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MASTER ENSEIGNEMENT 1e ANNEE

Examen du 20 décembre 2012-12-20

Le dictionnaire français Larousse définit ainsi « l’expression » :


— La manière de s’exprimer, de représenter quelque chose par une technique artistique ;

— Qualité de force, de vivacité par laquelle un artiste représente ses sentiments.

Quels sont des différents procédés qui concourent à l’expressivité dans les deux œuvres
proposées ?

Traduction du texte (document sonore n° 1)


Beltà, poi che t’assenti
(Beauté, puisque tu n’es pas là)
Come ne porti il cor ; porta i tormenti.
(Quel tourment ton cœur peut-il sentir.)
Chè tormentato cor può ben sentire
(Un cœur tourmenté sent bien)
La doglia del morire,
(La souffrance de la mort)
E un’alma senza core
(Alors qu’une âme sans cœur)
Non può sentir dolore.
(Ne peut plus sentir la douleur).

Il est difficile de définir l’expression en musique, même si la signification de ce mot semble


être plus ou moins comprise par la majorité des gens. E.T.A. Hoffmann a appelé la musique
« le plus romantique de tous les arts », car elle échappe à la précision lexique tout en ayant la
capacité à exprimer les mouvements les plus intimes de l’âme.

Les deux œuvres proposées sont bien d’époques différentes, mais seraient toutes deux
susceptibles d’être appelées des œuvres expressives par une majorité d’auditeurs. La première
est un madrigal pour cinq voix de Carlo Gesualdo, qui date de 1611. Mieux servir
l’expression du texte était la préoccupation des compositeurs de madrigaux italiens de la
génération de Gesualdo (Monteverdi et Marenzio, notamment). Nous pouvons nous attendre,
étant donné le champ lexical du texte, à ce que le compositeur déploie toutes les techniques
dont il dispose dans ce but.

La deuxième est un extrait du prélude de l’opéra Tristan et Isolde (1865) de Richard Wagner.
L’opéra reprend le poème médiéval de Tristan et Iseult : il raconte l’amour illicite des deux
protagonistes qui ne seront réunis que dans la mort. Le prélude annonce la sensualité et la
force d’expression qui seront présentes toute au long de l’opéra. Cependant, malgré l’écart de
quelque 250 années, nous pouvons voir quelques techniques qui transcendent les siècles que
nous pouvons qualifier comme étant au service de l’expression.

L’une des premières choses que nous remarquons dans l’œuvre de Wagner est l’usage du
silence dans la première partie auquel nous pourrions attribuer une fonction importante.
L’auditeur a le temps de réfléchir à la signification de chaque petite phrase qui termine de
manière interrogative sur un accord de septième de dominante (quoique l’idée d’une vraie
dominante n’est pas affirmée, car le sens tonal au début est très flou). De ce fait, une
anticipation est créée pour aboutir au point culminant où le tutti entre sur un sforzando. Le fait
de ne pas résoudre immédiatement les tensions contribue à l’expressivité de l’œuvre. De
même, Gesualdo utilise des silences dans la première partie de son madrigal (après les mots
« t’assenti » et « cor ». Quoiqu’il soit possible pour un compositeur de madrigaux d’utiliser
des silences afin de séparer les différentes sections de son œuvre, il nous semble qu’ici,
Gesualdo souhaitait donner le temps à l’auditeur d’enregistrer les changements harmoniques
extraordinaires qui surviennent au moment des cadences.

Le timbre est aussi une technique universelle au service de l’expression. Wagner, ayant un
orchestre symphonique à sa disposition, a choisi de mettre en avant les violoncelles. Berlioz
précise dans son Traité d’orchestration que « leur timbre sur les deux cordes supérieures est
un des plus expressifs de l’orchestre. » Mais si les violoncelles sont accompagnés par le son
velouté des cordes et vents graves dans la deuxième partie de l’extrait (après le point
culminant), dans la première partie ils sont utilisés dans une étrange combinaison avec les
timbres plus froids des vents aigus (flûtes et hautbois avec la première clarinette dans son
registre moyen-aigu). En effet, les violoncelles commencent une phrase qu’ils ne terminent
jamais, car elle est entrecoupée par les vents. Cette orchestration particulière a le même effet
que celui du silence : il crée une anticipation ou une tension qui ne sera résolue de manière
satisfaisante qu’au point culminant, c’est-à-dire, après un peu moins de deux minutes de
musique. La même technique de tuilage est aussi utilisée par Gesualdo (par exemple à « porta
i tormenti ») et l’enchevêtrement des voix va aussi servir à créer une tension. En fait, ici il
s’agit d’un procédé habituel à la Renaissance, celui de l’imitation. En revanche, là où Wagner
va résoudre la tension bien plus loin dans la composition, l’effet de Gesualdo sera beaucoup
plus localisé. La composition musicale continue du madrigal épouse le poème, sans structure
ou versification préétablie au niveau des mots aussi bien que du sens général qui fait que
souvent, des madrigaux sont composés de beaucoup de petites sections sans discours continu.

Dans le domaine du timbre, Gesualdo utilise le timbre particulièrement tendu du registre aigu
de la voix dans le but de mettre en valeur le texte. Par exemple, sur « la doglia » dans la partie
de ténor, suivi dans la mesure suivante de « del morire » dans la partie de soprano ou bien à la
fin dans la partie de soprano avec la gamme ascendante (partiellement chromatique) sur
« dolore ».

Cependant, le domaine qui est probablement le plus flagrant dans ces deux œuvres est celui de
l’harmonie et du chromatisme. Depuis le XVIe siècle, le motif d’une seconde mineure
descendante (pianto) a été associé avec la douleur, les pleurs ou bien les soupirs. Dans ce
madrigal, nous pouvons constater que Gesualdo va beaucoup plus loin que d’utiliser le demi-
ton comme simple madrigalisme. Ses lignes mélodiques sont parfois construites autour de
cette figure, par exemple « porta i tormenti », ou le « dolore » mentionné ci-dessus. Ceci aura
pour incidence une harmonie exceptionnellement osée pour son époque : il est difficile au
début de déterminer un centre tonal ou modal, ce qui le rapproche en quelque sorte du début
de Tristan et Isolde. Le seul endroit du madrigal où l’harmonie est typique de la Renaissance
est « E un alma senza core » (nous supposons que Gesualdo a voulu refléter le sens du texte
par l’harmonie car « l’âme sans cœur » n’est pas réceptive à l’expression). Dans le cas de
Wagner, l’harmonie s’inscrit à la fois dans un contexte romantique et dans un contexte
novateur, car si les appogiatures et le chromatisme font partie du langage commun à cette
époque, le fameux « accord de Tristan » supposé être une dissonance, a suscité beaucoup de
commentaires depuis sa création.
Un paramètre n’est toutefois pas constant à travers les siècles. A la Renaissance, on attendait
des musiciens qu’ils participent activement à l’interprétation des œuvres, avec pour
conséquence que les nuances ne figurent pas dans ce répertoire. En revanche, pour Wagner,
les nuances font partie intégrante de l’extrait. L’anticipation du début, avec son absence de
pulsation marquée est mieux traduite par une nuance pianissimo, le crescendo amène bien le
fameux accord dissonant, et le diminuendo amoindrit l’importance de la résolution de cet
accord, mettant (quoique rétrospectivement) la dissonance ou la tension et non la résolution
ou la détente en valeur.

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