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Revue de traduction
Hors série | 2006
Traduire ou « Vouloir garder un peu de la poussière
d'or »
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/386
DOI : 10.4000/palimpsestes.386
ISSN : 2109-943X
Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2006
Pagination : 113-130
ISBN : 2-87854-360
ISSN : 1148-8158
Référence électronique
Michel Ballard, « À propos des procédés de traduction », Palimpsestes [En ligne], Hors série | 2006, mis
en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 31 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/
palimpsestes/386 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.386
se référer à ce livre et de prendre pour base son analyse des procédés de traduction
dans la plupart des manuels ou des ouvrages qui traitent de traduction.
5 J’en donnerai pour exemple un manuel très apprécié en France, l’Approche linguistique
des problèmes de traduction d’Hélène Chuquet et Michel Paillard (1987), qui consacre
deux pages à un rappel des procédés de Vinay et Darbelnet et deux chapitres
(respectivement de 15 et 13 pages) aux deux procédés qu’ils estiment centraux : la
transposition et la modulation ; un tableau (p. 39) reprend les différents procédés et les
illustre avec des titres de films. On peut également mentionner le manuel de Henri Van
Hoof, Traduire l’anglais, paru chez Duculot en 1989, qui reprend sur 57 pages les
différents procédés de Vinay et Darbelnet ; ou bien encore l’ABC de la version anglaise de
Françoise Vreck qui dans une section centrale (les gammes du traducteur, pages 75 à
108) reprend la transposition, la modulation, le chassé-croisé et l’étoffement.
6 Les théoriciens de l’ESIT, ainsi que Jean Peeters, parlent non sans mépris des procédés
de traduction comme de trucs. J’ai pour ma part utilisé, au début de mon enseignement,
la terminologie Vinay et Darbelnet, je m’en suis progressivement détaché (je souligne
que je ne parle pas de procédés dans La Traduction de l’anglais), pour toutes sortes de
raisons que je voudrais exposer ici.
Critique quantitative
8 Dans un ouvrage encore plus récent que ceux évoqués ci-dessus, Apprendre à traduire,
consacré à une « typologie d’exercices de traduction » et paru aux Presses
Universitaires de Nancy en 1991, Françoise Grellet, auteur de plusieurs manuels et
passionnée de didactique de traduction, reprend, dans la section 1.5 de ce livre, les
procédés de Vinay et Darbelnet (emprunt, calque, traduction littérale, transposition,
modulation, équivalence et adaptation) et propose aux étudiants de les identifier dans
un texte et sa traduction dont voici un extrait :
Victor paused at the window and looked straight out at a toast-coloured apartment
building across Third Avenue. He and his mother lived on the eighteenth floor, next to
the top floor where the penthouses were, the building across the street was even taller
than this one. Victor had liked their Riverside Drive apartment better. He had liked the
school he had gone to there better. Here they laughed at his clothes. In the other
school, they had finally got tired of laughing at them. (P. Highsmith)
Victor s’arrêta à la fenêtre et son regard plongea droit sur un immeuble d’habitation
couleur de pain doré, situé de l’autre côté de Third Avenue. Sa mère et lui habitaient au
dix-huitième étage, juste avant le dernier niveau où il y avait des appartements en
terrasse. L’immeuble de l’autre côté de la rue était encore plus élevé que celui-ci. Victor
avait préféré leur appartement de Riverside Drive. Il avait préféré l’école où il se
rendait là-bas. Ici ses camarades se moquaient de ses vêtements. Dans l’autre école ils
avaient fini par se lasser d’en rire. (Trad. H. Yvinec, Presses Pocket, in : F. Grellet, 1991 :
96)
9 À l’aide des procédés de Vinay et Darbelnet, tels qu’ils sont donnés et décrits dans leur
propre tableau, on va pouvoir décrire (ou commenter) les points suivants :
Victor paused at the window : Victor s’arrêta à la fenêtre : traduction littérale
apartment building : immeuble d’habitation : modulation
finally : finir par : transposition
10 Une fois ces trois identifications faites, je ferai remarquer qu’il y a des équivalences
dont on n’a pas rendu compte et dont on ne pourra pas rendre compte avec les
procédés proposés :
• la traduction de and looked straight out par son regard plongea droit, qui est la restructuration
d’un prédicat coordonné en une proposition dont le sujet est issu du verbe du prédicat. En
anglais, Victor (sujet) regarde directement à l’extérieur ; en français, c’est son regard qui
plongea, verbe obtenu par hyponymisation de regarder en fonction du contexte locatif, dont
on peut d’ailleurs se demander s’il est correctement interprété ;
• toast-coloured : couleur de pain doré, qui est le développement d’un adjectif composé ;
• building across Third Avenue : situé de l’autre côté de Third Avenue, qui est un étoffement d’un
syntagme prépositionnel locatif, complément d’un SN, par un participe passé introductif ;
• he and his mother lived on the eighteenth floor : sa mère et lui habitaient au dix-huitième étage,
où il y a interversion des mots (sa mère et lui) et erreur sur l’étage : il s’agit du dix-septième
étage, la scène se passe aux États-Unis ;
• where the penthouses were : où il y avait des appartements en terrasse.
Il y a une insertion du tour présentatif il y avait, qui correspond au besoin en français de
placer le sujet à la fin de la relative (on aurait pu avoir : où se trouvaient les appartements en
terrasse), de plus on peut noter le rapport du terme à la définition dans la traduction de
penthouse ;
• liked… better : préféré, où il y a réduction du groupe verbal ;
• they : ses camarades, où il y a dépronominalisation, explicitation du référent du pronom.
11 Les fameux procédés permettent de rendre compte de trois types de sélections de
traductions (dont deux traductions obliques sur une dizaine, c’est peu), surtout quand
on sait que, décrivant le processus de traduction, Vinay et Darbelnet déclarent :
[Les] voies, [les] procédés [du traducteur] apparaissent multiples au premier abord,
mais se laissent ramener à sept, correspondant à des difficultés d’ordre croissant, et qui
peuvent s’employer isolément ou à l’état combiné. (V&D, 1966 [1958] : 46)
12 Ces paroles sont bien imprudentes car peut-on prétendre ramener à sept (chiffre
magique !) les procédés de traduction quand on considère la complexité de l’opération,
quand une simple tentative de commentaire de traduction portant sur un seul
paragraphe fait apparaître que cette terminologie et ce qu’il y a de « théorie » derrière
est inadéquate pour décrire le processus. Disons que Vinay et Darbelnet ont mis en
évidence quelque chose, qu’ils appellent des procédés, mais dont on ne saurait
vraiment dire qu’ils sont les procédés de traduction parce qu’ils ne couvrent pas
l’ensemble de l’opération de traduction ; même si d’autres « choses » 1 apparaissent
dans le corps de leur ouvrage, elles ne sont pas intégrées dans ce fameux tableau et ce
qui le constitue.
13 Certains auteurs de manuels comme Gérard Hardin et Cynthia Picot (1990) ont perçu
l’insuffisance de cette terminologie. Dans leur introduction méthodologique, ils
consacrent dix pages aux procédés de traduction, et après avoir rappelé les sept
procédés institués par Vinay et Darbelnet, ils proposent leur propre classification : elle
est bipartite et reprend les procédés des pères fondateurs mais en les étoffant. Ils
distinguent entre les faux procédés (traduction littérale, calque, emprunt) et les
procédés créateurs, à l’intérieur desquels ils reprennent la transposition, la
modulation, l’équivalence et l’adaptation, et auxquels ils ajoutent « l’étoffement, la
réduction et la recomposition ».
Critique qualitative
15 Si l’on se réfère au tableau présentant leurs procédés (V&D, 1966 [1958] : 55), il est
possible de faire une critique élément par élément et à cela peut s’ajouter d’abord une
critique de la présentation de leur typologie. Ils commencent par distinguer entre deux
types de traductions : « la traduction directe ou littérale et la traduction oblique »
(V&D, 1966 [1958] : 46). Au premier type, se rattachent les procédés de l’emprunt, du
calque, et de la traduction littérale ; au second, les procédés obliques : la transposition,
la modulation, l’équivalence, l’adaptation. On notera d’emblée une faiblesse
terminologique, et par là même taxinomique, dans le fait de donner le même nom à une
catégorie et à une sous-catégorie : « traduction littérale ». Passons maintenant aux
détails des procédés.
16 L’« emprunt » est décrit comme étant « le plus simple de tous les procédés de
traduction », celui qui trahit « une lacune, généralement une lacune métalinguistique
(technique nouvelle, concept inconnu) », le traducteur y recourt également parfois
pour créer de la couleur locale (V&D, 1966 [1958] : 47).
17 Si l’on y réfléchit bien, l’emprunt n’est pas un acte individuel, c’est un fait de société,
progressif ou soudain, généralement durable, qui dépasse la traduction et concerne
l’adoption par une communauté linguistico-culturelle d’un terme appartenant à une
autre communauté linguistico-culturelle, pour des raisons de nécessité (trou lexical ou
culturel, néologie ou/et technologie plus avancée) ou de mode (barman, cocktail, milk
bar). Il arrive par contre que le traducteur reporte dans son texte des éléments du texte
de départ pour de multiples raisons : par nécessité (trou lexical), parce qu’il est de
tradition de ne pas traduire les anthroponymes d’individus qui ne sont pas des
personnages historiques, ou par désir de préserver la spécificité d’un élément du texte
de départ (TD) ou de créer de la couleur locale. C’est pourquoi je trouve judicieux
d’utiliser, comme le fait Jean Delisle, le terme de « report » 2 pour désigner cet acte
individuel de traducteur, ponctuel, qui peut recouper ou utiliser l’emprunt, mais qui, à
sa différence, ne consacre pas l’intégration d’un terme dans la langue même s’il peut,
dans certains cas, en avoir la visée, dans le cadre d’une option de traduction qui
cherche à faire connaître l’étranger.
18 J’ai déjà à plusieurs reprises critiqué le terme « transposition » comme étant impropre
(cf en particulier Ballard, 1991 : 724 sq) et j’ai proposé d’utiliser à la place le terme
« recatégorisation » (je l’ai fait pour la première fois, outre dans ma thèse, dans Le
Commentaire de traduction). Par ailleurs il me semble que le terme de « transposition » ne
peut être véritablement utilisé pour décrire un phénomène comme « as soon as he gets
up : dès son lever » parce que la transposition, selon les propres termes de Vinay et
Darbelnet, « consiste à remplacer une partie du discours par une autre » or ici « lever »
est bien une partie du discours, mais il traduit « he gets up », qui est un énoncé ; il me
semble préférable d’introduire ici la notion de « nominalisation », qui correspond à un
changement de niveau : de l’énoncé au mot.
19 La comparaison de l’« équivalence » et de l’« adaptation » fait apparaître que ces deux
catégories ne sont pas nettement distinguées. On ne voit pas ce qui différencie
l’équivalence, où « la soupe » correspond à « tea » (dans le domaine militaire), de
l’adaptation, où « cyclisme » correspond à « cricket ». Je voudrais par ailleurs souligner
le fait que Vinay et Darbelnet donnent aussi des définitions et des exemples qui ne sont
pas probants :
Nous avons souligné à plusieurs reprises qu’il était possible que deux textes rendent
compte d’une même situation en mettant en œuvre des moyens stylistiques et
structuraux entièrement différents. Il s’agit alors d’une équivalence. L’exemple
classique de l’équivalence est fourni par la réaction de l’amateur qui plante un clou et
se tape sur les doigts : s’il est français, il dira « aïe », s’il est anglais, il dira ouch. (V&D,
1966 [1958] : 52)
20 Peut-on dire que aïe et ouch sont des moyens stylistiques et structuraux ? Peut-on dire
que dans cette utilisation il y a action du traducteur ? Il s’agit d’un donné linguistique
du même ordre que la différence existant entre hammer et marteau ; tout au plus
pourra-t-on dire que ce sont des interjections proches de l’onomatopée, des cris, et que
même la transcription des cris basiques diffère d’une langue à l’autre. D’ailleurs la
définition et l’exemple donnés en tête de l’ouvrage ne coïncident pas vraiment avec cet
exemple et confirment le fait que le terme est très général :
[…] procédé de traduction qui rend compte de la même situation que dans l’original en
ayant recours à une rédaction entièrement différente. Ex : « the story so far : résumé des
chapitres précédents » (V&D, 1966 [1958] : 8-9)
21 Le terme « équivalence » a une portée trop large pour être appliqué à une sous-
catégorie : toute traduction est une équivalence, je renvoie sur ce point au célèbre essai
de Jakobson3. Ladmiral fait également ce reproche à Vinay et Darbelnet : « le concept
d’équivalence a une validité extrêmement générale et il tend à désigner toute opération
de traduction » (Ladmiral, 1979 : 20).
22 La « modulation », comme l’équivalence, est une notion trop vague, trop large, pour
décrire ou nommer un phénomène précis. Voici la définition qui en est donnée : « la
modulation est une variation dans le message, obtenue en changeant de point de vue,
d’éclairage » (V&D, 1966 [1958] : 51 ; c’est nous qui soulignons). Une telle description
pourrait s’appliquer au simple fait de changer de langue, dans la mesure où « tout
système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui
diffère de celle d’autres langues ou d’autres étapes de la même langue » 4. Le caractère
imprécis (« attrape tout ») de la modulation m’est apparu à l’analyse et également lors
de la pratique du commentaire de traduction où le terme s’est avéré insuffisant et avoir
un effet pernicieux dans la mesure où il n’incite pas l’étudiant à affiner sa perception
des problèmes. Ce terme permet de désigner aussi bien des phénomènes syntaxiques
que lexicaux ou de l’ordre de la rhétorique ; je préfère que l’on me nomme et me
décrive de façon précise chaque phénomène identifié plutôt que d’utiliser cette
étiquette hyperonymique qui finalement n’apporte rien. Je signale ou rappelle que j’ai
substitué pour ma part à une partie des phénomènes désignés par la modulation, la
notion de « paradigme de désignation » (Ballard, 1994 [1987] : 48-49 et 1992 : 41-44).
23 Enfin je traiterai d’un point qui me semble révélateur de la confusion et de
l’incohérence de cette terminologie. En plusieurs endroits de leur manuel, Vinay et
Darbelnet utilisent des termes tels que « amplification, économie, dilution,
concentration, étoffement, dépouillement », qui se recoupent et se chevauchent de
façon assez anarchique. Je me concentrerai sur l’étoffement.
24 Tout d’abord on notera que les auteurs ne travaillent pas à l’économie. Si l’on considère
la définition de l’étoffement, ce phénomène est décrit comme étant « une variété de
l’amplification appliquée aux prépositions françaises qui ont besoin d’être étoffées »
(V&D, 1966 [1958] : 9). Il n’y a pas d’exemple donné pour l’étoffement dans le glossaire,
et l’exemple qui est donné pour l’amplification (« l’accusation portée contre lui : the
charge against him ») correspond en fait à l’étoffement. Il me semble qu’il y a là un
doublet bien inutile, sinon pourquoi favoriser ainsi la préposition et ne pas introduire
des termes spécifiques pour l’amplification du verbe, de l’adverbe, du nom ?
25 Par ailleurs on notera que la définition de l’amplification (« cas où la LA emploie plus de
mots que la LD pour exprimer la même idée » [V&D, 1966 [1958] : 5]) manque de clarté.
S’il n’y avait pas l’exemple pour l’éclaircir, on pourrait croire qu’elle reprend en termes
non linguistiques la définition de la dilution : « répartition d’un signifié sur plusieurs
signifiants » (V&D, 1966 [1958] : 7). Encore une fois, la formulation, pour l’amplification,
n’est pas bonne, elle est le reflet d’une absence d’élaboration de la théorie.
26 Ceci étant posé, je voudrais revenir sur le caractère incohérent et confus de la
terminologie de Vinay et Darbelnet.
27 L’étoffement est traité plus en détail dans la section C du chapitre 2,
« Stylistique comparée des espèces », de la deuxième partie (V&D, 1966 [1958] :
109-114). Là, l’étoffement est défini, de façon assez générale, comme « le renforcement
d’un mot qui ne suffit pas à lui-même et qui a besoin d’être épaulé par d’autres » (V&D,
1966 [1958] : 109). Alors que dans le glossaire, l’étoffement était « une variété
d’amplification appliquée aux prépositions françaises qui ont besoin d’être étoffées par
l’adjonction d’un adjectif ou d’un participe passé ou même d’un nom, alors que les
prépositions anglaises se suffisent à elles-mêmes » (V&D, 1966 [1958] : 9), il est
appliqué, dans ce chapitre, aux particules (prépositions ou postpositions), aux pronoms
démonstratifs et aux conjonctions. J’extrais deux exemples du paragraphe consacré à
« l’étoffement du pronom démonstratif par un nom » :
This is your receipt : Reçu du client.
We’ll land Sunday, and this will be mailed then : Nous débarquons dimanche et cette
lettre partira ce jour-là.
(V&D, 1966 : 112 ; ce sont les auteurs qui soulignent)
28 Pour ce qui est du premier exemple, en quoi peut-on dire que client est un étoffement
de This ? Pour ma part si l’on me demandait de commenter ces deux expressions figées,
je dirais qu’en anglais l’énoncé prend pour terme de départ une représentation du reçu
par déictique, nous avons là une forme de redondance qui joue un rôle d’appel,
33 La définition de l’UT chez Vinay et Darbelnet est étrange, trop restrictive, presque
contradictoire dans ses termes, insuffisante en tout cas à mes yeux :
Nous considérons comme équivalents les termes : unité de pensée, unité lexicologique et
unité de traduction. Pour nous ces termes expriment la même réalité considérée d’un
point de vue différent. Nos unités de traduction sont des unités lexicologiques dans lesquelles
les éléments du lexique concourent à l’expression d’un seul élément de pensée. On pourrait
encore dire que l’unité de traduction est le plus petit segment de l’énoncé dont la
cohésion des signes est telle qu’ils ne doivent pas être traduits séparément. (V&D,
1966 : 37 ; c’est nous qui soulignons)
34 Leur définition tend d’abord, et la suite des exemples le prouve (V&D, 1966 : 39-42), à
donner une image de l’unité de traduction, qui, tout en étant fondée sur le sens, est
axée sur le lexique, sur des expressions et en particulier des expressions idiomatiques,
et à privilégier l’idée que l’unité de traduction repose sur la différence de concentration
de deux segments ou sur la cohésion et l’affinité de deux éléments d’une expression.
35 Deuxièmement, malgré ce qui est dit du « plus petit segment de l’énoncé dont la
cohésion des signes est telle qu’ils ne doivent pas être traduits séparément », cette
définition est axée sur le texte de départ, elle entretient l’illusion que l’on peut
découper a priori des unités de traduction dans le texte de départ ; à un point tel qu’ils
ne traduisent même pas certains de leurs exemples ; or cette illusion est très fortement
répandue et coïncide avec une mauvaise perception de la nature de la traduction.
36 Enfin, tout en ayant mis en avant le primat du sens et tout en développant une UT axée
sur le TD ils ne se préoccupent pas de la phase interprétative dont ils n’intègrent pas la
portée dans leur conception de l’UT.
41 Sur le plan formel, on note que pour obtenir une construction plus idiomatique en
français, le traducteur réagence et modifie les deux dernières phrases. Il accentue le
caractère verbal du premier syntagme en utilisant l’infinitif passé (Après l’avoir
imploré) ; il explicite l’obtention de l’autorisation (obtint l’autorisation de) et
transforme la dernière phrase en syntagme ou proposition adjectivale (avec
condensation des compléments, time or anything else , pour des raisons d’ordre
stylistique), qu’il insère de façon antéposée sous forme de causale avant le contenu de
la proposition coordonnée, dont il accentue le caractère adversatif en liaison avec le
trait de caractère de Dora ainsi thématisé. Tout cela relève d’une traduction non
littérale, souple, faisant intervenir la créativité, commentable et analysable, mais en
des termes qui ne sont pas ceux des sept procédés de traduction.
42 L’UT a besoin d’être redéfinie par rapport au processus lui-même. La traduction est un
processus complexe que l’on peut ramener à un modèle triadique, dont le cœur est une
opération de paraphrase synonymique visant à produire un texte équivalent au texte
de départ. La nature de cette équivalence donne lieu à toutes sortes de discussions dans
lesquelles je n’entrerai pas ici, le tout est de savoir et d’accepter qu’elle ne signifie pas
identité et que la traduction comporte une part inévitable de métamorphose qu’il s’agit
de gérer au mieux. Cette position centrale de l’équivalence a amené nombre de
pédagogues, de théoriciens, et même de linguistes, à axer l’étude de la traduction sur la
recherche de procédés, oubliant d’une part qu’il n’y a pas de recettes et que d’autre
part la traduction comporte au moins deux autres phases tout aussi importantes : la
phase herméneutique et la phase de réécriture. Le commentaire de traduction est
généralement axé sur la recherche d’équivalences, oubliant que derrière les
équivalences identifiables dans l’observable que sont le TD et le TA, il y a eu des
opérations d’interprétation et de réécriture du texte. Il est vrai que, étant donné la
nature synthétique de la traduction, qui vise à produire un texte fini, les trois phases
ont tendance à être fondues ou écrasées ; mais il convient d’en tenir compte si l’on veut
donner une analyse juste de l’opération et une définition juste de l’unité.
43 L’unité de traduction est un élément constituant d’un tout qui a sa source, ou base
formelle, dans le texte de départ, son aboutissement dans le texte d’arrivée, et qui
passe pour sa réalisation par le cerveau du traducteur ; il s’agit donc d’un ensemble à
configuration variable selon l’individu qui le construit ; ce qui signifie qu’il faut
intégrer la subjectivité dans l’UT. À partir de là, on peut dire que l’objet étant le texte, il
y a constitution d’une unité de travail en traduction lorsque le traducteur, après
interprétation des formes, met en rapport une unité constituante du texte de départ
avec le système de la langue d’arrivée en vue de produire une équivalence acceptable,
susceptible de contribuer à la réécriture d’un texte dont l’équivalence globale par
rapport au texte de départ doit s’accommoder d’ajustements internes dictés par sa
cohérence et sa lisibilité. Cela signifie que sur le plan formel, il existe plusieurs types
d’UT selon que leur base apparente est dans le texte de départ (et c’est le plus souvent
le cas) ou plutôt générée par la constitution du texte d’arrivée et les exigences
extralinguistiques de la culture d’accueil.
44 L’unité de traduction n’est donc pas une unité du TD, qui est une unité à traduire, pas
plus qu’une unité du texte d’arrivée (TA), qui est une unité traduite. Le prédécoupage
du TD (même en unités importantes telles que la phrase) ne fait que donner des bases, à
interpréter, dont on ne peut affirmer avec certitude le devenir, mais ces bases
constituent un donné sémantico-stylistique que le traducteur réagence (ou non) en
l’écriture d’un texte équivalent pour un public d’une autre culture. Je conçois la
traductologie comme une science d’observation intégrant des paramètres qui
permettent de dessiner des repères fondamentaux indicatifs tels que les spécificités
linguistiques et les caractéristiques des textes à traiter en tant que genres, mais une
science qui intègre également des facteurs qui introduisent des variables telles que les
conditions sociolinguistiques de production de la traduction, la subjectivité du
traducteur au niveau de l’interprétation, des choix et des options de traduction, tout
autant que celui de la créativité.
BIBLIOGRAPHIE
Références
BALLARD, Michel, 1991, Éléments pour une didactique de la traduction, Thèse de doctorat d’état (sous
la direction de Paul Bensimon), Université Sorbonne nouvelle – Paris 3.
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CHUQUET, Hélène et PAILLARD, Michel, 1987, Approche linguistique des problèmes de traduction, Paris,
Ophrys.
DELISLE, Jean, 1993, La Traduction raisonnée, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa (coll. «
Pédagogie de la traduction »).
GRELLET, Françoise, 1991, Apprendre à traduire. Typologie d’exercices de traduction, Nancy, Presses
Universitaires de Nancy.
HARDIN, Gérard et PICOT, Cynthia, 1990, Translate. Initiation à la pratique de la traduction, Paris,
Dunod.
VAN HOOF, Henri, 1989, Traduire l’anglais. Théorie et pratique, Louvain-la-Neuve, Duculot.
VINAY, Jean-Paul et DARBELNET, Jean, 1966 [1958], Stylistique comparée du français et de l’anglais, Paris,
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VRECK, Françoise, 1992, ABC de la version anglaise, Paris, Longman France (coll. « Longman
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Corpus
JOYCE, James, 1992 [1914], Dubliners, with an introduction and notes by Terence Brown,
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— 1982 [1926], Gens de Dublin, trad. Yva Fernandez, Hélène du Pasquier, Jacques-Paul Raynaud,
préface de Valéry Larbaud, Paris, Plon (Presses Pocket).
—, 1993 [1974], Dublinois, traduit de l’anglais par Jacques Aubert, Paris, Gallimard (Folio).
—, 1994, Gens de Dublin, trad. et édition Benoît Tadié, Paris, Flammarion (GF).
—, 1985, Les Cloches, traduction française de Jérome Desseine, Paris, Gallimard (Folio).
NOTES
1. C’est bien entendu à dessein que j’utilise cet hyperonyme peu apprécié des stylistes français.
2. Delisle définit le report en ces termes : « opération du processus cognitif de la traduction
consistant à transférer tout simplement du TD dans le TA des éléments d’information (noms
propres, nombres, dates, symboles, vocables monosémiques, etc.) qui ne nécessitent pas ou
presque pas d’analyse interprétative » (Delisle, 1993 : 42). J’ai repris ce terme, en en exposant les
avantages et en en discutant et en aménageant la définition, dans Le Nom propre en traduction
(Ballard, 2001 : 16).
3. R. Jakobson, 1963, « Aspects linguistiques de la traduction », in Essais de linguistique générale,
trad. Nicolas Ruwet, vol. 1, Paris, Éditions de minuit, p. 78-80.
4. S. Ullmann, 1952, Précis de sémantique française, Berne, A. Francke, p. 300, cité par Georges
Mounin, 1963, Les Problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, p. 43.
5. Françoise Vreck reprend cette terminologie dans son ABC de la version, mais sans doute
consciente de la contradiction existant entre la définition de V&D et les exemples que j’incrimine
ici, elle redéfinit la notion d’étoffement d’une façon assez personnelle : « Il consiste à exprimer
dans une langue ce qui était implicite dans l’autre » (Vreck, 1992 : 100) et elle donne des
exemples du même style que ceux de V&D : « I followed her : je suivis mon amie » (Vreck, 1992 :
103) que j’estime aussi dangereux pour la perception et l’analyse des problèmes.
6. Cf mon intervention au colloque Qu’est-ce que la traductologie? (Université d’Artois, mars 2003) :
« La traductologie : science d’observation », à paraître aux Presses de l’Université.
RÉSUMÉS
L’objet de cette étude est de dénoncer l’inanité des procédés de traduction tels qu’ils ont été
exposés par Vinay et Darbelnet dans leur célèbre Stylistique comparée. La critique s’organise en
deux étapes : d’abord la terminologie elle-même, puis ce qui se trouve à l’arrière-plan de cette
mauvaise description de la traduction. La terminologie de Vinay et Darbelnet souffre de deux
maux : un nombre ridiculement bas de termes pour décrire une opération si complexe et
l’inadéquation de termes qui, dans l’ensemble, ont été mal définis ou mal intégrés à une théorie
de la traduction qui soit satisfaisante. Ce qui est à l’arrière-plan de cet outil frustrant, c’est une
vision caricaturale de la traduction et par là même de la théorie de la traduction : l’idée qu’une
unité de traduction peut s’identifier dans le texte source laisse complètement de côté le fait que
le texte cible fait aussi partie de la traduction. Le cœur de la théorie de la traduction devrait être
The aim of this study is to expose the inanity of translation devices such as they were set forth by
Vinay and Darbelnet in their famous Stylistique comparée. In the first instance, we examine the
terminology proper and then we address what lies behind this improper mapping out of
translation. Vinay and Darbelnet’s terminology suffers from two main flaws: the ridiculously
limited number of terms offered to describe such a complex operation as translation and the
inadequacy of the terms themselves, which on the whole have been insufficiently defined or
related to a proper theory of translation. What lies behind this inadequate tool is a grotesque
view of translation and therefore of translation theory—their idea of a translation unit that could
be identified in the source text completely overlooks the fact that the target text too is part of
translation. The core of translation theory should be based on the observation of the translator’s
action, a mixture of hermeneutics, equivalence generation and rewriting; our aim should be to
identify, describe and name these operations, and they cannot be reduced to seven (or nine)
devices.
AUTEUR
MICHEL BALLARD
Michel Ballard est professeur, docteur honoris causa de l’université de Genève ; sa thèse de
doctorat d’état, Éléments pour une didactique de la traduction, a été préparée sous la direction de
Paul Bensimon. Ses recherches portent sur la théorie de la traduction, la didactique, l’histoire de
la traduction et de ses théories. Outre des articles et des éditions de collectifs, il a publié des
ouvrages personnels dans ces domaines : De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions
(Lille, PUL, 1992) ; Le Commentaire de traduction (Armand Colin, 2005) ; Les Faux amis (Paris, Ellipses,
1999), une édition revue, abrégée, avec des exercices (en collaboration avec C. Wecksteen) ; Les
Faux amis en anglais (Ellipses, 2005) ; Le Nom propre en traduction (Paris, Ophrys, 2001) ; Versus (vol.
1) : repérages et paramètres (Paris, Ophrys, 2003) ; Versus (vol. 2) : des signes au texte (Paris, Ophrys,
2004).