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ARTICLES

Où en est la géographie culturelle ? :


introduction
Paul Claval 1 et Jean-François Staszak 2

La géographie culturelle a en France une vingtaine d’année. De plus en


plus nombreux sont ceux qui se reconnaissent en elle ; encore plus ceux
qui s’accordent à la voir comme une des composantes les plus dynamiques
de la discipline. Si elle essuie encore bien sûr des critiques, sa place, si ce
n’est son rôle, dans le paysage scientifique, semble bien établis.
En revanche, il n’y a guère de consensus sur ce qu’est au juste la géo-
graphie culturelle (un courant ? une école ? une branche ?), ni sur ses carac-
téristiques fondamentales (un objet ? une méthode ? un questionnement ?).
Cela ne facilite pas la discussion entre ses détracteurs et ses partisans. Ces
derniers eux-mêmes seraient d’ailleurs en peine de se mettre d’accord sur
une définition de la géographie culturelle, ce qui laisse croire que celle-ci
n’est pas une école, et que s’il s’agit d’un courant, il est composite.

On s’accorde à reconnaître qu’au cours des trente dernières années, la


géographie (comme du reste les autres sciences sociales) a connu un « tour-
nant culturel » qui l’a profondément transformée.
La culture est faite de tout ce qui n’est pas inné chez l’être humain (voire
chez certains animaux) : il l’a appris des autres ou découvert par sa propre
expérience. Héritée du passé, enrichie de tout ce que le présent apporte, la
culture offre le moyen de se projeter dans l’avenir et de donner un sens à
l’existence individuelle et collective. La géographie culturelle se caractérise
par son objet : elle explore cet univers symbolique, qui donne aux êtres
humains prise sur leur environnement et leur permet d’évoluer en société.
La géographie culturelle se définit aussi comme une approche. Le
monde, la nature, la société ayant cessé d’apparaître comme des réalités
objectives directement accessibles, on ne peut les analyser en tant que
telles, de manière (néo)positiviste. La géographie ne saurait prétendre étu-
dier un espace objectif, commun et extérieur à tous. C’est à travers la façon
dont les êtres humains ressentent, conçoivent et vivent leur environnement
naturel et social, bref, à travers leurs cultures, qu’on peut chercher à com-
prendre celui-ci. Cette démarche conduit à étudier les représentations dans
leur articulation à des pratiques spatiales, et donc à réfléchir sur le rôle de
la culture dans les phénomènes ou processus géographiques qui en résultent.

Ce numéro spécial des Annales de géographie ne vise ni à définir, ni à pré-


senter, ni à défendre la géographie culturelle. Dirigé par deux représentants

1 Université de Paris IV.


2 Université de Genève.

Ann. Géo., n° 660-661, 2008, pages 3-7, © Armand Colin


4 • Paul Claval, Jean-François Staszak ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 660-661 • 2008

de celle-ci de deux générations différentes, il cherche moins à dresser un


bilan qu’à ouvrir un débat autour de la géographie culturelle. Pour ce faire,
on a rassemblé ici deux types de texte.
Les premiers examinent la géographie culturelle d’un point de vue épis-
témologique. Plutôt que d’inviter ses partisans à défendre leur point de vue
et exposer une théorie normative de la géographie culturelle (ce que la plu-
part d’entre eux seraient sans doute réticents à faire), on a demandé à Paul
Claval de présenter la géographie culturelle anglo-saxonne et à trois géo-
graphes, dont les positions et l’œuvre comptent au sein de la discipline et
qui se situent à l’extérieur de la géographie culturelle française, d’exprimer
leur point de vue et leurs réserves vis-à-vis de celle-ci. Le but de cette
contextualisation contradictoire est bien sûr d’ouvrir des perspectives.
Les seconds textes sont produits par des auteurs qui, s’ils ne la reven-
diquent pas, ne refusent pas l’étiquette de la géographie culturelle. Il ne
s’agit pas de textes théoriques (ou incidemment), mais plutôt d’études de
cas qui montrent la géographie culturelle à l’œuvre. On a voulu présenter
ici des exemples de ce qui se fait de novateur en la matière.
Il appartient au lecteur de voir si et comment les articles de la seconde
partie s’inscrivent dans les pistes (ou les impasses ?) explorées dans la première.

Le premier ensemble de textes (« La géographie culturelle en ques-


tion ») s’ouvre par un article de Paul Claval. Celui-ci a été à l’origine du
développement de la géographie culturelle en France dans les années 1980,
et reste sans doute son représentant le plus reconnu. Il analyse ici le déve-
loppement de celle-ci dans les pays anglo-saxons. Son texte, riche d’infor-
mations sur des pratiques que le public français connaît de mieux en mieux,
invite à les mettre en perspective ; il souligne ensuite à quelles préoccupa-
tions épistémologiques répondent les démarches anglo-saxonnes.
Les trois textes de Jacques Lévy, de Guy di Méo et de Christine Chi-
vallon sont plus critiques, et interrogent la pertinence de l’approche cultu-
relle. Ces trois auteurs, proches de la géographie sociale et/ou politique,
sont d’accord sur un point : le cultural turn a renouvelé la géographie,
élargi son champ, et clairement inscrit la discipline parmi les sciences
sociales. Est-ce à la place accordée à la culture que ces orientations nou-
velles doivent leur fécondité ? Telle est pour eux la vraie question.
La géographie culturelle leur apparaît comme une nouvelle sous-
discipline, définie par un objet, la culture ; ils la voient (trop) clairement
séparée d’autres sous-disciplines, comme la géographie politique, la géogra-
phie sociale, etc. : cela leur semble critiquable. La plupart de ceux qui ont
réfléchi à l’apport du tournant culturel sont d’accord avec eux sur ce point :
c’est d’approche culturelle qu’ils parlent, plus que de géographie culturelle,
conscients qu’ils sont que ce n’est pas à la naissance d’une spécialité sup-
plémentaire que l’on assiste, mais à un tournant épistémologique majeur,
comme le disent Jacques Lévy, Guy di Méo et Christine Chivallon.
Articles Où en est la géographie culturelle ? : introduction • 5

Pour ces derniers, mettre au premier plan la culture ne va pas sans


danger : le terme est polysémique ; à trop insister sur la spécificité des
cultures, on risque d’oublier leur plasticité, leurs transformations inces-
santes. On en fait des entités qu’il importe de défendre et pour lesquelles
on est prêt à se battre. L’approche culturelle ne peut en aucun cas justifier
le culturalisme — c’est Jacques Lévy qui accorde le plus de poids à cette
critique.
L’essentiel du désaccord de ces auteurs avec la géographie culturelle tels
qu’ils la présentent a une cause plus profonde : ils lui reprochent de
gommer la dimension sociale et politique des faits géographiques. Cette
critique « sociale » de l’approche « culturelle » n’est pas propre à la géo-
graphie française. Elle est également présente, dès le début des années
1980, dans la géographie anglo-saxonne, comme le rappelle l’article de
Paul Claval. Elle prend toutefois en France une tonalité particulière : une
école de géographie sociale s’y est créée au début des années 1980. Pour
Guy Di Méo, la géographie sociale et culturelle qu’elle a fait naître est « au
point de concours de trois méthodes, ou si l’on veut, de trois modes
d’interprétation des réalités géographiques : l’analyse structurale, le jeu des
interactions et l’humanisme phénoménologique ». Dans cette perspective,
on doit « considérer les contenus culturels comme des discours ou des
codes identitaires assez peu actifs par eux-mêmes. Ils ne le deviennent que
sous l’effet des tensions et conflits ». En reprenant une formule célèbre,
l’approche culturelle souffrirait d’oublier qu’il y a une instance dominante
en dernier ressort, le social.
La position de Christine Chivallon est plus radicale. Sa critique de
l’approche culturelle porte essentiellement sur un point : elle n’arriverait
pas à relever le défi majeur de la géographie moderne, à savoir « concevoir
la matérialité comme pleinement sociale et idéelle ». Comme Guy Di Méo,
elle reproche à l’approche culturelle de gommer les tensions et conflits
sociaux et politiques présents dans la réalité. La démarche qu’elle propose
est originale : pour appréhender à la fois les représentations et le monde
auquel elles se réfèrent, elle tire parti de la réflexion sur l’imaginaire qui
s’est développée en France dans les années 1970 et 1980 autour de Gilbert
Durand, qu’elle critique, de Cornélius Castoriadis, auquel elle emprunte
l’essentiel de son argumentaire, et d’Henri Lefebvre. Pour Castoriadis,
l’imaginaire « est création incessante et essentiellement indéterminée
(social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir des-
quelles seulement il peut être question de quelque chose ». Ces virtualités
risqueraient de rester purement idéelles si elles ne recevaient pas une charge
extérieure grâce à l’activité symbolique, qui « consiste en ces multiples opé-
rations d’encodage […], opérations qui ne peuvent se passer de la matéria-
lité pour faire advenir au perceptible ce qui est de l’ordre de la pensée ».

Le deuxième ensemble de textes (« La géographie culturelle en action »)


tente une démonstration par l’exemple de l’intérêt de la géographie
6 • Paul Claval, Jean-François Staszak ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 660-661 • 2008

culturelle. Il atteste en tout cas de l’élargissement disciplinaire que celle-ci


a opéré.
L’approche culturelle invite par exemple les géographes à se pencher sur
le problème des identités, des modalités de leur construction et de leur
signification. Pour Bernard Debarbieux, l’irruption de la montagne et du
montagnard dans les discours est récente : au cours des trente dernières
années, les communautés savantes ont tenu une grande place dans la
découverte et la prise en compte de leurs problèmes par les autorités natio-
nales ou internationales. Cela a facilité la naissance d’une identité monta-
gnarde chez les populations concernées, mais de manière très inégale.
Pour Claire Hancock, le jeu des mots sur lequel repose la construction
des catégories n’est jamais innocent, car il assigne les gens à identité, et les
assigne en même temps à territorialité, comme le montre l’usage que l’on
fait aujourd’hui du terme « banlieue » : cela permet de cerner les problèmes
du monde actuel avec plus de pertinence ; cela fait prendre la mesure des
contraintes imposées aux groupes ainsi « assignés », et des injustices qu’ils
subissent.
Jean-François Staszak s’intéresse à l’exotisme, qu’il considère comme un
processus discursif de construction géographique de l’altérité propre à l’his-
toire de l’Occident et de ses puissances coloniales. Le cas de la « danse exo-
tique », dont la dimension érotique est importante, voire essentielle,
montre comment les représentations liées à la colonisation s’articulent à
celles des genres, dans des mises en scènes où le rôle des femmes ne se
réduit pas à celui de victime. Croisant les perspectives postcoloniales et
féministes, Jean-François Staszak plaide pour une géographie qui ne sépare
pas le culturel et le social, qui prenne en compte aussi bien les effets de
discours que les effets de pouvoir.
Comme Denis Cosgrove le rappelle, on sait depuis Brian Harley que les
« cartes réécrivent le monde en termes de relations de pouvoir et de pra-
tiques, préférences et priorités culturelles ». Grâce à l’ordinateur, la carto-
graphie a cessé d’être l’apanage de professionnels : elle est à la portée de
tous ; la prolifération actuelle des représentations cartographiques traduit
les soucis et les préoccupations de l’ensemble de la société, et pas seu-
lement ceux d’une minorité d’experts plus ou moins au service des institu-
tions. Cette démocratisation de l’art de représenter le territoire va de pair
avec l’effacement de la frontière entre art, cartographie et expérience de la
vie.
Boris Grésillon met l’accent sur un domaine relativement négligé par les
géographes : celui de la créativité artistique. Fort de son expérience de
Berlin et de Marseille, il sait combien certaines villes fascinent et attirent
les artistes. À côté des manifestations officielles de la culture est institution-
nalisée dans les opéras, les grands théâtres, les salles de concert ou les
musées, il y a « les lieux de créativité “alternatifs”, “off”, “underground”
(club de musique électronique, cirque, théâtre “off”, de marionnette,
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déambulatoire, squats ou ateliers d’artistes, friches industrielles reconverties


en centres d’art) ».

Le panel d’articles ici présentés offre une bonne image de l’état de


l’approche culturelle dans le monde francophone européen. Elle secoue des
habitudes anciennes et continue à ouvrir de nouvelles pistes, ce qui fait sa
force depuis une génération mais nuit sans doute à sa lisibilité. Les critiques
que formulent ceux qui croient les dimensions sociales menacées sont
utiles : transformer la culture en un absolu est sans doute scientifiquement
peu pertinent et politiquement dangereux, car le culturalisme peut servir à
acoquiner la géographie avec des idéologies douteuses. En revanche, on
peut se demander ce qu’on gagne à faire succéder à l’économique ou au
culturel une nouvelle instance déterminante que serait le social.
Quoi qu’il en soit, les textes de ce numéro spécial soulignent que le
tournant culturel est effectif, et qu’il correspond à une mutation majeure
de notre discipline, obligée de se repenser hors des cadres positivistes ou
néo-positivistes qu’elle avait longtemps fait siens. Ils montrent aussi que la
géographie culturelle suscite de riches débats, qui sont loin d’être clos.

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