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Ragi Tariq. Socialisation et identité culturelle . In: Agora débats/jeunesses, 32, 2003. Les jeunes et le racisme. pp. 4-11;
https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2003_num_32_1_2088
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ÉDITORIAL
LES CULTURES À L’ÉCOLE
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Quelle que soit l'approche, il est un constat qui demeure vérifié : l'écart
entre les cultures des migrants et la culture scolaire est plus important
que la distance entre les cultures populaires de France et la culture sco-
laire. Toutefois, il importe de reconnaître l'existence de valeurs centrales
et consensuelles dont l'écho traverse indistinctement toutes les cultures.
Nonobstant les valeurs intrinsèquement liées à des cultures spécifiques,
peuvent être recensées une série de valeurs dont le bien-fondé s'impose
invariablement aux normes fondamentales des diverses cultures : c'est le
cas de la liberté, de la dignité humaine, de la justice...
S'agissant des enfants de migrants, il convient à proprement parler de
déchirement identitaire dans la mesure où l'école ne leur renvoie pas seu-
lement l'image de leur infériorité comme pour leurs camarades issus des
couches populaires, mais bien souvent elle ne leur réfléchit aucune image.
Or, ces enfants ont besoin de l'autre pour exister par le développement
de schèmes identificatoires réciproques, partagés ou antagoniques. Plus
généralement, le modèle d'intégration par l'école se fonde sur l'absence
de prise en compte des différences, le collège unique institué par R. Haby
en est une preuve. Dans le domaine culturel, la disparité est simplement
niée, comme si le problème posé s'évacuait de lui-même. L'analyse com-
parée des trajectoires des enfants issus des couches populaires et ceux
issus de l'immigration révèle, outre le caractère populaire des enfants de
migrants, que les enfants « d'origine française » souffrent moins du déca-
lage de leur culture familiale par rapport à la culture scolaire, dans la
mesure où leur différence est celle du majoritaire, donc du dominant, et
qu'ils trouvent dans la société – la rue ou les médias – des moyens
d'expression satisfaisants.
En revanche, les enfants de migrants sont renvoyés à l'école comme
dans la société à un vide qui n'est propice ni à l'identification, ni à la pro-
jection, mais seulement à l'introversion. La tentation du repli sur soi est
forte mais, du fait que l'homme est un animal social, il est appelé à entrer
en contact avec les autres, d'où l'inscription de nombreux enfants de
migrants dans une stratégie stricte d'adaptation à l'Autre. La réussite de
cette entreprise dépend de la capacité de l'enfant de faire abstraction de
sa personne et de son expérience individuelle afin de rallier l'espace de
communication commun qui réunit la plupart de ses camarades. Dans
Les rites de l'interaction, E. Goffman montre bien que l'identité réelle sup-
pose, outre la possession des attributs requis, l'adoption « des normes de
la conduite et de l'apparence que le groupe social y associe ». Une telle
attitude se fonde sur l'idéalisation et la sublimation de tout ce qui relève
du groupe dominant, la prégnance du modèle moralisant du majoritaire
contient en filigrane les signes de la dévaluation de l'au-dehors, repré-
senté par les porteurs des cultures minoritaires. L'itinéraire imaginaire
emprunté consciemment par l'enfant de migrants lui confère l'apparence
de la stabilité, voire l'identité, dissimulant discrètement les obstacles
et les résistances que suppose cette identification. Il va de soi que
c'est sous l'effet de la pression sociale que l'individu tend à organiser
son comportement conformément aux attentes, ce qui ne préjuge
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aucunement sur leur éventuelle incorporation ou intériorisation sur le
plan psychologique.
Il faut effectivement se garder de voir dans l'adoption de cette straté-
gie le signe d'une assimilation vertueuse et positive. À l'instar de toute
stratégie, elle contient une dimension ambiguë, ambivalente. Elle peut
certes enrichir mais elle peut aussi bien déconstruire l'identité, pervertie
par l'absence de repères identificatoires stables. L'identité pour soi et
l'identité pour autrui entrent sans cesse en conflit, se neutralisent,
s'annulent, s'annihilent bien plus qu'elles ne s'agrègent, qu'elles ne se
mêlent ou ne s'unifient.
La socialisation par l'école et l'éducation parentale se confrontent fruc-
tueusement à condition que l'une ne dénigre pas l'autre ni ne la nie.
L'enfant est soumis d'abord à l'éducation que lui donnent ses parents, ce
qui comprend sciemment ou non la transmission de codes culturels tradi-
tionnels. Ensuite, dès qu'il est en âge d'aller à l'école, il s'expose à
l'apprentissage de repères culturels différents, parfois antinomiques. Les
enseignants passent sous silence ce que vivent isolément les élèves dans
leur cadre familial, et si l'écart est trop important, l'enfant s'autocensure,
laisse libre cours à ses mécanismes de défense, ce qui le conduit à expri-
mer une seule facette de lui-même, en l'occurrence celle qui ne risque
point de heurter la sensibilité de ses camarades.
Néanmoins, le rapprochement du modèle dominant témoigne de la
liberté humaine et de la propension individuelle à l'inventivité et à la créa-
tivité. Lors du processus d'identification à l'autre, l'individu déploie des
trésors d'imagination et s'invente une histoire à la mesure de ses ambi-
tions ; le mensonge, la discrétion, le secret et l'invention du quotidien sont
associés en vue de produire une cohérence nouvelle : il s'agit donc d'un
mimétisme novateur. L'enfant emprunte les critères fondamentaux carac-
térisant le dominant, puis il reprend les divers éléments constitutifs de sa
propre histoire, il les aménage par le maniement de colorations plus ou
moins fortes susceptibles de conformer son vécu avec celui du majoritaire.
Sa dichotomie conflictuelle entre son identité réelle et son identité
d'apparence est souvent facile à discerner. Tel est le cas chaque fois
qu'une rupture de continuité s'opère dans la « mise en scène de la vie
quotidienne », lorsque les deux mondes se rejoignent, comme par
exemple lorsque les parents, vêtus de leur habit traditionnel, viennent
chercher leur enfant à la sortie de l'école. Cette même discontinuité se
déclare, de manière encore plus évidente, lorsque les parents sont convo-
qués par l'enseignant principal ou lorsqu'ils assistent aux réunions des
parents d'élèves. L'alternance des deux modèles (familial et scolaire) sup-
pose l'inscription dans une temporalité hachée, scindée, où l'individu est
confronté à un univers uniforme, c'est-à-dire que les deux cultures peuvent
certes coexister, mais qu'elles ne sauraient cohabiter.
Les différentes formes de sociabilité sont avancées comme exclusives
de l'un des modèles, contenues dans les conduites collectives et indivi-
duelles du groupe considéré. Chaque modèle culturel s'oriente alors vers
une rigidité ontologique, posée par le regard porté sur le passé.
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LA CONSTRUCTION DE SOI
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ÉDITORIALobservées entre les comportements externes et les pensées person-
nelles, l'individu évite de « craquer » puisqu'il peut enfin exprimer « sa
conviction intime », pour reprendre la formulation de J. Kastersztein.
Cette conviction intime ne correspondrait-elle pas aux « catégories
déjà construites par les expériences antérieures », comme semble
l'indiquer P. Bourdieu ? Ou bien, s'inscrit-elle dans le répertoire infini de
l'imprévisible qui, pour reprendre les termes de l'analyse de G. Gurvitch,
dépasse la volonté dans le cadre de deux types de liberté au moins :
« la liberté-invention » et « la liberté-création ».
Plus généralement, sont distinguées la liberté molle qui incite l'individu
à reproduire à l'identique le comportement du dominant, ce qui le place
sans conteste dans le registre du mimétisme, encouragé en cela par le
confort relatif que procure la connaissance et le vécu des expériences
antérieures, et la liberté vive, celle qui se révèle dans la discontinuité, la
rupture, dès qu'apparaît un obstacle. Elle peut s'alimenter soit d'éléments
à connotation stigmatisante pour le porteur, c'est le cas par exemple des
enfants de migrants qui simulent ou vivent pleinement leur identité fran-
çaise, du moins jusqu'à ce qu'ils soient victimes d'une catégorisation qui
les exclut de la nation française, à l'instar de ce qui est appelé communé-
ment le « délit de faciès », le stigmate du nom, l'empêchement
d'effectuer le service national dans une base stratégique de l'armée fran-
çaise... Cette forme de liberté active, dynamique et enthousiaste, sort
donc l'individu de sa torpeur, le confronte à son identité réelle construite
de l'extérieur, et non plus seulement de l'intérieur, l'obligeant ainsi à redé-
finir ses objectifs et à revoir sa stratégie.
Tel est le cas des enfants de migrants qui recherchent l'anonymat, pré-
servent presque honteusement leur identité familiale, jusqu'à ce qu'un
enseignant ou un animateur associatif suscitent publiquement le début
d'un questionnement identitaire dont les prolongements dépassent de
loin le cadre scolaire.
Dans la vie de l'individu, comme dans celle des groupes, la temporalité
se cristallise souvent autour de deux axes majeurs qui en assurent le
continuité et la cohérence : le besoin de repères traditionnels, historiques,
voire mythologiques, tout en conservant la latitude nécessaire à la projec-
tion de soi ou du groupe dans un avenir proche ou lointain.
S'agissant des enfants de migrants, toute refonte identitaire présup-
pose une série de recompositions culturelles. À cet égard, il semble vain
d'approcher l'identité ou la culture d'un point de vue statique, même si au
fondement du questionnement identitaire, les deux critères sur lesquels
s'accordent des philosophes aussi différents qu'Aristote, Hume ou Locke,
sont d'une part la permanence et d'autre part la cohérence. La perma-
nence d'une chose ou d'un fait social se mesure par sa durabilité qui
constitue un préalable à la qualification identitaire, caractérisée à ce niveau
par l'observation de récurrences et de régularités.
À travers la volonté humaine de disposer de repères stables, la constance
du rapport aux hommes et aux choses symbolise le ciment des certitudes.
Or, paradoxalement, le monde connaît une évolution permanente, non pas
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au sens de progrès mais plutôt de changement, ce qui implique que les
repères s'y font et s'y défont inlassablement. Ce balancement, cette
novation, sont exécrés par ceux qui recherchent un maximum de stabilité
et qui ne peuvent concevoir a contrario leur identité et leur culture que
figées. À titre d'exemple, il suffit de rappeler l'accueil plus que mitigé sus-
cité par la mise en scène de Quasimodo. Les individus ayant une
conscience de leur identité particulièrement figée n'ont pas manqué de
réagir vivement à la provocation de l'auteur. Longtemps, en effet, la
croyance populaire voulait que la conformité physique reflétât l'intégrité
morale et intellectuelle de la personne. Par conséquent, Quasimodo, du
seul fait de son handicap, représentait une insulte pour le sens commun.
À cette époque, le mal était décrit comme déformant l'aspect physique
des gens. Et aujourd'hui, qu'advient-il de cette différenciation à raison de
la présentation physique ?
Au rebours de l'idéologie universaliste des Droits de l'homme, atta-
chée intimement à la valeur d'égalité malgré l'existence de différences
sociales, culturelles, de couleur, la peur de l'Autre s'exprime encore dans
les préjugés « raciaux » liés au physique de l'individu : pour preuve de
cette assertion, il suffit de rappeler l'appellation commune, presque bana-
lisée, contenue dans la formule malheureuse de « délit de faciès » ou de
« sale gueule ».
En matière de recherche d'emploi, la discrimination à raison de la phy-
sionomie, des traits du visage et du patronyme, est la plus visible : dans
la plupart des cas, à diplômes équivalents, à compétences égales, et
lorsque deux candidats ne peuvent être départagés en fonction des cri-
tères objectifs retenus, l'introduction de paramètres subjectifs afin
d'arbitrer le choix dessert le plus souvent le candidat de couleur ou por-
tant un nom à consonance étrangère. Sont ainsi écartés du champ de
l'emploi des jeunes issus de l'immigration dont le seul tort consiste en
l'appartenance « accidentelle » à un type physique différent. Exclus, ils ne
peuvent donc participer à ce monde de la consommation, ni satisfaire
l'exigence sociétale de définition de soi par le travail.
La construction d’un monde plus juste, plus équitable, n’incombe à
aucune institution en particulier, elle est et restera l’affaire de tous. Sur le
plan individuel, il faut reconnaître avec R. Aron que chacun porte en soi les
germes de la haine, ce contre quoi il convient de lutter avec l’énergie la
plus vive et, sur le plan collectif, il importe de s’aligner sur le rôle
qu’octroyait jadis Michelet au politique : « Quelle est la première partie de
la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. Et la troisième ?
L’éducation. »
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