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Le Monde chez soi ou comment les objets nous rapprochent | AO... https://aoc.media/analyse/2021/01/24/le-monde-chez-soi-ou-comm...

qui contribua alors à la di"usion de ce masque, pour a#rmer la


modernité du nouvel État chinois face aux puissances impérialistes –
avant que les services de la santé publique japonaise en popularisent
l’usage à l’occasion de la grippe espagnole de 1918-1920. Le masque est
ainsi progressivement devenu un objet commun en Asie orientale et du
Sud-Est pour lutter contre les maladies transmissibles par voies
respiratoires puis pour se protéger de la pollution de l’air (alors qu’il
est demeuré presque exclusivement associé à la pratique chirurgicale,
dans l’imaginaire occidental, jusqu’en mars 2020).

Le fil de coton indispensable à la confection de ces masques raconte


aussi, mais di"éremment, l’histoire de la mondialisation. Nous
n’ignorons pas que ce que nous appelons traditionnellement la
« révolution » industrielle occidentale a résulté dans un premier temps
de la mécanisation du tissage de cette fibre végétale au Royaume-Uni.
Le développement spectaculaire d’un nouveau système capitaliste s’est
fondé à partir des années 1780 sur la production du coton par des
esclaves africains dans les plantations américaines, ensuite filé par les
prolétaires européens – essentiellement des femmes et des enfants.
Ouvrir de nouveaux marchés pour écouler ces productions croissantes,
souvent par la menace et par la force, telle fut dès lors l’obsession des
élites occidentales.

La commercialisation de ce fil de coton industriel européen a provoqué


au milieu du XIXe siècle une brutale désindustrialisation en Asie où des
millions d’artisans et d’ouvriers ont perdu leur travail, notamment en
Inde. On a oublié qu’avant de faire la fortune des puissances
occidentales, cet arbuste était en e"et cultivé depuis des millénaires
dans le sous-continent, devenu à partir du XVIIe siècle le premier
producteur textile du monde, suscitant la convoitise des Compagnies à
charte européennes. Vanessa Caru rappelle comment Gandhi a réactivé
dans l’entre-deux-guerres ce glorieux passé commercial en faisant du
rouet le symbole de la jeune nation indienne afin de reconquérir
l’indépendance économique en même temps que la souveraineté
politique. L’Asie est redevenue à partir de cette époque le premier
producteur de fil de coton – les femmes et les enfants y travaillant
d’ailleurs dans des conditions tout aussi exécrables que les ouvriers du
Lancashire du XIXe siècle.

Le fil comme le masque démontrent ainsi l’extrême complexité de la


circulation de ces objets auxquels il apparaît souvent vain de vouloir à
tout prix assigner une origine.

Les objets du quotidien sont le plus petit dénominateur commun entre


toutes les femmes et tous les hommes du passé.

Cette étude de la culture matérielle ne permet pas seulement


d’explorer le rôle de la circulation des marchandises dans l’émergence
d’une nouvelle société de consommation et l’essor de la mondialisation
économique. Elle o"re surtout un moyen de réaliser l’impossible   :

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écrire l’histoire du Monde. Non pas en adoptant, à la manière des


histoires universelles, un point de vue surplombant et les catégories de
l’entendement forgées en Europe, mais en proposant une manière
concrète d’appréhender ce que le Monde nous fait à travers l’analyse de
nos compagnons les plus intimes : les objets du quotidien.

Ces derniers sont en e"et le plus petit dénominateur commun entre


toutes les femmes et tous les hommes du passé, quelles que soient
leurs appartenances sociales et culturelles. Ils sont l’unité qui nous
autorise à comparer les di"érentes sociétés du monde, et
éventuellement à les relier au travers de multiples formes
d’interactions. Ce sont les objets qui nous rendent – nous tous, les
humains – commensurables.

Bien sûr, le risque d’une telle histoire, y compris en suivant les


circulations « par le bas », est de se focaliser exclusivement sur les
circuits planétaires d’échanges et de commercialisation, qui furent
longtemps dominés par l’Europe, puis l’Amérique du Nord. Le piège
ainsi tendu aux historiennes et aux historiens a un nom   : le
di"usionnisme, c’est-à-dire l’étude des modalités de di"usion dans le
monde entier des objets produits en Occident. Il est di#cile d’y
échapper.

Considérons cet objet si utile dès les premières minutes de nos couvre-
feux actuels   : l’ampoule électrique. Comment raconter son histoire
autrement qu’en partant de la mise au point des lampes à
incandescence, en Grande-Bretagne et au Royaume-Uni, à la fin des
années 1870   ? Yves Bouvier et Léonard Laborie rappellent que dès
1882-1883 l’entreprise Edison était présente à Tokyo, Bombay,
Shanghai, Le Cap et Moscou – et aussi qu’en 1924 les plus grands
industriels de ce secteur désormais florissant se réunirent en cartel
pour limiter la concurrence. Ce sont ces ampoules que l’on retrouve
aujourd’hui dans le monde entier. Partout ? Eh bien non : 1,2 milliard
de personnes, principalement en Afrique, n’ont toujours pas accès à
l’électricité. Même l’histoire d’un objet aussi commun, racontée depuis
son invention occidentale, laisse de côté une grande partie de
l’humanité.

Envisageons cet autre exemple   : la boîte de conserve, étudiée par


Stéphanie Soubrier. On peut bien sûr en dérouler l’histoire depuis les
bocaux en verre hermétiquement fermés du Français Nicolas Appert,
en 1810, jusqu’aux perfectionnements du Britannique Peter Durand – et
suivre ensuite les vicissitudes de l’objet au gré des besoins des marines
et des armées occidentales (en 1859, les équipages de l’amiral Charner
voguant vers la Chine, où ils s’apprêtaient à envahir Pékin, étaient
nourris avec de la viande et des légumes en conserve). On peut
mesurer le triomphe de la boîte de conserve, dans le monde entier,
jusqu’à la concurrence des produits surgelés – et illustrer ce triomphe
par les soupes Campbell’s exposées par l’États-unien Andy Warhol en
1962.

Mais ce serait oublier que, depuis la fin du XIXe siècle, l’étain qui revêt
les parois des boîtes de conserve est majoritairement produit en
Malaisie, où l’extraction intensive de la casserite a suscité

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