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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires


341 | mai-juin 2014
341

Déterminants des décisions d’investissement dans


les exploitations laitières. Une approche par la
théorie de la gouvernance élargie
Determinants of investment decisions in dairy farms. An approach using the
governance theory

Fanny Lepage, Jean-Pierre Couderc et Jean-Philippe Perrier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/economierurale/4301
DOI : 10.4000/economierurale.4301
ISSN : 2105-2581

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée
Date de publication : 15 mai 2014
Pagination : 06-24
ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Fanny Lepage, Jean-Pierre Couderc et Jean-Philippe Perrier, « Déterminants des décisions
d’investissement dans les exploitations laitières. Une approche par la théorie de la gouvernance
élargie », Économie rurale [En ligne], 341 | mai-juin 2014, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 30
avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/4301 ; DOI : 10.4000/
economierurale.4301

© Tous droits réservés


Déterminants des décisions d’investissement
dans les exploitations laitières
Une approche par la théorie de la gouvernance
élargie
Fanny LEPAGE ● Université Laval, Québec, Canada
fanny.lepage.1@ulaval.ca
Jean-Pierre COUDERC ● UMR 1110 Moisa, Montpellier Supagro, Montpellier
coudercjp@wanadoo.fr
Jean-Philippe PERRIER ● Université Laval, Québec, Canada
jean-philippe.perrier@eac.ulaval.ca

Cet article propose de mobiliser les théories de la gouvernance pour étudier le processus décisionnel
des exploitants agricoles. Bien que cette approche ait été plus couramment appliquée au cas des
grandes entreprises, elle est transposée ici de manière originale au cas des exploitations agricoles.
L’analyse permet d’identiier les acteurs, mécanismes et leviers d’action constituant les systèmes de
gouvernance des exploitations laitières françaises. Les résultats démontrent que, pour la gestion de
ces exploitations, tout comme dans les grandes entreprises, les acteurs établissent des mécanismes
dont l’objectif est de discipliner les dirigeants, d’augmenter leurs compétences, ou de faciliter le
fonctionnement de l’entreprise. Ce jeu d’acteurs délimite la latitude décisionnelle à l’intérieur de
laquelle le dirigeant fait ses choix stratégiques.
MOTS-CLÉS : acteurs, mécanismes et leviers de gouvernance, exploitations laitières, analyse
qualitative, décision d’investissement et de inancement
Determinants of investment decisions in dairy farms. An approach using the gover-
nance theory
This article proposes a theoretical renewal by mobilizing the governance theories to investigate
the decision-making process of farmers. Although these theories are used since several years
in researches of large-scale enterprises, its presence agricultural studies can be considered as a
theoretical innovation. This paper has as objective to propose a framework of analysis of governance
suitable for farms and then to identify actors, mechanisms and levers of action constituting the
systems of governance of the French dairy farms. The results show that the management of these
farms, as in large-scale enterprises, evolves in a system where actors establish mechanisms whose
goal is i) to discipline manager, ii) to increase the skills of the manager, or iii) to facilitate the
operation of the business. This game of actors delineating the decision-making latitude within
which the leader made his strategic choice. (JEL: G32, Q14)
KEYWORDS: actors, mechanisms and levers of governance, dairy farms, qualitative analysis,
investment and inancing strategies

’intérêt d’utiliser un nouveau cadre que « le renouvellement des courants théo-
Ldétailler
d’analyse en sciences de gestion ain de
et d’enrichir les constats issus des
riques en gestion des exploitations agricoles
n’a pas eu lieu » contrairement aux études
recherches opérationnalisées des décen- menées dans d’autres secteurs industriels.
nies passées a été soulevé par Jeanneaux Cet article se propose de contribuer à ce
et Blasquiet-Revol (2012), qui soulignent renouvellement théorique en s’inscrivant

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dans la lignée des travaux écrits depuis les début de la décennie 90, la valeur des bâti-
années 1980 par les économistes et cher- ments a plus que triplé (environ + 240 %),
cheurs en sciences de gestion de l’INRAP tandis que celles du matériel et des ani-
et de l’INRA SAD1. Ils ont proposé un maux reproducteurs ont respectivement
développement théorique portant sur la augmenté d’environ 85 % et 40 % au détri-
prise de décision de l’exploitant en tant ment de la valeur du foncier qui a diminué
qu’agent tentant d’obtenir une situation d’environ 45 %. Il y a donc eu une impor-
satisfaisante et non une maximisation de tante redistribution des investissements, le
son utilité. Ces auteurs ont basé leurs re- foncier en propriété étant délaissé au proit
cherches sur de nouvelles hypothèses, qui du fermage et les investissements dans les
sont considérées dans cet article  : l’agri- infrastructures étant favorisés ain de res-
culteur n’est pas un individu isolé dans sa pecter les mises aux normes. Les actifs
prise de décision et l’entreprise est en rela- non productifs ont ainsi été privilégiés aux
tion avec un environnement lui donnant actifs productifs pour en arriver, en 2011,
des atouts et lui imposant des contraintes. à une structure des immobilisations, pour
Notre travail consiste à étudier l’inluence la ferme laitière moyenne (53  vaches lai-
des acteurs constituant cet environnement tières) présentant un actif immobilisé de
en utilisant les théories de la gouvernance 284 000 € dont les principaux postes sont
qui «  n’ont pas pour objet d’étudier la les infrastructures (96  000  €), suivies du
façon dont les dirigeants gouvernent – ce matériel (74 000 €), des animaux reproduc-
qui conduirait à confondre la gouvernance teurs (72 000 €) et du foncier (25 000 €), ce
avec le management –, mais celle dont ils qui représente un total de 3 021 € d’actifs
sont gouvernés » (Charreaux, 2004). Ainsi, immobilisés par UGB (unité gros bétail)
il est considéré que les dirigeants décident (Fatah, 2013). Ces investissements ont été
selon la latitude délimitée par les parties inancés en majorité par dettes bancaires,
prenantes. Une proposition de ce cadre ce qui a participé à la hausse de l’endette-
d’analyse adapté aux exploitations agri- ment des exploitations de 133 % contre une
coles ainsi qu’une application empirique augmentation de 40  % de leurs capitaux
de ce cadre aux stratégies d’investissement propres entre 1998 et 2008. Bien que le
des exploitations laitières constituent les ratio dettes/capitaux propres de la produc-
deux objectifs de ce travail. tion laitière reste parmi les plus bas de la
Les exploitations laitières françaises production agricole, il a augmenté de plus
ont été dans une dynamique de croissance de 50  % en 10  ans. Nous observons dès
continue durant les vingt années qui ont lors que les politiques semblent être l’un
précédé la récente crise laitière. Les pro- des facteurs déterminants des stratégies
ducteurs ont en effet fortement investi, d’investissement. À la suite de ce constat,
malgré le frein à la croissance imposé par nous nous questionnons sur l’inluence des
les quotas laitiers, ain de respecter les autres acteurs impliqués dans les décisions
contraintes réglementaires de la mise aux d’investissement. En sachant que la déci-
normes (programme de maîtrise des pol- sion d’investir implique tout aussi bien des
lutions d’origine agricole) (Fatah, 2013  ; individus à l’intérieur qu’à l’extérieur de
Fatah et Pons., 2013). Ainsi, depuis le l’exploitation (actionnaires, banquier, sala-
riés, fournisseurs), qu’elle a des implica-
tions à long terme sur les inances et les
1. Cette série de travaux dont le plus récent est la capacités productives de l’entreprise et
seconde édition du livre de Brossier et al. (2003)
que sa forte consommation en capital res-
a débuté par l’ouvrage de Marshall et Brossier
(1981) portant sur le raisonnement économique treint les possibilités d’adaptation futures
des décisions de l’agriculteur. de l’exploitation, il nous paraît pertinent

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Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

de comprendre quels sont les éléments qui sur la maximisation de ses intérêts, qui, a
participent au pilotage de ces stratégies. priori, divergent, entre propriétaire et diri-
Les réponses à ce questionnement sont geant. Ain de réduire les conlits d’inté-
d’autant plus un enjeu devant l’ultimatum rêts entre ces parties et ainsi augmenter la
de la suppression des quotas laitiers en valeur créée pour le propriétaire, celui-ci
2015 qui impliquera une évolution des ac- instaure des outils nommés « mécanismes
teurs de la gouvernance des exploitations de gouvernance  » qui lui permettent de
laitières telle que le remplacement des contraindre le dirigeant en limitant sa la-
pouvoirs publics par les industriels pour titude décisionnelle, ain qu’il opère des
réguler l’offre (Chatellier, 2008). Grâce choix stratégiques idéaux (Shleifer et al.,
aux théories de la gouvernance, nous pro- 1986). À noter que, dans cette recherche, la
posons donc d’identiier les acteurs et les valeur créée est uniquement considérée en
mécanismes modulant la latitude décision- termes de performance économique, et non
nelle des exploitants laitiers lors de leur sur les mesures de performance sociale et
prise de décision concernant les stratégies environnementale.
d’investissement. L’absence quasi systématique de cette
Ce papier se structure en quatre sec- séparation entre le propriétaire et le diri-
tions, suivies d’une conclusion qui met geant dans les exploitations agricoles
en avant les principaux apports de cette explique en partie le peu de recherches
recherche. La première section présente la utilisant ce cadre théorique pour étudier le
théorie de la gouvernance élargie, qui est processus décisionnel stratégique dans ces
le modèle utilisé dans cette étude, et les entreprises. Toutefois, les récentes avan-
questions de recherche auxquelles nous cées théoriques dans le domaine de la gou-
répondrons. La deuxième section déinit vernance semblent aujourd’hui permettre
la méthodologie de collecte (groupes de d’envisager leur application à ces struc-
discussion) et d’analyse des données (ana- tures. En effet, l’approche actionnariale
lyse thématique des discours) ainsi que dans laquelle seul l’intérêt des actionnaires
l’échantillon des participants. La troisième est pris en compte, est souvent considérée
partie présente les résultats détaillés obte- comme réductionniste (Charreaux et al.,
nus pour chacun des acteurs du système de 1998), ce qui a incité plusieurs chercheurs
gouvernance, ainsi que les mécanismes qui à proposer des « innovations » :
y sont associés. Enin, une discussion por- • en prenant en compte les intérêts des di-
tant sur le portrait de la gouvernance dans verses parties prenantes, par exemple les
les exploitations laitières françaises clôt institutions inancières, les fournisseurs
cette analyse. d’intrant, les clients (Freeman, 1984  ;
Hill et Jones, 1992) ainsi que les erreurs
liées aux biais comportementaux des di-
Le modèle de la gouvernance élargie rigeants et commises par ceux-ci lors de
Proposition d’application la prise de décision (Charreaux, 2011) ;
à l’exploitation agricole • en considérant que la création de valeur
La condition de base à l’application des provient  : (1) de la structure organisa-
théories fondatrices de la gouvernance, tionnelle mise en place dans un objec-
telle que celle de l’agence (Jensen et tif de réaliser des tâches le plus efica-
Meckling, 1976), est la séparation de la cement possible (Donaldson, 1990),
propriété et de la gestion. Lors de cette (2) de la recherche et de la valorisation
division des tâches, il est supposé que des opportunités et (3) du développe-
l’objectif individuel de chaque partie porte ment d’un savoir-faire managérial et

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organisationnel spéciique (Forbes et les mécanismes servent à inluencer positi-


Milliken, 1999 ; Wirtz, 2006). vement les compétences et les savoir-faire
L’évolution la plus signiicative, à notre plutôt qu’à «  discipliner  » les dirigeants
avis, est la déinition du concept de gouver- opportunistes (Charreaux, 2011). Dans le
nance d’entreprise, qui n’est plus limitée à levier comportemental, les mécanismes
l’inluence du propriétaire sur les actions ont comme objectif de réduire l’inluence
du dirigeant, mais s’est élargie à «  l’en- des biais comportementaux du dirigeant
semble des mécanismes organisationnels sur la prise de décision. Avec ce levier, les
et institutionnels ayant pour effet de déli- biais comportementaux des individus (tels
miter les pouvoirs et d’inluencer les déci- que l’excès d’optimisme du dirigeant, par
sions des dirigeants, autrement dit, les mé- exemple) sont supposés agir comme une
canismes qui “gouvernent” leur conduite autre forme de coûts d’agence. Ces biais se-
et déinissent leur espace discrétionnaire » raient en fait à l’origine de pertes de valeur
(Charreaux, 1997). Cette déinition inclut plus importantes que celles liées à l’oppor-
les mécanismes de gouvernance mis en tunisme du dirigeant (Charreaux, 2011).
place par toutes les parties prenantes, déli- La littérature sur la gouvernance d’en-
mitant la latitude décisionnelle dont dis- treprise, et plus spéciiquement des petites
pose le dirigeant pour effectuer ses choix et moyennes entreprises et des entreprises
stratégiques. familiales, montre également que les diri-
Ce renouvellement a permis l’émergence geants peuvent être inluencés par un levier
de la théorie de la gouvernance élargie qui dit d’intendance. Ce levier est associé à la
propose trois leviers assurant le fonctionne- théorie de l’intendance dans laquelle les
ment des mécanismes (Charreaux, 2008). mécanismes instaurés facilitent les actions
Dans le levier disciplinaire, les mécanismes du « bon dirigeant » qui correspond à un
ont comme objectif de réduire les conlits dirigeant agissant pour le bien-être collec-
d’intérêts entre les propriétaires et le diri- tif de l’entreprise et non uniquement pour
geant (modèle actionnarial), ou ceux entre satisfaire des intérêts personnels, pouvant
les diverses parties prenantes et le dirigeant nuire à la performance de l’entreprise
(modèle partenarial). Dans le levier cognitif, (Donaldson, 1990).

Figure 1. Modèle testé de la gouvernance élargie et questions de recherche

Source :
Source les auteurs.
: les auteurs.

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Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

C’est par l’utilisation de ces quatre le- restreinte et au-delà de dix, ce sont les
viers que nous avons construit un modèle, possibilités de s’exprimer qui diminuent
fortement inspiré de celui proposé par (Krueger et Casey, 2009). Pour respecter
Charreaux (2008), permettant d’accroître ces deux critères, cinq groupes avec un
les connaissances sur la gouvernance nombre de participants variant entre 8 et 11
des exploitations laitières (igure  1). Il chefs d’exploitation appartenant à l’Otex
décrit que les acteurs de la gouvernance 41 (Orientation Technico-économique
mettent en œuvre divers mécanismes dis- d’Exploitation) (bovins lait) ont été orga-
ciplinaires, cognitifs, comportementaux et nisés. Pour constituer notre échantillon,
d’intendance inluençant les choix straté- une méthode non probabiliste a été choi-
giques qui sont disponibles pour le diri- sie : l’échantillonnage par choix raisonné,
geant. Ain de dresser un portrait actualisé méthode fréquemment utilisée dans les re-
et adapté aux exploitations laitières, nous cherches en management (Thietart, 2007).
allons nous efforcer de répondre à deux Cette technique basée sur le jugement ne
questions de recherche  : quels sont les permet pas la validation externe de l’étude
acteurs de la gouvernance ? Quels sont les par inférence statistique, mais uniquement
mécanismes utilisés par ces acteurs et par par inférence théorique, ce qui est en ac-
quel levier opèrent-ils ? cord avec les objectifs de cette recherche
exploratoire. Ce sont des conseillers de
centres de gestion qui ont recruté les par-
Méthodologie ticipants. Les statistiques descriptives qui
Groupes de discussion et analyse suivent offrent un aperçu des 45  partici-
thématique des discours pants. L’échantillon total comprenait 16 %
Dans le cadre de cette recherche, les en- de femmes et l’âge moyen du dirigeant
tretiens, en tant que méthode de recueil était de 44  ans. Concernant la scolarité
des données, sont considérés comme des des participants, 2 % n’avaient pas obtenu
outils pertinents pour éclairer les réalités de diplôme, 27 % se sont arrêtés après le
sociales et permettre l’accès à l’expérience BEPC du secondaire, 65 % avaient atteint
des acteurs (Poupart, 1997), soit, dans le le niveau du Baccalauréat et 5  % possé-
cas présent, le processus décisionnel des daient un diplôme universitaire. En ce
producteurs laitiers ainsi que les acteurs qui concerne les types de propriétaires,
et les facteurs l’inluençant. Parmi les 5 % étaient des chefs d’exploitations indi-
divers types d’entretien existants, c’est la viduels, 25  % étaient associés avec leur
méthode des groupes de discussion qui a conjoint tandis que 23 % l’étaient avec un
été privilégiée. Il s’agit d’une technique individu d’une génération autre que la leur
de collecte des données qui proite des et 48 % étaient en association avec un ou
interactions d’un groupe sur un sujet dé- des individus autres que leur conjoint ou
terminé par le chercheur (Morgan, 1996). leur enfant, par exemple une fratrie, des
Le nombre de groupes dépend de divers amis, des cousins. En vertu des critères
critères économiques, politiques ou cultu- d’âge, de sexe, de formation, cet échantil-
rels (Baribeau, 2009). Il est conseillé de lon est représentatif de chaque zone géo-
poursuivre la collecte des données jusqu’à graphique étudiée (Poitou-Charentes, Pays
saturation, moment où les entretiens n’ap- de la Loire, Mayenne).
portent plus de nouveaux éléments. Pour Pour collecter les données, un guide
ce qui est du nombre de participants, il est d’entretien a été présenté, pour la première
suggéré de former des groupes de cinq à fois, aux participants, lors des séances de
dix individus : en deçà de cinq individus, groupe. Les questions posées aux parti-
la possibilité d’échanger des idées est cipants devaient permettre d’identiier de

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quelle façon sont prises les décisions, quels Les données ont été traitées par une
sont les acteurs les inluençant, de quelle analyse de contenu thématique, qui est
manière ces acteurs exercent leur inluence une méthode où « le texte est découpé et
sur les chefs d’exploitation, et quelles sont ordonné en fonction des unités d’analyse
leurs réactions face aux mécanismes de que le chercheur a choisi d’étudier, selon
gouvernance. Le guide d’entretien a été une méthodologie très précise de codage »
élaboré selon les suggestions de Krueger et (Thiétart, 2007). Ce type d’analyse se
Casey (2009), qui proposent une douzaine déroule en trois phases : la préparation, le
de questions pour un groupe de discussion codage et l’analyse des résultats.
d’une durée de deux heures, réparties selon La préparation des données s’est faite
quatre groupes2 : par l’écoute des enregistrements audio et
• La question d’ouverture permet à tous la transcription des discours. Le codage
les participants de s’exprimer pour une quant à lui a été réalisé selon une méthode
courte durée de 30  secondes environ et séquentielle consistant à coder, catégori-
demande comme réponse des faits et ser puis remettre en contexte le discours3
non des opinions. Il a donc été demandé (Baribeau, 2009). Durant la phase de co-
aux chefs d’exploitation de se présen- dage, la transcription du discours est divi-
ter, de dire depuis combien de temps ils sée en unités auxquelles est attribuée une
étaient producteurs laitiers et de déinir étiquette, code explicatif de l’unité dans
les éléments qui les avaient attirés dans le discours (Miles et Huberman, 2005).
ce métier. Thiétart (2007) explique que l’unité peut
• La question introductive permet l’intro- être un mot, une section de phrase, une
duction du sujet sans toutefois commen- phrase entière ou plusieurs phrases, l’ana-
cer par une interrogation trop précise. lyse étant orientée sur le sens de l’unité et
Ainsi, les producteurs ont été question- sur son lien avec un thème. Pour ce travail,
nés sur la stratégie globale de leur entre- nous avons déini l’unité d’analyse comme
prise ain de saisir dans quelle optique étant un groupe de mots faisant référence
inale ils prennent leurs décisions. à l’un des concepts du modèle de la gou-
vernance élargie. Lorsque tous les discours
• Les questions clés visent à répondre aux
ont été divisés en unités d’analyse et co-
objectifs de la recherche, ainsi les parti-
dés, les codes doivent être catégorisés ain
cipants ont été questionnés sur la façon
d’établir une relation entre ceux-ci. Les
dont les décisions se prennent concer-
catégories peuvent être déinies a priori ou
nant leurs stratégies d’investissement et
a posteriori (Thiétart, 2007). Nous avons
de inancement ainsi que sur les acteurs
choisi la seconde option, en liant les caté-
et autres éléments inluençant leurs
gories créées à partir des discours aux dif-
prises de décision.
férents concepts du modèle d’analyse. Plus
• Les questions de conclusion visent à précisément, ain de qualiier à quel levier
s’assurer que tous les aspects du sujet ont se rapporte chacun des mécanismes identi-
été traités et les participants peuvent re- iés, nous avons construit une grille d’ana-
venir sur certains éléments. Cette période lyse (igure 2) : le critère discriminant des
a également permis aux exploitants de mécanismes étant l’objectif visé par ces
s’exprimer sur la crise et sur leur avenir. derniers.

2. Toutes les discussions ont été enregistrées ain 3. Pour cette phase d’analyse, nous avons utilisé le
de permettre par la suite leur retranscription et leur logiciel N Vivo qui a permis de structurer et d’har-
analyse. moniser les codes et les catégories.

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Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

Figure 2. Rôles et objectifs des mécanismes de gouvernance


Figure 2. Rôles et objectifs des mécanismes de gouvernance

Source : les auteurs.

Les acteurs, les mécanismes décision  : «  Ce qui inluence le plus nos


et les leviers de la gouvernance décisions, c’est la conjoncture du mo-
ment ; si le marché est porteur, on gère dif-
Ain de répondre à nos questions de re- féremment.  » La conjoncture économique
cherche qui sont dans un premier temps du marché, selon qu’elle est favorable ou
d’identiier les acteurs, puis dans un pas, est un mécanisme disciplinaire qui
second temps les mécanismes qu’ils uti- inluence le type d’investissement réalisé :
lisent, nous présentons les résultats obte- « Nous ne faisons que des investissements
nus pour chacun des acteurs gouvernant de renouvellement, avec des améliorations
les décisions d’investissement des chefs techniques, mais les expansions, ce n’est
d’exploitation. Il s’agit tout d’abord des pas possible. » Ainsi, quand la conjoncture
pouvoirs publics et des marchés représen- est défavorable, seuls les investissements
tant les acteurs institutionnels qui exercent à court terme sont réalisés, les projets
une gouvernance sur les acteurs non ins- d’envergure et de renouvellement de gros
titutionnels (la famille et les associés, les matériel étant ajournés.
institutions inancières, les clients, les Outre la conjoncture, les producteurs
fournisseurs, les bailleurs de terres, les sa- ont également mentionné les lois environ-
lariés et le réseau social). Par la suite, nous nementales ou les normes de qualité et de
poursuivons par la famille et les associés salubrité comme des contraintes dans les
qui sont les acteurs qui ont les rapports les décisions d’investissement. Elles peuvent
plus étroits avec le chef d’exploitation, sui- parfois obliger le producteur à repousser
vis des institutions inancières et des autres son projet d’investissement de quelques
parties prenantes. mois sans toutefois remettre en cause la
décision. Ce mécanisme de gouvernance
1. Les pouvoirs publics et les marchés disciplinaire est perçu par les producteurs
Les pouvoirs publics et les marchés consti- comme une contrainte administrative han-
tuent un premier groupe d’acteurs cité par dicapante dans l’exercice du métier d’agri-
les exploitants qui ont signalé l’impact culteur puisqu’elle ralentit la mise en route
de la conjoncture économique sur leur des projets.

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Un autre facteur d’inluence dont les plutôt le moment de l’investissement  :


producteurs ont discuté est la iscalité. «  Quelquefois, on est poussé à faire des
La question de la iscalité a été soulevée investissements précipitamment, car on
dans tous les groupes, mais avec un impact peut obtenir des subventions. Il faut être
mitigé selon les producteurs. Il en ressort aux aguets pour réagir et proiter des sub-
qu’il existe trois logiques concernant le ventions qui sont données, car cela ne dure
lien iscalité/investissement. Pour certains pas. » Tout comme la iscalité, les subven-
exploitants, il y a les investissements réali- tions à l’investissement peuvent être consi-
sés uniquement pour proiter des avantages dérées comme un mécanisme incitant ou
iscaux qu’ils procurent, pour d’autres, une facilitant l’accroissement des investisse-
iscalité favorable facilite la décision sans ments et l’amélioration de la structure de
pour autant être l’argument décisif, ou en- production.
core la iscalité n’a aucun impact sur leur
décision d’investissement  : «  Nous avons 2. La famille et les associés
écarté tout investissement pour des raisons Le second groupe d’acteurs est composé
iscales.  » Avec la crise laitière, l’intérêt de deux entités  : la famille du chef d’ex-
qu’apportent les investissements faits pour ploitation5, dont les membres peuvent être
des raisons iscales est modéré et démontre des associés ou non, et les associés, qui
un effet de substitution des mécanismes4 : peuvent être unis ou non par des liens fa-
« Puis vient le phénomène iscal, qui nous a miliaux. L’analyse de discours montre que,
beaucoup inluencés ces dernières années. selon la combinaison et la composition de
Peut-être à tort pour certains, parce qu’il ces deux entités, il est possible d’observer
y a des investissements qui ont été réléchis des différences dans la gouvernance de
seulement en terme iscal et que dans une l’entreprise.
crise comme aujourd’hui, c’est très problé-
Le premier mécanisme de ce groupe est
matique.  » La iscalité est un mécanisme
l’inluence du conjoint que nous ne pou-
qui peut être considéré comme apparte-
vons pas déinir avec précision puisqu’au-
nant à deux leviers. Selon le levier disci-
cun contrat ni convention (hormis bien sûr
plinaire, il s’agit d’un mécanisme incitatif
le cadre ixé par le contrat de mariage ou
par lequel les pouvoirs publics ont pour
concubinage6) ne permet de le faire for-
objectif d’augmenter les investissements
mellement. Le conjoint, associé ou non du
dans les exploitations agricoles. Nous pou-
chef d’exploitation, semble prioriser, dans
vons également considérer ce mécanisme
la majorité des cas, des arguments de na-
selon la théorie de l’intendance puisque la
ture affective pouvant facilement prendre
iscalité est un mécanisme « facilitant » les
le dessus sur les intérêts économiques et i-
investissements, dans le but d’améliorer le
nanciers de l’entreprise. Le conjoint préfère
fonctionnement agronomique et la perfor-
généralement que le chef d’exploitation
mance des exploitations.
Le dernier mécanisme instauré par
les pouvoirs publics est constitué par les 5. La famille est considérée ici comme étant com-
subventions à l’investissement. Ce méca- posée du conjoint et des enfants du chef d’exploi-
nisme ne semble toutefois pas inluencer tation.
directement la décision d’investir, mais 6. L’inluence du conjoint peut évidemment être
différenciée selon le contrat de mariage unis-
sant les deux personnes (la séparation des biens
4. Weir et al. (2002) ont été les premiers à exposer ou non). Mais aucun participant n’a fait allusion
le caractère de substitution que peuvent avoir cer- au contrat de mariage en tant que mécanisme de
tains mécanismes : l’eficacité de l’un augmentant, gouvernance inluençant les décisions d’investis-
celle de l’autre diminue. sement et de inancement.

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Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

diminue son temps de travail, privilégiant entre les associés. Ce mécanisme est effec-
ainsi la qualité de la relation de couple ou tivement revenu dans les verbatims à plu-
familiale au retour inancier sur l’investis- sieurs reprises. Selon Charreaux (1998b),
sement. Les chefs d’exploitation décident la coniance est un mécanisme spéciique,
donc de leurs investissements aussi en étant donné qu’elle implique une relation
fonction des exigences du conjoint et non bilatérale entre deux partenaires, ainsi que
nécessairement selon la seule rentabilité spontané puisqu’il ne peut pas être imposé
du projet et de l’entreprise. par la hiérarchie. Toujours selon cet auteur,
L’analyse de discours a permis de la coniance permet d’augmenter la lati-
conirmer l’idée selon laquelle l’inluence tude managériale des dirigeants et la créa-
du groupe famille/associé varie selon le tion de valeur dans les entreprises. Dans
lien unissant les associés. La relation entre les discours des agriculteurs, la coniance
les associés et les arguments utilisés pour est plutôt un mécanisme qui facilite le
effectuer des choix stratégiques peuvent fonctionnement et la prise de décision dans
varier selon que les associés sont conjoints, leurs exploitations.
parent/enfant ou encore qu’ils sont issus Le quatrième mécanisme qui peut être
d’une même fratrie ou d’un cercle amical. mis en place par ce groupe d’acteurs est
Par exemple, dans les entreprises gérées lié à la présence d’un associé externe à la
par des conjoints, les décisions semblent famille7. Le fait de soumettre une partie de
davantage inluencées par des arguments la propriété et de la gestion de l’exploita-
affectifs basés sur une relation de couple tion hors du noyau familial permet d’éviter
que sur des arguments de performance les problèmes attribuables à la séparation
inancière basés sur une relation d’affaires. dificile des arguments familiaux de ceux
À l’inverse, dans les exploitations déte- de l’entreprise, étant donné l’imbrication
nues et gérées par des associés non issus du système maison et travail (Bughin et
d’un même noyau familial, la relation Colot, 2008). Ceci enrichit les résultats de
entre les associés semble davantage fon- Rivet (2007) qui suppose que l’inluence
dée sur la bonne marche des affaires. Les de tiers, autre que le conjoint, dans la pro-
décisions sont prises après négociation où priété des très petites entreprises8 (TPE),
les arguments de rentabilité ont plus d’im- est plus forte dans les TPE rendues inan-
portance que ceux basés sur l’affectif  : cièrement plus solides par un apport exté-
«  On est trois frères. On fonctionne tous rieur de capitaux, ce qui s’explique aussi
comme ça dans l’exploitation, avec argu- par le contrôle exercé par ce tiers sur le
mentation, jusqu’à l’accord des trois.  » dirigeant. Nous constatons que cette pré-
Une gouvernance aussi bien disciplinaire sence d’associés externes à la famille peut,
que cognitive est présente ici : d’une part, selon l’analyse des discours, être un méca-
pour des raisons de nature affective, le nisme disciplinaire, mais également cogni-
chef d’exploitation est parfois soumis aux tif. Il est disciplinaire, d’une part, puisque
exigences des membres de sa famille qui
peuvent être ou non ses associés ; d’autre
part, la recherche de conseils et d’infor- 7. Dans les grandes entreprises, il est considéré
que la détention d’actions par des institutions ou
mations auprès de la famille démontre une individus externes à l’entreprise permet l’amé-
gouvernance axée sur l’augmentation des lioration de la surveillance des dirigeants et de la
savoir-faire et des compétences. performance de l’entreprise (Shleifer et Vishny,
1986).
Il existe également des conlits d’intérêts 8. Les TPE sont des entreprises employant moins
dans les exploitations agricoles qui sont de 10 salariés, ce qui correspond à la plupart des
évités par le mécanisme de la coniance exploitations agricoles.

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Fanny LEPAGE, Jean-Pierre COUDERC, Jean-Philippe PERRIER

l’associé externe n’accepte pas, générale- entre associés et semble indispensable


ment, les arguments de négociation qui ne à la bonne marche de l’entreprise  : «  En
mènent pas à une amélioration de la per- GAEC9, les décisions émanent d’un asso-
formance économique, et cognitif, d’autre cié. Elles ne sont pas forcément partagées
part, puisque cet associé apporte des com- dans un premier temps. La discussion est
pétences et des points de vue différents de donc importante avec les associés. Il faut
ceux des associés familiaux. discuter tous les jours. Il faut préserver le
Un autre facteur d’inluence de la gou- relationnel. » Toutefois, cette phase de né-
vernance de ces acteurs est le nombre gociation ne semble pas être vécue comme
d’associés. Selon Berle et Means (1932), une contrainte par les producteurs, mais
les propriétaires individuels représentent la plutôt comme un encadrement nécessaire
structure de propriété la plus performante au bon fonctionnement de l’entreprise et
étant donné l’absence de conlits d’inté- par conséquent comme un mécanisme fa-
rêts entre les actionnaires et les dirigeants. cilitateur10. En effet, certains producteurs
Les discussions avec les exploitants dé- qui ne bénéicient pas de ce mécanisme se
montrent cependant une autre tendance  : sentent plus vulnérables.
plus le nombre d’associés est élevé, plus Le dernier mécanisme en lien avec le
les arguments affectifs de la famille sont groupe d’acteur «  famille et associés  »
mis à l’écart et plus les notions de rentabi- est l’instauration d’une politique interne
lité inluencent la négociation au plan dis- d’endettement propre à l’exploitation11 qui
ciplinaire. Cela semble être bénéique pour est un mécanisme disciplinaire pouvant
la performance de l’exploitation, bien que prendre diverses formes, comme attendre
différemment de ce qui a été observé dans la in d’un prêt avant d’en contracter un
les grandes entreprises (Shleifer et Vishny, autre, ixer un taux d’endettement ou un
1986, 1997) et dans les entreprises fami- montant de dettes maximum ou encore
liales (Basly, 2006). De plus, un nombre limiter la durée des emprunts. Ce méca-
plus élevé d’associés permet le regroupe- nisme impose au chef d’exploitation une
ment d’individus ayant des compétences rélexion plus exigeante ain de choisir la
ou des idéologies complémentaires, résul- durée et la taille des emprunts.
tant en un mécanisme cognitif de gouver-
nance qui permet également une améliora- 3. Les institutions inancières
tion de la performance. Lorsque la famille et les associés se sont
Le groupe famille/associés instaure mis d’accord sur les investissements à
également un processus de négociation effectuer, la question du inancement est
avec le chef d’exploitation, soutenu par des
arguments de natures diverses et répondant 9. Groupements agricoles d’exploitation en com-
à des objectifs spéciiques. Le chef d’ex- mun.
ploitation est limité dans ses choix stra- 10. Puisque la décision d’investir est aussi condi-
tégiques par ces négociations. Il doit être tionnée par l’existence (ou non) d’une CUMA qui
évite d’investir, nous aurions pu nous attendre à ce
ouvert à celles-ci et prendre en compte les
que les producteurs parlent du processus de négo-
opinions des autres, sans quoi le risque de ciation qui existe entre les membres de la CUMA
conlit augmente, pouvant même entraîner lors de la prise de décision de l’achat de matériel
la dissolution de son exploitation ou de et de l’établissement des règles et modalités de
sa famille. Ce mécanisme peut par consé- leur utilisation. Toutefois, aucun producteur n’a
discuté de cette organisation.
quent être considéré comme disciplinaire. 11. Il ne faut pas confondre ce mécanisme interne
La place accordée à ces échanges est l’un à l’entreprise avec une politique d’endettement
des facteurs clés de la qualité de la relation imposée par la banque.

ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014 • 15


Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

amorcée et fait entrer dans la gouvernance à deux fois.  » Toutefois, certains produc-
un autre acteur  : les institutions inan- teurs sont tout à fait indifférents à cet ar-
cières. Celles-ci sont pour les exploitations gument, ce qui démontre encore une fois
les principaux, sinon les seuls, apporteurs que l’inluence des mécanismes de gouver-
de capitaux externes. Bien que l’inluence nance sur la prise de décision peut varier
des banques ne semble pas fortement dé- selon le proil du chef d’exploitation : « Si
terminante dans les discours recueillis, le on avait des taux d’intérêt à 10  %, on le
rôle de cet acteur dans un objectif discipli- prendrait quand même parce que c’est
naire n’est pas à négliger dans les exploita- toujours une charge pour l’entreprise et tu
tions agricoles où la croissance est le plus diminuerais ton revenu. Si le taux d’intérêt
souvent dépendante de ces fournisseurs de est de 10, ça veut dire que le taux de place-
capitaux. Les producteurs ont mentionné ment, il est de 10 aussi. »
deux principaux mécanismes disciplinaires
utilisés par les institutions inancières : les 4. Les autres parties prenantes
exigences sur les prêts et les taux d’intérêt. Les producteurs laitiers ont mentionné
Les exigences sur les prêts sont princi- d’autres acteurs que la famille et les asso-
palement la limite inférieure ou supérieure ciés ou les banques, qui inluencent la prise
de divers ratios (capacité de rembourse- de décision inancière. Ils ont été regrou-
ment, présence de garanties, part de l’auto- pés dans cet article sous les termes « autres
inancement dans le montant total de l’in- parties prenantes  », car ils n’ont été que
vestissement et taux d’endettement) que très peu évoqués dans les discours.
l’entreprise ne doit pas dépasser ain de
Les clients
pouvoir accéder à un prêt. Par l’évaluation
de ces indicateurs, les institutions inan- Les producteurs n’ont pas fait mention
cières tentent de mesurer et de réduire leur de leurs clients comme acteurs de la gou-
risque, limitant ainsi les choix d’investis- vernance. Pourtant, certains producteurs
sement et de inancement des exploitants livrent à une coopérative, d’autres à une
pour se protéger et assurer leur propre laiterie privée et d’autres encore vendent
performance inancière. La présence de directement aux consommateurs. Le fait
garanties et le contrôle ex ante sur la na- de travailler pour ces différents clients doit
ture des investissements sont deux mesures certainement avoir un impact sur le produit
et ses caractéristiques, mais sans toutefois
sécuritaires qu’exercent les banques vis-à-
inluencer notre objet d’étude : les straté-
vis des TPE ain de réduire le risque de
gies d’investissement et de inancement
défaillance (Charreaux, 1998a).
des producteurs. Cette faible inluence des
Fluctuant au gré des marchés inanciers, clients démontre que l’importance de l’im-
mais mis en application par les institutions pact des différents acteurs de la gouver-
inancières auprès de leurs clients, le taux nance varie en fonction des stratégies ob-
d’intérêt est également un mécanisme dis- servées. Par exemple, si nous nous étions
ciplinaire. Celui-ci, ou plutôt sa variation, intéressés aux stratégies commerciales,
inluence les stratégies inancières des pro- les clients auraient probablement occupé
ducteurs. Une augmentation, comme dans davantage de place dans les discours.
les années 1980, freine les exploitants dans
leur choix de inancement, les poussant Les fournisseurs
alors à augmenter leur autoinancement  : Les fournisseurs de matériel ont égale-
« Le fait d’avoir des taux d’intérêt bas, ça ment été évoqués dans les entretiens, mais
inluence la prise de décision. Quand les les avis des producteurs sur l’inluence de
taux sont élevés, on y regarde quand même ces derniers sont partagés. Pour certains

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Fanny LEPAGE, Jean-Pierre COUDERC, Jean-Philippe PERRIER

exploitants, les fournisseurs n’ont aucune Considérant l’obligation de posséder ou de


inluence sur leur décision, se limitant à un louer du foncier pour accéder aux quotas
rôle d’information, tandis que pour d’autres laitiers, un producteur fermier qui ne veut
un fournisseur peut inluencer leurs achats. pas ou ne peut pas acheter les terres de
Plusieurs producteurs considèrent les son propriétaire risque de voir un nouveau
fournisseurs comme des «  vendeurs  » en propriétaire foncier lui refuser la location.
qui ils n’ont qu’une coniance limitée. Ils Dans ce cas, par exemple, l’opportunité
sont conscients que les fournisseurs ont d’acheter des terres peut être considérée
des objectifs de vente et que leur intérêt comme un investissement «  obligatoire  »
est dans leur propre chiffre d’affaires et et pas toujours rentable, ce qui peut nuire
non dans celui de l’exploitation agricole. dans certains cas à la performance de l’ex-
Ce n’est pas pour autant que les produc- ploitation  : «  C’est quand le propriétaire
teurs ne se laissent pas inluencer par les dit qu’il veut vendre qu’on se rend compte
offres promotionnelles des fournisseurs. qu’il faut acheter, même si on n’avait pas
Les fournisseurs peuvent également mettre forcément prévu l’investissement.  » Les
en place des mécanismes facilitateurs tels producteurs n’ont toutefois pas mentionné
que la qualité de la relation vendeur/pro- de mécanisme de gouvernance existant
ducteur, la distance géographique qui les entre eux et les bailleurs.
sépare des clients, ainsi que le service
Les salariés
après-vente offert, qui sont regroupés dans
la proximité géographique et relationnelle Dans les discours de notre étude, les sala-
fournisseur/chefs d’exploitation. Pour riés, contrairement aux suppositions de
illustrer ces afirmations, voici un extrait Charreaux (1998a) sur la gouvernance
des réponses d’exploitants à la question  : dans les petites entreprises, ne semblent
« Est-ce que les fournisseurs peuvent avoir pas avoir une relation centrale inluençant
un impact sur vos décisions ? le chef d’exploitation. C’est plutôt ce der-
nier qui prend la décision de les impliquer
– Pour le matériel, ce sont la proximité ou non dans la gestion et dans l’élaboration
du concessionnaire et le service qui des projets. Il est intéressant d’observer une
comptent. forte gouvernance cognitive de la part des
– On peut mettre un peu plus cher si on est salariés. En effet, les employés sont plutôt
sûr de la proximité et du service. une source de référence pouvant amener des
– On a construit une salle de traite, on a idées nouvelles et ainsi aider le chef d’ex-
regardé le prix en troisième position. ploitation dans ses prises de décision : « Les
– Pour le projet d’installation de robot, employés sont une bonne source de réfé-
on a vu dans les deux plus grandes rence parce qu’ils sont passés sur d’autres
marques. Il y en a une plus chère, mais fermes, ils parlent de leur expérience. »
on sait qu’on aura un meilleur service.
On regarde la qualité et le service qu’il y 5. Le réseau social
aura derrière, même si on paie. » Le réseau social du chef d’exploitation est
le quatrième groupe d’acteurs de la gou-
Les bailleurs de terres vernance dans les exploitations laitières.
Les bailleurs de terres ont été peu men- La présence d’un réseau social est privi-
tionnés, à l’exception des discours sur le légiée au plan des relations économiques
choix que devaient faire certains exploi- qui ont tendance à modiier l’indépendance
tants lorsque leur bailleur désire vendre décisionnelle (Basly, 2006). La question de
ses terres. La survie de l’exploitation l’importance du réseau social dans le milieu
peut alors être parfois remise en cause. agricole (organismes consulaires, syndicats,

ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014 • 17


Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

interprofessions, centre de gestion…) a transmettre des informations et des connais-


d’ailleurs fait l’objet de recherche sous sances, briser l’isolement et accéder à des
l’angle du capital social montrant à la fois conseils professionnels. Que ce soit dans
les effets positifs et négatifs de ce dernier le réseau social ou encore dans la relation
ainsi que la dificulté de l’évaluation de ces avec les autres acteurs, le chef d’exploita-
effets (Callois, 2004). Ce groupe d’acteurs tion est encadré par deux mécanismes, l’un
regroupe, dans notre analyse, l’ensemble des cognitif et l’autre d’intendance, qui lui per-
individus et organisations auxquels le pro- mettent d’enrichir ses capacités de gestion,
ducteur se réfère, de façon volontaire, pour ses connaissances sur l’environnement et la
rechercher des conseils, des informations conjoncture économique ou d’améliorer sa
ou pour discuter et échanger. Que ce soit en relation avec ces acteurs et ainsi d’établir un
assistant à des sessions de formation, en se niveau de coniance permettant de relativiser
liant au milieu para-agricole, en discutant l’impact des mécanismes disciplinaires.
avec d’autres producteurs ou encore en se
référant aux professionnels du secteur, avoir Discussion sur l’utilisation
accès et participer au réseau social paraissent
de la gouvernance élargie dans
être des éléments déterminants dans la prise
de décision. Trois principales justiications
les exploitations laitières
permettent d’établir l’importance du réseau Les résultats obtenus permettent de propo-
social en tant qu’acteur de la gouvernance : ser un modèle de la gouvernance élargie

Figure 3. Modèle de la gouvernance élargie adapté à des exploitations laitières françaises

Acteurs institutionnels
Pouvoirs publics Marchés

Acteurs non-institutionnels

Famille et associés Banques Clients Fournisseurs Salariés Bailleurs de terre Réseau social

Mécanismes de gouvernance
Levier disciplinaire
Conjoncture Levier d’intendance
Lois environnementales et Fiscalité
normes qualité/salubrité
lité/ l b ité Levier cognitif Subvention à
Levier comportemental
Fiscalité Lien unissant les ll’investissement
investissement
- Conjoncture
Subvention à l’investissement associés Confiance entre les associés
- Exigences sur les prêts
Rôle du conjoint Présence Négociation avec famille et
- Taux
T d’intérêt
d’i té êt
Lien unissant les associés ()
d’associé(s) associés
Présence d’associé(s) externe(s) à la Proximité géographique et
externe(s) à la famille famille relationnelle
Nombre d associés
d’associés Nombre d’associés fournisseur/dirigeant
Négociation avec famille et Sources de Avoir accès, participer à un
associés références réseau social
Politique d’endettement
Exigences sur les prêts
Taux d’intérêt

Choix
Dirigeant stratégiques
Performance

Source : les auteurs.

18 • ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014


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Fanny LEPAGE, Jean-Pierre COUDERC, Jean-Philippe PERRIER

adapté à la prise de décision d’investisse- (1) diversiiée, (2) majoritairement infor-


ment des exploitants rencontrés (igure 3). melle, (3) impliquant fortement le chef
Comparé au modèle général de d’exploitation, (4) tout en demeurant plu-
Charreaux (2008), ce nouveau modèle dis- tôt méconnue par celui-ci.
tingue dans un premier temps les acteurs La diversité constatée dans la gou-
institutionnels en les plaçant à un niveau vernance des exploitations laitières tient
supérieur aux autres acteurs. Nous avan- particulièrement à la gouvernance interne
çons ainsi que la gouvernance institution- mise en place par la famille et les asso-
nelle n’inluence pas seulement la latitude ciés. Celle-ci varie selon la composition
décisionnelle en matière d’investissement de ce premier cercle d’acteurs (le nombre
des dirigeants d’exploitations laitières, d’associés, les membres de la famille étant
mais également celle des autres acteurs qui ou non des associés et les associés étant
ne sont pas entièrement libres d’appliquer ou non de la même famille que le chef
la gouvernance qu’ils souhaitent sur ces d’exploitation) et selon leur combinaison
exploitations, étant parfois freinés, par- (propriétaire individuel, couples associés,
fois aidés par les pouvoirs publics12. Nous associés intergénérationnels et autres types
avons constaté que la gouvernance mise d’associés). La personnalité, les caractéris-
en place par les acteurs institutionnels est tiques et les objectifs personnels du chef
de nature disciplinaire, mais également d’exploitation ainsi que la qualité de la
d’intendance sans toutefois soulever de relation entretenue avec la famille et les
mécanismes provenant du courant cognitif associés sont également déterminants dans
permettant d’améliorer les savoir-faire des le mode de gouvernance interne qui pré-
exploitants. vaut dans les exploitations.
Dans un second temps, nous avons dé- Les mécanismes de gouvernance pos-
taillé les acteurs non institutionnels et les sèdent tous une utilité formelle : ils visent
mécanismes qu’ils mettent en place ain à inluencer le chef d’exploitation dans
de moduler la latitude décisionnelle des sa prise de décision stratégique. Plusieurs
agriculteurs. Ainsi, encore une fois, nous d’entre eux, tels que les mécanismes mis
constatons une majorité de mécanismes en place par les banques et les pouvoirs pu-
disciplinaires visant à réduire les conlits blics procèdent également d’une organisa-
d’intérêts, et ce principalement entre la fa- tion formelle. Toutefois, ceux attribuables
mille/les associés et le dirigeant. Ces résul- à la famille et aux associés ainsi qu’au ré-
tats abondent dans le sens de la proposition seau social demeurent informels dans leur
de Marchesnay (2003), qui mentionne que mode opératoire et leur fréquence d’utilisa-
le conjoint peut être considéré comme un tion varie. Cela concorde avec le constat de
acteur de la gouvernance ayant un rôle dis- Mustakallio et al. (2002), qui suggèrent la
ciplinaire puisqu’il tente de «  contrôler  » forte présence des mécanismes informels
les décisions prises par le dirigeant. dans les entreprises familiales. Ce défaut
Pour étoffer ce portrait, nous nous pro- de formalisme rend dificile la quantiica-
posons de discuter la gouvernance des ex- tion de ces mécanismes, et un travail plus
ploitations laitières en quatre points. Nous approfondi serait nécessaire ain de vériier
avons constaté que la gouvernance était  : leur degré d’inluence réelle sur les déci-
sions.
Notre analyse qualitative conirme les
12. Nous pouvons prendre l’exemple du banquier nombreuses interactions prévues par le
qui est soumis à une réglementation sur les taux
d’intérêts qu’il peut exiger tout comme le bailleur
modèle de la gouvernance élargie entre
de terre est restreint sur le montant du fermage. ce système et le chef d’exploitation.

ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014 • 19


Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

Notamment, ce dernier est engagé dans un de façon univoque aux divers mécanismes.
processus de sélection de certains méca- Le producteur garde une grande autonomie
nismes internes ou externes ainsi que dans dans la décision d’appliquer ou non la stra-
leur utilisation. D’abord, nous vériions tégie à laquelle il a éventuellement accès.
que le chef d’exploitation peut inluer di- Enin, la question de l’inluence de la
rectement sur la mise en place des méca- « gouvernance », de ses mécanismes et de
nismes, et pas seulement sur les phases ses leviers, est, à notre avis, globalement
décisionnelles déjà encadrées par les mé- méconnue des chefs d’exploitation, étant
canismes. Cette phase est présente tant au donné le caractère informel de la plupart
plan des mécanismes disciplinaires que de ces mécanismes et la méconnaissance
des mécanismes cognitifs. Par exemple, en de ce concept. Les producteurs semblent
ce qui concerne les mécanismes discipli- effectivement rarement amenés à rélé-
naires, le chef d’exploitation participe à la chir ou à discuter des acteurs et facteurs
négociation avec la famille/associés ainsi d’inluence sur leurs décisions. Ils ne pa-
qu’à la mise en place de la politique interne raissent pas faire de distinction formelle
d’endettement. À l’inverse, il n’a aucun entre les mécanismes ayant une fonction
pouvoir individuel sur la mise en place du de contrôle ou d’intendance. Ils sont tou-
système réglementaire laitier, tandis qu’au tefois conscients que ces mécanismes in-
niveau collectif, des représentants des pro- luencent leurs décisions, et aussi, bien sûr,
ducteurs laitiers peuvent provoquer des des possibilités existantes permettant de
changements dans le système. Ensuite, il contourner tout mécanisme qui tendrait à
existe une relation directe entre système de brimer leur « indépendance ». Bien que les
gouvernance et chef d’exploitation  : tous producteurs ne soient pas habitués à rélé-
les chefs d’exploitation ne réagissent pas chir leurs stratégies en termes d’acteurs et

Figure 4. Hiérarchisation des principaux facteurs d’inluence sur les stratégies d’investissement
et de inancement
d’investissement et de financement

Source : les auteurs.


Source : les auteurs.

20 • ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014


RECHERCHES
Fanny LEPAGE, Jean-Pierre COUDERC, Jean-Philippe PERRIER

de mécanismes inluençant leur décision, possible de critiquer le fait que nous avons
ils ont été en mesure à la in des groupes considéré le système de gouvernance
de discussion de proposer une hiérarchi- comme étant statique. Nos résultats sont
sation, des principaux facteurs d’inluence basés sur un modèle qui n’offre pas une vi-
sur le choix des décisions inancières. La sion dynamique et évolutive de celui-ci. Le
comparaison entre les cinq propositions a modèle proposé par Charreaux (2008) pré-
permis de proposer la hiérarchisation de sente néanmoins une relation de rétroac-
la igure  4. Les trois premières positions tion dans le modèle entre la performance
ont toujours été occupées par les mêmes obtenue à l’année n et la gouvernance des
facteurs tandis que dans deux groupes sur années suivantes, les acteurs modiiant
cinq les exigences sur les prêts et les taux les mécanismes inluençant le dirigeant
d’intérêts occupaient la quatrième place selon les résultats obtenus. La dynamique
tandis que la recherche et la disponibilité de la gouvernance n’a fait l’objet, à notre
d’informations se trouvaient en cinquième connaissance, que de trop peu de travaux
place. sufisamment formalisés pour que nous
En premier lieu, les facteurs d’inluence puissions l’intégrer dans le modèle que
sont encadrés par les mécanismes des pou- nous avons utilisé.
voirs publics et principalement par le sys- Au plan méthodologique, la principale
tème de régulation laitière dans lequel les limite est que seules les perceptions des
exploitations évoluent. Ensuite, au niveau agriculteurs ont été recueillies. Il serait
interne des exploitations, la stratégie de maintenant intéressant et pertinent de re-
l’entreprise est le premier élément pris cueillir les discours des parties prenantes
en considération par les producteurs. Les sur le détail des mécanismes qu’ils mettent
trois cycles proposés par les agriculteurs en place ainsi que l’objectif visé par ces
(recherche d’un revenu décent, améliora- derniers, ce qui permettrait de réaliser une
tion de la qualité de vie et des conditions comparaison entre les ressentis des exploi-
de travail, puis préparation de la retraite tants et des autres parties prenantes.
et du transfert de l’exploitation) sont à la
base de la rélexion stratégique inluençant *
les décisions inancières. La négociation **
avec la famille et les associés arrive en L’adaptation des théories de la gou-
seconde place suivie des caractéristiques vernance et l’application du modèle de la
du dirigeant. En quatrième position nous gouvernance élargie aux décisions d’inves-
retrouvons la recherche et la disponibilité tissement dans des exploitations laitières
des informations à travers le réseau social. constituent le principal apport théorique
Enin, les conditions exigées pour obtenir de ce papier. La gestion de ces entreprises,
un inancement externe auprès des banques tout comme dans les grandes entreprises,
arrivent en cinquième place. Ainsi, les ac- évolue dans un système où les acteurs éta-
teurs qui possèdent le rôle le plus détermi- blissent des mécanismes dont l’objectif est
nant, tout en restant soumis aux mesures i) de discipliner les dirigeants, ii) d’aug-
coercitives ou incitatives mises en place menter les compétences du dirigeant, iii)
par les pouvoirs publics, sont la famille et de contrôler les décisions pouvant être
les associés, suivis du réseau social puis inluencées par les biais comportementaux
des banques. du dirigeant, ou iv) de faciliter le fonction-
Les résultats présentés doivent être nement de l’entreprise. Ce jeu d’acteurs
considérés tout en prenant en compte cer- délimite la latitude décisionnelle à l’inté-
taines limites. Au plan théorique, il est rieur de laquelle le dirigeant inluence, par

ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014 • 21


Les déterminants des décisions d’investissement des exploitations laitières

ses caractéristiques personnelles, par ses faire suite aux groupes de discussion, plu-
biais comportementaux et par ses compé- sieurs producteurs ont témoigné de leur
tences managériales, les choix stratégiques manque de conscience de l’impact que
et la performance. Nous conirmons donc pouvaient avoir leurs liens familiaux et
la nécessité au niveau théorique d’utiliser sociaux, leurs émotions, leur conjoint et
un modèle de la gouvernance intégrant leur famille lors des prises de décision, et
tous ces leviers et incluant le dirigeant ain souhaitaient approfondir cette rélexion.
d’étudier les facteurs qui inluencent la Il semble souhaitable que les résultats de
prise de décision dans les exploitations. Le ce travail soient partagés avec les profes-
modèle que nous proposons et appliquons sionnels du secteur laitier ainsi que direc-
aux exploitations laitières doit pouvoir être tement avec les producteurs. Des outils
utilisé pour les exploitations agricoles qui leur permettant d’améliorer leur gestion
évoluent dans d’autres contextes institu- ainsi que d’identiier et de formaliser
tionnels et dans des TPE issues d’autres les mécanismes disciplinaires, cognitifs,
secteurs d’activités en procédant d’abord comportementaux (ce qui implique qu’ils
à une phase d’identiication des acteurs et identiient également leurs biais compor-
des mécanismes utilisés par toutes les par- tementaux inluençant leur décision) et
ties prenantes. d’intendance de leur gouvernance doivent
La compréhension des impacts du pouvoir leur être proposés.
système de gouvernance institutionnelle Le prochain enjeu dans l’étude de la
et non institutionnelle sur la gestion des gouvernance dans les exploitations agri-
investissements au sein des exploitations coles sera la création d’indicateurs permet-
nous paraît être un apport déterminant tant la quantiication des mécanismes ainsi
pour le secteur de la production laitière. que du rôle du chef d’exploitation dans le
Les dirigeants des exploitations laitières système de gouvernance. Quantiier les
ont déclaré être peu fréquemment ame- différents mécanismes ain de pouvoir me-
nés à réléchir aux facteurs d’inluence de surer leurs impacts sur la prise de décision
leurs prises de décision et être en demande s’avère toutefois être une tâche complexe.
d’informations concernant leur système Bien que certains mécanismes soient faci-
de gouvernance. Ils désirent posséder des lement quantiiables à l’instar du nombre
clés de lecture facilitant leur rélexion d’associés, d’autres mécanismes exigeront
sur les facteurs qui les inluencent ain sans doute davantage de travail, tel que,
de pouvoir améliorer leur gestion. Pour par exemple, le rôle du conjoint. ■

22 • ÉCONOMIE RURALE 341/MAI-JUIN 2014


RECHERCHES
Fanny LEPAGE, Jean-Pierre COUDERC, Jean-Philippe PERRIER

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