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Archipel

Banten en 1678
Claude Guillot

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Guillot Claude. Banten en 1678. In: Archipel, volume 37, 1989. Villes d'Insulinde (II) pp. 119-151;

doi : https://doi.org/10.3406/arch.1989.2566

https://www.persee.fr/doc/arch_0044-8613_1989_num_37_1_2566

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Claude GUILLOT

Banten en 1678

Sans cesse les villes se transforment au gré des hommes qui les
habitent; à plus forte raison quand elles parviennent à se placer au centre même
des échanges, quand les idées nouvelles affluent en même temps que l'or
et l'argent. Et l'éloignement dans le temps n'y peut rien. Ceci pour
expliquer l'insertion d'une date si précise dans le titre. Le Banten de 1678 n'est
en effet plus celui que virent et décrouvrirent les compagnons de Cornelis
de Houtman quatre-vingts ans auparavant, tout comme le Jakarta
d'aujourd'hui diffère de ce qu'il était au début du siècle. Le choix de l'année
1678, assez arbitraire en soi, répond tout de même a quatre exigences.
Banten connaît encore une indépendance totale; les années 1670 représentent
certainement la période la plus faste de l'histoire de ce royaume qui a su
s'adapter à la nouvelle situation politique et économique avec la
participation grandissante des Occidentaux au commerce maritime asiatique;
Sultan Ageng, le vieux sultan, pour reprendre la bonne traduction des
contemporains, n'a pas encore remis la totalité du pouvoir à son fils aîné, déjà
prince héritier et vice-roi, connu plus tard sous le nom de Sultan Haji mais
qu'on appelle encore simplement, le jeune sultan , sultan anom ; or cette
passation de pouvoir entraînera des changements jusque dans l'aspect de
la ville; enfin en 1678 commence tout juste, au sujet de Cirebon, une partie
de bras de fer avec Batavia qui se terminera par la chute du royaume
javanais.
A regarder Banten sur une carte, on croirait voir l'illustration d'un
manuel de géographie pour le port idéal. La ville se trouve en effet au
débouché des deux grandes voies maritimes internationales que sont les détroits
de Malacca et de la Sonde, qu'elle contrôle plus ou moins avec ses
possessions du sud de Sumatra; elle possède une rade importante - 18 kilomètres
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de large sur 10 de profondeur - aux eaux toujours calmes grâce aux îles
et îlots qui la protègent du large; enfin la rivière qui la baigne, non
seulement lui fournit un port naturel mais encore lui sert de voie de
communication avec la plaine vivrière qui forme l'arrière-pays.
La rivière, le Cibanten, qui prend sa source dans le Gunung Karang à
une trentaine de kilomètres au sud, se divise en deux pour atteindre la mer.
Les deux embouchures forment des ports, le port «international» à l'ouest
et à l'est le port local, appelé Karangantu. La ville installée de part et d'autre
de ces embouchures, se trouve ainsi divisée en trois grandes parties: à
l'intérieur même du delta, la ville proprement-dite; à l'ouest, le quartier chinois,
d'une telle importance qu'on le qualifie souvent de ville chinoise et à l'est,
le grand marché et les faubourgs. A cela il faut ajouter pour être complet
les faubourgs agricoles du sud qui remontent la rivière sur environ dix
kilomètres jusqu'au complexe mi-rural, mi-urbain que constituent les environs
de l'ancienne capitale, Banten Girang (Banten de l'amont).
Les ports sont des villes ambiguës dont on ne sait s'ils appartiennent
davantage au large qui les fait vivre ou à la terre qui les porte. Ainsi
Banten apparaît dans les témoignages étrangers comme un comptoir
fondamentalement cosmopolite quand les chroniques bantenoises le présentent
comme la capitale d'un royaume javanais où les étrangers n'ont qu'un rôle
accessoire. La description de la ville, quartier par quartier, devrait
permettre de mieux saisir, peut-être, la réalité que cachent ces deux visions
contradictoires et de mettre en lumière d'une part la structure d'une ville
portuaire javanaise du 17e s. mais aussi les structures mentales qui la régissent.

La ville intra-muros
On peut hésiter sur les qualificatifs à donner à la partie principale de
la ville. Ville royale? mais le roi n'y réside plus; ville javanaise? mais quoi
d'étonnant pour une ville de Java; ville proprement-dite? mais peut-on
séparer une ville portuaire de ses ports? Toutes ces dénominations cernent bien
une part de vérité, pourtant, devant leur insuffisance et pour souligner
malgré tout l'identité propre de ce grand quartier, il paraît plus prudent de
s'en tenir à la constatation d'une réalité physique, les murailles. Cette
partie de la ville se situe donc entre les deux bras de la rivière qui forment
le delta, traversé en diagonale par un troisième bras qui fait ainsi
communiquer entre eux les deux premiers. Contrairement aux autres quartiers,
elle est entièrement entourée de murailles sur l'importance desquelles on
reviendra plus loin.
On sait bien que les structures urbaines sont autant le résultat de
nécessités géographiques et économiques que le reflet de conceptions
religieuses et sociales. Sur ce dernier point, il semble qu'à l'origine pour le moins,
Banten ait repris à son compte les concepts de royauté et d'espace à partir
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desquels s'est élaboré l'urbanisme javanais ancien sans que les pensers
nouveaux de l'islam, pourtant tout juste vainqueur, n'apportent de changement
fondamental. A cet égard deux éléments semblent significatifs: le centre
et l'orientation.

Le centre
Les voyageurs occidentaux du 17e s. s'accordent tous pour estimer que
le centre de la ville est constitué par la place royale qu'ils nomment pase-
ban alors qu'elle porte dans la Sajarah Banten (S.B.) le nom curieux de dar-
paragi. Elle correspond à Yalun-alun bien connu des villes javanaises
d'aujourd'hui. Ils ne faisaient là qu'une constatation géographique, sans
en saisir la signification dans la culture javanaise. Lors de la fondation de
la ville, telle que la rapporte la S. B., on n'assiste pas, comme dans la
tradition occidentale, à la délimitation d'un espace - on se rappelle le fameux
sillon de Romulus ou même, plus près de Banten dans l'espace et dans le
temps, la lanière de cuir des Portugais à Malacca - mais à la détermination
d'un centre avant tout sacré où se concentrent en quelque sorte les forces
surnaturelles dont s'investit le souverain. La chronique bantenoise (pupuh
18 et 19) raconte comment Hasanudin s'empara de la vieille capitale,
Banten Girang, au nom de la nouvelle foi, l'islam, et comment son père, Sunan
Gunung Jati, lui enjoignit de construire la ville nouvelle en bord de mer.
A cet endroit méditait Betara Guru Jampang sur une pierre rectangulaire
et plane, appelée watu gigilang (la pierre lumineuse). Il demeurait dans un
tel immobilisme que des oiseaux venaient nicher dans son ketu (la coiffure
des hommes de religion à l'époque pré-musulmane). Après la victoire de
Hasanudin sur les infidèles, Betara Guru Jampang disparut, après s'être
converti à l'islam. Sunan Gunung Jati avertit son fils qu'en aucun cas la
pierre ne devait être déplacée sous peine d'entraîner la chute du royaume.
Cette watu gigilang devint le trône de Hasanudin et de ses successeurs.
L'ancienneté de telles pierres est attestée. On y fait référence dans le
cadre d'un mandala, dans le Rajapatigundala, un texte javanais qui
remonterait à la deuxième moitié du 13e s. (Pigeaud, III, 132). Beaucoup plus tard,
on rencontre ces mêmes pierres servant de trônes aux souverains
respectifs de Surakarta et de Yogyakarta, sous le nom de sela gilang, sela étant
le kromo de watu. Dans ces palais tardifs, elles se trouvent incorporées aux
kraton, dans la partie appelée pagelaran. Deux éléments aident à
comprendre l'importance et la nature de cette pierre. La sela gilang de Surakarta
passe pour être l'ancien trône du dernier roi de Majapahit; or on sait que
les chroniques des cours de Java central se sont efforcées, non sans mal,
de présenter les souverains de Mataram comme les héritiers légitimes du
royaume de Majapahit. Et il semble bien que la possession de cette pierre
suffisait à justifier cette légitimité. En effet, lors du transfert officiel de
MER DE JAVA

Banten lama

Kasunyatan

Banten
Serdng gvrang
,

10- km.env

Croquis de la région de Banten par J. Dumarçay


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la capitale de Kartasura à Surakarta, en 1746, une longue procession quitta


l'ancien palais, saccagé et souillé par les troupes rebelles pour gagner le
nouveau site, éloigné de quelques kilomètres seulement. Il est frappant de
constater dans la description qui en a été laissée (Soepomo-Ricklefs, 101-102)
que l'unique élément de l'ancien kraton à être transporté fut le bangsal pan-
grawit qui remplit en quelque sorte la fonction d'un dais d'honneur pour
cette sela gilang - et donc très certainement était-il transporté avec la
pierre - précédé dans la procession par deux waringin à planter sur la
place nord du futur palais. L'emplacement de cette pierre à l'intérieur du
palais dans les principautés de Java central ne correspond pas à la
tradition ancienne. Sur le site du plus vieux kraton de Mataram, celui de Panem-
bahan Senopati à Kota Gede, on peut voir encore aujourd'hui à l'ombre d'un
waringin imposant, planté, dit-on, à l'époque de ce souverain, une petite
construction abritant la sela gilang , le trône de Senopati, qui reste l'objet
d'un culte populaire. On raconte même que l'angle manquant de cette pierre
aurait été brisé par le roi quand il y fracassa la tête de Ki Ageng Mangir,
un prince autonome qui s'obstinait à refuser sa nouvelle autorité sur cette
région. La tradition veut que cette pierre et cet arbre soient toujours
restés à ce même endroit qui était jadis la place royale (Mardjana, 91-93). On
constate donc qu'au début du 16e s. à Banten, comme à Kota Gede à la
fin du même siècle, la sela gilang se trouve sur la place même.
Il semble bien que cette pierre possède une plus grande signification
que les autres regalia. Sur cette watu gigilang, Hasanudin prend la place
de Betara Guru Jampang; comme lui, il y médite pour en faire ensuite son
trône. Tout paraît indiquer que c'est la pierre même qui lui donne son
pouvoir sur la ville dont elle est le centre, le palais n'ayant qu'un aspect
fonctionnel. Faut-il comme certains (Behrend, 216), voir dans ce roc, un rappel
du mont Meru, le siège de Shiwa? On serait tenter de le croire puisque
Betara Guru est une des appellations de Shiwa. On peut pourtant
légitimement se demander si ce rude trône ne renvoie pas à un passé autochtone
plus ancien, quand les pierres servaient à l'expression du sacré, comme elles
le font encore dans certaines régions d'Indonésie. Les découvertes de plus
en plus nombreuses de sites mégalithiques durant les dernières décennies
montrent à l'évidence que Java a amplement participé à ce système. Un
deuxième élément accompagne cette pierre pour la détermination du
centre: un figuier des banyans ou waringin dont une barrière entoure le tronc
d'où son nom de waringin kurung . Il semble véritablement associé à la
watu gigilang dans la description que donne la S.B. du complexe royal
(pupuh 44). On connaît les waringin kurung sur les places actuelles des
principautés de Java central mais ils vont par paire ou mieux par couple,
puisqu'ils sont censés être l'un masculin et l'autre féminin. Là encore, il
s'agit sans doute d'une évolution tardive puisqu'on n'en trouve qu'un à Ban-
Relevé topographique du site actuel de Banten par J. Dumarçay.
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ten et qu'à Mataram, la tradition ne garde le souvenir que d'un seul warin-
gin sur Y alun-alun de Kota Gede, planté comme à Banten à côté de la sela
gilang. Le fait qu'on plante de nouveaux arbres à la fondation de Surakarta
montre qu'ils n'ont pas en eux un caractère sacré. En effet, le waringin
représente, selon le Rajapatigundala (Pigeaud, III, 132), l'une des trois
espèces d'arbres capables de servir de siège aux esprits sacrés (kayangan). Sa
signification malheureusement n'est pas claire. Abrite-t-il la puissance
surnaturelle du trône ou le baureksa, l'esprit du lieu? On peut se demander
à le voir isolé sur Y alun-alun déserte s'il ne représenterait pas l'Arbre du
Centre (cf. Pigeaud, IV, 202), sorte d'axe qui réunirait les mondes chtho-
niens et ouraniens. Quoiqu'il en soit, on doit constater que ces deux
éléments restèrent longtemps intouchés et gardèrent leur caractère sacré
malgré les vicissitudes des siècles. Stavorinus (I, 54) à la fin du 18e s., en fit
une belle description, s'attardant sur la majesté de l'arbre et la fraîcheur
de son ombre, prenant toutefois la pierre pour la tombe d'un ancien roi.
Mais on sait que l'assimilation d'un quelconque lieu sacré, d'une pierre à
plus forte raison, à la tombe d'un puissant personnage, est phénomène
courant à Java. Plus près de nous encore, en 1920, un ingénieur topographe
(Groenhof, pl.4b) publia, dans une petite étude sur les vestiges de Banten,
une photo, prise l'année précédente, de la pierre et de l'arbre qui l'enserre
dans son tronc. Il y relève aussi le nom que l'on donnait alors au waringin:
«purwadinata», «le roi ancien».
Le précieux témoignage du Premier Voyage des Hollandais montre qu'en
1596, les Bantenois ne tenaient pas ce «centre» pour un vain symbole
puisque le roi, ou à cette époque son tenant lieu, le gouverneur-régent,
réunissait le conseil du gouvernement à l'extérieur, sur la place royale, sous un
arbre, le waringin selon toute vraisemblance, comme le montre une
magnifique gravure insérée dans le livre. Mais on reviendra sur cet aspect.

L 'orientation
Selon la S.B., Sunan Gunung Jati, après avoir choisi le site de la ville,
indiqua à son fils où il devait établir: le marché, la place royale et le palais.
Or, ces trois éléments, qui apparaissent comme fondamentaux dans une
ville royale, se retrouvent dans le même ordre et formant un axe nord-sud,
à Banten comme à Majapahit (Pigeaud, V, plan I), à Surabaya au début
du 17e s. (De Graaf, 14) comme à Yogyakarta à la fin du 18e s. Cette
orientation selon les points cardinaux apparaît encore avec les quatre rues
principales qui partent toutes de la place et dessineraient dans la ville une croix
parfaite si la rue allant vers le sud ne se trouvait décalée par rapport à celle
du nord pour contourner le palais. De plus les murailles formaient jusqu'au
milieu du 17e s., un rectangle (carré ?) plus ou moins régulier dont chaque
côté, percé d'une porte, correspondait à un point cardinal. Cette idée du
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centre et des points cardinaux demeurait encore très présente dans les
esprits à l'époque de Sultan Ageng puisqu'on trouve parmi ses plus
proches conseillers, quatre de ses frères portant respectivement les noms de
Pangeran Kidul, Lor, Wetan et Kulon c'est à dire Prince du Sud, du Nord,
de l'Est et de l'Ouest.
Faut-il voir alors Banten comme une sorte de mandala, comme le Man-
dalay, au nom évocateur, construit au 19e s. par le roi birman Minton? La
circumambulation de cette partie de la ville effectuée par le roi avec les
étendards sacrés dans un but prophylactique - rite que l'on retrouve encore
aujourd'hui à Java central - serait un argument supplémentaire pour aller
dans ce sens. Il est sans doute plus sage de remarquer qu'on retrouve dans
toute l'Asie du sud et de l'est cette même conception de la cité royale qui
intègre dans son plan le sacré au profane et dont l'ordonnance se veut le
reflet de l'ordre cosmique dont le roi est le centre sur terre (cf. les études
réunies par Smith & Reynolds).
Après cette incursion un peu longue mais nécessaire dans le monde
symbolique, il faut en venir à celui, moins aléatoire, de la réalité.

Le palais
Dans la masse de documents sur Banten, on trouve curieusement peu
de descriptions du palais. Van der Chijs (30) cite un texte de Steven Verhal-
gen, de 1600, dans lequel celui-ci inclut la place dans le complexe royal et
où l'on reconnaît des portes gardées et un pendapa. Avec la S.B. (pupuh
44), on peut se faire une idée plus précise du palais à la fin du règne (avant
1651) du sultan Abulmafakhir, grand-père et prédécesseur de Sultan Ageng.
Au sud de la place se trouve le pavillon de sri manganti où les hôtes du
souverain attendent d'être reçus; on pénètre ensuite dans le palais
proprement dit qui comprend un certain nombre de cours et de pavillons appelés
madé, un kampung du nom de candi raras, la trésorerie, la mosquée
privée du roi avec un minaret, le fameux canon Ki Jimat, les écuries et un
peu partout des postes de garde. Tavernier (II, 435), invité par le
souverain à la même époque, en 1648, fut reçu sous un pendapa dont les quatre
piliers étaient écartés l'un de l'autre de quarante pieds. Il est
vraisemblable que ce pendapa où le roi était assis «dans une manière de fauteuil dont
le bois estoit doré d'or moulu comme les bordures de nos tableaux», situé
sur une place carrée, où serviteurs et gardes étaient assis à l'ombre de
quelques arbres , était le hall d'audience dans la partie publique du palais. Bref,
on en sait trop peu pour en dresser une image précise mais assez pour
reconnaître un palais traditionnel javanais.
Si l'on considère maintenant la situation en 1678, on se rend compte
qu'une évolution considérable s'est opérée par rapport aux années
précédentes. En 1673, un chirurgien danois au nom germanisé en Cortemùnde
fait escale à Java et rend visite au roi de Banten en compagnie de l'équi-
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page du navire qui l'a amené. Comme il dessinait, il a laissé plusieurs


croquis pour illustrer son journal de voyage. L'un d'eux représente l'arrivée
de la délégation danoise à la cour. On reconnaît la place royale avec au fond
un triple pavillon qui doit être sri manganti et derrière, un mur qui entoure
le palais proprement dit. Dépassant ce mur, on aperçoit deux bâtiments
en dur dont l'un possède une toiture de style typiquement chinois. Tout
porte à croire, malgré l'improbable cheminée fumante qui couronne le toit,
qu'il faut prendre en considération ce témoignage d'une influence chinoise
au palais. D'une part, on apprend qu'en 1668, le sultan s'est fait construire
une nouvelle habitation (D.R., 18.10.1668). Par ailleurs, le dessin a été fait
fait par Cortemùnde lui-même et non par un graveur travaillant en Europe
sur instructions, comme c'était souvent le cas pour d'autres illustrations.
On sait aussi que Sultan Ageng fut toujours très favorable aux Chinois en
général (IOR, E/3/31, 29.12.1671) à tel point. que ce favoritisme vis à vis
d'étrangers irritait grandement son fils, le jeune sultan (D.R., 23.1.1674)j
A maintes reprises, le vieux sultan fit appel pour effectuer des travaux en
dur dans la ville, murailles, ponts, maisons etc. à deux Chinois, l'ancien cha-t
bandar Kaytsu et l'actuel, ancien directeur des douanes, «anobli» sous le
nom de Kiayi Ngabèhi Cakradana. Enfin, on constate que le même sultan
fit construire, près de sa nouvelle résidence de Tirtayasa, un village dont
les maisons, de façon bien inhabituelle à Java, étaient de briques (D.R.,
4.8.1676). Plus prosaïquement, ces bâtiments en dur à l'intérieur du palais
non seulement permettaient d'échapper au risque toujours présent
d'incendie mais encore répondaient mieux que les pavillons javanais au nouveau
style de vie des souverains qui s'entouraient de curiosités étrangères allant
de cabinets du Japon aux miroirs et horloges venus d'Europe. Deux ans
plus tard, en 1680, le jeune sultan fera construire à sa place, un nouveau
palais, en forme de forteresse et de style européen, cette fois-ci, par le
fameux «renégat» hollandais, Cardeel.
Autre nouveauté, Sultan Ageng, en 1678, abandonne définitivement ce
palais, où il ne résidait déjà plus guère, pour établir sa cour à Tirtayasa.
Ce palais, qui n'est plus royal, est occupé actuellement par son fils aîné.
On a là, un exemple supplémentaire de «l'instabilité» des capitales
javanaises. En 150 ans environ, le palais passe de Banten Girang à Banten puis
de là à Tirtayasa. Dans un laps de temps à peu près comparable, la capitale
de Mataram erre de Pajang à Kota Gede, de Karta à Plered, de Kartasura
à Surakarata!
La manière de gouverner elle-même a évolué avec le temps. On a vu
qu'en 1596, le roi prenait ses décisions entouré de ses conseillers sur le dar-
paragi près de la watu gigilang. Mais la situation politique a beaucoup
changé depuis cette époque avec l'installation des Européens à Banten et
surtout la présence des Hollandais à Batavia.
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Banten qui a su tenir compte de cette nouvelle donne, tire de grands


profits des nouveaux réseaux économiques mis en place par les Européens.
Cependant comme ceux-ci entretiennent tous des espions à la cour, les
grands conseils publics du gouvernement ne se trouvent plus adaptés à la
situation. Pour résoudre ce problème, Sultan Ageng abandonna petit à petit,
à partir de son accession au trône, l'habitude de ces conseils élargis avec
les grands du royaume et prit ses décisions seul avec ses plus proches
conseillers, ce qui ne fut apprécié ni des grands ni des Européens qui le taxaient
d'absolutisme (IOR, E/3/24, 31.12.1654 et E/3/31, 29.12.1671). Pour
augmenter encore la sécurité, il décida au début de 1674 de tenir désormais
ses réunions à l'ancienne cour de Banten Girang (D.R., 23.1.1674). Il
supprima ensuite les réunions en plein air; elles eurent lieu désormais «à
l'intérieur du palais, en un lieu sûr que seuls pouvaient approcher des enfants
de dix à douze ans» (D.R., 27.8.1675). Enfin à partir de 1678, les réunions,
toujours secrètes se tinrent à Tirtayasa où ne demeurait aucun étranger.
On voit ainsi disparaître sous la pression des événements, une méthode de
gouvernement ancestrale mais quelque peu primitive et la place royale
perdre une de ses fonctions principales. Il semble bien que le caractère
religieux et nécessaire de la watu gigilang se soit estompé dans l'esprit des
dirigeants par pragmatisme politique et que la pierre ne fût plus alors qu'un
symbole et un souvenir des temps anciens.
La description d'un palais javanais ne serait pas complète sans ses deux
compléments: la réserve d'animaux (krapyak) et le palais des eaux (taman
sari). On trouve pour la première fois mention de ce dernier dans la S.B.
(pupuh 44). On le situe dans un lieu appelé Pupungkuran près de Kenari.
Il s'agit certainement de l'ensemble que l'on connaît aujourd'hui sous le
nom de Tasikardi. Il s'appelait à l'époque Kebon alas (le jardin sauvage)
et comprenait un bassin avec en son centre une île qui servait, selon la S.B.,
d'entrepôt à poudre! On reconnaît dans cette description une structure bien
connue ailleurs. Durant le règne suivant, un autre taman sari semble avoir
été construit par Sultan Ageng, à Banten même, au sud (?) du palais. Cor-
temûnde (126) dit que le «sultan possède dans la partie de la ville qui donne
sur la campagne, un beau et grand jardin, richement pourvu de tous les
fruits imaginables et de plantes rares» où il a «juste à côté, une maison de
bains». Cet ensemble dut disparaître lors de la construction de la forteresse
en 1680 et en 1706, lorsque Cornelis de Bruin (V,i53) passa par Banten,
il fut reçu par le sultan dans sa maison de plaisance, à Tasikardi qui depuis
trois ans, dit-il, servait de réservoir d'eau pour le palais auquel il était relié
par une conduite de pierre et un tuyau de plomb que l'on voit encore
aujourd'hui.
Près de Kenari, le sultan Abulmafakhir, d'après la S.B. (pupuh 44) fit
faire une réserve d'animaux où l'on trouvait des cerfs et des buffles mâles
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et femelles. Aucun autre texte du 17e s. ne semble faire allusion à ce lieu.


Par contre le plan de Heydt de 1739 mentionne une route conduisant vers
le sud «en direction de Grobiak». Et Stavorinus appelle «Grobbezak» un
lieu qui correspond manifestement au taman sari de Tasikardi. Van der
Chijs (18-19) qui cite ces deux sources avoue ne pas comprendre la
signification de ces noms qu'il qualifie, ajuste titre, de barbares. Il faut
certainement les interpréter tous deux comme des déformations du même mot
krapyak qui du fait de la proximité de la réserve d'animaux avec Tasikardi,
servait sans doute de toponyme à l'ensemble de ce lieu de plaisance des
rois de Banten. Il faut ajouter pour être complet qu'on retrouve ce toponyme
de Krapyak, au pied de la Gunung Pinang, sur la route actuelle reliant
Serang à Cilegon, à environ cinq kilomètres à l'est de Banten. Ses liens
avec la cour de Banten nous sont malheureusement encore inconnus.

La place royale
La place royale, darparagi, était située au nord du palais et se
prolongeait au nord jusqu'à la rivière. Les arbres qui l'entouraient lui donnaient
un aspect agréable que notèrent Schouten (II, 302) en 1661 comme Corte-
mûnde (126) en 1673. Un certain nombre de bâtiments officiels construits
sur son pourtour contribuait à en faire le centre administratif et politique.
Elle correspondait avant tout au lieu où le roi apparaissait à son peuple,
étant à mi-chemin entre le marché, point de rencontre de la population et
le palais, résidence du souverain. On a déjà noté cette signification avec
le trône qui y était installé. La cour de justice, dont le roi était juge suprême,
se tenait aussi sur cette place (Valentijn, vue de Banten, IV, 214-215). C'est
là aussi devant le palais, que les grands avaient obligation de paraître (ng.
séba; kr. sowari) que le roi vienne ou non. Là aussi qu'après coups de gongs
ou tirs de canon, le souverain ou l'un de ses représentants annonçait à la
population les décisions importantes prises par le gouvernement (par ex.
D.R., 6.5.1672 et 7.2.1678). Là aussi que se déroulaient les grandes
festivités données à l'occasion d'événements touchant la famille royale,
mariages, circoncisions, etc. (D.R., 1.9.1672 et Scott, 152-162). Laplace royale,
pour plusieurs jours, voire plusieurs semaines, se transformait alors en un
immense lieu de divertissement dont peuvent donner une idée les sekaten
d'aujourd'hui dans les principautés de Java central ou de Cirebon. Là encore
que l'on pouvait voir le souverain lorsqu'il se rendait à la mosquée pour
la prière du vendredi ou pour assister à l'enterrement d'un grand dans la
nécropole toute proche (D.R., 10.6.1674). Là toujours que la population tout
entière venait lui rendre hommage et lui offrir des présents - obligatoires
- à la fin du mois de jeûne (IOR, G/21/3 III, 13.5.1659). Là enfin qu'on
pouvait voir le roi et les grands s'affronter lors des tournois à cheval du
samedi (sasapton), dont Sultan Ageng était très friand (D.R., 3.12.1659).
131

La S.B. (pupuh 54) le dépeint longuement à l'un de ces tournois, tout jeune
encore, avant son accession au trône et on sait qu'à près de 50 ans, il
tournoyait encore {D.R., 23.1.1674).
Sur cette même place, on exposait les animaux royaux. Episodiquement
des tigres, lorsqu'on en capturait. Un chirurgien allemand qui vécut à Ban-
ten de 1682 à 1685, raconte {Cruelties, 117-8) que tout tigre attrapé devait
être conduit au palais et qu'on organisait alors des réjouissances. Scott (161)
décrivait déjà en 1605, un tigre en cage sur la place lors des festivités de
la circoncision du roi, le futur Abulmafakhir. L'autre animal royal était
l'éléphant. On sait que dans tous les pays influencés par la civilisation indienne,
cet animal représentait avec sa force autant la puissance militaire que la
grandeur royale. Il est remarquable qu'on ait aussi voulu suivre cette
tradition à Java où cet animal n'existe pas à l'état sauvage. Le Negarakerta-
gama (18-1; Pigeaud, III, 23) signalait déjà la présence de ces animaux à
la cour de Majapahit au 14e s. et van Neck, lors de son passage à Tuban
en 1599, fut fort impressionné par ceux que possédait le roi de cette ville.
La vue de Banten, publiée par Valentijn, montre qu'il y avait, dans la
première moitié du 17e s. sur la place de Banten, un éléphant sous un abri.
La S.B. (pupuh 44) donne même son nom: Rara Kawi. Tavernier (II, 435)
en aurait compté seize à l'intérieur du palais, à la même époque, en
ajoutant que le roi en possédait un bien plus grand nombre. Les sources ne font
plus mention de ces animaux sous le règne de Sultan Ageng. Sachant que
les cours de Java central conservèrent la tradition de posséder des éléphants
jusqu'au 20e s., on peut penser qu'elle ne fut pas abandonnée à Banten,
même si ce sultan se fiait davantage aux armes modernes. On constate en
effet, que lors de la nomination de Cornelis Speelman au poste de
Gouverneur Général, en novembre 1681, ce qui valait bien le couronnement d'un
roi, le gouvernement de Banten lui envoya un éléphant en cadeau (AMEP,
Vachet, II, 390). Quelques mois plus tôt, en janvier 1681, était arrivée à
Banten la première ambassade siamoise au roi de France, celle qui devait
s'abîmer en mer, pour une escale «technique» qui se prolongea durant huit
mois. Dans le navire se trouvaient deux éléphants que le roi de Siam
voulait offrir au roi de France, Louis XIV {A.N., C2 22, f° 38, 25.1.1681).
Du côté ouest de la place se trouve la mosquée. La tradition en attribue
la construction au fils et successeur de Hasanudin, Maulana Yusuf, en 966
de l'Hégire (1559 ap. J.C.) (Ismail, 6), année qui correspondrait d'après Hoe-
sein Djajadiningrat, au début du règne de Hasanudin. En tout cas la
mosquée qu'on peut voir en 1678, ne peut pas remonter au-delà de l'année 1615.
En effet, un Anglais, Th. Elkington (Purchas, 1, 515) raconte qu'elle
s'effondra dans la nuit du 13 au 14 août de cette année-là sous l'effet de la foudre.
La meilleure description de cette mosquée à la fin du 17è s. est celle de
Bogaert (134): «Le temple est presque carré et construit de grosses
poutres que Java fournit en abondance. Son toit est en forme de tour.. .11 a cinq
132

toits les uns au-dessus des autres; le premier et plus grand recouvre
largement le corps du temple; les suivants sont de moins en moins grands si bien
que le dernier forme presque une pointe. Au centre de celui-ci, se dresse
enfin [une construction] haute qui forme véritablement le faîte». A cette
description répond comme en écho celle de Stavorinus (I, 55), un siècle plus
tard (1769): «Ce bâtiment de forme à peu près carrée, est flanqué de deux
côtés par une haute muraille. La couverture s'élève en manière de tour,
avec cinq toits les uns au-dessus des autres dont le second est plus petit
que le premier, le troisième plus petit que -le second, etc. et dont le
cinquième se termine en pointe tandis que celui d'en bas dépasse de beaucoup
les murs du temple». Ce qui correspond assez à la structure qu'on peut voir
aujourd'hui. Tous les témoignages occidentaux insistent sur l'interdiction
faite aux chrétiens d'y pénétrer. On peut penser que, comme aujourd'hui,
le complexe de la mosquée servait, en dehors des cérémonies religieuses,
à toutes sortes d'activités profanes et qu'on venait flâner sous le serambi
dont parle Stavorinus. Schouten (I, 64-67) - pour Jepara, il est vrai -
raconte que les femmes venaient se Daigner dans les bassins de la mosquée
et Cortemûnde (125) décrit un groupe d'hommes jouant aux cartes dans
l'enceinte du complexe.
Le minaret de Banten qui représente aujourd'hui le symbole même de
la ville, curieusement ne semble pas avoir beaucoup attiré l'attention des
voyageurs occidentaux. Ce silence et une mauvaise interprétation du mot
«tour» conduisirent van der Chijs (44-45) dans son essai de reconstitution
du vieux Banten, par ailleurs excellent, à confondre plusieurs bâtiments
et à dater le minaret du 18e s., ce qui ne correspond pas à la réalité. Il est
vrai que c'est à Stavorinus (55) que l'on doit la première description claire:
«il existe, près de la mosquée, une tour étroite mais fort haute laquelle sert
au même usage que les minarets en Turquie.» Mais on ne manque pas de
sources plus anciennes. La tradition (Ismail, 6), qui n'a certes pas toujours
raison, en attribue la construction, vers 1620, à un Mongol (Mandchou?)
musulman du nom de Cek Ban Cut. Sur les plans anciens de Banten, ce
minaret n'apparaît pas. Pourtant, dans la légende de celui de 1659 (IJzer-
man, XXIII), on peut lire: «leur Misquijt ou église près de laquelle se trouve
une tour blanche et droite qui dépasse les arbres». Sur la vue de Banten
de la Bibliothèque Nationale de Paris (Cartes et plans, S.H.193/4/1) qui date
sans doute du début des années 1670, on voit clairement le minaret près
de la mosquée. En 1694, à son passage à Banten, Valentijn (IV, 215) parle
d'une «tour de pierre qu'on découvre de loin au large». Il s'agit
manifestement du même minaret décrit ensuite par Stavorinus. Le minaret, assez
inhabituel à Java, semble avoir été largement adopté à Banten où passent
nombre d'ulamas étrangers. On en avait construit un, avant 1650, près de
la mosquée du roi, à l'intérieur du palais (S.B., pupuh 44). La mosquée de
Kasunyatan, certainement très ancienne, située hors les murs au sud de
133

la ville, en possède un aussi, sur plan carré, qui n'est pas sans rappeler celui
plus énigmatique, appelé Pacinan-Tinggi qu'on peut voir encore dans
l'ancien quartier chinois.
Au nord de la mosquée, se trouve l'entrepôt à riz de la ville. On peut
se demander, quand on sait l'importance et la signification accordées par
les Javanais à cette céréale si sa construction à proximité de ce lieu sacré,
relève du pur hasard. Les souverains de Banten ont toujours été
préoccupés par l'approvisionnement en vivres de cette grande cité et se sont
efforcés, en faisant d'importants travaux d'irrigation dans le royaume,
d'augmenter les surfaces cultivables. D'autant plus que les plantations de
produits d'exportation: poivre, sucre, gingembre, etc; avaient tendance à
réduire les cultures vivrières. La construction du grenier fut ordonnée par
le sultan Abulmafakhir, sans doute à la fin des années 1640 (S.B., pupuh
56); en 1659, il n'était pas encore terminé (IJzerman, XXIII). Il l'est en 1668,
puisque cette année-là, Sultan Ageng le fait remplir de riz. Les Hollandais,
qui estiment que la quantité ainsi engrangée correspond à la
consommation d'une année, se demandent alors si ce n'est pas en prévision d'une
guerre avec Batavia {D.R., 6.11.1668). On comprend ces sages précautions
du sultan quand on voit en 1677 et même en ce début de l'année 1678 (D.R.,
18.3.1678), le riz se raréfier du fait des guerres mais aussi de conditions
climatiques désastreuses affectant, semble-t-il, une grande partie de l'Asie
du sud-est {D.R., 24.1.1677) et atteindre des prix considérables. Il faut dire
néanmoins qu'il s'agit là d'un des rares cas, sinon le seul, où Banten
manqua de riz.
Toujours autour de la mosquée se trouve le cimetière, appelé Sebaking-
king. En 1678, deux rois seulement y sont enterrés, Hasanudin et son petit-
fils, Maulana Muhamad, tué à la guerre devant Palembang et appelé pour
cette raison Séda-ing-rana, «Mort au loin». Maulana Yusuf a son tombeau
à Pakalangan, au sud de la ville et les père et grand-père de Sultan Ageng
à Kenari, près du taman sari. Dans le complexe de la mosquée, on enterre
aussi quelques grands personnages à qui le roi veut faire honneur, comme
l'ancien chabandar chinois Kaytsu (D.R., 10.6. 1674). Rien ne rappelle ici les
montagnes funéraires comme celle de Sultan Agung à Imogiri et on ne
trouve aucune mention d'un quelconque culte rendu alors à la tombe de
Hasanudin, comme c'est la cas aujourd'hui. Ceci ne signifie pourtant pas
que Banten ignorait le culte des tombes. On trouve à l'ouest de la rade,
au sommet d'une colline en pain de sucre, la tombe d'un compagnon de
Hasanudin, Kiayi Santri, qui fait l'objet d'un culte ancien et que Stavorinus a
visitée en 1769. Et les tombes kramat étaient , semble-t-il, nombreuses à
Banten, au 17e s. Tavernier (II, 439-440) parle avec goguenardise de ces
tombes et de leurs juru kunci : «souvent, il y a quelque gros gueux qui
s'habille en Dervich, il fait une hute auprès du tombeau qu'il a soin de tenir
134

propre et sur lequel il jette des fleurs. A mesure que l'on y fait quelque
aumône, il y ajoute quelque ornement parce que plus la sépulture est belle
et plus il y a de dévotion et de sainteté et d'autant plus croissent les
aumônes». Mais le grand lieu sacré reste la tombe de Sunan Gunung Jati à Cire-
bon où à plusieurs reprises des grands de Banten effectuent des pèlerinages.
Enfin, il y a encore près de la mosquée les habitations des responsables
religieux (Bogaert, 134) en particulier celle du Cadi, qui porte le titre de
Kiayi Fekih (ar.fiqh). Ce personnage jouait un rôle important puisqu'il était
en quelque sorte le ministre de la justice {ARA, VOC 1440, f° 2440,
20.1.1688) comme l'explique bien un texte, certes assez tardif: «Le grand
prêtre, Khay Fokkée Natja Moedin est nommé par le roi jlscaal c'est à dire
juge des disputes survenues entre les Bantenois» (Ars.Nas., Banten 14/3,
7.10.1789).
Le plan de 1659 montre qu'au sud de la place, le palais du roi est entouré
par ceux de ses plus proches conseillers, en particulier de ses deux
principaux ministres: le Mangkubumi et le Kiayi Arya, formant ainsi un
véritable ensemble administratif où travaillent toutes sortes de clercs, écrivains,
interprètes, etc. Mais en cette année 1678, avec le départ du sultan pour
Tirtayasa, ces grands personnages démontent leurs résidences, sans doute
des pavillons, pour les faire transporter vers la nouvelle cour (D.R.,
27.7.1678). Non loin du palais, on trouve l'arsenal, sévèrement gardé, où
sont conservés des canons, des armes à feu et des armes blanches (Corte-
mûnde, 126) en nombre suffisant pour équiper l'armée. Il est surmonté par
un grand tambour (bedug) de huit pieds de haut «dont le son s'entendait
jusqu'à plusieurs lieues dans la montagne» (Schouten, II, 302). Schouten
- et après lui, Hesse (129) qui s'est visiblement inspiré de son texte - décrit
cet arsenal comme une «tour». Cortemûnde, lui, parle simplement d'une
«maison de munitions». Contrairement à van der Chijs, il faut certainement
prendre ce mot de «tour» au sens très large de bâtiment plus haut que les
autres. C'est pourquoi les mosquées sont souvent comparées à des «tours»
- Javaanse tempels oftoorens, dit par exemple un texte de 1686 (ARA,
VOC 1409, f° 1418, 15.2.1686). Autre bâtiment administratif sur cette place,
la prison (Cortemûnde, 126) dont le Premier Voyage signalait déjà la
présence. Il est amusant de constater que cette habitude de placer la prison
sur la place publique sera conservée jusqu'à l'époque coloniale et il n'est
pas rare encore aujourd'hui de voir la vieille prison en bordure de
Y alun-alun.
Enfin, au bord de la place, près de la rivière, étaient rangés sous un
abri, les bateaux du roi, bateaux d'apparat sans doute plus que bateaux de
guerre; mais on ne possède aucune source sur ce sujet pour le règne de
Sultan Ageng.
135

Le marché
Ce marché, situé entre la mosquée et la rivière, appelé Kapalembangan
(S.B., pupuh 26), fut d'après la S. B., le premier marché de Banten. Mais
il semble avoir souffert du manque d'espace pour se développer et
répondre à l'augmentation de la population et aux grandissantes activités
marchandes de la ville. A l'arrivée des Hollandais en 1596, le marché principal
se trouvait déjà hors les murs, du côté oriental. Celui de la mosquée qui
prenait en quelque sorte le relais de ce dernier, fonctionnait tous les jours
en fin de matinée. En 1596, il semble assez important et on y vend encore
du poivre. En 1661, d'après Schouten (II, 304), on n'y vend plus que «les
choses nécessaires pour la vie». En 1673, Cortemùnde n'en parle même plus,
citant seulement le grand passar de l'est et le kitjill du quartier chinois,
à l'ouest. Il est impossible de savoir s'il a seulement perdu de son
importance ou s'il a complètement disparu. La mention qu'en fait Hesse (131)
en 1684 n'est pas à prendre en considération puisque, on l'a déjà vu, il
reprend en grande partie le texte de Schouten*

Les quartiers
Les informations sur le reste de la ville intra-muros sont bien sûr
beaucoup moins détaillées. Le premier voyage hollandais (Premier Livre, 26;
Rouffaer, 107) donne une idée néanmoins assez claire de sa structure: «plus
est la ville répartie en plusieurs parties et sur chacune est constitué un
gentilhomme pour la garder en temps de guerre, de feu ou autre et chacun
a sa cloisture séparée des autres et en chaque partie pend un grand
tambourin.. .sur lequel ils frappent... quans ils voient quelque feu ou combat; par-
reillement sur le midi et à l'aube du jour et au soir tard quand le jour
default». Quelque soixante-dix ans plus tard, la situation n'a guère
changée. En parlant des villes javanaises en général, Schouten (II, 328-329) écrit
qu'elles «sont divisées en plusieurs quartiers dont chacun est commis aux
soins et à l'inspection d'un orangcaie ou gentilhomme considérable qui fait
un fidelle rapport de ce qui s'y passe au souverain ou à ceux qu'il a
délégués. Quand on a quelque sujet de craindre ou que le feu prend quelque
part, on bat les tambours avec un gros maillet» et il ajoute (II, 303) sur
Banten même: «Banten est divisée en plusieurs quartiers dans chacun
desquels on fait la garde et ils sont fermés de barrières...» . Bogaert (133) note:
«...la ville est divisée en quartiers qui sont fermés chaque nuit de barrières
et gardées contre tout malheur». Ces ensembles fermés et gardés font
penser bien sûr aux kampung d'aujourd'hui avec les gardu et ronda, mots
curieusement empruntés à l'occident, et les gapura décorés qui remplacent
les barrières, toujours présentes pourtant dans les esprits comme en fait
foi l'expression masuk kampung.
Ces quartiers reproduisent en petit la structure de la ville. Comme tous
136

ses habitants appartiennent au roi, tous ceux du kampung appartiennent


à un grand qui y a son palais. Une situation qui survécut longtemps dans
les principautés de Java central, où certains quartiers portent encore des
noms de prince. La demeure du grand reproduit le palais royal, dans son
ordonnance. Elle est entourée d'un mur qui la protège du feu; on pénètre
ensuite dans une cour gardée qui porte aussi le nom de paseban où se règlent
les affaires locales et o'u se trouve l'oratoire privé, langgar, que Pallu
compare à «de petites granges toutes ouvertes par le devant» (AMEP, 135, f °
239); la résidence elle-même comporte des éléments en bois sculpté et doré
et est ornée de «tapisseries et courtines de draps de soye ou de toiles de
coton bien peintes» (Pyrard, 100). Ces grands ont leurs ulamas et leurs
gardes, leurs musiciens et leurs danseuses, bref, ils sont les rois de leurs
quartiers. Leur richesse et leur puissance sont fonction de l'importance de la
population qui leur appartient - les chiffres variant de plus de 2 000 à moins
de 200 personnes. S'ils sont les maîtres de leurs gens, ils en sont aussi
responsables vis à vis du pouvoir, comme le dit Schouten, d'où l'importance
de la tradition qui veut que chaque grand paraisse au paseban royal pour
rendre des comptes. A tout moment, le gouvernement peut destituer un
grand, aussi noble soit-il, et en nommer un autre à sa place.
Cette structure urbaine fait bien ressortir la règle sociale qui régit toute
la ville intra-muros: tout habitant de cette partie de Banten doit
appartenir à l'un des grands. Sont refoulés hors les murs, tous ceux qui n'entrent
pas dans ce système, en particulier, on le verra plus loin, les étrangers.
Cette dépendance de la population choquait beaucoup les Occidentaux
comme par exemple Pallu (AMEP, 135, f210) qui écrivait en 1672 : «Le
Roy de Bantam a un empire entièrement souverain sur ses sujets ; ils sont
tous ses esclaves depuis le premier jusqu'au dernier; il est le maître absolu
de leurs biens et de leurs vies.. .en un mot il a tout et eux proprement n'ont
rien que le vivre et le vestir comme de vils esclaves, tout le reste des fruits
de leurs travaux et de leurs industries estant pour le roy». La réalité qu'il
n'est pas le lieu de discuter ici, était certes plus complexe et à côté des
véritables esclaves, achetés ou razziés, des habitants «libres» exerçaient
normalement un métier. Il faut reconnaître néanmoins que les Bantenois
jouissaient moins de droits qu'ils n'étaient astreints à des devoirs. Et cette
situation ne contribua sans doute pas peu à l'enrichissement des marchands
étrangers.
Toutes les habitations de cette partie de la ville sont construites, comme
c'est l'habitude en Asie du sud-est sur pilotis, en bambou et couvertes de
toits de palmes, matériaux hautement inflammables. Aussi l'histoire de
Banten n'est elle qu'une longue succession d'incendies. Mais il semble qu'en
cette fin du 17è s., se fait jour une nouvelle technique de construction,
intermédiaire entre la traditionnelle et celle en dur. «La plupart des maisons
137

sont construites de troncs de palmier ou de gros bambous, avec des parois


de cannes fendues dont les interstices sont enduits de glaise ou de chaux.
Elles sont couvertes de ...palmes ou de tuiles rouges» (Bogaert, 133). En
1675 encore, les deux tiers de la ville furent consummés par le feu (D.R.,
6.1.1675).
L'intérêt des pilotis paraît plus évident quand on sait que «la pluspart
de l'Hyver la rivière est toute débordée par la ville et l'on ne peut aller
par les rues que par batteaux» (Pyrard, 100). Les Occidentaux, avec leur
conception méditerranéenne de la ville comme un ensemble
fondamentalement artificiel d'où doit être chassé tout rappel du chaos naturel, furent
tous déroutés par l'aspect de Banten où plutôt de cette partie de la ville
où la nature ne semble pas dominée: matériaux naturels et souvent bruts
-palmes, bambous, troncs juste effeuillés - pour la construction des maisons,
rues non pavées, quasi absence de monuments en dur et durables, maisons
et même palais ouverts à tous vents, bains publics à même la rivière et
surtout la végétation omniprésente avec ces cocotiers qui croissent au milieu
des maisons, servant autant à l'ombrage qu'à la nourriture.
On ne trouve aucune mention d'activités commerciales, en dehors du
marché de la mosquée ou d'activités artisanales, à l'exception du quartier
des potiers au sud-ouest de la ville (IJzerman, XXIII). Faut-il interpréter
ce silence comme un dédain des Occidentaux pour les activités du petit
peuple qui ne les concernent pas ou comme une image de la réalité? Dans ce
dernier cas, il faudrait imaginer la ville intra-muros de Banten comme cette
autre ville intra-muros, le Beteng de Yogyakarta, tel qu'on peut encore le
voir aujourd'hui.

Les voies de communication


On l'a vu plus haut, quatre grandes rues, non pavées, se coupaient à
angle droit à la hauteur de la place royale, divisant la ville en quatre quarts.
Pour le reste, on utilisait des sentiers irréguliers contournant les maisons,
elles-mêmes construites sans ordre. «Par leur incommodité, on ne saurait
appeler 'rues' les autres chemins» (Bogaert, 133). En 1680 (D.R., 10.7.1680),
les ambassadeurs de Batavia, mandés au palais, y furent conduits par de
«petites ruelles sombres» et ils jugèrent cette traversée des kampung peu
conforme à leur dignité. Cette quasi absence de rues s'explique aussi par
le fait que Banten était construit «en un lieu bas et aquatique» (Pyrard,
100) et que comme dans beaucoup d'autres cités d'Asie du sud-est,
soumises au régime de la mousson, le moyen de communication le plus pratique
et le plus noble restait la navigation en perahu sur les rivières et les petits
canaux qui traversaient la ville (Cortemûnde, 124). C'est donc en bateau
que s'effectuaient le transport des marchandises et des hommes et les
processions officielles, à l'intérieur même de la ville mais aussi de la rade à
138

la ville, de celle-ci à l'ancienne capitale de Banten Girang ou encore de Ban-


ten à Tirtayasa, un trajet très fréquenté en 1678. Banten perdit peu à peu
ce caractère «aquatique» qu'ont conservé beaucoup d'autres villes
indonésiennes, hors de Java. En effet l'accumulation des alluvions empêcha
progressivement la navigation sur ces rivières déjà peu profondes à la saison
sèche tandis que les travaux d'irrigation effectués en amont accéléraient
le phénomène en détournant leurs eaux dans les champs. A partir du début
du 18e s., les sultans prirent l'habitude, pour leurs déplacements,
d'abandonner leurs navires équipés «d'une tente d'écarlate, brodée d'or et
d'argent, surmontée d'un parasol de damas blanc et orné de trois
couronnes d'or superposées» (Cortemûnde, 96) pour utiliser des carosses fournis
par Batavia (De Bruijn, V, 59). Les processus concomitants de
détournement des eaux à des fins d'irrigation et d'alluvionnement s'étant
poursuivis et ayant transformé les rivières et canaux en marécages, on a bien sûr
quelque mal à imaginer aujourd'hui le Banten du 17e s. en Venise javanaise.

La ville chinoise
Cette dénomination, reprise des sources occidentales, en insistant sur
l'origine ethnique de la majorité de ses habitants, masque l'aspect plus
fondamental de la fonction de ce quartier dans l'ensemble de la ville. Situé
à l'ouest de la ville intra-muros, il en est séparé à la fois par la muraille
occidentale et par la rivière. Seul un pont, vraisemblablement un pont-levis
en pierre taillée (Cortemûnde, 124) relie entre elles ces deux parties. C'est
dire que le port, à l'embouchure de la rivière se trouve comme rejeté hors
de la ville royale, rappelant la situation de Bubat, éloigné de la capitale de
Majapahit. Ce quartier n'a que fortuitement une coloration ethnique. On
l'a déjà dit, sont repoussés systématiquement hors les murs, tous ceux qui
n'entrent pas dans le système social bantenois. Déjà en 1596, les
Hollandais notent avec quelque surprise que «l'Empereur de Demak», alors à
Banten, «à qui même les rois parlent à mains jointes», a son palais hors de la
ville intra-muros, «car il n'est pas autorisé à passer la nuit à l'intérieur de
la ville» (Rouffaer, 81). La même règle s'applique dans les années 1670 au
prince héritier de Jambi, pourtant allié de Banten ou aux ambassadeurs
de Mataram. A l'inverse, les habitants de la ville intra-muros ne peuvent
s'installer hors les murs et doivent avoir réintégrer leur quartier avant la
nuit (Scott, 93). Ce quartier, étant situé hors les murs, a donc une
population étrangère mais il a une autre spécificité: il constitue le centre de
commerce international comme le port qu'il entoure. C'est là qu'arrivent pour
trafiquer les navires venus des terres lointaines; là aussi qu'accostent les
navires locaux apportant les produits d'exportation et là donc qu'habitent
ceux qui prennent part à ce commerce, par la force des choses des
étrangers. Parmi eux, les Chinois composent la majorité mais on y trouve aussi
139

des Mores - Gujeratis et Bengalis entre autres - et bien d'autres


peuples. Lorsque les Portugais arrivèrent au 16e s., on les fixa naturellement
dans cette partie de la ville. Enfin les autres nations européennes, venues
là au cours du 17e s., pour participer, et sur quelle échelle, au grand
commerce asiatique, se virent aussi attribuer leur résidence dans ce quartier.
En venant de la rade, on pénètre dans la ville par l'embouchure de la
rivière qui forme le port proprement dit. La faible profondeur de celle-ci,
cinq pieds à marée haute (AMEP, Vachet, II, 404), autorise seulement le
passage des petits bateaux qui font donc la navette entre la rade et la ville
pour le chargement et le déchargement des cargaisons des gros navires.
Pour en faciliter l'accès, Sultan Ageng, pendant la saison sèche de 1661,
a fait draguer cette rivière et construire deux jetées dans la mer pour
lutter contre l'envasement à l'aide de gros pieux de groenhout et de pierres
de corail que les condamnés pour toxicomanie avaient dû aller chercher dans
les îles de la baie (D.R., 29.6. et 8. 1661). Ces jetées apparaissent très
clairement sur l'aquarelle de la Bibliothèque Nationale de Paris qui servit sans
doute d'original aux gravures illustrant le texte de W. Schouten. A partir
du bord de mer et en se dirigeant vers le sud, en suivant la longue rue qu'on
appelle la rue chinoise (IOR, G/21/4, 27.10.1670), on rencontre trois
ensembles distincts: l'administration du port, le quartier européen et enfin le
quartier chinois.

L 'administration du port
Le premier ensemble commence à la barrière, le boom des textes
hollandais et effectivement constituée par des troncs d'arbres, qui permet ou
non l'accès des bateaux à la ville, avec pour la garder un détachement de
soldats placés sous l'autorité d'un officier, tumenggung, (D.R., 4.3.1680)
qui dispose de deux pièces de canon (AMEP, Vachet, II, 405). Tout près,
se trouve le Bureau des Douanes, pabean, l'un des rares toponymes anciens
conservés dans le Banten d'aujourd'hui. Il s'agit d'une administration
importante qui contrôle toute l'importation et l'exportation des marchandises.
Les denrées interdites à l'importation comme le tabac ou l'opium sont
placées dans un entrepôt «sous douane», avant leur réexpédition vers d'autres
régions (IOR, G/21/6, 29.3.1672). On y fait acquitter aussi les droits sur
les marchandises et autres taxes d'ancrage. Pour cela, on utilise le poids
public, dacing (mot d'origine chinoise). Cette opération soulevait souvent
des protestations de la part des Occidentaux qui jugeaient la balance
truquée à leur désavantage (IOR, E/3/31, 29.12.1670). Il semble que pour
faciliter l'exportation des énormes cargaisons de leurs navires, le
gouvernement ait accepté des nations européennes, le paiement de forfaits, plus ou
moins avantageux selon des accords passés avec chaque nation séparément.
Un peu plus au sud, on rencontre le chabandarat ou administration du
140

chabandar. Le bâtiment a été construit par Kaytsu, l'ancien chabandar, mort


depuis quatre ans, en 1674; de son vivant, conseiller économique du roi,
il prit une part éminente dans le développement et la prospérité de Banten
à partir de 1665 environ. Depuis le 23 février 1677, la fonction de
chabandar est exercée par Kiayi Ngabèhi Cakradana. C'était économiquement le
poste le plus important de la cité, le chabandar étant, comme l'écrivait Guil-
hen, le chef de la loge française, «autant que maître du port et chef général
du commerce» (AMEP, Vachet, II, 380).
Ces trois administrations, Bureau des Douanes, Poids Public et Cha-
bandarat, occupaient un certain nombre de clercs, chargés de tenir les
écritures et avaient toutes trois comme titulaires des postes de direction, des
étrangers, des Chinois en 1678. Même si la chose est loin d'être propre à
Banten, la présence d'étrangers à la tête d'administrations aussi
importantes peut surprendre, elle correspond néanmoins à une logique. En effet
le chabandar, outre la charge du port et du commerce, avait celle des
communautés étrangères dont il était garant et qu'il représentait auprès du
gouvernement. Il semble bien que le directeur des Douanes ait eu en
revanche la charge de diriger la communauté chinoise. Les sources occidentales
le nomment tantôt chef des Chinois, tantôt chabandar de la ville chinoise
(Voorhoeve, 162), ce qui prête souvent à confusion. On sait que dans la
Batavia toute proche, les Hollandais reprirent ces mêmes fonctions, sous les noms
de Capitaine chinois et de chabandar, ce dernier étant toujours hollandais.
Autres lieux, autres moeurs! Enfin la présence d'un Chinois au poste de
Kepala Dating s'explique par le fait qu'il dépendait du directeur des
Douanes, Chinois lui-même, et que la cohésion ethnique devait bien jouer un rôle.
On voit qu'en fait toute l'administration du port, comme la situation
géographique le montre bien, était abandonnée aux étrangers, particulièrement
aux Chinois d'origine, les plus nombreux et les mieux en cour auprès de
Sultan Ageng. Celui-ci se déchargeait entièrement sur eux de
l'administration des sources de revenus de loin les plus importantes. Le fait que ces
trois charges étaient affermées (IOR, G/21/4, 27.10.1670) montre autant
la totale confiance que le roi accordait aux fermiers que le peu d'intérêt
qu'il manifestait pour le détail des affaires. Les souverains bantenois
donnent l'impression de se défaire des tâches marchandes trop viles pour un
roi javanais et pourtant nécessaires à la richesse et à la gloire de leur
royaume. Le statut de ces administrateurs n'était pas dénué d'ambiguïté
puisque les fonctions auxquelles ils ne pouvaient prétendre que par leur
qualité d'étrangers, en faisaient en même temps des membres du
gouvernement bantenois, avec les titres et noms javanais afférents. Il semble bien
que la seule condition mise par le souverain à leur élévation ait été - au-
delà de toute conviction religieuse - leur conversion à l'islam. En effet,
en 1678 comme auparavant, tous les étrangers ayant une position à la cour
141

étaient musulmans. La grande majorité des Chinois, on le verra, semblent


avoir conservé la religion de leurs ancêtres.

Le quartier européen
On arrive ensuite au quartier des Occidentaux. Cinq nations
européennes sont officiellement présentes à Banten: les Anglais, les Hollandais, les
Français, les Danois et les Portugais (D.R., 27.8.1675). Seules les quatre
premières possèdent une loge. Les Portugais pour leur part, constituent
une nébuleuse asiate difficile à cerner. Ils ont toujours été présents à
Banten mais depuis quelques années, leur nombre a augmenté avec
l'intensification du commerce avec Macao et l'arrivée deux ans plus tôt (D.R.,
7.10.1676) de «trois navires avec des Portugais de Jepara avec leurs
familles qui veulent habiter Banten». Ces réfugiés quittaient cette ville, où ils
formaient une assez grande communauté avec leur propre église, pour
échapper à la guerre qui y faisait rage. Sans conteste, les Anglais
possèdent la plus grande loge, au nord du quartier et ils ne cessent de
s'agrandir, durant cette période faste des années 1670. En 1671, ils construisent
deux nouveaux entrepôts à poivre (D.R., 28.6.1671) et en 1674, estiment
avoir doublé la capacité de leurs entrepôts en cinq ans (IOR, G/21/4,
4.12.1674). Profitant d'un incendie en 1675, ils acquièrent un terrain
adjacent au leur de 4 500 m2 environ (IOR, G/21/4, 21.1.1675). Tout proche
des Anglais, se trouve la nouvelle loge hollandaise. Les Hollandais,
revenus à Banten après le traité de paix signé avec ce royaume en 1659, n'ont
pas voulu reprendre leur ancienne loge, trop vétusté, située un peu plus
au sud. Ils ont pris possession en 1663 (D.R., juillet 1663) de la nouvelle
loge construite par le chabandar. De l'aveu même de Batavia (D.R.,
29.7.1659), elle a plus pour finalité la collecte de renseignements politiques
et économiques que le commerce proprement dit. Enfin, près de l'ancienne
loge hollandaise, se trouvent les deux dernières loges, installées toutes deux
en 1671 et dont les bâtiments sont dûs aussi au chabandar Kaytsu, les loges
française et danoise. La loge française qui, en cette année 1678, reste dans
une inactivité forcée du fait de la guerre en Europe entre la France et les
Pays-Bas, est construite sur un terrain d'environ 1 500 m2 {IOR, G/21/4,
26.8.1671 et A.N.,C2 193, f° 25). Comme on a pu le remarquer, toutes ces
loges ont été construites sous la direction de l'ancien chabandar Kaytsu,
aussi n'y a-t-il pas à s'étonner si elles sont en briques et de style chinois
à l'exception des communs, bâtis en matériaux plus légers. Comme on le
sait, chaque nation, dans le système politique bantenois, doit avoir son
représentant auprès du gouvernement. Les nations européennes n'échappèrent
pas à cette règle. Le rôle de garant et de représentant de sa communauté
était tenu par le chef de la loge. Mais à plusieurs reprises, le sultan tenta
d'intervenir pour nommer la personne de son choix à la tête d'une nation
142

occidentale, comme il le faisait pour les nations asiatiques, Mores et


Chinois, admettant difficilement de ne pas avoir prise sur une hiérarchie
imposée de l'étranger, par la direction des compagnies de commerce ( par ex.
DM., 2.2.1659).

Le quartier chinois
Enfin, en suivant la rue chinoise qui existe toujours, on arrive au
quartier chinois. Le nombre de Chinois, déjà important au début du siècle (Scott,
passim) a crû considérablement ces dernières années, certainement par
volonté politique du roi. En 1670-1671, le roi a fait construire par les deux
chefs chinois Kaytsu et Cakradana, un ensemble de «trois belles rues avec
vingt maisons de briques de chaque côté. ..et comportant des boutiques»
(IOR, E/3/31, 29.12.1671), ce qui correspond à 120 maisons pour loger les

nouveaux
f° 2935/6, arrivants,
26.7.1683).venus
Quelques
de Chine
années
mais
plus
aussi
tarddeen
Batavia
1676, alors
(ARA,que
VOC
la guerre
1389,
fait rage aussi bien au Fujian et en Chine du sud, avec les derniers
soubresauts de la résistance des légitimistes Ming et les interventions, à partir
de Formose, de Zheng Jing, le fils du fameux «Coxinga» que sur la côte
nord de Java, où la révolte de Trunojoyo a apporté une instabilité
chronique, on assiste à l'arrivée à Banten d'une véritable vague d'immigrants
chinois en provenance aussi bien de Chine (D.R., 2.1.1676) ou d'Amoy (DM.,
14.2.1676) que de Java-est (DM., 25.8.1676) ou de Java central (DM.,
12.11.1676). C'est certainement plus d'un millier de Chinois qui vient se
réfugier et travailler à Banten durant la seule année 1676 !
L'aspect de ce quartier, de la barrière au sud, diffère grandement de
la ville intra-muros. Déjà en 1596, on y trouvait des maisons de briques
construites à la façon de la Chine du sud d'où venaient la majorité des
Chinois de Banten. En 1659, «la majorité des maisons de la rue chinoise sont
en pierre» (IJzerman, XXIII), comprendre: en dur. Enfin le processus de
construction en dur s'accélère durant les années 1670, à l'instigation du
souverain sans doute, mais surtout des deux chabandars qui veulent lutter
contre les incendies d'autant plus à craindre dans ce quartier que toutes
les marchandises y sont stockées (IOR, G/21/6a, 20.12.1670). Pallu, très
méprisant sur l'aspect de la ville en général, note en 1672 qu'on «commence
depuis quelques années à y bastir quelques rues à la mode de la Chine c'est
à dire droites, des maisons toutes égales et de briques mais basses et
petites et qui n'ont rien de beau» (AMEP, 135, 209). A lire cette description,
on croirait voir n'importe quel pacinan d'une ville javanaise d'aujourd'hui.
Rues droites, maisons de briques construites sur le sol et non sur pilotis
: un nouveau style s'impose qui au cours des siècles suivants détrônera
l'ancien, à tel point que les maisons sur pilotis deviennent rares à Java,
même dans les campagnes.
143

Dans cette partie de la ville, le statut des habitants est, à l'image du


paysage urbain, très différent de ce qu'il peut être dans la ville intra-muros.
Ici, on paie une location au roi pour le terrain sur lequel sont bâties les
maisons {A.N., C2 193, f° 25 et D.R., 14.6.1663) car selon la tradition
javanaise, la terre appartient à l'état et «personne dans ce pays, n'a le droit
de posséder la terre» (IOR, G/21/4, 21.1.1675). Les étrangers, avec un
système spécial pour les Occidentaux, sont soumis à la capitation (Ars.Nas.,
Banten 3/12, f° 33, 18.8.1731) tandis que les étrangers musulmans, comme
leurs coreligionnaires javanais sont astreints à des corvées (IOR, E/3/31,
f ° 3467, août 1670). On trouve en effet dans ce quartier des représentants
de toutes sortes de nations, venus là de leur plein gré ou amenés sur des
bateaux comme domestiques ou esclaves; ils travaillent pour les loges ou
pour les riches marchands. Habitent là aussi, hors des loges, les Européens,
Anglais principalement mais aussi Espagnols, Danois, Français et
Portugais qui participent au florissant commerce interlope et plus nombreux
encore ceux qui travaillent pour le roi soit dans sa flotte de commerce soit
dans d'autres domaines et qu'il ne faut pas confondre avec les «renégats»
qui du fait de leur conversion à l'islam, habitent dans la ville intra-muros,
portent l'habit javanais et sont au service d'un grand ou du roi.
Tout concourt à faire de ce centre commercial international un quartier
très animé. Il y a le marché chinois l'après-midi où se vendent sans doute,
comme encore aujourd'hui, les produits plus appréciés des étrangers: viande
de porc pour les non-musulmans, légumes spécifiques, etc. Il y a surtout
les boutiques o'u peuvent s'acheter tous les produits d'importation et les
autres. Lorsque des navires arrivent de la Côte de Coromandel, débarquent
par plusieurs centaines, de petits marchands indépendants qui installent
des éventaires dans la rue chinoise, le temps de vendre leur maigre
cargaison (IOR, G/21/4, 27.10.1670 et E/3/37, 23.7.1676). C'est là que travaillent
les «dockers» qui remplissent les entrepôts quand le poivre arrive de
Sumatra ou le sucre de la plaine méridionale, qui chargent et déchargent les
nombreux perahu faisant la navette avec les vaisseaux en rade. C'est là qu'on
tamise, qu'on moud, qu'on met en sac le poivre; là encore qu'on fabrique
les caisses pour conditionner le sucre; là que le gingembre est confit et mis
en jarres. On y trouve aussi les briqueteries qui fonctionnent pour les
maisons et les murailles et aussi les fours à chaux que l'on exporte vive, en
grande quantité à Batavia dans des jarres de terre.
Comme tout port, c'est aussi un quartier où l'on se divertit. On y trouve
des cabarets accueillants o'u l'on boit de l'arak, distillé à Banten, où l'on
joue aux échecs, aux dés et à d'autres jeux de hasard (IOR, G/21/3 II,
27.5.1635) et où à condition de payer une sorte de taxe au gouvernement,
on peut avoir la compagnie de femmes peu farouches (L'Estra, 34-35). Sur
ces sujets délicats, on étendait généralement un voile pudique et Corte-
mûnde (101-102) est l'un des seuls à raconter comment les matelots par-
144

taient tous les soirs au port faire la fête dans ces cabarets à arak et
comment, quand ils rentraient aux navires, «il fallait les hisser à bord comme
des porcs» tant ils étaient ivres. Pour s'étonner de ces débordements de
la part de marins ayant passé de longs et pénibles mois en mer, il fallait
un jeune prêtre catholique comme Gayme (AMEP, vol. 972, f° 172-3,
8.10.1672). Mais il y a des plaisirs plus innocents dans ce quartier où se
donnent souvent des spectacles de wayang ou de théâtre et où se tirent
des feux d'artifice dont la variété et la splendeur ravissent et étonnent les
Européens.
Un mot enfin doit être dit sur les lieux de culte de ce quartier. Les
Occidentaux avaient un oratoire ou une chapelle à l'intérieur de leurs loges
respectives et les compagnies mettaient généralement un chapelain à leur
disposition. Aucune source ne fait mention d'une mosquée dans cette partie
de la ville. Pour les Chinois, on a vu que les plus importants d'entre eux
étaient convertis à l'islam. Mais il ne faut sans doute pas surestimer leur
nombre. Ils apparaissent d'autant plus souvent dans les sources qu'ils
occupent des positions particulièrement en vue. Il apparaît clairement au vu
de tous les témoignages que la majorité d'entre eux conservaient la
religion de leurs ancêtres.
Curieusement, on ne dispose que de sources obscures sur les lieux de
culte chinois alors que le Banten d'aujourd'hui doit en grande partie sa
renommée au klenteng devenu Vihara Avalokitesvara. Ce klenteng est situé
dans le quartier actuel de Pabean; il paraît assez improbable qu'il ait pu
exister dans ce quartier au 17e s., sans qu'on en fasse mention. Lombard-
Salmon (100) dans leur étude de la communauté et de l'épigraphie
chinoises de Banten, montrent que la stèle la plus ancienne de ce temple remonte
à 1754. La première mention de ce temple qu'on ait pu trouver jusque là
date de 1747 et se trouve dans un acte notarial (Ars.Nas. Banten 14/6, f °
45, 29.1.1747) où il est spécifié qu'une propriété touche à l'ouest au Chi-
neese Tempel.
Mais qu'en est-il au 17e s.? Le Premier Voyage parle bien d'une pagode
mais Rouffaer-IJzerman (125) ont montré que la gravure sur laquelle
s'appuie manifestement le texte, a été reprise d'une illustration d'un
temple hindou, parue dans Linschoten. On peut faire appel à Mandelslo qui
affirme qu'il n'y a à Banten ni temples ni prêtres ou à l'inverse, à Leblanc
(148) qui lui affirme avec autant de conviction que les Chinois de Banten
ont un temple. Mais rien n'est moins sûr que le témoignage sur Banten de
ces deux voyageurs. Celui de Cortemûnde (124) est beaucoup plus fiable;
il consacre plusieurs pages à la description de la communauté chinoise de
cette ville. Après avoir parlé d'autels, sans doute familiaux, il ajoute: «Ils
ont en outre à Banten de magnifiques temples, avec des images de diables,
splendidement ornées mais effrayantes, en or et en argent... Ils permettent
145

volontiers aux Chrétiens d'entrer pour tout regarder», ce qui est différent,
dit-il plus haut, des musulmans qui leur interdisent l'accès de la grande
mosquée. On dispose donc de ce seul témoignage pour affirmer que les Chinois
avaient plusieurs klenteng à Banten en 1673.

Les faubourgs de l'est


II existe une sorte de symétrie entre ce quartier et la ville chinoise.
Comme cette dernière, il est séparé de la ville intra-muros par une muraille
et une rivière; il possède un port, appelé Karangantu, contrôlé par un bureau
des douanes (pabean) et surveillé par un corps de garde et il est peuplé
principalement par des étrangers. Mais les similitudes s'arrêtent là. Il ne s'agit
pas encore d'un quartier véritablement urbanisé mais d'un faubourg s'éten-
dant le long du rivage et regroupant de façon lâche toutes sortes
d'activités artisanales ou même «industrielles». D'ouest en est, on voit d'abord le
port, constitué par la rivière. Cakradana a refait en pierre, quelques années
auparavant, le pont qui l'enjambe et mène à la ville intra-muros (D.R.,
24.6.1674) -notons au passage que les Occidentaux toujours très européo-
centristes jugeaient ces constructions en dur comme «basties à
l'européenne» (AMEP, vol. 135, 209). Or ce pont est construit à l'embouchure
même de la rivière. Il pouvait certes s'ouvrir (De Bruijn, V, 51) mais
représentait certainement un obstacle à l'entrée dans la rivière. On peut penser
que la circulation sur celle-ci était assez limitée et réservée aux navires qui
apportaient leurs produits à vendre au marché et que, vu le caractère local
de ce deuxième centre commercial de Banten, seules y accostaient de
petites barques qu'on tirait simplement sur la grève. Le grand marché et les
boutiques qui l'entourent constituent le coeur de ce quartier où s'effectue
le commerce de détail. Tous les voyageurs occidentaux ont peint la richesse
et la variété de ce marché qui se tenait tous les jours de l'aube au matin
et ont insisté aussi sur le nombre de nations qui s'y côtoyaient. La relation,
détaillée à l'extrême qu'en a donné le Premier Livre est si connue de même
que la gravure qui l'accompagne qu'il paraît superflu de revenir sur sa
description. Il suffit de noter que parmi les peuples d'Orient cités, certains
n'étaient représentés que par quelques individus alors que d'autres
formaient de véritables communautés, en particulier les Chinois et les
peuples de l'Inde.
L'image de 1596, avec ses kiosques de bambou, ne correspond plus à
la réalité de 1678. On apprend que dès 1659 (Uzerman, XXIII), la majorité
des maisons autour du grand marché sont construites en briques. Corte-
mûnde (124) laisse même entendre qu'elles forment de grandes rues recti-
lignes. Ces constructions en dur sont encore l'oeuvre des Chinois qui ont
bâti là un second pacinan mais voué sans doute au commerce de détail.
La population semble en tout cas beaucoup plus mêlée que dans le quartier
146

ouest; tous les témoignages insistent sur la présence des «Maures», à tel
point qu'on appelle parfois ce marché le bazar maure (Ars.Nas., Banten
1/5, f ° 75, 1727). Mais on constate que le nombre des Chinois s'accroît peu
à peu. En 1706, De Bruijn (V, 51) décrit le pasar comme rempli de
boutiques chinoises et remarque même que le capitaine ou chef des Chinois habite
alors dans ce quartier. Il semble bien que la «sinisation» de celui-ci,
commencée depuis longtemps, se soit trouvée accélérée par la prise de Banten
par les Hollandais en 1682 et ses conséquences: l'expulsion des Maures et
des Occidentaux, l'interdiction de tout trafic international à Banten et enfin
l'obtention du monopole du poivre par les Hollandais. Une fois le commerce
international supprimé, les Chinois restés dans la ville, durent se rabattre
sur le commerce de détail et de façon logique, le quartier chinois de l'ouest,
qui après avoir beaucoup souffert de la guerre, perdait aussi sa raison d'être,
disparut rapidement. En 1683, il ne restait que 138 Chinois dans la rue
chinoise (ARA, VOC 1389, f ° 2935-6, 26.7.1683). En 1727, des Chinois
demeurés à Banten, 667 habitaient à l'est contre 128 seulement dans la rue
chinoise (Ars.Nas., Banten 1/5, f° 75).
Plus à l'est, on voit, dit Schouten (II, 304-5), le quartier des pêcheurs:
«un nombre infini de petites maisons et de huttes de pauvres gens tant
naturels du païs qu'étrangers qui fournissent quantité de pêcheurs et de
mariniers très utiles à l'état» s'étendent le long de la plage. Ce quartier de
pêcheurs existait toujours en 1706 (De Bruijn, V, 51). Dans cette zone se
trouvent aussi les chantiers navals de Banten où sont construits de
nombreux navires traditionnels allant de la jonque à la pirogue (Schouten, II,
305 et bien sûr Hesse (131) qui le copie) dont Banten a besoin pour toutes
ses activités maritimes. Seuls les très gros navires étaient charpentés à
cette époque dans la région de Rembang renommée pour sa richesse en
bois de teck (par ex. IOR, G/21/4, 23.11.1669); encore faut-il souligner qu'en
1678, du fait de la guerre, la chose n'était plus possible. Enfin les
Occidentaux, pour le carénage et la réparation de leurs navires utilisaient un îlot
situé au nord de Bojonegara, au nord-ouest de la rade et appelé souvent
le onrust anglais (A.N., C2 22, f° 37, 25.1.1681).
La dernière activité de ce quartier est représentée par les salines (D.R.,
25.4.1678) sur lesquelles on a malheureusement peu de renseignements.
On peut penser qu'elles étaient affermées et que la charge était assez
importante. En effet on voit (ARA, VOC 1440, f° 2440, 20.1.1688) que les sout-
pannen faisaient partie des revenus du prince héritier, Pangeran Ratu, le
fils de Sultan Haji, qui à la mort de ce dernier en 1687, accéda au trône
sous le nom de Abdul Fadhal Muhammad. Selon des informations
recueillies sur place en 1987, ces salines auraient fonctionné jusqu'après
l'indépendance de l'Indonésie et appartenu en dernier à des Chinois de Serang.
On peut imaginer, vu la proximité des salines avec le quartier des pêcheurs
147

qu'on procédait là aussi au salage et au séchage du poisson.


On a dit déjà que la population de ce quartier était composée
d'étrangers. On a tendance à penser surtout aux nations les plus lointaines et aux
communautés économiquement les plus puissantes. Mais habitent aussi dans
ce quartier, les peuples de l'archipel: les Malais de Sumatra et de la
Péninsule, les Javanais de Mataram et surtout, depuis quelques années, les Bugis-
Macassars et les Balinais. On apprend incidemment qu'en cette année 1678,
ces deux derniers groupes ont dû se faire enregistrer officiellement auprès
des autorités bantenoises (D.R., 20.2.1678). Aucune source ne nous
renseigne sur leurs statuts, leurs droits et leurs devoirs dans cette ville et ce
royaume.

Les faubourgs du sud


On pourra discuter l'appellation de faubourgs attribuée à cette
campagne qui s'étend sur environ dix kilomètres au sud de Banten mais l'histoire,
le sentiment et surtout l'économie la rendent indissociable de la ville. On
y accède soit par la rivière soit par la route qui la longe plus ou moins. Celle-ci
part du quartier chinois et passant à travers des champs fertiles et bien
entretenus conduit d'abord au taman sari et à la réserve d'animaux
(krapyak) puis à Kenari où se trouvent les tombes des ancêtres les plus
proches de Sultan Ageng : son arrière grand-mère, Nyai Gedé (S.B., pupuh
44), son grand-père Sultan Abulmafakhir et son père, Sultan Abulmaàli,
mort avant d'avoir pu régner. Comme le roi a son palais des eaux, les
Occidentaux ont aussi leurs bains près de la rivière où ils vont prendre le frais
et se divertir pour échapper à l'atmosphère torride et fétide de la ville et
en particulier de la ville chinoise, avec sa population dense et surtout ses
maisons de briques, résistant certes aux incendies mais mal adaptées aux
chaleurs humides que seul l'air courant peut dissiper. Les Européens
souffraient plus que d'autres de ce climat et un Anglais notait: «II doit être d'une
forte constitution physique, celui qui arrive à se sortir sans maladie de cette
étuve puante qu'est la partie chinoise de Bantam» (IOR, OCI 106, 20.6.1613).
Il y a tout juste un an, en 1677, une de ces parties de campagne entre
Européens de Banten s'est terminée par un drame qui a secoué toute la
communauté occidentale de la ville. Les Anglais de la loge avaient invité
leurs collègues danois et français à passer l'après-midi à leurs bains, situés
à trois kilomètres au sud de la ville. Tout le monde, épouses comprises, était
monté gaiement dans les barques mais au retour, au coucher du soleil, ils
tombaient dans une embuscade, montée pour une affaire personnelle avec
un Anglais, par Pangeran Kidul, le bouillant frère du roi: deux personnes
furent tuées et deux autres grièvement blessées (IOR, E/3/38, 11.5.1677).
Pourtant le lieu est loin d'être désert. On voit partout des maisons le long
de la rivière, cette banlieue fournissant en partie la ville en produits frais.
148

A sept kilomètres environ, on arrive à Kelapadua. Ici, les cultures vivriè-


res cèdent la place aux cultures de produits d'exportation. Il s'agit d'un
gros village bien différent des autres puisqu'il est construit en briques et
que ses habitants sont, pour la majorité au moins, d'origine chinoise (IOR,
H 628, f ° 187-194). On y cultive en effet depuis longtemps la canne à sucre
et bien sûr on y fabrique le sucre. Cortemùnde (126) y vit lors de sa visite,
un moulin à sucre qu'il qualifie de «magnifique». Le même auteur fait
allusion à une autre activité de ce village: la distillation de l'arak. Il y a
beaucoup de distilleries d'arak à Kelapadua, note-t-il. Or on sait par ailleurs que
cette activité était entièrement aux mains des Chinois. En 1671, une
décision gouvernementale a réglementé cette activité (IOR, E/3/31, 30.1.1671)
qui s'effectuait au début du 17e s. un peu partout et même dans le quartier
chinois. On peut en deviner l'ampleur à travers les revenus qu'en tirait le
gouvernement sous forme de taxes: 1 200 réaies par an (Ibid.) soit le prix
de dix maisons de briques dans le quartier chinois (IOR, G/21/4, 21.1.1675).
Les Anglais qui entretenaient des rapports étroits avec les Chinois de
Kelapadua pour leurs achats de sucre, y possédaient une maison.
Tout proche de là, se trouve Serang; comme son nom l'indique, puisque
en soundanais ce mot signifie rizière, c'est un centre rizicole, développé
entre autres par Abulmafakhir (S.B., pupuh 46). On arrive enfin à l'ancienne
capitale: Banten Girang. Cette cour délaissée lors du transfert de la
capitale au bord de la mer , à l'arrivée de la nouvelle dynastie musulmane, n'a
pas été abandonnée pour autant. Il y existe toujours un palais; en 1674
encore, on apprend que le roi va y faire ses tournois et y tenir ses conseils
secrets (D.R., 23. 1.1674). En 1679, il y fera bâtir «une nouvelle cour pour
servir de refuge aux reines.. .en temps de guerre» (D.R., 28.12.1679). Le
même passage du. D.R., indique qu'une route reliait Banten Girang à Tir-
tayasa, la nouvelle cour de Sultan Ageng.
Il semble vraisemblable que ces trois centres: Banten Girang,
Kelapadua et Serang - les deux premiers étant aujourd'hui de simples faubourgs
de Serang - formaient un ensemble correspondant à l'ancienne capitale.
Par ailleurs la présence d'une communauté chinoise, bien installée à
Kelapadua en 1678, rappelle que des Chinois fréquentaient ces lieux bien avant
l'arrivée de l'islam comme le prouvent les nombreux tessons de céramique
chinoise, de dynasties antérieures aux Ming, trouvées à Banten Girang et
dans ses environs et comme en témoigne la tradition populaire qui attribue
les deux sépultures, que l'on voit encore aujourd'hui à Banten Girang, sur
ce qui passe pour être le site du palais du dernier roi païen, Pucuk Umun,
à deux Chinois, Ki Jong et Agus Jo (voir aussi S.B., pupuh 17) qui,
convertis à l'islam , se seraient mis au service de Hasanudin.

Banten, ville forte


Le système défensif de la ville mérite une mention particulière dans la
149

mesure où il parut suffisamment dissuasif pour prévenir toute attaque


étrangère jusqu'en 1682, quand les Hollandais s'emparèrent de Banten. Encore
ces derniers bénéficièrent-ils, on le sait, du soutien, à l'intérieur même de
la ville, d'une fraction de la population qui leur était favorable. Ces
murailles et les canons qui les armaient, même s'ils suscitèrent parfois l'ironie
des Européens, ne furent sans doute pas pour rien dans la prospérité de
Banten qui fut, surtout durant les années 1660-1680, un véritable havre
de paix - la paix si appréciée des marchands - dans un archipel qui n'en
finissait plus de se transformer dans la violence. Sans vouloir reprendre
ici l'histoire des fortifications, on rappellera seulement que la S.B. (pupuh
22) attribue le mérite de leur construction à Maulana Yusup, qui régna entre
1570 et 1580, d'après Hoesein (162). Au début du 15e s., Ma Huan dans
le Ying-yai Sheng-lan (Groeneveldt, 45) affirme qu'aucune «des quatre
villes de Java» ne possède d'enceintes. Toute autre est la situation à la fin
du 16e s. Dans le texte du premier voyage hollandais (chap.20) presque tous
les ports de Java sont décrits comme clos de murailles. Le plan de Banten
de 1596 montre une enceinte de briques construite en zig-zag et des
palissades. Dans la vue de Banten publiée par Valentijn et décrivant l'état de
la première moitié du 17e s., on voit toujours les mêmes murailles en zig-zag.
Sur le plan de 1659 (IJzerman, XXII), soit huit ans après l'accession de
Sultan Ageng au trône, on voit que la moitié ouest du mur le long de la
mer a été refait mais en pierre de corail cette fois-ci et rectiligne avec
quelques bastions en redan. Ce travail fut sans doute exécuté entre 1653 et
1656 (D.R., 2.6.1653 et 5.11.1656). Avant 1673, le mur du front de mer
apparaît entièrement refait dans ce nouveau style comme le montrent un
dessin de Cortemûnde (123) et l'aquarelle de la Bibliothèque Nationale de
Paris. Sur le même plan de 1659, on s'aperçoit que le mur du sud, en
briques, n'est plus parallèle à celui du nord mais qu'il forme dans sa partie
ouest un grand décrochement en direction du sud, ce qui éloigne encore
la ville vivante du plan carré, le plan idéal sans doute souhaité par ses
fondateurs.
Outre celles qui entourent la ville proprement dite, on trouve encore
le long de la mer des murailles ainsi que d'autres travaux de fortifications
qui protègent d'une part le quartier chinois, d'autre part les faubourgs de
l'est. De nombreux témoignages européens assurent que deux Chinois de
Banten, les deux derniers chabandars de Sultan Ageng jouèrent un rôle
prépondérant dans la construction ou la reconstruction des fortifications.
Ceci tendrait à confirmer l'opinion de Scott (169) qui attribuait à des
Chinois la construction des premières fortifications.
Il faudrait une étude plus longue pour parler de l'armement de cette
ville dont la puissance frappait tous les visiteurs; il suffit de noter ici que
Sultan Ageng tout au long de son règne, ne cessa d'acquérir, à défaut de
150

les faire fabriquer à Banten, des canons de toutes sortes, des mousquets
et l'indispensable poudre auprès des Occidentaux, par achat, don ou
simple saisie. Il bénéficia dans ce domaine de la coopération intéressée des
nations européennes trop contentes d'avoir ainsi un moyen de
contrebalancer l'inquiétante puissance hollandaise de Batavia.

En guise de conclusion
On aurait aimé terminer en chiffrant l'importance de la population de
Banten. La chose se révèle malheureusement bien difficile. Le Premier
Livre compare le Banten de 1596 à l'Amsterdam du 16e s. et Leblanc (148)
au Rouen du tout début du 17e s. Pallu (AMEP, 135, 209) estime sa
population en 1672 à au moins 100 000 âmes. Cortemûnde (122), l'année suivante,
évalue à 200 000 le nombre d'hommes de Banten en état de faire la guerre
alors qu'en 1677, une source anglaise affirme qu'on ne saurait recruter dans
le pays tout entier, 10 000 hommes capables de porter les armes (IOR,
E/3/38, 11.5.1677). On pourrait allonger longtemps et en vain la liste de
ces évaluations. La source la plus fiable, semble-t-il, est un passage du D.R.
(16.1.1673) qui indique qu'au recensement, entrepris en 1673, des hommes
de la ville capables d'utiliser une pique ou un mousquet, on en dénombra
55 000. Si l'on considère que tous les hommes étaient concernés, quelque
fût leur nationalité, on arrive à un total d'environ 150 000 habitants en
comptant les femmes,les enfants et les vieillards.
Plus hasardeuse encore serait l'estimation du nombre des étrangers et
donc de leur proportion dans la ville. Avec cette incapacité à chiffrer, on
atteint vite des limites que les historiens de l'Occident ne connaissent pas.
Et l'absence de données quantitatives - une simple évolution du nombre
de la population par exemple - contribue certainement pour beaucoup à
l'impression de statisme que les Occidentaux crurent longtemps déceler dans
les sociétés de l'archipel.
Quoiqu'il en soit, il est indéniable que Banten représentait en 1678, par
sa population et sa richesse, le centre urbain le plus important de cet
archipel et comptait même certainement parmi les grandes villes du monde de
cette époque.

Abréviations
AMEP : Archives des Missions Etrangères de Paris
AN : Archives Nationales. Paris
ARA : Algemeen Rijksarchief. Den Haag
Ars. Nas.: Arsip Nasional. Jakarta
D.R. : Daghregister
IOR : India Office Records. London
S.B. : Sajarah Banten voir Hoesein Djajadiningrat
151

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