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Guillaume Cuchet
S.E.R. | « Études »
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“
1983, Rassurer et protéger. Le
Cette image d’historien sentiment de sécurité dans l’Oc-
”
de la peur et du péché cident d’autrefois en 1989 (un
de ses grands livres) et les trois
tomes de son Histoire du paradis qui n’ont pas eu le même succès : Le
jardin des délices en 1992, Mille ans de bonheur en 1995 et Que reste-
t-il du paradis ? en l’an 2000. Entre les deux volets de l’enquête (la
peur et le péché d’une part, la sécurité et le bonheur de l’autre), il
publie en 1990 un petit livre sur la confession : L’aveu et le pardon. Les
difficultés de la confession (XIIIe-XVIIIe siècles). L’aveu contre le par-
don, y expliquait-il en substance, ce qui permettait de faire le pont
entre les deux enquêtes.
Cette image d’historien de la peur et du péché, qu’il a acquise
dans les années 1970, lui est souvent restée depuis, en dépit de l’opti-
misme de son tempérament et de ses travaux ultérieurs qui ont porté
sur bien d’autres sujets. La peur en Occident, traduit en treize langues,
est resté son livre le plus diffusé. Il a aussi dirigé toute une série d’ou-
vrages collectifs novateurs, en particulier La première communion en
1987, La religion de ma mère. Les femmes et la transmission de la foi en
1992, L’historien et la foi en 1996 (où il a donné un témoignage pas-
sionnant sur son propre itinéraire).
Historien, Delumeau était aussi un chrétien engagé, marqué par
l’éducation religieuse très « enveloppante » qu’il avait reçue dans le
collège salésien de son enfance dans les années 19301, le concile
Vatican II (1962-1965) et Mai-68. Dans le sillage de sa leçon inaugu-
rale au Collège de France de 1975, il s’est fait connaître d’un large
public par toute une série d’essais vigoureux, à commencer par
celui paru au début de 1977, Le christianisme va-t-il mourir ?, qui a
suscité tout un débat, jusqu’à provoquer la démission de Jean Guit-
ton (1901-1999) du jury chargé de délivrer le Grand Prix de littéra-
ture catholique qui lui a été remis à cette occasion. Il a publié ensuite
un Ce que je crois en 1985 (du nom d’une collection célèbre, livre
auquel il tenait beaucoup et qui a marqué), puis Guetter l’aurore. Un
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jean delumeau , historien de l ’église de france
2. Il avait donné à cette occasion un entretien à Laurence Devillairs dans Études, n° 4005,
mai 2004, pp. 689-695.
3. Jean Delumeau, L’aveu et le pardon, Fayard, [1990] 1992, p. 9.
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Les grandes thèses de Delumeau
On peut, pour aller à l’essentiel, en retenir quatre principales4.
La « pastorale de la peur »
La première idée est que la pastorale chrétienne, de la fin du
Moyen Âge au XVIIIe siècle inclus, a été dominée par la peur. L’ex-
pression de « pastorale de la peur » s’est un peu cherchée au départ
dans son œuvre mais, Mai-68 aidant, elle y est présente depuis le
début des années 1970. Elle constituait le titre de la troisième et der-
nière grande partie du Péché et la peur, paru en 1983. Pendant toute
cette période, et plus particulièrement aux XVIe et XVIIe siècles qui
correspondent au centre de gravité chronologique de son œuvre,
aurait dominé une pastorale dont la particularité était d’insister lour-
dement sur les aspects les plus inquiétants du christianisme : l’enfer
plus que le paradis, la justice de Dieu plus que sa miséricorde, la Pas-
sion plus que la Résurrection, l’aveu plus que le pardon, en vue de
susciter chez les fidèles le choc psychologique de la conversion. Impli-
citement prévalait l’idée qu’on obtiendrait de meilleurs résultats par
cette voie que par celles de la douceur et de la séduction, dimensions
qui n’étaient certes pas absentes, mais qui étaient plus secondaires.
On faisait bien la différence entre aller à Dieu par amour et par peur,
« contrition » et « attrition », « crainte filiale » et « servile », mais on
considérait, somme toute, que, même si la voie de la confiance était
préférable, il valait mieux aller à Dieu par la voie de la peur que ne pas
y aller du tout.
4. Faute de place, je me permets de renvoyer, pour de plus amples développements, à mon chapitre
« Jean Delumeau, historien de la peur et du péché », dans Faire de l’histoire religieuse dans une
société sortie de la religion, Éditions de la Sorbonne, « Itinéraires », [2013] 2020, pp. 145-168.
5. Gabriel Le Bras, « Déchristianisation, mot fallacieux », Cahiers d’histoire publiés par les universités
de Clermont-Lyon-Grenoble, Grenoble, tome IX, 1964, pp. 92-97. Texte lu lors du grand colloque de
Lyon d’octobre 1963 sur la déchristianisation.
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jean delumeau , historien de l ’église de france
« Nous voici sur le chemin d’une conclusion qui paraît encore révolu-
tionnaire à beaucoup : l’“âge d’or” du christianisme médiéval ne
serait-il pas une légende ? N’a-t-on pas confondu la religion de la masse
des habitants de l’Occident avec celle d’une élite de clercs ? En partant
du postulat d’un sommet chrétien aux XIIe et XIIIe siècles, on a cru
qu’une décadence s’était produite ensuite contre laquelle avaient enfin
réagi la Réforme protestante, puis la Réforme catholique. Mais que
vaut le postulat initial ? »6
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général très sombre, sans parler des conditions ordinaires de la vie
quotidienne et de la mortalité, la « pastorale de la peur » était à la fois
ambiante et utile parce qu’elle substituait à une angoisse diffuse,
résultat de stress accumulés, une série de peurs théologiques ciblées et
bien définies, contre lesquelles on pouvait agir. Contre la peur de la
“
mort, on ne pouvait pas grand-
Le monde d’hier était chose, mais contre le diable, le
beaucoup moins chrétien péché, l’enfer, avec l’aide de
”
qu’on ne le pense l’Église, on n’était pas impuis-
sant. De ce point de vue, la
« pastorale de la peur » se pré-
sentait comme une « médication héroïque »8, rude, traumatisante par-
fois, mais, dans une société soumise à des contraintes de fer et aux
effets psychologiques d’un animisme largement répandu, une médi-
cation tout de même, là où, autrement, il n’y avait que le vide, les
esprits errants et la mort.
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jean delumeau , historien de l ’église de france
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moitié du XXe siècle. L’idée de « pastorale de la peur » a mieux résisté
à l’usure du temps, même si on a pu lui apporter des compléments et
des nuances, en insistant notamment sur le fait que cette pastorale
était à deux volets, qu’à la peur répondait une volonté de sécuriser et
de séduire, les deux fonctionnant de manière dialectique. Sur la rela-
tivisation de la déchristianisation contemporaine, Delumeau, sans
renier en bloc ses thèses des années 1970, les a sérieusement nuancées
par la suite. Dans son dernier séminaire au Collège de France en
février 1994, il déclarait :
13. J. Delumeau, Un christianisme pour demain. Guetter l’aurore, Grasset, 2003, pp. 20-22.
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jean delumeau , historien de l ’église de france
“
d’ignorer la profondeur de la
crise. On était loin du climat La diffusion
d’euphorie du milieu des années
de la notion de « mentalités »
”
1960. Le problème de la déchris-
tianisation, un temps mis de
parmi les catholiques du temps
côté, revenait avec force dans les
interrogations collectives. Dans ce contexte, les thèses de Delumeau ont
pu rassurer (on l’a vu) mais aussi fournir une explication expédiente au
problème (la « pastorale de la peur »), qui avait l’avantage de faire porter
la responsabilité principale de la situation sur l’Église d’hier (préconci-
liaire), sans qu’on s’explique très bien ce qui avait pu se passer entre la
fin du XVIIIe siècle, où Delumeau abandonnait ses dossiers d’historien,
et le second XXe siècle, où il reprenait la main comme essayiste. Impli-
citement, il considérait que cette pastorale avait prolongé ses courbes
sans grandes modifications, ce qui doit être sérieusement nuancé.
Deuxièmement, la diffusion de la notion de « mentalités » parmi
les catholiques du temps, qui a constitué pour l’histoire du même
nom (alors à son sommet) un univers de réception particulièrement
propice. Une des origines du concept venait des thèses anciennes de
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) sur la « mentalité primitive », depuis
longtemps discréditées dans le champ de l’ethnologie. Le terme a
fait partie du vocabulaire de l’Action catholique, moyennant une
évolution de sens significative. Au départ, les « mentalités », qu’elles
soient rurales, ouvrières ou bourgeoises, désignaient surtout ce qui,
dans ces milieux, résistait à la pénétration du christianisme ou à la
purification de la foi (tâche à laquelle les militants de l’Action catho-
lique, au contraire, ont été entraînés de longue date par la pratique
de la révision de vie, les retraites, la lecture, etc.). Après la Seconde
Guerre mondiale, le terme s’est mis à désigner plus couramment
tout ce qui résistait, dans la culture des fidèles ordinaires, à l’adop-
tion des nouvelles normes religieuses promues par l’Action catho-
lique ou le Concile. Il était courant alors de parler du « poids des
mentalités » qui empêchait l’aggiornamento en cours de produire ses
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bons effets escomptés. Les « mentalités » étaient, au fond, pour les
promoteurs du nouveau cours pastoral, la religion de leur enfance et
de leur adolescence, et le monde qui allait avec. Ce n’est pas un
hasard si l’histoire des mentalités des années 1970-1980 s’est
construite en partie sur la déconstruction du champ religieux tradi-
tionnel, du purgatoire de Jacques Le Goff (1924-2014) à la mort de
Philippe Ariès (1914-1984) ou Michel Vovelle (1933-2018), en pas-
sant par la « pastorale de la peur » de Delumeau. Comme si, chez
eux, les dogmes de l’ancien catholicisme étaient passés sans transi-
tion de la salle du catéchisme à l’atelier de l’historien, devenu une
sorte d’anthropologue de l’intérieur.
Troisièmement, les effets de ce que Delumeau a appelé la « révo-
lution religieuse » ou « spirituelle de notre temps », incarnée par le
Concile, notamment la rupture avec tout un passé d’Église assimilé à
“
un passif. Delumeau lui-même
La nécessité de rompre est souvent revenu sur la néces-
avec l’ancienne compréhension sité de rompre avec l’ancienne
”
du péché originel compréhension du péché origi-
nel (dont les jeunes générations,
catéchisées à partir des années 1960, n’ont jamais entendu parler),
dont il a pourchassé les traces résiduelles jusque dans le Catéchisme
de l’Église catholique (CEC), promulgué par Jean Paul II en 1992. Le
paradoxe est qu’il parlait à ses lecteurs du catholicisme de la fin du
Moyen Âge et de l’Époque moderne, mais que ceux-ci s’y sont très
largement reconnus, sans doute parce qu’il restait encore pas mal de
traces de cette longue imprégnation rigoriste dans le christianisme
de l’entre-deux-guerres : le « péché mortel », le Dieu « qui voit tout »,
la peur du sacrilège, la pratique obligatoire, notamment celle de la
confession. Bref, tout ce que Maurice Bellet (1923-2018), autre
contemporain de Delumeau, a appelé Le Dieu pervers (DDB, 1979).
Delumeau et ses lecteurs ont appartenu aux dernières généra-
tions un peu massives qui ont été formées dans ce type de christia-
nisme, c’est-à-dire aussi à celles qui l’ont vu disparaître et, expé-
rience saisissante pour un croyant, devenir incroyable pour les
générations ultérieures. Dans l’introduction de La peur en Occident
(1978), il cite le texte extraordinaire des « litanies de la bonne mort »
qu’on faisait réciter aux enfants une fois par mois dans le collège
salésien de son enfance. « Il m’est arrivé plusieurs fois de donner
lecture de ces litanies à des étudiants et étudiantes d’une vingtaine
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mystifié dans son enfance. La particularité de la crise des années
1970-1980 aura été d’avoir été collective et liée, pour une part, à une
évolution de l’enseignement officiel, de sorte qu’elle a revêtu une
ampleur historique exceptionnelle. De cette recomposition majeure
des contenus prêchés et vécus du christianisme occidental, Jean Delu-
meau a été un témoin et acteur de premier plan.
Guillaume CUCHET
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