition momentanée, provoquée par une maladresse, soit en
elle-même particulièrement répréhensible, mais c’est plus simplement le fait qu’elle est différente de la
définition officielle. Cette différence introduit une divergence extrêmement gênante entre la définition
officielle et la réalité […] (ibid., p. 59).

L’autre dimension de la cohérence concerne la convergence des différentes marques


communicationnelles de l’image proposée : verbales, interactionnelles et coverbales (Kerbrat-
Orecchioni et De Chanay, 2006). Considérant la nature plurisémiotique de la présentation de soi, le
caractère adéquat d’une performance dépend en partie de la capacité du politicien à incarner le
personnage revendiqué, autant à travers ses manifestations posturo-mimo-gestuelles et ses
relations avec les destinataires qu’à travers l’organisation de son discours. La non-coordination
entre ces différentes modalités sera d’autant plus marquée que la cohérence est fortement
attendue puisqu’au final, c’est le même corps qui est à l’origine de la production de ces différentes
marques (ibid.).

Une image de soi adaptable


Ce travail de cohérence se réalise dans un contexte particulier où, compte tenu de la dimension
compétitive des échanges médiatiques, les images revendiquées par les uns sont en concurrence
avec celles qui sont proposées par les autres. Ainsi, la projection d’une image stable dans le temps
se heurte aux contributions imprévues du journaliste ou d’un adversaire politique en situation de
débat. Parce qu’aucun coup discursif n’est programmé d’avance, l’acteur se doit constamment
d’adapter le discours qu’il pensait produire à la réalité de l’échange.

Les représentations normales de la vie quotidienne ne sont pas « interprétées » ou « mises en scène »
au sens où l’acteur connaîtrait d’avance exactement ce qu’il va faire, et le ferait uniquement à cause de
l’effet que cela peut avoir. […] Ce qui semble être exigé de l’acteur, c’est qu’il apprenne suffisamment de
bouts de rôles pour être capable d’« improviser » et de se tirer plus ou moins bien d’affaire, quelque rôle
qui lui échoie (Goffman, 1973, p. 74).
Cette capacité d’adaptation, d’« improviser et de se tirer d’affaire », lorsque des événements
inattendus et indésirables surviennent, constitue le dernier paramètre qui fonde la construction
d’images adéquates. En situation, réagir de manière adaptée, c’est minimalement produire des
interventions qui tiennent compte de ce qui a été dit auparavant et qui soient interprétables par
ses interlocuteurs. Plus largement, c’est proposer des images qui tiennent compte de la variabilité
des situations où le politicien est amené à intervenir.

« [S]e tirer d’affaire », dans le sens de Goffman, c’est également éviter de laisser une impression
négative de son personnage et de perdre la face. Cela exige de la part du politicien qu’il soit à
l’affût de tout acte de parole menaçant, qu’il se défende lorsque sa face est attaquée, mais aussi
qu’il évite de paraître déstabilisé en produisant de longs silences ou des hésitations, par exemple. Il
s’agit de réagir de telle sorte que les destinataires retirent une impression positive de la
performance. Bull (1998) montre, par exemple, qu’en situation d’interview, la compétence
communicationnelle du politicien dépend de sa capacité à produire des réponses qui tiennent
compte du caractère plus ou moins menaçant de la question posée. Ainsi, face à une question qui
n’est pas menaçante, il serait particulièrement inadapté de répondre de façon indirecte, ou d’éviter
de fournir l’information demandée. Inversement, lors de questions où chacune des réponses
possibles risque d’affaiblir l’image du politicien, une stratégie d’évitement sera particulièrement
adaptée.

L’autre élément qui permet de juger du caractère adapté ou inadapté d’une performance renvoie
au « rapport de places » (Vion, 1992) qui s’établit entre les partenaires de l’échange médiatique.
Considérant qu’il est dans l’intérêt de l’acteur d’interagir avec son partenaire de telle sorte qu’il soit
en position de contrôle (Goffman, 1973), ce dernier voudra se positionner avantageusement, par
exemple, en orientant le thème de l’échange, en prenant le contrôle de l’organisation de
l’interaction, en amenant l’autre sur son propre terrain, en imposant son vocabulaire, etc. Parce
que ce rapport de places évolue au fil des échanges, l’acteur doit être en mesure de prendre en
compte les prétentions de son interlocuteur tout en tentant d’imposer les siennes. C’est à ce jeu
d’équilibre que l’on peut reconnaître une performance adaptée, parce que si une position basse est
rarement avantageuse, en contrepartie, dominer agressivement et sans retenue un interlocuteur
déjà en position de faiblesse risque de produire des effets contraires à ceux désirés.

La performance de Jean Charest en situation


d’interview d’affaires publiques
23Ces paramètres d’analyse seront illustrés par une interview médiatique de Jean Charest,
candidat au poste de premier ministre et chef du Parti libéral du Québec lors de la campagne
électorale de 2003, à l’émission Le Point du 8 avril 2003. Préalablement à l’analyse de cet extrait
seront présentés des éléments de l’image préalable de Charest, avant qu’il participe à l’interview,
de même que les contraintes associées à ce genre médiatique.

Éléments de l’image préalable de Jean Charest


 4 Cet enjeu est apparu dans la campagne électorale suivant la proposition du Parti libéral du Québec (...)

À ce stade de la campagne – il ne reste plus qu’une semaine avant le jour du vote –, l’image
médiatique de Charest est sur une pente ascendante. Ses qualités de débatteur de même que son
caractère passionné et agressif ont été confirmées à l’occasion d’un débat électoral, diffusé une
semaine plus tôt, où il est apparu médiatiquement comme le vainqueur. Sur le plan personnel,
plusieurs émissions télévisées lui ont permis de mettre en évidence son côté humain et chaleureux
et son sens de l’humour (Turbide, 2012). Seule note négative, son projet de référendums sur les
fusions municipales4, qualifié de « contradictoire » et d’« irresponsable » par certains
commentateurs de l’actualité (Auger, 2003, 5 avril; Hébert, 2003, 6 avril). Selon eux, l’agressivité
de Charest apparaît, dans ce dossier, davantage comme de l’obstination. Malgré tout, les sondages
lui restent favorables et l’appréciation médiatique de sa personnalité le place dans une bien
meilleure posture que ses adversaires. Un sondage Léger Marketing (Lévesque, 2003, 7 avril)
publié le 7 avril 2003 place pour la première fois de la campagne le Parti libéral de Jean Charest en
première place dans les intentions de vote, avec 42 %, contre 40 % pour le parti au pouvoir.

Dans ce contexte, Charest se présente devant l’intervieweur Stéphan Bureau avec une image
publique préalable dans l’ensemble favorable. À ce titre, l’enjeu pour Charest consiste à renforcer
les éléments qui fondent la position avantageuse qu’il occupe alors dans le champ politique et à
éviter les pièges associés à une position jugée fragile sur le dossier des fusions municipales. Sur le
plan stratégique, Charest doit ainsi ajuster en situation sa présentation de soi de façon à projeter
l’image publique qu’il désire que les téléspectateurs se forment de lui, tout en tenant compte des
règles du jeu du champ politique, mais surtout des contraintes associées au genre médiatique de
l’interview d’affaires publiques.

Genre médiatique de l’interview d’affaires publiques  : principales


contraintes
26Sur le plan de son organisation interactionnelle, l’interview est fondée sur des séquences
formelles de questions/réponses où la définition des droits et des devoirs du couple
intervieweur/interviewé est prédéfinie. Toute prise de parole de l’interviewé doit être, en principe,
une réponse à une question, octroyant à l’intervieweur un contrôle quasi exclusif des thèmes
abordés (Blum-Kulka, 1983). En outre, parce que la légitimité de l’intervieweur est fondée sur sa
capacité à poser des questions rendant le politicien imputable de ses actions et à satisfaire les
exigences de distance et de neutralité imposées par son rôle (Clayman, 2001), l’interview d’affaires
publiques favorise la mise en scène d’interactions conflictuelles. Ainsi, on s’attend à ce que
l’intervieweur montre une certaine agressivité, qu’il remette en question les prétentions de
l’interviewé, qu’il fasse pression sur lui et le confronte afin que des informations compromettantes,
inavouables ou secrètes soient révélées (Charaudeau, 2005b). Bien entendu, l’objectif du
journaliste de faire accoucher la vérité se heurte à la volonté du politicien d’apparaître sous son
meilleur jour et en contrôle de l’image de soi qu’il veut imposer. La tension entre les objectifs et les
rôles de chacun des partenaires se manifeste en discours par une lutte, notamment, pour la
définition des termes utilisés pour décrire la réalité sociale et pour l’imposition d’images
valorisantes/dévalorisantes du politicien. L’intervieweur et l’interviewé tentent alors d’amener leur
vis-à-vis sur leur propre terrain pour diriger les opérations et pour imposer leur message. À cela,
ajoutons que la structure même de l’interaction mise en scène fait en sorte que ce sont surtout les
actions et les discours de l’interviewé qui sont l’objet d’échanges. Dans ce contexte, la valorisation
et la défense de soi sont davantage attendues que l’attaque des adversaires.

Analyse
L’image préalable et le genre médiatique en tant que cadres sociaux de l’échange définissent un
horizon d’attentes qui circonscrit à la fois l’accomplissement de l’interview par Charest et
l’interprétation de celui-ci par les téléspectateurs. Il s’agit de critères pour la production et
l’évaluation de la performance qui pourront être modifiés ou confirmés au cours de l’échange selon
la dynamique interactionnelle effective, comme en témoigne l’analyse des extraits suivants.

Extrait 1. Lutte pour le contrôle de l’échange

Le premier extrait montre comment l’exigence d’une présentation de soi appropriée (en lien avec
les attentes conditionnées par l’image préalable du politicien) s’actualise en situation, alors que se
met en place une lutte pour le contrôle de l’échange entre l’intervieweur Bureau et l’interviewé
Charest. De façon plus précise, ici, Charest, dans ses réponses, recadre et oriente les questions de
l’intervieweur pour mieux attaquer ses adversaires. Cette stratégie de diversion par l’attaque est
liée, d’une part, à une logique de renforcement des images médiatiques préalables du politicien –
Charest est réputé pour son tempérament fougueux et agressif – et, d’autre part, à son statut de
chef de l’opposition.

 5 Dans les extraits présentés, SB correspond à l’intervieweur, Stéphan Bureau, et JC, au politicien i (...)

(1)

Dans cet extrait, Charest change l’orientation thématique de la question dès la ligne 5 (« Et
rappelez-vous […] ») pour mieux attaquer son adversaire, puis, en réponse à la question de
relance (lignes 9 à 11), il produit un énoncé confirmatif (« ah oui ») et enchaîne sur son propre
discours, reprenant sous une autre formulation l’attaque envers le gouvernement qui « donne »
trop de subventions aux entreprises. Jamais il ne fournit d’exemples précis des programmes de
subventions qu’il projette de supprimer, tel qu’on lui demande. La question de relance n’obtient pas
non plus satisfaction. Cette transgression d’une des attentes de l’interview (fournir l’information
demandée) est au service du renforcement de son image médiatique de chef agressif, tout en étant
appropriée par rapport à son statut de chef de l’opposition. Plusieurs actes menaçants adressés à
ses adversaires participent à la construction de cette image et assurent sa cohérence :

 un acte d’accusation, soit être personnellement responsable d’un état des choses négatif, être la
province qui dépense « à peu près » le moins dans le domaine de la santé (lignes 5 à 6);

 un acte de reproche, soit préférer subventionner les entreprises plutôt que de dépenser en santé
(lignes 6 à 8);

 une mise en contradiction entre les dires et l’action, soit soutenir la possibilité d’éliminer 1 MM $
en subventions et, implicitement, ne rien faire (lignes 12 à 15).

En outre, des figures rhétoriques d’opposition (l’argent pour la santé s’oppose aux subventions
pour les entreprises; le bourreau Landry qui « impose » s’oppose au NOUS-victimes, Charest et les
citoyens, qui subissent) et des procédés de concrétisation (le recours aux chiffres et la comparaison
avec l’Ontario) dramatisent les attaques et amplifient l’effet agressif des actes produits. Par
ailleurs, sur le plan des valeurs, ces oppositions renforcent la position de Charest dans le champ
politique en montrant son adhésion à certaines idées reçues relativement à l’intervention de l’État
dans l’économie.

L’analyse de la dimension coverbale amplifie l’image de conviction construite en discours, créant


une cohérence d’ensemble : les gestes intensifient et spectacularisent ce qui est énoncé. De fait, le
reproche adressé à Landry n’est pas simplement énoncé par Charest, mais il est marqué par tout
son corps. Lors de sa première intervention (lignes 5 à 8), le buste penché vers l’avant, il bat le
rythme de son discours avec le tranchant de sa main gauche (marqué par les flèches descendantes
(↓)) et par des hochements de la tête, produisant un effet de conviction dans le reproche (voir
Figure 1). S’impliquant personnellement dans l’accusation portée, Charest finit sa tirade en
insistant sur « de l’argent en subvention à des entreprises » à travers une intonation montante.
Figure 1. Geste de battement de discours
Extrait : « Pour lui [Landry] c’était pas “une priorité” »

 6 À la figure 2, le cadrage serré de la caméra (plan rapproché) permet uniquement de voir une main
le (...)Le
même type de configuration multimodale d’implication émotionnelle et de conviction
s’observe lors de sa seconde intervention (lignes 12 à 15), où l’accumulation de marques
discursives, interactionnelles et coverbales contribue à définir une image de leader convaincu et
passionné. Tout d’abord, l’énoncé confirmatif « ah oui », produit en attaque d’intervention, apparaît
comme une réponse du tac au tac, révélant l’état de certitude du politicien. Puis, l’implication
émotionnelle atteint un second niveau lorsque le caractère scandaleux des 4,1 milliards « donnés »
en subventions est mimé par Charest qui lève les mains vers le haut en signe d’indignation (voir
Figure 26).

Figure 2. Mains levées


Extrait : « bien [mains levées] | il y a 4,1 milliards de dollars qui se donnent en subventions au Québec »

 7 Durant cette courte phase gestuelle encadrée par deux (|) (lignes 14 et 15), on observe pas moins d (...)

34Enfin, lorsqu’il cite madame Marois, ministre des Finances du gouvernement, la mettant
implicitement en contradiction avec ses actions, il accentue la force dramatique de son accusation
en l’accompagnant de gestes de battement (↓) vigoureux et répétés7, comme pour bien river le
clou. Par ailleurs, plus que l’expression discursive et coverbale de la passion et de la conviction,
notons que, sur le plan interactionnel, Bureau entérine cette construction d’image par un
commentaire métadiscursif à la toute fin de l’exemple, ligne 16 : « Et quand vous vous enflammez
comme ça ».

Extrait 2  : Lutte de définitions de soi proposées et contestées

 8 De fait, à la suite de l’interview, l’émission Le Point et Stéphan Bureau ont reçu de nombreuses pl (...)

Le second extrait renvoie à la construction d’une autre facette de l’image du chef combatif. La
stratégie est ici différente parce que le comportement de l’intervieweur est différent. Bureau est
agressif. Il organise l’échange autour d’un seul objectif : faire admettre l’opinion personnelle de
Charest sur un enjeu controversé : les fusions municipales. Se faisant, le politicien est placé dans
une situation contraignante, où il ne peut répondre directement à la question posée («  Est-ce que
vous dites je, Jean Charest personnellement pense que c’est une bonne idée la ville fusionnée? »)
qu’au prix de perdre la face : répondre par l’affirmative ou par la négative le placerait en position
de vulnérabilité, car il devrait accepter le cadrage identitaire imposé par l’intervieweur. Au surplus,
parler en tant que citoyen de cette question, c’est sous-entendre qu’il y a des motivations
personnelles derrière son projet de référendums sur les fusions municipales. La stratégie de
résistance par l’évitement de Charest apparaît particulièrement adaptée dans les circonstances : 1)
il reste sur son propre terrain, ne cède pas devant l’intervieweur malgré la pression exercée; 2) il
se place en victime subissant les attaques répétées et continues de Bureau, alors que ce dernier
apparaît excessivement agressif, rompant avec l’exigence de neutralité associée à son rôle 8. Bref,
Charest montre sa capacité à improviser et à se tirer d’affaire, en lien avec le critère d’adaptabilité.

(2a)
Ici, l’agressivité manifeste de l’intervieweur, qui interrompt son interlocuteur (lignes 5 et 14),
reformule ses propos (lignes 1 et 2, 10 et 11), lui pose des questions contraignantes (demande de
confirmation d’un énoncé orienté, ligne 5; deux questions dans la même intervention, lignes 10 et
11), contraste avec le comportement discursif de Charest, qui esquive les attaques au lieu de
contre-attaquer :

1. il rectifie l’interprétation faite de ses propos (« SB : Jean Charest […] pense que c’est une
bonne idée la ville fusionnée » devient « JC : le Parti libéral du Québec croit en la
démocratie »; « SB : ils [les citoyens] sont assez responsables pour laisser en place les
nouvelles villes » devient « JC : […] pour faire le bon choix pour eux »);

2. il emploie une stratégie de diversion en attaquant son adversaire politique (« JC : Il [premier
ministre Landry] vous dit que les citoyens du Québec ont pas assez de jugement »);

3.
o 9 Les portions en italiques sont de nous.

il ignore la question, reprenant certains éléments de l’intervention de Bureau pour mieux, par
la suite, enchaîner sur son propre discours (« SB : Pas de doute que on va accepter ce qui est
maintenant fait; JC : J’ai pas de doute sur le jugement de citoyens qui payent des taxes »)9.

Cette stratégie d’évitement ne se confond jamais avec une posture de repli. L’intervieweur et
l’interviewé restent sur leur position, témoignant d’une lutte larvée de définitions de soi imposées
et contestées : « je, Jean Charest personnellement pense » de Bureau s’oppose au « Parti libéral
du Québec croit » de Charest. C’est seulement à la toute de fin de l’extrait, lorsque Bureau lui
reproche implicitement de ne pas vouloir répondre à la question (ligne 14), que Charest passe à
l’offensive et réfute le cadrage personnel des questions, répondant directement à son interlocuteur
sur un ton affirmatif. Il produit une réaction du tac au tac, interpelle l’intervieweur (« Monsieur
Bureau ») et emploie une gradation à trois éléments (« C’est pas une affaire personnelle là ça l’a
jamais été et ça le sera jamais »). À cette occasion, Charest se construit une image de conviction,
voire d’agressivité, qui est cohérente avec l’attitude de résistance manifestée par le politicien dans
la suite de l’interview, ainsi qu’à l’extrait (1).

Ici, comme il a déjà été noté, Charest démontre sa capacité d’adaptation en répondant aux
questions de relance de l’intervieweur tout en préservant son image. Au surplus, cette attitude de
résistance témoigne de sa force de caractère et de la fermeté de ses convictions, ce qui est
approprié par rapport à son image préalable et à ce que l’on attend d’un chef politique. Cela étant,
il y a toujours un risque de décevoir les attentes de l’interview, en évitant de répondre aux
questions posées comme le fait Charest ici. De fait, l’apport informationnel impliqué dans ce jeu de
reformulations réciproques est pratiquement nul. À ce titre, éviter de donner son opinion
personnelle sur le projet de défusions à travers des procédés de reformulation, de recadrage et de
diversion, même si cela s’arrime à son image de résistant, peut être à l’origine d’un effet d’image
défavorable : celle du politicien évasif ayant quelque chose à cacher. Malgré le fait que Charest doit
composer ici avec la réversibilité axiologique de l’interprétation des images (résistant/évasif) (voir
Charaudeau, 2005a), ce qui ressort à la toute fin de l’échange, c’est que les stratégies agressives
de l’intervieweur pour amener le politicien à parler de son opinion personnelle sur les fusions
municipales n’ont pas porté leurs fruits. Bureau reconnaît que Charest est resté en contrôle :

(2b)

Extrait 3  : Renversement des rôles d’intervieweur et d’interviewé

(3)

Dans les deux premiers extraits, les échanges mis en scène confortent les attentes
comportementales du genre médiatique : l’intervieweur recoure à des questions de relance, à des
interruptions et à des questions compromettantes et l’interviewé, à des stratégies de recadrage,
d’évitement et de diversion par l’attaque des tiers absents. Ces comportements conflictuels
s’arriment aux exigences de l’interview médiatique journaliste-politicien, mais ils ne constituent pas
les seules modalités d’agir susceptibles de permettre au politicien de « réussir » son interview. Le
caractère particulièrement adéquat d’une performance réside également dans la capacité de
l’acteur à maîtriser les attentes du genre pour pouvoir être en mesure, selon ce que la situation
exige, de s’y conformer, ou de les transgresser. À ce titre, le prochain extrait illustre un tel cas de
transgression « positive » qui, jumelée à une adaptation interactionnelle efficace performée sur un
mode ludique, permet au politicien de se construire une image favorable.

L’admission implicite du bon coup énonciatif de Charest par Bureau (« Monsieur Charest je vous
laisserai pas avoir le dernier mot là-dessus ») autorise le politicien à réagir du tac au tac par une
question énoncée sur le ton de la complicité, mais néanmoins menaçante pour la face de
l’intervieweur : « Pourquoi pas? » (pourquoi ne pas me laisser avoir le dernier mot ?). Forcé de se
justifier, Bureau révèle sa posture d’intervieweur agressif (« c’est comme ça l’esprit de
contradiction »). Par ce double aveu de l’intervieweur et par l’inversement des rôles qu’il impose,
Charest réussit à amener l’interlocuteur sur son propre terrain, une victoire interactionnelle qui, au
terme de cet échange, le place dans une position haute de domination, illustrant sa capacité
d’adaptation. Le caractère adéquat de cette performance apparaît d’autant plus qu’elle n’est pas le
résultat d’agressions, mais qu’elle est accomplie sur un ton de complicité ludique. Le commentaire
métadiscursif de Bureau à la ligne 3 introduit un changement de l’activité en cours. On passe d’une
dynamique formelle de questions/réponses à un échange nettement plus informel, qui se rapproche
de ce que l’on observe en conversation. L’adoption d’un ton souriant, les rires réciproques et
l’inversement des rôles en témoignent.

En outre, sur un autre plan, l’efficacité de la présentation de soi semble ici tributaire à la fois du
caractère inattendu de l’image revendiquée et de l’aisance dont fait preuve Charest, maîtrisant
différents registres de discours médiatique (du ludique au conflictuel, de formel à informel) dans
une même séquence (Hamo et al., 2010). Tolson (2006) a bien montré comment ces modifications
de l’orientation d’une activité ne constituent pas des ruptures avec les attentes du genre, mais
apparaissent comme des réaccentuations stratégiques, pour reprendre l’expression de Bakhtin
(1986), qui permettent aux politiciens d’établir un rapport de connivence avec les téléspectateurs.
À cela, sur le plan du retravail de l’image préalable, ajoutons que, dans cet extrait, Charest réussit
à mettre de l’avant une image moins agressive de son personnage, en leader vif d’esprit et enjoué,
une construction qui renforce son image médiatique préalable d’homme chaleureux ayant un bon
sens de l’humour (Gagnon, 2003, 29 mars; Samson, 2003, 31 mars). Du reste, dans le contexte
québécois, avoir un bon sens de l’humour constitue l’une des qualités particulièrement appréciées
par les Québécois chez les politiciens, cela avec la simplicité, l’accessibilité et la capacité de faire
preuve d’autodérision (Nguyên-Duy et Cotte, 2005).

Interprétation
Les paramètres proposés et leur actualisation en situation d’interview médiatique montrent que si,
au sein d’une même communauté, les expériences médiatiques de ce qu’est une interview et de la
façon dont un politicien doit se comporter en public sont similaires, il reste que ces attentes
n’apparaissent pas comme des règles normatives ou des lois, mais comme des indications de
comportements préférés dans une situation donnée. En ce sens, la construction d’images
adéquates ne se réalise pas à l’intérieur d’une zone close, fermée sur elle-même, selon un mode
d’accomplissement unique. Les politiciens bénéficient d’un espace de liberté, d’un espace de
stratégies pour accomplir leur performance. Ainsi, par leurs actions, les politiciens contribuent à la
redéfinition des cadres sociaux de l’échange politico-médiatique et à la réinterprétation des
paramètres qui fondent le caractère adéquat des images de soi présentées au public.

Par ailleurs, cette plasticité des cadres sociaux de l’échange médiatique s’inscrit dans un contexte
plus large, marqué, d’une part, par l’hybridation des genres auquel l’interview d’affaires publiques
n’échappe pas et, d’autre part, par l’évolution des représentations stéréotypées associées au leader
politique. De fait, sous l’influence des talk shows et des modes de présentation de l’information
plus ludiques, les frontières sont de moins en moins franches entre l’information journalistique et le
divertissement (Bastien, 2009). À ce titre, les attentes comportementales envers l’interviewé et
l’intervieweur résistent à une définition claire. Elles sont réinterprétées par les acteurs en situation,
comme en témoigne le troisième extrait, qui montre l’intégration de registres de discours plus
proches de la conversation et plus informels dans des séquences formelles. L’analyse de Hamo  et
al. (2010) pointe également dans ce sens :

Par ailleurs, la participation des politiciens dans des émissions d’infotainment modifie également le
rapport du public envers les politiciens et leurs attentes envers eux. Thompson (2005) parle de
« politics of trust » pour signaler que l’évaluation citoyenne et médiatique des politiciens se fait
désormais à l’aune des images d’authenticité, de fiabilité et de confiance qu’ils réussissent à
incarner et du rapport de proximité qu’ils instaurent avec les citoyens. Ces « nouvelles » attentes
ne relèguent pas pour autant les représentations stéréotypées plus traditionnelles du politicien
associé aux ideological politics, en lien avec des images d’autorité, de compétence et de leadership.
Cette tension entre ces deux modèles culturels constitue un facteur explicatif de la variabilité des
façons d’incarner l’identité de chef politique, où les dimensions publique/professionnelle et
privée/intime s’interpénètrent.

Au final, cette plasticité des contraintes et des attentes rend compte du fait que le caractère
adéquat des images publiques proposées s’interprète non pas de façon univoque, mais autorise
une fluctuation interprétative. De fait, le deuxième extrait montre bien comment les effets
d’images ne sont pas réductibles à un ensemble fermé de traits discursifs, interactionnels et mimo-
gestuels, mais qu’ils sont pluriels et plurisémiques et apparentés à d’autres images
(résistant/évasif) aux frontières partagées et poreuses.

Ce phénomène, loin de constituer une limite, apparaît comme une invitation à envisager le
caractère adéquat des images construites en dehors du cadre de son expression en situation
médiatique et de prendre en compte comment différents acteurs publics réagissent aux images
revendiquées par les politiciens et selon quelles modalités ces images du politicien sont reprises et
circulent dans l’espace public. L’efficacité des images des politiciens pourra être alors envisagé non
seulement du point de vue de leur performance communicationnelle en lien avec les cadres sociaux
de la présentation de soi et le déroulement effectif de l’échange, mais également du point de vue
de la co-construction collective de l’image (production/réception), mettant au jour les processus
d’émergence publique d’une image, de transformation et de cristallisation (voir Amossy, 2010).

Conclusion
Cet article en témoigne, le besoin d’image et le travail de celle-ci sont au cœur des activités
médiatiques des politiciens et constituent des phénomènes centraux pour comprendre l’évolution
de la parole politique dans l’espace public et sa mise en scène. Face au déclin des affiliations
idéologiques et partisanes, les politiciens doivent plus que jamais être en mesure de se montrer
digne de confiance et sincère pour susciter l’adhésion des électeurs. Cette réalité politique impose
un style communicationnel de proximité, authentique et direct, qui affecte à la fois les modalités
d’incarnation de l’image publique des politiciens et les genres médiatiques plus traditionnels de
diffusion de l’information politique. Même si les attentes des publics correspondant à ce style
restent à être précisées, il s’agit d’éléments du contexte sociohistorique qui doivent être pris en
compte dans l’établissement de paramètres d’évaluation de la performance des politiciens aux
côtés de leur image préalable et des attentes associées au genre médiatique.

L’analyse révèle également un aspect qui restait en filigrane des précédentes études sur la
question de l’efficacité des images et qui renvoie à l’interdépendance des performances. En effet, il
est apparu qu’un politicien est adéquat sur le plan communicationnel qu’à condition que
l’intervieweur le soit aussi. En ce sens, lors d’échanges plus ludiques comme lors d’échanges
conflictuels, la collaboration et la coopération manifestées par chacun des interactants constituent
un critère déterminant d’une performance adéquate. Au regard des extraits analysés, cette
dynamique interactionnelle produit un type particulier de solidarité qui semble nécessaire à
l’accomplissement optimal du rôle respectif des interactants. Par exemple, dans un échange
conflictuel, le succès de la performance risque d’apparaître d’autant plus clairement lorsque
l’intervieweur est en mesure de réagir aux propos du politicien par une suite de questions de
relance qui oblige ce dernier à se défendre (attente de spectacularisation de l’information) et à
laquelle, en parallèle, le politicien répond avec la même vigueur et le même aplomb. À l’inverse,
des questions convenues, insuffisamment agressives, ne permettront pas au politicien de se mettre
en valeur, de se révéler, affectant ainsi tant la performance du politicien que celle de
l’intervieweur.

Nous avons tous en mémoire le cas d’une interview où, question de relance après question de
relance, le politicien, mal préparé, est incapable de formuler une réponse précise et informée,
laissant l’impression d’un règlement de comptes au lieu de l’échange conflictuel attendu. Cette
hypothèse, selon laquelle l’évaluation de la performance du politicien pourrait dépendre de la
capacité de ce dernier à répondre aux questions menaçantes et à jouer le jeu de l’interview,
mériterait une attention particulière dans une prochaine recherche, notamment en y intégrant des
éléments d’analyse de la réception de ces échanges. En effet, quelle peut être la frontière entre
une interaction médiatique conflictuelle qui risque de plaire et qui est susceptible de construire une
image favorable à la fois du politicien et de l’intervieweur et un discours jugé trop violent, parce
que non collaboratif, qui produira un effet de contrariété chez les publics ?

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