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1
Notre sincère reconnaissance va à M.Raphael Gély, notre promoteur et
professeur à l’UCL, pour ses précieux conseils, sa patience, sa générosité et sa
compréhension, mais également parce que sa passion philosophique, sa rigueur
et sa pédagogie ont constitué pour nous un véritable modèle académique.
Notre chaleureuse gratitude va à toute notre famille pour nous avoir soutenue
jusqu'au bout.
2
Table des matières
Introduction
3
La question de la violence est une question cruciale en politique. Elle se trouve au centre
de toute réflexion et recherche pour une vie commune des hommes, dans un même
espace, de façon synchronique et diachronique. Synonyme d’agressivité1, elle consiste,
d’un point de vue politique, à agir sur un groupe d’individus, en le forçant contre sa
volonté, en utilisant la force physique ou psychique. Elle peut donc être à la fois
corporelle et symbolique, comme dans un cas individuel de domination d’une personne
sur une autre, ou collectif d’un groupe de personnes sur un autre. Elle est susceptible de
mener à un anéantissement de celui qui la subit et ainsi mener à l’échec du projet de
coexistence. Si la définition moderne du politique 2 comprend sa fin véritable comme la
coexistence et la réciprocité des hommes dans une communauté sociale, la violence en
serait l’obstacle majeur. L’objectif principal de ce mémoire est de réfléchir au problème
de la violence sur le plan politique et de soulever la question de l’intersubjectivité dans
une communauté sociale.
1
Cf. Le Petit Larousse (2008). Éditions Larousse.
2
Il s’agit de la pensée politique moderne inspirée par le Contrat Social de J.-J. Rousseau.
4
traiter de ce problème à partir d’une lecture de la philosophie de Merleau-Ponty, car elle
permet de poser la question de la violence dans une perspective double.
D’une part nous retrouvons chez Merleau-Ponty, un questionnement qui part du champ
de l'expérience de l'histoire et de ses évènements violents, et d'autre part, à partir du
point de vue sur la connaissance et l’histoire de la philosophie et des idées. Cette
perspective offre la possibilité de répondre à la question de la violence d’une façon qui
jusque là fût en quelque sorte négligée. Si Merleau-Ponty est considéré dans son attitude
philosophique comme l'un des premiers penseurs modernes à dénoncer certains acquis
majeurs de la philosophie classique, il le fait en insistant sur la nécessité de revenir au
rapport entre l'histoire et la connaissance, la pensée et le monde après une longue
tradition idéaliste qui l'a selon lui, presque occulté.
Si la violence ne peut pas être comprise à partir d’une seule perspective et qu’elle doit
être envisagée à partir des différents aspects de sa procession, c’est que sa nature est
5
complexe, ainsi que les différentes modalités de son action. Dans la mesure où elle est
considérée au plan politique comme un obstacle pour les hommes, qui les empêche de
vivre dans une reconnaissance les uns des autres et qui détruit toute possibilité de lien
d’égalité et de symétrie entre eux, il serait légitime de la considérer d’un point de vue
plus général. C'est-à-dire, non seulement d’un point de vue politique mais dans toutes les
dimensions qu’elle peut prendre dans les différents rapports qu’entretient l’homme avec
autrui et le monde. Nous tenterons donc de traiter de ce problème en posant la question
de la possibilité d’enchaîner une réflexion sur la violence dans toutes les dimensions de
l’existence, à partir d’une réflexion sur la violence dans le politique. Nous nous
efforcerons donc de mettre en évidence une telle extension de la réflexion politique sur la
violence chez Merleau-Ponty.
6
politique n’est pas limitée par les thématiques du pouvoir, du gouvernement et de
l’économie dans un intérêt uniquement fonctionnel mais, inclut en elle les problématiques
qui relèvent de la philosophie transcendantale. Si cela est le cas, et que le questionnement
politique déverse sur un questionnement ontologique, il s’avère que les thèses politiques
pourraient être lues à partir de la thèse ontologique et inversement.
Nous allons procéder dans le développement de cette réflexion en trois moments dans
lesquels nous essayerons à chaque fois de situer la violence dans ses diverses
manifestations. Ces dernières peuvent être résumées en trois thématiques principales que
nous aborderons en gardant pour fil conducteur la notion d’empiétement qui est
caractéristique de la mutation remarquable dans l’écriture du philosophe à partir de
1945.3 Pour mettre en relief l’originalité de la pensée de Merleau-Ponty sur la violence,
hantée par l’empiétement, nous allons dans un premier moment, traiter de la violence au
plan politique, puis au plan des rapports intersubjectifs et finalement au plan de la
corporéité.
Au premier chapitre, nous allons montrer que le concept de chair compris, comme union
de conflit et de coexistence, prend ses racines dans la réflexion politique. Nous tenterons
par la suite de repérer l’émergence de cette union en tant que concept ontologique à
travers les notions d’empiétement et d’enjambement que Merleau-Ponty développe par
opposition au bilan qu’il fait des failles de la philosophie politique classique. Cette
dernière désignée par l’ « optimisme démocratique » révèle pour lui les sources du
3
E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, Vrin, 2004, p.30 « L’année 1945 sonne
pour Merleau-Ponty l’heure des bilans : le bilan moral et politique du conflit de l’Occupation… »
7
problème. Dans l’exposé de cette critique nous insisterons sur l’opposition de Merleau-
Ponty au dualisme de cette pensée qui, selon lui ne permet pas de cerner la question de la
violence et la tension apparemment paradoxale de la condition humaine. Nous
expliciterons donc son analyse des principes rationalistes et de leurs implications
politiques en vue de trouver une issue pour la situation conflictuelle et paradoxale de
l’humanité. Elle nous permettra de comprendre le contexte de sa philosophie de la chair
en tant que philosophie de l’empiétement.
Dans un troisième moment, nous nous intéresserons à la question de la corporéité qui sera
développée par la suite dans une réflexion sur l’imaginaire. L’intérêt porté à la corporéité
permet d’aborder à nouveau la question de la violence et de la liberté à partir de la chair,
une chair onirique et agressive. Si cette dernière occupe le statut de solution à la situation
paradoxale qu’implique la violence dans le monde et les rapports humains, elle n’est
pourtant elle-même pas dénuée de tout caractère paradoxal. Pour approfondir notre
compréhension de cette notion complexe de chair, si importante dans la pensée merleau-
pontienne, nous reprendrons les principaux thèmes d’opposition entre Sartre et Merleau-
Ponty qui permettent de mettre en évidence son sens. Nous nous appuierons sur les
recherches d’Emmanuel de Saint Aubert sur les origines de cette notion et sur la
compréhension qu’il propose, et nous ferons une confrontation des interprétations de
Sartre et Merleau-Ponty sur le désir comme la dynamique centrale des rapports d’un
corps à corps. La divergence des enjeux dans le désir que pensent les deux philosophes et
qui expriment la différence de leur compréhension du corps relèvent précisément de la
divergence de leur conception des instances de la subjectivité et de la notion de chair.
6
Cf. S. de Beauvoir, Le sang des autres, Paris, Gallimard, 1945.
9
Ainsi, nous serions amenés à comprendre les thèses de chacun par opposition à celles de
l’autre et inversement et tenterons par là de retrouver le statut que Merleau-Ponty assigne
au corps dans toute relation intersubjective.
Nous essayerons donc de voir quel est le rôle du corps dans la création d’un lien avec
autrui en un premier temps et en un second montrer comment Merleau-Ponty en fait une
extrapolation jusqu’au rapport au monde, pour en faire finalement une ontologie7. Dans
cette question du rapport de l’homme au monde, il s’agit d’une réflexion épistémologique
qui exige un travail d’interprétation de l’acte de perception sous un nouveau jour, à la
lumière de la notion de la chair. L’acte primordial de perception est en effet le point de
départ pour toute théorie de la connaissance. Merleau-Ponty ressaisit donc les acquis de
La phénoménologie de la perception dans une nouvelle perspective qui intègre
l’empiétement épistémologique dans une critique de l’ontologie cartésienne de l’objet.
Ainsi, il va conjuguer une démarche phénoménologique à une démarche existentielle
dans ses analyses des liens entre la perception et l’expression, le désir et l’être, liens qui
expriment le rapport de l’homme à l’objectivité et au monde. Ce sont des liens dont la
dynamique en tant que charnelle sera interprétée dans une réflexion radicale sur la
sexualité, une réflexion qui conçoit le rapport de l’homme au monde et aux choses en
termes d’agressivité et d’empiétement et de réversibilité passive-active. La question de la
chair à ce moment se développe pour devenir une chair du monde que nous allons
expliciter toujours à partir de l’opposition entre Sartre et Merleau-Ponty. En effet, cette
chair du monde sera doublée par Merleau-Ponty, dans sa signification anthropologique,
d’une signification ontologique. Elle sera développée dans une objection quasi
systématique aux catégories sartriennes du rapport de l’homme au monde, en tant que ces
dernières séparent le réel de l’imaginaire.
Enfin, nous essayerons de répondre à la question du lien que Merleau-Ponty conçoit entre
l’imaginaire et le réel, qui serait un lien d’agressivité. Le champ lexical utilisé dans cette
réflexion sur cette chair du monde est le champ du charnel régi par une figure de sang, de
la blessure et du saignement. Dans cette partie, nous exposerons l’ontologie merleau-
7
Cf. R. Barbaras, Le tournant de l’expérience, Vrin, 1998, Ch.V.
10
pontienne, qui est une des plus étonnantes et presque extravagante dans ses inspirations
des courants surréalistes8.
8
Surtout ceux de Breton, de la psychanalyse existentielle de Bachelard et de la théorie de la co-
nnaissance de Claudel.
11
Chapitre 1
Conflit et coexistence
Dans un premier temps, nous allons montrer qu’il y a selon Merleau-Ponty une certaine
forme de culte de la rationalité, désignée par le terme de « pur subjectivisme » et, qui
s’avère au bout du compte irrationnelle. Dans la mesure où ce « pur subjectivisme »
dénie cette violence qui est au cœur de tout lien social possible, il ne pose pas le
9
Cf. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Gallimard, 1945.
10
Ibid., p. 169.
12
problème politique dans sa réalité. Il va s’agir ici de montrer de quelle façon le concept
merleau-pontien d’empiétement s’origine pour une part par opposition à ce rationalisme
que prône la tradition politique moderne et qui manque le problème politique.
La tradition moderne se base tout d’abord sur une conception de l’homme comme étant
essentiellement rationnel, capable d’agir selon l’impératif de non-empiètement et dont la
règle première est le respect total de l’autonomie et la liberté d’autrui. L’exercice de cette
raison en tant qu’a priori et universelle garantirait la reconnaissance pour chaque homme
de ce qu’est l’agir moral et lui permettrait de vivre dans le respect et la bienveillance
envers les autres et la société. Cette philosophie relève de ce que Merleau-Ponty
comprend comme un « pur subjectivisme qui pose tout homme comme autonomie et
respect mutuel des autonomies. »11 De ce point de vue, l’homme est considéré comme
une incarnation de la raison universelle, un sujet dont l’intention d’universalité est
inhérente à lui. Dans cette mesure, il ne voit l’homme « que comme intériorité »12 et
réduit l’importance de son expérience dans l’extériorité, celle du monde empirique. En ce
sens, l’homme, en tant qu’ayant la valeur universelle à l’intérieur de lui-même, est enclin
à se soustraire du monde, sans que cela n’affecte son être d’homme en tant que moral.
C’est la condition de possibilité même de toute moralité. Ce refus de l’empiétement
prône donc, un dualisme qui implique la séparation d’un monde moral et d’un monde
empirique, de l’esprit et du corps, de la raison et de la sensibilité. En effet, ce que
Merleau-Ponty reproche surtout à ce pur subjectivisme, est de promouvoir d’une part un
monde rationnel conçu comme pur de tous les penchants sensibles et à partir duquel un
agir moral prend son point de départ. D’autre part, de réduire le monde physique en
considérant la sensibilité comme n’étant pas un lieu où un jugement moral est possible.
Une telle posture considère le monde empirique comme le lieu propice aux instincts qui
11
Ibid. « Nous avions secrètement résolu d’ignorer la violence et le malheur comme éléments de
l’histoire »
12
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux
éléments de l’être, op.cit., p. 39 : « Kant : raison, autonomie (…) Intention d’universalité en moi a
seule valeur. (…)Fais ce que dois. (Kant ne prend pas départ dans situations effectives de consciences
incarnées (…). Cherche à être, non à faire (Malraux). Or on n’est qu’en faisant. Morale devient
technique de pureté de cœur. Ne pas se salir. »
13
égarent l’homme et le détournent de l’accomplissement de son être comme raisonnable et
moral. La sensibilité est donc rabaissée à un moindre statut et connotée négativement :
c’est à sa source que naissent les penchants et les inclinaisons des hommes qui leurrent
les individus limités dans l’espace et le temps sur ce qui est vraiment digne d’être désiré.
Comprise par opposition à la raison et la morale, la sensibilité n’est donc pas digne d’une
réflexion profonde à son sujet.
À partir d’une telle catégorisation, il s’impose à l’homme qui aspire à être moral, de
chercher à dépasser cette limitation qui lui vient de cette sensibilité et maîtriser ses
penchants grâce à sa raison impartiale, pure de toutes les influences extérieures. Cette
tâche, aussi difficile qu’elle puisse être, est certainement idéale, toutefois, tout homme est
en mesure de l’accomplir. En effet, du point de vue de l’impératif moral, tous les
hommes en tant qu’hommes sont des êtres capables de suivre leur raison et de dompter
leurs penchants. Ils peuvent dès lors espérer entretenir des rapports de non-empiètement
les uns avec les autres, dans une communauté politique et sociale. Cette communauté est
susceptible d’aboutir à un accord unanime entre les individus en tant que rationnels.
À partir de ces principes, nous comprenons avec Merleau-Ponty que la tradition du « pur
subjectivisme », en tant que dualisme anti-érotique, est une volonté de purification de
tous ce qui est étranger, et empirique. Elle est un refus de l’expérience sensible qui se
garde des intrusions de la chair au profit d’une pureté psychologique et morale. Elle est
capable de résoudre le problème du politique de manière hâtive par le biais d’une
rationalité universelle. Toutefois, cette solution n’est pas satisfaisante, car, selon
Merleau-Ponty, dans cette attitude la vision du monde est faussée : l’objectivité à laquelle
on prétend dans le dualisme raisonnable pour réfléchir le problème politique est illusoire.
Plus radicalement encore, le point de vue adopté dans cette théorie est un point de vue
superficiel qui n’est autre qu’un « survol » de la réalité.
14
1.2 Critique du « survol »
13
M. Merleau-Ponty, L’existentialisme et la politique, Transcription de Kerry H. Whiteside, inédits de
1954-1949, feuillet 27, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments des êtres, op.cit., p. 75.
14
Ibid..
15
Cf. E. de Saint Aubert, Le scénario cartésien, Vrin, 2005, p.195. Le terme de « survol » chez
Merleau-Ponty, apparaît plus tardivement au début de l’année 1953 dans son premier cours au Collège
de France : Le monde sensible et le monde de l’expression. Il s’agit d’un terme emprunté au « survol
absolu », concept nodal de Raymond Ruyer, grand disciple de Leibniz. Toutefois le verbe « survoler »
avant cette date donne l’essentiel de la signification de cette figure.
15
Ce « survol » explique Emmanuel de Saint Aubert est une critique qui passe par celle du
géométral,16 comme « conjugaison de l’extrême survol et la projection. » Ce dernier
« entend représenter un objet avec ses dimensions relatives exactes, indépendamment de
la perspective (…) [il] ne tient plus compte de la perspective inhérente à ma situation, et
sacrifie la perception à la représentation. »17 Éliminant la vision en profondeur et
négligeant la vie intentionnelle, cette manière de penser est « le corrélatif d’un univers »,
elle suppose un sujet qui « possède absolument achevées toutes les connaissances dont
notre connaissance effective est l’ébauche. »18 En ce sens, le survol désigne « moins une
position dans l’espace qu’une attitude de pensée. Sans distance car sans espace, sans
durée car éternitaire, il désigne le point de vue de l’absence de point de vue. Plus
précisément, il est à la fois un point de vue éternellement figé (…) »19 qui cherche à
s’affranchir de la spatialité et de la temporalité. Il est « attitude sans comportement,
situation du pur désengagement, acte pur ou pure passivité, il n’est jamais ni geste ni
parole. Et s’il est survol de l’espace et du temps, c’est qu’il est avant tout survol du corps
(…) : aux antipodes de l’incarnation.»20 Par cette volonté de s’émanciper de la vie
intentionnelle et du corps, l’optimisme démocratique échoue dans toute tentative de
résoudre le problème de la violence et du politique dans sa concrétude. À cette « pensée
de survol » qui est une « vue d’en haut », « vue d’avion », de « surplomb»,21 s’oppose
radicalement l’empiètement.
16
Cf. M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, op.cit., p. 50, 81, 178, 216, 237,378, 466
17
E. de Saint Aubert, Le scénario cartésien, op.cit., p.196.
18
M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.50.
19
Ibid..
20
Ibid., p. 195.
21
E. de Saint Aubert, Le scénario cartésien, op.cit., p.194. L’auteur note 200 occurrences du motif de
survol des écrits de 1953 jusqu’à 1961.
16
1.3 Critique de l’histoire comme rationnelle
Nous avons vu que le problème dans l’attitude du « survol » est celui d’une esquive de la
réalité de la violence et qui n’est autre que le résultat d’un déni de l’intentionnalité du
monde. Merleau-Ponty retrouve ce même déni dans la conception de l’histoire de
l’optimisme démocratique auquel il adresse une critique virulente.
Pour Merleau-Ponty, l’optimisme démocratique admet que « dans un État où les droits de
l’homme sont garantis, aucune liberté n’empiète plus sur les autres libertés et la
coexistence des hommes comme sujets autonomes et raisonnables se trouve assurée. [Or],
c’est supposer [selon Merleau-Ponty] que la violence ne fait dans l’histoire humaine
qu’une apparition épisodique, que les rapports économiques en particulier tendent de soi
à réaliser la justice et l’harmonie, et enfin que la structure du monde naturel et humain est
rationnelle. (…) La faiblesse de la pensée démocratique tient à ce qu’elle est moins une
22
politique qu’une morale» pour laquelle les conflits n’y sont considérés que comme
provisoires. Un tel optimisme conçoit l’humanité comme destinée dans sa nature à une
perpétuelle évolution rationnelle, elle finira donc nécessairement par aboutir à un État de
raison. Cet accomplissement politique requière que l’esprit se détache de la sensibilité au
fur et à mesure de l’histoire, jusqu’à mener finalement à une communauté intersubjective
pacifique.
Cette vision d’une évolution nécessaire vers un monde commun en paix est certes
légitime, dans le sens où elle se pose comme une interprétation possible du sens de
l’histoire et de la vie humaine. Toutefois, elle est contestable par le fait qu’elle réduit le
statut de la violence dans l’histoire à celui d’un passage obligé mais comme n’ayant pas
de sens en lui-même. Car, un tel point de vue sur l’histoire considère que tout converge
envers une paix à venir, même la violence. Si cette dernière se manifeste dans les faits
historiques avec une ampleur incontestable, elle demeure toutefois rien qu’un phénomène
empirique. Donc, prise en compte son appartenance à la sensibilité, la violence n’est
qu’une question superflue, destinée à être résolue naturellement par une projection dans
un futur rationnel. En d’autres termes, la violence n’a pas le privilège d’être un sujet de
22
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p.124
17
réflexion par le fait qu’elle est remise au compte de ce qui est inessentiel en l’homme et à
l’histoire, à savoir la contingence du sensible. Elle est en mesure d’être dépassée par une
foi en la rationalité des évènements de l’histoire et en un agir de l’homme moral.
Merleau-Ponty va critiquer les principes de l’optimisme démocratique qui selon lui sont
ceux d’une fausse morale plutôt qu’une politique. Dans cette critique, il mobilisera la
notion d’immoralisme en s’appuyant sur la pensée de Machiavel, pour confirmer son
opposition radicale à une telle morale et au dogmatisme sur lequel elle est fondée et qu’il
juge criminel. Que signifie cet immoralisme, s’agit-il d’un machiavélisme comme une
simple contre-réaction à la morale pure ? Et quelle alternative propose Merleau-Ponty
dans cette révolte au problème de la violence ? Pour répondre à ces questions, nous
exposerons en premier les principes à partir desquels l’optimisme démocratique fonde
une morale et leurs conséquences sur le sens de l’agir humain, et en second lieu le sens de
l’immoralisme merleau-pontien à partir de la critique de ces principes.
23
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.39.
18
Faisons l’inventaire de la critique de l’optimisme démocratique faite par Merleau-Ponty :
les principes à partir desquels la pensée démocratique envisage la possibilité d’une
communauté politique et sociale sont plutôt moraux que politiques, formels que
pratiques. Ils se situent sur deux plans. Le premier plan est anthropologique : l’homme est
considéré comme d’emblée libre, au moins en droit un sujet autonome et raisonnable.
C’est seulement à partir d’un tel présupposé qu’est issue l’idée d’un homme en droit non-
violent. Le second plan est historique, politique et social : la violence dans l’histoire est
considérée comme passagère et la structure économique et sociale comme menant par sa
nature même nécessairement à une égalité et une justice entre les hommes : que la
structure du monde est rationnelle. Nous verrons que ces principes déterminent la
compréhension du sens de l’agir et de la liberté humaine.
Le problème prend son origine dans ce que Merleau-Ponty considère comme la nature de
l’action humaine. Cette dernière ne relève pas toujours de la rationalité de l’homme et
donc elle ne peut pas toujours prétendre être morale. En d’autres termes, tout agir en tant
qu’inscrit dans le monde sensible n’est pas le résultat de la conscience morale pure. Il ne
peut donc jamais garantir sa propre moralité et le respect mutuel des libertés. Par
24
Ibid. p.40.
25
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, Paris, Gallimard, 1947, p.206.
19
conséquent, il serait plus certain pour l’homme d’opter pour un non-agir et un
désengagement des affaires du monde en vue de sauvegarder sa moralité.
Ainsi, pour souligner son opposition à la morale pure dans son point de vue sur la
violence et la liberté, Merleau-Ponty se revendique d’un « immoralisme ». Ce terme
désigne sa propre conception d’une morale qui est une tentative de ressaisir le sens de la
26
Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p.178-179
27
Ibid..
28
Ibid.. p.49
29
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.89.
20
liberté et de l’action de l’homme à partir de cet empiètement et de l’assumer. Cette
morale ou « immoralisme » est donc la reconnaissance de la violence de la condition
humaine qui seule permet de restituer le sens de l’action dans la sphère politique et privée
à la fois. Nous pouvons donc penser avec Merleau-Ponty un nouveau sens de la violence
qui est plus complexe que celui d’un simple obstacle à la coexistence des hommes. Plus
radicalement encore, la violence ne se pose plus comme une simple opposition à la
morale, mais elle en devient le fondement même. Cette position est tout à fait choquante
pour les lecteurs de Merleau-Ponty dans le contexte où elle apparaît, et il est alors accusé
de faire une apologie de la violence et de machiavélisme.
Dans la défense de cette thèse d’une violence essentielle dans les rapports humains,
Machiavel devient une référence importante de Merleau-Ponty à partir de 1945. Comme
Merleau-Ponty le rappelle31, Machiavel est le premier penseur à avoir compris la
nécessité de séparer le politique du moral et du religieux, son mérite est donc d’avoir
30
M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.267-283.
31
Cf. N. Machiavel, Le prince, Paris, G-Flammarion, 1980.
21
réfléchi à une autonomie de la sphère politique. Merleau-Ponty trouve dans ce rejet de la
morale des affaires politiques, un « humanisme radical » (c’est cette prise de position
même qui suscitera la vive réaction de la part de ses lecteurs). Toutefois, ce dernier, sur
les pas de Machiavel, ne rejette la morale en politique qu´au sens qu´elle prend pour les
philosophes de la conscience. Le reproche qu’adresse Merleau-Ponty à cette dernière est
le fait qu’elle « est d’intention et non d’efficacité. La question du résultat est sans
importance(…) l’Universalité réalisée au fond de nous. Donc politique purement
subjective, politique qui est morale ignore les problèmes. » 32
32
M. Merleau-Ponty, L’existentialisme et la politique, op.cit., feuillet 26, cité in E. de Saint Aubert, Du
s êtres aux éléments des êtres, op.cit., p. 40.
33
M. Merleau-Ponty, Signes, op.cit., p 283.
22
travers des crimes contre l’humanité. Ces crimes sont ignorés grâce à la foi inébranlable
en une paix à venir et qui trahit une religion de la raison vouée à un immobilisme et un
pacifisme radical. Or, même ceux qui se revendiquent de ce pacifisme ne sont pas
exempts de cette violence qu’ils ne veulent pas accepter. Ils sont eux-mêmes aussi
impliqués que les agents exécutifs de la violence dans l’histoire, ce qui les différencie,
c’est leur manque de courage de l’assumer. Ils sont ceux qui « n’ont plus même assez
d’énergie pour regarder la violence en face, pour la voir là où elle demeure. Ils ont tant
souhaité de quitter enfin la présence de la mort et de revenir à la paix qu’ils ne peuvent
tolérer de n’y être pas encore et qu’une vue un peu franche de l’histoire passe auprès
d’eux pour une apologie de la violence. Ils ne peuvent supporter l’idée d’y être encore
exposés, d’avoir encore à payer d’audace pour exercer la liberté.»34
Ce qu’il faut retenir à partir de ces observations, est que la politique telle qu’elle fut
pensée jusqu’à présent par la tradition classique ne permet pas l’instauration d’un projet
effectif car elle se base sur une morale pure. Elle détruit par le désengagement qu’elle
préconise le sens politique et historique de l’action humaine seule capable de création
d’un lien social. Dès lors, ce qui est exigé selon Merleau-Ponty pour remédier à
l’impuissance et le danger d’une telle théorie est de tenter de rendre sa signification à
l’action humaine. C'est-à-dire, essayer de comprendre son sens sur fond même de cette
de l’immoralité qui la menace et de la violence qui lui est inhérente et qui fait le
34
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p.124.
23
problème du politique. C’est la seule issue pour restituer le caractère possible d’une
coexistence sociale et politique, et lutter contre l’immobilisme politique.
Dans la « Note sur Machiavel »35, le philosophe explique que la réalité humaine est
surtout violence et une fois assumée en tant que telle, il s’impose à nous de reconnaître
un lien indissociable du conflit et de la coexistence. Cette reconnaissance est le point de
départ de toute tentative pour fonder une morale et une politique concrètes. Elle exige de
poser la question du rapport entre la coexistence et la violence. En d’autres termes, de
savoir comme une coexistence est-elle possible en dépit de la violence qui lui est
inhérente ?
38
Cf. M .Merleau-Ponty, Sens et non-sens. op.cit..
25
d’enjambement vers…-, une vie dont la qualité première est d’être ingressive sinon
agressive, et dont la cohésion se fait paradoxalement par là même. »39
39
M. Merleau-Ponty, Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Bibliothèque Nationale,
volume 13, feuillet 249, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments des êtres. op.cit., p.
42.
40
Cf. M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens. op.cit..
41
Cf. Ibid.
26
La raison de cet embarras, selon Merleau-Ponty, est le fond irréductible de violence de
tout agir de l’homme : toute action nous inflige d’accepter une souillure qui
l’accompagne42. « C’est la loi de l’action humaine d’enjamber »43 , en d’autres termes
l’action humaine s’exprime par un empiètement.44
Ainsi, la seule alternative pour rester purs serait de faire le choix d’un non-agir.
Toutefois, ce choix ne peut être une solution, car il est impossible à l’homme de se
soustraire à l’action. Un non-agir en vue d’assurer son être moral n’est pas un choix qui
nous est donné.45 Car, faire le choix d’un non-agir supposerait que l’on puisse être, sans
agir, et donc un dualisme qui sépare l’être et l’action. « Or on n’est qu’en faisant »46 dit
Merleau-Ponty, et l’humanité s’exprime essentiellement par cet agir. La question qui doit
être posée n’est plus celle de la moralité ou de l’immoralité de l’action, mais le sens de
cette dernière en tant qu’ayant pour loi l’empiètement.
43
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.213-214.
44
E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.42-43. Selon E. de Saint Aubert,
les termes « enjamber » et «empiéter » sont synonymes.
45
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.213-214 « Nous n’avons pas le choix entre la
pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violence. La violence est notre lot en tant que nous
sommes incarnés. »
46
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., cité dans E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux
éléments de l’être, op.cit., p. 39.
47
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.213-214
27
envisager une réconciliation entre les hommes sur un même terrain socio-politique et
historique si l’empiètement comme dynamique de violence est la dynamique même de
tout agir humain politique, social, historique et individuel ?
Le paradoxe de cette situation ne laisse pas Merleau-Ponty perdre espoir en une solution
pour une communauté politique, mais retrouve dans ce paradoxe même une issue à la
difficulté. Si « La violence est la situation de départ commune à tous les régimes. La vie,
la discussion et le choix politique n’ont lieu que sur ce fond. Ce qui compte et dont il faut
discuter, ce n’est pas la violence, c’est son sens ou son avenir. »48
Si l’action ne veut pas être « imaginaire »49 et demeurer à la surface, elle doit reprendre
ce qui est déposé dans l’univers où elle se déploie et être capable de « recueillir dans ses
thèses ce que d’autres sont en train de vivre »50, c'est-à-dire faire preuve d’autre chose
qu’un jugement de la conscience. Elle doit devenir une appréciation, c'est-à-dire une
ouverture au « flux et reflux »51de l’histoire. Elle doit dans cette ouverture accepter
48
Ibid. p.213-214
49
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, p.160.
50
Ibid., p.70
51
Ibid., p.163
28
également la pluralité des points de vue et les différentes réflexions sur sa propre fin.
L’action humaine ne pouvant donc viser un point final, ne peut se viser qu’elle-même en
tant que collective, et sa pleine réalisation doit être un processus pluriel. En effet, dans
cette logique de coexistence, il ne s’agit pas de comprendre l’action politique en fonction
d’une fin qui serait une « représentation d’une société à venir » mais en fonction d’un
« style de coexistence »52. Car, aucune réalité ne peut être considérée comme finale et le
refus de tout survol implique la réévaluation constante des visées de la pratique. Le sens
initial de l’empiètement pour Merleau-Ponty est une prise de conscience que la liberté
peut produire autre chose que ce qu’elle n’a visé, et il s’agit d’en assumer les
conséquences.
Le choix de l’homme moral n’assure pas donc une avancée dans l’instauration d’une
communauté politique où les conflits sont résolus, d’autant moins qu’une tranquillité de
la conscience d’un point de vue individuel. L’immoralisme par contre, est le poids que
porte l’homme dans toute tentative en vue d’une réciprocité espérée dans une
communauté politique. En d’autres termes, l’homme doit accepter cette part de violence
52
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.137
53
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, op.cit., p.8
29
en lui, qui fait que ses rapports avec autrui sont souvent régis par une immoralité.
Toutefois cette immoralité, expression de la réalité effective, que l’on constate dans nos
rapports au quotidien entre individus jusqu’aux rapports politiques entre nations, ne doit
pas empêcher une tentative de réconciliation. Bien au contraire, elle en est le point de
départ même, car « si nous devons retrouver une morale, il faut que ce soit au contact des
conflits dont l’immoralisme a fait l’expérience. » 54
54
M. Merleau-Ponty, Préface de Sens et non-sens, op.cit., p.8
30
Chapitre 2
Violence et intersubjectivité
31
le philosophe affirme la nécessité de comprendre le sens la violence dans les relations
humaines : il y a selon lui une exigence de reconnaître un sens existentiel à la violence,
signe même de l’existence de la liberté. Selon lui, l’empiètement des libertés et
l’incompatibilité entre moi et autrui prouvent qu’il est dans la nature même de la liberté
et de l’amour de cheminer dans l’empiètement. En effet, l’empiétement pour Merleau-
Ponty est la détermination négative de la liberté et rentre dans la définition même de
l’amour, il est l’expression même de tout rapport intersubjectif : l’empiètement joue le
rôle d’opérateur d’une « situation commune ».
Selon Sartre et Beauvoir, la liberté me sépare et m’isole, elle est l’antidote à l’agression
et à l’intrusion d’autrui dans ma vie, elle me confirme dans ma solitude. À l’encontre de
cette solitude et de cette division dont ma liberté m’accable, et à la différence de la
dénonciation de l’empiètement comme gangrène de l’existence, qui détruit tout espoir de
reconnaissance et de réciprocité entre les hommes, Merleau-Ponty s’engage à retrouver
un sens à la violence.
32
Le Sang des autres est traversé par une tension entre l’empiètement et le non-
empiètement, et finit par comprendre la violence comme atteinte à l’autre dans son être
avec une dureté de métal. Toutefois, Beauvoir abandonne ce point de vue dans Phyrrus et
Cinéas et rejoint Sartre dans sa conception d’une liberté absolue, et de l’abandon de la
violence de l’empiètement du Sang des autres. Elle affirme une séparation totale entre les
individus dans leur liberté et une impossibilité de la violation de cette dernière par ce qui
lui est extérieur. Elle exclut tout empiètement sur la liberté dans le rapport à autrui, et par
là exprime une volonté de sauvegarde d’une liberté menacée. Selon Merleau-Ponty, cette
prise de position trahit une réactivité chez elle qui la conduit non à un existentialisme de
la liberté mais à un essentialisme58 de cette dernière. Elle l’éloigne d’une conception de
l’amour comme « situation commune ».
58
Cf. E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 82. Essentialisme de la
liberté que Merleau-Ponty reproche à Sartre jusqu’au Visible et l’invisible.
59
Merleau-Ponty lit Pyrrhus et Cineas en même temps que l’Être et le Néant et remarque la
cohérence des deux ouvrages, alors que la différence est nette avec Le Sang des Autres.
33
Le reproche qu’adresse Merleau-Ponty à Beauvoir dans sa compréhension du statut de la
liberté dans les relations humaines, est d’adopter un « pur subjectivisme qui pose tout
homme comme autonomie et respect mutuel des autonomies »61. Beauvoir n’a pas voulu
assumer jusqu’au bout son intuition du sens effectif des conflits humains dans le Sang
des autres, en concevant la liberté comme une absence presque totale de lien à autrui. Par
le biais de cette liberté, -liberté-séparation-, qui protège les individus de l’agressivité des
uns sur les autres, elle comprend le sujet comme une sphère détachée d’autrui par son
autonomie. C’est grâce à cette autonomie qu’elle prétend résoudre le problème de la
violence et des conflits humains. Cette -liberté autonomie- préserve tout homme de
l’intrusion et de l’influence d’autrui et rend la violence qu’exerce autrui sur moi et
inversement sans conséquence les choix de chacun. À partir de cette affirmation, la
violence n’est plus qu’une contingence qui ne peut pas altérer l’essence de l’homme en
tant que libre, car elle le rend comme une forteresse impénétrable, résistante à tout ce qui
lui vient de l’extérieur. À partir d’une telle conception, Beauvoir considère une fatalité à
toute tentative d’union avec autrui et finit par considérer tout rapport entre les hommes
comme un rapport d’instrumentalisation.
« Dans les destins d’autrui, tu n’es jamais qu’un instrument, lui disait-elle, rien
d’extérieur ne saurait empiéter sur une liberté ; c’est moi qui ai voulu ma mort. ».62 Ces
paroles sont l’affirmation d’un pouvoir absolu de la liberté et de l’autonomie, ainsi que
de l’impossibilité pour l’homme d’intervenir dans le destin d’autrui. Ce pouvoir absolu,
annule la participation d’autrui à mon destin et le réduit à ne plus être qu’un simple
« instrument ». Un instrument qui ne peut jamais s’incruster véritablement dans ma
propre vie tant qu’il m’est extérieur. Pourtant, cet instrument participe de mon destin
mais sans jamais pouvoir le changer à ma place. Ainsi sa participation demeure objective,
dans un rapport d’instrumentalisation ; c'est-à-dire dans un rapport de séparation entre un
sujet et un objet. Ce rapport ne permet pas d’aboutir à un échange intime et réciproque.
60
S.de Beauvoir, Pyrrhus et Cineas, Paris, Gallimard, 1944, op.cit., p.83-85.
61
M. Merleau-Ponty, L’existentialisme et la politique,op.cit., feuillet 26, cité in E. de Saint Aubert,
Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 82.
62
S.de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, op.cit., p.619.
34
Cette objectivation qui est une violence, ne peut jamais atteindre l’autre car il est intacte
et étanche à une telle agression. Ainsi, cette conception des rapports humains dans la
liberté refuse l’empiètement dans les relations intersubjectives et occulte le mouvement
continu et réversible entre la passivité et l’activité qui régit tout lien entre les individus.
En effet, Beauvoir exclut dans l’exercice de la liberté toute forme de passivité chez
l’individu, pour ne retenir qu’une prise toute puissante et totale sur son être placide.
Contrairement à cette idée d’une liberté absolue et du refus d’empiètement entre moi et
autrui, qui isole les individus et condamne chacun à jamais à être seul, dans la vie et dans
la mort, Merleau-Ponty dégage du Sang des autres une structure existentielle. Il tire des
intuitions du roman de Beauvoir l’idée que la liberté et l’amour se déploient par
l’empiètement même, en mode actif comme passif. Dans les conférences de Mexico,
Merleau-Ponty pense l’incompatibilité entre les consciences, comme une difficulté dont
le sens est à comprendre à partir de la dynamique de violence et du lien entre les
hommes, en d’autres termes, à partir de la figure de l’empiétement.
Pour Merleau-Ponty, dans le choix même de protéger autrui de soi, je ne suis jamais
exempt d’agir sur son destin, je demeure toujours dans un rapport de maîtrise et
63
M. Merleau-Ponty, Conférences de Mexico, op.cit.. p.10.
35
d’esclavage avec autrui. « Car si je décide de respecter la liberté d’autrui, de ne jamais
influer sur lui, par là même je ne le respecte pas : je refuse une certaine union, qui est
peut-être ce qu’autrui veut, j’affecte gravement sa vie, je lui impose à son tour de rester
disponible et seul. Je suis toujours exemple ou modèle. Dès que j’existe, j’agis, je séduis,
j’empiète sur la liberté d’autrui. »64 Ainsi, le personnage de Jean dans le Sang des Autres,
qui fait la résolution de n’empiéter sur la liberté de personne, reconnaît finalement
l’échec de cette résolution. En refusant même de faire partie de la vie d’Hélène et de fuir,
il participe encore à son destin de façon violente. « Celui qui l’avait couché sur ce lit,-dit-
il- c’était moi. Je n’avais pas voulu entrer dans sa vie, j’avais fui, et ma fuite avait
bouleversé sa vie. Je refusais d’agir sur son destin et j’avais disposé d’elle aussi
brutalement que par un viol. Tu souffrais à cause de moi, parce que j’existais. »65 Cette
citation exprime l’impossibilité du non-empiètement sur autrui par le fait même d’exister.
Ainsi, dans la volonté même d’affranchir mon semblable de mon emprise sur lui, je le
sépare de moi et le condamne à la solitude. Par là même, j’exerce sur lui une violence
qui rend inconcevable ma coexistence avec lui. En d’autres termes, le choix de s’exclure
soi-même de la vie d’autrui et de s’abstenir de participer à sa vie ne le dispense pas de
mon influence. « Le Sang des autres, volonté de ne pas influer découvre son échec : il
influe quand même. »66 Ce choix même de respecter l’autre n’est pas un choix de non
violence et de non-empiètement, car je porte dans mon existence même la malédiction
d’être constamment empiètement sur celle des autres, quelle que soit la décision d’agir ou
de non-agir dans laquelle je m’engage par rapport à eux. « Pratiquement comme
théoriquement il ne semble donc pas possible de dire qu’il y a pluralité des consciences,
ni qu’autrui et moi sommes compatibles. »67
64
Ibid..
65
S. de Beauvoir, Le sang des autres, op.cit., p.93
66
M. Merleau-Ponty, Conférences de Mexico, op.cit., p. 13-14
67
Ibid., p.10.
36
2.3 Le paradoxe de l’empiétement
En effet, l’existence devient un crime, car, dès que j’existe, j’empiète. Le slogan de ce
roman existentialiste est le suivant : « j’existe, donc j’empiète »70. Slogan qui reconnaît
l’empiètement comme constante de l’existence. Ainsi, du fait même de mon existence, je
ne suis pas innocent et le choix de garder l’autre indemne de mon influence ne m’est pas
donné. Car il est dans la nature de mon être de ne pas pouvoir me résorber, mais mon être
68
S.de Beauvoir, Pyrrhus et Cineas, op.cit., p.117.
69
M. Merleau-Ponty, L’existentialisme et la politique, op.cit., feuillet 25, cité in E. de Saint Aubert,
Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 74.
70
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.61
37
même se déploie par une sorte d’expansion qui me rend impensable mon retrait du monde
de l’autre. « Je ne peux pas m’effacer. Je ne peux pas me retirer en moi. J’existe, hors de
moi et partout dans le monde ; il n’est pas un pouce de ma route qui n’empiète sur la
route d’un autre ; il n’y a aucune manière d’être qui puisse empêcher de me déborder
moi-même à chaque instant. »71 Ainsi, Merleau-Ponty confirme le désespoir de Beauvoir
de la condition humaine car toute vie est condamnée à n’être à jamais qu’une expression
de violence entre les individus.
Cependant, Beauvoir n’accorde pas à cette violence le statut essentiel que Merleau-Ponty
lui reconnaît dans la liberté. Si les deux ont la conviction que dès que j’existe, j’empiète,
le statut de l’empiètement pour les deux n’est pas le même. La situation paradoxale de la
condition humaine, qui est une coexistence impossible et une violence qui détruit l’union,
s’avère être pour Merleau-Ponty le berceau même de l’union avec autrui. L’union avec
l’autre n’est pas contredite par l’empiètement que refuse la liberté et auquel on échappe
par la mort, mais la coexistence même dépend du lien par la violence de l’empiètement.
« Le principe des principes : la possibilité de rupture (liberté, mort, accidents du corps) ne
prouve rien quant à la possibilité de l’Ineinander et de la liaison. » 72 L’empiètement et la
liaison ne sont pas seulement possibles, mais sont l’expression même de l’existence et
des rapports intersubjectifs. Même la mort donne sa signification à cet empiètement, elle
l’inscrit d’avantage dans la situation commune qu’est la vie. Beauvoir finit par considérer
l’empiètement uniquement comme une détermination accidentelle de la liberté, qui isole
les individus, et elle ne l’assume pas dans sa conception d’une liberté absolue sur laquelle
rien ne peut empiéter. Alors que Merleau-Ponty au contraire, élève cet empiétement au
rang d’existentiel et le considère comme une dynamique féconde d’intersubjectivité.
71
S. de Beauvoir, Le sang des autres, op.cit., p.110.
72
M. Merleau-Ponty, Notes relatives à la préparation du Visible et de l’invisible, Bibliothèque
Nationale, volume 7, printemps 1959, feuillet 172 verso, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres
aux éléments de l’être, op.cit., p. 81.
38
2.4 Le lien dans l’amour
La liberté pour Merleau-Ponty n’est plus un concept figé, qui assure l’isolement des
individus et leur immunisation contre l’influence de l’autre, mais elle est elle-même
déterminée négativement par la violence. Ainsi, le désespoir de la condition humaine
comme condamnation à une solitude par la liberté même, s’inverse en un espoir de
relation moi-autrui non seulement malgré la violence qui la traverse, mais à partir même
de cette dernière. En d’autres termes, l’empiètement n’est plus considéré comme un
obstacle majeur à la relation moi-autrui, mais l’inévitable empiètement des libertés est le
signe que la liberté existe dans le lien avec autrui et non à part, dans un échange
substantiel. Le lien se fait donc avec autrui dans ce paradoxe même.
La question qui se pose dès lors est la suivante : comment se produit cette métamorphose,
de l’empiètement comme conflit de libertés incompatibles, à l’empiètement opérateur
d’un lien et finalement à une « situation commune » ?
73
S. de Beauvoir, Le sang des autres, op.cit., p.124.
39
Merleau-Ponty formule la question de l’amour de la manière suivante : « Peut-on
concevoir un amour qui ne soit pas empiètement sur la volonté d’autrui ? »74 Le lien qui
se fait dans l’amour, n’est pas le respect total de l’autre, l’amour n’est pas cette
reconnaissance de la liberté de l’autre et l’inverse de la violence, mais il est une invasion
réciproque entre les êtres qui s’aiment. « Dans amour il y a passage de moi en autrui et
autrui en moi »75 , « Je passe en autrui non comme alter ego, mais comme prélèvement
sur moi »76. À partir de ces formules, nous comprenons que le lien dans l’amour se tisse
grâce à l’empiètement des libertés.
Dans la conférence de Mexico sur Autrui, Merleau-Ponty tente une esquisse de l’analyse
de l’authenticité et de la réciprocité possibles dans l’amour. L’amour est « vraiment [une]
entreprise à deux»77 dit-il et ne se distingue pas du désir.
Selon Sartre, l’amour n’est qu’une situation narcissique faussée, une illusion de l’amour
là où il n’y a que volonté d’être aimé. Merleau-Ponty interprète cette confusion d’aimer
et de vouloir être aimé comme une volonté de compensation d’un manque personnel chez
Sartre. Pour Merleau-Ponty, l’amour « est non illusion, mais réalité négative (…) l’erreur
est de croire qu’il ne soit qu’une erreur. » 78 Il insiste sur l’idée que l’amour est une fusion
avec l’autre comme nécessaire car, « aimer est inévitablement entrer dans une situation
79
indivise avec autrui. » Dans cette union, une aliénation et un mélange de deux
individus s’accomplit par ce qui fait même leur séparation. Cette situation paradoxale est
au cœur de la reconnaissance et le partage d’une communauté avec une altérité. Elle
défait la séparation et opère un lien dans une expérience véritable avec autrui. Toutefois,
dans l’amour, « l’empiètement des perspectives demeure. On ne peut plus dire : « ceci est
74
M. Merleau-Ponty, Parcours de 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p.227
75
M. Merleau-Ponty, Conférences de Mexico, op.cit., feuillet 143, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des
êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 65.
76
Ibid., cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 64.
77
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 180.
78
M. Merleau-Ponty, Notes de cours au Collège de France, 1954-1955, op.cit., feuillet 145, cité in
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.74.
79
M. Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, op.cit., p.227-228.
40
tien, ceci est mien », on ne peut plus séparer absolument les rôles ; et être lié avec
quelqu’un, c’est finalement vivre au moins en intention sa vie. L’expérience d’autrui au
fond, dans toute la mesure même où elle est convaincante, où elle est vraiment expérience
d’autrui, est nécessairement expérience « aliénante » en ce sens qu’elle m’ôte à moi seul,
et institue un mélange de moi et d’autrui. » 80
Or, le sens de l’empiètement est dans cet au-delà même et il faudrait comprendre l’amour
comme la preuve « que le chemin est faisable en le faisant »81. En d’autres termes croire
en l’amour tout en gardant pour visée de l’empiètement la réconciliation avec autrui
même si cette dernière n’est pas certaine. Ainsi, dit Merleau-Ponty « On mesure la
hardiesse de l’amour, qui promet au-delà de ce qu’il sait, qui prétend être éternel alors
que peut-être une maladie, un accident, le détruira… Mais il est vrai, dans le moment de
cette promesse, que l’on aime au-delà des qualités, au-delà du corps, au-delà des
moments, même si l’on ne peut aimer sans qualités, sans corps, sans moments. »82 Ainsi,
l’empiètement comme menace de la moralité est en même temps une « contradiction
80
M. Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, op.cit., 228
81
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.185.
82
M. Merleau-Ponty, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Grenoble,
Cynara, 1989, p.70-71.
41
féconde », une possibilité même de la moralité et union des lieux et des temps
incompossibles, toutefois sans certitude.
En effet, la reconnaissance du partage d’un sort commun par les hommes se fait dans
cette facticité de la vie même où la liberté ne se fait liberté que par un enchevêtrement qui
lui est constitutif. C’est de cette manière là que Merleau-Ponty réduit la condition
humaine de Malraux « on meurt seul, donc on vit seul », car, pou lui, « Je vis donc, non
pour mourir, mais à jamais, et de la même façon, non pour moi seul, mais avec les autres.
Plus complètement que par l’angoisse ou par les contradictions de la condition humaine,
ce qu’on appelle l’existentialisme se définirait peut-être par l’idée (…) d’une liberté qui
devient ce qu’elle est en se donnant des liens. »86
Ainsi, l’existentialisme pour Merleau-Ponty se trouve défini par une liberté inconcevable
séparément des rapports qu’elle peut entretenir, et qui sont pourtant des rapports
contradictoires. Ce n’est plus de l’angoisse ou du désespoir auquel nous ramène
constamment l’incompatibilité entre les consciences différentes, que doit se revendiquer
selon lui l’existentialisme. L’existentialisme doit se définir par un intérêt porté aux liens
entre les hommes de sorte à retrouver dans ces derniers le cœur du problème d’une
réciprocité et d’une coexistence effectives. Ces liens ne doivent pas être ramenés à une
interprétation qui les dégage de leur milieu de viabilité, qui les déterritorialise pour mieux
les cerner, comme l’idée de la conscience désincarnée de Sartre. Bien au contraire, il
s’agit de rendre compte de ces liens dans le monde, qui fait leur être même, celui de la vie
intentionnelle.
Le problème qui se pose dans cette vie d’intentionnalité est celui de la coexistence des
éléments contradictoires, voire opposés, particulièrement entre moi et autrui d’où
l’improbabilité d’une communion. Il est certain que la mort comme échec, est toujours à
l’horizon, que le hasard et la contingence sont sources d’angoisse, mais les hommes ont
la possibilité de communiquer par projet. Toutefois, le succès d’un tel projet est aussi
86
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p. 120-121.
43
sûr que son échec. Mais « Il n y a échec que parce qu’il y a succès : le mot de Malraux-
on meurt seul donc on vit seul-est faux. Il faut seulement garder conscient le caractère
miraculeux et paradoxal de la communication. »87 La coexistence et la vie humaine sont
comparables pour Merleau-Ponty par ce caractère là, elles sont intentionnelles, et se
déploient dans un mouvement en avant, volontaires et désirantes, instables et
perpétuellement à reprendre. Elles ne sont jamais faites, mais ne sont qu’en se faisant, en
s’exprimant.
En effet, « L’expression est la solution même du problème que nous étudions, puisqu’elle
est transcendance, passage de moi en autrui. Il n y a pas d’alternative ou moi ou autrui
quand on fait projets communs et situation commune (…) l’expression est éminemment
88
constitutive de telles situations communes. » Dans cette perspective d’une vie
intentionnelle, dans laquelle une conciliation de l’antagonisme ne peut se faire que par les
liens qui se tissent entre les contradictoires mêmes, liens propres à la liberté et qui
fondent son essence même ; la solitude qui vient à l’individu par le fait de sa situation
particulière n’est plus une fatalité, d’autant moins que la mort n’implique pas non plus de
séparation catégorique. Ainsi, le scandale de la mort89, comme scandale de la solitude et
de la séparation que Beauvoir considère comme la relation de chaque homme à tout est
87
M. Merleau-Ponty, Conflits moraux et politiques dans la philosophie de l’existence, Transcription
de Kerry H. Whiteside, inédits de 1945-1949, feuillet 34 et 38, cité in E.de Saint Aubert, Du lien des
êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 76.
88
M. Merleau-Ponty, Conférences de Mexico,op.cit.,, feuillet 164, cité in E.de Saint Aubert, Du lien des
êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 66.
44
détourné par Merleau-Ponty en un optimisme qui ne veut pas s’attarder dans la
conscience de la mort. Il refuse en effet de juger la vie par la mort, comme si la vie n’était
que « l’inverse de la mort ou l’ensemble des forces qui résistent à la mort »90. Son
approche est celle d’une vie qui se fait à jamais en se liant, et ne devient ce qu’elle est
qu’en se donnant des liens, en d’autres termes en s’exprimant. Pour lui, le partage d’une
situation commune est le partage de la transcendance d’un monde, une situation qui n’est
plus à rechercher dans les catégories pures et formelles de la conscience mais une
situation d’une vie intentionnelle, une situation de notre être incarné et effective :
l’empiètement se joue dans un corps et dans une histoire, il n’est pas un schème
topologique abstrait.
Le problème de la violence que Beauvoir et Sartre rabattent au corps par opposition à une
conscience pure insaisissable et immune contre toute violence n’est pas encore résolu
selon Merleau-Ponty. Ce point de vue qui replace la conscience dans une solitude derrière
une couche protectrice, hors d’atteinte à autrui ; réduit la question de la violence à une
relativité empirique, inscrite uniquement dans une transcendance contingente et ne
permet pas donc de saisir l’ampleur du problème de la violence. Cette prise de position
exprime le déni même de la violence du subjectivisme pur et qui est à la fois un
objectivisme. Ce point de vue implique qu’«une conscience pure [soit] hors de mes
prises, je ne saurais [donc] lui faire violence, même si je torture son corps. Le problème
de la violence ne se pose donc pas à son égard. Il ne se pose qu’à l’égard d’une
conscience originellement engagée dans le monde, des consciences situées qui se
confondent elles-mêmes avec la situation. » 91 Il s’agit pour Merleau-Ponty de ressaisir la
question de la violence dans le milieu même de sa procession car ce problème ne se pose
plus pour une conscience pure et désincarnée.
89
La force de l’âge, op.cit., p.694 : « J’essayai aussi de rectifier l’optimisme moral de mes deux
précédents ouvrages en décrivant la mort, non seulement comme une relation de chaque homme à
tout, mais aussi comme le scandale de la solitude et de la séparation. »
90
M. Merleau-Ponty, Notes relatives à la préparation du Visible et de l’invisible, op.cit., feuillet 172,
cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 81.
91
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p.212.
45
Chapitre 3
Désir et corporéité
Dans les deux chapitres précédents, nous avons montré de quelle façon, tant au plan
social et politique qu’au plan de la rencontre intersubjective la question de la violence
devient une question centrale dans la réflexion de Merleau-Ponty, et comment elle
renouvelle en profondeur son interrogation sur la question de la liberté et du lien à autrui.
Nous avons vu que ce que Merleau-Ponty cherche désormais à mettre en évidence est le
lien profond entre la violence et la coexistence. Il s’agit de penser une possibilité d’une
coexistence qui intègre en elle l’épreuve du conflit au lieu de la refouler. Car, la violence
est d’autant plus grande dans la vie sociale que lorsque l’on tente de la refouler et la
dimension de conflictualité est au cœur de la rencontre des libertés. Dans ce chapitre,
nous tenterons de saisir la dynamique de cette conflictualité comme un mouvement
perpétuel permettant la constitution d’un espace de coexistence. La question se pose alors
à nous de savoir si on trouve également cette conflictualité dans la dimension la plus
primitive de l’être-au-monde, et l’ancrage corporel de la liberté individuelle. Notre
hypothèse est que le conflit peut cesser d’être le pur négatif de la coexistence, que
l’intrusion dans la vie de l’autre peut cesser d’être le négatif du respect de sa liberté et
cela uniquement parce que ce nouage entre conflit et coexistence se réalise au plus
profond de la vie subjective, là où elle ne cesse de naître à elle-même, dans sa corporéité.
92
M. Haar, « Proximité et distance vis-à vis de Heidegger chez le dernier Merleau-Ponty », in
Merleau-Ponty, Notes de cours sur l’origine de la géométrie de Husserl, Épiméthée, Paris, P.U.F.,
1950.
93
B. Sichère, Merleau-Ponty ou le corps de la philosophie, Paris, Grasset, 1982.
94
Cf. M. Merleau-Ponty, Signes, op.cit..
95
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op.cit., p. 281.
47
chair le stigmate de la violence, lui accorde en même temps la possibilité de se réaliser
comme une coexistence.
48
technique et plus sobre que la « chair » en français. Cette dernière est en effet à la fois
Körper, Leib et Fleisch.97
Ces deux traductions de Leib par corps propre et chair présentent des inconvénients.
D’une part, le corps propre a un usage technique en psychologie expérimentale et il ne
permet pas d’assumer le Leib d’autrui. D’autre part, la chair comprend des résonances
théologiques, esthétiques et morales98.
Selon Marc Richir, il semble que Merleau-Ponty utilise le concept de chair en rapport
avec le Leib husserlien99. Emmanuel de Saint Aubert s’oppose à cette idée et insiste
sur la différence de sens et d’emploi de ces deux termes par le philosophe 100. Dans toute
sa philosophie de la chair, Merleau-Ponty traduit le Leib de Husserl par corps et non par
chair. Il est vrai, qu’avant 1957, Merleau-Ponty traduit Leib par chair de manière
furtive : « …la chair (Leib) ou chose sentante, comment la situer par rapport à la
“conscience” ? »101 « La chair, le Leib, ce n’est pas une somme de se toucher… »102. Par
la suite, ce terme de Leib n’est plus jamais traduit par chair, dans toutes ses occurrences
dans les cours sur Husserl (1957,1959, 1960). Il est même absent dans le reste des écrits
sur la chair. En effet, à partir de 1957, il traduit toujours Leib par corps ou corps propre,
de sorte que lorsqu’il aborde le corps en français, il le désigne par le terme allemand
« Körper », sans aucune occurrence du terme chair. Quant au Subjektleib comme sujet
incarné, Merleau-Ponty le traduit systématiquement par corps-sujet. 103
97
Cf. J.-F Lavigne, in Husserl, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, P.U.F., 1989, pp. 448-449.
98
E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 160. L’auteur fait une
récapitulation de l’héritage historique du sens de la chair dans la langue française.
99
Cf. M. Richir, Intervention sur « Le sensible dans le rêve » in Merleau-Ponty, Notes de cours sur
L’origine de la géométrie de Husserl, « Épiméthée », Paris, P.U.F., 1998.
100
E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 150.
101
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 309.
102
Ibid..
103
E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 151.
49
De cette enquête lexicographique nous pouvons conclure que la chair merleau-pontienne
n’est pas un concept emprunté à la pensée de Husserl mais plutôt une notion qui émerge
d’un parcours strictement personnel du philosophe. D’ailleurs Merleau-Ponty le
confirme : « Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de
nom dans aucune philosophie »104. Merleau-Ponty écrit encore : « […] il n’y a pas de
nom en philosophie traditionnelle pour désigner cela »105
Les premières mentions de la chair dans l’œuvre de Merleau-Ponty sont celles d’une
chair physiologique et massive, une instance organique différenciée ou non du sang et
des os : « une partie de sa chair », « un entrelacement d’os, de muscle et de chair », « la
chair et le sang du mouvement », « un morceau de chair saignante », « une masse de
chair transie », « entre chair et cuir », « un paquet d’os et de chair ».106 Dans ces
mentions, il n’y a aucune référence à Husserl mais plutôt à Buytendijk, Wertheimer et
Montaigne. Ainsi, le sens de la chair est dans un premier temps plutôt littéraire que
philosophique. Il s’agit d’une chair anthropologique lourde d’échos esthétiques,
érotiques, moraux et bibliques qui révèlent une culture et un style identiques avec ceux
que l’on retrouve dans les écrits de Sartre et de Beauvoir. 107 C’est une chair saignante qui
restitue la complexité de la condition de l’homme comme être de matière et de désir,
corporel et spirituel, solitaire et solidaire. Cette chair comporte par ailleurs une dimension
onirique. Elle assume à la fois et sans contradiction l’espoir de l’unité de l’homme et la
souffrance dans la séparation.
Il ressort de ces dernières réflexions l’idée que l’élaboration par le second Merleau-Ponty
du concept de chair renvoie à la décision d’inscrire une négativité irréductible dans
l’épreuve que le sujet fait de sa corporéité vivante. D’emblée le concept de chair renvoie
à une dimension de lourdeur, d’opacité et à une dimension de puissance et de lien,
104
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op.cit., p. 193.
105
Ibid,. p. 183.
106
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 159.
107
Ibid. p. 159. E. de Saint Aubert précise que cette communauté de culture apparaît surtout dans Les
Mouches de Sartre et les conférences de Mexico sur la chair et le désir.
50
comme si Merleau-Ponty cherchait à penser autrement le rapport entre la dimension
passive et la dimension active de la vie incarnée.
Cette nouvelle conception de chair, Merleau-Ponty la construit entre autres dans une
critique de Sartre beaucoup plus radicale que celle à l’œuvre dans la Phénoménologie de
la perception. Merleau-Ponty critique en effet un régime d’épuration de Sartre dans
l’Être et le Néant, fondé sur la négation du corps comme constitutif de l’épreuve que la
liberté fait de sa puissance. Nous montrerons ici, à partir de l’opposition entre ce que
Merleau-Ponty entend par empiétement et la pureté de la philosophie intellectualiste, les
principes d’une nouvelle pensée de l’inhérence. Cette pensée nous offre une nouvelle
compréhension du désir, de la chair et de la liberté qui nous permettra de comprendre
pourquoi serait-il si important de restituer le statut du corps.
Le refus du corps exprime une volonté de penser avant tout la liberté comme pouvoir de
déprise radicale, comme volonté d’être sans attache. Nous avons affaire ici à une volonté
de purification, à un refus de tout conditionnement, en particulier du corps, en vue de
maintenir une conception d’une liberté absolue. Ainsi, dit Merleau-Ponty « l’analytique
de l’Être et du Néant, c’est le voyant qui oublie qu’il a un corps et que ce qu’il voit est
toujours sous ce qu’il voit, qui essaye de forcer le passage vers l’être pur et le néant pur
108
en s’installant dans la vision pure… » . Cette attitude de survol et de détachement
relève de la conception d’une conscience désincarnée : « Tout est (…) clair et lucide (…)
[elle est] toute légèreté, toute translucidité (…). »109 Ce propos souligne l’opposition
radicale à l’impureté que revendique Merleau-Ponty à la conscience. Toutefois le sens de
cette impureté n’est pas péjoratif, il n’est pas une entrave à la conscience. Au contraire, il
est positif, car il comprend la possibilité d’établir des liens productifs par le mélange des
108
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’Invisible, op.cit., p. 108.
109
J.-P. Sartre, La transcendance de l’ego, Paris, Vrin, 1965, p. 25, 62 et 74.
51
différents, voire des opposés. Si Sartre refuse à la conscience tout panachage en la
concevant comme une pure activité et une clarté réflexive, il détruit par ce geste son seul
trésor. Car pour Merleau-Ponty le caractère de passivité que recèle toute réflexivité lui
permet de donner ce qu’elle a de meilleur, à savoir dépasser le gouffre entre le lien et la
séparation110. L’impureté de la conscience renvoie donc pour lui à l’exigence d’introduire
la liberté dans notre corps même et de lui restituer son pouvoir d’être productrice d’une
réconciliation.
Il s’agit donc de concevoir dans cette perspective un lieu pour ce mélange de conscience
et de corps qui n’est ni purement transcendant, ni immanent, mais un espace comme
dedans-dehors, qui est un lien essentiel et qui sera nommé plus tard la « chair ». Une telle
opposition à Sartre dans la compréhension merleau-pontienne du statut de la conscience
permet de parler, d’un point de vue ontologique d’un mystère du corps merleau-pontien
par opposition à la purification de tout mystère de la conscience chez Sartre. « En ce sens,
le Cogito est bien loin d’être la première vérité, la condition de toute certitude valable. La
racine de l’affirmation ingénue, c’est plutôt la conscience de mon corps qui sous-tend
peut-être toute affirmation d’existence touchant les choses.» 111
52
l’inhérence, qui tente de se placer en deçà des oppositions, en leur point de
différenciation. En ce sens, c’est bien autour de la question du désir et de son rapport à
l’empiètement et finalement à la chair que se concentrent certaines des critiques les plus
dures que Merleau-Ponty adresse à Sartre.
Dans la conférence de Mexico sur Autrui, Emmanuel de Saint Aubert retrouve les
premières occurrences de l’empiètement, et cela précisément à partir de l’influence de
Simone de Beauvoir. Cette figure de l’empiètement se développe en un argumentaire
contre Sartre.
112
53
référence est celle de la critique du regard d’autrui qui me fige et du thème du voyeur et
du tiers, dans une nouvelle approche du désir et de la chair.
« Qu’est ce que le désir ? On ne désire pas seulement un corps, on désire un être, écrit
Merleau-Ponty »113 et encore qu’« il n’y a pas de désir qui aille au corps seulement et qui
ne cherche hors de lui un autre désir ou un consentement »114. C’est pour cette raison qu’
« il faut sans aucun doute reconnaître que la pudeur, le désir, l’amour en général ont une
signification métaphysique. »115 En d’autres termes, tout désir n’est pas un désir qui tend
à l’objet désiré comme à un corps séparé de lui, comme un besoin qui tend à l’objet de
satisfaction. Car, le désir n’est pas le rapport d’un sujet à un objet corporel figé que le
sujet cherche à assimiler. Mais, il engage deux individus dans des rapports qui cherchent
une certaine réciprocité et ces rapports impliquent d’une façon ou d’une autre une
violence. Cette réciprocité a une signification métaphysique et elle exige un acte de foi
parce qu’elle n’est pas une évidence par la fait de la violence initiale qui lui fait
résistance. Pour Merleau-Ponty, contrairement à cette ambiguïté, Sartre comprend l’objet
du désir comme une réalité transcendante, c'est-à-dire extérieure, insaisissable dans sa
113
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p .56.
114
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit., p. 194.
115
Ibid., p. 194.
54
nature comme transcendante par un sujet compris comme liberté pure. En ce sens, tout
désir est voué à l’échec car il ne peut jamais posséder l’objet de son désir. Ils demeurent
tous les deux à jamais dans une séparation fondamentale. Cet échec vient du fait que le
rapport à l’objet du désir est considéré comme un rapport à sens unique, une activité d’un
sujet pur qui cherche à s’approprier une réalité qui lui est hétérogène. Cette activité ne
s’accomplit jamais, elle demeure dans un désespoir car elle n’atteint jamais son but : une
conscience pure ne peut pas saisir en elle ce qui appartient à une sphère qui lui est
étrangère, à savoir la sphère de la transcendance, plus encore quand cette transcendance
est celle de la liberté de l’autre. Ainsi, le désir est paradoxal, il est cette volonté de
posséder ce qui est de nature incompatible avec lui. Finalement, pour dépasser cet
embarras, Sartre pense que le désir n’atteint jamais la sphère de la subjectivité de l’autre.
Or, l’amour ou le désir selon Merleau-Ponty ne sont pas des rapports de pure activité
d’une conscience sans mélange ou d’un corps organique dénué de toute dimension
spirituelle, mais s’inscrivent dans une dynamique passive-active d’une chair qui est à la
fois corps et esprit. Cette dynamique passive-active, est celle de la vie comme ayant pour
dimension principale une dimension sexuelle et où les rapports ont pour paradigme le
sadisme et le masochisme.
Lors des conférences de Mexico sur Autrui, Merleau-Ponty comprend le rapport à l’objet
de la perception et l’être aimé ou désiré comme relevant d’une même logique. Tout
comme la perception, le désir n’est pas une simple saisie transparente de son objet. Le
rapport de l’amant à l’être aimé comme le rapport du percevant au perçu, est un jeu qui
implique une réciprocité et qui n’est pourtant pas garantie. La tension par laquelle
116
Cf. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op.cit.
55
s’accomplit une perception est la même par laquelle se déploie le désir : cette tension ne
va pas dans un sens unique de moi à autrui ou du percevant à l’objet de la perception,
mais engage ces deux pôles dans un rapport d’échange qui n’est pas une objectivation.
« Il y a la chose perçue quoique l’objet soit inépuisable, et donnée comme telle[sic]. De
même il y a l’amour, quoique l’être aimé soit ensemble de qualités, reste ouvert au-delà,
et soit donc insaisissable. (…) Désir : faux de dire qu’il n’est que volonté de transformer
en chose. Il est aussi mon propre engourdissement, ma propre incarnation, ma propre
abdication de la disponibilité. Il est non pas recherche de mon pouvoir, mais de réponse
d’autrui, d’écho, et donc il est aussi bien la victoire d’autrui que la mienne »117. Il s’agit
donc dans le désir d’un passage de moi en autrui et d’autrui en moi, dans une incarnation
réciproque, dans un corps à corps avant de désigner une communication verbale. Ce
passage prend une dimension érotique agressive. Si l’intersubjectivité pour Merleau-
Ponty est une intercorporéité explicitement libidinale et intrusive, elle n’est pourtant pas
réduite aux dimensions instinctives ou à des mécanismes physiologiques. Le désir qui
accomplit le lien entre moi et autrui n’est pas « un désir pervers qui se prend pour but ».
Car, ce dernier « pris sous l’angle strictement sexuel, est [un] désir manqué »118.
C’est encore en ce sens que Sartre et Merleau-Ponty s’opposent surtout dans leur
compréhension de la caresse. Pour Sartre, « la caresse n’est pas simple effleurement : elle
est façonnement. En caressant autrui, je fais naître sa chair par ma caresse, sous mes
doigts. La caresse est l’ensemble des cérémonies qui incarnent Autrui. »119, elle est
l’expression du désir comme le moyen de faire rentrer autrui dans son corps et
d’envelopper l’autre en lui-même. Le désir est le pouvoir de « faire chair » autrui et il est
caresse par opposition au « désir en lui-même voué à l’échec. »120 Il « n’est pas seulement
explicable physiologiquement » mais, « il a [une] signification métaphysique comme
117
M. Merleau-Ponty, Conférences de Mexico, op.cit., feuillet 163, cité in E. de Saint Aubert, Du lien
des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 137.
118
Ibid.
119
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op.cit., p. 440.
120
Ibid. p. 447.
56
désir humain : la caresse consiste à engourdir autrui, à le faire rentrer dans son corps » 121,
écrit Merleau-Ponty à propos de la conception sartrienne de la caresse. Le problème est
que Sartre ne donne pas de sens positif à ce façonnement, car, la chair demeure pour lui
impénétrable, voire même impalpable. La caresse demeure à jamais incapable de briser
l’isolement parfait des deux libertés. Cette séparation entre moi et autrui hérite de la
conception d’une chair sans profondeur et sans dedans. Cette chair n’est qu’une étendue
caressée impénétrable. Contrairement à cette rupture que Sartre maintient, Merleau-
Ponty refuse de comprendre la caresse dans les catégories intellectuelles, car « ces
générations l’une après l’autre »(…) « comprennent » et accomplissent les gestes sexuels,
par exemple le geste de la caresse, avant que le philosophe122en définisse la signification
intellectuelle ».123
La caresse est le fait de faire rentrer l’autre dans son corps qu’il faut comprendre dans
une chair dont les dimensions sont l’opacité et la profondeur et non la clarté et la
transparence de l’entendement. La dynamique du désir est en ce sens fondamentalement
différente chez Sartre et Merleau-Ponty.
126
Ibid. p.397
127
Cf. J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938.
128
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.143.
129
Ibid., p.440.
58
néantiser » mais faire naître à la visibilité. Ainsi, le visible « n’est pas un morceau d’être
absolument dur, insécable, offert à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle » 130
mais, il est continuellement assailli par cette vision même sans jamais être épuisé. Il est
ce « …quelque chose dont nous ne saurions être plus près qu’en le palpant du regard, des
choses que nous ne saurions rêver de voir « toutes nues », parce que le regard même les
enveloppe, les habille de sa chair. »131 Ainsi, le voyant engendre le visible et lui confère
par sa vision une étoffe qui le rend saisissable et ouvert à cette vision même, sans
toutefois réduire son caractère mystérieux.
De la même manière que le visible se réalise par la vision, autrui se réalise véritablement
comme chair par le désir. Ce dernier est pénétrant et performatif, il est accomplissement
d’une « double incarnation » non « comme mécanisme physiologique, mais comme
action totale, la caresse=engourdir autrui, le faire rentrer dans son corps, le faire
chair. »132 Ce travail du désir comme l’action de « se faire en dehors de son dedans et le
dedans de son dehors»,133 est le paradoxe même qui mobilise le commerce ontologique
de la chair. Les modalités de cette action sont la violence, le conflit bref, l’empiètement.
Dans cette conférence, la chair est introduite comme logique désirante du corps en
psychanalyse. Décrite comme un érotisme littéraire135, elle demeure inachevée dans
130
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’Invisible, op.cit., p. 175.
131
Ibid., p. 364.
132
Merleau-Ponty, Conférences de Mexico, op.cit., feuillet 142, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des
êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 138.
133
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’Invisible, op.cit., p.189.
134
Cf. M.Merleau-Ponty, Signes, op.cit..
135
Les références proprement philosophiques et phénoménologiques sont absentes, il n’est pas
question de Husserl qui est cité entre Faulkner, Gide, Valéry, Proust et Heidegger.
59
l’expression. Merleau-Ponty la situe dans le récit de l’histoire de l’amour qui est
l’histoire d’un «devenir chair », ou d’un « se faire chair ».Il s’agit d’une « psychanalyse
existentielle » anti-freudienne.
136
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p.200.
137
M. Merleau-Ponty, Signes, op.cit., p.292
60
138
sommes chair, de vivre la relation avec autrui. » Ainsi, la sexualité n’enferme pas
l’individu dans l’agressivité, la culpabilité et l’angoisse mais elle est une force
transversale qui brise ce cercle vicieux. Le sexuel-agressif est défini comme un entrelacs
sans l’évocation du dualisme pulsionnel de Freud, il est la dynamique fondamentale de la
chair. Il est ce qui permet à l’enfant devenu adulte de construire ses liens avec autrui.
Cette dimension « sexuelle-agressive » en tant que désir par empiètement des libertés, est
la condition de la transformation de la violence en situation commune. L’empiètement
libidinal comme donnée fondamentale de la vie humaine porte en lui le fruit significatif
de toute histoire de désir réussie car, le désir jouit de cette capacité de franchir les
obstacles dans un équilibre passif-actif de l’intrication pulsionnelle.
61
est une connaissance par adhésion, une passivité comprise comme la condition
d’ouverture au sens du monde par opposition à la passivité chez Sartre qui implique une
mort de la conscience et de la liberté.
62
Chapitre 4
63
fait Emmanuel de Saint Aubert pour mettre en évidence la similarité du projet
ontologique des deux penseurs. C’est dans le sens de la notion principale de co-
naissance, empruntée à Claudel par Merleau-Ponty, que réside une nouvelle
compréhension de l’être et qui s’oppose à la tradition philosophique dualiste que Sartre
continue à perpétuer.
L’originalité du terme de co-naissance réside dans le fait qu’il marie à la fois les deux
termes de naissance et de connaissance. Il exprime le rapport d’un sujet à une sensation à
la fois actif et passif. Dans cette activité de la co-naissance, il s’agit « ni [d’] un penseur
qui note une qualité, ni [d’] un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle » mais «
[d’] une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence.143» Cette activité désigne
pour Merleau-Ponty la dynamique de la perception en tant qu’acte primordial et dont le
statut est ontologique. Il s’agit d’une conception de la vie perceptive comme épreuve
radicale de l’être même et qui admet le double sens passif-actif du verbe « éprouver».
Pour les deux penseurs, Percevoir, c’est être : pour Claudel, l’être est percevoir et être
perçu à la fois, il est ce processus d’inscription au temps et à l’espace dans un corps à
corps. Ainsi, par incorporéité, l’être est une co-perception qui n’atteint sa plénitude que
142
P. Claudel, Art poétique in Œuvre poétique, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967 :
c’est l’œuvre la plus annotée de Claudel par Merleau-Ponty.
143
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit., p.245.
64
dans le rapport sensible avec autrui. Il s’agit donc de l’expérience d’un corps sous la
vision et le toucher d’un autre. Cette équation s’étend du rapport de l’homme à son
semblable jusqu’au rapport de l’homme à toute chose. Merleau-Ponty commente
d’ailleurs Claudel sur ce point: « le visible est une sorte de voyant (les choses nous
regardent). »144
Cette alliance claudélienne entre être et co-perception débouche sur une équivalence
profonde entre existence et coexistence. La perception est l’épreuve de mon existence
dans la mesure où elle éprouve ma coexistence avec toute chose et celle de toutes les
choses entre elles. Elle est l’épreuve d’une simultanéité ontologique145. Ce système
d’équivalences accorde à la perception une portée ontologique et dans lequel émerge la
notion de co-naissance. En effet, selon Emmanuel de Saint Aubert, il y a une équation
ultime entre être et co-naître car, tout être ne tient en mouvement que dans une
coexistence toujours à l’état naissant et qui révèle l’être comme étant à jamais inachevé,
un être qui ne finit pas de naître en co-naissant avec ce qui existe. De la même manière,
l’homme et son autre émergent simultanément à la visibilité : leur naissance est
simultanée et ils ne se connaissent que grâce à la simultanéité de cette naissance146.
144
Cf. M. Merleau-Ponty, L’Oeil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964.
145
Cf. P. Claudel, Art poétique, op.cit..
146
Ibid., p.149-153 : « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est co-naître. Toute naissance est
une connaissance. (…) comme nous co-naissons à toute la nature, c’est ainsi que nous la connaissons.
(…) Connaître donc, c’est être : cela qui manque à tout le reste. Rien ne s’achève sur soi seul. »
147
M. Merleau-Ponty, Notes de cours 1959-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 88
148
M. Merleau-Ponty, L’ontologie cartésienne et l'ontologie d’aujourd’hui, op.cit., feuillet 22, cité in
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 241.
65
Toutefois, cette simultanéité n’a pas le même sens chez Merleau-Ponty, selon Jean
Wahl.149 Car, la simultanéité pour lui n’est pas une simultanéité de toute chose devant
Dieu mais, devant l’homme qui fait l’effort de voir les choses au-delà de la dimension du
sujet et de l’objet. La simultanéité claudélienne ne peut pas donc être confondue avec
l’Ineinander. Toutefois, comme il en est de l’empiétement merleau-pontien, la
coexistence pour Claudel est également comprise comme n’allant pas de soi. Dans son
effort de résoudre le problème de la séparation et donc de la coexistence, ce dernier
accorde à la vision le pouvoir de dépasser le clivage entre l’homme et son monde : « la
séparation [est] (…) irrémédiable, toutes choses me sont lointaines, et seule la vision m’y
rattache. »150 Cette puissance de la vision soutient le travail de la simultanéité perceptive
chez Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception, La prose du monde et
L’Oeil et l’Esprit. Tout comme pour Claudel, Merleau-Ponty comprend la vision comme
l’épreuve de l’union des êtres incompossibles, elle, « seule nous apprend que des êtres
différents, « extérieurs », étrangers l’un à l’autre, sont pourtant absolument
ensemble… »151
Claudel et Merleau-Ponty recherchent donc tous les deux à rendre compte de tout ce qui
dans l’être humain est capable de cette « unité qui se fait dans la séparation » et de cette
miraculeuse « existence des incompossibles.»152 Tous les deux retrouvent cette unité dans
l’acte de perception.
157
Ibid..
67
connaturalité que l’art moderne est capable de réanimer, est une conception ni réaliste ni
idéaliste d’une connaissance génératrice qui précède l’homme et mobilise son être total,
mais d’une connaissance comme engagement dans une simultanéité sensible. Elle nous
provoque à co-naître et sa réalisation doit être comprise en rupture avec la notion
classique de la connaissance.
Chez les deux penseurs, la manière fondamentale de connaître chez l’homme échappe à
l’alternative d’une contemplation active et une autre passive car toute connaissance
n’implique pas un sens déjà constitué de son objet. Mais, la connaissance est un
mouvement dynamique qui peut être compris grâce à des figures qui impliquent une
tension de réciprocité du passif-actif, d’un enveloppant-enveloppé, et d’un engendrant-
engendré. Ces figures sont la communion comme manducation et incorporation
mutuelles, l’accouplement au sens sexuel et la vibration ou la respiration.
68
dans le passage de l’Œil et l’Esprit où il parle de la respiration de l’être, de la vibration,
et de la possession du sensible. La communion sacramentelle comme l’union du corps et
âme de la chair de l’homme à la chair de Dieu est d’une radicalité analogue à la
sensation comme co-naissance. En effet, dit Merleau-Ponty, « la sensation est à la lettre
une communion.»158 L’accomplissement de toute perception et l’épreuve de toute
sensation se font par cette communion qui est comme un accouplement de notre corps
avec le perçu et les choses. En effet, dans la Phénoménologie de la perception, il y a une
reprise du sens de la connaissance comme rapport du sentant au sensible en termes
d’accouplement 159 : « Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme
deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant.
C’est mon regard qui sous tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend
la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur, ma main avec le dur
et le mou, et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut pas
dire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre.» 160 Cette
conception de la sensation et de la perception impliquent que tout rapport à autrui se fait
par un accouplement, un ’’Paarung’’ pour un corps qui rencontre dans un autre sa
contrepartie. « Dans la perception d’autrui, mon corps et le corps d’autrui sont mis en
161
couple, accomplissement comme une action à deux.» Par cette perception même, l’un
assume l’organisme d’autrui et son existence. Ainsi, ce terme d’accouplement est pris à
la fois au sens physiologique et au sens plus général de couple. Il exprime un rapport de
possession et d’envoûtement, d’une projection-introjection, à la fois charnel et spirituel.
161
M. Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, op.cit., p.178.
69
la sensation, de l’être et du néant dans le creux du désir. Elle illustre l’élément même de
la vie, un état foncier de l’être comme mouvant, sentant et co-naissant. 162 Cette vibration
symbolise pour Claudel l’union agissante de l’âme et du corps : « Que sont au rapport de
l’une à l’autre, les réalités désignées sous le nom de matière et d’esprit ? Si elles sont
radicalement hétérogènes, séparées jusque dans leur fond, comment pourraient-elles
connaître l’une l’autre ? et se connaître ne se connaissant pas ? On doit donc leur refuser
non pas la différence qui est féconde, mais un isolement de nature qui est inconcevable.
Toutes deux sont des créatures et relèvent, dès lors, de l’état de mouvement. »163 Ainsi, la
métaphore de la vibration exprime l’union de deux instances métaphysiques séparées et
articulées l’une à l’autre dans un seul et même mouvement. Elle est une modalité
d’existence d’ « une chair spirituelle [qui] n’est qu’en frémissant au contact de l’être, en
co-naissant aux autres corps »164. Toutefois, la vibration n’est pas une communauté d’acte
de l’âme et du corps, mais pour Claudel, elle est « l’animation même ».165 Merleau-Ponty
reprend la vibration de Claudel comme illustration du mouvement simultané ou
déplacement des forces dans la perception. Cette dernière est en fait la vibration
commune du percevant et du perçu qui se propage dans mon corps comme dans le
monde. Elle qualifie l’être qui se fait, et c’est en ce sens qu’elle est une vibration
ontologique. Elle est le « berceau des choses » car, « le perçu ne se révèle ainsi que par
sa vibration en moi. »166 Ainsi, Merleau-Ponty définit « la perception elle-même (…) non
162
P. Claudel, Mémoires improvisés, Paris, Gallimard, 1954, p.194-195 : « Je crois que l’être est
continuellement en état de vibration, qu’il peut être comparé à un violon dont la corde est mise en
mouvement par l’archet et que la note -c'est-à-dire la connaissance,- résulte d’une modification de ce
courant continuel qui va du centre à la circonférence. (…) Alors, à quoi ressemble cette espèce
d’émission (…) ? À une naissance ! L’être ne cesse pas de naître (…). C’est ce que j’exprime en disant
que toute connaissance est une ’’naissance’’(…). Nous ne cessons pas de co-naître au monde, c’est-à-
dire que notre connaissance est l’œuvre de l’épanouissement circulaire de notre être constamment en
état de vibration (…) ce mouvement de vibration, de plus ou de moins de gammes, de la brève et de la
longue, la systole et la diastole du cœur ; toujours, vous trouvez dans la nature, et spécialement dans
l’être vivant, ce rythme d’une rémission suivie d’une tension. De là toute mon idée au sujet de l’Art
poétique. »
163
P. Claudel, Art poétique, op.cit., p151-152.
164
E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 250-251
165
Ibid..
166
M. Merleau-Ponty, Le monde sensible et le monde de l’expression, note inédite de 1953,
Bibliothèque Nationale, volume 10, feuillet 20, cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux
70
[comme] une intuition mais une vibration du champ.» 167 Cette vibration exprime en
même temps une dynamique passive-active pareille à la figure de la respiration. La
respiration est la figure emblématique de la réciprocité passive-active retrouvée dans la
co-naissance claudélienne En tant que passive-active, elle exprime l’impossibilité de
partager le connaissant du connu, l’enveloppant de l’enveloppé, l’engendrant et
l’engendré. Le rapport de l’homme au monde, dans la connaissance, la perception ou la
création artistique, se fait de la même manière que la respiration. « Ce qu’on appelle
inspiration devrait être pris à la lettre : il y a vraiment inspiration et expiration de l’Être,
respiration dans l’Être, action et passion si peu discernables qu’on ne sait plus qui voit et
qui est vu, qui peint et qui est peint. »168 La respiration peut être comprise comme une
irréductible circularité, elle inspire et expire l’être même. Cette figure transposée à la
perception en tant que rapport de l’homme au monde implique que l’être est « une même
chose que naître et surgir : venir à la visibilité. »169 Ainsi, dans une telle ontologie,
l’homme est compris comme « naissance et co-naissance »170 car il entretient un rapport
de réciprocité avec l’être, il le porte à la visibilité, le révèle et réciproquement l’être fait
naître l’homme.
À partir cette notion de co-naissance et les figures qui l’expriment, nous pouvons
comprendre que l’être est une profondeur inobjectivable. Aux antipodes de l’être
cartésien et sartrien comme « plénitude absolue et entière positivité », l’être est « creux »,
il « a besoin de nous ». Cette ontologie consiste donc à formuler cette naissance et co-
naissance en dépassant le naturalisme et de l’idéalisme à la fois, dans le but de
comprendre l’homme comme il est vraiment et non pas comme l’ébauche d’une
subjectivité absolue. L’homme est « comme surrection, lumière au sommet de cet
Emmanuel de Saint Aubert retrouve une référence régulière à Bachelard dans l’œuvre de
Merleau-Ponty. Il s’agit d’une influence majeure qui réside dans son évaluation
ontologique et qui consiste à comprendre le sensible comme convocation de notre
manière d’être : le sensible est un rayonnement dans sa manière d’être et toute qualité qui
lui est relative est comprise comme qualité ontologique en tant que faisant appel à
l’homme. Dans le Visible et l’Invisible surtout, Merleau-Ponty reprend avec force à
Bachelard une « psychanalyse de la Nature », une « psychanalyse de la connaissance
objective » et une « philosophie de la chair et de l’être comme éléments.»
La définition de la chair comme élément est donnée dans le Visible et l’Invisible ainsi :
« La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait pour la
désigner, le vieux terme d’ « élément », au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de
173
l’air, de la terre et du feu (…). La chair est en ce sens un « élément » de l’Être. » Et
encore par la suite il dit : « Il faut penser la chair, non pas à partir des substances, corps et
esprit, car alors elle serait l’union de contradictoires, mais disions-nous, comme élément,
emblème concret d’une manière d’être générale.»174 Malgré l’inspiration présocratique
évidente dans cette définition de la chair, Merleau-Ponty précise que la chair n’a pas de
175
nom dans aucune philosophie traditionnelle mais, il indique l’emprunt de la notion
d’élément à Bachelard.
73
sont pénétrants, pénétrables et prégnants. Ils livrent leur dedans et s’échangent avec le
dehors. Ils sont caractérisés par une intériorité exposée qui réveille et provoque notre
imaginaire. Cela présente des risques et enjeux de l’exposition et l’éclatement de
l’intériorité de l’homme. Dans ce mouvement de dedans-dehors, les quatre éléments ainsi
travaillés par Bachelard, impliquent la même dramatique merleau-pontienne de
l’empiètement, ici d’un empiétement du dedans sur le dehors et inversement.
Aux antipodes de la pensée du géométrisme pur, une telle ontologie voudrait assumer une
texture imaginaire de l’être, où le rapport de l’homme au monde dans la perception et la
connaissance, est une épreuve passive-active qui se fait par une violence. Cette texture est
une « chair de l’imaginaire », elle est chair dans le sens où elle est supposée récupérer la
matérialité dans la conception de l’être et de l’homme. Quelles sont d’un côté les
177
G. Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1994, op.cit., p. 196.
74
implications d’une telle conception de la chair sur l’appréhension de l’intentionnalité,
c'est-à-dire sur une phénoménologie de la perception. Et d’un autre côté qu’en concluent
les deux penseurs sur la théorie de la connaissance et finalement sur l’être ?
178
M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op.cit., p. 298.
179
M. Merleau-Ponty, Être et Monde, op.cit., feuillet 238, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres
aux éléments de l’être, op.cit., p. 258.
180
Ibid., feuillet 261.
181
M. Merleau-Ponty, Notes de lecture et notes de travail sur et autour de Descartes, op.cit., feuillet 120,
cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments des êtres, op.cit., p.259.
182
M. Merleau-Ponty, Être et Monde, op.cit., feuillet 203, cité in E. de Saint Aubert, Du lien des êtres
aux éléments de l’être, op.cit., p. 259
75
cristallisation du désir et réciproquement, le désir est le sujet-objet de la cristallisation 183
de l’être.
Bachelard dans son entreprise ontologique, conçoit une « texture imaginaire du réel »
désignée par la « chair de l’imaginaire ». Il s’agit d’une approche positive de la matière
qui comprend toutes les matières, qui forment la réalité, suivant le travail humain qui se
fait sur elles. Ce travail est compris comme une tension violente par laquelle l’homme se
rapporte à la réalité dans le sens où dit-il, la réalité « ne peut être vraiment constituée aux
yeux de l’homme que lorsque l’activité humaine est suffisamment offensive, est
intelligemment offensive »184. Si une approche phénoménologique de l’intentionnalité est
incapable de mettre en évidence les degrés de cette tension et comprendre cette activité,
c'est-à-dire ceux la donation des objets et du monde en tant que tels à l’homme, c’est
qu’elle les conçoit de manière formelle et intellectuelle. Ses principes d’évaluation sont
ceux d’une doctrine de l’objectivation qui objective des formes, sans considérer les forces
inhérentes à ce qui constitue l’intentionnalité, et donc en ignorant l’impact du rapport de
l’homme au monde dans cette donation. Pour revaloriser les tensions inhérentes à
l’intentionnalité qu’une phénoménologie formelle pure manque, Bachelard considère
qu’il faut en même temps qu’une intentionnalité formelle, « une intention dynamique et
une intention matérielle, pour comprendre l’objet dans sa force, dans sa résistance, dans
sa matière, c'est-à-dire totalement.»185 Cet assemblage d’intentions dont les natures sont
différentes, n’est autre que le mélange qui fait la chair de la chose. Cette dernière est une
étoffe complète de matière, de forme et de force.
183
Cette catégorie de la cristallisation selon Emmanuel de Saint Aubert traverse les inédits de 1948-
1949. Elle est une reprise par Breton de la cristallisation stendhalienne dans la cristallisation mutuelle,
de l’un dans l’autre, du (sur)réel et du désir.
184
G. Bachelard, L’eau et les rêves : essaie sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942,
p.213-214.
185
Ibid.,
76
tous les deux d’une« chair du monde ». Cette dernière est l’expression d’un déploiement
et d’une résistance à la fois de l’intentionnalité dont l’homme fait l’épreuve dans un
rapport ambigu. En d’autres termes, « le monde est aussi bien le miroir de notre ère que
la réaction de nos forces. Si le monde est ma volonté, il est aussi mon adversaire.» Ainsi,
la chair du monde, est à la fois complice et adverse de l’homme de la même façon dont
autrui est dans sa chair un confrère et un adversaire à la fois de la chair de son semblable.
La chair de l’homme et celle du monde sont donc dans un rapport de réflexion comme un
miroir l’un pour l’autre, mais à la fois des contraires par leur résistance.186
Dans cette vision, Bachelard utilise le terme de provocation pour désigner ce rapport de
l’homme au monde. En tant que ce qui le reflète et ce qui lui fait résistance à la fois, le
monde n’est pas subi uniquement par l’homme, mais il est également l’expression de sa
volonté. Si « Le monde est ma provocation »187, dit Bachelard, il est une provocation
comme fondement de toute démarche scientifique et une invocation des choses pour
qu’elles nous répondent. Il s’agit dans cette provocation188 d’une agressivité
épistémologique fondamentale qui est secrètement féconde, une agressivité de l’homme
envers le monde qui engendre un sens. Ainsi, ce rapport d’agressivité n’est pas
l’exclusivité du lien entre les hommes, mais « qu’on ne s’y trompe pas : l’adversaire qui
m’insulte n’est pas nécessairement un homme », car, « déjà les choses nous
189
questionnent. » C’est en ce sens que la chair comme dynamique des rapports
d’agressivité réciproque entre l’homme et autrui s’étend pour donner au monde sensible
en tant qu’intentionnalité le pouvoir d’entretenir ce même lien de violence avec l’homme.
À partir d’une telle conception des rapports entre l’homme et le monde, le point de vue
épistémologique ne peut plus être compris de la même manière classique. Pour
Bachelard la connaissance n’est plus comprise en termes d’opération mais en termes
186
Ibid., p214.
187
Ibid., p.215
188
Pour Bachelard, il existe « quatre types différents de provocation, quatre types de colère » qui sont
relatives aux quatre éléments.
189
G. Bachelard, L’eau et les rêves : essaie sur l’imagination de la matière, op.cit., p.215.
77
d’épreuve, au double sens passif-actif. Dans cette épreuve, les formes de la matière et
celles de l’esprit co-naissent, et se connaissent dans un rapport de force et dans la
violence du désir. L’adversité n’est plus nécessairement purement négative, mais elle la
résistance de la matière qui soutient le rapport de l’homme en lui donnant la consistance
du désir. Ainsi, la matière est agressive et confortante à la fois, elle est la première à être
passive et active, elle est la première chair édificatrice de notre chair. Pour Bachelard,
elle est onirique, désirable et enveloppante.
190
Cf. Ibid..
191
M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op.cit., p.321.
78
l’enveloppe déjà. Cette expérience est celle de la pénétration de l’invisible dans le visible.
En ce sens, la réussite de toute perception est portée par le désir et l’expérience onirique
en premier et donc, la perception et l’imagination ont besoin l’une de l’autre. Cette union
intime de la vie perceptive et la vie imaginaire est l’ultime antidote à la pensée
objectiviste, particulièrement à l’analytique sartrienne du voyant qui oublie qu’il a un
corps et un corps imaginaire. Pour Merleau-Ponty, cette union est une révélation de la
chair, celle de l’être imaginaire.
79
Chapitre 5
Dans L’homme et l’objet, Merleau-Ponty aborde le thème de l’art moderne comme art
blessant et l’oppose à l’art classique. Pour lui, l’art moderne est un extraordinaire miroir
du rapport de l’homme aux choses, au végétal, à l’animal, à lui-même, bref au monde. En
multipliant ses références, telles que Malraux, le surréalisme de Breton, les « choses » de
Ponge et les psychanalyses de Bachelard, Merleau-Ponty tente d’interpréter le pouvoir de
la peinture moderne comme une recherche pour rendre visible la profondeur. Il lui
assigne le rôle d’une expression emblématique du monde et de notre rapport à l’être192.
Au sujet de l’esthétique merleau-pontienne, Raphael Gély dit que c’est « à partir de l’art
lui-même [que] le sujet peut reprendre pied dans le monde » et « l’expérience picturale
révèlerait ce qui dans la perception phénoménologique ne relève pas purement et
simplement de la perception. »193 Que révèle donc la perception dans son rapport à l’art ?
C’est ce à quoi nous allons essayer de répondre dans ce qui suit.
192
R. Gély, Les usages de la perception, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2005 : « L’œuvre d’art aurait
pour fonction de donner à éprouver ce qui fait l’inachèvement de principe du monde »
193
R. Gély, Les usages de la perception, op.cit., p. 79-80.
80
Faisons ici un rappel du sens premier de l’empiétement : l’empiètement renvoie
premièrement à cette humanité déchirée et violente dans la vie morale et politique, ce que
nous retrouvons dans le Sang des autres. En ceci l’empiétement fait rupture avec la
Phénoménologie de la perception et il se pose comme le corrélat d’une ontologie anti-
cartésienne. En effet, il exprime un rejet de toutes les illusions de pureté qui masquent la
violence dans toute existence humaine, dans le monde perçu jusqu’à l’être même. En ce
sens même et, transposé à l’interprétation de l’art moderne, l’empiètement s’exprime
comme un investissement de l’être de la chose et du monde. En d’autres termes, Merleau-
Ponty considère que toute chose, en particulier les tableaux et le monde en général
entretiennent eux-mêmes des rapports d’empiétement avec l’homme tout comme entre
l’homme et autrui. Nous allons voir dans ce qui suit que ce rapport d’empiétement est un
rapport de désir qui remet en question la conception du rapport objectif au monde dans
l’approche de l’art classique. En effet, Merleau-Ponty va opposer un monde moderne à
un monde classique, pour rendre compte du rapport de l’homme au monde tel qu’il
l’entend en termes d’empiétement par la voie de l’imaginaire.
Les objets dans l’art moderne présentent pour Merleau-Ponty un support pour réfléchir le
rapport de l’homme aux objets en général. Celui-ci trouve « dans un tableau moderne
(…) [que ces derniers] saignent, [ils sont] agressifs(…) [ils] se retourn[ent] contre
l’homme, le compromet[tent] et exerce[nt] sur lui une fascination menaçante. »194 Ce que
194
M. Merleau-Ponty, “L’homme et l’objet”, in « Les Conférences », La Nef, 5e année, n ̊ 45, août
1948, p.150.
81
Merleau-Ponty cherche à mettre en évidence, est le rapport de proximité qu’entretiennent
les objets d’art moderne avec l’homme en tant qu’incarné, par opposition aux rapports
conçus par l’art classique. En effet, dit Merleau-Ponty, « les objets de la peinture
moderne « saignent », répandent sous nos yeux leur substance, ils interrogent directement
notre regard, ils mettent à l’épreuve le pacte de coexistence que nous avons conclu avec
le monde par tout notre corps. Les objets de la peinture classique ont une manière plus
discrète de nous parler (…) pendant que le reste du langage s’installe décemment à
distance, dans le révolu ou dans l’éternel, et s’abandonne aux bienséances de la
195
perspective planimétrique. » Ces propos résument l’opposition comprise par le
philosophe entre l’art moderne et l’art classique dans leur manière d’exprimer le rapport
de l’homme au monde par leur vision différente des objets.
82
En admettant l’empiètement comme dynamique dans tout rapport de l’homme aux objets,
il n’est plus possible de comprendre ce rapport d’une manière objectiviste. Car, le point
de vue objectiviste refuse d’attribuer tout mouvement aux choses qui entourent l’homme.
Or, la chose comme objet a la capacité de se retourner vers l’homme et de déborder de
son enveloppe objective pour répandre sa substance pré-objective. Ainsi, elle est
agressive par son ouverture, et elle est capable de s’introduire par son dedans dans le
dedans de l’homme. Elle devient comme l’homme, exposante et non plus exposée,
éclatante, blessée et blessante à la fois. Ainsi, les objets saignent et agressent l’homme en
entretenant avec lui un échange, par leur sang, de dedans à dedans. Le sensible possède
donc une chair, une « chair sensible » que Merleau-Ponty considère comme tissant un
lien d’agressivité intrusive avec l’homme.
Ce lien par empiétement est généralisé par Merleau-Ponty à partir du rapport entre les
hommes, à celui des hommes aux objets, et s’étend jusqu’à celui de l’homme à l’être.
Ainsi, il est l’expressivité et le retour de l’homme à l’être, à lui-même. En d’autres
termes, il est ce qui lui permet d’exprimer ce qu’il est lui-même. Car, dans un tel rapport,
l’homme a accès à ce qui est à l’intérieur de l’être et qui se révèle à lui dans « une
proximité vertigineuse.»
L’empiétement en tant que rapport entre l’homme et les objets est un rapport de violence
et d’agressivité réciproque. Ainsi, les pôles engagés dans cet échange ne sont chacun ni
dans une pure passivité, ni dans une pure activité, mais tous les deux sont dans une
ouverture passive-active l’un par rapport à l’autre. Quelle compréhension cette ouverture
nous permet-elle d’avoir dès à présent sur l’expérience capitale de la perception et
comment envisager le monde en tant qu’intentionnalité à partir d’une telle approche?
Nous tenterons d’exposer la manière avec laquelle s’implique l’homme dans l’acte de
perception des objets afin de comprendre le statut de ces derniers en tant qu’objets
perçus.
83
Si le sensible possède une chair et si le rapport qu’il entretient avec l’homme se fait grâce
à cette sensibilité même et par une agressivité, Merleau-Ponty ne comprend cependant
pas la posture de l’homme dans cette relation comme étant uniquement passive. Si le
philosophe s’oppose en ceci à l’idée classique d’une pure activité dans la saisie objective
par la perception, le rôle que joue l’homme dans le couple percevant/ perçu est impur. Un
tableau par exemple n’exprime rien à lui tout seul mais il fait appel à l’homme en tant
qu’être de sensibilité, en tant qu’être incarné. L’homme ne subit une agression de la part
des objets que parce qu’il est en disposition d’ouverture par rapport à eux, par sa
sensibilité, par son corps. Donc, si l’homme est susceptible d’être affectée par les objets
d’une telle manière prodigieuse, ce miracle tient son origine dans une disposition de
l’homme à la profondeur. En effet, dit Merleau-Ponty, les hommes sont capables de voir
en profondeur197. À partir de cette hypothèse, les expériences perceptives vécues par
l’homme sont comprises comme des perceptions en profondeur, dans lesquelles, les
objets lui font appel, le pénètrent et l’arrachent à lui-même. Toutefois, ces perceptions en
tant qu’expériences agressives qui touchent l’homme, ne lui livrent pas un perçu dans sa
totalité. Contrairement à la perspective géométrique, selon laquelle le perçu est censé
pouvoir être saisi dans son intégrité par la perception ; le point de vue merleau-pontien
n’accorde pas à cette dernière la toute puissance de livrer l’objet de manière entièrement
transparente. Car, le perçu en tant que profondeur, ne s’épuise jamais et son expression
demeure dans une tension irrésolue entre ce qui relève du perçu et du non-perçu en lui, du
visible et de l’invisible, de son intérieur et son extérieur. Ainsi, l’expression dans la
communication entre le percevant et le perçu n’est pas une transmission d’un contenu
informatif transparent. Les acteurs ne sont pas désengagés l’un de l’autre dans cette
communication dans laquelle l’un agit et l’autre pâtit ou inversement. Si le perçu est
compris comme représentation, en d’autres termes, s’il est considéré comme acquis dans
toute sa teneur par la perception, cela réduirait toute son épaisseur et son être. Car, dans
un tel point de vue, les dimensions invisibles de l’objet de la perception sont mises entre
parenthèses au profit d’une chose purifiée de tout dedans. Dans ce cas, l’objet n’a plus
rien à ex-primer et plus rien de souterrain ne demeure en lui.
197
Cf. M. Merleau-Ponty, “L’homme et l’objet”, op.cit..
84
Ce rejet de l’invisible est un survol de la projection qui perd la profondeur et n’accorde
pas à la perception son statut essentiel qui est selon Merleau-Ponty d’être un rapport
ontologique. Car, toute « recherche de profondeur (…) n’est pas la profondeur survolée,
explicitée, changée en présence ni la profondeur sous-entendue par [le] dessin perceptif,
[la] simple absence de certaines parties. C’est l’overlapping… »198. Ainsi, l’homme n’est
pas complètement un sujet percevant passivement affectable par les objets mais s’engage
dans une quête d’un perçu toujours inachevé. La perception est en même temps ce
rapport d’agression de l’homme par les objets, et d’une exhortation du perçu par l’homme
à la fois. Dans cet acte, l’entrelacs qui se crée n’aboutit pas à une satisfaction complète,
mais demeure dans un mouvement passif-actif entre le percevant et le perçu,
constamment stimulé par la nature d’inachèvement du perçu. Ainsi, l’homme dans son
ouverture au monde, se rapporte par le désir à l’intentionnalité dont la marque négative
est celle de son inachèvement.
5.3 L’endo-projection
198
M. Merleau-Ponty, L’ontologie cartésienne et l'ontologie d’aujourd’hui, Bibliothèque Nationale,
volume 19, 1961, p. 167-168, cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit.,
p. 220.
199
M. Merleau-Ponty, “L’homme et l’objet”, op.cit., p.151
85
une « endo-projection » comprise comme un échange charnel. Ce que cette « endo-
projection » met surtout en valeur est cette façon que l’homme a de se rapporter aux
choses, dans l’expression de l’expérience de profondeur qu’il en fait et de leur
inachèvement ontologique. Ce caractère d’être inépuisable donne aux choses une
puissance qui interpelle l’homme constamment et qui lui offre la possibilité de se
reconnaître dans ses tentatives de découverte des secrets infinis du perçu. Quant à l’art
classique, Merleau-Ponty le considère comme incapable d’une introjection, c'est-à-dire
comme impuissant à stimuler l’intérieur de l’homme pour le révéler. Car il s’impose à
l’homme dans un rapport d’extérieur à un extérieur de sorte à ce que l’homme demeure
dans son vide intérieur. Ainsi, l’homme n’est plus en mesure d’éprouver le besoin de se
rapporter intimement à une œuvre d’art de ce genre. Cette dernière n’invite pas l’homme
à l’échange, mais le garde dans une distance qui finit par le faire basculer dans un
désintérêt et un sentiment d’assouvissement face à une transparence sans mystère.
Cette critique de la vision de l’art classique vise la croyance qu’elle d’une pure pensée et
une pure étendue qu’elle recèle en elle. Il s’agit d’une vision affranchie de toute
profondeur, de tout étonnement et d’angoisse. En ce sens, elle est celle d’une humanité
« contente » et « suffisante », d’un corps déshabillé de toutes ses possibilités motrices et
désirantes et finalement d’une chair considérée comme dépouille. Cette humanité dans
l’art classique est ignorante parce qu’elle se reconnaît dans l’art classique comme
accomplie. Alors que l’art moderne comme stimulant une « endo-projection » dévoile un
monde de profondeur, impur et mystérieux par son inachèvement, dévoile un désir
perpétuel d’une humanité qui s’y reconnaît elle-même comme mystérieuse pour elle-
même et toujours inachevée.
86
paradoxal est le symbole même de l’intentionnalité, elle permet de comprendre ce que
signifie un monde moderne de verticalité dans lequel se crée un lien de parenté entre le
percevant et le perçu, un nouage qui donne lieu à un monde moderne onirique.
Le sang étant le dedans qui renvoie à notre propre intériorité et qui perce au dehors est le
signe de la blessure, mais en même temps la clé de la guérison200. C’est le flux pulsé
grâce auquel la chair possède une palpitation et un éclat, il est l’élément où se jouent
ensemble la vulnérabilité et la cohésion de l’existence humaine, la violence et la
coexistence de la vie. En réalité, Merleau-Ponty ne fait pas de dissociation entre chair et
sang qui impliquent tous les deux une verticalité de l’être, celle de l’homme debout et
vertébré. Le sang est le symbole de l’intentionnalité car il est élémentaire et structurant,
substance et relation. En tant que figure traditionnelle de la logique du désir, il est le
signe d’un paradoxe, de l’union d’une chair blessée comme fondamentalement
« communication supersubstantielle» (référence ou supprimer). Il est l’étendu de notre
parenté avec le perçu, autrui et l’être. Ainsi, cette figure de sang est celle du rapport de
l’homme à un monde moderne vertical comme rapport de parenté. Il ne s’agit plus du
même rapport qu’entretenait la pensée objectivante et dogmatique dans le monde
classique, car cette dernière unit ses perspectives dans le géométral que nous avons
explicité au premier chapitre. En d’autres termes, dit Merleau-Ponty, il s’agit « des
rapports eux-mêmes objectifs et spirituels. Perspective géométrique de la Renaissance.
C’est le monde horizontal, le monde sans contradiction, tout prêt pour l’homme et ses
calculs. En fait cela ne fait pas le monde, i.e. la coexistence des perspectives
incompossibles (…). L’ouverture à l’être par la perception n’est pas prise (…). »201
Tandis que le monde moderne dans sa verticalité est un monde de « projection-
introjection » qui ne peut pas être observé de la même manière car il est un monde
onirique comprenant en lui un mystère ontologique. Ce mystère est celui de la chair
sensible, de mon corps comme pivot de tous les phénomènes transcendants, tant affectifs
200
201
M. Merleau-Ponty, Être et Monde, op.cit.,, feuillet 173, cité in E.de Saint Aubert, Du lien des êtres
aux éléments de l’être, op.cit., p. 222.
87
que cognitifs et par lequel je me rapporte dans un lien de parenté à la chose sentie et son
sens. Ainsi, la chair sensible est cette expérience ontologique que la perspective
géométrique refuse, l’expérience d’une perception comme nouage de la chair sensible et
du monde perçu.
202
Cf. A. Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988.
88
Ainsi, le visible comme prégnant de l’invisible est simultanément ramené à la vision par
ce dernier qui devient en effet, l’infrastructure même du visible.
203
Cf. E.de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op.cit., p. 227.
204
A. Breton, « Philosophie » in Œuvres complètes, t. II, op.cit., p.832 : « Tout ce que j’aime, tout ce
que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la
surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure, ni extérieure. Et
réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait presque d’un vase communicant
entre le contenant et le contenu. »
205
A. Breton, l’Amour fou, I, in Œuvres complètes, t. II, op.cit., p.681 : « royauté sensible qui s’étend
sur tous les domaines de mon esprit et qui tient ainsi dans une gerbe de rayons à portée de main. »
206
Cf. M. Merleau-Ponty, Causeries, op.cit..
207
Ibid., p.24.
89
5.6 La quête du « point sublime »
208
Ibid., p.29.
209
A. Breton, Second manifeste du surréalisme in Œuvres complètes, « Bibliothèque de la pléiade »,
op.cit., t.I, p.781 : « il s’agissait, il s’agit encore d’éprouver par tous les moyens et de faire reconnaître à
tout prix le caractère factice des vieilles antinomies (…). Tout porte à croire qu’il existe un certain point
de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. C’est en vain qu’on
chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »
210
Ibid..
90
Cette idée d’un point sublime empruntée par Breton, est connotée négativement par
Merleau-Ponty car elle inclut en elle une violence fondatrice. Dans le rapport de l’homme
aux choses et au monde, « si l’intérieur rejoint l’extérieur, ce ne sera pas dans l’harmonie
ou dans la beauté, mais par la violence du sublime. »211 Cette appropriation par Merleau-
Ponty d’un point sublime inspiré par le surréalisme de Breton s’oppose à l’ « esprit
rationaliste » et il s’agit par là d’une destruction qu’il faut lire comme une volonté de
reconquête d’un nouveau monde par Merleau-Ponty.
Nous pouvons dès lors dire que l’ontologie de Merleau-Ponty en tant qu’ « endo-
ontologie » présente une identité avec l’ontologie de la philosophie de la chair, cette
dernière comme porteuse de la transcendance même. La relation de l’homme à l’être est
décrite comme un « rapport charnel », un procès d’incorporation animé de désir où le
voir et le faire voir, le rendre visible et la gloire invisible de l’être sont dans l’horizon
d’un désir indestructible.
211
M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op.cit., p.76
91
Conclusion
Si tout rapport à la réalité ne peut se réaliser que pour des êtres incarnés, le rapport à la
réalité politique particulièrement ne s’accomplit que de manière comparable, c'est-à-dire
dans un rapport de corps à corps. Ainsi, la pensée politique doit s’articuler à une
philosophie du corps et à une lecture de l’expérience perceptive en tant que charnelle et
nouée à l’expression. Ainsi, pour échapper au déni de la violence, elle doit assumer une
corporéité saisie dans sa dimension ontologique, comprise comme une ouverture animée
par l’entrelacs des différentes chairs les unes avec les autres, donnant l’accès à une chair
du monde, le lieu même où tout communauté politique est possible.
212
M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op.cit., p.302.
92
Cette chair du monde n’a pas été ici comprise comme une sorte d’englobant où chaque
élément est d’emblée en rapport pacifique avec le tout. L’expérience qu’en fait l’homme
lui impose bien plutôt une résistance dont il fait l’épreuve dans le rapport à autrui, à la
matière et à la Nature. Cette chair du monde est le sort de l’homme comme sujet à
l’adversité en tant qu’inévitable et tragique mais, pour Merleau-Ponty, elle est en même
temps et paradoxalement le foyer d’un salut espéré. En effet, l’homme fait pleinement
l’épreuve de l’adversité quand apparaît pour lui la vanité et l’impossibilité de respecter
l’autonomie d’autrui et de prévoir toutes les conséquences de ses actes. Il est ainsi
contraint à assumer un lien qui est involontaire, et que lui impose la chair du monde. Il
s’agit de l’épreuve d’un lien pénible qui se fait par un forçage de la volonté et la liberté et
qui définit l’action des hommes. Cette contrainte même de la vie offre cependant un
horizon de coexistence, car elle fonde l’action qui est le facteur essentiel dans
l’instauration d’une communauté existentielle.
Dans cette compréhension de la chair du monde comme révélant une vie dans le désir,
nous retrouvons une complicité originale entre un pessimisme et un optimisme chez
Merleau-Ponty et des liens secrets entre le tragique et l’espoir. Ce mouvement de sa
philosophie permet de comprendre sa version personnelle de l’existentialisme : l’homme
n’est pas seulement dans l’adversité mais l’adversité fait l’homme, elle est sa condition
même. L’empiétement, en tant que figure de l’existence humaine qui rend compte des
rapports dans l’adversité, n’est pas donc une violence destructrice et une fatalité absolue,
mais la violence qui est au fondement de toute action, de tout sens dans la perception et
de toute vie dans le désir. Cet empiètement constitue donc la réalité humaine. La violence
dans le lien inévitable de l’empiètement s’avère finalement comme une constance et une
profondeur qui s’étend dans toute la pensée de Merleau-Ponty de la relation avec autrui
jusqu’au rapport aux choses et à l’être.
Nous avons vu que la thèse de l’empiétement est capitale pour réfléchir le problème
politique. Elle est liée à la notion de la chair qui est une notion primordiale. Merleau-
Ponty développe sa première conception de la chair dans une confrontation avec Sartre.
Elle apparaît comme le symbole de ce qui « se distingue par une association toute
nouvelle (…) du pessimisme et de l’optimisme ».213 Elle est comprise comme le projet
d’une réconciliation qui est la clé d’une certaine modernité. La chair n’est pas un emprunt
à Husserl, mais comme l’empiétement, elle relève avant tout du dialogue de Merleau-
Ponty avec l’existentialisme et la psychanalyse. Elle n’est pas enracinée dans la
problématique de la présence et son évidence mais dans la problématique du lien et de ses
difficultés. Il ne s’agit donc pas d’un projet de recherche sur les conditions possibilité de
l’existence d’autrui pour une autre conscience mais d’un projet de recherche sur les
dimensions concrètes des rapports effectifs des hommes entre eux, à travers la corporéité
et l’expression. La chair, comme l’empiétement, est finalement généralisée jusqu’au
champ ontologique et devient un élément. Elle exprime par ses paradoxes l’enjeu et la
difficulté de l’unité de l’homme et de ses relations. Elle est elle-même paradoxale, parce
qu’elle est la conciliation entre dedans et dehors, passé et présent, passivité et activité,
perception et motricité, le corps et ce qui l’anime, moi et autrui, l’homme et la Nature.
Cette union des incompossibles est l’échappatoire à la séparation et au fétichisme de
213
M. Merleau-Ponty, Signes, op.cit., p. 286.
94
l’objet, qui sont deux voies faussées pour résoudre le problème du lien. Finalement, la
figure de l’empiètement comme dynamique de la chair doit être accueillie comme une
vertu structurelle, car elle rend compte des expériences simultanées de mélange et
d’échange permanent du dedans et du dehors de tout être et du rapport de l’homme à
autrui et le monde qui lui est constitutif. Si l’homme ne peut pas éviter l’empiètement et
la promiscuité d’autrui et du monde, il apparaît à ce moment possible de lire dans la
violence même une évidence du lien.
Nous avons confirmé dans un premier temps que le concept de la chair a bien son origine
dans la politique. L’approche que fait Merleau-Ponty dans sa pensée sur le phénomène de
violence au politique permet de découvrir une simultanéité entre le conflit et la
coexistence. À partir d’une telle conclusion, nous pouvons répondre à ces critiques
adressées à Merleau-Ponty qui considèrent que la philosophie de ce dernier bascule dans
la période d’après-guerre dans le pessimisme. Selon nous, si Merleau-Ponty revient à la
question de la violence, c’est tout autant d’un optimisme qu’il fait preuve. Traiter de la
question de la violence, dans une tentative d’une conciliation des contraires amène
Merleau-Ponty à attester d’une foi dans un avenir dynamisé par une nouvelle expérience
de l’intersubjectivité. Ainsi, la chair, comme nous l’avons vu, permet le renversement du
pessimisme en optimisme, du désespoir de la condition humaine en l’espoir d’une
reconnaissance réciproque, tout en maintenant la conscience de leur réversibilité
possible.
95
plutôt ce qui donne à la liberté sa consistance et ce qui peut générer une entente. Nous
pouvons donc mettre face à face deux compréhensions différentes du conflit : celle qui
considère que le conflit est à l’encontre de ce qui doit être : dans cette conception le
conflit est connoté négativement et considéré seulement du point de vue de l’idéal d’une
situation de non-conflit, et une autre, celle de Merleau-Ponty qui l’accepte en tant que
point de départ et une situation présente qu’il faudrait tenter de vivre sans la dénier,
mais en gardant la foi dans l’amour et le lien. Ce point de vue est la prise de conscience
du rapport essentiel et constitutif entre la violence et l’existence qui se garde de maudire
l’humanité.
96
selon cette logique de l’empiétement, leur refuser ce qui permet le lien même entre eux, à
savoir leur inscription dans le sensible.
Une telle position est à l’origine d’une conception négative de la violence qui la
comprend uniquement comme un mal et refuse de lui accorder un potentiel créateur de
lien. Pour remédier à cette esquive, nous distinguerons une violence destructrice du lien
d’une violence qui en serait productrice. La première est celle qui ne peut être dépassée
qu’en anéantissant le milieu dans lequel elle est susceptible de se déployer, à savoir la
sensibilité de l’homme et du monde. Elle serait donc une affirmation pessimiste de la
vanité d’une humanité dont la violence est indépassable. La seconde serait celle à laquelle
Merleau-Ponty attribue le pouvoir de libérer les hommes et de les réunir en même temps.
Cette violence est alors orientée dans le sens de l’intersubjectivité et elle est productrice
de lien quand l’homme en tant qu’incarné l’assume dans une foi en l’avenir. Cette
attitude est l’opposé du retrait de l’homme de son monde et elle exige de l’homme de ne
par fuir sa condition présente mais de la vivre en reconnaissant son inachèvement.
97
Nous pouvons conclure que nous avons donc bien affaire avec Merleau-Ponty à une
nouvelle ontologie centrée sur la question du conflit et de la violence. Son originalité par
rapport à la pensée classique est d’assumer la corporéité et la violence dans le projet
d’une communauté intersubjective qui cherche à résoudre le problème de la séparation
par l’union des incompossibles. Contrairement donc au déni de la condition humaine,
l’homme qui assume sa situation est l’homme qui a foi dans l’avenir et dans une
promesse de réconciliation de la déchirure de son présent, il est celui qui accepte de vivre
dans l’amour de ce qui est ici et maintenant, de sa condition humaine. Ainsi, vivre
l’avenir comme incarnation dans le présent, et le conflit comme un lien est l’épreuve
difficile et paradoxale d’être homme.
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