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Trois enjeux de l'analogie

Author(s): Philibert Secretan


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 93e Année, No. 3 (Juillet-Septembre 1988), pp. 417-
428
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 31-12-2015 20:54 UTC

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ETUDE CRITIQUE

Troisenjeuxde l'analogie

Les ouvrages relativementrécentsde M. Jean-Luc Marion sur la Théologie


blanche de Descartes 1, de MmeGeneviève Brykmansur Berkeley,philosophieet
apologétique2, et de M. François Marty sur la Naissance de la métaphysique
chez Kant. Une étude sur la notion kantienned'analogie 3, ont en commun, à
traversmême leur intérêtpropre,d'inviterà reprendrecontactavec le problème
de Yanalogie. Il s'agit évidemmentd'estimerla place ou la fonctionde l'analogie
dans troismétaphysiquesque caractérisentaussi des enjeux religieux,mais égale-
ment de suivre le destin de cette notion allant s'affadissantet pourtantsuscep-
tible de regagnerd'une manière étonnante- avant tout chez Kant, comme le
montrepertinemment François Marty- une fonctiondécisive dans une systéma-
tique de la pensée. On verra en effetqu'avec Kant il y a plus qu'une référence
utile,comme c'est le cas chez Berkeley,à une analogie traditionnelle: on assiste
bel et bien à la naissance d'une « analectique » propreà résisterà la totalisation
dialectique opérée par Hegel. De Cajetan à Kant semble donc se dessiner une
trajectoired'oubli et de transformations, dont ces troisouvragesnous permettent
de repérerquelques articulationsessentielles.
La question de l'analogie qui rassemble les trois ouvrages denses et volu-
mineuxqu'on vientde dire, relève à l'évidence de ce que MmeBrykmanécritau
sujet de son auteur : « Berkeley[...] prend position dans une crise qui sous-tend
toutle XVIIIesiècle et dont,au moins théoriquement,la Critiquede la raisonpure
pouvait prétendreêtrela solution» ; une crisequi a pour contenu« la distinction
entrece qui est contraireà la raison et ce qui est au-dessus de la raison (...)»
(482). Autant dire que la tâche de la philosophie est alors de faire porterson
effortsur deux points: fonderla critiquedes outrancesde la raison,et porterles
exigences de la raison jusqu'à ce point de ruptureoù l'analogie lui offreune
dernièrepriseet une premièreindicationde ce qui est au-delà.
Ce climat général une fois reconnu, il s'agit d'aller aux choses elles-mêmes
dans les singularitéssuccessives des commentateurs,mais systématiquement
replacéesdans la perspectived'une théoriede l'analogie.

1. Jean-LucMarion, Sur la théologieblanchede Descartes,Analogie,créationdes


véritéséternellesetfondement, Paris,PUF, 1981,488 p., Coll. «Philosophied'aujour-
d'hui».
2. GenevièveBrykman,Berkeley, Philosophie tomeI, 628 p ; tomeII
et apologétique,
294 p., Ateliernationalde reproduction
(notes,appendiceset bibliographie), des thèses,
Lille; Paris,Vrin,1982.
3. FrançoisMarty, La Naissancede la métaphysique chez Kant, Une etudesur la
notionkantienne d'analogie,ParisBeauchesne,1980,592 p.

Revuede Métaphysique
etMorale,N° 3/1988 417

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La Théologieblanchede Descartes,ouvrageauquel il convientd'associer
le volumeplus récent« Sur le prismemétaphysique de Descartes», frappe
d'abordpar une éblouissante dextérité spéculativeet par un remarquablesens
didactiqueque l'on apprécieparticulièrement en ces tempsoù fleurissent trop
volontiers les hermétismes pédantset les vaticinations bruyantes. Ici,on parlela
languede Descartes, etunpeude latinne gâterien.Ceci dit,saluonslesthèses.
Dans une premièreapprochela Théologieblanchepeut se ramenerà une
proposition abrupte: Descartes,que caractérise une« tensionversl'équivocité »
(18), se trouveconfronté à troispositionsthéoriquesdont il entreprend la
critique: Punivocisation de l'analogiesousla pressionde Suarez; Punivocisation
de la véritéargumentée par la théoriede l'émanationdes véritéséternelles de
Bérulle,et Punivocisation de la scienceparGalilée.D'où la question: Comment
Descartesa-t-il conceptualiséla critiquede l'univocité?Quelle part cette
« tensionversl'équivocité » prend-elle dansunereformulation de l'analogie?
Le premier pointconcerneDescartesplacénonseulement devantuneanalogie
qui s'infléchitversl'univocité, maisen faitdevantunethéologie que le thomisme
espagnola portéà un pointde perfection spéculative et de rigueur formelle que
ne peutatteindre qu'unecritiquede ce qui enestl'instrument le plussubtilement
misau point: la (seconde)théoriede Panalogiede l'être.En bref:avecCajetan,
l'analogiesuarezienne qui avaittentéde réconcilier Thomasd'Aquinet Duns
Scotnégocieunéquilibresubtilentredeuxformulations de l'analogie: l'analogie
d'attribution ou de référence, et Panalogiede proportionnalité, et ainsi peut
concédersur le plan de l'êtreune univocitéchèreaux scotistes, et ne retenir
commeanaloguesque les attributs. Mais c'est alors que la thèse(que l'on
retrouvera chez Malebranche)de la créationdes véritéségalement nécessaires,
contredit cellede l'analogicité desattributs (doncde l'intelligence divine).
On voitainsi naîtreles contradictions qui affectent une sciencede Dieu, un
<<connaître Dieu » en quelquesortepositif, qui faitévidemment de l'analogieun
instrument que son gainen rationalité condamneà perdrede cettevaleurindi-
cativeet proprement spirituelleque détermine si largement la négationqui s'y
inscrit. Mais cetteinflexion de l'analogiesuarezienne versl'univocitédétermine
à son tourla métaphysique commecomprehendere Deum; « elle a un " objet
adéquatqui [...] comprend Dieu sous lui ", à savoir Vens in quantumens». Ce
qui dessineune situationque l'A. cerneavec beaucoupde netteté : « Suarez,
ultimereprésentant de la scolastiquepour Descartes,a d'une parttangentiel-
lementannihiléPanalogiepar le conceptobjectifd'ensjusqu'à la rendrequasi
inutile,et d'autrepartconduittangentiellement toutel'analogieà l'univocité
jusqu'à la rendresuspected'inefficacité ; ce doubletournant rendaux yeuxde
DescartesPanalogieà la foisvaineet funeste [...].M[aisil ya plus.Sous nosyeux,
avec les Lettresde 1630,en une polémiqueprécisemais complexe,[...] nous
voyonsunequestiondontla profondeur avaitsuscitédes pensées,et grandes, se
défaire, se taire,disparaîtrecommeuneeau dontle courantaffaibli disparaîtsur
le sable.L'analogiecessede se penser,sans mêmeque la penséequi l'oubliene
perçoivecetoubli,précisément parcequ'ellel'oublie» (139).
Dépouilléde la théologiedes Nomsdivins,privéde la doctrinede l'analogie,
comment Descartesva-t-ilfairese communiquer le crééet l'incréé,penserle fini
avec l'infini ? Voilà la questionqui se pose au lendemainde cet oubli de
Panalogie,où sembles'impliquerun momentde l'oubli de l'êtrethéorisépar
Heidegger.
A l'inversed'une attraction de la connaissancede Dieu versune compré-
hensionper analogiam entis,donc d'une inclusionde Dieu dans la vérité

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Trois enjeux de l'analogie

métaphysique en Dieu. Le faitque Bérulle,venantde la traditionmystique,


transposesur le terraindes véritéséternellesune visionnéo-platonicienne de
l'émanation, heurteDescartessurle pointprécisd'uneconfusion entrela source
divinedes véritéséternelles et leurnaturedivine.Elles ne sontpas divinesau
sensoù les rayonsémanantdu soleilsonteux-mêmes de la lumière.Descartes,
jusque surla questiondes véritéséternelles respectela strictecréaturalité de ce
qui n'estpas Dieu lui-même, de mêmequ'il tientfermement à la dissimilitude
radicaleentrela connaissance que nous,créatures, pouvonsavoirde Dieu, etune
compréhension de son êtrequi ne peutêtreque le faitde Dieu, sans rapport
analogiqueà notreconnaissance de l'étant.Et 1on constateainsique « mêmela
rencontre avec Bérullen'a pas suffià ouvrirà Descartesl'accès à la doctrine
proprement théologique de l'analogie,dontSuarezne lui avaittransmis qu'une
dégénérescence» (159). C'est qu'une foisencore,l'équivocitélui paraîtseule
garantir un Dieu qui transcende notrepouvoirde Le comprendre ; et s'il récuse
l'uniyocité comprehensive de l'être,il ne peutnonplusadhérerà l'univocitédes
vérités éternelles- parailleurscontradictoire à l'analogiedesattributs.
Le combatde Descartescontrel'univocisme,ressenti de plusen pluscomme
une sourcede confusions, se déplaceensuitesur le terrainde la sciencegali-
léenne,et plus précisément de la calculabilitéde l'infini,où certesl'analogie
n'est plus qu'indirectement mise en jeu. Descartesreprocheà Galilée de
confondre l'infiniet l'indéfini : « En faite,notel'A., le reprocheici adresséà
Galilées'adresseà tousceuxqui n'entrevoient ou n'admettent aucuneinstance
au-delàde la connaissancehumaineet de ses conditionsde possibilité[...]»
(226) ; autrement dit,qui n'admettent qu'un infiniqui leursoitcompréhensible,
maisnonun infini qui lescomprenne. Ce qui donnetoutesa forceà la théoriede
la créationdes véritéséternelles, ramasséedans une questionde fond: « Les
conditions de possibilité de notrescience(les véritésmathématiques pournous
éternelles)s'imposent-elles à Dieu jusqu'à comprendre ou sont-ellesau
l'infini,
contraire imposées(créées)parDieu dontl'infini, loinque nousle comprenions,
nous comprendrait ? » (226). Questionqui résumebien le conflitqui oppose
Descartesà ses contemporains scientifiques et théologiens, et que l'A. voit
« gouverner fondamentalement l'intention cartésienne » (227).
Justeunemiseau pointlexicaleavantde poursuivre : l'analogue,traditionnel-
lementopposéeà l'univoqueet à l'équivoque,vireici à l'univocitéet à l'effa-
cementdes limitesentrele finiet ¡'infini; ceci explique que circulesous
l'étiquettede l'équivoqueuneidéed'hétérogénéité, caractérisant essentiellement
l'infiniet le fini,que peut infléchir vers l'analogiele propos fondateur de
Descartessurun Dieu connaissante et incompréhensible, doncsignifiable mais
incommensurable à l'esprithumain.
Mais poursuivonsla lecturede Jean-LucMarion, pour atteindreà ce
moment-clef où le conflittourneen question: «Mais quel concept peut
supporterl'incompréhensibilité, tenirdevantelle, et, en s'abolissantcomme
conceptionfinie,néanmoinslaisserconcevoirl'infini,en vertumêmede cette
abolition? » (280). Héritière de la théologienégativeetde ce qui s'en estdéposé
dans l'analogie,cettequestion« traversel'histoirede la penséeet transgresse
l'essencede la métaphysique en chacunede ses époques,quoique sous des
modalitésdifférentes : [...] SaintThomasconvoqueYesse; Descartesconvoque
la toute-puissance : le seul conceptqui résisteà l'épreuvede l'incompréhensi-
bilité,et puissetenirlieu é'analogonentrele finiet l'infini,s'énoncedans la
potentia.Pourquoi? Parceque la puissancen'a pas besoind'êtrecomprisepour
exercerson instauration [...] : unepuissanceinstaure son ordre[...],mêmesi elle
n'en donneaucuneraison[...]. Lorsquela puissancedevientinfinie,et le roi,

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Dieu, la raisonne normeplus l'arbitraire, ni ne le mesure,mais en résulte»


(281).
On voitévidemment poindreavec ce volontarisme la problématique du fond
et de l'infond, donc d'une cause équivalenteà la raison,et d'une cause « sans
raison», qui ne peut échapperau paradoxequ'à la faveurd'un laborieux
exercicespéculatif,consistant à réintroduire unedimension d'analogiedansune
théoriegénéralede la causalité.Si en effetDieu, mêmes'il est la conditionde
possibilitéde l'ordrerationnel, estlui-mêmeinclusdans cetordre,on retombe
dans l'univocité.L'analogiedoitdonc travailler, dans la causalitéefficiente, le
rapportentrela cause et l'effet, ou plus exactement entreune cause qui se
détermine commetelle à partirde l'effet, et d'une cause - causa sui - qui
exprimela puissance,ici immense etincompréhensible, d'uneessence.
Pourtant, il semblebien qu'une impossibilité entachecetteanalogia causae
puisquel'A. ne parvient
efficientis, à discerner que le paradoxed'uneéquivocité
ontiqueet d'uneunivocitéépistémologique : « La problématique du fondement,
mêmeou plutôtparcegw'elleviseà établirl'équivocitéontiquede Dieu faceaux
étantscréés,pratiquel'univocitéépistémologique de la causa siveratio.Donc
elledépend[...] de la questionesquisséede l'analogie» (entrecausedu mondeet
cause de soi), mais « lui substituesa plus évidentecontre-façon, l'analogia
causae efficientis.Le paradoxede l'équivocitéontiquecoupléeavec l'univocité
ontologique résultetoutentierde l'absenced'analogie» (439).
Les conclusionsqu'en tirel'A. sont surprenantes. D'une part,un constat
gravement négatifs'impose,comparéà l'acquis théologiquedes médiévaux.
Avantde disparaître, l'analogiese pervertit et s'inverse: « [...] c'estDieu même
qui doitrépondre de sa causedevantla lumièrenaturelle. Ainsi,la métaphysique
s'ouvre-t-elle sur sa modernité.Et nous ne cessonsd'en dépendre» (443).
D'autrepart,c'estdansce paradoxemêmede la causa sui,et danscettecontre-
façonnotoire,mais non inévitable, de l'analogieque se manifeste la « haute
singularité de Descartes» : c'estau momentmêmeoù s'occultela questionde
l'analogiequ'il ouvre,en un toutautresens, la métaphysique, et inscritla
puissanceinfiniedans une transcendance ontiquequ'aucuneunivocitéformelle
ne pourrajamaisclore.Ce n'estdoncplusla tensionproprede l'analogiequi est
invoquéepour refuser toutesles clôturesde l'univocité,mais le paradoxeoù
celle-cia sombré.
Ce paradoxen'estpourtantpas qu'un indiced'échec; il désignela transcen-
dance et abritepeut-être une ultimecohérence : Descartesauraitatteintaux
limitesde l'onto-théo-logie, que ne transgresse pas la « puissanceinfinie » du
Dieu du philosophe, maisle cœurselonPascal.Telle est,en effet eten substance,
la leçonde « Surle prismemétaphysique de Descartes» 4.
Il me plaîtde retrouver Pascal dans le contexted'unethéoriede l'analogieà
renouveler à partirde ce qui s'en estdégradé,et à rétablirdans ses droits.Un
Pascal qui ne foudroiepas Descartes,mais qui voitla métaphysique et ses
limites,et qui peutla transgresser parce que cettemétaphysique a dessinéses
propreslimites.Nous avonsapprisqu'elle a pournom« causalitéuniverselle ».
Mais noussavonsaussi,pouravoirreluDescartessous la conduitede Jean-Luc
Marion,que celui-cidésignaitdéjà l'enjeude cettetransgression : « [...] je n'ai
jamais traitéde l'infinique pourme soumettre à lui». Or cettesoumissionest
l'âmede toutanaloguervéritable.

4. Jean-LucMarion,Surleprismemétaphysique
de Descartes,
Constitution
etlimitede
dans la pensée cartésienne,Paris, PUF, 1986, 384 p., Coll.
l'onto-théo-logie
« Epiméthée ».

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Trois enjeux de Vanalogie

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Un des nombreux mérites du Berkeley, philosophie et apologétique de
M meGeneviève Brykman,est d'avoir su indiquer avec précision la place et la
fonctionde l'analogie dans ce qu'à la suite de Schelling, on peut appeler le
passage d'une philosophie négative - ici l'immatérialisme- à la philosophie
positive d'une affirmationthéiste. Par ailleurs, cette mise en situation de
l'analogie chez Berkeley présuppose un intérêtconstant pour la question du
langage,ou de la sémantiquede 1 évêque de Cloyne. C'est effectivement du côté
de VAlcyphronque deviennentvisibles les enjeux de l'analogie, et c'est sous le
titrede « VAlcyphronou le pouvoir des mots» (chapitre dix) que l'A. nous
introduitau cœur du problème, dont on verra les aspects les plus techniques
releverd'une « promotiondu langage figuré». Mais déjà le chapitre six, deux
cents pages plus haut, apporte, sous le titredu « Sens des mots», une substan-
tielle contributionà la part de la philosophie du langage chez celui que Husserl
saluait comme un ancêtre. Théorie de l'analogie et philosophie du langage
formenten interpénétration le décor d'un vaste dialogue - Berkeleyaffectionne
cetteréductionlangagièredes grandsdébats qui occupentson temps- où déjà les
désillusions philosophiques rendent possible l'ouverture au langage et aux
réalitésde la foi.
Le nom métaphysiquede la « dés-illusion» est « immatérialisme» - terme
que l'A. nous apprend à ne jamais confondreavec le spiritualisme.L'imma-
térialismeest sceptique et négateurdans la mesureoù il détruit,ou déconstruit,
en argumentantsur le double registred'une théorie de la perceptionet d'une
sémantique,la croyance en l'existencede la matière.Ce point fondamentalest
inséparablede la formuledans laquelle on a trop tendance à enfermer1'« empi-
risme» berkeleyen: esse est percipl. Existerc'est être perçu : la formuledevrait
avoir la puissance de renverserla positionadverse : exister,c'est êtresubstantiel,
matériel, étendu. Encore faut-il qu'elle déploie son efficacitésur le double
registred'une philosophie de la vision (commentéeau chapitrequatre) et d'une
philosophie « critique» qui dénonce l'usage constamment vicié de termes
comme « exister» et « matière», en tant qu'ils sont devenus les maître-mots
abstraitsde la classe des savants : « Le voile des mots, pour le philosophe
immatérialiste,sera essentiellementcelui des termessavants,soi-disantporteurs
d'idées abstraiteset générales.Qu'il y ait un autre voile, indispensableberceau
des craintes et des espoirs de l'humanité, peut-être.Mais l'objectif précis de
Berkeley,avec l'immatérialisme,
"
est d'attaquer de frontle jargon des scienti-
fiques de son temps, en laissant les choses comme elles étaient auparavant
pour le sens commun ". L'immatérialismeaura de ce faitl'efficacitéet la fragilité
des armessubtiles: définirles mots« existence», « substancematérielle», c'était
une gageure. Mais Berkeleypense, au termedu Cahier B, avoir découvertque
tous les errementsdes philosophes venaient de leur ignorancedu sens du mot
«exister» [...]. Tandis que la découverte du Principe [se. esse est percipi] est
chronologiquementpremière,une question qui la suit de trèsprès semble plus
fondamentale: Y a-t-il des idées générales?. C'est de la réponse à cette
question que dépendra la déterminationdu sens du mot «existence» et
l'expulsionde la notionde matière» (102-103).
Ce passage nous paraît méritercitation,dans la mesure où il contientdéjà,
fût-cesous une formeinterrogativeou hypothétique,l'indication d'une alter-
native au langage vicié des idées générales, et au voile « funeste» des mots
abstraits: l'alternatived'un autre voile, « indispensableberceau des crainteset
des espoirs de l'humanité», dont nous verrons qu'il n'est étrangerni à la
promotiondes figures,ni à l'analogie.

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Par ailleurs,on ne soulignerajamais assez, notammenten raison de ses consé-


quences lointaines,que Berkeleys'en prendau langagedes « Ecoles qui ont forgé
l'opinion selon laquelle le mot <<existence» représentaitune idée abstraiteet
générale», donc à Yesse scolastique ; et par ailleurs que « existence,étendue,
sont des abstractionsqui ne correspondentà aucune idée. Ce sont des mots
inconnuset inutilesau vulgaire» (107). On voit ainsi se conjoindreune critique
de l'abstractionet des contradictionsqu'elle engendre- pourquoi demeure pour
l'instantune question ouverte - et le projet de maintenirla « réalité» contre
l'abstraction (ce que signifie le terme « idée »), en même temps que les
convictionspopulaires contreles bizarreriesdes philosophes. Ne serait-cedonc
pas à ce langage de réalité,en tant que langage du bon sens et du peuple, qu'il
faudrarattachercet « autre voile », présentécomme une alternativeau voile de
tromperiedes savants? Peut-êtrene suffit-ilpas d'invoquer - aussi légitimeet
nécessaireque ce soit - le nominalismeambiant,venu notammentde Locke, et
l'empirismequi l'accompagne comme son ombre. Il doit y avoir dans le langage
populaire, ou simplementordinaire,dont les significations« voilées » fontà la
fois la richesse et le réalisme, une puissance d'équivocation et d'images qui
nécessairementreplace l'abstractiondans la lumièrede l'univocité.Une sortede
« logique du réel» aurait son ancrage essentieldans le sens commun et l'expé-
riencedu non-savant.
Y a-t-il pourtantlieu, chez Berkeley,de tirerl'abstractiondu côté de l'uni-
vocité?
A premièrevue, ce ne semble pas être le cas. Ce que Berkeleydénonce dans
l'abstraction, ou le concept général, c'est en effetl'équivoque qu'il crée :
l'illusion qu'il « existe» au dehors, dans son identitésubstantielle,une « res
extensa». Qu'est-ce à dire, sinon que le langage de l'abstractionjoue sur deux
tableaux : qu'il est équivoque en ce sens que le même mot couvre à la fois la
réalité et son concept, le singulieret l'universel. Pourtant, en dénonçant ce
double sens et la confusionqu'elle engendre,Berkeleyn'a pas épuisé la question
de Yabstraction.Dans la mesure,en effet,où elle consistedans un redoublement
d'une réalité perçue dans un concept qui la « représente», elle ne la représen-
teraitvraimentque si elle en étaitla réplique,mais dans le sens des propriétésde
l'étendue, donc de la matière: à savoir si le concept de trianglepouvait être
triangulaire,comme l'image « lumière», d'une certaine manière - mais préci-
sémentfigurée- est lumineuse. Il semble donc qu'il y ait une univocité poten-
tielle dans la relationde représentation du concept abstrait,mais qui ne pourrait
se réaliserqu'en faisantviolence à la complexitéet à la réalitédu réel. Or, c'est
exactementce qu'opère la pensée abstractive: ou par schématisationet donc par
réductionà ce qu'il y a de commun à tous les objets d'un même genre,ou par
accumulation des traitsde tous les individus d'un même genre dans un «type
idéal ». Autrementdit, l'abstraction est universalisanteou totalisante; et ce
double processus étant celui qui caractérise la logique de tous les temps, on
conçoit que Berkeleyait posé l'interditde l'abstractioncomme un défi global.
Mais dans la mesureoù il romptavec cettelogique universalisanteet totalisante,
il romptégalementavec l'idéal « rationnel» de l'univocité. Et s'il dénonce cet
idéal trompeur,c'est qu'il a déjà rompu avec les philosophies qui confientà la
raison - elle-même abstraite- de représenterun monde toujours retenudans
l'univocitéde Yesse, alors qu'il s'agiraitde décrirel'esprit,à la foishétérogèneau
monde et lié à lui par des liens plus vrais. C'est ainsi que Philonous peut
répondreà son interlocuteur: <<Réfléchissez,Hylas, quand je parle d'objets qui
existentdans l'espritou qui s'imprimentdans les sens, je ne voudrais pas être
pris dans un sens littéralet grossier; comme lorsqu'on dit que les corps existent
dans un lieu, qu'un sceau laisse son empreintedans la cire. J'entendsseulement

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Trois enjeux de l'analogie

que l'espritles comprend ou les perçoit; qu'il est affectéde l'extérieurpar un


êtredistinctde lui-même» (D.H. P. (III), II, 250). Réplique où une « description
de l'esprit» enchaîne sur une considération sémantique, que ressaisit le
commentairede l'A. : <<Pour conclure, Philonous ajoute que le langage méta-
phorique est ici autorisé par le langage "courant, qui est la règle ultime "
du
langage; rien,dit-il,n'est plus conformeà l'analogie généraledu langage que
ces constructionsmétaphoriques,et la plupart des opérations mentales sont,
souligne-t-il, désignéespar des motsempruntésaux choses sensibles» (383).
On voit par ailleurs se dessinerune opposition dure entrelittéralitéet méta-
phoricité,la premièrefonctionnantdans le sens d'une matérialisationde l'esprit,
l'autre dans le sens d'un transfertdu matérielau spirituel.Mais, pour revenirà
ce double critèrede validité du langage,si l'on conçoit aisémentqu'il y ait une
conformitéentrel'idée en tantqu'impressionmentaleréféréeà une expérienceet
la métaphore qui la décrit, il semble plus difficiled'admettre qu'à l'usage
courantpuisse correspondreune sorted'expériencecommune ¡del'humanité.A
moins de voir dans 1« analogie générale du langage» une disposition fonda-
mentale au symbolisme,par quoi pourrait se justifierle passage des consi-
dérationssémantiquesgénéralesqu'on vientde repérer,à celles des conditionsde
validitédu discourssur Dieu dont il va êtrequestion.
C'est sur ce point qu'au chapitre huit le paragrapheV, dans sa partie sur la
sagesse de Dieu, peut nous apporter quelques lumières. Les considérationsde
Berkeleysur la sagesse ou l'intelligencede Dieu, ou sur Dieu sage ou intelligent,
se subdivisenten deux aspects : il s'agit d'une part de savoir quel principe
autoriseà parlerde Dieu par analogie avec nous-mêmes,ce qui ramène du côté
de l'anthropomorphisme, mais d'autre part de savoir quelle part l'intelligence-
donc le domaine des idées - prend dans l'organisation de l'Esprit divin. La
question de l'analogie se pose directementau sujet du premierpoint,avec cette
précisionque l'analogie s'y réduità la ressemblance; sur le second point,il n'est
qu'indirectement,ou mieux dit : négativement,question de l'analogie, puisque
l'incomparabilitédes deux esprits,humain et divin, dégage la connaissance de
Dieu de tous ses aspects humains (dépendance des sens, discursivité),et donc
n'est plus une intelligenceau sens où nous pouvons l'entendre,et pourtantla
maintientencore dans le champ de notre imagination: « Si l'on en juge par les
indicationsde Berkeleysur ce que peuvent être des intelligencessupérieures,
l'espritdivin peut être comparé à un Œil immense qui verraittout en un seul
pointet en un seul instant» (4 12).
Cette dissimilitudefait-elleencore partie, pour Berkeley,de la structurede
l'analogie ? Il ne semble pas. En effet: « Berkeley fait dire à l'un de ses
personnages,dans VAlcyphron, que le termede « connaissance» appliqué à Dieu
est si peu adéquat que, tout bien pesé, on peut comprendreque certains(Denys
l'Aréopagite,Pic de la Mirandole, par exemple) aient dit que la sagesse de Dieu
était déraisonnable et folle, ou que la lumière divine inaccessible pouvait bien
êtredénommée obscurité» (412). Ces allusions à la théologienégative,au-delà
même de la subordinationen Dieu de l'intelligenceà la volonté et à l'Amour,
montrentbien que la distance n'est plus intégréedans l'analogie, réduiteà la
ressemblanceet entièrementfonctionde l'anthropomorphisme.Et si, sur le plan
du langage,elle paraît réduiteà la fonctionmétaphorique,une nuance s'impose :
dans la mesureoù <<la natureest le langage de Dieu » et que la matièreoffrede
quoi signifierl'esprit- comme on l'a vu plus haut -, on peut construireune sorte
d'analogie de proportionnalité(que l'on retrouverachez Rousseau), où il est dit
que la natureestà Dieu ce que le corps est à l'esprit.
Ici le refusde placer des idées en Dieu, fût-cesous formed'archétypes,ne
signifiepas, comme chez Descartes, un refusde l'univocisationdu vrai, mais le

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Philibert Secretan

refusde faire comme si nous pouvions dire adéquatement quelque chose de


Dieu : ni sur sa nature,ni sur les qualités et les « noms » qui lui reviennent.En
revanche,le rapprochementavec Descartes s'impose lorsque l'A. écrit: « Loin
qu'un rationalisme latent, chez Berkeley,trouve son épanouissement dans le
Siris, c'est au contrairel'irrationalitédu Pouvoir divin qui devient la pierre
angulairede l'apologétique ; mais elle tend du même coup à désintégrerl'entre-
prisecritiquedes œuvresde jeunesse » (4 17).
L'analogie est sans doute le maître-conceptde l'apologétique berkeleyenne; et
c'est bien par ce côté qu'il fautaborder le jeu subtildes relationsentreBerkeley,
P. Browne,Butler,King - si caractéristiquesde la défensede la foidans l'Angle-
terreanglicanedu XVIIe siècle. Disons, pour retenirl'essentielde ce qui intéresse
l'A. en matièrede possibilitéde parlerde Dieu sans forcerni sur la ressemblance
ni sur la dissemblance,que l'analogie doit éviterque l'athée ni ne tire profitdu
vide d'une théologie négative,ou au contrairedu trop-pleind'un anthropo-
morphisme,ni encore ne poétise l'Ecritureau point .de surévaluerl'imaginaire.
Mais commentéchapper à ce dilemme? D'une part en renouant,en arrièrede
P. Browne,avec Cajetan et sa distinctionentreproportionalitépropreet propor-
tionalité métaphorique(493), distribuâmesa) sur les attributs<<spirituels» de
Dieu (sagesse,amour, etc), et b) sur les puissances de Dieu relativesà l'homme,
susceptiblesd'engendrerdes images (roc, bouclier) ; et d'autre part - audacieu-
sement- en confiantau personnagede Criton, au dialogue IV de VAlcyphron,
le soin de montrerque <<d'après l'ouvrage de Cajetan l'analogie de proportion
donne au langage ordinaireses titresde légitimationen théologie[...] ; en 1732,
Berkeleyadmet avec Pascal que Dieu est un Dieu caché, qui se révèle « avec
réserve» et entouréde mystère» (496). Cette légitimationthéologiquecontinue
et renforcela revalorisationépistémiquedu langageordinaireopposé au langage
savantde l'abstraction,et donc, au plan théologique,opposé à touteanalogie qui
se constitueraiten instrumentde rationalisation« déiste» de la connaissance de
Dieu. C'est aussi le lieu de rappelerla théorie- évoquée plus haut - de 1'« autre
voile », qui cache le mystèrederrièrele caractèremétaphoriquedes mots sans
toutefoislivrerle monde des imagesà la seule fantaisie.
Visiblement, on assiste au passage de l'analogie de l'être à l'analogie du
langage: non pas certes en troquant la solidité de l'être contre l'apparence de
l'image, mais en liant dans une théorie générale des signes efficaces(« ... le
pouvoir des mots l'emporte toujours sur leur sens») (507), une théorie de
l'assentiment,religieusementsupérieure à toutes les stratégiesde l'argumen-
tationet à toutesles poétisations.
Si l'immatérialismesape à sa manière une ontologie substantialiste(et donc,
apparemmenttoutau moins,une analogie de l'être),si l'anthropomorphismede
Browne répugneau croyant,et si le théologienrefusela réductiondu message à
l'image, c'est le langage efficaceet persuasif,auquel répond l'assentiment,qui
« contient» la vraie religion. Mais ayant perçu avec une pénétranteacuité le
profitque l'athée pouvait retirerde la théologie négative dont l'analogie est
lourde, et parfaitementconscientdes collusions entreaffirmation rationnelleet
déisme,redoutantdonc autantla distanceoù Dieu s'évanouit que l'idolâtried'un
Dieu neutralisépar la raison,Berkeleytentade sauver l'analogie apologétique en
liant image et efficacité: «La fin véritable du langage, lit-on en Alcyphron
VII, [...] n'est pas seulement,ni principalement,ni toujoursde communiquerou
d'acquérir des idées, mais c'est quelque chose d'une nature active et opérante,
qui tend à un bien que l'on conçoit» (507-508), référéeà l'œuvre divine de
créationet de grâce.
Peut-êtresommes-nousainsi préparés à aborder Kant, chez qui l'opposition
entre anthropomorphismedogmatique et anthropomorphisme symbolique

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Trois enjeux de l'analogie

semble participerde ce combat de Berkeleypour tenirl'analogie « pratique», et


peut-êtrebien « symbolique», entre les deux risques mortelsdu déisme et de
l'athéisme.

3
La dynamiquede cet articlem'a portéà relire5 la Naissance de la philosophie
de Kant de M. François Marty, que son sous-titre: Une étude sur la notion
kantienned'analogie, inscritparfaitement dans la trajectoireà retracerici.
Cette étude est si ample et si complète qu'elle permet de mesurer non
seulementce que Kant doit à ses devanciers,ce qui le rapproche de Berkeley
lorsqu'il s'agit de sauver l'équilibre du discours sur Dieu, mais encore de voir
commentKant inaugureun débat majeur entred'une part une dialectisationde
la relationconflictuelleentrenécessitéet liberté- telle que l'opérera Hegel - et
une analectique de la raison telle que M. Marty la reconstruitautour de la
Critique du Jugement.Ce dernieraspect ouvre hardimentsur l'avenir d'une
réflexionfondamentale,alors que les deux premiers se rattachentà la pré-
occupation immédiatede la place de l'analogie dans la science (ou le savoir du
monde) et de l'ajustementde l'analogie à une apologétique,donc à un débat livré
sur une scène philosophique où s'affrontentdes personnages canoniques : le
déiste filant droit vers l'athéisme, et le théiste menacé, parlant du « Dieu
vivant», d'anthropomorphiser l'Absolu.
La place de l'analogie dans la connaissance du monde est visiblementcelle de
l'analogie de l'expérience,qui justifieraitun titreempruntéà Léon Brunschyicg:
Kant lecteur de Hume et de Leibniz. La notion d'analogie de l'expérience
recouvrele champ de ce que nous appelions plus haut la fonctionheuristique
de l'analogie. Mais alors que la compréhensionempiristede l'expérience rend
celle-ci tributaired'une simple règlede généralisation: « de la ressemblancesur
des points particuliersde deux choses (on conclut) à leur ressemblancetotale»,
et la comdamne à n'être qu'une situationtransitoire- au sens très précis où il
s'agit de « transiter»d'une ressemblanceà une identification,ce qui représente
le statut le plus faible de l'analogie - Kant porte cette analogie du monde
sensible à l'analogie de Yexpérience,au sens où celle-ci ne comprend pas que
l'impressionsensible, mais faitintervenirune nécessité logique. Pour satisfaire
à cette exigence rationnelle de l'expérience, Kant mathématise l'expérience,
donc se démarque du psychologisme humien et retrouve l'antique fond de
l'analogia-pvoporúon. Cette mathématisationpar ailleurs renforce,et d'une
certainemanière«justifie » la fonctionheuristiquede l'analogie : on ne construit
pas un quatrième terme à partir des trois qui sont donnés (par un premier
rapport entre deux termes, et un second, analogue, dont un seul terme est
connu) : « On a simplement une règle de rechercheet une marque pour le
trouverdans l'expérience». A ce sujet, l'A. parle d'une « transformationde
l'enseignementde Hume » (137), déjà notable au sujet de l'expériencedu monde,
mais certainementencore plus profondau sujet de la connaissance de Dieu.
Si, en effet,pour Hume la ressemblanceimparfaitede l'analogie n'est qu'une
<<transition» vers la ressemblance parfaite dans laquelle de l'inconnu sera
identifié,c'est encore la ressemblance,excessive ou insuffisante, dans l'analogie,
qui débilite tant le déisme que le théisme: la ressemblanceà Dieu est la plus
faible dans le déisme parce que Dieu y est identifiéà l'Etre indéterminé; et la
5. Philibert Secretan, Méditations kantiennes. Sur l'ouvrage de F. Marty, cf.
p. 190-197 ; sur Pascal et Kant, cf.p. 93-1 18, Lausanne, L'Age d'Homme, 1981.

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ressemblance du Dieu des théistes est trop fortepour ne pas engendrerun


anthropomorphismeinacceptable. C'est donc bien là que Kant voit la nécessité
d'une réformede l'analogie, ou de ce que l'A. appelle une « nouvelle analogie »
- qui en faitest un retourau cœur même de l'analogie : l'attributionà Dieu de
l'intelligenceet de la volontécomme reprisedes Noms divins,et la connaissance
de Dieu « d'après l'analogie qui ne signifiepas [...] une ressemblanceimparfaite
entredeux choses, mais une parfaiteressemblancede deux rapportsentredeux
choses complètementdissemblables» (141). Pour avoir déjà mathématisé la
« ressemblancephysiquede Hume », Kant renoue avec la proportion(l'analogia
grecque) et déplace vers celle-ci la ressemblance,libérantainsi la dissemblance
entrele monde (ou l'homme) finiet Dieu, et justifiantd'antiques nominations
de la Personne absolue. La « possession de déterminationscommunes» n'auto-
rise plus à parler de déterminationsidentiques,ni de la « ressemblance» des
porteursde ces déterminations: cet acquis paraît décisif.
Quant à savoir commentKant - et, d'une certainemanière,à l'inversede ce
qui s'est produitavec Hume - réélaborele « principede continuité» de Leibniz,
il faudraitsuivre l'A. pas à pas. Retenons pour l'essentiel que ce principe n'a
plus pour Kant de significationontologique; autrementdit,que Kant ne retient
pas la vision de 1'« échelle des êtres», mais uniquementune continuitéformelle:
ce principe« donne la formed'un univers[...]. C'est l'unité d'un ensembledont
on doit sans cesse resserrerla textureen enrichissantun genre,sans appauvrirles
espèces, c'est-à-direen étendant un principe d'explication de façon légitime.
Ainsi faisaitNewton quand il demandait que la même loi de la réflexionde la
lumière vaille pour la terreet les planètes» (153). Or, c'est précisémentcette
continuitéformelle,et l'analogicité qui s'y implique, que Kant lui-même va
contesterdès lors qu'il sous-tendun des argumentsde l'existencede Dieu sous la
formede l'argumentphysico-théologique,c'est-à-diresous formed'une analogie
du causer humain et du causer divin rattachésà une cause qui explique ce qui
est. A cette preuve par la cause, Kant répondra par la Création qu'invoque le
théiste (et que pourrait aussi invoquer l'artiste), et par un univers conçu
« comme tâche à faire,non comme objet à expliquer» (174). D'où une remarque
qui pour une part nous ramène vers Berkeley,et pour l'autre annonce un
momentessentielde la théoriede l'analogie kantienne: « On ne parle bien de
Dieu, pour Kant, que si ce discoursa quelque significationpour la vie et l'agir de
l'homme.Mais cela empêche de dissimulerque nommerDieu implique toujours
le passage par l'anthropomorphisme » (174). Parler d'anthrophomorphismeen
un sens positifnous introduità ce niveau supérieurd'analyse qui nous vaut l'un
des joyaux des Prolégomènes: la distinctionde l'antropomorphismedogmatique
et de l'anthropomorphisme symbolique.
«... L'anthropomorphismesymboliqueest celui qui, renonçantà direce qu'est
Dieu en lui-même énonce seulementson rapportau monde. L'explication [...]
demande de considérerle monde comme le lieu où vit et agit l'homme », ce qui
ramèneà la relationd'analogie entreCréationet action que l'on vientd'évoquer,
mais impose la question complexe : pourquoi Kant parle-t-il d'anthropo-
morphismesymbolique? Nous ne retiendronsdes analyses de l'A. que ce qui
intéressela question de l'analogie.
Si l'essentielde l'analogicité est déposé dans l'anthropomorphisme,la notion
de « symbole» ajoute que ce n'est qu'en parlant que l'homme peut « corres-
pondre» à Dieu. « Symbole» dit donc une relation occupée par le langage, et
non par l'objet lui-même,en même tempsque c'est dans le langage symbolique
que « s'exprime la valeur opératoire de l'idée de Dieu, comme d'ailleurs de
toutesles idées de la raison» (197). L'analogie ou anthropomorphismeest ainsi
détournéede la ressemblanced'objet, et réorientéevers un effetde langage où

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Trois enjeux de Vanalogie

l'image empruntéeà l'expériencehumaineest ordonnéeà l'idée de Dieu.


« Symbolique » n'a donc pas pour fondl'imageen tantque « ressemblance »
(biblique)entrela créaturehumaineet son Créateur,qui autoriseà parler
d'Intelligence et de Volontédivines; « symbolique » désignele statutde l'image
linguistique qui faitcoïnciderdeux significations d'orientationopposées et
néanmoins proportionnées aux intérêtsde la raison.La raisondemeurele milieu
danslequelse proportionnent, d'aprèsle symbole, le sensibleetle suprasensible ;
et l'hommeestle seul êtrepar qui le symbolepuissedéployerses effets.
« Cela revient à direque l'on n'a pas encorebienrenducomptede l'analogie
kantienne quandon a ditque Dieu estau mondece que l'artiste, intelligentet
capablede décision,està son œuvre.On n'a pas encoreditce que sontles deux
rapportsparfaitement semblables.Il s'agitdu rapportde l'idée pratiqueà son
effet, entantque cetteidéepratiquecontient etproduitl'effet commesa fin.Cela
veutdireque ce que l'idée totalede l'objetà produireestà cet objet,l'idée en
Dieu de la finà produire, le souverainbiendans le monde,l'està ce souverain
bien.Mais ce rapportseraitvidede senss'il n'étaitpas aussitôtentenducomme
détermination de ma volontéà produireautantqu'il est en moi, le souverain
biendans le monde.C'est moi,finalement qui ai à me penserselon l'analogie
de l'artiste, guidépar son projet»(416-417).
Ce passagetout à faitcentralrendcompted'un renversement largement
préparéparceluide la causalitéà la finalité, etde la théorieà la production : le
renversement de la problématique epistémiqueen considération éthique,donc
appartenant « à l'ordrede l'existence ». Et c'esttrèsexactement dansce contexte
que s'imposela notion,devenuesi déterminante chez Berkeley, d'assentiment.
Parceque, finalement, l'expérience analectiqueest une expériencede la limite
et de la liberté,elle est l'expérience de l'assentiment à ce que je ne saisispas,
maisque je connaispar connaturante éthique.La vieillenotionde « connatu-
ralité» consonneparfaitement à celle d'analogie,dans la mesureoù elle
caractérise un savoirindissolublement lié à une pratique,que ne doublepas un
savoirthéoriqueet où l'on se soumetà une sorted'imageintérieur:à une
manièrede symbole.
FrançoisMartya l'artdes conclusions.Ellesjalonnentl'itinéraire du texte,et
celleoù vientfinalement se reposerle lecteuréblouiet fatigué, permetà la fois
de réarticuler l'essentielet de ressaisirle mouvement d'ensemble.Suivonsune
dernière foisl'A.
1) « Le premier domainede l'analogieoù opèrele procédéde transformation
qui caractérise Kant,estceluioù elle intervient dansla sciencede l'expérience »
(515).
2) <<Le deuxièmesecteuroù Kant faitappel à l'analogieestcelui du monde
intelligible que l'on caractérise suffisamment en parlantde Dieu et d'un autre
monde» (5 17).
3) « Le troisième secteurenfinoù sejoue l'analogie[...] estceluiqui permetla
constitution du discourscritiquelui-même [...] [...]c'estunesortede dynamisme
interne à la connaissance, aussi bienqu'à la pensée,que l'analogie,en sa forme
proprement kantienne, faitparaître» (517).
Ici l'A. d'unepartaffirme que l'analogiedynamiseun progrèsde penséequi,
dans la Critiquedu jugement,élève les objetsau rangd'un monde« qui se
déploiecommesystème des fins» (528),doncreprend dansle champéthiquede
quoi nourrirune réflexionsur l'Univers.Et ce n'est pas un hasardsi une
esthétique,comme lieu spécifiquedu symbole,fait consonneren analogie
« l'ampleurde l'universelet l'originalité du sensible». D'autre part,il salue
l'actede naissancede l'analectique, « dynamisme internede la pensée»,le seul
comparableà la dialectiquede Hegel,et peut-être le seul à pouvoirlui résister

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en raison même du principeinsuppressiblequi l'habite. Alors que, chez Hegel,


« négation» signifie « renversement total et promesse de réconciliation
plénière», la négation non plus seulement critique, mais proprementanalec-
tique de Kant, signifielimite infranchissableet assentimentre-connaissantà
l'In-compréhensible.Au cœur de la raison se déclarerait donc cette tension
essentielleentre le fini et l'infiniqui constituele sens de l'homme lui-même,
personne,existenceet action.
Mais n'est-cepas alors - pour revenirau propos de Jean-LucMarion sur quoi
s'ouvre cet article- dans 1'« idée en moi de l'infini» qui gouvernela théologie
de Descartes, que l'on retrouvela négation indispensable,jamais dialectisable,
nécessaireà l'ouverturede l'aire de l'espritdans laquelle la raison va introduire
la mesure de la proportion? Mesure dans la dé-mesureserait une formulede
l'analogie ; elle conviendraitparfaitementà cette finitudekantiennequi n'a de
sens que par rapportà l'infini,mais égalementcette authentiquemédiation du
«jugement », entreentendementet liberté,où se reconnaîtque c'est dans l'unité
de l'acte de l'espritque se rencontrentles deux extrêmes.

Conclusions personnelles

Les études que nous avons traverséespermettentde dessiner un chemin de


transformation de l'analogie de l'être en analogie de l'esprit,qui, en raison des
effetsde pensée qui s'y déclarent,ou de sa méthodique,mérited'êtreappelée une
analectique.
Elles nous portentpar ailleurs à penserque ce n'est pas d'abord l'effondrement
de l'ontologie qui explique l'affadissementprogressifde l'analogie (qui atteint
son plus bas degré avec la conception, notammenthumienne, de la ressem-
blance), mais bien un positivisme théologique devenu incapable, par souci
exclusif de l'être, donc effectivement par excès d'onto-théo-logisme,de gérer
convenablementla négation,certes magnifiéepar la théologie négative,mais
avant tout inscrite,par la Transcendance elle-même, dans nos moyens de la
signifier.
Seule une réflexionapprofondiesur le statutde la négation dans l'analogie
peut à la foisaffermirune analectique et la replacerau rangqui lui revientparmi
les grands« systèmes» de la pensée,- rôle que peut-êtreErich Przywara,dans sa
fameuseAnalogia entis,futun des premiersà avoir reconnuet redéployéselon la
puissance de ses innombrableseffets.

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