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JEAN DELUMEAU, HISTORIEN DE L’ÉGLISE DE FRANCE

Guillaume Cuchet

S.E.R. | « Études »

2020/4 Avril | pages 67 à 78


ISSN 0014-1941
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Religion

JEAN DELUMEAU, HISTORIEN


DE L’ÉGLISE DE FRANCE
Guillaume CUCHET

Jean Delumeau (1923-2020), qui est décédé en janvier à l’âge


de 96 ans, a occupé de 1975 à 1994 la chaire d’« histoire des
mentalités religieuses de l’Occident moderne » au Collège de
France, après avoir enseigné à l’université de Rennes, puis
à la Sorbonne. Avec René Rémond (1918-2007) et Alphonse
Dupront (1905-1990), il a été un des grands maîtres de l’his-
toire religieuse française, dont il a accompagné l’essor remar-
quable à partir des années 1960-1970, en même temps qu’un
des représentants les plus en vue, en France et à l’étranger, de
l’histoire dite « des mentalités ».

A ncien élève de l’École normale supérieure (ENS), agrégé d’histoire,


membre de l’École française de Rome, Jean Delumeau a com-
mencé, comme beaucoup d’historiens de sa génération, sous l’égide de
Fernand Braudel (1902-1985), par faire de l’histoire économique et
sociale. Sa thèse principale, soutenue en 1955, a été publiée en deux
tomes, en  1957 et  1959, sous le titre de Vie économique et sociale de
Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle, suivie en 1963 par sa thèse
complémentaire sur L’Alun de Rome, XVe-XIXe  siècles. Chose remar-
quable, dans sa thèse sur Rome au XVIe siècle, il ne disait pas un mot de
la religion, sinon des finances pontificales, tant il est vrai que l’histoire
religieuse était alors marginale dans l’Université. Comme beaucoup de
ses confrères que le déclin de l’histoire économique et sociale dans les
années 1960 a permis de passer à d’autres sujets qui, souvent, les intéres-
saient davantage, il publie ensuite, dans la collection « Nouvelle Clio »
aux Presses universitaires de France, deux « manuels » d’histoire reli-
gieuse qui ont fait date : Naissance et affirmation de la Réforme en 1965
et Le catholicisme entre Luther et Voltaire en 1971.

Études - Avril 2020 - n° 4270 67


Suivent les six volumes de sa grande enquête sur la peur, le péché,
le sentiment de sécurité et le désir du bonheur dans l’Occident
moderne : La peur en Occident (XVIe-XVIIIe siècles) en 1978, Le péché
et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe  siècles) en


1983, Rassurer et protéger. Le
Cette image d’historien sentiment de sécurité dans l’Oc-


de la peur et du péché cident d’autrefois en 1989 (un
de ses grands livres) et les trois
tomes de son Histoire du paradis qui n’ont pas eu le même succès : Le
jardin des délices en 1992, Mille ans de bonheur en 1995 et Que reste-
t-il du paradis ? en l’an 2000. Entre les deux volets de l’enquête (la
peur et le péché d’une part, la sécurité et le bonheur de l’autre), il
publie en 1990 un petit livre sur la confession : L’aveu et le pardon. Les
difficultés de la confession (XIIIe-XVIIIe siècles). L’aveu contre le par-
don, y expliquait-il en substance, ce qui permettait de faire le pont
entre les deux enquêtes.
Cette image d’historien de la peur et du péché, qu’il a acquise
dans les années 1970, lui est souvent restée depuis, en dépit de l’opti-
misme de son tempérament et de ses travaux ultérieurs qui ont porté
sur bien d’autres sujets. La peur en Occident, traduit en treize langues,
est resté son livre le plus diffusé. Il a aussi dirigé toute une série d’ou-
vrages collectifs novateurs, en particulier La première communion en
1987, La religion de ma mère. Les femmes et la transmission de la foi en
1992, L’historien et la foi en 1996 (où il a donné un témoignage pas-
sionnant sur son propre itinéraire).
Historien, Delumeau était aussi un chrétien engagé, marqué par
l’éducation religieuse très « enveloppante » qu’il avait reçue dans le
collège salésien de son enfance dans les années 19301, le concile
Vatican II (1962-1965) et Mai-68. Dans le sillage de sa leçon inaugu-
rale au Collège de France de 1975, il s’est fait connaître d’un large
public par toute une série d’essais vigoureux, à commencer par
celui paru au début de 1977, Le christianisme va-t-il mourir ?, qui a
suscité tout un débat, jusqu’à provoquer la démission de Jean Guit-
ton (1901-1999) du jury chargé de délivrer le Grand Prix de littéra-
ture catholique qui lui a été remis à cette occasion. Il a publié ensuite
un Ce que je crois en 1985 (du nom d’une collection célèbre, livre
auquel il tenait beaucoup et qui a marqué), puis Guetter l’aurore. Un

1. Le fait d’avoir été pensionnaire avait son importance.

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jean delumeau , historien de l ’église de france

christianisme pour demain en 20032 , dont le retentissement a été


moindre.
L’écho de ces publications a été considérable et il a pu un temps
faire figure d’historien quasi officiel de l’Église de France (ce qui a pu
agacer), un peu, mutatis mutandis, comme Michel Vovelle (1933-2018)
pour le Parti communiste français. Il concevait son rôle d’historien
chrétien comme devant « dédramatiser le présent et éclairer les che-
mins d’avenir  »3. Cette dimension confessionnelle assumée était un
peu à contre-courant des tendances générales de l’histoire religieuse
de son temps, qui allaient plutôt dans le sens d’une déconfessionnali-
sation relative, mais elle a été sans doute facilitée par l’extraterritoria-
lité relative que lui garantissait, dans le paysage universitaire, sa posi-
tion de professeur au Collège de France.
Moyennant quoi, son œuvre reste pour nous aujourd’hui double-
ment intéressante. À la fois comme histoire du christianisme à
l’époque moderne, dont il a su donner, par dilatation de certains de
ses aspects, une vision au sens fort du terme (ce qui est souvent la
marque des classiques en histoire), personnelle et savante, qui a pro-
fondément marqué, et comme témoignage sur le catholicisme de son
temps. De celui-ci, il a surtout retenu deux thèmes : les transforma-
tions pastorales et spirituelles induites par le concile Vatican II (1962-
1965) et la rupture positive qu’elles lui paraissaient avoir introduite
avec un passé jugé peu évangélique ; et la déchristianisation, analysée
dans le sillage des études fondatrices de Gabriel Le Bras (1891-1970),
qui constitue dans son œuvre une sorte de fil rouge, voire, de son
propre aveu, d’« obsession ».
On se propose donc, dans cet article, de revenir sur ces grandes
thèses et leur très large réception dans l’Église et la société de son
temps, à telle enseigne qu’il est légitime, je crois, de parler, pour les
années 1970-1980, d’un moment delumien de l’Église de France,
dont l’émotion suscitée par sa disparition montre, à trente ans de
distance, qu’il a profondément marqué et qu’il en reste encore
quelque chose.

2. Il avait donné à cette occasion un entretien à Laurence Devillairs dans Études, n° 4005,
mai 2004, pp. 689-695.
3. Jean Delumeau, L’aveu et le pardon, Fayard, [1990] 1992, p. 9.

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Les grandes thèses de Delumeau
On peut, pour aller à l’essentiel, en retenir quatre principales4.

La « pastorale de la peur »
La première idée est que la pastorale chrétienne, de la fin du
Moyen Âge au XVIIIe  siècle inclus, a été dominée par la peur. L’ex-
pression de « pastorale de la peur » s’est un peu cherchée au départ
dans son œuvre mais, Mai-68 aidant, elle y est présente depuis le
début des années 1970. Elle constituait le titre de la troisième et der-
nière grande partie du Péché et la peur, paru en 1983. Pendant toute
cette période, et plus particulièrement aux XVIe et XVIIe siècles qui
correspondent au centre de gravité chronologique de son œuvre,
aurait dominé une pastorale dont la particularité était d’insister lour-
dement sur les aspects les plus inquiétants du christianisme : l’enfer
plus que le paradis, la justice de Dieu plus que sa miséricorde, la Pas-
sion plus que la Résurrection, l’aveu plus que le pardon, en vue de
susciter chez les fidèles le choc psychologique de la conversion. Impli-
citement prévalait l’idée qu’on obtiendrait de meilleurs résultats par
cette voie que par celles de la douceur et de la séduction, dimensions
qui n’étaient certes pas absentes, mais qui étaient plus secondaires.
On faisait bien la différence entre aller à Dieu par amour et par peur,
« contrition » et « attrition », « crainte filiale » et « servile », mais on
considérait, somme toute, que, même si la voie de la confiance était
préférable, il valait mieux aller à Dieu par la voie de la peur que ne pas
y aller du tout.

La christianisation tardive de l’Occident


La réflexion de Delumeau sur la christianisation et la déchristia-
nisation de l’Occident (les deux à penser ensemble) a été marquée par
la lecture de Gabriel Le Bras (1891-1970), le fondateur de la sociologie
religieuse en France dans les années 1930. De ce dernier, il faut relire
notamment le grand texte de 1963, «  Déchristianisation, mot falla-
cieux »5, qui a marqué toute une génération. Pour Delumeau, la chris-
tianisation réelle de l’Occident avait été beaucoup plus tardive qu’on

4. Faute de place, je me permets de renvoyer, pour de plus amples développements, à mon chapitre
« Jean Delumeau, historien de la peur et du péché », dans Faire de l’histoire religieuse dans une
société sortie de la religion, Éditions de la Sorbonne, « Itinéraires », [2013] 2020, pp. 145-168.
5. Gabriel Le Bras, « Déchristianisation, mot fallacieux », Cahiers d’histoire publiés par les universités
de Clermont-Lyon-Grenoble, Grenoble, tome IX, 1964, pp. 92-97. Texte lu lors du grand colloque de
Lyon d’octobre 1963 sur la déchristianisation.

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jean delumeau , historien de l ’église de france

ne le pensait. Au XVIe siècle, sur la base d’un diagnostic commun, les


deux Réformes (la catholique et la protestante) se sont lancées dans
une vaste entreprise de christianisation des masses et de spiritualisa-
tion du sentiment religieux, qui est passée par la multiplication des
missions (côté catholique) et la diffusion d’une pastorale dramatique
qui insistait beaucoup sur le péché, la mort, le jugement, l’enfer, seul
moyen, pensait-on, de susciter des conversions. D’où le fameux cha-
pitre de son livre de 1971 sur Le catholicisme entre Luther et Voltaire,
intitulé «  La légende du Moyen Âge chrétien  », qui frappa tant les
esprits à l’époque :

« Nous voici sur le chemin d’une conclusion qui paraît encore révolu-
tionnaire à beaucoup : l’“âge d’or” du christianisme médiéval ne
serait-il pas une légende ? N’a-t-on pas confondu la religion de la masse
des habitants de l’Occident avec celle d’une élite de clercs ? En partant
du postulat d’un sommet chrétien aux XIIe et XIIIe siècles, on a cru
qu’une décadence s’était produite ensuite contre laquelle avaient enfin
réagi la Réforme protestante, puis la Réforme catholique. Mais que
vaut le postulat initial ? »6

La « pastorale de la peur » et la déchristianisation


La « pastorale de la peur » aurait constitué une des causes de la
déchristianisation de l’Occident7. À force de faire peur aux gens, de les
contraindre et parfois de les traumatiser, on aurait fini par les dégoû-
ter de la religion. De facteur de christianisation (mais implicitement,
dans le raisonnement de Delumeau, d’une christianisation de mau-
vaise qualité), elle serait devenue, par un choc en retour mal maîtrisé,
un des facteurs de sa déchristianisation. Car (et le point est d’impor-
tance), dans les conditions anciennes de son exercice, elle n’avait pas
les mêmes effets psychologiques que dans le monde moderne. Dans
La peur en Occident en 1978, Delumeau a montré que la civilisation
occidentale avait traversé, entre le XIVe et le XVIIe siècle, y compris
pendant la Renaissance (période dont il a restitué avec beaucoup de
force la dimension pessimiste), une phase de profond malaise, voire
d’angoisse collective, due aux épidémies, aux guerres, aux troubles
politiques et religieux, à la menace ottomane, etc. Dans ce contexte

6. J. Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Presses universitaires de France, 1971,


pp. 234-235.
7. J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Fayard, 1983.

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général très sombre, sans parler des conditions ordinaires de la vie
quotidienne et de la mortalité, la « pastorale de la peur » était à la fois
ambiante et utile parce qu’elle substituait à une angoisse diffuse,
résultat de stress accumulés, une série de peurs théologiques ciblées et
bien définies, contre lesquelles on pouvait agir. Contre la peur de la


mort, on ne pouvait pas grand-
Le monde d’hier était chose, mais contre le diable, le
beaucoup moins chrétien péché, l’enfer, avec l’aide de


qu’on ne le pense l’Église, on n’était pas impuis-
sant. De ce point de vue, la
«  pastorale de la peur  » se pré-
sentait comme une « médication héroïque »8, rude, traumatisante par-
fois, mais, dans une société soumise à des contraintes de fer et aux
effets psychologiques d’un animisme largement répandu, une médi-
cation tout de même, là où, autrement, il n’y avait que le vide, les
esprits errants et la mort.

La relativisation de la déchristianisation contemporaine


C’était tout le sens de son livre de 1977, Le christianisme va-t-il
mourir ?, et, en partie, la raison de son succès. On a dit récemment
qu’il avait été prophète en la matière, en ayant le courage de poser une
question qui, entretemps, était devenue celle de toute une société et à
laquelle certains seraient tentés aujourd’hui d’ôter son caractère
interrogatif. C’est beaucoup dire. Si la question de Delumeau était
inquiétante en effet, cette inquiétude était alors largement répandue et
sa réponse, elle, l’était beaucoup moins, or c’était bien là l’essentiel à
ses yeux. Il a voulu rassurer ses contemporains, notamment tout un
clergé apeuré par l’effondrement des indices de la pratique sacramen-
telle, et il s’est souvent félicité ensuite d’avoir atteint ce but.
Le monde d’hier, expliquait-il, était beaucoup moins chrétien
qu’on ne le pense, par-delà une façade de christianisme officiel ou de
pratique quasi unanime qui pouvait donner le change. Inversement,
« nous » l’étions plus authentiquement que lui, en dépit de certaines
apparences sociologiques, de sorte que le gain qualitatif compensait
largement les pertes quantitatives. On trouverait des analyses du
même genre, à l’époque, chez le père Marie-Dominique Chenu
(1895-1990). Delumeau invitait donc à ne pas majorer la christiani-

8. J. Delumeau, La peur en occident (XVIe-XVIIIe siècles), Fayard, 1978, p. 45.

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jean delumeau , historien de l ’église de france

sation d’autrefois, ni la déchristianisation actuelle. Déjà, dans un


article de 1975, qui était un compte rendu du grand livre de Michel
Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au
XVIIIe siècle (1973), il avait énoncé cette « loi » : « On peut dire que,
dans le monde nouveau qui commence au XVIIIe siècle, christiani-
sation et déchristianisation ont marché de pair : christianisation
d’une minorité et déchristianisation de la majorité.  »9 Tant qu’on
n’aurait pas franchi un certain seuil numérique en deçà duquel le
système aurait du mal à persister, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter
outre mesure, d’autant que l’ouverture œcuménique, à laquelle
l’Église catholique venait de se rallier à la faveur du Concile, avait
élargi le vivier de recrutement de l’élite chrétienne. Conclusion : « Je
dirai que le Dieu des chrétiens était autrefois beaucoup moins vivant
qu’on ne l’a cru et qu’il est aujourd’hui beaucoup moins mort qu’on
ne le dit. »10
Ces thèses ont constitué un moment important de l’historiogra-
phie française des années 1970-1980, même si elles ont aussi suscité,
ce qui est normal, des critiques venues d’horizons assez divers11. On
laissera aux spécialistes le soin de dire ce qu’il en reste aujourd’hui.
Disons rapidement que l’idée selon laquelle les campagnes médiévales
n’auraient été christianisées que tardivement et en surface avant le
XVIe  siècle a été assez largement récusée par les médiévistes et les
modernistes. On mesure mieux en effet à distance à quel point ce
débat des années 1970 sur la déchristianisation reposait sur deux pré-
supposés discutables12. D’une part, celui selon lequel il y aurait une
sorte d’essence anhistorique du christianisme à l’aune de laquelle on
pourrait juger de la teneur en christianisme « réel » de ses formes suc-
cessives. De l’autre, que ce christianisme évangélique « pur » appelé à
servir d’étalon, de type plus ou moins érasmien, correspondait juste-
ment à celui remis à l’honneur par l’Église officielle dans la seconde

9. J. Delumeau, « À propos de la déchristianisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine,


tome XII, janvier-mars 1975, p. 60.
10. J. Delumeau, Le christianisme va-t-il mourir ? (1977), repris dans Un christianisme pour demain,
Hachette, « Pluriel », 2005, p. 365.
11. Je citerai deux exemples : la critique de l’historien traditionaliste Jean de Viguerie (1935-2019),
lui aussi récemment disparu, dans son compte rendu d’Un chemin d’histoire. Chrétienté et christia-
nisation (1981), dans la Revue historique, avril-juin 1983, n° 586, pp. 497-498 ; et celle de Jacques
Le Brun (né en 1931), grand historien de la spiritualité d’époque moderne, disciple de Michel de Cer-
teau, dans « Le péché, la peur et l’historien », Esprit, n° 104-105, août-septembre 1985, pp. 99-108.
12. Dominique Julia, « Déchristianisation ou mutation ? L’exemple du Bassin parisien au XVIIIe siècle »,
Croyances, pouvoirs et société. Des Limousins aux Français. Études offertes à Louis Pérouas, Les
Monédières, 1988, pp. 190-191.

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moitié du XXe siècle. L’idée de « pastorale de la peur » a mieux résisté
à l’usure du temps, même si on a pu lui apporter des compléments et
des nuances, en insistant notamment sur le fait que cette pastorale
était à deux volets, qu’à la peur répondait une volonté de sécuriser et
de séduire, les deux fonctionnant de manière dialectique. Sur la rela-
tivisation de la déchristianisation contemporaine, Delumeau, sans
renier en bloc ses thèses des années 1970, les a sérieusement nuancées
par la suite. Dans son dernier séminaire au Collège de France en
février 1994, il déclarait :

« Au cours de ma carrière, j’ai tenté devant la gravité du problème de


la déchristianisation d’en réduire la portée par des arguments histo-
riques. Si, pensais-je, la déchristianisation nous paraît aujourd’hui
si large et si rapide, c’est qu’en réalité la christianisation fut moins
étendue et moins profonde qu’on ne l’a dit : d’où la nécessité […] de
lier les études sur la christianisation et celles sur la déchristianisa-
tion. J’avais conscience, en proposant ce type de raisonnement, d’ap-
porter un réconfort à des prêtres affolés par l’ampleur de la déprise
religieuse. Ils pouvaient dans une certaine mesure se rassurer si on
leur montrait que la christianisation n’avait jamais été aussi pré-
gnante qu’on l’avait cru et enseigné. […] Je ne veux pas mener cette
analyse jusqu’au paradoxe et nier la déprise chrétienne à laquelle
nous assistons en Occident. Cette déprise peut être appelée “déchris-
tianisation” dans la mesure où elle signifie l’abandon d’un credo
dont les trois affirmations majeures sont l’incarnation de Dieu fait
homme, la rédemption et la résurrection du Christ. On ne peut plus
se dissimuler la réalité : une déchristianisation est en train de se pro-
duire sous nos yeux, au moins en Europe ; et elle progresse de façon
galopante. »13

Le moment delumien du catholicisme français

Les thèses de Delumeau ont marqué un grand nombre de mili-


tants chrétiens, clercs et laïcs des deux sexes, dans les années 1970-
1980. On peut même dire que l’Église de France a connu alors un
moment delumien, et parfois delumiste (au sens où il caricaturait les

13. J. Delumeau, Un christianisme pour demain. Guetter l’aurore, Grasset, 2003, pp. 20-22.

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jean delumeau , historien de l ’église de france

thèses de Delumeau), dont il est intéressant rétrospectivement d’es-


sayer de cerner la signification.
Il y avait à cela plusieurs raisons. Premièrement, le contexte de crise
qui a suivi le concile Vatican II et l’effondrement rapide des indices de la
pratique qui a marqué la période. Ses thèses ont commencé à se répandre
au début des années 1970, à une époque où il était devenu difficile


d’ignorer la profondeur de la
crise. On était loin du climat La diffusion
d’euphorie du milieu des années
de la notion de « mentalités »


1960. Le problème de la déchris-
tianisation, un temps mis de
parmi les catholiques du temps
côté, revenait avec force dans les
interrogations collectives. Dans ce contexte, les thèses de Delumeau ont
pu rassurer (on l’a vu) mais aussi fournir une explication expédiente au
problème (la « pastorale de la peur »), qui avait l’avantage de faire porter
la responsabilité principale de la situation sur l’Église d’hier (préconci-
liaire), sans qu’on s’explique très bien ce qui avait pu se passer entre la
fin du XVIIIe siècle, où Delumeau abandonnait ses dossiers d’historien,
et le second XXe siècle, où il reprenait la main comme essayiste. Impli-
citement, il considérait que cette pastorale avait prolongé ses courbes
sans grandes modifications, ce qui doit être sérieusement nuancé.
Deuxièmement, la diffusion de la notion de « mentalités » parmi
les catholiques du temps, qui a constitué pour l’histoire du même
nom (alors à son sommet) un univers de réception particulièrement
propice. Une des origines du concept venait des thèses anciennes de
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) sur la « mentalité primitive », depuis
longtemps discréditées dans le champ de l’ethnologie. Le terme a
fait partie du vocabulaire de l’Action catholique, moyennant une
évolution de sens significative. Au départ, les « mentalités », qu’elles
soient rurales, ouvrières ou bourgeoises, désignaient surtout ce qui,
dans ces milieux, résistait à la pénétration du christianisme ou à la
purification de la foi (tâche à laquelle les militants de l’Action catho-
lique, au contraire, ont été entraînés de longue date par la pratique
de la révision de vie, les retraites, la lecture, etc.). Après la Seconde
Guerre mondiale, le terme s’est mis à désigner plus couramment
tout ce qui résistait, dans la culture des fidèles ordinaires, à l’adop-
tion des nouvelles normes religieuses promues par l’Action catho-
lique ou le Concile. Il était courant alors de parler du «  poids des
mentalités » qui empêchait l’aggiornamento en cours de produire ses

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bons effets escomptés. Les « mentalités » étaient, au fond, pour les
promoteurs du nouveau cours pastoral, la religion de leur enfance et
de leur adolescence, et le monde qui allait avec. Ce n’est pas un
hasard si l’histoire des mentalités des années 1970-1980 s’est
construite en partie sur la déconstruction du champ religieux tradi-
tionnel, du purgatoire de Jacques Le Goff (1924-2014) à la mort de
Philippe Ariès (1914-1984) ou Michel Vovelle (1933-2018), en pas-
sant par la « pastorale de la peur » de Delumeau. Comme si, chez
eux, les dogmes de l’ancien catholicisme étaient passés sans transi-
tion de la salle du catéchisme à l’atelier de l’historien, devenu une
sorte d’anthropologue de l’intérieur.
Troisièmement, les effets de ce que Delumeau a appelé la « révo-
lution religieuse » ou « spirituelle de notre temps », incarnée par le
Concile, notamment la rupture avec tout un passé d’Église assimilé à


un passif. Delumeau lui-même
La nécessité de rompre est souvent revenu sur la néces-
avec l’ancienne compréhension sité de rompre avec l’ancienne


du péché originel compréhension du péché origi-
nel (dont les jeunes générations,
catéchisées à partir des années 1960, n’ont jamais entendu parler),
dont il a pourchassé les traces résiduelles jusque dans le Catéchisme
de l’Église catholique (CEC), promulgué par Jean Paul II en 1992. Le
paradoxe est qu’il parlait à ses lecteurs du catholicisme de la fin du
Moyen Âge et de l’Époque moderne, mais que ceux-ci s’y sont très
largement reconnus, sans doute parce qu’il restait encore pas mal de
traces de cette longue imprégnation rigoriste dans le christianisme
de l’entre-deux-guerres : le « péché mortel », le Dieu « qui voit tout »,
la peur du sacrilège, la pratique obligatoire, notamment celle de la
confession. Bref, tout ce que Maurice Bellet (1923-2018), autre
contemporain de Delumeau, a appelé Le Dieu pervers (DDB, 1979).
Delumeau et ses lecteurs ont appartenu aux dernières généra-
tions un peu massives qui ont été formées dans ce type de christia-
nisme, c’est-à-dire aussi à celles qui l’ont vu disparaître et, expé-
rience saisissante pour un croyant, devenir incroyable pour les
générations ultérieures. Dans l’introduction de La peur en Occident
(1978), il cite le texte extraordinaire des « litanies de la bonne mort »
qu’on faisait réciter aux enfants une fois par mois dans le collège
salésien de son enfance. «  Il m’est arrivé plusieurs fois de donner
lecture de ces litanies à des étudiants et étudiantes d’une vingtaine

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jean delumeau , historien de l ’église de france

d’années qu’elles ont abasourdis : preuve d’un changement rapide et


profond de mentalités d’une génération à l’autre. »14
Il est remarquable que ce sentiment de libération ait pu s’accom-
pagner chez eux, et Jean Delumeau m’en avait fait la confidence
(comme à beaucoup d’autres, j’imagine) dans son bureau du Collège
de France où il m’avait reçu en 2008 pour en parler, d’une sorte d’effa-
rement rétrospectif devant le monde de leur enfance et de leur jeu-
nesse. Comment, se sont-ils souvent demandé, a-t-on pu croire des
choses pareilles ? Comment a-t-on pu nous raconter de telles his-
toires ? Et comment peut-on malgré tout, dans certains cas, continuer
d’y croire en mode mineur ? « J’ai encore peur de Dieu », m’avait dit
Delumeau lors de ce même entretien.
Dernier point important, le succès de ses thèses est à replacer
dans le contexte de l’offensive culturelle générale qui s’est déployée à
l’époque, psychanalyse aidant (et Delumeau s’est beaucoup intéressé à
la psychanalyse), contre toutes les formes de culpabilité et de culpabi-
lisation. La religion, qui n’était pas seule en cause, a constitué pour
elle un terrain privilégié d’opérations, au prix d’une double réduction
de la question de la culpabilité à celle de ses formes religieuses et de
celles-ci à la seule confession. Le phénomène s’est développé dans la
psychologie contemporaine comme une campagne de dératisation. La
mise en cause des formes pathologiques de la culpabilité ou, pour par-
ler comme Delumeau, de la « surculpabilisation » dont le clergé s’était
rendu coupable par le passé, a fini par affecter le concept même de
culpabilité comme prise de conscience de la faute, qui n’était pourtant
pas en cause chez lui.
Un des paradoxes constitutifs de la «  pastorale de la peur  » est
qu’elle pèse surtout sur ceux qui sont le plus soumis à l’Église, c’est-à-
dire, finalement, dans son optique, sur ceux qui en ont le moins
besoin. D’où la possibilité de voir se produire à la sortie des révoltes
d’autant plus violentes qu’elles ont été plus longtemps contenues. La
révolte se produit généralement au moment où les prescriptions aux-
quelles on s’était, bon gré mal gré, soumis jusque-là, ayant perdu leurs
justifications et leurs compensations, deviennent incompréhensibles
et donc révoltantes. Depuis le XVIIIe  siècle, l’histoire religieuse est
pleine de crises de ce genre dans lesquelles la nostalgie de la vérité
perdue le dispute au sentiment d’avoir été mystifié et, qui plus est,

14. J. Delumeau, La peur en Occident (XVIe-XVIIIe siècles), op. cit., p. 44.

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mystifié dans son enfance. La particularité de la crise des années
1970-1980 aura été d’avoir été collective et liée, pour une part, à une
évolution de l’enseignement officiel, de sorte qu’elle a revêtu une
ampleur historique exceptionnelle. De cette recomposition majeure
des contenus prêchés et vécus du christianisme occidental, Jean Delu-
meau a été un témoin et acteur de premier plan.

Guillaume CUCHET

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