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Agora débats/jeunesses

Socialisation et identité culturelle


Tariq Ragi

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Ragi Tariq. Socialisation et identité culturelle . In: Agora débats/jeunesses, 32, 2003. Les jeunes et le racisme. pp. 4-11;

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ÉDITORIAL
SOCIALISATION ET IDENTITÉ CULTURELLE D ans le but de saisir les tensions qui président à la ten-
tation du repli identitaire, il convient de débuter l'analyse à par-
tir de la question de l'apprentissage culturel dans le contexte
familial en général, et maternel en particulier. Ayant étudié
l'impact de la socialisation familiale, G. Zarate met en lumière
l'existence d'une détermination précoce, forgée par l'éducation
parentale, ce qu'elle désigne par la notion d'« implicite
culturel ». En d'autres termes, l'appartenance à une culture
impose une vision spécifique et particulière du monde, cette
représentation s'inscrit d'autant mieux dans le psychisme de
l'individu qu'elle ne se fonde pas sur un support rationnel, sur
des choix réfléchis, sur des principes d'adhésion envisagés
avec prudence et discernement, ou sur des apprentissages
intelligibles. De par l'inscription « naturelle » dans une culture
donnée, « l'accident du lieu de naissance » agit sur le compor-
tement individuel et collectif d'une manière « ethnobiologique »
fondée sur une conception fixiste de la culture, dans ce sens
que l'identité culturelle est vécue comme une hérédité.
« L'appartenance du natif à une culture se décide, souligne
G. Zarate, en son absence, sur le mode de l'imposition. Il paye
à son insu le droit d'entrée dans une communauté
culturelle. »
L'appropriation culturelle a d'autant plus de chances de suc-
cès que sa diffusion s'opère discrètement, implicitement ; le
phénomène de première enculturation tire son efficace propre
de la virginité du corps qu'il embrasse, pénètre et insère dans
le groupe d'origine. L'enregistrement par l'enfant des divers
codes culturels communs lui permet de comprendre, de
connaître et de se faire reconnaître par les autres membres et
de gérer aisément son quotidien. L'idée dominante est donc
celle de la persistance, consciente ou non, du modèle culturel
familial dit intra-muros, même si sa manifestation à l'extérieur
peut se révéler conflictuelle à l'instar de ce qui se produit chez
certains enfants de migrants, confrontés très tôt à deux
modèles socialisateurs antagoniques, du moins qui s'ignorent
ou le feignent.
Dans Réponses, P. Bourdieu semble confronter l'idée d'une
surdétermination de l'individuel par le collectif, du personnel
par le culturel ; dans le cadre d'un échange interindividuel, le
comportement de chaque locuteur ne peut s'interpréter
comme une réaction à un stimulus émis par l'autre : chaque
réaction comporte différents niveaux d'explication dont la lec-
ture révèle l'extrême complexité. Dans un sens, « la moindre
réaction d'une personne à une autre personne est grosse de
toute l'histoire de ces deux personnes ».
La thèse de la constance des dispositions inscrites dans l'habitus
recoupe certaines conceptions de Freud qui montre bien dans L'avenir
d'une illusion que « les événements précoces de l'enfance impriment à
celles-ci leur orientation définitive » et que « l'élément culturel serait
donné par la première tentative de réglementation de ces rapports
sociaux ». D. Schnapper insiste bien sur la période de l'enfance dans la
constitution du noyau dur culturel, dont l'élaboration peut s'avérer problé-
matique lorsque deux modèles de socialisation s'annihilent réciproquement.
L'identité façonnée à l'intérieur du cercle familial, élargi aux membres
de la communauté d'origine, risque d'être déconstruite à l'école qui repré-
sente le lieu où les enfants cessent d'appartenir exclusivement à leurs
familles pour s'intégrer dans une communauté plus large où les individus
sont soudés, non pas par des liens de parenté, ni de complicité, mais par
l'obligation de vivre ensemble dans un espace qui n'est pas extensible à
loisir. L'école inculque aux enfants le sens de la cohabitation régie ou nor-
mée par une même règle.
Platon montre déjà à travers le discours de Protagoras l'importance de
l'inculcation de valeurs communautaires spécifiques par l'action subrep-
tice mais omnipotente de l'éducation parentale, dont l'effet à terme est de
produire des dispositions permanentes à agir d'une façon prédéterminée,
prévisible, acquise à force de répétitions et de reproductions.
Aristote décèle dans la tendance à la routinisation des actes quotidiens
l'émergence d'une ligne de conduite générale, obtenue par la récurrence
de comportements dupliqués, au point de paraître spontanée.
La notion d'habitus telle qu'elle est reprise chez Durkheim s'entend
comme une disposition acquise qui produit une perception des faits et des
choses sous une acception déterministe. La force structurante de l'habitus
réside dans le principe d'ordre institué, qui constitue une « sorte de
“contrainte à la répétition” qui, en vertu d'une organisation établie une fois
pour toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose doit être faite ».
La notion aristotélicienne d'hexis, ou dans sa version latine l'habitus,
organise et normalise les rapports sociaux. Il faut pourtant se garder de
croire qu'elle reproduit à l'identique une série de modes comportemen-
taux. En réalité, elle encadre l'éventail des choix possibles et envisa-
geables. De surcroît, la prégnance de l'habitus est consacrée dans les
sociétés dites traditionnelles qui, à la différence des sociétés modernes,
obéissent à des normes, à des valeurs, qui traversent indistinctement
l'ensemble de la société, d'où leur légitimité consensuellement reconnue.
En revanche, la société moderne, profondément clivée en classes
sociales, en groupes hétéroclites, culturels, idéologiques, économiques,
sociaux, ethniques impose une vision polycentrique des normes et des
valeurs.
Le passage de la communauté à la société, voire à la « société pluri-
communautaire », impose de repenser les schèmes identitaires et identi-
ficatoires anciens, de les adapter à l'évolution sociétale. Dans cette
optique, l'école, lieu privilégié de rassemblement des enfants venus des
horizons les plus divers, bénéficie d'un rôle central.

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ÉDITORIAL
LES CULTURES À L’ÉCOLE

L'école constitue sans doute l'espace préférentiel de rencontre, de


brassage des individus issus des diverses classes sociales et des popula-
tions originaires des différentes régions du territoire national mais aussi de
pays tiers. L'école, et de nombreux sociologues l'ont montré, est instru-
mentalisée au profit des classes dites dominantes afin de cautionner et de
banaliser leur domination. Elle est utilisée de telle sorte qu'elle normalise
l'existence des classes dominantes et les termes de la différenciation
sociale. Elément de pérennisation de l'ordre établi, elle sert de faire-valoir
à la logique de distinction qui sépare les individus entre eux, sont privilé-
giés ceux dont la familiarité avec les référents culturels et langagiers du
dominant est la plus grande. L'appareil scolaire favorise incontestablement
ceux pour lesquels le maniement de la langue et le jeu de mots semblent
aisés. Or, certains sont rompus dès leur plus jeune âge à cet exercice de
style ; d'autres, peu coutumiers de ces pratiques, paraissent dépassés et
ce n'est qu'au prix d'un effort considérable qu'ils parviennent à rattraper
ce retard, et parfois à dépasser leurs camarades privilégiés. La maîtrise de
la langue, donc des règles de grammaire et d'orthographe qui la régissent,
ne mesure qu'imparfaitement les aptitudes de l'enfant, tout au plus elle
dévoile la qualité de son apprentissage, et donc son accoutumance avec
les usages linguistiques conventionnels. L'élève issu d'un milieu favorisé
culturellement et/ou économiquement jouit d'avantages indéniables en
raison de sa prédisposition structurée par son habitus forgé dans la
famille. En revanche, l'enfant issu d'un milieu défavorisé intègre l'école qui
s'apparente à un univers étranger dans lequel ses repères classiques ne
fonctionnent plus. Son langage ne correspond pas à celui de l'école, ni son
style, ni ses références, ni sa culture. Les activités scolaires lui paraissent
complexes et sophistiquées, souvent, il ne saisit même pas la logique qui
sous-tend ces pratiques. Toutefois, il prend conscience de sa différence,
voire de son infériorité. Il mesure l'écart qui sépare sa culture – populaire
le plus souvent – de la culture officielle telle qu'elle est défendue à l'école.
Il ne s'agit point d'enfermer l'enfant dans un quelconque déterminisme
de type socioculturel, mais seulement d'éclairer certains aspects de la dif-
ficile socialisation des élèves par l'école lorsque les normes familiales sont
trop éloignées. Le propos ici vise davantage à montrer l'écart entre la
culture dite populaire et la culture dite savante de l'école. La question sou-
levée est sujette à bien des polémiques dont la finalité retient la nécessité
de ne point amalgamer le terme culture au sens ethnologique tel que
l'entendent les anthropologues et la culture dans sa dimension philoso-
phique transcendante. Celle-ci résulte d'une opération de distanciation par
rapport aux cultures locales qu'elle sublime par la rationalité, elle les
englobe et les dépasse. La culture savante de l'école correspond en tout
point à la culture universelle développée rationnellement dans
l'arrachement aux racines particulières. La culture scolaire peut-elle être
traitée en conséquence comme une socioculture ou comme une culture
au sens ethnologique ?

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Quelle que soit l'approche, il est un constat qui demeure vérifié : l'écart
entre les cultures des migrants et la culture scolaire est plus important
que la distance entre les cultures populaires de France et la culture sco-
laire. Toutefois, il importe de reconnaître l'existence de valeurs centrales
et consensuelles dont l'écho traverse indistinctement toutes les cultures.
Nonobstant les valeurs intrinsèquement liées à des cultures spécifiques,
peuvent être recensées une série de valeurs dont le bien-fondé s'impose
invariablement aux normes fondamentales des diverses cultures : c'est le
cas de la liberté, de la dignité humaine, de la justice...
S'agissant des enfants de migrants, il convient à proprement parler de
déchirement identitaire dans la mesure où l'école ne leur renvoie pas seu-
lement l'image de leur infériorité comme pour leurs camarades issus des
couches populaires, mais bien souvent elle ne leur réfléchit aucune image.
Or, ces enfants ont besoin de l'autre pour exister par le développement
de schèmes identificatoires réciproques, partagés ou antagoniques. Plus
généralement, le modèle d'intégration par l'école se fonde sur l'absence
de prise en compte des différences, le collège unique institué par R. Haby
en est une preuve. Dans le domaine culturel, la disparité est simplement
niée, comme si le problème posé s'évacuait de lui-même. L'analyse com-
parée des trajectoires des enfants issus des couches populaires et ceux
issus de l'immigration révèle, outre le caractère populaire des enfants de
migrants, que les enfants « d'origine française » souffrent moins du déca-
lage de leur culture familiale par rapport à la culture scolaire, dans la
mesure où leur différence est celle du majoritaire, donc du dominant, et
qu'ils trouvent dans la société – la rue ou les médias – des moyens
d'expression satisfaisants.
En revanche, les enfants de migrants sont renvoyés à l'école comme
dans la société à un vide qui n'est propice ni à l'identification, ni à la pro-
jection, mais seulement à l'introversion. La tentation du repli sur soi est
forte mais, du fait que l'homme est un animal social, il est appelé à entrer
en contact avec les autres, d'où l'inscription de nombreux enfants de
migrants dans une stratégie stricte d'adaptation à l'Autre. La réussite de
cette entreprise dépend de la capacité de l'enfant de faire abstraction de
sa personne et de son expérience individuelle afin de rallier l'espace de
communication commun qui réunit la plupart de ses camarades. Dans
Les rites de l'interaction, E. Goffman montre bien que l'identité réelle sup-
pose, outre la possession des attributs requis, l'adoption « des normes de
la conduite et de l'apparence que le groupe social y associe ». Une telle
attitude se fonde sur l'idéalisation et la sublimation de tout ce qui relève
du groupe dominant, la prégnance du modèle moralisant du majoritaire
contient en filigrane les signes de la dévaluation de l'au-dehors, repré-
senté par les porteurs des cultures minoritaires. L'itinéraire imaginaire
emprunté consciemment par l'enfant de migrants lui confère l'apparence
de la stabilité, voire l'identité, dissimulant discrètement les obstacles
et les résistances que suppose cette identification. Il va de soi que
c'est sous l'effet de la pression sociale que l'individu tend à organiser
son comportement conformément aux attentes, ce qui ne préjuge

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aucunement sur leur éventuelle incorporation ou intériorisation sur le
plan psychologique.
Il faut effectivement se garder de voir dans l'adoption de cette straté-
gie le signe d'une assimilation vertueuse et positive. À l'instar de toute
stratégie, elle contient une dimension ambiguë, ambivalente. Elle peut
certes enrichir mais elle peut aussi bien déconstruire l'identité, pervertie
par l'absence de repères identificatoires stables. L'identité pour soi et
l'identité pour autrui entrent sans cesse en conflit, se neutralisent,
s'annulent, s'annihilent bien plus qu'elles ne s'agrègent, qu'elles ne se
mêlent ou ne s'unifient.
La socialisation par l'école et l'éducation parentale se confrontent fruc-
tueusement à condition que l'une ne dénigre pas l'autre ni ne la nie.
L'enfant est soumis d'abord à l'éducation que lui donnent ses parents, ce
qui comprend sciemment ou non la transmission de codes culturels tradi-
tionnels. Ensuite, dès qu'il est en âge d'aller à l'école, il s'expose à
l'apprentissage de repères culturels différents, parfois antinomiques. Les
enseignants passent sous silence ce que vivent isolément les élèves dans
leur cadre familial, et si l'écart est trop important, l'enfant s'autocensure,
laisse libre cours à ses mécanismes de défense, ce qui le conduit à expri-
mer une seule facette de lui-même, en l'occurrence celle qui ne risque
point de heurter la sensibilité de ses camarades.
Néanmoins, le rapprochement du modèle dominant témoigne de la
liberté humaine et de la propension individuelle à l'inventivité et à la créa-
tivité. Lors du processus d'identification à l'autre, l'individu déploie des
trésors d'imagination et s'invente une histoire à la mesure de ses ambi-
tions ; le mensonge, la discrétion, le secret et l'invention du quotidien sont
associés en vue de produire une cohérence nouvelle : il s'agit donc d'un
mimétisme novateur. L'enfant emprunte les critères fondamentaux carac-
térisant le dominant, puis il reprend les divers éléments constitutifs de sa
propre histoire, il les aménage par le maniement de colorations plus ou
moins fortes susceptibles de conformer son vécu avec celui du majoritaire.
Sa dichotomie conflictuelle entre son identité réelle et son identité
d'apparence est souvent facile à discerner. Tel est le cas chaque fois
qu'une rupture de continuité s'opère dans la « mise en scène de la vie
quotidienne », lorsque les deux mondes se rejoignent, comme par
exemple lorsque les parents, vêtus de leur habit traditionnel, viennent
chercher leur enfant à la sortie de l'école. Cette même discontinuité se
déclare, de manière encore plus évidente, lorsque les parents sont convo-
qués par l'enseignant principal ou lorsqu'ils assistent aux réunions des
parents d'élèves. L'alternance des deux modèles (familial et scolaire) sup-
pose l'inscription dans une temporalité hachée, scindée, où l'individu est
confronté à un univers uniforme, c'est-à-dire que les deux cultures peuvent
certes coexister, mais qu'elles ne sauraient cohabiter.
Les différentes formes de sociabilité sont avancées comme exclusives
de l'un des modèles, contenues dans les conduites collectives et indivi-
duelles du groupe considéré. Chaque modèle culturel s'oriente alors vers
une rigidité ontologique, posée par le regard porté sur le passé.

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LA CONSTRUCTION DE SOI

Confrontés aux cas de déchirement identitaire, nombreux sont ceux


qui préconisent la mobilisation des ressources en vue de favoriser la
connaissance de soi, la consolidation des attaches familiales, assimilées
dans un sens à une opération de repli identitaire. Renforcée et soutenue
par la perspective rassurante de la longue durée, la temporalité se conçoit
comme le gage de la stabilité, ce qui voile en réalité l'effervescence conte-
nue dans toute société, du fait de la dynamique de ses porteurs. Soumis
à des interactions réciproques incessantes, les individus construisent et
déconstruisent inlassablement la culture dont ils sont les vecteurs.
Et pourtant, en matière de crise identitaire, le remède passe par la
prise en compte accentuée du passé, comme s'il représentait un rempart
contre la puissance dévastatrice du présent et du futur. Le choix du passé
semble neutraliser l'incertitude de l'avenir. Les horizons incertains sont
dissipés par l'immuabilité et l'immanence du passé. L'avenir et le présent
sont alors projetés dans le passé, érigé en référence absolue.
Le caractère mixte, polycentrique, suscité par l'hétérogénéité cultu-
relle, incite parfois les minoritaires réfractaires à l'uniformisation et à
l'homogénéisation culturelles nivelées par le haut, à se replier sur eux-
mêmes, comme si ce retour pouvait servir à la fois d'accroche identitaire,
mais aussi de base de redéploiement, de tremplin. L'individu, en se rétrac-
tant, fait momentanément l'économie d'une réactualisation identitaire et
cède devant la résistance à l'innovation.
Le repli sur soi peut s'entendre comme un moyen efficace de res-
sourcement, de redéfinition ou de retrouvaille du socle identitaire, spécia-
lement malmené par les effets subjuguants de la modernité, le
foisonnement des innovations et la transformation accélérée de la société
actuelle, soumise à l'impératif de la célérité en termes d'échanges, de
communication ou d'information.
La diversité culturelle perturbe certains enfants de migrants, en dépit de
leurs efforts acharnés pour s'adapter à la vie française, investissement qui
se traduit concrètement par la renonciation aux valeurs et codes familiaux,
le détachement accentué vis-à-vis de la langue dite maternelle, considérés
comme diamétralement opposés aux principes de la société d'accueil.
Le rejet « des origines » entraîne souvent l'apparition de troubles iden-
titaires plus ou moins prononcés et dont la gravité ne peut être atténuée
que par la réinjection massive d'éléments valorisés de la culture d'origine.
Cette action vise à rétablir « l'équilibre psychologique » de l'enfant. Il est
vrai, comme ce fut souligné auparavant, que la culture d'origine, la culture
actuelle et la culture de la société d'accueil peuvent tantôt s'affronter, tan-
tôt collaborer, tantôt s'entrechoquer, tantôt s'entrelacer mutuellement.
Singulièrement, la réhabilitation de la culture d'origine peut contribuer au
renforcement de la culture actuelle, et favoriser par là même
l'établissement de liens réciproques avec la culture du pays d'accueil.
La prise en compte simultanée des trois niveaux culturels, non hiérarchi-
sés, implique la levée de la contradiction enfouie, la dissipation des réticences

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ÉDITORIALobservées entre les comportements externes et les pensées person-
nelles, l'individu évite de « craquer » puisqu'il peut enfin exprimer « sa
conviction intime », pour reprendre la formulation de J. Kastersztein.
Cette conviction intime ne correspondrait-elle pas aux « catégories
déjà construites par les expériences antérieures », comme semble
l'indiquer P. Bourdieu ? Ou bien, s'inscrit-elle dans le répertoire infini de
l'imprévisible qui, pour reprendre les termes de l'analyse de G. Gurvitch,
dépasse la volonté dans le cadre de deux types de liberté au moins :
« la liberté-invention » et « la liberté-création ».
Plus généralement, sont distinguées la liberté molle qui incite l'individu
à reproduire à l'identique le comportement du dominant, ce qui le place
sans conteste dans le registre du mimétisme, encouragé en cela par le
confort relatif que procure la connaissance et le vécu des expériences
antérieures, et la liberté vive, celle qui se révèle dans la discontinuité, la
rupture, dès qu'apparaît un obstacle. Elle peut s'alimenter soit d'éléments
à connotation stigmatisante pour le porteur, c'est le cas par exemple des
enfants de migrants qui simulent ou vivent pleinement leur identité fran-
çaise, du moins jusqu'à ce qu'ils soient victimes d'une catégorisation qui
les exclut de la nation française, à l'instar de ce qui est appelé communé-
ment le « délit de faciès », le stigmate du nom, l'empêchement
d'effectuer le service national dans une base stratégique de l'armée fran-
çaise... Cette forme de liberté active, dynamique et enthousiaste, sort
donc l'individu de sa torpeur, le confronte à son identité réelle construite
de l'extérieur, et non plus seulement de l'intérieur, l'obligeant ainsi à redé-
finir ses objectifs et à revoir sa stratégie.
Tel est le cas des enfants de migrants qui recherchent l'anonymat, pré-
servent presque honteusement leur identité familiale, jusqu'à ce qu'un
enseignant ou un animateur associatif suscitent publiquement le début
d'un questionnement identitaire dont les prolongements dépassent de
loin le cadre scolaire.
Dans la vie de l'individu, comme dans celle des groupes, la temporalité
se cristallise souvent autour de deux axes majeurs qui en assurent le
continuité et la cohérence : le besoin de repères traditionnels, historiques,
voire mythologiques, tout en conservant la latitude nécessaire à la projec-
tion de soi ou du groupe dans un avenir proche ou lointain.
S'agissant des enfants de migrants, toute refonte identitaire présup-
pose une série de recompositions culturelles. À cet égard, il semble vain
d'approcher l'identité ou la culture d'un point de vue statique, même si au
fondement du questionnement identitaire, les deux critères sur lesquels
s'accordent des philosophes aussi différents qu'Aristote, Hume ou Locke,
sont d'une part la permanence et d'autre part la cohérence. La perma-
nence d'une chose ou d'un fait social se mesure par sa durabilité qui
constitue un préalable à la qualification identitaire, caractérisée à ce niveau
par l'observation de récurrences et de régularités.
À travers la volonté humaine de disposer de repères stables, la constance
du rapport aux hommes et aux choses symbolise le ciment des certitudes.
Or, paradoxalement, le monde connaît une évolution permanente, non pas

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au sens de progrès mais plutôt de changement, ce qui implique que les
repères s'y font et s'y défont inlassablement. Ce balancement, cette
novation, sont exécrés par ceux qui recherchent un maximum de stabilité
et qui ne peuvent concevoir a contrario leur identité et leur culture que
figées. À titre d'exemple, il suffit de rappeler l'accueil plus que mitigé sus-
cité par la mise en scène de Quasimodo. Les individus ayant une
conscience de leur identité particulièrement figée n'ont pas manqué de
réagir vivement à la provocation de l'auteur. Longtemps, en effet, la
croyance populaire voulait que la conformité physique reflétât l'intégrité
morale et intellectuelle de la personne. Par conséquent, Quasimodo, du
seul fait de son handicap, représentait une insulte pour le sens commun.
À cette époque, le mal était décrit comme déformant l'aspect physique
des gens. Et aujourd'hui, qu'advient-il de cette différenciation à raison de
la présentation physique ?
Au rebours de l'idéologie universaliste des Droits de l'homme, atta-
chée intimement à la valeur d'égalité malgré l'existence de différences
sociales, culturelles, de couleur, la peur de l'Autre s'exprime encore dans
les préjugés « raciaux » liés au physique de l'individu : pour preuve de
cette assertion, il suffit de rappeler l'appellation commune, presque bana-
lisée, contenue dans la formule malheureuse de « délit de faciès » ou de
« sale gueule ».
En matière de recherche d'emploi, la discrimination à raison de la phy-
sionomie, des traits du visage et du patronyme, est la plus visible : dans
la plupart des cas, à diplômes équivalents, à compétences égales, et
lorsque deux candidats ne peuvent être départagés en fonction des cri-
tères objectifs retenus, l'introduction de paramètres subjectifs afin
d'arbitrer le choix dessert le plus souvent le candidat de couleur ou por-
tant un nom à consonance étrangère. Sont ainsi écartés du champ de
l'emploi des jeunes issus de l'immigration dont le seul tort consiste en
l'appartenance « accidentelle » à un type physique différent. Exclus, ils ne
peuvent donc participer à ce monde de la consommation, ni satisfaire
l'exigence sociétale de définition de soi par le travail.
La construction d’un monde plus juste, plus équitable, n’incombe à
aucune institution en particulier, elle est et restera l’affaire de tous. Sur le
plan individuel, il faut reconnaître avec R. Aron que chacun porte en soi les
germes de la haine, ce contre quoi il convient de lutter avec l’énergie la
plus vive et, sur le plan collectif, il importe de s’aligner sur le rôle
qu’octroyait jadis Michelet au politique : « Quelle est la première partie de
la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. Et la troisième ?
L’éducation. »

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