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l'analyse

dossieil
des livres
d'images

L'album, entre texte, image et support


par Sophie Van der Linden
Narrateur visuel et narrateur verbal dans l'album pour enfants
par Isabelle Nières-Chevrel
Les jeunes lectures durent toujours
par Christian Bruel
Peut-il exister des critères internationaux d'excellence ?
par Jeffrey Garrett
La surface et le fond
par Katy Couprie
Uri Shulevitz : Écrire avec des images : comment écrire
et illustrer les livres d'enfants
par Elisabeth Lortic
Quels ouvrages pour comprendre l'album ?
par Sophie Van der Linden
L'analyse des livres d'images

Lorsque nous avons publié en juin dernier un dossier consacré


à la critique de la littérature pour la jeunesse, nous n'avons pas souhaité
faire un sort particulier à tel ou tel type de livres. Il est pourtant évident
que le livre d'images requiert et implique une lecture spécifique,
que son analyse et a fortiori sa critique supposent des références,
des outils et un regard bien particuliers. D'autre part l'abondance
actuelle de la production et la difficulté croissante que ressentent
les médiateurs pour exercer et justifier des choix, pour les partager
avec les enfants, créent le besoin de repères et de méthodes
pour identifier les ressources caractéristiques et la force d'expression
propre au livre d'images. C'est pourquoi, pour approfondir certaines
des questions soulevées dans le dossier « Place à la critique » et pour
répondre à de fréquentes demandes, nous proposons dans ce numéro
des articles centrés sur ce « genre » si particulier qu'est l'album.
À travers des approches théoriques, des exemples, des témoignages
et des suggestions de lecture, nous espérons à la fois montrer
les diverses directions que peut prendre l'analyse, avec ses points
d'appui, ses hypothèses et ses perspectives, et contribuer
au développement d'une critique que nous sommes nombreux
à souhaiter de plus en plus rigoureuse et utile.

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dossier
L'album,
entre texte, image
« support
par Sophie Van der Linden*

Quelle est la spécificité i le terme « album » est bien com-


de 1 "album ?
En quoi consistent les ressources
de la forme d'expression
S pris par l'ensemble des profession-
nels et des médiateurs de la littéra-
ture de jeunesse, il ne connaît pas de
qu'il offre ? rayonnement auprès d'un public plus
Sophie Van der Linden montre large. Et le type d'ouvrages qu'il désigne
qu'au-delà de la complémentarité peut, suivant les contextes, être dénom-
ou de l'interaction entre textes mé livre d'images, livre pour enfants,
et images, c'est l'étude voire confondu avec le livre illustré.
d'un ensemble - intégrant Pourtant son emploi n'est pas récent, il
support, paratexte et mise en remonte aux origines de ce type de livres
pages - qui permet à l'analyse qui apparaît dès le début du XIXe siècle,
de mettre au jour un système s'imposant au public enfantin dans les
de signification. années 1860 avec notamment les
« albums Stahl » de Pierre-Jules Hetzel.

À ce flou de la définition correspond la


question de sa spécificité. Finalement,
qu'est-ce qu'un album ?
Les historiens distinguent l'album du
livre illustré par la prépondérance spa-
tiale de l'image sur le texte1. Est-ce un
genre ? Il semble plutôt que l'album
* Sophie Van der Linden est chercheuse et formatrice en accueille une pluralité de genres - récit
littérature de jeunesse. Elle est l'auteur d'un livre consa- fantastique, conte, poésie, etc. - sans
cré à Claude Ponti paru aux éditions Être dans la collec- pour autant en être un d'identifiable2.
tion Boîtazoutils et d'une étude non publiée sur l'album. Plus certainement, l'album constitue
une forme d'expression spécifique, son

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dossier
organisation interne le distinguant des ner comment l'une des expressions
autres livres pour la jeunesse accueil- intervient sur celle initialement abordée
lant des images3. par le lecteur. En effet, par sa fonction
narrative et/ou son emplacement sur
Reste à comprendre en quoi il constitue l'espace de la page, le texte ou l'image
un médium particulier. Considérer qu'il sera perçu prioritairement. Ensuite,
se présente avant tout comme une com- l'expression dite « secondaire » confirme,
binaison de textes et d'images ne suffit contredit ou amplifie ce propos.
pas à le caractériser. Lorsque les images
ne se posent pas en illustration d'un récit Frontières du livre
mais proposent une signification articulée Pour autant, un album ne se résume pas
à celle du texte, la lecture d'album à l'interaction de textes et d'images. Il
demande l'appréhension combinée de ce présente en outre une organisation forte-
que dit le texte et de ce que montre ment liée à un support. Et ce support,
l'image. Les critiques américains, depuis c'est en premier lieu l'objet livre.
Barbara Bader, désignent cette relation L'album montre une grande diversité
particulière par le terme d'« interdépen- dans ses réalisations. Matérialité et for-
dance » 4 . Il ne s'agit donc pas d'une mat y sont particulièrement variés,
simple co-présence mais d'une interac- répondant d'une part à des usages et à
tion du texte et des images, le sens émer- des publics et d'autre part à des choix
geant de leurs rapports réciproques. Il d'expression.
suffit, pour s'en convaincre, de tenter une On constate ainsi que les albums « tout
approche dissociée du texte et de l'image carton » s'ils sont, du point de vue édi-
d'une page d'album. L'un modifie néces- torial, prioritairement destinés aux tout-
sairement la lecture ou l'interprétation petits, intéressent également les créa-
isolée de l'autre. Le message global n'est teurs par une matérialité présentant
ni celui du texte ni seulement celui de d'autres atouts que sa résistance, notam-
l'image mais bien un message émergeant ment une continuité entre la couverture
de leur mise en relation. et les pages internes et une tourne de
On pourrait dire que textes et images page marquée.
interagissent. Dès lors, si l'on veut com- Le type de papier choisi participe parfois
prendre leur fonctionnement, il faut non pleinement de l'expression, comme les
seulement considérer leur rapport mais feuilles de calque dans Le Brouillard de
plus encore s'interroger sur la manière Milan6 de Bruno Munari, ce dernier
dont l'un agit envers l'autre, sachant que ayant montré avec le Livre illisible7 que
ne se réalise que très rarement une l'exploitation des données matérielles du
appréhension conjointe et simultanée livre peut suffire à créer du sens.
des deux instances, l'une ou l'autre étant Le format peut, quant à lui, fortement
découverte et lue en premier. Dans déterminer l'expression et chaque
l'album, on ne peut déterminer une dimension recèle ses propres puissan-
fonction figée et permanente du texte ces ou impuissances. Comparer les
par rapport à l'image comme a pu incidences des différents formats d'al-
l'affirmer Roland Barthes concernant la bums d'un même illustrateur sur le
publicité5. En revanche, on peut exami- sujet, la mise en pages ou encore le type

60 UREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214/dossjer
de narration permet de mettre en
lumière ces particularités.

La couverture ou les pages de garde ont


une fonction matérielle précise et com-
portent des messages paratextuels8.
L'une des spécificités des parâtextes de
l'album est qu'ils relèvent souvent d'une
création de l'illustrateur et non des seuls
éditeurs ou maquettistes comme c'est le
cas pour le roman par exemple9. Dans
cette perspective, couvertures, pages de
garde10, pages de titre et pages internes
sont à considérer comme un ensemble
cohérent pouvant être le lieu d'un jeu
particulier avec le lecteur. L'un des res-
sorts de ce fonctionnement consiste à autobus mêlant lentement
brouillards des différants quartiers

entretenir l'ambiguïté sur leur statut de


paratexte. Le récit peut ainsi démarrer
dès la couverture ou la première garde et Dans le brouillard de Milan, III, B. Munari, Seuil Jeunesse
se dérouler à la manière cinématogra-
phique d'un pré-générique tandis que
défilent les pages de titre ou celles por-
tant les mentions légales11.

Le travail sur le paratexte permet


d'étendre le récit ou l'expression visuelle
aux abords du livre. Parfois, tous ces
espaces s'articulent pour proposer une
narration secondaire cohérente. L'album
C'est pas moi12 nous en livre un réjouis-
sant exemple en faisant évoluer sur ces
espaces des soldats de plomb échappés
des pages internes. Les couvertures et les
premières gardes forment une continuité
mettant en scène l'attaque du bataillon,
puis les gardes de fin montrent sa
retraite précipitée. En refermant le livre
on découvre sur le plat quatre de cou-
verture ce qui les a mis en fuite : un Livre illisible, ill. B. Munari, diffusion Les Trois Ourses
Batman en plastique ! Réalisée à
l'échelle du détail, cette séquence
entraîne le lecteur dans un jeu d'obser-
vation ludique.

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dossier
C'est pas moi '., Ml. R. Badel,
Seuil Jeunesse
(1ère de couv.)

Contraintes et fortunes de la double


page
Une fois passés ces abords, on pénètre
au cœur du livre qui, tel que nous le
connaissons aujourd'hui, héritage du
codex, se présente comme un assembla-
ge relié de feuillets semi-mobiles. Son
ouverture se réalise sur une double
page. Parmi les trois définitions relevées
dans le Dictionnaire de l'Académie de
1842 par Ségolène Le Men dans son arti-
cle « Le Romantisme et l'invention de
C'est pas moi !,
l'album pour enfants », s'en trouve une
Seuil Jeunesse rattachée à l'album antique évoquant en
(1ère garde)
latin une surface d'inscription blanchie à
la chaux : « Champ d'expression plas-
tique et graphique, l'album retire de ses
origines antiques son espace, celui d'une
grande page, blanche en général, où
peuvent se combiner, voire se superpo-
ser, les éléments textuels et iconiques,
tout en accordant une place d'honneur à
C'est pas moi.', III. R. Badel,
I'imagel3 ». L'album se trouve ainsi, dès
Seuil Jeunesse son apparition, fortement lié à un espa-
(4ème de couv.)
ce d'inscription.

A la lecture d'un roman, notre œil par-


court les lignes d'écriture de la gauche
vers la droite et de haut en bas, d'abord
sur la page de gauche puis sur celle de
droite. Dans la bande dessinée, la planche
s'organise généralement sur l'espace
d'une page, nous y parcourons successi-
vement des vignettes selon un parcours
déterminé. Dans l'album, mais c'est éga-
lement le cas pour le livre d'artiste ou cer-
tains recueils de poésie depuis que
C'est pas moi !, III. R. Badel, Stéphane Mallarmé a fait franchir la
Seuil Jeunesse marge interne au texte avec son Coup de
2ème garde - détail
désu, l'organisation des différents mes-
sages ne respecte pas nécessairement le
cloisonnement par page. De plus, la
C'est pas moi !, il!. R. Badel,
Seuil Jeunesse
relative brièveté de la plupart des textes
(4ème de couv. - détail) d'albums et la grandeur des images per-

LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS-N°214/
dossier
met un rapport privilégié au support. La Des mises en pages au service de
possibilité qu'ont les créateurs de créer l'innovation
à l'échelle de la double page fait de Lorsque l'on se saisit d'un album fermé,
celle-ci un champ fondamental et privi- on ne peut en aucun cas présager de son
légié d'inscription. organisation interne. Alternance de pages
de texte et d'images, juxtaposition des
Pour autant, la double page comporte messages verbaux et visuels sur la page,
une division incontournable : la pliure. séquence de vignettes ou entremêlement
Soit elle se trouve niée par les créateurs, des énoncés sur la double page... l'album
soit ceux-ci composent avec cette sépa- est le lieu de tous les possibles. Il ne pré-
ration de la double page, dont la symé- sente pas de mise en pages régulière iden-
trie serait, selon Massin, « dénuée de tifiable, contrairement à la bande dessi-
vie »15. Les compositions peuvent s'en née 16 . Les organisations internes
tenir à une cohérence propre à l'échelle paraissent presque infinies, jouant sur
de la page mais également entrer en rela- la taille des messages, leur forme, leur
tion l'une avec l'autre. L'enjeu étant de inscription sur le fond... Maîtrisant
réussir à faire dialoguer ces deux espaces remarquablement les codes de l'album et
de représentation, les illustrateurs peu- réinvestissant ceux d'autres médiums
vent s'appuyer sur la reliure pour orga- parmi lesquels il faut citer la bande dessi-
niser un système de correspondances ou née, le livre d'artiste, l'affiche ou encore
d'écho d'une page à l'autre. De nom- les jeux vidéos, les créateurs contempo-
breux ouvrages habituent le lecteur à rains n'ont de cesse d'inventer de nou-
une division par page, se réservant, au velles organisations de la double page,
point crucial du récit, la possibilité de ouvrant de nouvelles voies d'expression.
réinvestir la double page et donc On rencontre ainsi fréquemment des orga-
d'agrandir soudainement et considéra- nisations entremêlant textes et images au
blement l'espace d'expression. lieu de les juxtaposer. Chacun des signi-
fiants linguistiques et iconiques participe
La pliure est une donnée matérielle de l'expression globale au sein d'une
incontestable. Cependant, à partir du composition unique rigoureusement
moment où elle se trouve fréquemment plastique, comme dans les albums de
tronquée, son respect résulte également Béatrice Poncelet. Les mises en pages de
d'une donnée symbolique. Entretenir le cette artiste interrogent particulièrement
doute sur la séparation ou non produit l'articulation formelle des textes et des
du jeu. Les créateurs maintiennent par- images sur l'espace d'inscription, leurs
fois sciemment l'indécision, notamment statuts respectifs, la notion d'instance
par une représentation du décor pouvant narratrice, la lisibilité, tout en favorisant
former une unité spatiale tandis que les généralement l'invention du sens par le
personnages sont répétés sur chaque lecteur.
page, brouillant ainsi la perception d'une La diversité formelle marquant l'album
unité de l'espace-temps. ne montre pas de types d'organisation
aisés à circonscrire. Pourtant, la mise en
pages conditionne en grande partie le
discours véhiculé. En effet, la position

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dossier
des différents messages sur le support est forcément parcellaire, dépendante des
concourt fortement à l'expression. En autres. Pierre Fresnault-Desruelle la qua-
fonction de la narration ou de l'effet lifie ainsi d'image « en déséquilibre18 ».
recherché, l'illustrateur positionnera les Chaque image de bande dessinée expri-
images ou les textes de manière à tirer me une portion d'un discours se réalisant
parti de son support. Savoir ce qu'im- à l'échelle de la série. Dès lors, chacune
plique un choix de mise en pages permet des cases se trouve fortement liée à celles
indéniablement une meilleure apprécia- qui l'entourent. Les images séquentielles
tion du médium. sont articulées iconiquement et sémanti-
quement. Dans l'album, lorsque plu-
Arrêt sur l'image sieurs images entrent en relation, même
Du point de vue de l'organisation géné- sans présenter une organisation compar-
rale du livre, on peut considérer comme timentée, et que le sens se réalise par leur
un héritage du livre illustré la présenta- enchaînement, nous sommes également
tion du texte et de l'image sur des pages en présence d'images séquentielles. Yvan
différenciées. Nous sommes ici dans une Pommaux, Raymond Briggs proposent
situation de séparation maximale entre des images fonctionnant selon ce princi-
textes et images, la pliure matérialisant pe. Cependant la taille des images et leur
la frontière entre deux espaces réservés. organisation ne peuvent généralement
Le lecteur passe successivement d'une pas être confondues avec celles des
observation de l'image à la lecture du planches de bande dessinée.
texte, l'un et l'autre se découvrant en
alternance, engendrant un rythme de Entre ces deux pôles, l'album développe
lecture régulier. Les images de ce type bien souvent un autre type de lien entre
d'albums nous paraissent pouvoir être les images. Benoît Peeters s'attache à
définies comme « isolées », en ce sens décrire la tension de l'image entre « son
qu'elles se présentent isolément les unes désir d'autonomie et son inscription
des autres, ne voisinant pas sur l'espace dans le récit »19. Il nous semble que
de la double page17. Leur composition, chaque image participant d'une suite
leur expression, qu'elles soient plastiques - qu'elle soit ou non narrative - doit
ou sémantiques, sont rigoureusement effectivement être considérée en fonc-
autonomes et cohérentes. De telles images tion d'un double mouvement d'autono-
sont matériellement séparées les unes des mie et de dépendance. La mise en pages
autres et indépendantes du point de vue la plus fréquemment rencontrée dans
de l'expression et de la narration. Des l'album rompt avec la dissociation page
illustrateurs comme Nathalie Novi ou de texte / page d'image et fait cohabiter
Éric Battut privilégient le plus souvent ce au moins un énoncé verbal et un énon-
type de mise en pages qui réserve une cé visuel sur l'espace de la page20. Entre
place importante au texte et valorisent la image isolée et image séquentielle,
fonction d'illustration de l'image. l'image d'album s'affirme souvent à mi-
La case ou la vignette de bande dessinée chemin entre ces deux pôles. Ni complè-
est opposée à l'image isolée en ce sens tement indépendantes, ni tout à fait soli-
qu'elle appartient à une suite d'images daires, ces images pourraient être quali-
articulées. Unité d'une séquence, la case fiées d'« associées21 ».

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Les images associées sont ainsi reliées, a
minima, par leur enchaînement spatial ou
par celui du texte et, a maxima, par une
cohérence sémantique ou une continuité
plastique. Elles peuvent présenter une
cohérence interne (composition plastique,
unité narrative...) qui les rend indépen-
dantes des autres ou bien au contraire être
raccordées entre elles (par la reprise d'un
Moi, Ming, II. N. Novi, Rue du Monde
personnage par exemple) mais leur repré-
sentation et leur signification sont plus
éloignées que dans les images séquentiel-
les, notamment lorsque le texte porte la
narration. Tout l'art consiste à faire jouer
le lien d'image à image dans la manière de
représenter l'espace, le temps, le mouve-
ment, d'organiser la cohérence des cadra-
ges ou des angles de vue ou encore d'éta-
blir des correspondances ou des ruptures
entre chaque, notamment en fonction de
leur position sur le support et de leur lien
avec le ou les texte (s).

D'une page à l'autre : le montage


On le voit, c'est dans la suite des pages
que se construit le discours. Les premières
pages d'un album jouent un rôle impor-
tant d'inscription dans un type de mise
en pages. Plus celui-ci s'impose avec évi-
dence dans les premières pages, plus
l'effet de rupture s'avère efficace. Parfois,
seules les images sont affectées par ces
variations. Un même ouvrage peut aussi
bien montrer des images pleine page
qu'une organisation séquentielle en
vignettes. Les créateurs font varier les
organisations avec une grande maîtrise.
La mise en pages très élaborée de Roberto
Innocenti pour L'Auberge de nulle parfis-
se renouvelle ainsi à chaque double page
en montrant une alternance entre image
unique à l'échelle de la double page,
organisation tabulaire en vignettes et
Sacré Père Noël, Ml. R. Briggs, Grasset Jeunesse
association de ces deux principes.

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dossier
Quelques doubles pages de Max et /es Maximonstres
de M. Sendak, L'École des loisirs

1! fit une biàfs.

I l 'vl La disposition des vignettes et des blocs


de texte se reconfigure différemment sur
chaque page, générant des effets de
rythme sources d'une lecture éminem-
ment dynamique
HHHHHHHHHH
Les variations de mises en pages peu-
;••. • !"j « ; î . '••; J - , ; * ' 9 vent également répondre à une nécessi-

••i
té de la narration. L'album Moi Ming2S
développe une mise en pages dissociant
textes et images dans la première partie
de ce récit qui formule une succession
••••••••• d'hypothèses sur le modèle « J'aurais pu
être... ». Peu à peu les images empiètent
sur la page de texte, jusqu'à une réparti-
tion horizontale de l'espace entre le
texte et l'image puis l'occupation pleine
de la double page au moment où les
images nous révèlent qui est le narra-
teur. Très souvent, les évolutions de la
mise en pages accompagnent au plus
près la narration, selon le procédé mis
en place par Maurice Sendak dans Max
et les Maximonstresu.

La prise en compte de la variation des


mises en pages à l'échelle de l'album peut
s'apparenter, sur certains points, à celle du
montage cinématographique. Tout comme
le cinéma, l'image d'album peut entretenir
des liens resserrés avec le cadre premier,
celui de la page ou de la double page, qui
est invariant. Si le montage, dans le sep-
tième art, consiste en l'enchaînement des
plans, pour l'album, il s'agit d'organiser la
succession des doubles pages.

Le montage s'apprécie dans un premier


temps en fonction de l'effeuillage du
livre, de la suite des doubles pages, de la
première à la dernière. Le rapport des
messages à la double page favorise la cir-
culation du regard de page en page. Plus
que pour tout autre médium, le discours

66 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214/|
dossier
global s'envisage à l'échelle du livre, dans personnages évoluent au sein de ce cadre
la suite des pages que l'on tourne. Les invariant qui fonctionne à la manière
illustrateurs peuvent s'appuyer au maxi- d'une scène de théâtre. Chaque double
mum sur cet enchaînement. Il s'agit alors page propose une configuration nouvelle
de dépasser le cloisonnement par page et et cohérente à l'échelle de cet espace.
de travailler à l'idée d'un continuum. Ce
qui n'implique pas nécessairement une Ces réalisations, en apparence contradic-
continuité absolue de page en page. La toires mais relevant plutôt de pôles entre
répétition d'un motif, la liaison iconique lesquels s'organise le montage, résultent
ou plastique entre chaque image, le d'une conception particulière de la
déplacement d'un personnage suffisent à matérialité du livre. Celui-ci peut être
raccorder les pages entre elles. envisagé comme une succession de
pages qui, ensemble, proposent un
Les créateurs peuvent également consi- ensemble vectorisé ou bien comme la
dérer l'espace du livre ouvert comme un superposition d'espaces fixes successifs.
support expressif en tant que tel échap- On pourra donc faire cette distinction
pant au mouvement d'enchaînement de essentielle entre un montage dévelop-
page en page. Les différents énoncés pant une succession et celui présentant
sont alors distribués sur cet espace sans des états successifs. L'expression du
aucune incidence sur la suite de pages temps, de l'espace, du mouvement et les
dans laquelle ils s'inscrivent. Le livre est modalités du discours sont fortement
ici conçu dans sa superposition, dans les dépendants de ces choix.
espaces successifs qu'il donne à voir, la
tourne de page venant superposer un
espace autonome à un autre. Dans ce Vers un système de l'album
cas de figure, chaque double page peut Du rapport texte/image sur l'espace de la
proposer un univers graphique et narra- page à l'enchaînement des images à
tif tout à fait indépendant des autres. l'échelle du livre, nous avons tenté d'évo-
Deux albums de Claude Ponti, apparte- quer quelques particularités de l'album
nant à la même série, de format et de qui sont bien loin d'avoir ici toutes été
mise en pages identiques, nous permet- abordées. Les questions du style, de la
tent de concevoir ces deux extrêmes du technique, des schémas narratifs ou
montage : Biaise et le robinet25 et Le encore du système intertextuel doivent
Jour du Mange-poussin26. Le premier également être mises en cohérence avec
met l'accent sur l'expression du mouve- ces remarques.
ment. La lecture active un procédé s'ap- Lire un album relève assurément d'une
parentant à une caméra effectuant un formation particulière du lecteur pas-
travelling : on suit la progression des per- sant par une pleine compréhension de
sonnages de la gauche vers la droite du l'ensemble des codes convoqués par ce
livre (par ailleurs de format oblong) dans type d'ouvrage et ne peut se restreindre
un décor fictif. La succession des pages aux discours respectivement véhiculé
montre une continuité de mouvement. par le texte et les images. Cette lecture
Tandis que dans le second, le décor est accomplie de l'album implique une prise
immuable sur chaque double page et les de distance, un recul suffisant pour

dossier /N°214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS 67
visualiser l'ensemble du dispositif. par l'association Les Trois Ourses.
Penser l'album comme un système cohé- 8. Dans l'album, les éléments paratextuels doivent être
entendus au sens large dans la mesure où nous sommes
rent permet certainement de prendre
en présence de messages textuels mais aussi visuels.
toute la mesure de ce support exception- 9. Il convient néanmoins de faire la part des choses sur
nel, de plus en plus maîtrisé par ses ce qui résulte de la volonté des auteurs et des exigen-
créateurs. ces liées à l'édition.
10. Voir à ce sujet l'article de Françoise Le Bouar, prix
critique de l'article inédit de l'Institut International

1 . Cf. Ségolène Le Men : « Livres illustrés et albums, Charles Perrault en 1999, paru dans le n°191 de février

1750-1900 », dans Livres d'enfances, livres de France, 2000 de La Revue des livres pour enfants, « Dans le

Sous la direction d'Annie Renonciat, en collaboration secret des pages de garde », pp. 95-108.

avec Viviane Ezratty et Geneviève Patte, Paris, 11. Les éditions du Rouergue fournissent plusieurs
Hachette Jeunesse, IBBY France, 1998, pp. 65-74, ainsi exemples de telles constructions, voir notamment
que « Le Romantisme et l'invention de l'album pour Esquimau d'Olivier Douzou.
enfants >, dans Le Livre d'enfance et de jeunesse, sous 12. Emmanuelle Robert, Ronan Badel, Seuil Jeunesse,
la direction de Jean Glénisson et Ségolène Le Men, 2002.
Bordeaux, Société des bibliophiles de Guyenne, 1994. 13. Op. cit. pp. 147-148.
2. Cf. David Lewis, Reading contemporary 14. Cf. Anne-Marie Christin, « Espace et alphabet »,
Picturebooks, New-York, Routledge-Falmer, 2001, dans L'Image écrite ou la déraison graphique, Champs
p. 65 : « [ . . . ] the picturebook is not a genre [...]. What Flammarion, 2001, pp. 111 à 123.
we find in the picturebook is a form of language that 15. Massin, La Mise en pages, Paris, Hôebecke, 1991,
incorporâtes, or ingests, genres, forms of language and p. 65.
forms of illustration ». 16. Mise en pages proposant des cases de formes
3. En ce sens, la démarche des théoriciens de la bande identiques, que Thierry Groensteen définit comme une
dessinée qui qualifient celle-ci de « média » (Benoît « grille orthogonale régulière • dans Système de la
Peeters dans Lire la bande dessinée, Flammarion, 2002, bande dessinée, op. cit. p. 113.
- 1ère éd. Casterman, 1998, sous le titre Case, planche, 17. Nous empruntons cette terminologie à Marion Durand
récit - lire la bande dessinée -, p. 8.) ou de « médium » et Gérard Bertrand, L'Image dans le livre pour enfants,
(Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée, L'École des loisirs, 1975, qui appliquaient cependant ce
PUF, 1999, p. 1) paraît pertinente, même si ces termes terme à toute image sortie de son contexte, examinée en
désignent généralement un moyen de communication. l'absence des autres images du même livre.
Harry Morgan en donne une définition argumentée dans 18. Dessins et bulles, Bordas, 1972, p. 19. Cité par
son essai intitulé Principes des Littératures dessinées Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, op. cit. p. 30.
(ouvrage théorique devant prochainement paraître aux 19. Ibid.
Éditions de l'An 2, prépublié sur le site internet person- 20. Ou de la double page si celle-ci se trouve investie.
nel de l'auteur : www.sdv.fr/pages/adamantine), rappe- 2 1 . Là encore ce terme est utilisé par Marion Durand
lant que si leur usage n'est pas tout à fait adapté - la et Gérard Bertrand, op. cit. mais dans une perspective
bande dessinée ne constituant pas un mode de diffusion différente puisqu'il désigne dans leur ouvrage l'ensemble
spécifique - ils permettent toutefois • d'éviter l'erreur des images d'un livre.
courante qui fait de la bande dessinée un genre [...] 22. Texte de J. Patrick Lewis, Gallimard Jeunesse, 2002.
alors qu'[elle] est une forme d'expression particulière ». 23. Clothilde Bernos, Nathalie Novi, Rue du monde, 2002.
4. American picturebooks : from Noah's Ark to the 24. Voir Isabelle Nières-Chevrel, « Des illustrations
Beast Within, New-York, Macmillan, 1976 : « As an art exemplaires : " Max et les Maximonstres " de Maurice
form [picturebook] hinges on the interdépendance of Sendak. », dans Le Français aujourd'hui, n°50, 1980,
pictures and words. On its own terms its possibilities pp. 17-29.
are limitless. » 25. Paris, L'École des Loisirs, 1994.
5. « Rhétorique de l'image », dans Communications, n°4, 26. Paris, L'École des Loisirs, 1991.
1964.
6. Éditions du Seuil, 2000.
7. 1ère éd. italienne 1951, diffusé en France en 2000

LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°214/(
dossier
Narrateur visuel
et narrateur verba
dans l'album pour enfants
par Isabelle Nières-Chevrel*

Si l'identification et la mise en a distinction entre écrivain et narra-


évidence du rôle du narrateur
sont devenues courantes
dans l'analyse des textes,
L teur s'est imposée dans l'analyse de
tous les textes narratifs autour des
années 1970. Il s'agissait de mettre fin à
l'exercice s'avère plus complexe la confusion trop fréquente entre la per-
- est rarement tenté ! - dès lors sonne réelle de l'écrivain et les person-
qu'intervient l'image. nages que celui-ci met en scène dans ses
Isabelle Nières-Chevrel étudie, textes. Ne pas assimiler par exemple
à partir d'exemples classiques et Antoine de Saint-Exupéry et l'aviateur
contemporains, le jeu des voix qui rencontre un enfant blond dans le
narratives dans l'album et montre désert ; ne pas confondre Pierre Gripari,
comment s'est complexifié l'auteur des Contes de la rue Broca et
au fil du temps le rôle Monsieur Pierre, le héros du conte de La
du narrateur visuel. sorcière du placard aux balais. Saint-
Exupéry n'a rencontré aucun « petit
prince » lors du crash de son avion en
1935, Pierre Gripari ne s'est pas retrouvé
nez à nez avec une sorcière jaillie de son
placard.
Le pas suivant fut de déterminer les
types de narrateurs que l'on pouvait
rencontrer dans un texte et leurs diffé-
rentes fonctions. Le narrateur peut être
* Isabelle Nières-Chevrel est professeur de littérature un des personnages de la fiction, qui
générale et comparée à l'Université de Rennes II. raconte sa propre aventure, comme

dossier / N ° 2 1 4 - L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N F A N T S 69
l'explorateur du livre de François Place
dans Les Derniers Géants ; il peut être
celui qui partage l'aventure du héros
comme l'aviateur du Petit Prince ou le
narrateur de la série des « Kamo » de
Daniel Pennac. Nous avons dans tous
ces cas un récit à la première personne,
où le narrateur se pose en témoin et
garant de ce qu'il nous rapporte. Mais le
Les Derniers géants, III, F. Place, p.24 narrateur peut aussi être extérieur à
l'histoire et n'avoir aucun trait d'indivi-
dualisation qui le constitue comme per-
sonnage. L'histoire est alors rapportée à la
troisième personne. Le narrateur n'est
qu'une instance narrative qui raconte
l'histoire et organise l'ordre d'entrée des
informations (« Dans la grande forêt, un
petit éléphant est né. Il s'appelle
Babar »). L'histoire semble se raconter
toute seule. Mais un narrateur extérieur
peut cependant intervenir dans son récit
en explicitant, commentant, évaluant les
comportements de ses protagonistes
(« Sophie était étourdie ; elle faisait sou-
vent sans y penser de mauvaises choses.
Voici ce qui lui arriva un jour »).
Les Derniers géants, III. F. Place, p.67 Précisons que dans un certain nombre de
textes pour enfants, le narrateur se
fait « raconteur » ; des interpellations
mettent en scène une auditrice privilé-
giée comme dans les Histoires comme ça
de Kipling (« ô mieux-aimée ») ou un
auditoire implicite comme dans Plouf !
de Corentin. Le « narrateur-raconteur »
donne alors une apparence de commu-
nication orale au texte écrit par l'écri-
vain.

Si l'on peut ainsi déterminer dans un texte


quelle est l'instance qui raconte, qu'en est-
il des images que l'on rencontre dans un
album ou dans un récit illustré ? « Qui
donne à voir ? » La question peut sembler
Les Derniers géants, III. F, Place, p.71 sans pertinence et la réponse évidente

70 LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N"2H/ dossier
« C'est l'artiste-illustrateur ». Mais est-il l'hypothèse que deux narrateurs sont à
certain qu'une distinction équivalente à l'œuvre dans la majorité des albums, un
celle de l'écrivain et du narrateur soit narrateur verbal et un narrateur visuel1.
sans fondement dans le domaine des C'est la présence de ce couple que je
images narratives ? Dans Les Derniers voudrais tenter d'explorer, pour dégager
Géants de François Place, le récit nous l'apport éventuel de cette distinction
est donné comme raconté par Archibald dans l'analyse des albums.
Leopold Ruthmore (mais nous savons
que le texte est écrit par François Place). Les deux narrateurs
À la page 24, nous voyons Archibald L. Dans la quasi-totalité des albums, le nar-
Ruthmore en train de dessiner ses com- rateur visuel est extérieur à l'histoire
pagnons d'exploration. Mais qui le des- racontée. C'est un il qui représente de
sine en train de dessiner ? Plus avant l'extérieur les différents protagonistes.
dans le livre, nous découvrons quelques À ce narrateur visuel extérieur cor-
planches du livre que rédige et illustre respond très fréquemment un narrateur
Archibald L. Ruthmore (pages 65, 67 et verbal, lui aussi extérieur à la fiction.
69). François Place dessine alors comme C'est ce que nous trouvons dans les
Archibald L. Ruthmore, c'est-à-dire en albums de Beatrix Potter, de Jean de
imitant les planches des récits de voyage Brunhoff, de Claude Ponti, de tant
du XVIIIe siècle. L'illustration de la page d'autres. Dans ce type d'albums, l'his-
71 combine enfin deux dessinateurs : un toire se raconte elle-même. Mais ce nar-
dessinateur interne au récit, l'explora- rateur visuel extérieur peut fort bien se
teur Archibald L. Ruthmore, et un illus- combiner avec un narrateur verbal à la
trateur externe, sans identité. François première personne, donc situé cette fois
Place dessine comme l'explorateur pour à l'intérieur du récit. C'est ce que nous
la partie centrale de l'image et comme trouvons par exemple dans Une histoire
son représentant dans le livre pour sa à quatre voix d'Anthony Browne avec les
partie encadrante. Et l'on pourrait ajou- voix alternées des deux parents et des
ter, pour faire bonne mesure, la présence deux enfants.
d'un troisième dessinateur : cette peau Un narrateur visuel extérieur peut très
des géants qui a la propriété de faire bien être associé à des formes dialoguées
affleurer graphiquement la mémoire du (donc au moins deux je qui, comme au
groupe. L'explorateur découvre un beau théâtre, effacent l'instance d'un narra-
jour sa propre silhouette nantie de son teur verbal). C'est ce que nous trouvons
haut-de-forme sur le dos de l'un des dans les albums d'« Ernest et Célestine »
géants (p. 46). de Gabrielle Vincent et dans Grand-papa
On entrevoit sur ce simple exemple que la de John Burningham, dont la lecture est
question du « responsable » des images cependant plus complexe parce que les
peut être tout aussi complexe que celle désignations réciproques des interlocu-
du responsable du texte narratif. Il appa- teurs sont moins systématiques2. Dans
raît du même coup tout aussi nécessaire les deux cas, une des fonctions du narra-
de distinguer l'artiste et l'instance que teur visuel est de figurer les protagonistes
l'on pourrait appeler le (ou les) narra- et de contextualiser leurs échanges.
teur (s) visuel (s). On peut donc émettre L'identification des voix narratives

AT214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS 71
dossie r /
Une histoire à quatre voix, ill. A. Browne, Kaléidoscope

devient difficile, parfois incertaine, dans


TROISIÈME VOIX
les albums de Béatrice Poncelet, parce
que celui qui tient le discours n'est
jamais figuré par le narrateur visuel.
Nous induisons de ses goûts que le je
qui s'adresse à nous dans Je pars à la
V .'était l'heure d'emmener Victoria,
guerre, je serai là pour le goûter, est celui
notre labrador de pure race, et Charles, d'un jeune garçon. De ses liens affectifs
notre fils, faire leur promenade matinale.
et de ses interrogations, nous induisons
de la même manière que c'est une fillette
qui parle dans Chez elle ou chez elle. Qui
J ' é t a i s une fois de plus
tient la parole dans Chut ! elle lit ? La
tout seul dans ma chambre. paire d'yeux redoublée qu'introduit le
Je m'ennuyais, carme d'habitude.
Puis Maman a dit que c' é t a i t narrateur visuel n'apporte aucune infor-
l'heure de notre promenade.
mation3. Seuls le terme de « sœur » et
l'accord français du participe passé nous
permettent de conclure qu'il s'agit de
deux sœurs. S'agit-il de deux sœurs
aînées ? Nous n'en saurons pas plus.
Ne pas figurer le je qui tient le discours
Grand-papa, ill. J. Burningham, Flammarion peut correspondre à un tout autre projet,
Lorsque j'étais petit, nous jouions au cerceau qui s'apparente à un usage possible de la
dans la rue après la classe.
voix « off » au cinéma. Dans La Petite
Tu as mai été un bébé, Crand-papa ?
souris, la fraise bien mûre et l'ours affa-
mé d'Audrey et Don Wood, un person-
nage non figuré dans l'image s'adresse à
une petite souris qui, elle, est présente
dans l'image. Il la convainc que, pour ne
pas se faire voler la grosse fraise qu'elle
vient de cueillir par un ours qui adore les
fraises bien mûres, il est vain de vouloir
cacher ou déguiser celle-ci ; il faut qu'elle
coupe la fraise en deux et partage avec
lui. Le narrateur visuel figure à chaque
étape les réactions de la souris aux affir-
mations de cette voix, extérieure à l'image
mais interne à la fiction. Le regard du
lecteur se confond avec celui de ce pro-
tagoniste invisible, si bien que lire le
texte à haute voix, c'est jouer à être soi-
même ce rusé gourmand. À ceci près
Je pars à la guerre, je
serai là pour le goûter,
que le lecteur n'entre pas dans la fiction
ill. B. Poncelet, et ne mange pas « sa » moitié de fraise.
Centurion Jeunesse Il est tout à fait exceptionnel que le nar-

72 LAREVUEOESLIVRESPOURENFANTS-N-214^
dossier
Comme ils menaient tous deux une vie solitaire,
Oskar décida de s'installer chez David.
Nous trois réunis, la vie fut enfin ce qu'elle devrait toujours être,
normale, paisible.
Pour m'occuperj'ai écrit cette histoire en la tapant comme je pouvais
sur la machine à écrire de David. Et la voici...
rateur visuel puisse être un je, donc un
personnage situé à l'intérieur de la fic-
tion. Il arrive certes que le narrateur
visuel externe intègre à l'ensemble de sa
narration des éléments iconographiques
qui sont attribués à un des protagonis-
tes, et dont l'artiste imite alors les
manières de faire. C'est ce que nous
venons de voir dans Les Derniers
Géants. Cette insertion équivaut, du
point de vue de l'artiste, à la réalisation
d'un pastiche. Ce sont des pastiches de
dessins d'enfant que nous trouvons dans
Max et les maximonstres de Maurice
Sendak, dans Comment on fait les bébés !
de Babette Cole ou dans Les Petits bon-
hommes sur le carreau d'Isabelle Simon
et Olivier Douzou. Mais ces apports sont
toujours limités et ils fonctionnent dans
Otto, Ml. T. Ungerer, L'École des loisirs
l'album par contraste avec la maîtrise
graphique d'un narrateur visuel sans
identité. Dans Otto de Tomi Ungerer,
l'ours en peluche se donne comme le
scripteur du texte rédigé (par Tomi Escales, carnet de croquis, Ml. L. Joos,
L'École des loisirs/Pastel
Ungerer) à la première personne, mais
non comme le réalisateur des images, C (/A/

dont on ne nous dit rien. La machine à


écrire sert à contourner l'incapacité de
l'ours à tenir une plume, mais Tomi
Ungerer n'a aucune raison esthétique de
s'enfermer dans une contrainte qui
serait « dessiner comme un ours
maladroit ». C'est probablement la com-
pétence graphique qui nous conduit
implicitement à assimiler - sauf indica-
tion contraire - le narrateur visuel à un l/t

regard adulte.
Pour qu'un narrateur visuel à la première
personne soit possible, il faut que le récit
mette en scène un personnage d'artiste,
qui nous donnerait à voir les dessins
qu'il réalise. Le livre imite alors volon-
tiers la mise en pages d'un carnet de cro-
quis. Dans l'exemple remarquable

/N°214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS
dossier
L'Orage, Ml. A. Brouillard, Grandir

d'Escales, Carnet de croquis de Rascal et


Louis Joos, les deux créateurs ont pous-
sé la logique jusqu'à son terme, puisque
c'est le même je qui dessine (narrateur
visuel) et qui légende ou décrit (narra-
teur verbal) les situations qu'il est en
train de vivre4.

La collaboration d'un narrateur visuel et


d'un narrateur verbal à la construction du
récit n'exclut pas la possibilité d'une nar-
ration secondaire, élaborée par le seul
narrateur visuel et qui n'est pas néces-
saire à la compréhension de l'intrigue. En
découvrir la présence est un des plaisirs
qui est offert « en prime » au lecteur
attentif. On peut citer ce petit insecte
que Monsieur Louis vient déranger dans
Toujours rien ? de Christian Voltz, et qui
s'enfuit en grimpant le long de la page.

Mais l'artiste peut aller plus loin et ban-


nir tout message linguistique pour faire
prendre en charge la narration par le
seul narrateur visuel. C'est la succession
des images qui assure alors les relations
de causalité et de temporalité, qui sont
deux aspects essentiels de la narrativité.
Aux premiers albums narratifs sans texte
(verbal) des années soixante-dix, avec
un déroulement temporel linéaire dans
un espace unique et selon un point de
vue stable5, ont succédé ces dernières
Le Jour du mange-poussin, NI. C. Ponti, L'École des loisirs
années des tentatives infiniment plus
complexes, qui requièrent du lecteur
l'équivalent d'une reformulation verbale.
L'Orage d'Anne Brouillard constitue un
des plus beaux exemples d'une narra-
tion tout entière portée par l'image6.
L'orage, qui constitue l'événement de cet
album, est le cadre de trois micro-aven-
tures qui convergent dans la dernière
image : un chat noir entre dans une mai-
son, un pot de fleurs est renversé (par le

74 LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°214/(
dossier
vent, par le chat ?), deux promeneurs La narration de la grande majorité des
sont surpris par l'orage. L'album est albums repose sur ce couple du montrer
d'une lecture difficile parce que le point (showing) et du dire (telling). Ceci est
de vue du narrateur visuel n'est pas stable. d'une grande conséquence.
Il circule - tel l'œil d'une caméra - à l'in- L'image est toujours au présent. En elle,
térieur de plusieurs espaces, variant ses présence et présent se confondent :
cadrages et ses angles de vision. Le lec- l'image est un « être-là ». C'est grâce à
teur doit effectuer un véritable travail de elle que nous pouvons assister à la créa-
déchiffrement, prendre appui sur tous tion de l'homme dans Samedi au para-
les indices, pour construire - parfois dis de Helme Heine ou au naufrage du
dans l'incertitude - des relations spatia- Titanic dans Navratil. Le présent de
les, temporelles et causales que n'expli- l'image va donc se combiner avec les
cite aucun narrateur verbal. multiples temporalités du texte. L'usage
La distinction entre narrateur visuel et le plus fréquent est celui d'une narration
narrateur verbal semble permettre d'y verbale au passé, soit sur le mode du
voir un peu plus clair dans les multiples récit comme dans Samedi au paradis
combinaisons des points de vue et des (passé simple et imparfait ; tout a déjà eu
voix, telles que nous pouvons les rencon- lieu quand le narrateur prend la parole),
trer dans l'album pour enfants ; elle est à soit sur le mode du discours : tous les
l'évidence indispensable pour rendre temps, qu'ils soient du passé (emploi du
compte d'un album tel que L'Orage passé composé et de l'imparfait) ou du
d'Anne Brouillard. futur, sont situés par rapport à un pré-
sent qui est le temps de renonciation.
Des narrateurs complémentaires C'est ce que nous trouvons dans Navratil
Ce qui me semble définir l'album, ce (Michel Navratil est donné comme le nar-
sont les multiples interactions possibles rateur de sa propre histoire), mais égale-
du narrateur visuel et du narrateur ver- ment dans tous les albums de Jean de
bal. C'est pourquoi je voudrais m'atta- Brunhoff, dont le discours est tenu par
cher maintenant à mettre en lumière un narrateur extérieur : « Zéphir a écou-
quelques-unes des grandes relations de té la petite sirène / et doucement il a reti-
ces deux narrateurs dans l'espace du ré l'hameçon./ Il vient de la relâcher, /
livre.7 mais il est un peu triste de l'avoir perdue »
Le narrateur visuel s'emploie à montrer, {Les Vacances de Zéphir). On voit dans
à produire une illusion de réalité ; il ce dernier exemple comment le présent
actualise l'imaginaire et dispose d'une de renonciation assure un point de
grande capacité persuasive (les maxi- contact avec le présent de l'image que le
monstres comme si vous y étiez). Le lecteur a sous les yeux.
narrateur verbal s'emploie à raconter, Dans Plouf ! de Philippe Corentin, toute la
assurant les liaisons causales et tempo- narration se fait au présent. Le narrateur
relles ainsi que la dénomination des pro- verbal se donne comme un conteur
tagonistes et les liens qu'ils entretien- (« Voilà, c'est l'histoire d'un loup qui a très
nent : dans L'Orage par exemple, nous faim... ») et il superpose le temps de l'his-
ne saurons jamais si le chat noir est un toire (« Un soir, au fond d'un puits... ») et
chat noir ou le chat noir (de la maison). celui de l'acte narratif (« Ça y est ! Les

dossier /N°214-LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS 75
lapins remontent »). Il s'institue ainsi tout à fait ainsi triompher l'hypothèse de l'en-
la fois raconteur et commentateur de sa fant et donne corps à son désir.
propre histoire (« Ah ! Des pas. Brrr ! L'album combine d'autre part deux points
C'est un loup. Le loup du début, celui de vue sur les personnages, celui du nar-
qui avait très, très faim »). rateur visuel et celui du narrateur ver-
Le présent de l'image et le présent de bal10. Le narrateur verbal peut s'autoriser
renonciation coïncident également dans à « entrer » dans ses personnages. C'est ce
les albums aux formes dialoguees, comme que nous trouvons dans Plouf ! (« Le loup
Grand-papa (avec une série de scènes suc- essaie d'en attraper un au passage mais,
cessives) ou comme les aventures trop pressé, il descend trop vite.
d'Ernest et Célestine (dans chaque album, Beaucoup plus vite qu'il ne le voudrait »).
un événement de la vie de Célestine). On Elzbieta affirme son parti-pris de mainte-
comprend du même coup comment nir son narrateur extérieur à l'intimité de
Claude Ponti construit son piège dans Le ses personnages : « [...] dans mes his-
Jour du Mange-poussin. Ce qui semble toires, je reste autant que possible à l'ex-
nous être raconté comme un événement térieur de mes personnages. Je n'explicite
unique (présent de l'événement affirmé pas ce qu'ils éprouvent, c'est à chaque
par le texte et montré par l'image) se ré- lecteur de le déduire pour lui-même » n .
vèle être de l'ordre de la réitération Elle refuse que son narrateur impose au
ludique8 : les poussins s'inventent réguliè- lecteur ses explications et ses jugements.
rement un jour « du Mange-poussin ». Mais sa formulation nuancée (« autant
Si le narrateur visuel actualise le passé, que possible ») indique qu'elle ne s'inter-
il peut tout aussi bien réaliser ( = ren- dit pas pour autant quelques incursions.
dre réel) l'imaginaire ou l'hypothé- Nous en trouvons deux dans Petit-Gris :
tique. Ce sont les maximonstres de « Ils auraient voulu que cela ne se voie
Maurice Sendak, les grands-mères dans pas, mais c'était impossible » (p. 8) et « le
Moi, ma grand-mère de Pef, la nuit papa et la maman finirent par dire
selon le petit garçon à'Allons voir la « Non », mais ils n'étaient pas sûrs d'avoir
nuit de Wolf Erlbruch. Dans un album bien fait. » (p. 16). La confusion du savoir
du Dr. Seuss, McAlligot's Pool (qui n'a du narrateur avec celui du personnage est
pas été traduit en français), un petit par contre totale (et légitimée) lorsque
garçon est installé à pêcher dans la nous avons un discours à la première per-
mare pleine de détritus du fermier sonne. Nous savons qu'Une histoire à
McElligot9. Celui-ci lui affirme qu'il n'y quatre voix est fondée sur un narrateur
péchera jamais rien. Mais l'enfant lui verbal qui adopte successivement le point
réplique que peut-être cette mare est de vue d'une mère, d'un père, du fils de
une de ces mares comme on en voit la première, de la fille du second12.
dans les livres qui, par une rivière sou- Le narrateur visuel est, quant à lui, tou-
terraine, sont reliées à la mer et que, jours extérieur aux personnages, à l'ex-
peut-être dans cette mer, il y a des pois- ception de quelques rares possibilités
sons qui, etc. Le narrateur visuel prend le que j'ai évoquées précédemment13. On
parti de l'enfant : nous voyons la rivière peut se demander si, dans le cas des
qui court sous la colline, puis la mer avec albums, il est possible que ce narrateur
ses poissons toujours plus fabuleux. Il au regard extérieur « entre » cependant

76 LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°214/(
dossier
Plouf!, lit, P. Corentin,
L'École des loisirs

de manière episodique ou continue dans


l'intimité de son personnage. Un certain
nombre de signes iconographiques rem-
plissent à l'évidence cette fonction : la
variation des formats de l'image dans
Max et les maximonstres, le choix par
Georges Lemoine d'une gamme de vio-
lets (couleur de l'angoisse) dans La
Petite marchande d'allumettes, les stries
et les emboîtements pour la première
image de la troisième voix (celle de
Charlie) dans Une histoire à quatre voix.
Dans ses grands albums, Claude Ponti
pousse jusqu'à son terme cette possibi-
lité donnée au narrateur visuel de figu-
rer le monde exclusivement selon le
point de vue restreint du héros.
Lorsqu'Adèle entreprend de faire son
pâté de sable dans Adèle et la pelle, ce
n'est pas elle qui s'évade du réel, c'est
l'espace extérieur qui s'efface. La mère
sur son banc, les hôtels de la place des
Vosges, les arbres, tout s'envole. Nous
avons bien ici une manière d'adopter le
point de vue de l'enfant qui joue, là où
une formulation verbale du type « Adèle
en oublie qu'elle est dans un square »
aurait introduit un point de vue exté-
rieur adulte.

Ce dernier exemple me conduit à évoquer


une troisième complémentarité, celle de la
distribution de l'information entre le visuel
et le verbal. Dans un grand nombre
d'albums, nous rencontrons une élucida-
tion réciproque. Le narrateur verbal pré-
cise l'information visuelle, le narrateur
visuel complexifie l'information verbale.
Nous trouvons un exemple de la fonction
déictique de la langue dès la seconde
page de l'Histoire de Babar, le petit élé-
phant : « Babar a grandi. Il joue mainte-
nant avec les autres enfants éléphants.
C'est un des plus gentils. C'est lui qui

/N°214-LAREVUEDESLIVRESP0UR ENFANTS
dossier
creuse le sable avec un coquillage » :
parmi tous les éléphanteaux qui jouent,
un seul creuse le sable avec un coquillage.
La narration visuelle, pour sa part,
donne une apparence physique aux per-
sonnages, du même coup un âge (quel
âge a le Chaperon rouge ?) et des indices
sociaux lorsque le texte n'en donne pas.
Mais une de ses grandes vertus est jus-
tement de ne pas verbaliser son infor-
mation, mais seulement de mettre en
scène des éléments que le lecteur pourra
interpréter comme des indices permet-
tant de construire du sens. Dans Une his-
toire à quatre voix, la représentation du
père de Réglisse sur le banc du parc sug-
gère ce qui soudain alimente la peur de
la mère de Charlie, qui ne voit plus son
fils : « Tant d'horribles individus rôdent
dans le parc de nos jours ! » Bien des
informations ne sont données que par le
seul narrateur visuel. Le hamac de Babar
est représenté dans l'image, mais il n'est
pas mentionné dans le texte : il est un
indice de l'élection du héros et de sa
future humanisation. Dans Le Coucan de
nuit de Gwen Strauss et Anthony
Browne, le narrateur visuel suggère
combien Eric, le jeune héros, est mal
dans son corps et dans sa tête alors que
le narrateur verbal n'en a jamais rien dit.
La reproduction d'un portrait de petite
fille par Modigliani est accrochée au mur
derrière lui. D'abord grave, le visage se
met à sourire sur la page suivante ; il
prépare et annonce l'entrée de Marcia
l'ensoleillée dans la vie d'Eric. Exemple,
Le Coucan de nuit, III. A. Browne, Kaléidoscope parmi tant d'autres, de ces prolepses14
visuelles qui participent à la construc-
tion globale des albums.
Le narrateur visuel montre plus que le
narrateur verbal n'en dit. Il peut donc
permettre au lecteur d'en savoir plus
que tout ou partie des protagonistes.

78 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS -H°2uJ
dossier
Dans Toujours rien ? de Christian Voltz, riser l'évolution contemporaine des rap-
on ne nous dit pas que la plante pousse, ports entre les deux narrateurs.
on nous le montre. Nous seuls sommes Dans l'album classique, c'est l'histoire
témoins silencieux de la germination de qui constitue le fil directeur de ce qui est
la graine dans le secret de la terre, de la pris conjointement en charge par le nar-
tige qui monte et pointe hors du sol, de la rateur verbal et le narrateur visuel. Mais
fleur qui s'épanouit ; nous seuls savons l'on commence à voir apparaître dans
qu'il y eut bien une fleur, mais que l'oi- les années 1970 des albums dans les-
seau amoureux l'a volé. De tout cela, le quels les rapports du couple scénario-
jardinier n'en a rien su, parce qu'il n'en a actualisation graphique s'inversent. Ce
rien vu. Ce décalage entre le savoir des qui fonde alors l'album n'est plus une
protagonistes et celui qui nous est donné situation narrative, mais une situation
est hautement jubilatoire pour les jeunes graphique. Le scénario naît de l'image,
lecteurs. C'est une des sources du rire. On qu'il s'agisse d'un jeu sur les couleurs
se souvient de la clausule du Géant de comme dans Petit-Bleu et Petit-Jaune ou
Zéralda : socialisation de l'ogre et atten- d'un jeu sur les formes comme dans
drissante scène de famille autour du nou- Pilotin (deux albums de Léo Lionni). Il
veau bébé. À ceci près que nous parta- est clair que toute l'efficacité des histoires
geons le secret du fils représenté de dos de caméléons (et elles abondent) impose
au premier plan : il tient fermement dans des images reproduites en couleurs.
ses mains une fourchette et un couteau. Dans tout ce type d'albums, le narrateur
Chassez le naturel... visuel réalise le scénario iconographique
et le narrateur verbal est là pour assurer
Il devrait être possible d'établir l'évolu- à l'ensemble une cohérence logique et
tion historique des rapports entre le temporelle.
narrateur verbal et le narrateur visuel L'album contemporain me semble d'autre
dans l'album pour enfants. Il est assez part aller volontiers vers une moindre
vraisemblable que nous sommes passés complémentarité du narrateur visuel et
de deux narrateurs extérieurs adoptant du narrateur verbal. Je vois au moins
un point de vue adulte sur le héros deux manières de réaliser cette « auto-
enfant (les textes de Stahl et les vignettes nomie ». Georges Lemoine met en paral-
de Frcelich pour les albums de lèle le conte d'Andersen, La Petite mar-
Mademoiselle Lili15) à deux narrateurs, chande d'allumettes, et une évocation
toujours extérieurs à la fiction mais du siège de Sarajevo. Dans Le Temps des
épousant le point de vue de l'enfant cerises de Philippe Dumas, les deux nar-
comme dans Max et les maximonstres rateurs s'écartent progressivement l'un de
ou dans Adèle et la pelle. l'autre, à partir d'une situation initiale
De Beatrix Potter à Claude Ponti en pas- partagée, jusqu'à raconter deux histoires
sant par Jean de Brunhoff, le narrateur en échos, celle de la chanson de Jean-
visuel et le narrateur verbal collaborent Baptiste Clément et celle de la Commune
à la construction d'une seule et même de Paris. Mais le narrateur visuel peut
histoire. C'est ce que nous pourrions aussi tendre à réduire la part, qui lui est
appeler des « albums classiques ». Deux traditionnellement dévolue, de figura-
évolutions me semblent pouvoir caracté- tion des personnages et des événements

dossier /N°214l-AREVUEDESLIVRESP0URENFANTS 79
pour privilégier la seule création d'un 3. Ces yeux dans l'image sont comme le reflet des nôtres
dans un miroir. Béatrice Poncelet fait appel à une page
espace sensoriel - qui serait un peu
de Vingt mille lieues sous les mers et en reprend dis-
comme l'équivalent d'un accompagne- crètement l'injonction • Regardez ».
ment musical. C'est ce que nous trou- 4 . Deux créateurs pour faire un seul j e . Voici qui confirme
vons dans Le Livre de la lézarde d'Yves le bien-fondé d'une distinction entre écrivain et narrateur
Heurté et Claire Forgeot. verbal, entre artiste et narrateur visuel. On trouve un

On voit que dans l'album contemporain, exemple similaire avec Le Type ; pages arrachées au
journal intime de Philippe Barbeau, de Philippe Barbeau
la cohabitation d'un narrateur verbal et
et Fabienne Cinquin.
d'un narrateur visuel n'augmente pas 5. On en trouve un bel exemple avec L'Arbre, le loir et
nécessairement la lisibilité de l'album, les oiseaux de lela Mari que L'École des loisirs a réédi-
mais qu'elle peut tout au contraire en t é en 2 0 0 3 .

augmenter la complexité. 6. La situation est différente dans Le Petit Chaperon


rouge de Warja Honegger-Lavater (Adrien Maeght,
1 9 6 5 ) , où le conte est au sens strict « sous-entendu »
par le lecteur de l'album.
7. Je n'évoque pas la question de l'espace-livre dont
traite Sophie van der Linden dans ce même numéro.
L'exemple paradoxal de l'album d'images sans images
pourrait être On dirait qu'il neige ! de Remy Charlip
(Les Trois Ourses, rééd. 2 0 0 3 ) , qui comporte en fait un
espace d'images, celui de la succession des doubles
pages blanches.

8. Le j e u repose sur l'existence d'un présent réitératif,


du type « Je relis tous les ans Le jour du Mange-
poussin ». La réitération est en fait discrètement signa-
lée avant la chute finale : « C'est l'enfer ! Un autre
Mange-poussin ! Il est presque aussi gros que le pre-
mier, encore plus affamé. Et il ne veut jamais
partager ». (je souligne)

9. Random House, 1 9 4 7 ; rééd Collins, 1 9 9 0 .


10. La q u e s t i o n n'est donc plus c e t t e fois « Qui
raconte ? », mais • Qui perçoit ? »
1 1 . Elzbieta : L'Enfance de l'art, éditions du Rouergue,
Le Géant de Zéralda, Ml. T. Ungerer, L'École des loisirs, 1 9 9 7 , p. 1 7 1 .
1 2 . C'est ce qu'on appelle une focalisation multiple : le
même événement est évoqué quatre fois selon le point

1 . Je laisse de côté les albums fondés sur des listes, de vue des quatre personnages.

comme les abécédaires ou les imagiers, qui ne relèvent 13. Dans le cas de La Souris, la fraise bien mûre et

pas de la narration, ainsi que ceux dont l'illustration l'ours affamé, on a même l'équivalent d'une caméra

est une mise en image du matériau linguistique (paro- subjective : le lecteur ne voit rien d'autre que ce que

nymies comme dans La Belle lisse poire du prince de voit l'interlocuteur de la souris.

Motordu de Pef, figures lexicalisées « prises au pied de 14. Technique narrative qui permet d'évoquer d'avance
la lettre » comme dans l'album de Jérôme Peignot que un événement ultérieur.
François Ruy-Vidal vient de rééditer en 2 0 0 3 aux édi- 15. Aucun des albums n'est réédité aujourd'hui. On
tions Des Lires). trouve un exemple de la mise en pages de La Journée

2. John Bumingham ajoute une distribution typogra- de Mademoiselle LUI ( 1 8 6 2 ) à la page 4 2 du livre de

phique : caractères romains pour le grand-père et ita- Claude-Anne Parmegiani, Les Petits Français illustrés,

liques pour la petite-fille. 1860-1940. Éditions du Cercle de la librairie, 1 9 8 9 .

LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS N
Liste des albums mentionnés

- Hans-Christian Andersen, Georges Lemoine : La Petite marchande d'allumettes, Nathan, 1999.


- Philippe Barbeau et Fabienne Cinquin : Le Type, L'atelier du poisson soluble, 1999.
- Anne Brouillard : L'Orage, Grandir, 1998.
- Anthony Browne : Une histoire à quatre voix, Kaléidoscope, 1998.
- Jean de Brunhoff : Histoire de Babar, le petit éléphant [1931], Hachette, 1976 ; Les Vacances de
Zéphir [1936], L'École des loisirs, 1983.
- John Burningham : Grand-papa, Flammarion, 1984.
- Remy Charlip : On dirait qu'il neige ! [1957], Les Trois Ourses, 2000, réédition 2003.
- Babette Cole : Comment on fait les bébés I, Seuil, 1993.
- Philippe Corentin : Plouf!, L'École des loisirs, 1991.
- Olivier Douzou et Charlotte Mollet : Navratil, éditions du Rouergue, 1996.
- Philippe Dumas : Le Temps des cerises, L'École des loisirs, 1990.
- Elzbieta : Petit-Gris, L'École des loisirs, 1995.
- Wolf Erlbruch : Allons voir la nuit.', La Joie de lire, 2001.
- Helme Heine : Samedi au paradis, Gallimard, 1986.
- Yves Heurté, Claire Forgeot : Le Livre de la lézarde, Seuil Jeunesse, 1998.
- Léo Lionni : Petit-Bleu et Petit-Jaune, L'École des loisirs, 1970 ; Pilotin, L'École des loisirs, 1973.
• Pef : Moi, ma grand-mère..., La Farandole, 1978.
- François Place : Les Derniers Géants, Casterman, 1992.
- Béatrice Poncelet : Je pars à la guerre, je serai là pour le goûter, Centurion Jeunesse, 1985 ; Chut !
elle lit, Seuil, 1995 ; Chez elle ou chez elle, Seuil, 1997.
- Claude Ponti : Adèle et la pelle, Gallimard, 1988 ; Le Jour du Mange-poussin, L'École des loisirs, 1993.
- Rascal et Louis Joos : Escales, Carnets de croquis, Pastel/L'École des loisirs, 1992.
- Maurice Sendak : Max et les maximonstres, Delpire, 1967 ; rééd. L'École des loisirs.
- Dr. Seuss : McAlligot's Pool[ 1947], Collins, 1990.
- Isabelle Simon et Olivier Douzou : Les Petits bonhommes sur le carreau, Éditions du Rouergue, 1994.
- Gwen Strauss et Anthony Browne : Le Coucan de nuit, Kaléidoscope, 1991.
- Tomi Ungerer : Le Géant de Zéralda, L'École des loisirs, 1971 ; Otto, autobiographie d'un ours en peluche,
L'École des loisirs, 1999.
- Gabrielle Vincent : Ernest et Célestine ont perdu Siméon, Duculot, 1981 (Ernest et Célestine).
- Christian Voltz : Toujours rien ?, Éditions du Rouergue, 1997.
- Audrey et Don Wood : La Petite souris, la fraise bien mûre et l'ours affamé, 1998, Mijade [une première ver-
sion française chez Bias en 1988].

/N°214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFAN1S SI
dossier
Lesjeunes lectures
durent tOUJOU fS
par Christian Bruel

Après un rappel des principaux


P
arce que les poètes éclairent le che-
enjeux culturels liés à une littéra- min mieux parfois que d'autres
ture accessible aux très jeunes humains, je voudrais me placer
lecteurs, Christian Bruel propose sous les feux croisés de René Char et de
l'analyse de trois albums récents. Bernard Noël. Une phrase du premier est
Il montre pourquoi ces albums troublante : « supprimer l'éloignement
nous importent et comment tue ». Voilà l'attachement et le lien pla-
ils nous transforment, cés sous une lumière singulière.
petits et grands. Aux côtés de René Char et de son « sup-
primer l'éloignement tue », je voudrais
placer Bernard Noël quand il écrit : « Le
trouble est la condition du sens ». J'y
reviendrai.
Si l'on considère, du point de vue qui
nous intéresse aujourd'hui, les interac-
tions entre l'enfant, le système social et
le livre, un élément se révèle primordial :
la prédiction. Avancer dans l'existence et
lire nécessitent le développement d'une
grande capacité de prédiction. Il est rai-
sonnable, dans la vraie vie, de pronosti-
quer que telle personne qui avance à
Cet article reprend des extraits d'une communication notre rencontre, en souriant, main ten-
faite par Christian Bruel dans une journée d'études
due, souhaite nous serrer la main. La
« Premières Pages » Salon régional « Livres et Petite
Enfance », organisée par l'association « Jeunes
probabilité de recevoir une gifle est faible.
lectures », les 4 et 5 mai 2002 à Nancy. En tout cas, il faut apprendre à le croire
Le texte intégral figure dans les Actes de cette journée afin de pouvoir vivre. L'environnement
professionnelle. Nous remercions les organisateurs et humain du tout-petit l'aide à construire
Christian Bruel de nous avoir autorisés à les reproduire.
de tels systèmes de prévisions.

LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N°214/doss.e|p
Et les livres participent aussi de cette cueil de l'enfance, un parent ou un édu-
construction. Lire, c'est émettre des cateur saisit un album, souvent brandi
hypothèses, valider des systèmes d'hy- par un enfant demandeur et l'adulte de
pothèses et pouvoir anticiper. dire : « Ah, celui-là, je ne le connais pas,
Un album qui déconcerterait le lecteur on va le lire. » Et d'oraliser en tournant
page après page en lui interdisant toute les pages. Alors, nombre des pièges du
espèce de pronostic, un livre dont l'hété- livre referment leurs mâchoires sur
rogénéité serait le principe, tant en ce l'adulte téméraire. Mieux vaut générale-
qui concerne la forme que le fond, un tel ment, avoir ce « pas d'avance » évoqué
livre aurait fort peu de lecteurs. Car l'ho- par Paul Valéry pour ne pas trébucher
rizon d'attente du lecteur ne saurait d'emblée.
être constamment floué. Il faut que, Ce sont des banalités mais j'insiste sur
entrant dans un livre avec le début l'importance de ces jeux de l'imprévisible
d'un commencement de projet (dont il motivé. Et je teinte ce rapport d'un peu
ignore généralement tout), le lecteur soit du trouble emprunté à Bernard Noël. La
un tant soit peu comblé. Mais dans le connaissance acquise des ressorts d'une
même temps, l'imprévisible reste œuvre n'en évacue pas le trouble pour
indispensable. La cohabitation nécessaire, autant. Nous devons rester troublés par
au sein de l'œuvre, de l'attendu et de l'objet culturel dont nous facilitons l'ac-
l'imprévisible, fait appel aux talents cès. J'ai beaucoup étudié « Le Petit
conjugués de l'auteur et du lecteur. Et la Chaperon rouge » : Perrault, les frères
clef de ce paradoxe apparent, c'est que Grimm, les différentes occurrences locales
la machine à produire du sens, quand du conte, ses parodies, les analyses et les
elle est réussie, propose un imprévisible psychanalyses du texte... Reste que
qui se révèle, après coup, motivé. quand je raconte à nouveau « Le Petit
L'imprévisible motivé... Il me semble Chaperon rouge », le trouble est toujours
que nous devons aider les jeunes lec- là, intact me semble-t-il. Au-delà d'un
teurs à entrer dans ce jeu. En l'acceptant imprévisible toujours plus motivé, et
nous-mêmes, en admettant le côté rusé grâce à lui, le trouble reste la condition
d'une œuvre de l'esprit, d'un livre du sens.
(« Soyez rusé, Claude » conseillait Albert C'est ce que je vais essayer de voir à tra-
Cohen au jeune écrivain Claude Roy). Il vers la lecture commentée de trois
y a de la manipulation, de la prestidigi- albums.
tation dans un album réussi. On a mar-
ché ? Rien n'est plus normal, ce n'est Le premier a un titre fort long : Pourquoi
pas grave. Au contraire. Et la jubilation les petits garçons ont-ils toujours peur
du lecteur n'est pas moindre quand, à que leur maman les abandonne dans
rebours, l'imprévu peut lui apparaître une forêt sombre et noire ? Le texte est
motivé. Je dirais même, en passant, que de Vincent Ravalée et Anne-Marie Adda
le médiateur efficace d'un livre auprès a réalisé des images qui ne sont pas, on
d'un jeune public, ne doit pas être la vic- le verra, de simples illustrations. Ce
time, en temps réel, si j'ose dire, de la livre décoiffant, troublant, qui échappe
mécanique du livre. Parfois, dans une toujours un peu, a été publié au Seuil
bibliothèque ou dans certains lieux d'ac- Jeunesse en 2000. Je vous propose d'y

/N°214-LAREVUEDE5LIVRESP0URENFANTS 83
dossier
suivre plus tard le traitement du motif
de l'éloignement. Voilà un bel exemple
du trouble suscité par un album.
Voici les premières et dernières lignes du
texte (à noter les variations de la taille et
de la graisse des caractères de certains
mots).
« Sur le bord de l'épouvante, étaient posés
quatre crânes, immobiles et souriants.
" Ne t'inquiète pas, disait maman.
Sois sage et je reviendrai te voir."
Elle ferma la porte e t . . .
Un des crânes disait :
" Tu te souviens de notre nom ? Nous
y* »
%
sommes les quatre crânes. Nous som-
mes là pour te parler, et pour te ras-
, surer.
Car tu sais
quelle m e n t ? Car tu sais qu'elle ment ? énonçait le
deuxième crâne.
Tu sais qu'elle est partie pour tOU-
JOlirS, susurrait le troisième crâne.
TU sais qu'elle ne reviendra j a m a i s ,
concluait le quatrième ".

Car, même si elles vont au cinéma, les


mamans, tout le monde le sait, finissent
toujours par revenir et n'abandon-
nent jamais leurs petits gar-
çons.
C'est évident. »
Voilà l'évidence la moins évidente du
monde ! Voyez ce ciel façon René
Magritte, tout en inquiétante familiarité
où flotte un mouton-jouet en caout-
chouc, un peu usé : voyez les sabots
dont la peinture est légèrement écaillée.
« C'est évident » énonce le texte... Mais
c'est si peu évident qu'il faut se hâter de
Pourquoi les petits garçons ont-ils toujours peur que leur
maman les abandonne dans une forêt sombre et noire ?, le proclamer. Que penser de l'innocence
III. A.M. Adda, Seuil Jeunesse d'un mouton, victime potentielle, dans
un ciel trop serein qui rassure si peu ?

84 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214/
dossier
L'album joue sur la flexibilité du lien et
sur les tensions que provoque l'éloigne- Pourquoi les petits garçons
ment. De plus, et ce n'est pas là sa ont-ils toujours peur
moindre qualité, cet album est l'un des que leur maman
rares, parmi les livres contemporains les abandonne
pour la jeunesse, à proposer une figure dans une forêt
féminine qui ne soit pas seulement mère
sombre et noire?
mais aussi femme. Qu'une figure fémi-
nine se révèle comme étant aussi une
femme dès qu'elle n'est plus exclusive-
ment la mère suffisamment bonne, et
voilà la narration qui bascule dans un
certain délire. Comme le soulignait René
Diatkine, le début de l'imaginaire chez
le tout-petit, correspond à l'acceptation
toujours douloureuse d'un éloignement
provisoire de la mère et, simultanément,
à la représentation de cette mère éloi-
gnée, dispensant à d'autres les soins et
attentions qu'elle lui réserve habituelle-
ment. Dans cet album cela va même un
peu plus loin. La mère absente devient
une proie, un être vulnérable. Elle est Ail, s'étonnaient les crânes,
susceptible de devenir la victime tu ne nous crois pas ?
inconsciente des mâles... Une femme Mais alors, pourquoi

que l'enfant serait incapable, beau ren- as-tu peur?


versement, de protéger ! Relisons le pas-
sage : « Nous connaissons très bien ta
maman (...) Nous dînions en sa compa-
gnie. Elle était très belle et riait... pen-
dant ton horrible cauchemar (...) ». Les
causes et effets du cauchemar évoqué
sont entremêlés. L'abandon, même
momentané (ou imaginé) de l'enfant
par la mère ne peut être vécu que
comme une trahison. Et cette « trahi-
son » dont la mère serait coupable,
mécaniquement, met la femme en dan-
ger. Fait rare dans le champ littéraire de
l'album, ce livre rentre bille en tête dans
les représentations consensuelles géné-
ralement un peu béates, un peu miel- Pourquoi les petits garçons ont-ils toujours peur que leur
leuses et un rien impérialistes de l'atta- maman les abandonne dans une forêt sombre et noire ?,
chement. III. A.M. Adda, Seuil Jeunesse

/N°2M-UREVUEDESLIVRESPOURENFANTS 85
dossier
Il y a incontestablement trouble. La part sembler assez crue. Quant aux images,
obscure du lecteur (en a-t-on jamais ter- elles participent d'un univers à la fois un
miné avec l'abandon ?) et la polysémie peu désuet (jouets et jeux d'avant 1950)
du propos vont de concert. J'ai souvent et dont la « réalité » n'est pas avérée : les
rencontré, parmi les professionnels de la crânes grotesques, la porte sur le fond de
petite enfance, un rejet de ce livre. Peut- ciel, etc. Entrer dans le système de l'al-
être faut-il dépasser une première réac- bum, chercher à en comprendre les
tion, un premier trouble. Il y a dans cet mécanismes producteurs de sens, c'est
album, comme dit Maurice Blanchot à assez vite découvrir un album plus subtil
propos du roman, de la « mauvaise foi ». qu'il n'y paraît de prime abord. Il est
Il y a quantité de leurres dans le système- même assez drôle. Je l'ai lu récemment
même de ce brûlot. Et ceci dès la cou- avec des enfants d'une classe de C.P. qui
verture ! Le point d'interrogation du titre étaient morts de rire. Bien sûr, ils se pro-
masque en fait une série d'assertions tégeaient sans doute en riant trop fort,
gigognes contestables. Ainsi cette peur mais peut-être étaient-ils un peu sensibles
attribuée vaudrait pour tous les petits au côté vaguement mexicain des repré-
garçons ? Et qu'en est-il s'agissant des sentations qu'il véhicule. On y « joue »
petites filles ? Les « petits » seulement ? avec des squelettes qui n'en sont pas,
Grandir protégerait-il de cette épreuve ? avec une mort feinte, avec des jouets
D'autre part, est-ce vrai pour toutes les étranges et familiers représentés par le
mamans ? Et pour les papas ? Quant à la biais d'un traitement graphique qui en
« forêt sombre et noire », annoncée dans accentue le côté inquiétant. Dans un
le titre-leurre, il n'en sera jamais question contexte macabre surjoué, les osselets
dans l'album. Le fil des pages montre peuvent sembler renouer avec leur
que l'abandon en forêt figuré des contes origine : ces os de mouton avec lesquels
classiques (dans Hansel et Gretel, par les Romains pratiquaient des jeux d'ar-
exemple) peut revêtir d'autres atours... gent. D'autres correspondances sont
Bref, vous l'aurez compris, non seule- moins manifestes. Elles semblent faire
ment ce livre me convient, mais de plus, appel à une dimension subconsciente.
il me semble emblématique d'un certain Le texte « Ah ! s'étonnaient les crânes,
type de relation au lecteur considéré tu ne nous crois pas, mais pourquoi as-
comme un lecteur à part entière et non tu peur ? » est accompagné (à moins
plus comme le simple représentant de sa que ça ne soit l'inverse !) de cette repré-
classe d'âge... Ce livre « parle » profond. sentation d'un accessoire du jeu de
Il emprunte des détours narratifs, des plage appelé le diabolo, si je ne me
articulations originales du texte et des trompe. Et le mot diabolo a quelque
images qui n'élucident pas un sujet mais chose à voir avec le diable (diavolo) !
font miroiter les facettes d'une situation Sur l'autre page, les crânes poursuivent
universelle. « Pourquoi trembles-tu ? » quand un yo-
yo est l'image associée. Sans vouloir
À l'évidence, dans ce livre il y a un jeu jouer mon Freud à la petite semaine,
texte-image extrêmement fort. La langue nous sommes devant une parodie dis-
utilisée est assez peu symbolique. Les crète du for-da, le fameux jeu de la
choses sont dites d'une manière qui peut bobine jetée et récupérée sans cesse par

86 IAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°2H/ (
dossier
Vrrr..., III, N. Claveloux,
éditions Être

vrrr...
un enfant, jeu décrit par le psychana-
lyste viennois. Le va-et-vient ludique a
ici partie liée avec l'éloignement et le
retour espéré de la mère, sur un fond
d'anxiété « diabolique ».

Abordons maintenant un autre livre, un


ouvrage complètement différent : Vrrr...
que j'ai publié aux éditions Être en 2001.
Les images sont de Nicole Claveloux.
Le plat de couverture présente un petit
pingouin assis à l'étroit dans le wagon-
net d'un train en bois. Des pattes pal-
mées sont semées sur les pages de
garde. La première double page montre
un grand pingouin et un petit pingouin.
Un épais et long fil les relie, ventre à
ventre. La poitrine du grand est équipée
d'un bouton jaune, celle du petit d'un
bouton rouge. Comme dans ce jouet de
salle de bain où l'on écarte deux croco-
diles qui flottent à la rencontre l'un de
l'autre parce que le cordon se rembobine
dans le ventre du plus gros. En fait, ici,
on verra que chacun peut rembobiner ou
dévider le cordon à sa guise. Le grand lit
un ouvrage, et le petit attire son atten-
tion : « Ghhh ! » Le grand baisse son
livre. Avec un air un peu las, il appuie
sur le bouton, et « vrrr »... Le petit est
attiré. Tendresse et bisous « Mmm ! »
Lien et attachement, donc. Mais vous
savez comment sont les petits : ils veu-
lent à la fois le bisou et le train. Donc,
« Crrr », le petit, posé à terre, se dirige
vers son train, en dévidant le cordon. Le
voilà qui sort du champ, par la droite de
l'image. Dans un album, l'espace délimi-
té par la page fait sens. Sortir du champ
de la page, c'est aussi échapper à la
vision du grand resté dans l'image.
Lequel, s'il souhaite l'autonomie du petit,
s'inquiète assez pour rembobiner.
« Vrrr ». Le petit n'a pas lâché le train,

/N°214-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS 87
dossier
cette fois ! Et puisque le petit a l'air d'être
apaisé, le grand, affichant un large sou-
rire s'éloigne à son tour, discrètement,
pour reprendre sa lecture interrompue.
Et c'est le petit qui, ne voyant plus le
grand, appuie sur son propre bouton
rouge. Vrrr... L'attendu se produit. Le
grand pingouin, brusquement tiré de sa
lecture, est attiré vers le bord gauche de
la page... Surprise ! Au bout du cordon,
c'est un autre grand qui attire le pingouin
au livre, tandis que le petit, hilare, est
dans ses bras. Pour les jeunes lecteurs,
aucun doute : c'est le papa ! Simple pro-
jection, car nous avons pris soin de ne
pas caractériser sexuellement les person-
nages. Peu importe, d'ailleurs. J'aime
bien la fin : « Apu vrrr... », proclame le
petit. Le long fil est amassé, en un tas
sur le sol, abandonné. Le trio s'éloigne,
se tenant par le bout des ailerons. Le lien
perdure, différent. Seul le train a conser-
vé sa ficelle de traction.
Dans les albums, la langue des faits et la
langue du récit s'entrelacent sur l'espace
imprimable. Cet espace a une vraie
vertu, il installe du temps maîtrisable.
L'écart entre le texte et les images, à
mille lieues de la pauvre redondance,
repose sur une grammaire et une syn-
taxe. Le code linguistique (fondamenta-
lement arbitraire) et le code iconique
(fondamentalement analogique) trico-
Vrrr..., II. N. Claveloux, éditions Être
tent alors leurs puissances et leurs
impuissances relatives. C'est la force de
l'album. Les arêtes peuvent se révéler
vives pour le lecteur... Mais on n'ap-
prend pas la menuiserie avec une scie en
chocolat !

Lançons-nous maintenant dans une lec-


ture de cet album, Bonne nuit Tommy,
dont Rotraut Suzanne Berner a réalisé le
texte et les images. La couverture aiguise

88 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N"21<t/doss.er
l'appétit. Le titre pourrait annoncer un
BONNE NUIT T O I W
livre ordinaire à propos du couchage,
un de ces livres « faits pour servir », plus
ou moins remboursables par la Sécurité
sociale, faits pour accompagner et facili-
ter des moments-clé de la vie familiale.
Pourtant l'horizon d'attente convoqué
par le titre est immédiatement perturbé
par l'image de couverture de Bonne nuit
Tommy. Le grand lapin anthropomorphe
qui guide la déambulation d'un petit
lapin en grenouillère porte autour du
cou un lacet d'où pend un sifflet. Les
papas ayant rarement un sifflet lors du
couchage de la progéniture, voilà qui
annonce de l'inédit.
« Chaque soir, quand il fait nuit dehors,
papa dit : allez, bonhomme, on y va !
- Non, dit Tommy, pas moi ! »
Pas lui ? Examinons l'une des règles du
rapport lecteur-fiction, règle qui a été
énoncée par Marie-Laure Ryan qui parle
de la fiction littéraire en général, mais
cela me semble valoir pour les œuvres
accessibles aux petits. Elle s'intéresse à
la notion d'« écart minimal » en mon-
trant comment on apprend toujours en
lisant du littéraire, y compris dans les
fictions extrêmement simples.
« Ce principe de l'écart minimal
demande que nous interprétions le
monde de la fiction comme étant aussi
semblable que possible à la réalité telle
que nous la connaissons. Cela signifie
que nous projetons sur le monde fictif
tout ce que nous savons du monde
réel, et que nous n'opérons que des
ajustements strictement inévitables. »
Donc, en l'absence de prescriptions
contraires, le lecteur attribue à tout être
romanesque, et à toute situation de type
fictionnel, des propriétés que ce lecteur
a personnellement dans le monde réel,
sa propre carte du monde. En fait, on

/N°214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS
dossier
grandit avec les fictions parce que, tout parodique d'une toile coquine de l'École
au long de notre vie de lecture, on prête de Fontainebleau.
sa propre carte du monde à l'univers qui « Chaque soir, papa sort son sifflet de
nous est proposé, jusqu'à preuve du sa poche, siffle deux fois très fort et
contraire. Et l'on n'ajuste que ce qui est dit : ... ». Que dit-il ? Il faut tourner la
strictement nécessaire. page : « Attention, attention ! Départ
« Non, dit Tommy, pas moi »... Le « pas en voie n°l, l'express-pantoufle entre
moi », référé par le jeune lecteur à son en gare ! En voiture, s'il vous plaît, et
expérience personnelle et/ou à sa on ferme les yeux ! » Le texte lève
connaissance des représentations fami- l'ambiguïté : le jeu du couchage est
liales dans les livres, laisse entendre conduit par le papa-chef de gare qui
d'une part que la situation peut générer organise le train du sommeil.
un conflit et qu'il pourrait y avoir d'au- Les plus grands parmi les lecteurs pour-
tres enfants à coucher. Et du coup, le lec- ront déceler, entre texte et contexte, l'af-
teur peut être conduit à regarder l'image fleurement inter-textuel d'une phrase
avec beaucoup d'attention pour valider chère aux surréalistes : « Le train ne peut
telle ou telle mini-hypothèse. Il y a ici, partir que les paupières fermées ». La
au premier plan, une poule noire à fécondité de ces « petits » livres réside
taches blanches. Elle est jolie. Livre de dans la stratification et l'emboîtement
jeunesse + poule + problématique du des niveaux d'entrée.
couchage... Qui ne serait pas tenté de Le trouble et la jubilation enclenchent
chercher un ou plusieurs poussins ? Il y une empathie suffisante pour donner
en a justement un caché derrière le pot un avenir à chaque nouvelle lecture.
de fleurs ! Premier indice visuel d'un Tommy, juché sur les pantoufles de
isomorphisme. Comme avec la petite son père, est ainsi déplacé pas à pas
souris des dessins de Plantu en première vers une porte... Vous connaissez cer-
page du journal Le Monde ou la cocci- tainement une scène voisine : chez
nelle chez Gotlib, une « petite » histoire Anthony Browne, dans Anna et le
parallèle vient souligner le non-dit, les gorille, la petite Anna danse avec le
tensions déplacées de la « grande ». La gorille, debout sur les pieds de son
résistance vite abandonnée de Tommy se père de substitution, comme font tous
prolonge, par procuration, dans celle du les jeunes enfants lors des fêtes fami-
poussin qui, à son tour, va succomber liales. J'attire votre attention sur la
aux charmes du rituel de couchage. poule qui suit le père-lapin, son petit
Des petits jeux culturels, cachés ici et là, sur le dos, en direction d'une porte qui
échappent probablement à nombre de n'est pas celle de la chambre mais
jeunes lecteurs. Peu importe. « Ceci n'est celle de la cuisine. L'attente du jeune
pas une carotte » évoque bien sûr le lecteur dépendra de son expérience
« ceci n'est pas une pipe » de René directe ou littéraire de l'enchaînement
Magritte. Cet affleurement d'une image spatial des pièces d'une maison. La
ancienne dans l'image actuelle s'appelle salle à manger et la cuisine sont des
l'inter-iconicité. D'autres exemples d'al- pièces distinctes dans l'album. La
lusions à des tableaux figurent plus chambre de Tommy est immense...
loin : L'angélus de Millet ou la citation « Premier arrêt, Mangeville », avait dit le

90 LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N°214/(
dossier
père dans la double page précédente - PROCHA/W ARR£"T, BAIWVjlLE.
« Premier arrêt, Mangeville », crie papa. C/wq M/WUTES D'ARRET ! TOUT LE MOWDE DESCEWD,
On ouvre la bouche, et on fait attention SE LAVE LES MA/WS ET LES

aux annonces.
« (...) Bonne nuit, Tommy, dit maman,
Voici encore quelques provisions pour le
voyage. »
La maman n'est pas étrangère au rituel.
Elle joue le jeu, comme la maman-poule
dans Les Épinards de Claude Ponti. La
provision de bouche présentée par sa
mère à Tommy est une carotte. Dans le
même temps, la poule attendrie regarde
son poussin qui picore dans une écuelle.
Nouveau parallèle entre les deux histoires.
Je passe rapidement sur l'arrêt dans la
salle de bain. Pointons simplement les
airs ahuris de la poule et de son petit
quand il est question de se laver les
dents ! Le père, impatient, un vrai chef
de gare, à cheval sur les horaires, chro-
nomètre son fils, de visu. Pas question
pour Tommy d'user du subterfuge d'un
autre Tomi, Ungerer celui-là. Dans Pas de
baisers pour maman, le petit chat frotte
la brosse à dents sur le rebord du lavabo
« Attention, attention ! crie papa, le sifflet
à la bouche, tout le monde en voiture, et - DERW/ER ARRET, DODOV1LLE !
D O D O / R I E , TERMIWUS, TOUT LE MOwDE
on ferme les yeux, s'il vous plaît ! » DESCEWD ! WOUS ESPÉROWS qUE VOUS AVEZ
FA/T Uw AGRÉABLE VOYAGE i
Allez-donc parler distinctement avec un
sifflet dans la bouche ! Le texte n'invite-
t-il pas l'adulte à chuinter le texte ?
Dans la plupart des albums évoquant le
couchage, et souvent dans la vraie vie,
les grands calment progressivement le jeu :
ici, rien de tel. Le papa, à trois mètres du
but, lance Tommy à travers la pièce en
direction du lit ! La surprise amusée du
lecteur semble partagée par les jouets de
Tommy, qui, sagement rangés dans le lit,
écarquillent les yeux.
Les tiroirs inégalement entr'ouverts de la
commode forment un petit escalier. La
poule et son poussin ont ainsi pu accéder

/N°214-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS 91
dossier
à une petite fenêtre, ouverte sur la Nombre d'adultes sont décontenancés
nuit.Vingt minutes plus tard, les tiroirs par de tels albums. Ils peinent à aider
sont fermés, le rideau tiré masque com- les enfants à faire du sens avec eux.
plètement la fenêtre restée ouverte. Mais je crois que quand on les lit à un
Poule et poussin ne sont plus visibles. enfant, il ne faut pas être obsédé par la
« Bonne nuit, Tommy, dors fidélité au texte tel qu'il est imprimé. On
bien », « Bonne nuit, papa. ». Mais la fin peut, alternativement, l'oraliser fidèle-
de l'histoire n'est pas celle du livre ! ment, le paraphraser, en faire l'impasse
Reste à découvrir la vignette sur le plat pour ne focaliser l'attention que sur les
quatre de la couverture. La maison est images, etc. L'important me semble alors
vue depuis l'extérieur. de bien marquer quand on réfère explici-
La poule veille, blottie sur le bord de la tement au texte imprimé. Mais ce qui
fenêtre, le poussin endormi sous son aile importe surtout, c'est que la probléma-
noire et blanche. La fenêtre restée ouverte, tique qui a pu effleurer en amont reste
autorise un éventuel retour dans la présente, d'une façon ou de l'autre : into-
chambre. Seul le léger rideau assure à la nations, pauses, mimiques, comparai-
fois l'intimité de chacun, la frontière sons des pages, passerelles tendues indé-
entre le dehors et le dedans, mais aussi pendamment de la seule dramaturgie,
la possibilité conservée de passer d'un etc.
univers dans l'autre. Une fois encore, le médiateur n'est pas
Ce livre fait du bien. Et, bonne nouvelle, un catalyseur neutre et bienveillant, un
il va de pair avec son double, Bonjour simple vecteur différent de la lecture
Tommy, album dans lequel c'est la silencieuse et solitaire. Il doit, le plus
maman qui mène un rituel d'éveil aussi objectivement possible, souligner les
réjouissant et attendrissant. De plus, dimensions subjectives d'une lecture. Et
chaque lecteur, désormais familier des indiquer autant que faire se pourra, ce
personnages, jouets et meubles, pourra qu'il a cru comprendre des ressorts du
suivre les évolutions. Un double régal, en livre. L'écart, la complémentarité ou le
miroir. L'éditeur hollandais des versions contre-point entre texte et images, le
originales de ces albums, Quérido, a rythme de la mise en pages et des
publié simultanément le troisième titre séquences... Si tout compte dans un
de cette magnifique façon de donner album, comment faire comme si on ne le
sens aux séries, souvent honnies à juste savait pas ? Claude Ponti, par exemple,
titre. Le réseau, les connexions d'un livre ou Anthony Browne aussi, bref, les
à l'autre, les systèmes de renvois internes « grands » du livre de jeunesse prennent
à l'œuvre d'un même auteur et ceux qui un malin plaisir à affirmer dans le texte
la relient à d'autres livres du domaine ou ce qui se trouve contredit par l'image. Et
à d'autres secteurs de l'existence, bref inversement. Et quand un détail, plus ou
tout ce qui fonde véritablement un objet moins crypté, est la clé qui ouvre à de
culturel, tout cela participe d'une prise nouvelles lectures, comment en priver
en compte du jeune lecteur comme un l'autre ? N'oraliser que le texte imprimé
lecteur à part entière, admis sans réserve quand on présente un album est un non-
dans la communauté des faiseurs de sens ! Si un album est fait d'un entrelacs
sens. de texte et d'image, ne démailler que le

LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N'214^
dossier
fil du texte, c'est une manière de trahir Chacun peut ainsi roder son rapport au
l'album dans ce que l'on appelle son sys- monde sans le risque de vivre. Cette
tème de production narrative. répétition ne représente pas l'existence
J'évoque souvent ce que j'appelle mais la possibilité d'en organiser l'ex-
les « microclimats de lecture ». Avouons- périence avec l'appui d'un monde
le, c'est une véritable chance qu'il soit repensé dans les contraintes du texte
encore possible de produire des livres et des images.
qui développent des points de vue diffé- Si une proposition littéraire accessible à
rents sur le monde même si nombre des la jeunesse valait pour toute une classe
manières possibles d'être au monde sont d'âge (par exemple) ou pour le monde
curieusement absentes de la littérature entier des lecteurs, il y aurait quelques
de jeunesse la plus fréquente et la plus risques qu'elle caresse le lecteur dans le
fréquentée. Je crois vraiment qu'il est sens de l'ordre des choses. Pour qu'exis-
vital de pouvoir rencontrer, quel que soit tent ces microclimats de lecture, il faut à
son âge, ce que Pierre Bergounioux la fois la variété dans la production et la
nomme « la diversité des éprouvés ». perméabilité du tissu social à toutes les
Cette nécessaire variété ne relève pas formes de propositions littéraires. Alors,
d'une prétendue diversité des goûts parce que les facteurs qui président à la
(qui, comme chacun sait, seraient tous rencontre d'un livre et d'un enfant
dans la nature !) ou d'une espèce de comptent parfois plus que la qualité du
démocratie convenue concernant l'accès livre, il vaut mieux ne pas se forcer à être
à la culture. Il me semble absolument le médiateur d'un livre avec lequel on ne
nécessaire que des points de vue sur le se sent pas en phase. À moins d'avoir le
monde soient défendus par des artistes sentiment de bien comprendre les rai-
parce que l'œuvre nous propose du sons de cet écart et de les mettre en par-
temps, de l'espace et du sens qui, sans tage avec l'Autre.
elle, nous feraient défaut au fil des jours.

/N"214-LAREVUEDESL1VRESPOUR£NFANTS 93
dossier
Peut-il exister
itè
des critères
internationaux
d'excellence ?
par Jeffrey Garrett*

Nouveau président du jury qui u'est-ce que la beauté ? Qu'est-ce


décerne le Prix Hans-Christian
Andersen (le « Nobel » du livre
pour enfants), Jeffrey Garrett
Q que la vérité ? Qu'est-ce que l'ex-
cellence ? Ce sont d'anciennes,
voire de très antiques questions. Les
s'interroge sur la manière dont poser, aussi simplement, dans l'absolu,
des adultes, issus de différentes présuppose que les réponses seront uni-
cultures, peuvent apprécier versellement valables, par-delà les fron-
les qualités « universelles » tières linguistiques et culturelles. Et
- s'il y en a - des livres pourtant, ce sont précisément ces fron-
pour enfants. tières qui rendent cette problématique,
Témoignage et arrêt sur images. déjà complexe en soi, presque impossible
à traiter.
Aujourd'hui, nous avons plutôt tendance
à considérer que la perception de la
beauté a moins à voir avec la chose elle-
même qu'avec « l'œil de celui qui la
contemple » que les critères de beauté ne
sont pas universels, mais souvent extrê-
mement personnels ou plutôt, en géné-
ralisant un tant soit peu, que ces critères
* Jeffrey Garrett travaille à l'Université d'Evanston dans sont propres à une époque donnée et à
l'Illinois. Le prix Hans-Christian Andersen est décerné par
une culture donnée.
IBBY (International Board on Books for Young people).
Cet article regroupe des extraits de la communication pré-
sentée au 28e congrès d'IBBY, Bâle, Suisse (29 septembre - Est-ce aussi le cas pour la littérature
3 octobre 2002). enfantine ? Existe-t-il des frontières cul-
Texte reproduit avec l'aimable autorisation d'IBBY et turelles entre les enfants ou est-ce un
Jeffrey Garrett auxquels nous adressons nos remercie-
discours unique sur la vérité et la beau-
ments.
té qui les relie ? Comme on le sait, la fon-
L'intégralité de cette communication est consultable
sur le site d'IBBY : www.ibby.org datrice d'IBBY et de la bibliothèque

LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N°214/(
dossier
internationale de Munich, Jella Lepman, comprenons ce que nous voyons, quand,
« voulait convaincre l'humanité que les en fait, ce n'est pas vrai, est bien l'un
enfants de toutes races et de tous conti- des problèmes majeurs que nous ren-
nents sont frères et sœurs. ».J controns quand il s'agit d'élaborer des
Cette notion séduisante - l'existence normes internationales reconnues.
d'un lien sous-jacent entre tous les Les exemples que j'ai choisis sont des
enfants du monde, qu'ils ne perdent œuvres qui ont été présentées en 2001 à
qu'après avoir intégré la culture de leurs l'exposition des illustrateurs à Bologne
« parents » - pourrait conforter l'idée et qui ont été exposées à l'Art Institute
qu'il existe bien des normes universelles de Chicago, ma ville natale. Vivre près
de qualité pour la littérature enfantine. de ces œuvres pendant six mois, m'a
Pourtant nous accordons rarement notre donné l'occasion d'engager une
confiance au jugement personnel de nos réflexion sur celles-ci, ainsi que sur
enfants en matière de qualité. C'est ainsi leurs auteurs et sur ce que signifie le fait
que les choix de jurys d'enfants font de les considérer comme excellentes,
généralement les frais de cette défiance. moyennes ou médiocres dans un cadre
Juger de la qualité des livres pour reconnu au niveau international.
enfants s'avère être, au mieux, le fruit
d'une collaboration entre enfants et Alan Clarke et nos présupposés sur
adultes, mais reste le plus souvent une la familiarité et l'étrangeté
activité d'adultes. Et nous, adultes, À Bologne comme à Chicago, un illustra-
même les plus sensibles aux qualités qui teur a particulièrement attiré mon atten-
font un « beau » livre pour la jeunesse, tion. Il s'agit d'Alan Clarke, un artiste
estimons bien souvent qu'il est impossi- irlandais de 26 ans. J'ai apprécié son
ble d'évaluer ces qualités en dehors de humour, la richesse de sa palette de cou-
nos frontières culturelles. En effet, nous leurs, son approche ludique de la per-
sommes distraits, égarés, déconcertés spective et son sens de l'absurde. L'envie
par le piège des spécificités culturelles m'est venue d'avoir un entretien avec lui.
en matière d'expression artistique, en J'ai réussi à joindre par téléphone sa mère
raison de normes de production ou dans le County Wicklow, au sud de
d'édition qui sont plus ou moins élevées Dublin. Puis, une chose étrange m'est
ou simplement différentes des nôtres ou arrivée. L'adresse électronique qu'elle
encore d'une langue qui nous est incom- m'a communiquée pour joindre son fils
préhensible ou de références que nous était sur un serveur Internet intitulé « air-
ne partageons pas. com.net » que j'ai écrit consciencieuse-
ment « a-i-r-c-o-m ». Eh bien, le message
J'aimerais explorer ici ce qui freine notre m'est revenu. J'ai rappelé et j'ai demandé
jugement trans-frontières de la beauté, à la mère de M. Clarke de m'épeler
de la vérité et de la notion d'excellence l'adresse et, bien sûr, « aircom » s'écrit en
dans la littérature pour la jeunesse. Je réalité « e-i-r-c-o-m » intégrant le nom
m'intéresserai avant tout à l'illustration. irlandais de son pays, l'Eire. Cela me
En effet, les images, du moins à un cer- frappa singulièrement. Je me demandai si
tain niveau, sont intelligibles instantané- ce n'est pas exactement ce que nous fai-
ment par chacun : mais croire que nous sons tout le temps avec les cultures des

/N°214-LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS
dossier
autres pays. Elles ont une signification À l'autre bout de l'échelle des valeurs se
parfaitement claire pour nous, parce que, cache un autre danger pernicieux : celui
sans même nous en rendre compte, nous de F« exoticisme ». « L'exotisciste » juge
les modelons pour les faire coller à nos les choses plus étrangères qu'elles ne le
préjugés ; nous leur donnons sens en sont en réalité. Il refuse de céder au sen-
fonction de nos propres signifiants, timent qu'il comprend ce qu'il voit avant
quand, en fait, nous avons pu complète- qu'un autochtone en qui il a confiance,
ment nous méprendre. ne le lui confirme. « L'exoticiste » insis-
tera volontiers sur le fait que nous
Ce phénomène de « projection » risque devons considérer un illustrateur irlan-
particulièrement de se produire avec les dais dans le contexte d'une tradition pré-
images : contrairement à un texte étran- sumée irlandaise d'illustration du livre
ger, qui peut être pour nous du charabia pour enfants et de ce fait, réserver notre
si nous ne possédons pas la langue, les jugement en attendant de comprendre
images semblent nous parler directe- cette tradition correctement - alors qu'en
ment. Nous reconnaissons les figures fait, ce que nous voyons est aussi évident
humaines, les bâtiments, les animaux et que le nez au milieu de la figure.
nous croyons comprendre ce que l'artiste
veut nous montrer. Mais si nous poursui- Alan Clarke a ri à l'idée qu'il serait d'une
vons l'examen de ces images étrangères, certaine façon issu des brumes celtiques,
non seulement nous les trouvons sou- et a même contesté le fait que ces brumes
vent différentes, mais nous les jugeons aient jamais eu quelque « rapport » avec
également meilleures ou inférieures, plus l'art des livres pour enfants irlandais.
ou moins belles que les nôtres, selon le Parmi les artistes qu'il admire, on ne
regard que nous portons sur la culture compte aucun Irlandais, mais des
d'origine. Ces filtres transculturels sont Américains comme les avant-gardistes
en vigueur encore aujourd'hui, et en tant de Chicago Joe Sorren et Edward Gorey,
qu'Américain, j'en fais l'expérience cons- les Anglais du début du XXe siècle
tamment. En fait, bien sûr, les images W. Heath Robinson et Arthur Rackham,
étrangères n'ont pas nécessairement le le graphiste norvégien Kim Hiorthoy et
sens négatif ou positif que nous leur prê- l'Autrichienne Lisbeth Zwerger. De plus,
tons. Et si c'est le cas, ce n'est générale- Alan Clarke a reçu son éducation artis-
ment pas pour les raisons que nous leur tique, non pas quelque part au cœur de
attribuons. Quand nous regardons des la verte Irlande mais au Falmouth
livres d'images étrangers, nous nous Collège of Arts en Cornouaille.
immisçons en quelque sorte, dans une
conversation avec une autre culture, Entre les Charybde et Scylla de la pro-
dans un langage qui a beaucoup de jection et de « l'exoticisme », il n'est pas
points communs avec le nôtre. Aussi, inutile de posséder un minimum d'infor-
nous devons faire attention au risque de mations concrètes sur les images que
prêter un sens ou des qualités que nous nous regardons.
percevons dans ces conversations, que Clarke qualifie son sens de l'humour de
nous avons nous-mêmes échafaudées « plutôt noir » et de « un brin absurde »
puis projetées en elles. correspondant à son goût pour Edward

96 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214/(
dossier
Gorey. Nous avons confirmation de
cette définition dans l'image de ce
pauvre Chester Chump « un chic
copain, tué par le choc d'une chute de
cheddar » Prédisposé comme je le suis
à « l'exoticisme », j'ai parcouru un cer-
tain nombre de livres d'images irlan-
dais pour voir s'il existe des antécé-
dents à cette combinaison d'absurde
et d'humour noir, et, c'est vrai, il en
existe. Il n'est qu'à regarder ce vaurien
diabolique, un peu à la manière de
l'Américain Huck Finn, appelé Jimeen,
une création de l'artiste irlandais Brian
Bourke en 1984. Ou encore le person-
nage héros éponyme de l'histoire « Le
petit héros » publiée en gaélique par
An Gum en 1979. Quant à l'illustration
de l'histoire « The Cattle Raid of
Cooley », elle est clairement absurde.
Même s'il est fort probable que cette
tendance à l'absurde qui existe dans
l'illustration des livres pour enfants Chester Chump • un chic copain, tué par le choc d'une chute de cheddar >
irlandais ait été assimilée par Alan in The People ofPloppsville, III. A. Clarke

Clarke pendant son enfance dans une


Irlande rurale, je pense que la leçon
qu'on peut tirer ici est de s'affranchir
d'un « exoticisme » trompeur si nous
voulons comprendre ce jeune artiste
éclectique. Et pourtant, est-ce que son
œuvre sera internationalement appré-
ciée comme « bonne » ou « belle » ou
« excellente » ? Si je fais partie du jury
d'IBBY, j'ai besoin de savoir ce que je
regarde, afin d'éviter de projeter
inconsciemment mes critères culturels
dans mes jugements sur des œuvres
d'autres cultures, mais je dois égale-
ment faire confiance à mon instinct.

o
dossier /N 214-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS
t

Les citations affectives de Ingrid


Godoh
Une autre question que j'aimerais soule-
ver porte sur la notion d'originalité.
Quittons les Iles Britanniques et traver-
sons la Manche pour arriver en
Belgique, pays d'Ingrid Godon, artiste
flamande autodidacte, peut-être plus
âgée qu'Alan Clarke de deux décennies.
J'ai découvert à Bologne, puis à nouveau
à Chicago, ses illustrations originales
pour un livre intitulé Wachten op
Matroos (Attendre un matelot)2. Ce
livre, dont elle a imaginé l'histoire, et
dont le texte est dû au poète André
Sollie, a connu un grand succès d'estime
au niveau international. Lauréat du
Crayon d'or aux Pays-Bas, il a été publié
Remue-Ménage chez Madame K, III. W. Erlbruch, Milan l'an dernier en Allemagne, Macmillan a
acquis les droits pour le Royaume-Uni et
Christian Bruel vient de le publier en
Attendre un matelot, III. I. Godon, Éditions Être
France aux éditions Être. Il raconte l'his-
toire d'un gardien de phare, Théo, qui se
languit, en attendant le retour de son
ami, que l'on ne connaît que sous le
nom de Matroos.
Le style artistique d'Ingrid Godon est
plein de charme et direct, réussissant à
rendre vivant un bord de mer venteux
- et aussi à traduire la préoccupation des
amis de Théo qui espèrent aussi le
retour de Matroos. On peut pour ce livre
reprendre la question : est-ce bon à un
niveau international ? En quoi est-il
belge ou flamand ? Manquons-nous
quelque chose d'essentiel en ignorant les
sources nationales, si elles existent, de
l'art flamand pour les enfants ? Ces
réflexions que je menais furent brutale-
ment interrompues lorsque j'ai eu l'im-
pression d'avoir déjà vu quelque part
le dessin représentant l'un des person-
nages, Rosé, l'amie de Théo qui lui porte
du pain. Je l'avais vu non pas dans un

IAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214/
dossier
livre belge, mais dans un album de l'ar- Les masques de Dusan Kallay
tiste allemand, Wolf Erlbruch, publié Revenons à la question du jeu entre
d'abord en Allemagne en 1995 sous le étrangeté et familiarité dans les images
titre de Frau. Meier, die Amsel puis, ces des livres pour enfants et à nos juge-
dernières années, dans de nombreux ments critiques. Cette question se pose
pays y compris les États-Unis et la avec une force particulière quand on
France sous le titre Remue-Ménage chez examine l'œuvre de l'artiste slovaque
Madame K.3 Dusan Kallay, professeur d'art gra-
Si l'on compare les deux dessins, celui phique à l'Académie des Beaux-Arts de
de Rosé par Gordon et celui de Mrs Bratislava, lauréat du prix Hans
Meyer par Erlbruch, on est frappé par la Christian Andersen 1988 pour l'illustra-
ressemblance. La physionomie est la tion - et (en dehors des États-Unis)
même, la robe est identique et même la artiste hautement apprécié dans le
courbe des sourcils correspond. Et les domaine du livre pour la jeunesse au
similitudes ne s'arrêtent pas là, car la niveau international.
position des personnages placés juste
avant ou juste après la ligne où terre et Kallay est un représentant majeur de ce
ciel se rencontrent, est caractéristique que nous appellerions en Amérique
de la façon dont Erlbruch traite la « surréalisme de l'Europe de l'Est », un
perspective. Mais avant de crier au pla- style qui souvent crée une distance gla-
giat, on peut remarquer que Querido, ciale entre les figures humaines repré-
l'éditeur hollandais du livre de Godon, sentées et le lecteur/observateur. Kallay
publie également Erlbruch, et que l'édi- lui-même, de façon très intéressante
teur allemand d'Erlbruch, Peter dans un courrier personnel, évite le
Hammer Verlag, est aussi l'éditeur de la terme de « surréalisme » et préfère qua-
version allemande de Attendre un mate- lifier son style « de réalisme imagina-
lot de Godon. En d'autres termes, nous tif », rejetant nettement les exigences de
avons ici une sorte de citation stylis- réalisme de l'école artistique réaliste à
tique qui a franchi les frontières sur laquelle, nous Américains, sommes si
laquelle tous les intéressés ont manifes- profondément attachés. Kallay affirme
tement fermé les yeux. Tout d'abord, ce que la réalité vraie ne peut être rendue
que je voyais là m'a troublé - et même, par une image « photographique » : les
pour être honnête, plutôt scandalisé - réalités qu'il cherche à rendre par son art
mais après avoir lu le livre intégrale- sont celles, selon ses termes, de « la phi-
ment et beaucoup apprécié l'histoire, losophie, de la littérature et du rêve ».
j'ai fini par considérer Ingrid Godon Quoique considérablement atténuées
comme une artiste originale et créative - on pourrait dire « occidentalisées » - par
- ce qui n'enlève rien au fait qu'elle pra- rapport à ses travaux antérieurs qui
tique avec art l'imitation stylistique. étaient plus révolutionnaires, les illustra-
Mais elle a peu ou rien ajouté au per- tions de Kallay pour le livre Dos kleine
sonnage qu'elle a emprunté... et « un kecke Haus4 publié initialement en alle-
bon emprunt » n'est habituellement pas mand par l'éditeur Dachs Verlag à Vienne
applaudi par les jurys internationaux. - à seulement 30 miles de la maison de
Kallay à Bratislava, un voisinage culturel

/N°214-UREVUEDESUVRESPOURENFANT5 99
dossier
vraiment très proche) sont d'une façon
étrange et dérangeante, distantes et oni-
riques. Pour cette raison il y a peu de
chance qu'elles ornent les pages d'un
livre pour enfants américain. Il est cer-
tain qu'aux États-Unis, les critères de
qualité sont différents de ce à quoi
Kallay est habitué en Europe et même
au Japon, un pays et une culture
extraordinairement réceptifs aux messa-
ges véhiculés par des canaux culturels
« étrangers ». Il est certain qu'une des
explications réside dans le fait que le
ciel soit si bas - nous avons toujours
l'impression d'être dans une chambre,
plutôt que sous la voûte céleste. Peut-
être manquons-nous en Amérique
- ainsi que nos enfants - d'outils esthé-
tiques pour apprécier ce style, car il y a
Alice au pays des merveilles, III. D. Kallay, Grùnd
une touche médiévale, qui, comme
beaucoup d'autres particularités de cet
artiste, permet de restituer l'espace inté-
rieur ou spirituel de la scène dépeinte,
autrement dit, l'espace du conte et non
celui du monde réel. Plus que tout, ce
Petit cochon, III. S. Eidrigevicius, Scandéditions sont surtout les expressions des visages
de ses personnages, telles des icônes,
qui sont comme des réminiscences de
masques figés en une expression
unique. Dans l'étonnante version par
Kallay d'Alice au pays des merveilles5
Humpty Dumpty est assis là comme un
Bouddha ovoïde, son regard tourné
directement vers l'intérieur ou vers le
néant. Les cartes à jouer à la cour de la
Reine de cœur ont le regard des
Bodhisattvas ou des saints orthodoxes.
C'est un monde de rêve (ou de cauche-
mar) que Kallay nous dévoile. Si l'on
regarde le travail d'autres artistes
d'Europe de l'Est, comme le talentueux
Lituanien Stasys Eidrigevicius, nous
avons un avant-goût des traditions
nationales des pays de l'Est, très diffé-

100 LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°214/doss.e(.
rentes de celles de l'Ouest. Peut-être Nord.6 Les cordes que Kallay fait vibrer
qu'à leur contact, nous pouvons gra- avec art vibrent encore plus profondé-
duellement commencer à comprendre ce ment à l'intérieur de la chambre de réso-
langage esthétique différent et apprécier nance de la tradition occidentale : ainsi
sa grandeur. Il serait facile de succomber cette très belle et extraordinaire image
à l'effet trompeur de la projection quand de Das kleine kecke Haus, montrant
nous jugeons du travail de Kallay, et il Esméralda, l'épouse du capitaine, à bord
est vraiment utile de se pencher sur ses du bateau qui porte son nom, pleurant
origines et ses antécédents artistiques en quittant son île natale, ce qui fait
avant de se faire une opinion. monter le niveau de la mer. Cela fait
écho à l'ancien thème folklorique de la
Quelles sont ses racines ? Nous ne sommes mer de larmes que beaucoup d'entre
pas surpris que Kallay revendique son nous ne connaissent que grâce à Alice
appartenance à la tradition slovaque au pays des merveilles, mais aussi, de
d'illustration des livres pour la jeunesse, façon plus subtile, au Narrenschiff de
qui remonte à la création d'une des plus Sébastien Brant au XVe siècle, la célèbre
grandes maisons d'édition du pays, nef des fous, peut-être le premier « best-
Mladé Leta, en 1956. Comme dans beau- seller » de l'Europe d'après Gutenberg.
coup de pays de l'Est pendant la période
communiste, beaucoup d'artistes slo- Bien sûr, nous, adultes, reconnaissons ces
vaques de renom se sont tournés massi- résonances et pouvons les apprécier.
vement vers cet éditeur et plus générale- Mais est-ce que cela nous aide à recon-
ment vers les livres pour la jeunesse. En naître la qualité d'un livre pour enfants ?
fait, il existe dans toute l'Europe de l'Est, Quelle importance peuvent avoir ces réfé-
une érudition qui permet d'expliquer rences pour un lecteur qui est trop jeune
pourquoi Kallay, comme ses pairs, doit à pour savoir (ou s'intéresser à) qui était
l'évidence beaucoup à Max Ernst et aux Gutenberg ou même Lewis Carroll ? Je
autres grands surréalistes du XXe siècle répondrai à ces questions par deux argu-
mais peut-être encore plus profondé- ments. Premièrement, Kallay fait appel à
ment à Pierre Brueghel et Hieronymus nombre de formes et thèmes artistiques
Bosch, deux précurseurs reconnus du assez reconnus historiquement pour que
surréalisme. Chez Brueghel il a puisé la son art pénètre profondément les méca-
rusticité de beaucoup de ses personnages nismes mentaux ; le masque est un
humains, auprès des deux artistes le moyen culturel employé universellement
chaos soigneusement maîtrisé de ses pour mettre à distance, et la mer de lar-
compositions peuplées d'êtres à la fois mes est une image susceptible de faire
réels et imaginaires. Jetons encore un vibrer une corde sensible chez chacun
œil sur les images d'un autre artiste d'entre nous. Mais aussi, en intégrant
d'Europe de l'Est, par exemple sur la dans son art autant d'éléments de la tra-
scène de la partie de thé chez les fous dition artistique mondiale, Kallay ap-
dans l'Alice au pays des merveilles de prend à l'observateur qu'il existe des cho-
l'artiste russe Gennadi Kalinovski qui, ses mystérieuses qui attendent qu'on les
comme Kallay, nous nourrit d'allusions à découvre. En un sens, il aide à préparer
l'art de la Renaissance en Europe du les enfants à rencontrer et à respecter ces

/NO214-LAR£VUEDESLIVRESP0URENFANTS
dossier
autres traditions - qui font aussi partie des 1. Propos de Klaus Doderer, cité par Eva Glistrup dans
leurs. C'est une autre des raisons qui font « Half a Century of the Hans Christian Andersen
Awards » inédit, manuscrit, 2002
que ces résonances sont si précieuses.
2. Ingrid Godon, Wachten op Matroos, texte de André
Sollie (Amsterdam, Querido, 2001), publié en français
Quelles conclusions pouvons-nous tirer sous le titre Attendre un matelot, Éditions Être, 2003
de cette balade ?7 Une conclusion possi- 3. Wolf Erlbruch, Frau Meier, die Amsel (Wuppertal :
ble est, je crois, celle-ci : qu'une compré- Peter Hammer Verlag, 1995). Publié aux USA sous le
titre Mrs Mayer, the b/rd (New York : Orchard, 1997) et
hension de ce qu'est la qualité (beauté,
sous le titre français Remue-ménage chez madame K
vérité) implique qu'on estime a priori que (Milan, 1995)
le monde peut être aujourd'hui perçu au 4. Heinz R. Unger, Das kleine kecke Haus, illustrations
travers du regard d'artistes issus d'autres de Dusan Kallay (Vienne : Dachs, 2000)
cultures sans que cette vision soit pour 5. Alica v krajine zazrakov, traduit de l'anglais par Juraj
autant « fausse » ou « bizarre », ce qui est Vjtck et Viera Vojtkova, illustrations de Dusan Kallay
(Bratislava : Prikljudenija Mladé leta, 1981), publié en
le propre des « projectionnistes ». Mais
français par les éditions Grùnd en 1985.
elle exige aussi que nous fassions 6. Alisy v strane oudes, Traduit de l'anglais par Boris
confiance à notre instinct, que nous pre- Zachoder, illustrations de Genadii Kalinovski (Moscou :
nions le temps de former cet instinct en Detskaya literature, 1977)
apprenant des choses sur la culture de 7. Dans son intervention originale, Jeffrey Garrett pro-
l'artiste concerné - sans nous laisser pose une • balade » encore plus étendue, puisqu'il étu-
die l'exemple d'un illustrateur italien, Giuliano Ferri,
gagner au point de vue de « l'exoticiste »
et d'une illustratrice japonaise, Reiko Okajima.
qui considère que les fruits d'une pro-
duction culturelle étrangère doivent res-
ter impénétrables à défaut d'années
d'entraînement. Ce que nous voyons de
plus en plus dans le monde de l'illustra-
tion des livres pour enfants est la totale
perméabilité des frontières en ce qui
concerne les formes esthétiques et les
motifs artistiques. Nous voyons comment
les cultures de tous lieux et de toutes
époques sont adoptées, valorisées, rééva-
luées, mêlées aux traditions locales et
étrangères, et enfin transformées par les
artistes qui se les sont réappropriées. Il
n'existe plus de tradition nationale mono-
chrome - comment cela serait-il possible
à une époque où grâce à la magie
d'Internet, les mots, la musique et les
images peuvent apparaître par miracle
dans le bureau ou l'atelier de presque
tout le monde ? L'art des livres pour
enfants aujourd'hui est de plus en plus
international, éclectique, fruit d'une polli-
nisation Croisée. Traduction Viviane Ezratty

102 LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-N°214/dossjer
La surface et le fond
par Katy Couprie*

Dans quelle mesure le choix Récris ces lignes sous un double


d'une technique intervient-il
dans la création des images
et la réalisation d'un livre ?
J éclairage, à la lumière de deux
expériences vécues ces dernières
semaines. La première est la lecture assi-
Dans quelle mesure cela importe- due du livre de Jean-Luc Nancy, Au fond
t-il au lecteur et éclaire-t-il des images1 ; la seconde est la conduite
l'analyse ? d'une formation en direction du livre
Réponses d'une créatrice, pour enfants auprès d'artistes kanaks,
qui livre à la fois son expérience en Nouvelle-Calédonie.
et ses réflexions.
Comme le rappelle Jean-Luc Nancy,
l'image a ceci de particulier qu'elle nous
fait croire à la présence de ce qui n'est
pas là. J'ai pu constater que cette
croyance est grandement partagée.

Le premier exercice proposé aux artistes


lors du stage comme entrée dans le livre,
fut la réalisation d'une séquence narrative
en cinq images, sans texte.
Dans la culture kanake la tradition du
récit, du conte, est très forte. Elle était
jusqu'alors uniquement orale. Pour gar-
der des traces, préserver ce qui reste, les
seules images conçues étaient faites sur
de grands bambous gravés, aux repré-
sentations complexes, organisant le récit
sous des angles différents au sein d'une
même image, qui enveloppe le bambou
qui plus est.
Ces représentations dessinées sont obte-
* Katy Couprie est peintre, photographe, auteur-illustra- nues en incisant le bambou avec de
teur et enseigne à l'E.N.S.A.D. (Paris).
petites pointes, puis la surface est frot-

/N°214-LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS 103
dossier
tée, « encrée » avec du noir de bancoul, Questionner la technique, c'est d'abord
et enfin essuyée, le noir s'incrustant rappeler qu'une image part de rien,
dans les graffies incisées. d'une feuille blanche, qu'elle est vue
de l'esprit se déposant sur une surface
Je ne crois pas que le fait de savoir que vierge, infime et légère, alors qu'elle
le noir de bancoul utilisé est obtenu en nous entraînera dans un trou (une illu-
pressant la noix du bancoulier aide un sion), une profondeur (miroir aux
tant soit peu à la compréhension de ces allouettes). .
images.
En revanche, la narration en images, Questionner la technique, c'est dire que
caractéristique de l'album qui nous inté- cette image est fabriquée, avec des
resse ici, peut se faire avec des codes outils, des moyens. Dans ce cas, l'intérêt
communs de représentation. On accéde- n'est pas d'interroger le résultat (une
ra au sens rassemblé dans ces images si belle image), mais plutôt de dé-monter le
l'on a appris à voir, c'est-à-dire à regar- processus de création, de retracer le che-
der le pays tout autour de soi, là où min de son élaboration et avec lui, le
chaque plante, chaque arbre, animal vouloir-dire de l'image, ses outils pour
présent dans l'image nous donne les ancrer l'illusion, son identité, et du
contenus fondamentaux d'action, de même coup, sa différence (par rapport
temps et d'espace. au texte).
« Ça » s'est passé, à tel moment, à cet Rappeler que toute image part du dessin
endroit, ou tout du moins c'est ce qu'on - d'un dessein - qu'elle est l'achèvement
croit, ce dont l'image témoigne. réussi d'une fabrication (complot visuel).

Par ce chemin détourné je pose la ques- Les images réalisées pour le livre sont
tion de la technique, énoncée d'emblée des images qui ont quitté leur support
comme vaine si elle ne recouvre pas initial (que ce soit une feuille de papier
l'idée que l'image est tout d'abord une ou un écran d'ordinateur, peu importe )
stratégie, une mise en scène qui sert un pour adhérer au support livre, ce qui
propos. modifie de beaucoup leur approche :
l'une après l'autre, dans le mouvement
Des outils à la préméditation et la pliure, ensemble, dans la continuité
De la surface et du fond et la répétition, avec une grande plus-
L'adjectif technique s'emploie pour qua- value de jeu et de manipulation...
lifier ce qui, en art, relève du savoir-
faire. Les choix techniques concernant la créa-
La technique est l'ensemble des procé- tion des images sont : le médium et les
dés empiriques employés dans la pro- outils (vocabulaire graphique) ; le cadrage
duction d'une œuvre, l'obtention d'un (échelle du sujet, sortie et entrée dans le
résultat. champ, tout rapport cinématographique) ;
L'intérêt premier de la question de la le point de vue (d'où je regarde), les plans
technique au sujet d'une image, c'est le et angles de vue, etc. Tout, dans l'élabo-
fait d'interroger alors sa naissance, sa ration d'une image, procède de choix
qualité. successifs.

LAREVUEDESLIVRËSPOURENFANTS-N°214/(
dossier
Tous ces paramètres sont autant d'élé-
ments du vocabulaire de conception de
l'image, doublés des choix ou contraintes
liés à la spécificité de l'objet-livre dans
lequel elles s'épanouissent in fine.
« Or, la manière est image, faire image,
c'est donner du relief, du saillant, du
trait, de la présence »2.

La technique gère l'économie d'une


image, mais avant tout elle sert un propos.
Tel effet pour tel sens. C'est en portant
attention au « dispositif » image que l'on
exerce le regard, tant pour apprécier une
image déjà là, offerte dans un livre, que
pour en créer. Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,
(installation photographiée)
« Le temps et l'image sont indissociables,
il faut un peu de patience pour qu'elle
existe ».3

Si la technique est bien au service d'une


intention dans le processus de création,
elle révèle très peu de ce qu'est l'image.
Elle ne saurait se confondre ni avec sa
nature, ni avec la fonction qu'elle occupe
dans l'album.

De l'objet-livre
Venons-en maintenant à ce qui caracté- Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,
(oiseaux en aluminium, peinture, installation photographiée)
rise les images dans le livre pour enfants,
sachant que dans ce dernier, il faudra les
considérer dans leur ensemble, toutes
articulées, pour que le sens se donne.

Dans la mise en scène des images du


livre, il est entendu qu'elles s'y livreront
les unes après les autres - donnée pri-
mordiale pour qui doit les manigancer -
mais au rythme choisi par le lecteur :
c'est chose rare que de pouvoir décider
de la cadence à laquelle on s'expose aux
images. C'est ainsi que le lecteur parti-
cipe au temps du livre, qui se tient et se
dilate entre les images.
/r214-LAREVUEDESUVRESP0UR£NFANTS
dossier
L'autre composante est l'arrêt sur À l'inverse, l'usage contemporain de la
image, propre à l'album. La contem- photographie (rendre compte) par des
plation et la possibilité de les relire, artistes pratiquant les installations (Land
autant de fois que désiré. Disposer des Art ou tout autre bricolage du réel,
images. mêlant objets, lieux et postures) tend à
dire qu'elle peut montrer l'éphémère,
Ici, elles tiennent l'espace et le temps, qu'elle a à voir avec l'instant, l'équilibre
théâtre et mise en scène. précaire des éléments. Des choses qui
Qui, quand, où. Elles peuvent organiser n'ont de réalité que le temps d'une
à elles seules la narration, et du même photographie.
coup offrir au texte une autre place.
Pour développer la narration dans un
album, on s'efforcera bien évidemment L'opposition entre peinture et photogra-
de faire preuve d'une très grande cohé- phie mettant en jeu fiction contre réalité
rence technique, afin d'y créer un uni- est aujourd'hui tombée définitivement
vers particulier, qui soutiendra le propos en désuétude. C'est maintenant la
du livre, l'enrichira. photographie, associée à la numérisation
des images, qui offre une nouvelle
À l'inverse, ce qui peut se jouer dans dimension au mensonge. De ce qui a
l'usage de techniques multiples, au sein déjà été là, à ce qui ne tiendra qu'un
d'un même livre - je prends l'exemple instant.
personnel de l'imagier Tout un monde,
réalisé avec Antonin Louchard - c'est la Quittant l'illustration et une facture figée,
pluralité des représentations offertes ce qui peut se donner par l'image dans le
comme apprentissage de la lecture (du livre, c'est l'image en train de se faire,
monde) en images (a train of thoughs). c'est-à-dire une mise en œuvre, une pen-
Où l'on met en évidence le fait que la sée se faisant. Comme dans un certain
technique est directement responsable nombre d'œuvres contemporaines, le
du statut accordé à l'image. On a long- « work in progress », la démarche est
temps pensé que la technique utilisée apparente, elle peut même faire partie
- et sa reconnaissance immédiate - du contenu.
allait permettre d'identifier précisé-
ment, de statuer sur son compte, c'est- Le sens peut émerger dans le passage
à-dire sur son rapport à la vérité. d'une image à l'autre, prenant à partie
la structure du livre elle-même. Nous
Cette confusion entre technique - appa- sommes dans les langages plastiques
rence de l'image - et sa nature s'est trou- d'aujourd'hui, sans avoir quitté la spéci-
vée entretenue par la place particulière ficité du livre. Plusieurs moyens per-
occupée par la photographie dès son mettent de partager la fabrication, et du
apparition. coup la lecture de l'image autrement. La
Longtemps cette dernière a été garante photographie, dans son usage contem-
de la vérité, du « ça a été »4, collée au porain de constat, offre la mise en jeu et
réfèrent (ressemblance, vécu). la préméditation au lecteur. De même, la
scanérisation donne la possibilité de pré-

LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS-N°214/(
dossier
senter les mêmes images à différents
moments de leur élaboration, en les tra-
vaillant par étapes successives.
À nouveau, les moyens offerts à la repro-
duction des images modifient les possi-
bilités de réalisations de celles-ci et du
même coup, leur partage.

L'album devient un outil privilégié pour


l'affûtage du regard.
Là où il est simplement question
d'apprendre à voir.

Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,


(photogramme)

1 et 2. Jean-Luc Nancy : Au fond des images, Galilée.


3. in : Peut-on apprendre à voir ?, ouvrage collectif,
texte de Jean-Marie Straub.
4. Roland Barthes : La Chambre claire, Gallimard.

Au jardin, Antonin Louchard, Katy


Couprie, Éditions Thierry Magnier,
(feutre, pastel gras sur acétate)

/N°214-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS 107
dossier
Écrire avec des images : comment
écrire et illustrer les livres d'enfants ?
Uri Shulevitz
par Elisabeth Lortic

Présentation d'un ouvrage de


U
ri Shulevitz est né en 1935 à
référence, dû à l'un des meilleurs Varsovie. Il fuit la Pologne au
créateurs de livres d'images : début de la Seconde Guerre mon-
pour mieux comprendre le diale avec sa famille qui, après 8 ans
processus de création. d'errance, s'installe à Paris. Encouragé
par des parents artistes, il dessine et se
nourrit des bandes dessinées françaises.
En 1949 il part en Israël où il reçoit un
enseignement artistique. Il s'installe en
1959 à New-York où il étudie la peinture
pendant deux ans aux Beaux-Arts de
Brooklyn. Il publie en 1963 son premier
album. En 1969 il reçoit la Caldecott
medal - un des prix internationaux les
WRITING plus importants - pour les illustrations
de The Fool of the World and the flying
WITH ship : the Russian taie d'Arthur
Ransome. Uri Shulevitz a illustré de
PICTU nombreux ouvrages dont peu encore ont
HOWTO WRITE été traduits en français : Le Magicien,
AND ÎLUISTRATE
CHRDRENSBOOKS paru en 1982 chez Grandir, L'Aube paru
BYURISHMJEVnz en 1994 chez Circonflexe, La Pièce secrète
chez Kaléidoscope en 1995, II neige à
L'École des loisirs en 1998, Quand l'oi-
seau Lou raconte chez Autrement en
2000. On connaît ausssi par Denoël les
illustrations des Sages de Chelm d'Isaac
Bashevis Singer. En tant qu'enseignant
dans différentes écoles d'art américaines

108 LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS-N°214y
dossier
il a développé un point de vue critique et voletaient devant mes yeux... J'ai vu que
une méthode qu'il expose dans un livre fréquemment 2 atomes plus petits for-
fondamental de 270 pages Writing with maient un couple, que les plus grands
pictures : how to write and illustrate chil- encerclaient les plus petits, que les plus
dren's books qui paraît en 1977 aux grands portaient vite 3 ou même 4 des
États-Unis : fruit de 10 années de travail. plus petits et que tous étaient enroulés
Il s'agit d'un livre vivant et informatif dans une danse sauvage... J'ai passé
qui détaille tous les aspects de la créa- une partie de la nuit à écrire les séquences
tion d'un livre d'enfant, de la narration de ces images rêvées. »
d'une histoire à la planification du livre La pensée visuelle, essentielle pour faire
et du dessin jusqu'à la préparation tech- des albums, peut être étendue à l'écriture
nique pour l'impression. Il contient plus pour les gens des arts visuels et peut
de 500 illustrations, des exemples de scé- augmenter l'habileté à visualiser pour les
narios, des maquettes qui permettent de écrivains sans connaissance artistique. La
saisir le déroulement d'un livre. Croquis pensée visuelle peut aider un écrivain à
et démonstrations menées pas à pas per- bannir les mots superflus.
mettent de rentrer dans les images, les Shulevitz rend hommage à l'éditrice
personnages et les mises en scènes. Les Susan Hirschman qui publie chez Harper
effets d'échelle, la composition, les styles, and Row en 1963 son premier livre The
toutes ces notions prennent du relief à moon in my room et qui lui apprend la
travers de nombreux exemples, y com- règle « number One » : pour faire un
pris des plus fameux illustrateurs tels album pour les enfants avant de savoir
que Maurice Sendak et William Steig. comment, il faut savoir que dire aux
enfants. Les images viennent en pre-
Une pensée visuelle mier. Pour cet « étranger » peu sûr de la
La singularité de ce livre provient de langue anglaise, l'encouragement de
l'approche visuelle de l'écriture. Les l'éditrice constitue une ouverture défini-
images peuvent communiquer l'action tive et un point d'appui fondamental :
de l'histoire et les mots peuvent évoquer « Ce que vous voulez dire : dites-le »
des images ; apprendre à voir les histoires (sous entendu : « la grammaire nous la
en images peut aider les artistes à écrire corrigerons »).
et les écrivains à éviter les mots inutiles.
« Je n'ai jamais exactement fait une his- La structure du livre
toire, mais je vois des images. » écrit C.S. Pourquoi veut-on écrire pour les enfants ?
Lewis, auteur de la célèbre Armoire La première obligation c'est le livre, pas
magique, qui se compare aussi à un le public : comprendre la structure du
observateur d'oiseaux... Pour C.S. livre et de ses fonctions.
Lewis « les images viennent toujours en Quand vous travaillez à votre premier
premier ». Shulevitz cite aussi l'exemple livre vous devez vous demander : est-ce
du scientifique Kekulé qui décrit en ces que je suis content ? Est-ce que je suis
termes l'amorce d'une de ses décou- heureux avec les illustrations ? Ces ques-
vertes : « Par un beau soir d'été, dans le tions apparement innocentes font glisser
dernier bus à travers les rues désertes... de l'importance du livre et des illustra-
je tombai dans une rêverie. Les atomes tions sur vous-même. Un livre joyeux

/N°214-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS 109
dossier
rendra automatiquement son auteur Le code visuel
joyeux. Et donc demandez-vous : Est-ce Un des beaux exemples que donne
un livre heureux ? Est-ce que les illustra- Shulevitz à propos de la planification est
tions sont joyeuses ? En d'autres termes : celui de Dawn [L'Aube).
est ce que l'histoire est dite avec clarté ? « Le plus petit illogisme ou déviation du
Est-ce que les personnages sont uniques ? code visuel distrait de l'atmosphère et du
Est-ce que la mise en scène est spéci- sentiment du livre. Le code visuel d'un
fique ? livre réside dans la forme des images, la
Est-ce que la fin est cohérente avec le façon dont elles sont dessinées, leur
début ? ambiance, allure, rythme, et tout autre
Est-ce que l'histoire adhère à un code élément visuel établi par l'artiste au
visuel unifié ? début du livre : le code visuel doit tra-
Est-ce que la division du texte suit les verser de manière constante tout le livre.
unités naturelles de l'histoire ? Dans L'Aube par exemple les images
Est-ce que la dimension, l'échelle et la sont principalement de forme ovale ou
forme du livre correspondent à son dérivées de l'ovale.
contenu et à son ambiance ? Les pages horizontales amplifient à la
Est-ce que les images sont lisibles, est- fois le calme des ovales et du paysage
ce qu'elles capturent le contenu et décrit dans ces ovales. Les coins des ima-
l'atmosphère ? ges sont toujours arrondis et les bords
Comment sont-elles reliées entre elles ? irréguliers, jamais anguleux ou au rasoir.
Est-ce que toutes les images sont uni- Introduire une image rectangulaire avec
fiées et est-ce qu'elles aident à atteindre des bords aiguisés sans raison apparente
le but ? aurait contredit le code visuel du livre.
Est-ce que toutes les parties du livre se Une attention particulière a été donnée à
coordonnent dans une cohérence glo- la relation entre les éléments perma-
bale ? nents et les éléments mouvants.
Quand toutes ces questions sont posées, Le livre commence par les mots
on peut mieux comprendre les besoins « Calme » et « Immobile ».
d'un livre et dire si c'est vraiment heu- Le problème était donc de savoir com-
reux. ment représenter le silence et l'absence
Au-delà du fait de se coltiner aux aspects de mouvement sans ennuyer le lecteur.
mécaniques de la fabrication d'un livre, Décrire l'ambiance et les éléments sta-
le but est d'enseigner comment vous tiques était nécessaire mais pour garder
poser ces questions et de trouver les l'intérêt du lecteur, le changement et les
réponses pour vous-même. éléments dynamiques étaient aussi
À la fin de ce manuel à l'usage des futurs requis.
« faiseurs d'histoires » : trouvez vous- pages 5-7 : sur ces pages, il y a à la fois
même les réponses à ces questions. des éléments statiques et dynamiques
mais je les ai faits le plus subtils possible
de façon à ne pas introduire trop de
« bruit visuel ». Les éléments statiques
sont les formes ovales des images, la
répétition de la même scène et les lignes

110 LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS-N°2u/
dossier
horizontales. Un sentiment dynamique
est ajouté par l'élargissement des ovales
au fur et à mesure que la scène devient
progressivement plus nette d'une image L'Aube, Ml. U. Shulevitz,
à l'autre (de la même façon que notre Circonflexe, page 5

vision augmente lorsque nos yeux s'ha-


bituent au noir).
Dans la troisième image, un arbre
émerge, résultant du mouvement de nos
yeux au-dessus du paysage de la gauche
vers la droite.
pages 8-9 : l'arbre devient le centre
d'attention et lorsque l'on se concentre
sur l'arbre, on commence à discerner
des figures (...)
pages 10-11 : dans cette double page la
scène est établie.
L'Aube, pages 8-9
pages 12-13 : pour ne pas devenir
ennuyeux j'ai décidé de répéter la scène
par son reflet dans le lac.
pages 14-15 : un changement subtil inter-
vient causé par une « légère brise » (...)
pages 16-17 : Bien qu'il n'y ait pas de
changement notable dans la forme ou la
dimension des images, les vapeurs com-
mencent doucement à s'élever du lac.
pages 18-19 : Au fur et à mesure que le
jour se lève, la vie s'éveille et il y a un
accroisement du mouvement. La rupture
en images plus petites aide à accélérer le
pas et l'écho de l'apparition du jour, L'Aube, pages 10-11
pages 20-21 : Ces images s'élargissent
pour refléter la plus grande visibilité au
fur et à mesure que la lumière s'accroît.
Le mouvement d'une scène (l'oiseau
dans le paysage) à l'autre (le vieil
homme réveillant son petit-fils) continue
le mouvement entrepris aux pages 14-15
et amplifie le pas des pages 18-19.
pages 22-23 : Les images continuent à
s'agrandir. Elles montrent le vieil homme
et son petit-fils bougeant (à un rythme
lent) comme cela se passe dans la réalité
pour des personnes qui s'éveillent. L'Aube, pages 14-15

/N°214-LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS
dossier
La solide barre horizontale représentant
les montagnes dans le fond est stable.
Elle court à travers les deux images
reliant les vues l'une à l'autre. (...)
pages 24-25 : voici la séquence finale de
L'Aube, pages 16-17 l'action, l'apparition du bateau. La page 24
conclut les séquences précédentes (rouler
les couvertures après la nuit de repos) et
se préparer pour la balade en barque.
J'ai placé l'image de l'arbre en page 24
près du lecteur et l'embarquement page
25 au loin annonçant l'image suivante,
pages 26-27 : ici j'achève un pas plus
rapide en montrant le vieil homme et le
garçon sur le lac, sans terre en vue, ce
qui implique qu'ils ont pris de la dis-
tance. La couleur égale du lac autour du
L'Aube, pages 18-19 bateau suggère le calme,
pages 28-29 : à ce moment-là j'imagine
le vieil homme ramant, absorbé dans
son effort et ne faisant pas attention aux
alentours. C'est pourquoi j'ai choisi de
zoomer sur le bateau (...)
pages 30-31 : là j'ai vu le vieil homme
s'arrêter de ramer, relevant la tête et
regarder le spectacle « climactic ». Dans
le livre les illustrations sont en couleurs
et il y a un changement visuel radical.
Jusqu'à ce point les couleurs étaient
L'Aube, pages 22-23
monochromatiques, avec uniquement de
subtils changements. Maintenant la
scène apparaît en couleurs vives jaunes,
bleues et vertes. Cette soudaine appari-
tion de la couleur est justifiée par le
contenu de l'histoire,
page 32 : j'aurais pu conclure le livre à
l'image précédente mais j'ai ajouté cette
dernière page pour ne pas couper le plai-
sir des pages 30-31 trop abruptement.
Cette fin douce est plus cohérente avec
L'Aube, pages 30-31 l'humeur et l'atmosphère du livre - son
code visuel. »

112 LAREVUEDE5LIVRESP0URENFANTS-N°214/|
dossier
Uri Shulevitz ne se contente pas de com-
menter sa propre expérience en décri-
vant par le menu ses propres scénarii. Il
guide concrètement le futur illustrateur
en lui indiquant des exercices techniques
pratiques : sur le trait, les rayures, les
hachures, le crayon, l'aquarelle. Au cha-
pitre des références visuelles il souligne
l'importance de la nature mais aussi
celle des photographies et du cinéma. Il
conseille la constitution d'une collection
d'images en découpant les magazines et
les journaux, les catalogues par cor-
respondance, en les classant par sujet...
On pense alors bien sûr au livre
d'Elzbieta1. Enfin il donne des éléments
de base sur les techniques d'impression
et de reproduction.
Importante source d'information pour
les illustrateurs, les directeurs artis-
tiques, les écrivains, les cinéastes, les
étudiants, les enseignants, les éditeurs,
plus qu'un livre d'instruction c'est une
source d'inspiration pour tous ceux qui
s'intéressent au processus de création.

Uri Shulevitz : Writing with pictures : how to Write and


illustrate children's books by Watson-Guptill publica-
tions, New-York, 1985, ISBN 0-8230-5940-5 (35 $).

1. Elzbieta : L'Enfance de l'art, Éditions du Rouergue,


1997.

/N°214-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS
dossier

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