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Socio-anthropologie

5 | 1999
Médecine et santé : Symboliques des corps

Le corps et les constructions symboliques

Jacques Saliba

Éditeur
Publications de la Sorbonne

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://socio- Date de publication : 15 mai 1999
anthropologie.revues.org/47 ISSN : 1276-8707
ISSN : 1773-018X

Référence électronique
Jacques Saliba, « Le corps et les constructions symboliques », Socio-anthropologie [En ligne], 5 | 1999,
mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/47

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Le corps et les constructions symboliques 1

Le corps et les constructions


symboliques
Jacques Saliba

1 La littérature anthropologique est riche de descriptions du corps. Elle nous les livre en les
théorisant, mettant en valeur toute la complexité de leurs conceptions. Mais, si la mise en
perspective anthropologique accentue la pertinence du débat Nature/Culture, elle
permet, aussi, d’interroger la définition univoque que la civilisation occidentale a
conférée historiquement au corps et qu’elle a imposée, comme seuls regard et discours
légitimes. En effet, les disciplines biologiques et médicales ont acquis un monopole de
savoir et de gestion du corps à l’exclusion de toute autre forme.
2 Dans les sociétés exotiques, le corps s’exprime à travers des mythes, des croyances et des
rituels thérapeutiques dont l’efficacité symbolique est démontrée par les travaux
ethnologiques. Ces derniers mettent en avant les aspects rationnels, bien que spécifiques,
de ces types de pensée ou de pratique, même si les termes de « mentalité primitive »,
« pensée sauvage », « empirisme et déterminisme causal »... peuvent paraître ambigus.
3 Le recul anthropologique, avec le travail qu’il impose sur soi et sur les cultures, interroge
non seulement la pensée magique mais aussi sa confrontation avec la pensée technico-
scientifique. Il permet de mieux comprendre le sens de ce qui est en acte, dans nos
sociétés, lorsque pensée savante et représentations profanes se rencontrent, comme par
exemple dans la relation médecin/malade. Il donne, par là, une dimension historique à
nos institutions, nos croyances et nos pratiques sans réduire la confrontation culturelle à
l’opposition de deux grands modèles : Tradition/Modernité, Sociétés froides/Sociétés
chaudes. En fait, la modernité occidentale, en se heurtant aux sociétés appellées d’abord
primitives puis exotiques, se questionne à travers des cultures autres !
4 Il appartient à la sociologie, comme à l’anthropologie et encore plus à la socio-
anthropologie, de resituer, dans des sociétés telles que les nôtres, le débat sur la culture
et ses formes symboliques. Il s’agit de leur rendre toute leur rationalité, dans le lieu
même où domine la conception matérielle et technique du monde. D’autant plus que cette
approche unidimensionnelle des faits sociaux est au coeur même des crises qui traversent

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notre modernité. Le corps, à travers la difficulté des questions qu’il pose, en est une
bonne illustration.
5 Mais qu’est-ce que le corps ? Comment le penser ? Sous quel registre le définir ? Ses
formations relèvent-elles de l’essence intrinsèque d’une « chose » ou obéissent-elles aux
aspects relationnels et métaphoriques inhérents à tout social et à toute symbolique ?
6 Objet de sciences positives, comme de sciences humaines, le corps, lorsqu’il est souffrant,
est le centre des théories médicales et de leurs pratiques. La clinique psychanalytique,
elle-même, bien que n’abordant le corps qu’en termes de signifiants, n’aurait pas vu le
jour sans une construction du corps par la science moderne. C’est le décriptage des
symptômes hystériques et le caractère traumatique de la sexualité qui conduisirent
Freud, en rupture avec l’hypnose, à se séparer de la médecine pour poser l’inconscient.
7 Le corps se présente, ainsi, dans nos sociétés sous différentes facettes. La question de ses
références devient une question contemporaine. Pourtant elle apparaît paradoxale tant
domine aujourd’hui la définition naturaliste du corps. Cette dernière tend à l’enfermer
dans un questionnement qui part de l’évidence de son apparence avec le présupposé
occidental d’un corps-matière, où fonctionnement et dysfonctionnement de sa substance
cachent, en fait, sa réalité qui est le produit d’une construction historique.
8 Les phénomènes corporels font l’objet de discours et d’interprétations. Ils appartiennent,
ainsi, à côté de leurs caractères organiques, à des registres de représentation et de
langage. Au coeur des rituels et des croyances magiques ou religieuses, le rapport des
hommes à la souffrance est un des éléments constitutifs, par rationalisation1, des grandes
religions. Ainsi, malgré sa réalité matérielle, le corps ne peut être dissocié de tout ce qui
l’inscrit dans la culture et le langage. Il n’est plus possible, aujourd’hui, de le penser en
dehors de ces référentiels. Dans un contexte où se perd l’euphorie utopique du progrès,
les approches en termes de positivisme scientifique et technique trouvent leurs limites.
En effet, dans le cadre de la sécularisation qui est liée à l’avènement de la modernité, la
Science s’est construite dans une subversion du paradigme religieux, cherchant même à
l’éliminer et à répandre, dans l’ensemble de la culture et des institutions, l’esprit de sa
propre démarche. Le débat actuel autour du corps fait de la perspective anthropologique
une des oppositions essentielles à l’impérialisme du scientisme technologique. Resituer
dans leur histoire2 ces deux positions, l'une culturelle et relativiste, l'autre
homogénéisante et réductrice par son type de rationalité, fait émerger la possibilité d’une
réflexion critique où se confrontent le paradigme du corps-matière et celui du corps-
métaphorique.
9 Les caractères contradictoires et exclusifs de ces deux conceptions du corps ne
concernent, en effet, que nos sociétés. Ils nous introduisent à une lecture critique de
notre culture et font apparaître la construction sociale des cadres institutionnels et
discursifs de la réalité du corps. Cette culture est, d’ailleurs, la seule à interroger la place
de cette réalité dans les registres symboliques ou imaginaires, de même que la nature et
le sens des symboles qu’elle produit. Le fait corporel se présente, ici, de manière explicite,
comme un fait parlé et pensé, mais aussi manipulé, dans le référentiel d'une culture dont
le mode d’organisation en réglemente la gestion.
10 Il n’est plus contradictoire, alors, de questionner, du point de vue de la culture et du
langage, cette réalité ou ce réel du corps qui, tout en se présentant comme simples
données de la matière, sont traversés par des discours qui n'ont ni le même statut ni la

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même légitimité et qui n'obéissent pas aux même modes de légitimation. Cette
interrogation du fait corporel se place ainsi dans une double rupture.
11 D’une part, il se différencie de l’approche psychologique, clinique comme expérimentale,
qui accentue les dimensions formalisées ou expressives du corps, celles qui émanent des
sens et des émotions.
12 D’autre part, il se distancie d’un abord biologique et physiologique, celui de l’organisme,
qui se présente sous des aspects analytiques, descriptifs et fonctionnels.
13 Ces approches sont aussi naturalistes les unes que les autres. Elles ont pour effet, si ce
n’est pour objectif, d’« instrumentaliser » le corps. Il devient, alors, force de production,
source d’énergie ou système d'adaptation. Ces cadres conceptuels, qui font du corps un
objet de savoir, conditionnent sa manipulation technique. Toutes ces problématiques
participent, en effet, d’une histoire qui prétend être celle du corps réel, alors qu’elle n’est
que celle de ses conceptions. Produites et transmises par des institutions, dont la
médecine moderne en est le meilleur exemple, elles cherchent à distinguer les discours
afin d’en unifier un et de l’intégrer dans le champ de la Science, essayant, par là, de mieux
maîtriser une technologie d’intervention.
14 Par contre, lorsqu’il est pris comme fait culturel, le corps devient un objet
anthropologique. Porteur de sens, sans aucune visée téléologique, il se construit à
travers les pratiques et les institutions indépendamment de toute finalité biologique.
Inscrit dans un a priori du langage, il participe d’un fonctionnement collectif.
15 Mais au-delà du simple rejet du biologisme, l’interprétation anthropologique du corps
trouve sa spécificité en le construisant comme fait historique et social. Etabli par une
symbolique collective qui l'intègre dans la complexité d’une culture, le corps en devient
un des éléments indissociables. Il est inséparable d'une aperception holistique, dont la
place et la forme diffèrent de celles que lui donne la démarche analytique moderne.
16 La pensée d'un corps-matière, détaché de l’âme, est consensuellement posé comme un
élément constitutif de la civilisation occidentale moderne. Mais cette dernière introduit
en outre l'idée d'un corps indissociable de l'individu, de l'extérieur de son image et de
l'intérieur de son vécu. La culture du corps n’est plus, comme chez les Grecs3, une
figuration pour autrui qui évolue, tout au long des interactions, dans une altérité. Elle est
plutôt, ici, l’incorporation d’une subjectivité qui se déploie dans une identité stable,
construite par identification et transmise socialement. L’individu accède à la modernité
par un processus historique d’« autocontrainte4 », qui socialise violence et pulsions et qui
le fait, ainsi, se réaliser dans la sublimation5. La valorisation contemporaine de l'éthique
et de l'ethos de la « maîtrise de soi » comme modèle de comportement, sur lequel repose
d'ailleurs toute personnalisation incorporée de la domination, en est une bonne
illustration.
17 Le corps se trouve alors au centre du phénomène d’individuation qui caractérise les
sociétés modernes. Le surinvestissement narcissique dont il est actuellement l’objet, sur
le plan social, est un des indicateurs majeurs de cette transformation. L’individu devient
un être de droit, de jouissance et de besoin, défendant une intimité qui est indissociable
du statut de la personne. A ce titre, le corps se donne à voir à l'interstice d'espaces
juridiques, économiques, psychiques qui sont à l'intersection du public et du privé. Mais
c'est par la science et par la publicité, et aussi par le sport, que les phénomènes du corps
font une entrée dans l’espace public6. Il apparaît, alors, dans un discours médiatisé qui est
toujours un discours normatif parlant d’hygiène, de maladie et de santé, sous couvert de

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légitimité médicale. Cette dernière repose sur un caractère rationnellement construit


d’énoncés qui obéissent, à la fois, au principe poppérien de falsifiabilité et à l'efficacité
spectaculaire de leurs applications techniques. La mesure, l’expérimentation et
l’observation empirique sont, ici, les seules à être valorisées, ce qui, dans un contexte de
« rationalisation du monde », confirme la médecine moderne dans le bien-fondé de sa
nouvelle orientation historique qui la conduit à aligner ses savoirs et sa pratique sur le
modèle de la science.
18 Le fait corporel, dans cette acception individuelle, est aussi un objet sociologique. Il peut
être relié à une conception pragmatiste de l’individu qui le construit dans une forme
sociale et qui l’inscrit dans un espace d’interactions7. S'y délimitent des frontières,
s'élaborent des stratégies, se mettent en place des tactiques autour d'images du moi et de
l’autre. Se créent ainsi des représentations qui édifient des identités dans un contexte
d’altérité. Cette marque individualisée du corps, si elle peut être saisie comme conscience
et comme stratégie, ne permet pas la prise en compte de son appartenance holistique à
un système global, culturellement et historiquement produit. Sa transmission comme sa
transformation historique, par la dynamique des groupes sociaux ou des classes,
échappent à l’analyse. La dimension fantasmatique, elle-même, perd de son acuité au
profit d’une survalorisation des élaborations cognitives.
19 Une telle problématique occulte ce qui relève du Sujet au profit d’un individu-acteur
étudié à travers des logiques d’action. Ce dernier, soit en stratège8, oriente
rationnellement sa conduite, se fixe des objectifs et analyse des situations, soit, au
contraire, est défini comme un être déterminé9, produit par des jeux d’interactions ou des
systèmes qui l’aliènent en le positionnant. D’autres sociologues ont étudié le corps à
travers l’usage social10 qui le façonne en le socialisant à des contraintes de consommation
ou de travail. D’autres encore le posent dans un a priori de la détermination biologique.
Ils recherchent dans l’hérédité, plutôt que dans l’héritage, l’explication de l’action. L’acte
est, ici, défini comme réponse à une poussée énergétique de l’organisme et non comme
traduction d’un désir. La capacité d’adaptation devient une valeur vitale. Elle est le
produit d’une sélection qui obéit aux lois de l’évolution. Ces théories sociales se
confrontent à des paradigmes behavioristes ou sociobiologiques, comme d’autres,
fonctionnalistes, rejettent les thèses utilitaristes, analyses qui sont à l’oeuvre
implicitement dans les conceptions biologisantes du corps et qui en légitiment la gestion
ou le contrôle.
20 Une lecture socio-anthropologique du corps, en raison du positionnement même de
l’anthropologue est probablement la seule à être en mesure d’extraire le fait corporel à sa
réalité matérielle propre.
21 Dépouillé de cet unique caractère matériel, le corps devient, alors, objet et instrument
d’une culture. Il y acquiert une fonctionnalité active et participe à la construction
symbolique de celle-ci. Comme l’illustrent les travaux de l’ethnologue Mary Douglas 11, les
représentations et les discours sont pénétrés de métaphores corporelles. Retraduisant les
relations sociales dans les termes symboliques d’un ordre biologique, le langage
métaphorique masque l’arbitraire de cette réalité et rend ainsi possible son
fonctionnement. Les métaphores font entrer le biologique dans le langage et fournissent,
par l'interprétation, un contenu culturel et un cadre social aux rapports humains. Faisant
reposer sa légitimité sur un ordre de la Nature, la culture impose, comme un absolu
universel, le contenu des autorités et des hiérarchies, comme celui des normes qui
codifient les comportements. Environnement naturel et organisme biologique

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participent, ainsi, non seulement d’une histoire de l’imaginaire mais aussi et surtout d’un
principe d'organisation intellectuel du monde. Le langage, par la production des
signifiants et de leur système de relation, est le seul à même de créer un ordre où se
positionne le Symbolique.
22 Par ce type de problématique, comme par les terrains et les thèmes qu’il étudie et les
outils qu’il met en oeuvre, dans une relation nécessaire à la posture éthique, le
questionnement socio-anthropologique s’instaure par une rupture avec le discours
dominant des sociétés modernes.
23 Son mode d'interrogation participe donc aujourd’hui d’un enjeu et devient l’instrument
privilégié d’une nouvelle problématique qui intègre, dans des ensembles signifiants, des
réalités cliniques, textuelles, organisationnelles et comportementales.
24 Il opère ainsi à contre-courant de toute pensée positiviste ou pragmatiste, fonctionnelle
ou utilitariste, qui dissocie les domaines, isole les objets, cherchant pour chacun d’eux la
cause efficiente. Pensée qui se veut opérationnelle et qui justifie l’analyse du seul point de
vue de sa capacité à évaluer et à gérer les problèmes posés, indépendamment de leurs
effets de vérité, cherchant à en assurer ainsi leur contrôle. Le corps et ses manifestations
symptômatiques deviennent un des objets privilégiés sur lequel s’exercent actuellement
la volonté d’emprise et les discours de maîtrise. Dans les sociétés modernes, il se trouve
non seulement isolé d’un ensemble de la Nature, mais il est aussi, avec l’individu, coupé
du lien communautaire. Il n'est plus, comme dans les sociétés exotiques, relié à un
collectif ou même à un cosmos, avec ses séries de correspondances, tant mythiques que
matérielles, où tout se tient. Il disparaît alors des cadres sociaux de la mémoire,
condition, pour chacun, du sentiment d’appartenance à un ensemble temporel et
collectif, condition de toute transmission.
25 L’individu se trouve, ainsi, seul, confronté aux manifestations de son corps. Pris dans ce
face-à-face imaginaire, il devient dépendant d’espaces institutionnels qui l’aliènent en
faisant de son corps un objet autonomisé. Propriété de ces espaces, les faits corporels
peuvent être alors abstraits. Ils deviennent des signes qui sont construits et
instrumentalisés par une pensée spécifique qui tente de les contrôler mais dans la
négation du Sujet et de sa dimension désirante. Dissociant la personne du corps, ces
institutions le mettent ainsi, grâce à leurs rituels, en conformité avec leur
fonctionnement. Dans les faits, elles le désacralisent et le font entrer dans une sphère
profane, bouleversant par là notre rapport au sacré. La laïcisation du corps, l’histoire de
la médecine en témoigne, a été une des conditions essentielles de l'emprise scientifique et
médicale. Cette laïcisation, qui porte la marque culturelle de l'Occident, a fait porter sur
le registre des phénomènes corporels un des effets les plus importants du mouvement
général de sécularisation.
26 L’expulsion du corps de la sphère du sacré et son entrée instrumentale dans la rationalité
technique ne sont pas sans conséquences juridiques, éthiques et sociales sur le champ
médical, comme l’illustrent les difficultés auxquelles se confrontent certains secteurs de
pointe de la médecine, tel celui des transplantations d’organes. La performance
technique, qui est exemplaire dans ce domaine, se trouve freinée par les résistances
culturelles de patients et de familles qui se réfèrent à une définition sacrée du corps ou de
certaines de ses composantes physiques mais toujours symbolisées, comme de la mort.
Dans ce domaine, la rationalité médicale se heurte à la logique du fantasme et à celle du
don pris, ici, dans son acception d’échange. Comment résoudre, de la manière la plus
rationnelle possible, le problème de la pénurie des organes à greffer ? La réponse est

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cherchée du côté de la rationalisation par l’économique, l’organisationnel, voire le


marketing.
27 Entré, ainsi, dans l’institution médicale, réapproprié par les médecins, à l’exclusion de
tout discours concurrent, en particulier religieux, les pathologies ou les
dysfonctionnements du corps deviennent matière première d’un travail de nature
professionnelle. Dans son champ, et à l’exclusive de toute intervention extérieure, se
définissent des savoir-faire, se transmettent des pratiques et s’enseignent des
connaissances théoriques. Les compétences relèvent de positions statutaires et
hiérarchiques qui délimitent des identités et des espaces de qualification et de
réglementation. Toute prise en charge institutionnelle obéit à un principe de séparation
radicale avec d’un côté le monde des soignants qui produit ses propres signes de
distinction et de l’autre l’univers des soignés.
28 En s’inscrivant ainsi dans un champ professionnel, la médecine moderne s’approprie
l’autorité légitime de définir les critères du normal et du pathologique, de l’état de santé
et de maladie. Elle décharge la famille. Seule l’autorité professionnelle du médecin peut
légitimer une personne dans un statut de malade, lui donnant des droits et des devoirs.
Contrairement à la manière dont elle est traitée dans les sociétés traditionnelles, la
maladie devient une entité spécifique qui se différencie de l’ensemble des infortunes. Elle
seule justifie, d’ailleurs, les interventions médicales en matière thérapeutique. Toute
autre forme de souffrance ou de malheur qui n’entre pas dans ce cadre « rationnel-légal »
ne relève pas de cette légitimité médicale. Toute une symptomatologie, exclue de ce
champ thérapeutique, se tourne vers les médecines populaires et parallèles, reléguées
dans la marginalité au nom de l’exercice illégal de la médecine.
29 Quelle place la psychanalyse occupe-t-elle dans ce mouvement de « rationalisation du
monde » ? S'y reconnaît-elle une filiation ? Y inscrit-elle une rupture ?
30 Née dans l’Europe positiviste du XIXe siècle, la psychanalyse a, pour particularité,
d’interroger de manière critique la science, de définir le statut de son discours et de
travailler l'originalité de sa pratique. Liée à la médecine, par ses origines et ses effets
thérapeutiques, elle en récuse son appartenance, prônant, à la suite de Freud, la « laïen
analyse ». Détachée de l’hypnose12, elle réoriente sa praxis autour du langage et de la
culture, qu’elle se réapproprie à partir d’un processus de déconstruction, reconnaissant
par là son affinité avec la langue poétique...
31 Se plaçant hors du champ de la science, tout en étant partie prenante de ses débats
épistémologiques, rejetant néanmoins le positivisme, la psychanalyse se rattache-t-elle
pour autant à la pensée mythologique ou à celle de la « pensée sauvage » ? Quels peuvent
être ses rapports avec la cure magique ? Autant d’interrogations qui posent, comme pour
la médecine, la question des filiations, mais qui ne peuvent être appréhendées que dans
l’« historial » d’une culture.
32 D’autres contextes, par leur exotisme, posent le corps dans un registre discursif et
institutionnel différent. Comme le montre Hérodote, le recours à l’enquête, chez les
peuples qu'il appelle « Barbares », est une autre manière d’éclairer les discours et les
coutumes et de mettre ainsi en relief leur pluralité. Plus tard, l'anthropologie faira
l'apologie de cette démarche et s'imposera avec le relativisme.
33 Se référer à des observations de terrain ethnologique a l'avantage de mettre au premier
plan les dimensions culturelles du corps et de le présenter, de manière explicite et
empirique, comme produit d'une construction sociale. La fonctionnalité non naturaliste

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de l'enveloppe corporelle et de ses organes peut ainsi être mise en évidence et théorisée.
Ces exemples alimentent la réflexion sur l'enjeu que représente le fait corporel lorsqu'il
entre dans le discours social et portent à la vue la place qu'il occupe dans l’imaginaire
individuel ou collectif.
34 En effet, toutes les cultures connues, à l’exception des nôtres, font du corps une partie
intégrante du social. Il est au coeur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des
croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclu dans des systèmes de représentation
où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et
interprétations. Dans toute « pensée sauvage » qui est aussi une pensée du double,
différents niveaux de la réalité, antinomiques pour nous, sont appréhendés dans une
même cohérence d'ensemble.
35 La critique du primat de l'explication organiciste est la condition pour construire l’objet
et fonder l'intérêt heuristique de la démarche et de ses résultats. Position jamais acquise,
tant le recours à la preuve biologique rejoint, dans nos types de sociétés, un imaginaire
aussi bien individuel que collectif. Ce dernier délègue à la science, sur le mode de la
« foi », un pouvoir légitime de validation s'appuyant sur des procédures
d'expérimentation ou de formalisation, de mesure empirique ou de pragmatisme et
d'observation. A celles-ci se confronte un autre type de pensée, celui de dominés ou
d’exclus, qui se trouve aliénés à une autre totalité, celle de la croyance magique et de ses
mises en scènes, émotionnelles et expressives, du corps et des infortunes. Dissocié, par
négation ou par défaut, de la parole et de sa capacité d'élaboration, leur corps ne peut
s'inscrire dans une histoire, celle du sujet, et être positionné ainsi dans un contexte avec
ses logiques, culturelles et langagières, de relation.
36 Comment rendre compte d'une problématique du corps qui puisse associer l'organisation
biologique à un principe de classification non organique, car symbolique et langagier ?
37 Paradigme subversif à l'égard de la pensée positive, mais qui permet d'articuler des
polarités du corps, la droite et la gauche, l'intérieur et l'extérieur, le corps-matière et
l'esprit..., à une polarité sociale fonctionnelle et organisatrice d'un ordre intellectuel
composé d'affects. Cette polarité rejoint celle de la division Sacré/Profane, Pur/Impur.
Construite par de « l'Interdit », elle se retrouve au coeur même de la structuration du
langage, de l'inconscient et de la culture. Elle réinterroge la technique et la science du
côté de ses origines, de ses filiations et de ses effets et la confronte à d'autres
cheminements. Elle donne sa mesure à la violence et au mode de domination que recèle
l'imposition de toute légitimité qui ne repose que sur une vérité totalisante, opaque à ses
éléments et à sa logique de construction.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. M. Weber, Le judaïsme antique, Paris, Plon, 1970.
2. N'est-ce pas la tâche d'un travail de généalogie auquel nous convie Michel Foucault ?
3. J.-P. Vernant, L'individu, la mort, l'amour, Paris, Gallimard, 1989.
4. J.-J. Courtine, « Les stakhanovistes du narcissisme. Body building et puritanisme
ostentatoire dans la culture américaine du corps », Communications, 56, 1993.
5. N. Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
6. J. Habermas, L'espace publique, archéologie de la publicité comme constitutive de la société
bourgeoise, Paris, Payot, 1978.
7. E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
8. Cf, par exemple, les travaux de M. Crozier et de R. Boudon.
9. P. Bourdieu met particulièrement l'accent sur la détermination objective des sujets
sociaux et de ses effets, sur leur conduite, par la médiation de la subjectivité.
10. L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, 1, janvier-février 1971.
11.M. Douglas, De la souillure, essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero,
1971.
12. H. Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient, Paris, Fayard, 1994.

AUTEUR
JACQUES SALIBA

Université Paris X-Nanterre

Socio-anthropologie, 5 | 2003

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