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AVANT-PROPOS

Je me souviens toujours d’un article de journal paru au XXe siècle et donnant d’un
contemporain une biographie ornée de la reproduction de sa photographie. Celui qui,
s’occupant du personnage en question, retrouvera dans cent ans ce journal, pourra-t-
il ne pas classer cette étude parmi les plus importants de ses documents ? Or le cliché
était celui d’un inconnu, ne ressemblant même pas au héros de l’histoire, et la
biographie faisait naître à Constantinople, dans un harem, celui qui avait vu le jour,
fils de simples cultivateurs, dans un village, en France. J’ai heureusement oublié le
reste.
Ce souvenir m’a poursuivi pendant que j’étudiais Cagliostro ; si de telles erreurs
peuvent s’imprimer de nos jours et se répandre si facilement, si nous vivons au
milieu des événements contemporains sans pouvoir en apprécier le caractère,
souvent même sans en avoir connaissance dans quel brouillard d’illusions, dans quel
monde de fantaisie devons-nous être plongés relativement au passé ?
Lorsqu’on s’occupe d’un homme qui a joué dans l’histoire un rôle quelque peu
important, on se trouve en présence de difficultés bien grandes provenant de
l’éloignement, du parti pris, des opinions admises. La partialité des contemporains
prend d’autant plus d’importance que le temps, en s’écoulant, rend le contrôle plus
impossible ; une opinion générale, le plus souvent celle du livre le plus attrayant ou le
plus répandu, s’établit et, dès lors, tout écrivain amené à parler du fait historique ou
de l’homme qui laissa un nom, s’en tiendra à ce jugement, définitif selon lui, parce
que la masse l’a peu à peu sanctionné de sa paresse et de sa crédulité.
C’est ce qui est arrivé pour Cagliostro, et pour lui plus que pour tout autre ; car, de
son temps déjà, ceux qui le voyaient agir, qui l’observaient et l’interrogeaient, lorsque
c’étaient des esprits pondérés et philosophiques, avouaient qu’il était impossible de
porter un jugement sur lui1 ; certains le révéraient comme un dieu ; d’autres le
haïssaient comme le pire ennemi de l’humanité2. Nul n’a suscité plus de
dévouements, nul n’a provoqué plus de fureurs, et nulle personnalité n’est restée plus
énigmatique, même pour ses intimes, même pour les magistrats à qui échut la lourde
tâche de le juger.
Aussi, sur lui plus que sur tout autre, les calomnies se sont accumulées, les légendes
ont couru. Dès son vivant on les répandait ; après sa mort, les haines religieuses, qui
sont les plus tenaces et survivent à la tombe, l’ont poursuivi. Les historiens ont été
frappés par la brusque apparition de cet homme à la veille de la Révolution ; mais, ne
trouvant aucun résultat évident et immédiat à ses actes, rien qui expliquât son rôle,
renonçant à le comprendre, ils l’ont bientôt délaissé comme un personnage
épisodique sans importance ; la littérature s’en est emparée et, finalement, une
opinion s’est imposée qu’on peut retrouver aujourd’hui dans tous les livres, qui est
devenue classique à force d’être reproduite. Enlevé à l’histoire pour devenir un type
légendaire, demi-sorcier et demi-prestidigitateur, escroc brillant et bouffon, le comte
de Cagliostro est un personnage qui se classe entre Robert Macaire et Polichinelle
dans le musée des fantoches3.
Bien des esprits en restent là : il leur suffit de connaître le Cagliostro charmant de
Gérard de Nerval ou le magicien impressionnant d’Alexandre Dumas ; mais ceux qui
ont entendu parfois des paroles de vie, qui ont senti, — fût-ce une heure, — un
monde

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