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Métaphores politiques dans le Traité d’harmonie de Schoenberg

par Esteban BUCH

| La Société d’études soréliennes | Mil neuf cent

2003/1 - N° 21
ISSN 1146-1225 | pages 55 à 76

Pour citer cet article :


— Buch E., Métaphores politiques dans le Traité d’harmonie de Schoenberg, Mil neuf cent 2003/1, N° 21, p. 55-76.

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Métaphores politiques
dans le Traité d’harmonie
de Schoenberg

ESTEBAN BUCH

L’Harmonielehre d’Arnold Schoenberg, publié pour la première fois


en 1911, est un manuel, et son origine et son propos sont d’ordre
pédagogique. En même temps, son anti-académisme déclaré
explique une certaine liberté du style qui, par endroits, rend le texte
presque baroque, habité par un réseau de métaphores trop important
et systématique pour être réduit à une simple anecdote. Or, l’analo-
gie la plus consistante, la plus développée du livre est une métaphore
politique. La tonalité est pour Schoenberg un système comparable
à un État, où la tonique est un Roi, et chaque accord, un acteur qui
cherche en permanence à prendre le pouvoir, c’est-à-dire à devenir,
à son tour, une tonique. Cette image politique s’articule à une autre,
biologique celle-là, qui fait des accords construits sur les harmo-
niques d’une note autant de « descendants » de cette dernière, et de
l’écart entre les modes mineur et majeur, le pendant de la différence
des sexes. Et la tendance historique de la tonalité vers sa dissolution
n’est rien d’autre que l’effondrement de cet État féodal ou dynastique
devenu ingouvernable, non pas à cause d’acteurs extérieurs, mais
suite à l’importance croissante d’« accords vagabonds » dépourvus
de filiation et de nationalité : des forces anarchiques inscrites aux
fondements du système.
On ne saurait contester la fonction didactique de cette méta-
phore, voire son pouvoir heuristique. L’image politique donne corps
à une idée plus abstraite, l’harmonie comme système de tensions en
mouvement, comme rapport de forces se déployant dans le temps.
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Face à une harmonie souvent conçue comme la science de l’enchaî-
nement des accords, l’image d’un affrontement entre plusieurs
toniques, développé tout au long d’une œuvre musicale, présente une
conception autrement riche, indissociable d’une réflexion sur les
autres dimensions du phénomène musical, à commencer par la
forme.
Mais les métaphores politiques sont quelque chose de plus, et
quelque chose d’autre, que l’illustration de processus musicaux abs-
traits. Comme on l’a souvent remarqué, l’écriture de ce traité d’har-
monie, en 1910-1911, intervient alors que le compositeur vient de
rompre, dans une suite d’œuvres fondamentales, avec cette logique
tonale dont il tient maintenant à démontrer la richesse et la cohé-
rence. Ces œuvres lui vaudront, à son corps défendant certes, d’être
qualifié de « révolutionnaire » avec une insistance qui, à la seule
exception de Beethoven, n’a pas son pareil dans l’histoire de la
musique. Voilà qui invite à se pencher sur ces métaphores où
Schoenberg met en scène un drame politique presque shakespearien.
De manière tout à fait originale, leur présence dans l’Harmonielehre
soulève toute la question des rapports entre musique et politique,
pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale 1.

Rois et dictateurs, vagabonds et apatrides


Schoenberg concède volontiers que la domination sans partage
d’une tonique peut en principe se réclamer d’une loi de la nature.
Étant donné que tous les rapports simples dérivent de l’essence
même du son initial dans ce qu’il a de plus primitif (ses harmoniques
les plus proches), il est un peu normal que ce son fondamental ait par
là une certaine prédominance sur les choses qui en dérivent et dont les
éléments les plus importants – issus en quelque sorte de son propre état
– se présentent un peu comme ses satrapes, ses mandataires à l’image

1. Susan McClary a analysé les métaphores du Traité d’harmonie dans une perspec-
tive féministe, en observant que Schoenberg s’aligne sur « ce qui avait toujours été
défini comme le côté “féminin” de toutes les oppositions binaires qui gouvernent les
procédures et les récits tonals ». Pour ce qui est de la dimension politique, toutefois,
elle l’interprète comme un simple déni de la métaphore sexuelle : il « choisit de défi-
nir les oppositions selon des images de résistance à une autorité politique oppressive.
De ce point de vue, Schoenberg est en sécurité, car il rejoint le business proprement
masculin de la révolution » (Susan McClary, Feminine Endings : Music, Gender, and
Sexuality, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 1991, p. 105-109).

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des parents et amis auxquels Napoléon donnait des trônes. Je pense que
gratitude et dépendance vis-à-vis du procréateur devraient suffire à
expliquer pourquoi on est en droit de se soumettre à la volonté du son
fondamental. Il est l’alpha et l’oméga, une sorte de morale (p. 174-
175 2).
Ce souverain légitime n’est pourtant pas à l’abri des ambitions de
ses subordonnés, qui aspirent à le remplacer pour asseoir leur propre
domination. L’accord de dominante est le premier vassal, donc le
premier candidat à l’insurrection :
La quinte, cette parvenue, accède au rang de fondamentale. C’est
la décadence. On pourrait objecter à cette accusation que cet avance-
ment témoigne de la force avec laquelle s’est imposé le nouveau par-
venu pour vaincre l’ancienne fondamentale. Et, cependant, la force du
nouveau venu ne repose en fait que sur l’abandon de la force fonda-
mentale, mais un abandon prémédité auquel a bien voulu condes-
cendre l’ancienne fondamentale qui, ne l’oublions pas, contenait la
quinte et qui maintenant lui manifeste quelque complaisance à la
manière du lion accordant un peu d’amitié au lièvre (p. 163).
Plus sérieux que ceux de la dominante peuvent être les défis
lancés par des accords plus éloignés, qui de ce fait ont moins de liens
de consanguinité avec le souverain, mais qui ne peuvent pas moins se
réclamer d’une extension du même principe. « Le VIe degré de do
majeur [la/do/mi] et le Ier de fa mineur [fa/la bémol/do] ne sont
parents que par leur rapport commun au Ier degré de do majeur
[do/mi/sol] : ils sont ce que l’on pourrait appeler des “parents par
alliance” » (p. 290). Les défis des subordonnés sont d’ailleurs néces-
saires, car, de même que ce sont les conflits qui permettent d’écrire
l’histoire des royaumes, on ne saurait se satisfaire d’une musique sans
modulations ni conflits harmoniques. Pour Schoenberg, la tonique,
dont le pouvoir est menacé par la confirmation d’une modulation
qui amènerait l’intronisation d’une nouvelle tonique, est par essence
un guerrier, qui trouve dans la lutte une satisfaction vitale :
La tonalité doit être mise en danger, perdre sa suprématie, les
désirs d’autonomie et de déchaînement doivent avoir l’occasion de se
manifester activement, on doit leur laisser atteindre leur victoire,

2. Sauf indication contraire, toutes les citations se réfèrent à Arnold Schoenberg,


Traité d’harmonie, trad. G. Gubisch, Paris, J.-C. Lattès, 1992.

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consentir à l’occasion qu’ils agrandissent leur domaine, car le seul
plaisir d’un dominateur (Herrscher) est précisément de dominer des
vivants, et les vivants, eux, veulent piller. Les tentatives de rébellion
des subalternes jaillissent peut-être autant de leurs propres tendances
que du besoin dominateur du tyran, ce dernier ne pouvant trouver de
satisfaction sans les premiers. […] L’abandon apparemment total de
la tonalité se révèle même à la limite comme un moyen de rendre plus
éclatante encore la victoire du ton fondamental (p. 202).
Cela dit, toutes les œuvres tonales ne se terminent pas forcément
par le retour de la tonique initiale. Si le plus souvent celle-ci est cette
« alpha et oméga », la « morale » du système, il n’est pas à exclure
qu’une autre morale puisse la supplanter.
Tout comme il n’est pas nécessaire qu’un conquérant (Eroberer)
demeure le dictateur, on ne saurait souhaiter non plus que la tonalité
d’un morceau doive se maintenir – même si elle en dérive – dans le
sillage d’un son fondamental. Bien au contraire. Le combat de deux
fondamentales pour l’hégémonie – ainsi que l’harmonie moderne
nous en offre maints exemples – a même quelque chose de très excitant
(p. 174).
C’est d’ailleurs l’opéra, remarque Schoenberg au passage, qui se
prête le plus à la mise en question de la tonalité unique, du moment
que, à la différence des formes classiques de la musique instrumen-
tale, elle est « l’unique forme de l’art musical qui n’ait pas un tel
centre » (p. 458). Mais, en dernière instance, la perpétuation de
l’hégémonie d’une fondamentale dépend surtout d’une sorte de
volonté subjective de la tonique :
Dès lors qu’elle a foi en son pouvoir, elle est forte. Mais qu’elle
vienne à douter de son droit divin, et ses forces s’amenuisent. Si elle
s’impose d’emblée de manière autocratique, convaincue de sa destina-
tion, elle vaincra. Mais elle peut aussi sombrer dans le scepticisme.
Or, que la tonalité initiale soit confirmée à la fin de l’œuvre ou
supplantée par une nouvelle tonalité, la cohérence et la viabilité du
système restent intactes. Qu’un souverain puisse abdiquer, pris de
mélancolie ou renversé par un prétendant, ne remet pas en question
le système monarchique en soi ; cela peut même le renforcer, si l’on
arrive ainsi à mieux contrer les forces de l’anarchie. La véritable
menace est constituée par ces accords altérés qui, par leur structure
même, ont tendance à se dissocier de la filiation que représente
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l’identification avec un degré de l’échelle ; au premier rang, l’accord
de septième diminuée, qui est, d’après Schoenberg, « pour ainsi dire
domicilié partout et nulle part, un cosmopolite ou un vagabond
de grand chemin ! » (p. 255, trad. mod.). Sous la désignation
d’« accords vagabonds » (vagierende Akkorde), il cite également ceux
de quinte augmentée, ceux construits sur la gamme par tons entiers,
et d’autres formations qui, issues des lois de la tonalité, ont la capa-
cité de s’en émanciper, pour devenir
des phénomènes errant sans patrie aux confins des tonalités, pourvus
d’un incroyable pouvoir d’adaptation et de dépendance, des espions en
quête de toutes les faiblesses pour semer la confusion, sortes de déser-
teurs qui font de l’abandon de leur propre personnalité un but absolu,
fauteurs de troubles sous tout rapport, mais avant tout, au bout du
compte, de bien joyeux drilles (p. 330, trad. mod.).
À ceci près, que l’accord de septième diminuée, cette première
brèche ouverte dans la cohérence du système du fait des interpréta-
tions tonales multiples auxquelles il se prête, a perdu de son pouvoir
subversif, suite à son adaptation aux conventions expressives de la
tonalité :
L’invité insolite, volage, ambigu, tantôt ici, tantôt ailleurs, s’est
fixé, est devenu le bourgeois sédentaire, philistin en retraite. S’il a
certes perdu la dureté de la nouveauté, il en a aussi, du même coup,
perdu le charme et l’éclat. N’ayant plus rien à dire à l’ère nouvelle
qui s’approchait, il sombra des hautes sphères de l’art dans les
méandres vulgaires de la musique de divertissement. C’est là qu’on le
trouve maintenant, cet accord, véhicule expressif de la sensiblerie
d’affaires sentimentales. Il est devenu banal et mou (p. 307).
Dans cette direction, même si ce n’est plus l’accord de septième
diminuée désormais « embourgeoisé » qui se trouve à la pointe de la
révolte, la suspension de la tonalité, en tant que processus historique
déclenché par cet « apatride » au sein d’un État-nation autocratique,
est inéluctable. Et ce qui se profile à l’horizon n’est pas, loin s’en
faut, le malheur, le chaos, ou la décadence, mais une utopie.
À l’instar de tout homme par rapport à l’humanité entière, chaque
accord – d’une manière ou d’une autre – se rattache par un lien natu-
rel de parenté à tous les autres accords existants. Qu’ils constituent une
famille, une nation ou une race n’est pas certes sans intérêt, mais
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demeure non essentiel au regard de la notion d’espèce qui ouvre bien
d’autres perspectives que celles des relations privilégiées (p. 295-296).
Or, la possibilité de reconnaître ce principe supérieur de l’unité
de l’espèce dépend du degré d’évolution de l’observateur :
L’être dont le degré de connaissance et de sentiment est des plus
primitifs ne considérera pas qu’autre chose puisse le constituer que ses
propres membres et sens. Pour l’être plus évolué, ce sera la famille qui
l’aura créée. Plus haut encore, le sentiment communautaire s’élargit
jusqu’à la foi en la nation et la race, mais au degré suprême l’être
étend l’amour du prochain par-dessus l’espèce, par-dessus l’humanité,
au monde tout entier (p. 290).
C’est donc à cette vision universaliste qu’est conduit le musicien
éclairé, celui qui est capable d’imaginer un espace harmonique qui,
ne se régissant plus par la tonalité, n’a désormais plus de frontières :
Une harmonie fluctuante (schwebende Harmonie) et, pour
ainsi dire, infinie elle aussi, une harmonie sans passeport, sans carte
d’identité, sans aucun papier mentionnant un pays d’origine ou le
but d’un voyage (p. 175, trad. mod.).

Un théoricien novateur
Les Anciens, les Pythagoriciens surtout, avaient conçu les relations
harmoniques entre les sons comme un reflet de l’harmonie cos-
mique ; l’idée restera inscrite pendant de longs siècles dans l’imagi-
naire occidental. En 1722, Rameau citait Zarlino, théoricien de la
Renaissance influencé par les Pythagoriciens, pour étayer son prin-
cipe de la basse fondamentale :
“De même que la terre sert de fondement aux autres éléments, de
même aussi la Basse a la propriété de soûtenir, d’établir & de forti-
fier les autres parties ; de sorte qu’elle est prise pour la base & pour le
fondement de l’Harmonie, d’où elle est appellée Basse, comme qui
diroit la base & le soûtient”. Et après avoir supposé que si la terre
venoit à manquer, tout ce bel ordre de la nature tomberoit en ruïne,
[Zarlino] dit, “pareillement si la Basse venoit à manquer, toute la
piece de Musique seroit remplie de dissonances & de confusion” 3.

3. Jean-Philippe Rameau, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels (1722),


in Complete Theoretical Writings, I, Erwin R. Jacobi (ed.), Rome, American Institute
of Musicology, 1967, p. 79.

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Même si le propos méritait d’être nuancé, on peut dire qu’en
général la vision de l’harmonie comme un système de relations non
conflictuelles correspondant à l’ordre naturel du monde s’est perpé-
tuée au moins jusqu’à l’aube de la modernité, en tant que cadre de
référence valant autant pour les théoriciens que pour les musiciens et
les auditeurs.
En 1818, cependant, le théoricien Gottfried Weber, auteur d’un
important traité de composition, expliquera que la tonique constitue
le « point central » autour duquel s’organise le discours musical, en
exerçant sa « suprématie » (Übergewicht) sur les tons voisins 4,
notamment sur sa propre « famille » constituée des degrés de
l’échelle – jusqu’au moment où une modulation vienne annoncer
l’« empire (Reich) d’une nouvelle tonalité » 5. La génération roman-
tique, qui devait développer une théorie dialectique de la forme
sonate, possédait déjà les éléments nécessaires pour concevoir la
tonalité comme un champ de forces, ainsi que pour établir une ana-
logie avec la sphère politique. Pourtant, au-delà des remarques
éparses de Gottfried Weber, il ne semblerait pas que cette idée ait été
vraiment présente au XIXe siècle, les aspirations de la musicologie
à devenir une discipline scientifique tendant d’ailleurs à l’orienter
vers une rhétorique positiviste. Par exemple, de telles considérations
sont totalement absentes du traité d’harmonie de Hugo Riemann,
qui vers la fin du siècle devient la référence incontournable dans
ce domaine 6. On dirait plutôt que cette idée n’est devenue
pertinente qu’au moment où le développement de la musique
moderne commencera à mettre en question les fondements même
du système.
De ce point de vue, Schoenberg rejoint l’un des principaux théo-
riciens de son temps, Heinrich Schenker, qui avait publié son propre
Traité d’harmonie en 1906 7. Schoenberg, avant d’écrire son livre en
1911, n’avait, d’après ses dires, jeté sur celui de Schenker qu’un
regard distrait ; en le relisant en 1923, il sera tout étonné d’y
découvrir une idée très proche de la sienne propre, à savoir, préci-
sément, le principe selon lequel chaque note aspire à devenir une

4. Gottfried Weber, Theorie des Tonsetzkunst, I, Mayence, Schott, 1817, p. 215.


5. Ibid., II, 1818, p. 3 et 5.
6. Hugo Riemann, L’Harmonie simplifiée ou Théorie des fonctions tonales des accords,
trad G. Humbert, Londres, Augener & Co [Paris, Lib. Fischbacher], s.d. [1899].
7. Heinrich Schenker, Harmony (1906), O. Jonas (ed.), trad. E. Mann Borgese,
Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1954.

61
fondamentale 8. Ainsi, Schenker et Schoenberg partagent notam-
ment l’idée que les processus harmoniques ressemblent à un conflit
où chaque note tâche de s’imposer aux autres pour asseoir sa domi-
nation sur l’ensemble. Chez Schenker, la base de cette comparaison
est un organicisme anthropomorphique, articulé à une conception
contractuelle de l’État :
À plusieurs reprises j’ai eu l’occasion de montrer comment les notes
ont à maints égards des caractéristiques proprement biologiques.
Ainsi, le phénomène des harmoniques peut être rattaché à une sorte
d’instinct reproducteur des notes ; et le système tonal, surtout le natu-
rel [les tonalités majeures], peut être vu comme une sorte d’ordre
collectif supérieur, une sorte d’État, fondé sur son propre contrat
social, auquel les notes individuelles sont censées obéir […] Si l’égo-
centrisme d’une note s’exprime par son désir de dominer ses pro-
chaines plutôt que d’être dominé par celles-ci (à cet égard, elle
ressemble à un être humain), c’est le système qui lui offre les moyens de
dominer et de satisfaire cet instinct (p. 84-85).
Dans un autre passage, Schenker compare les sept degrés de la
gamme à une communauté, qui aurait la particularité d’inclure son
passé dans le présent :
Le système de la note do représente donc une communauté compo-
sée par cette fondamentale et cinq autres notes dont les positions sont
déterminées par la relation de quintes ascendantes. Une note supplé-
mentaire, la quinte sous-dominante, vient s’ajouter à cette commu-
nauté et représente, pour ainsi dire, son lien avec le passé (p. 39).
Le rôle du compositeur, ajoute Schenker, est d’être « l’interprète
fidèle de toutes les formes d’égocentrisme déployées par chacune des
notes » (p. 88), sans hésiter à remettre en question le statut de la
fondamentale, car « l’artiste est tout à fait conscient de notre désir de
la tonique, et c’est à dessein qu’il le met à l’épreuve » (p. 253).
Seulement, s’il vient à aller trop loin dans ce jeu dangereux, il tombe
sous le coup d’une condamnation morale sans équivoque :
Dans les cas où le compositeur révèle clairement son intention de
ruiner le système diatonique, nous avons non seulement le droit mais,

8. Voir Jonathan M. Dunsby, « Schoenberg and the Writings of Schenker »,


Journal of the Arnold Schoenberg Institute (Los Angeles), II, 1, octobre 1977, p. 28.

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qui plus est, le devoir moral de lui reprocher cette atteinte à notre art,
et de dénoncer la faute d’instinct artistique qui se manifeste ici de
manière encore plus radicale (p. 290).

On le voit, les ressemblances avec l’idée de Schoenberg sont


frappantes – tout autant que le contraste entre les implications
esthétiques, politiques et morales que chacun en tire.
En effet, Schenker est plus intéressé par la légitimation du sys-
tème que par les facteurs d’instabilité. Le système tonal, « l’État » de
l’harmonie, est là pour garantir la domination de la tonique, laquelle
tire sa légitimité de la nature – tout particulièrement la tonique
majeure, tenue par Schenker pour supérieure pour cette raison
même. Les autres degrés de l’échelle doivent se subordonner à ce
principe d’organisation, et si par chance l’un d’entre eux ose « usur-
per » le rang de la tonique, cela n’est le plus souvent qu’un phéno-
mène éphémère (la « tonicalisation »), dont il faut se garder
d’exagérer l’importance. Ce n’est qu’à contre-cœur que Schenker
accepte dans l’Harmonielehre un certain nombre de « modulations
réelles » ; et tout le développement ultérieur de sa pensée visera à
réduire au minimum la complexité harmonique de surface, pour faire
ressortir un Ursatz ne consistant qu’en une grande cadence I-V-I, et
débouchant donc sur le triomphe absolu d’une tonique unique. Les
conséquences de cette théorie sont importantes : Schenker tient
pour un symptôme de décadence toute la musique contemporaine,
dont Schoenberg est, bien sûr, un représentant éminent.
La comparaison permet de mieux saisir la force et l’originalité de
la pensée de Schoenberg : face à toute une tradition qui avait fondé
la légitimité du système tonal sur un ordre divin ou naturel incon-
testable, Schoenberg est l’homme qui aura, pour ainsi dire, sécularisé
l’harmonie, en faisant ressortir son caractère conventionnel, suscep-
tible d’être soumis, tout comme les régimes politiques, à la critique
et à la transformation. De son livre, citons encore cette remarque,
assurément très technique, où il déconseille de s’éloigner de la tona-
lité en enchaînant le quatrième degré de do majeur (fa/la/do) avec le
quatrième degré de fa mineur (si bémol/ré bémol/fa):
Il se trouve que les moyens ici pour rétablir la tonalité se révé-
leraient plus intéressants que ceux par lesquels elle fut suspendue, et
il est ennuyeux que les policiers soient plus intéressants que les bri-
gands (p. 292).
63
Dans la fantasmagorie politique de l’Harmonielehre, il est clair
où vont les sympathies de l’auteur : alors que la tonique est volon-
tiers décrite comme un dictateur ou un tyran, alors que les bour-
geois sont incapables d’imaginer autre chose que leur petit monde
hiérarchisé, les accords vagabonds sont ces joyeux drilles qui, en
remettant en cause le principe policier de la domination autocra-
tique, viennent ouvrir l’espace utopique de cette « harmonie sans
passeport » où l’humanité toute entière pourrait se retrouver. Que
l’atonalisme soit cet espace utopique, l’auteur ne le dit pas ouverte-
ment, mais la conclusion est inéluctable. Si Schoenberg n’a jamais
été, à proprement parler, un révolutionnaire, il demeure le théoricien
d’une certaine forme de révolution.

Parcours idéologique d’un compositeur viennois


Force est donc de constater que Schoenberg, sans faire pour autant
l’éloge direct de la révolution ou de l’anarchie, affiche dans l’Harmo-
nielehre des convictions qui semblent donner raison à tous ceux qui,
depuis ses débuts, avaient régulièrement utilisé un vocabulaire poli-
tique pour attaquer son œuvre. Certes, depuis au moins l’époque de
Wagner, l’idée de « révolution » était couramment utilisée pour
décrire les transformations du langage musical. Mais, sous la plume
des critiques de Schoenberg, le terme était resté, pendant long-
temps, une marque d’hostilité. En 1905, un certain Paul Stauber
réagissait à la création de Pelleas und Melisande (une pièce tonale au
demeurant) : « C’est la plus forte attaque contre la musique qu’on ait
pu entendre ces derniers temps. […] Les lois de la logique musicale
sont défaites, la mélodie et l’harmonie réduites en morceaux, […]
Schoenberg projette une révolution de la théorie de l’harmonie, une
base nouvelle pour toute la musique 9 ». Ce n’est que plus tard que
certains amis de Schoenberg, Kandinsky par exemple, commence-
ront à faire l’éloge du « compositeur révolutionnaire », tout en pre-
nant soin de souligner le « développement naturel et immuable de la
nouvelle musique à partir de l’ancienne » 10.

9. Paul Stauber, « Konzerte », Montagspresse, 30 janvier 1905, archives de presse


d’Arnold Schoenberg, Arnold Schönberg Center, Vienne. Cit. in Walter B. Bailey,
Programmatic Elements in the Works of Schoenberg, Ann Arbor (Michigan), UMi
Research Press, 1984, p. 17-18.
10. Wassily Kandinsky, « Commentaires sur l’“Harmonielehre” de Schoenberg »,
Contrechamps (Lausanne), 2, Schoenberg-Kandinsky. Correspondance, écrits, avril
1984, p. 93.

64
Dans cette perspective pragmatique, pour ce qui est des méta-
phores politiques de l’Harmonielehre, on peut imaginer une inter-
prétation pour ainsi dire défensive : du moment que les germes de
la dissolution de la tonalité sont inscrits dans le système depuis le
début, le compositeur de musique « atonale » (ce terme négatif que
d’ailleurs Schoenberg récusera toute sa vie) ne peut être tenu pour
responsable de sa destruction mais, tout au plus, comme un agent
pris dans une téléologie de l’histoire qui transcende sa volonté per-
sonnelle – selon une logique que l’on peut dire hégélienne 11, ou
même marxiste. Tout au long du livre, en effet, une seule et unique
fois l’action du compositeur est prise en compte dans le combat
harmonico-politique, et encore, entre parenthèses :
Si le centre en question [la tonique] réussit à surmonter l’assaut (ce
qui dépend de la volonté de l’auteur), il contraint alors les opposants à
tourner autour de lui, et tout mouvement ainsi établi se réalise à son
profit et se réfère à lui dans l’espace circulaire d’un grand cycle (p. 458).
Voilà qui aurait pu être crucial : le matériau musical tend
spontanément vers le conflit, certes, mais c’est bien le compositeur
qui, comme un deus ex machina, décide de l’issue de la guerre des
toniques. Et cependant, pour Schoenberg il n’y a pas de contradic-
tion entre la logique historique et la volonté individuelle, pas plus
qu’avec l’horizon utopique qui découle de leur interaction. On
connaît sa réponse à l’officier qui en 1916 lui demandait s’il était le
« compositeur si controversé » : « Quelqu’un devait l’être, mais per-
sonne ne voulait ; je me suis donc proposé ! » 12.
Au-delà des règles du jeu rhétorique du champ musical de son
temps, il va de soi que les remarques de Schoenberg à propos de
l’harmonie ne sont pas sans lien avec l’évolution de ses idées poli-
tiques. Fils d’un Juif de Slovaquie aux sympathies anarchistes,
proche dans sa jeunesse du socialisme viennois, directeur d’une cho-
rale ouvrière où on lui donnait du « camarade », il avait eu tout loisir
de se familiariser avec le langage marxiste 13. En 1895, il pouvait

11. Voir Nicolas Donin, « Schoenberg héros hégélien ? L’indispensable isomor-


phisme entre histoire universelle et histoire de la musique », Dissonance/Dissonanz
(Zurich), 76, 2002, p. 14-24.
12. Hanns Eisler, « Schönberg-Anekdoten », Arnold Schönberg zum fünfzigsten
Geburtstage : 13 Septembre 1924, Musikblätter des Anbruch (Vienne), n° spécial, août-
septembre 1924, p. 327.
13. Voir Hans Heinz Stuckenschmidt, Arnold Schoenberg, Paris, Fayard, 1993, p. 255.

65
écrire à son ami David Josef Bach que « de même que le mouve-
ment des relations sociales est un produit de la lutte de classes,
l’esthétique apparaît comme un produit de la lutte entre la Welt-
anschauung idéaliste et la matérialiste, l’art devenant ainsi le signe
(Merkmal) de la lutte entre ces deux sensibilités artistiques 14 ». Les
métaphores politiques du Traité d’harmonie constituent vraisembla-
blement un résultat de cette première expérience politique, alors
même qu’il a déjà abandonné ces sympathies socialistes, et que le
moment approche où, avant de rejoindre avec enthousiasme l’armée
autrichienne, il saluera la guerre comme une opportunité d’en
découdre avec la musique velche – en ajoutant, dans une lettre à
Alma Mahler datée du 28 août 1914 : « Nous allons pouvoir main-
tenant réduire ces kitschistes en esclavage ! Ils devront apprendre à
révérer le dieu allemand 15 ! » En revanche, la thématique de l’« apa-
tride », caractéristique de la rhétorique antisémite si influente dans
la Vienne de son temps, suit dans sa vie une trajectoire ascendante,
depuis sa conversion au protestantisme en 1898, jusqu’aux persécu-
tions nazies, son départ en exil, son retour au judaïsme et son
dévouement à la cause sioniste en 1933. C’est pourquoi il faut pro-
bablement entendre, derrière le concept technique d’« émancipation
de la dissonance » qui résume sa description des origines de l’atona-
lisme, autant un écho de sa période socialiste qu’une résonance du
thème de l’émancipation des Juifs.
Cela dit, le temps passant, Schoenberg a voulu prendre ses dis-
tances par rapport au vocabulaire de la gauche politique. En 1922,
lors de la révision de son Traité d’harmonie, il introduit, dans un sens
négatif, le terme « anarchie », absent de l’édition de 1911, et ajoute
un paragraphe mettant en cause la validité de l’analogie entre la
révolution politique et la « révolution » musicale :
On nomme cela révolution et on accuse des artistes qui s’accom-
modent de telles nécessités avec amour de tous les méfaits possibles
ramassés au hasard dans le vocabulaire politique. Mais on oublie en
même temps que c’est tout au plus par comparaison que l’on peut

14. Lettre à David Josef Bach (1895), cit. in Hartmut Zelinsky, « Der “Weg” der
“Blauen Reiter”. Zu Schönbergs Widmung an Kandinksy in die “Harmonielehre” »,
in Arnold Schönberg-Wassily Kandinsky : Briefe, Bilder und Dokumente einer außer-
gewöhnlichen Begegnung, Salzbourg-Vienne, Residenz Verlag, 1980, p. 243.
15. Lettre à Alma Mahler, cit. in Dominique Jameux, L’École de Vienne, Paris,
Fayard, 2002, p. 393.

66
nommer cela révolution et que même cette comparaison ne se justifie
pas à tous égards. On ne saurait en effet confondre un artiste qui a une
idée neuve et bonne avec un jeteur de bombes (p. 492).
Alors que la révolution politique est assimilée sans plus à un ter-
rorisme borné et dépourvu d’effets durables, l’art est ce domaine où
le nouveau peut s’installer de manière permanente, sans pour autant
menacer l’ancien. Et cela, grâce à cette particularité pour ainsi dire
topologique de la vie musicale qui, à la différence de la vie politique
où le passé ne peut être vécu que comme histoire ou mémoire d’un
présent définitivement absent, permet le déploiement synchrone de
son évolution diachronique, le dialogue des morts et des vivants au
sein du répertoire – ou, si l’on veut illustrer cela avec les préoccupa-
tions compositionnelles de Schoenberg, l’intrication des dimensions
horizontale et verticale des phénomènes sonores. L’image qui pour
Schoenberg correspond désormais le mieux à la pratique d’un artiste
« porteur d’une vraie modernité » n’est pas la révolution, mais la flo-
raison, processus organique encore plus inéluctable que toute téléo-
logie de l’histoire.
On peut comparer encore l’avènement d’un élément nouveau à la
floraison d’un arbre : le devenir naturel de l’arbre de vie. Mais s’il
existait des arbres dont l’intérêt serait d’empêcher la floraison, ils
devraient nommer celle-ci révolution (p. 492).
On comprend donc qu’en 1924 son élève Hanns Eisler ait pu
écrire, dans le livre d’hommage pour le cinquantenaire du maître, et
peu avant de se brouiller avec lui pour des raisons politiques, cette
phrase devenue célèbre : « C’est un vrai conservateur : il s’est même
créé une révolution pour pouvoir être réactionnaire 16 ».

Victoire de la tonique et Paix sur terre op. 13


À prendre à la lettre la métaphore schoenberguienne de la tonalité,
toute œuvre tonale peut être décrite comme un récit épique, dont la
tonique serait le héros, et le parcours harmonique, les péripéties de la
lutte de ce dernier pour conserver le pouvoir. Au fil de l’histoire de la

16. Hanns Eisler, « Schoenberg, le réactionnaire musical » (1924), in Musique et


société, A. Betz (ed.), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1999,
p. 26.

67
musique, ces aventures seraient devenues de plus en plus compli-
quées, tout en restant autant de contes parfaitement clos par un happy
end voué à confirmer la légitimité du souverain, ou éventuellement à
consacrer l’intronisation d’un nouveau prince. Les œuvres atonales,
en revanche, échapperaient à ce schéma narratif, sauf dans les rares
cas où elles incluraient l’abandon de la tonalité dans leur parcours
formel, mettant ainsi en scène la ruine du système autocratique.
On pourrait donc dire que cette métaphore réintroduit dans la
musique une certaine notion de programme, à un niveau à la fois
plus abstrait et plus limité (car s’appliquant à un seul paramètre) que
les programmes littéraires qui caractérisaient encore, par exemple,
des œuvres telles que La nuit transfigurée op. 4, ou Pelleas und
Melisande op. 5. Elle apparaîtrait comme une manière de réaffirmer
la capacité de la musique pure à faire sens, tout en restant fidèle à sa
spécificité sémiologique ; elle reconduirait sur de nouvelles bases
l’idée de la musique comme langage, et proposerait, de ce langage,
un véritable dictionnaire. Mais il est important de souligner que, si
Schoenberg croyait à la pertinence de cette métaphore pour décrire
le système tonal, il s’est bien gardé de l’utiliser pour décrire des
œuvres. Et il serait aussi imprudent qu’inutile de s’en servir comme
d’un outil analytique, capable de livrer la clé de contenus politiques
supposés inscrits dans les œuvres musicales, celles de Schoenberg
comme celles d’autres compositeurs. Car non seulement une telle
démarche manquerait de base épistémologique sérieuse, mais ne
pourrait livrer que des résultats singulièrement pauvres.
Cela dit, il demeure légitime de se demander quel rapport peut
avoir entretenu cette image avec l’activité compositionnelle de
Schoenberg à la même époque. Ce sont les années qui précédent
l’écriture de l’Harmonielehre, c’est-à-dire la période cruciale du déve-
loppement de l’atonalisme, qui constituent le contexte face auquel
les idées contenues dans ce dernier sont susceptibles de prendre
tout leur sens. Carl Dahlhaus a montré comment l’attitude polé-
mique dans le traité à propos de la question théorique des notes
étrangères à l’harmonie s’accorde avec la problématique créatrice
d’un Schoenberg hanté par la fameuse émancipation de la disso-
nance 17. Sur un autre plan, on peut se demander dans quelle mesure

17. Voir Carl Dahlhaus, « Schoenberg et Schenker », in Schoenberg, Genève, Éd.


Contrechamps, 1997, p. 145.

68
les analogies politiques de l’Harmonielehre peuvent être pertinentes
pour l’interprétation des œuvres de cette période.
Plusieurs des œuvres clés de cette époque fertile entre toutes font
usage d’accords parfaits, d’une manière que l’on a pu qualifier de
« signalétique 18 ». La Symphonie de chambre op. 9, de 1906, com-
mence par une cadence sur fa majeur, qui reviendra à plusieurs
reprises comme un élément motivique, crucial pour l’articulation
générale de la forme ; l’œuvre s’achève cependant sur une grande
cadence en mi majeur. Cette tonalité était déjà inscrite à la clé tout
au début de la partition, et se trouvait donc, en quelque sorte, légi-
timée d’office par le geste scriptural du compositeur ; mais, initiale-
ment absente à l’écoute, elle n’arrivera à s’imposer qu’au terme d’un
âpre « combat » livré contre des tonalités fort éloignées, ainsi que
contre l’influence des formations par quartes, de la gamme par tons
entiers, et d’autres ressources qui constituent autant de menaces
pour la stabilité du système. Or, si l’idée du combat peut être ici ins-
tructive, il est improbable que le fait de donner le titre de Roi à
l’accord de mi majeur enrichisse notre perception de cette musique,
que rien n’autorise par ailleurs à interpréter en termes politiques.
Il y va différemment de la pièce que Schoenberg compose immé-
diatement après, en 1907 : Friede auf Erden op. 13, pour chœur mixte
à huit voix, sur un poème écrit en 1886 par Conrad Ferdinand
Meyer. De manière encore plus nette que l’op. 9, cette œuvre ne laisse
guère de doutes quant à son encadrement tonal : elle commence en ré
mineur et s’achève en ré majeur. Or, elle constitue bien, de par son
texte, une sorte d’utopie politique. Écrite par un Suisse protestant
alors engagé dans le Kulturkampf 19, il s’agit en fait d’une prophétie
d’inspiration chrétienne : la Paix sur terre, annoncée par la naissance
de Jésus, deviendra une réalité grâce à l’avènement d’une « race
royale » (königlich Geschlecht). C’est dans la quatrième et dernière
strophe que l’acteur de cette transformation du monde est identifié :

Etwas wie Gerechtigkeit Un début de Justice


Webt und wirkt in Mord und Grauen File et tisse dans la mort et dans l’effroi
Und ein Reich will sich erbauen, Et un empire va se construire
Das den Frieden sucht der Erde. Un empire qui veut la paix sur terre.

18. Alain Poirier, « Étude de l’œuvre », in H.H. Stuckenschmidt, op. cit., p. 665.
19. Voir Michael Andermatt, « Conrad Ferdinand Meyer und der Kulturkampf »,
in Monika Ritzer (ed.), Conrad Ferdinand Meyer. Die Wirklichkeit der Zeit und die
Wahrheit der Kunst, Tubingen-Bâle, Francke, 2001, p. 167-190.

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Mählich wird es sich gestalten, Peu à peu va prendre forme
Seines heil’gen Amtes walten, Son office sacré ;
Waffen schmieden ohne Fährde, À fourbir des armes sans danger
Flammenschwerter für das Recht, Et des épées de flammes pour le Droit,
Und ein königlich Geschlecht Et une race royale
Wird erblühn mit starken Söhnen, Fleurira avec des fils forts
Dessen helle Tuben dröhnen: Dont les trompettes claires résonnent :
„Friede, Friede auf der Erde !“ « Paix, Paix sur la terre ! » 20.

Or, l’apparition de la tonalité de ré majeur dans le cours de la par-


tition est étroitement liée au récit de la prophétie. Le poème com-
mence par une paraphrase des Évangiles évoquant la Nativité, et le
message de l’Ange, transmis à Marie et à l’Enfant par les pasteurs :
« Friede auf der Erde ». Tandis que la musique s’ouvrait sur un passage
à quatre voix en ré mineur, c’est sur la première énonciation du mot
Friede qu’est présentée la tonique de ré majeur (m. 21-22) 21 :

S’agissant de Schoenberg, ce passage à cinq voix n’est pas parti-


culièrement osé, mais il reste harmoniquement ambigu. La voix
supérieure déploie la triade de ré majeur, doublée à la tierce par les
alti, sur un motif de quatre notes qui par ailleurs traverse l’œuvre
entière ; on peut donc dire que le la des basses vient ainsi compléter
un accord de quarte et sixte, sur cette fondamentale qui n’ose pas
encore dire son nom. Mais, par ailleurs, les trois voix d’hommes
forment un accord de dominante (sans tierce), qui autorise à inter-
préter les premières notes des voix de femmes comme une onzième

20. Traduction de François Papet-Périn, publiée avec l’enregistrement de Pierre


Boulez, Schönberg. Das Chorwerk, Sony S2K 44571.
21. Les exemples musicaux correspondent à la réduction pour piano d’Anton
Webern, incluse dans l’édition Schott SKR 19008.

70
et une treizième – ce à quoi contribue d’ailleurs la manière d’intro-
duire cet accord, notamment un sol # des soprani, sensible du
Ve degré. Or, tout cela ressemble à une dramatisation de la des-
cription de l’accord de quarte et sixte contenue dans l’Harmonie-
lehre, à savoir une lutte entre la basse et la fondamentale – un conflit
qui souvent, ajoute l’auteur, se règle au profit d’un troisième degré
de l’échelle. En 1922 Schoenberg avait d’ailleurs ajouté cette note
en bas de page : « Les Européens (degrés I et V), qui se sont
entre-déchirés au bénéfice de la sous-dominante (le Japon), de
la médiante (Amérique) ou de toute autre “médiante” de la
culture 22 ». Ainsi, comme pendant et conséquence des métaphores
politiques, c’est toute la Première Guerre mondiale qui est illustrée
par une métaphore musicale.
Or, mis à part le fugace VIe degré de la m. 22, ce n’est pas une telle
défaite des « Européens » qui a lieu ici, mais une répétition de la
même « lutte » sous une autre forme, avec le motif modifié, et repris
une quarte plus haut (m. 23-24) :

La tierce de l’accord de ré majeur aux basses contredit ainsi


l’accord de quarte et sixte sur la sous-dominante, avec peut-être plus
de force que ne le faisait tantôt l’accord de la au fragment précé-
dent : la tonique commence à asseoir ses droits. Après un passage par
la dominante (m. 25), la répétition de la phrase Friede auf der Erde
mène, cette fois, un ré majeur beaucoup plus explicite (m. 28-31,
voir ci-après) :

22. Harmonielehre, Vienne, Universal Edition, 1922, p. 95 n. ; d’après la réédition


en fac-similé, Leipzig, Peters, 1977. Cette note, avec quelques autres, a été suppri-
mée par Josef Rufer dans la 7e édition (1966) qui est celle que suit la traduction fran-
çaise.

71
Cette tonique majeure est certes encore instable, prise entre le si
bémol des basses, et le mi bémol des ténors qui ouvre la section sui-
vante. Ici, l’évocation des souffrances endurées par l’humanité depuis
la venue de l’Ange, portée par la multiplication d’« accords vaga-
bonds » que produit une écriture contrapunctique complexe doublée
de mouvements parallèles de tierces majeures et mineures, va porter
la musique aux frontières de la tonalité. Cependant, dès la troisième
strophe, le texte annonce l’avènement du « Royaume » (Reich) de la
Paix sur terre (m. 89 sq.) par un retour au passage qui tantôt avait
préparé la première cadence sur ré majeur. Et cela débouche sur une
reprise du commencement de l’œuvre, mais cette fois en majeur, et
à huit voix, pour décrire les « armes » qui devront être forgées pour
que triomphe la Justice (m. 100 sq.). Enfin, dans la quatrième et
dernière strophe, l’acteur de cette transformation du monde est
identifié comme la « race royale » sur le même matériau des m. 23 sq.
précédemment citées (m. 122-125) – le même qui avait introduit
l’accord de ré majeur pour la première fois. C’est cette annonce qui
inaugure le mouvement vers la dernière affirmation triomphale de la
Paix sur terre – même si la cadence finale est amenée par un passage
chromatique et un Ve degré avec quinte augmentée et sans septième,
incertitudes de dernière heure qui cèdent face à un accord de ré
majeur à huit voix, parfait et exultant (m. 157-160) :

72
Dans Friede auf Erden, le tri-
omphe de la tonique et l’avènement
de la race royale constituent un seul
et même récit. Une fois l’harmonie
tonale conduite au bord de la
dissolution en écho aux « faits san-
glants » (blut’ge Taten) de l’Histoire,
la musique annonce l’avènement de
la Paix entre les hommes grâce à la
restauration finale de la tonalité. Avec les deux Ballades op. 12 écrites
quelques semaines plus tard, l’op. 13 sera la dernière œuvre tonale
d’un compositeur qui, désormais, va explorer la terra incognita de
l’atonalisme et du dodécaphonisme. Ce n’est que dans sa vieillesse, en
pays étranger, et mû par une irrésistible nostalgie, qu’il reviendra au
système où il était né comme musicien. Entendue en contrepoint
avec le traité d’harmonie, cette pièce apparaît, en quelque sorte,
comme l’utopie tonale de Schoenberg. Évidemment, on est en droit
d’y voir un rêve singulièrement réactionnaire, empreint à la fois
d’aristocratisme politique et de conservatisme esthétique. Mais on
peut également le tenir pour le pendant musical à l’hommage au sys-
tème tonal que constituera, malgré ses ouvertures sur les « frontières
de la tonalité » et ses critiques à la « dictature » de la tonique,
l’Harmonielehre de 1911.

Processus musicaux et métaphores politiques


Arrivés à ce point, il faudrait se garder de faire de cette interpréta-
tion de l’op. 13 un argument pour associer sans plus, au-delà de ce
contexte pragmatique particulier, l’atonalisme et l’émancipation
politique. Il faut reconnaître que l’interprétation est tentante. Pour
Hartmut Zelinsky, « l’anarchisme a été pour Schoenberg […] une
expérience existentielle marquante, qui au bout du compte devait
donner lieu, dans sa pensée comme dans son œuvre, au principe
artistique suprême de la dissonance conçue comme principe de
résistance 23 ». Ainsi, l’émancipation de la dissonance ne serait autre
chose que le transfert dans le domaine de l’art du principe de
l’émancipation politique. Cependant, cette émancipation de la dis-
sonance est un concept technique parfaitement circonscrit, à savoir

23. H. Zelinsky, art. cit., p. 243.

73
la suspension du principe de la résolution obligatoire, qui tire sa
signification de l’histoire de l’harmonie, et non pas de l’histoire des
idées ou de celle des luttes politiques. Et rien ne semble confirmer
l’hypothèse que Schoenberg ait cru qu’en écrivant de la musique
atonale il contribuait à l’émancipation des opprimés ; ce sont plutôt
ses critiques qui, à son grand dam, tiendront régulièrement ce dis-
cours, en attribuant à sa « révolution » musicale une dangereuse
signification politique. La transformation des règles d’écriture dans
un domaine artistique et le renversement d’un régime politique sont
des phénomènes qui ne deviennent analogues qu’en vertu d’une
attribution métaphorique qui peut, certes, se réclamer d’homologies
telles que l’interaction entre la loi et la liberté, mais dont le caractère
arbitraire reste toujours, dans une certaine mesure, irréductible. Et
l’on peut très bien faire l’histoire de ces attributions métaphoriques
– c’est précisément le sens de cet article –, à condition de respecter
l’écart sémantique qu’elles supposent et la spécificité historique du
moment où elles sont avancées. La distinction peut être subtile,
mais elle est cruciale, entre les choses et le nom des choses.
Ceci posé, l’interprétation de Friede auf Erden peut être rappro-
chée des propos que le compositeur a pu tenir sur son œuvre. En
1911 précisément, Schoenberg écrit un accompagnement ad libitum
pour alléger les difficultés harmoniques posées par son exécution a
cappella au responsable de sa création à Vienne, Franz Schreker.
Et en 1923, il s’en explique dans une lettre à Hermann Scherchen,
qui prépare l’œuvre à Francfort :
Dites-leur [aux choristes] que mon chœur Paix sur terre est une
illusion pour chœur mixte, une illusion, ainsi que je le crois aujour-
d’hui, alors qu’en 1906 (?) [1907], au moment où je la composais, je
tenais cette harmonie pure entre les hommes pour concevable, et plus
que cela : je n’aurais pas cru qu’elle pût exister sans observer constam-
ment la hauteur de son requise. Depuis j’ai dû apprendre à faire des
concessions et compris que la paix sur terre n’est possible qu’en portant
l’attention la plus vive à l’harmonie, en un mot : non sans accompa-
gnement. Si les hommes réussissent jamais à chanter la liberté sans
répétition, à première vue, il faudra d’abord que chaque individu soit
sûr de résister à la tentation de couler 24 !

24. Lettre à Hermann Scherchen du 23 juin 1923, in Arnold Schoenberg, Corres-


pondance 1910-1951, E. Stein (ed.), Paris, J.-C. Lattès, 1983, p. 92-93, trad. mod.

74
En plein développement du système dodécaphonique, qu’il avait
annoncé, selon la fameuse phrase, comme « une découverte propre
à assurer l’hégémonie de la musique allemande pour le siècle à
venir », Schoenberg continuait donc d’accorder un crédit rétrospec-
tif à son utopie tonale, comme manière légitime de « chanter la
liberté » – mais sans plus guère d’illusions sur les possibilités de la voir
réalisée par des individus libres de toute forme de tutelle. La remé-
moration sélective de cette œuvre qui, en 1907, parlait de la paix sur
terre, certes, mais en l’associant à une race royale, illustre le parcours
idéologique complexe de ce musicien qui, de manière exemplaire,
aura vécu les tensions politiques et esthétiques de son époque.

Crédits : extraits d’Arnold Schoenberg, Friede auf Erden. © Avec l’autorisation de la


maison d’édition de musique Schott Musik International, Mayence, Allemagne.

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