Vous êtes sur la page 1sur 4

À la Guadeloupe, le cimetière de Pointe-à-Pitre dispose d’une statue représentant sainte Radegonde

(cf. doc. 8). D’une hauteur d’un mètre soixante, la statue est érigée à gauche de l’entrée du
cimetière sur une dalle de ciment recouvrant la tombe d’un jeune homme décédé le 25 mai 1841.
Grâce à la mention de cette date, on peut affirmer que le culte de la statue en cet emplacement
remonte au plus tôt au milieu du XIXe siècle (ce qui ne nous dit rien pour autant sur l’ancienneté du
culte, et sur d’autres lieux de culte). Sainte Radegonde est vêtue de blanc, un manteau bleu la
protège. Elle fait penser immédiatement à la Vierge, bien que les traits de son visage à peine
esquissés, les orbites des yeux et la bouche peints en noir lui donnent un aspect à la fois terrifiant et
fantomatique, la différenciant ainsi des nombreuses représentations de la Vierge. Sainte Radegonde
se dresse sur une sphère. À ses pieds reposent un serpent de couleur noire et une croix. À ses côtés,
deux minuscules statues, qui arrivent à peine à la hauteur de ses genoux, deux jeunes garçons, en
position de suppliant, la tête tournée vers le ciel, les bras croisés sur la poitrine. Au pied de cette
dalle de ciment sont disposées deux niches permettant de brûler des bougies en vue de solliciter la
sainte. Dans un coin est placé un tronc pour recueillir les aumônes. Des bouquets d’arums
(Anthurium sp. Schott.), de lavande rouge (Renealmia alpinia [Rotlb.] Maas), d’œillets (Dianthus
sp.), sont régulièrement déposés aux pieds de la statue.

La représentation de cette statue est calquée sur celle de la statue de la Vierge miraculeuse de la rue
du Bac, à Paris, objet d’un culte très intense de la part des Antillais résidant en France et de ceux
qui, de Martinique ou de Guadeloupe, se rendent à des fins de pèlerinage en France. Le culte de
cette Vierge miraculeuse est lié aux trois visions que sœur Catherine Labouré, Fille de la Charité de
saint Vincent de Paul, eut en 1830 dans la chapelle de la rue du Bac. Lors de chaque apparition, les
attributs de la Vierge étaient différents, et chacune a fait l’objet d’une iconographie différente. Lors
de la deuxième apparition, le 27 novembre 1830, la Vierge demanda à Catherine Labouré de faire
graver une médaille miraculeuse, vendue aujourd’hui dans la chapelle de la rue du Bac, garante du
succès des grâces qui lui sont demandées. Lors de cette apparition, la Vierge, vêtue de blanc, était
recouverte d’un manteau bleu. Elle était juchée sur une sphère représentant le globe terrestre,
foulant un serpent symbole du mal. Des rayons lumineux partaient de ces mains, qui selon l’exégèse
de la chapelle de la rue du Bac, représentent les « petits et les faibles » que la Vierge secourt. La
statuaire de la chapelle, les statuettes et les images vendues dans les boutiques religieuses de la rue
du Bac et de la rue Saint-Sulpice à Paris reprennent les attributs de la deuxième apparition. La
statue de sainte Radegonde à la Guadeloupe a modifié quelque peu ces symboles. Le manteau bleu
recouvrant la tête de la Vierge accentue son air terrifiant, deux statuettes représentant des enfants
font office de gardiens et il n’y a pas de rayons s’échappant des mains de la statue, comme du reste
pour la plupart des statuettes de la Vierge de la rue du Bac. Si l’on voulait caricaturer les hypothèses
diffusionnistes on trouverait certainement un lien entre la présence des deux statuettes aux pieds de
Radegonde et les deux loups d’Augsbourg métamorphosés en gardiens sur le sol guadeloupéen. Ce
qui de toute façon ne résout pas la question essentielle de la disjonction entre l’iconographie
chrétienne, la fonction et le nom, car a priori la sainte guadeloupéenne n’a rien à voir de par son
nom, ses attributs et sa fonction avec les saintes européennes.

A priori, car une recherche anthropologique et historique face à cette disjonction entre le nom, la
fonction et la forme ne peut se limiter à l’étude des sources secondaires que sont les sources
imprimées, et à celle de leur iconographie par ailleurs difficile à trouver. D’autres sources sont à
solliciter – sources archéologiques, mémoire orale–, d’autres méthodologies sont nécessaires –
enquête sur les lieux mêmes des cultes européens dédiés aux saintes Radegonde, en raison de
l’absence de reproduction iconographique et des variations d’interprétation des historiens quant à la
nature de ces cultes. D’autres hypothèses de travail doivent guider la poursuite de cette recherche
sur le possible lien entre la sainte guadeloupéenne et les saintes européennes. On voit là toute la
difficulté d’établir un lien entre un saint du panthéon guadeloupéen et un saint catholique européen,
si on pose ce lien en termes de filiation.

 51 Suivant les textes, les Gédé sont soit uniquement les divinités (loa) des cultes funéraires,
soit é (...)

47Une première hypothèse de travail consiste à chercher si le personnage de sainte Radegonde ne


serait pas présent dans d’autres îles de la Caraïbe. On pense immédiatement à Baron Samedi, chef
de file des « gédé », esprits de la mort du vaudou haïtien51, gardien des morts et des cimetières.

L’autorisation de Baron Samedi doit être requise pour tout recours auprès des morts. Alfred
Métraux précise qu’une « expédition » (envoi des morts) ne peut réussir que si le sorcier obtient
l’autorisation de Baron Samedi. Pour cela « le boko [sorcier] frappe à trois reprises de son
coupeliane la pierre consacrée au dieu en répétant chaque fois son nom. Il est alors possédé par
Baron Samedi lequel, s’exprimant par sa bouche, ordonne au solliciteur de se rendre à minuit au
cimetière et d’y offrir des bananes et des patates crues hachées menu, devant la croix qui est son
symbole. Il lui faudra ensuite prélever une poignée de terre pour chacun des “morts” qu’il désire
envoyer et la répandre sur le chemin que sa victime a l’habitude de suivre. Qu’elle touche ou
enjambe cette terre, peu importe : les morts pénétreront dans son corps et ne la lâcheront plus. On
peut aussi prendre sur des tombes autant de pierres que l’on souhaite envoyer de “morts”. Il faut
ensuite les jeter contre la porte de la personne que l’on veut “tuer”52 ».

 53 MARCELIN, 1947 ; LEIRIS, 1953.

49Émile Marcelin, puis Michel Leiris, mentionnent le fait que Baron Samedi est également appelé
Roi Degonde, qui désigne selon ces auteurs sainte Radegonde, fondatrice du monastère de la Sainte-
Croix53. Emile Marcelin rapporte la prière suivante, récitée à l’intention de Baron Samedi, les
lundis et samedis, jours qui lui sont dédiés. Ces jours-là, les fidèles se rendent aux cimetières pour
allumer des cierges noirs au pied de la croix qui le symbolise.

« Saint Roi Degonde, brave Baron-Samedi, gardien du cimetière, grand Saint, vous avez eu le
pouvoir de traverser le purgatoire, donnez à mes ennemis une occupation quelconque, afin qu’ils
puissent me laisser en paix. Jésus, qui êtes maître des justices, qui jugez les vivants et les morts,
jugez pour moi cette cause de mes ennemis, renversez leurs complots sur eux-mêmes. Croix, sainte
croix, sainte croix litanie, sanctifiez les juges, convertissez les pécheurs ; grande sainte Radegonde,
reine des âmes du purgatoire pour nous, délivrez-moi de ceux qui me poursuivent, je vous promets
un Pater et un Ave, en priant votre âme de me délivrer.
Dieu tout-puissant qui avez souffert la mort sur la croix en particulier pour mes péchés, soyez avec
moi, sainte croix de Jésus-Christ, ayez pitié de moi, sainte croix de Jésus-Christ, repoussez de moi
toute arme tranchante. Sainte croix de Jésus, versez en moi tout bien. Jésus de Nazareth, ayez pitié
de moi, faites que l’esprit malin et nuisible me fuit. Ainsi soit il.
En l’honneur du sang précieux de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui peut nous conduire à la vie
éternelle, aussi vrai que Jésus-Christ est né la nuit de Noël, qu’il est mort le vendredi saint, sainte
croix de Jésus-Christ, repoussez de moi toute atteinte de mort. Sainte croix de Jésus-Christ,
préservez-moi des accidents corporels et temporels. Que j’adore Jésus-Christ à jamais. Brave, je
remets ma personne entre vos mains, cher Brave, tout est dit » (Marcelin 1947, p. 121).
Selon Émile Marcelin et Alfred Métraux qui écrivaient dans les années quarante et cinquante, Baron
Samedi forme avec Baron Cimetière et Baron La Croix une triade qui, avec Grande-Brigitte, épouse
de Baron Samedi, préside à tous les rituels liés aux cultes funéraires et à la mort54. Baron La Croix
va chercher les morts chez eux pour les accompagner jusqu’au cimetière, où il est symbolisé par de
petites croix en bois ou fer forgé placées sur des cubes de maçonnerie. Baron Cimetière les reçoit au
cimetière, il a pour reposoir l’orme. Grande-Brigitte a autorité sur les cimetières où une femme a été
enterrée la première. Laënnec Hurbon, dans son ouvrage Les Mystères du vaudou, considère que
Baron Samedi est également Baron Cimetière ou Baron La Croix55. Pour tous ces auteurs, Baron
Samedi, vêtu d’une redingote noire et d’un faux col, porte un chapeau claque et est symbolisé par la
croix située à l’entrée du cimetière ou au point d’intersection de deux chemins dans les cimetières
familiaux. La croix symbolise dans le vaudou et à la Guadeloupe la croisée des chemins entre le
monde des vivants et celui des morts, le carrefour « trois chemins » (twachimen), « quatre
chemins » (katchimen). À ces croisements sont déposées les préparations maléfiques destinées à
être enjambées par les personnes à qui sont destinées des agressions sorcières.

La croix serait-elle le signifiant qui permet d’établir un lien pertinent avec la sainte de Poitiers ? La
relique de la Croix tient une place importante dans le culte de sainte Radegonde de Poitiers. Au pied
de la gardienne des cimetières à la Guadeloupe, se trouve une croix à l’intérieur du cercle formé par
le serpent lové sur lui-même, et c’est bien de croix dont il est question dans les deux prières récitées
aux Antilles. La prière pour sainte Radegonde de Guadeloupe, qui mentionne plusieurs croix, n’est
que le premier paragraphe de celle pour le Roi Degonde, qui est suivi d’une invocation à la Croix
du Christ.

 56 HERSKOVITS, 1937.

52Le nom, la fonction et l’iconographie de sainte Radegonde à la Guadeloupe opèrent une complète
disjonction avec leurs équivalents européens. Rien dans l’hagiographie des sainte Radegonde
européennes, sauf peut-être la relique de la Croix, ne permet de faire le lien avec le culte rendu à
Pointe-à-Pitre, la fonction de la sainte guadeloupéenne n’existant pas dans le catholicisme européen
et l’iconographie de celle ci demeurant celle d’une représentation de la Vierge. Ce hiatus aux
niveaux du sens, de la forme et de la fonction nous autorise à parler de vision du monde créole, et
non pas de catholicisme populaire, ni même de réinterprétation – dans un cadre de pensée africain
pour s’exprimer comme M. J. Herskovits56. Analyser les recours médicaux et religieux en termes
de vision du monde nous amène ainsi à rejeter la notion de réinterprétation – toujours entachée
d’une idéologie quant à l’origine du système décrit, considérée comme catholique ou africaine
suivant la position intellectuelle et idéologique du chercheur qui l’examine. Si l’on utilisait le
concept de réinterprétation, on devrait être en mesure d’analyser ce qui a été réinterprété : le nom
d’une sainte, une iconographie catholique, une catégorie de pensée africaine ou européenne. Or ici,
on est face à un phénomène de création totale.
Qu’est-ce qui de l’iconographie, du nom, de la fonction a été réinterprété ? Le cas de sainte
Radegonde n’est pas unique, d’autres saints du panthéon guadeloupéen se prêteraient à une analyse
du type de celle que je viens de proposer.

Vous aimerez peut-être aussi