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Arthur C.

Clarke

2001
l’odyssée de l’espace

Cycle des Odyssées de l’espace Ŕ 1

Traduit de l’américain
par Michel Demuth

J’ai lu

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AVANT-PROPOS

Derrière chaque être vivant il y a trente fantômes, car tel est


le rapport des morts aux vivants. Depuis l’aube des temps,
environ cent milliards d’êtres humains ont vécu sur cette
planète.
Et ce nombre est très intéressant car, par une curieuse
coïncidence, il existe environ cent milliards d’étoiles dans notre
univers local, la Voie Lactée. Ainsi, pour chaque homme qui
vécut jamais, une étoile brille dans l’espace.
Mais chacune de ces étoiles est un soleil, souvent plus
lumineux et plus puissant que cette petite étoile proche de nous
que nous appelons le soleil. Et de nombreuses étoiles de la Voie
Lactée – la plupart sans doute – possèdent des planètes qui
tournent autour d’elles. Ainsi, il existe certainement de par
l’univers assez de mondes pour donner à chacun des hommes
qui habitèrent la Terre un paradis ou un enfer qui
n’appartienne qu’à lui.
Combien de ces paradis, de ces enfers, sont actuellement
habités et par quel genre de créatures, il nous est impossible de
le deviner. L’étoile la plus proche est encore des millions de fois
plus éloignée de nous que Mars ou Vénus qui, pour la
génération à venir, restent des buts difficiles à atteindre. Mais
la muraille des distances s’effondre : un jour, parmi les étoiles,
nous rencontrerons nos égaux, ou nos maîtres.
Les hommes ont mis longtemps à admettre cette idée.
Certains espèrent encore qu’elle ne deviendra jamais une
réalité. Un plus grand nombre, pourtant, chaque jour plus
important demande : « Pourquoi une telle rencontre ne s’est-
elle pas déjà produite puisque nous nous hasardons déjà dans
l’espace nous-mêmes ? »
Oui, pourquoi ? Ce roman offre une réponse possible à cette
question très raisonnable. Mais rappelez-vous bien qu’il ne

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s’agit que d’une œuvre de fiction. La vérité, comme d’habitude,
sera encore bien plus étrange.
A.C.C.

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PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT ANCESTRALE

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1. Le chemin de l’extinction

La sécheresse durait maintenant depuis dix millions


d’années et le règne des terribles lézards avait depuis longtemps
pris fin. Ici, à l’Équateur, sur le continent que l’on appellerait un
jour l’Afrique, la lutte pour l’existence avait atteint un nouveau
sommet dans la férocité, et le vainqueur n’était pas encore
connu. Dans ce territoire aride et désolé, seul le plus petit, le
plus rapide ou le plus puissant pouvait croître et espérer
survivre.
Les hommes-singes du désert n’étaient rien de tout cela. Ils
ne croissaient pas. En fait, ils étaient bien près de s’éteindre.
Une cinquantaine d’entre eux occupaient une série de
cavernes au-dessus d’une petite vallée calcinée où courait un
ruisseau alimenté par la fonte des neiges des montagnes, à deux
cents milles au nord. Durant la mauvaise saison, le ruisseau
était complètement asséché et la tribu vivait avec la soif.
La tribu avait toujours faim et, maintenant, c’était la famine.
Lorsque la première lueur de l’aube filtra dans la caverne,
Guetteur de Lune vit que son père était mort durant la nuit. Il
ignorait que l’Ancien était son père car un tel rapport dépassait
sa compréhension mais, en contemplant le corps émacié, il
ressentit un obscur malaise qui était l’ancêtre de la tristesse.
Déjà les deux bébés geignaient de faim, mais ils se turent quand
Guetteur de Lune poussa un grognement. L’une des mères
grogna en réponse, défendant la progéniture qu’elle ne pouvait
nourrir. Guetteur de Lune n’eut pas la force de la punir de son
insolence.
Il faisait maintenant assez clair pour quitter la caverne.
Guetteur de Lune saisit le cadavre recroquevillé et le traîna au-
dehors, courbé sous l’effort. Puis il le jeta sur son épaule et se
redressa. Il était le seul animal au monde qui en fût capable. Au
sein de sa race, Guetteur de Lune était presque un géant. Il
mesurait près d’un mètre soixante et son poids, en dépit de la
famine, approchait des cinquante kilos. Son corps musculeux et

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velu était à mi-chemin entre celui de l’homme et celui du singe,
mais sa tête, cependant, était plus proche de celle de l’homme.
Le front était bas et les arcades sourcilières prononcées, mais
déjà les gènes de Guetteur de Lune recelaient la forme de
l’humanité à venir. Et comme il contemplait le monde hostile du
Pléistocène, il y avait dans son regard quelque chose qui
transcendait le singe. Au fond de ses yeux sombres et
profondément enfoncés s’éveillait la connaissance, la première
manifestation d’une intelligence qui ne pourrait s’affirmer avant
des siècles, si elle ne s’éteignait pas d’ici là.
Il n’y avait aucun signe de danger et Guetteur de Lune
entreprit de dévaler la pente presque verticale, à peine gêné par
son fardeau. Comme s’ils n’avaient attendu que ce signal, les
autres membres de la tribu surgirent de leurs refuges, plus bas
dans la falaise, et se hâtèrent vers les eaux boueuses du
ruisseau.
Guetteur de Lune examina la vallée en quête des Autres mais
n’en vit nulle trace. Sans doute n’avaient-ils pas encore quitté
leurs cavernes. À moins qu’ils ne fussent déjà en route. Mais,
comme ils étaient invisibles, il les oublia. Il ne pouvait réfléchir
à plus d’un problème à la fois. D’abord il lui fallait se
débarrasser de l’Ancien. Cela ne demandait pas grande
réflexion. Cette saison, il y avait eu beaucoup de morts, dont un
dans sa propre caverne. Il lui avait suffi de déposer le cadavre là
où il avait laissé le nouveau-né, à la dernière lune. Les hyènes
s’étaient chargées du reste. Déjà elles attendaient, à l’endroit où
la petite vallée se fondait dans la savane, comme si elles
savaient que Guetteur de Lune devait venir. Il abandonna le
corps sous un petit buisson Ŕ les ossements avaient disparu Ŕ et
se hâta de rejoindre la tribu. Plus jamais il ne repenserait à son
père.
Ses deux compagnes, les adultes des autres cavernes ainsi
que la plupart des jeunes étaient occupés à chercher leur
subsistance plus loin dans la vallée, entre les arbres desséchés.
Ils étaient en quête de baies, de feuilles, de racines tendres et
d’aubaines amenées par le vent, tels que petits lézards et
rongeurs. Seuls les bébés et les plus vieux ou les plus faibles
demeuraient dans les cavernes. À la fin de la journée, s’il restait

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suffisamment de nourriture, ils pourraient manger. Sinon, très
bientôt, les hyènes en profiteraient à nouveau.
Guetteur de Lune ne gardait pas le souvenir du passé et il
n’aurait pu comparer un moment à un autre, mais la journée
était bonne. Il avait découvert une ruche dans une souche et joui
ainsi de la plus douce gourmandise que son peuple pût
connaître. Dans le jour déclinant, tandis qu’il ramenait le
groupe vers ses demeures, il se léchait encore les doigts de
temps en temps. Bien sûr, il avait également récolté un nombre
appréciable de piqûres, mais il y avait à peine prêté attention. Il
était maintenant aussi proche de la satiété qu’il lui était possible
de l’être car, s’il avait encore faim, il ne ressentait plus aucune
faiblesse. C’était là tout ce à quoi un homme-singe pouvait
aspirer.
La satisfaction qu’il éprouvait disparut lorsqu’il atteignit le
ruisseau. Les Autres étaient là. Ils étaient là chaque jour mais
cela ne changeait rien. Ils étaient une trentaine et l’on n’aurait
pu les distinguer des membres de la tribu de Guetteur de Lune.
En le voyant approcher, ils commencèrent à agiter les bras et à
danser au bord du ruisseau en poussant des cris aigus. La tribu
de Guetteur de Lune leur répondit. Et ce fut tout. Si les
hommes-singes se battaient souvent, il en résultait rarement
des blessures graves. Ils ne possédaient ni griffes ni crocs et ils
étaient trop bien protégés par leur toison pour se faire beaucoup
de mal. De toute façon, ils n’avaient pas d’énergie à gaspiller.
Les cris et les menaces suffisaient amplement à exprimer leur
point de vue.
La démonstration se poursuivit durant cinq minutes, puis
cessa aussi rapidement qu’elle avait commencé et chacun put
boire son content d’eau bourbeuse. L’honneur était sauf :
chaque groupe avait hautement revendiqué ses droits
territoriaux. Cet important devoir accompli, la tribu s’éloigna au
long de la berge. La nourriture la plus proche se trouvait à plus
d’un mille des cavernes et la tribu devait la partager avec de
grands animaux proches des antilopes qui toléraient
difficilement la présence des hommes-singes. Il était impossible
de les affronter car ils arboraient sur le front de redoutables

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cornes, armes naturelles dont les hommes-singes ne disposaient
pas.
Guetteur de Lune et ses compagnons luttaient contre les
morsures de la faim en croquant des baies, des fruits et des
feuilles. Et à leur portée, luttant pour le même besoin, se
trouvait plus de nourriture qu’ils n’en pourraient jamais
absorber. Pourtant, ces tonnes de chair succulente qui
s’ébattaient dans la savane, entre les buissons, n’étaient pas
seulement au-delà de toute atteinte des hommes, mais au-delà
de leur imagination. Lentement, au milieu de l’abondance, ils
s’enfonçaient dans la famine.
La tribu regagna les cavernes sans incident, aux dernières
lueurs du jour. La femelle blessée gémit de contentement
lorsque Guetteur de Lune lui donna la branche couverte de
baies qu’il avait ramenée. Elle se mit à dévorer avec avidité.
C’était bien peu mais cela lui permettrait de survivre jusqu’à ce
que la blessure que lui avait infligée le léopard fût guérie et
qu’elle pût chercher elle-même sa subsistance.
La pleine lune se levait sur la vallée et un vent glacé soufflait
depuis les montagnes lointaines. Cette nuit, il ferait froid, mais
le froid, tout comme la faim, n’était pas vraiment une menace :
il faisait partie de l’existence.
Guetteur de Lune bougea à peine lorsqu’il perçut les cris
aigus qui montaient des cavernes du bas et résonnaient entre les
falaises. Il sut exactement ce qui se passait bien avant
d’entendre les rugissements du léopard. Tout en bas, dans les
ténèbres, le vieux Cheveux Blancs et sa famille luttaient et
mouraient. Pas un instant il ne vint à l’idée de Guetteur de Lune
qu’il pouvait les aider. La dure logique de la survivance avait
imposé des règles, et pas une voix ne s’éleva de la falaise. Les
cavernes épargnées demeuraient silencieuses.
Le tumulte prit fin. Guetteur de Lune put entendre traîner un
corps au-dehors. Cela ne dura que quelques secondes, puis le
léopard assura sa prise et ne fit plus le moindre bruit en
emportant sa proie entre ses mâchoires. Pour la tribu, il n’y
aurait aucun danger pendant un jour ou deux. Mais d’autres
ennemis continueraient de rôder au loin, profitant de la froide
clarté du Petit Soleil. Les cris parvenaient parfois à repousser les

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agresseurs de petite taille si l’on était averti à temps de leur
approche.
Guetteur de Lune rampa jusqu’à l’extérieur, grimpa sur un
gros rocher proche de l’entrée et s’accroupit pour observer la
vallée… De toutes les créatures qui avaient jamais vécu sur
Terre, les hommes-singes étaient les premiers à contempler la
lune en face. Et, bien qu’il ne pût s’en souvenir, Guetteur de
Lune, dans sa prime jeunesse, avait souvent tendu la main pour
essayer de toucher cette face fantomatique qui errait au-dessus
des collines. Jamais il n’y était parvenu et, à présent, il était
assez âgé pour en comprendre la raison : il fallait avant tout
trouver un arbre suffisamment haut.
Parfois il regardait la vallée, parfois il regardait la lune, mais
il ne cessait jamais de tendre l’oreille aux bruits nocturnes. Il
s’assoupit une ou deux fois, mais il était constamment en alerte
et le son le plus ténu l’éveillait aussitôt. Il avait atteint l’âge
avancé de vingt-cinq ans mais il possédait encore toutes ses
facultés. Si sa chance persistait, s’il évitait les accidents, les
maladies, les fauves et la famine, il pouvait espérer vivre encore
une dizaine d’années.
La nuit s’écoula, froide et claire, sans autre alerte, et la lune
s’éleva lentement entre des constellations équatoriales qu’aucun
œil humain ne connaîtrait jamais. Au fond des cavernes, entre le
sommeil et l’attente angoissée, naissaient les cauchemars des
générations à venir. Et par deux fois, montant au zénith pour
redescendre à l’orient, un point de lumière plus brillant que
n’importe quelle étoile passa lentement dans le ciel.

2. Le nouveau rocher

Tard cette nuit-là, Guetteur de Lune s’éveilla soudain.


Fatigué par les efforts du jour, il avait dormi plus profondément
qu’à l’accoutumée. Pourtant, au premier et infime grattement
qu’il perçut dans la vallée, il fut instantanément en alerte. Il se
redressa dans l’obscurité fétide de la caverne et sonda la nuit. La

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peur s’infiltra en lui. Jamais il n’avait entendu un tel son.
Pourtant, il avait presque deux fois l’âge que n’importe quel
membre de sa race pouvait espérer atteindre. Les grands chats
approchaient en silence et seuls le craquement occasionnel
d’une brindille ou un éboulis pouvaient les trahir. Mais le bruit
que percevait Guetteur de Lune était comme un broiement
continu qui se faisait plus fort d’instant en instant. On eût dit
que quelque énorme animal se déplaçait dans la nuit sans
essayer de se dissimuler et en ignorant tous les obstacles.
Guetteur de Lune reconnut le bruit d’un buisson déraciné. Les
éléphants et les dinothères arrachaient parfois les buissons,
mais d’ordinaire ils se déplaçaient aussi silencieusement que les
félins.
Il y eut alors un son que Guetteur de Lune n’aurait pu
identifier, car jamais nul ne l’avait entendu dans toute l’histoire
du monde : le claquement du métal contre la pierre.
Et lorsque Guetteur de Lune entraîna la tribu vers le ruisseau
dans la clarté du matin, il se trouva devant le Nouveau Rocher.
Il avait presque oublié ses effrois de la nuit, car, après les
premiers bruits, il ne s’était plus rien produit. Aussi n’associa-t-
il même pas cette chose étrange avec le danger ou la peur. Après
tout, il n’y avait en elle rien d’inquiétant. C’était un bloc
rectangulaire, trois fois haut comme Guetteur de Lune mais
assez étroit pour qu’il pût l’étreindre. Il était fait de quelque
matériau absolument transparent et il n’était vraiment visible
que lorsque le soleil luisait sur ses arêtes. Guetteur de Lune
n’avait jamais vu de glace ni d’eau claire et il ne pouvait
comparer la chose à aucun objet naturel. Elle était plutôt
attirante et bien qu’il manifestât une sage méfiance envers tout
ce qui était nouveau, il tendit la main et rencontra une surface
froide et lisse. Après quelques minutes d’intense réflexion, il en
arriva à une explication brillante : la chose était un rocher qui
avait dû pousser pendant la nuit. Beaucoup de plantes
apparaissaient ainsi, des choses blanches et charnues pareilles à
des cailloux qui semblaient surgir du sol en l’espace d’une nuit.
Bien sûr, elles étaient petites et rondes alors que cette chose
était haute avec des arêtes aiguës mais, plus tard, des

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philosophes plus importants que Guetteur de Lune
affronteraient d’aussi troublantes exceptions à leurs théories.
Ce remarquable exemple de réflexion abstraite conduisit
Guetteur de Lune, après trois ou quatre minutes, à une
déduction qu’il entreprit de vérifier sur-le-champ. Les choses-
plantes blanches et rondes étaient bonnes à manger (quoique
certaines d’entre elles fussent parfois la cause de douleurs
violentes)… Cette nouvelle chose, peut-être ?…
Quand il l’eut léchée et mordillée plusieurs fois, Guetteur de
Lune perdit ses illusions. Il n’y avait rien de comestible là-
dedans. Aussi, en bon homme-singe, poursuivit-il sa route vers
le ruisseau, oubliant complètement le monolithe de cristal
tandis que, comme chaque jour, il hurlait après les Autres.
Ce fut une mauvaise journée. La tribu dut s’éloigner de
plusieurs milles et l’une des femelles les plus frêles s’évanouit
dans la terrible chaleur de midi, loin de tout refuge possible. Ses
compagnons se rassemblèrent autour d’elle, gémissant et
grognant en signe de sympathie mais sans pouvoir rien faire.
S’ils avaient été moins épuisés, ils auraient pu l’emporter avec
eux, mais ils n’avaient pas assez d’énergie pour de tels actes de
bonté. Ils abandonnèrent la femelle à son sort. Lorsqu’ils
repassèrent au même endroit, le soir, sur le chemin du retour,
ils ne retrouvèrent pas un os.
Dans l’ultime clarté du jour, jetant des regards anxieux
autour d’eux, ils burent en toute hâte et remontèrent vers les
cavernes. Ils étaient encore à plus de cent mètres du Nouveau
Rocher quand le son se fit entendre.
Il était à peine audible, mais ils se figèrent sur place, la
mâchoire pendante. La vibration qui émanait du cristal se
répétait sur un mode obsédant, hypnotisant tous ceux qui
approchaient. Pour la première fois un son rythmé retentissait
sur l’Afrique. Il ne s’en ferait plus entendre avant trois millions
d’années.
La pulsation devint plus forte, plus insistante. Les hommes-
singes se mirent en marche comme des somnambules. Parfois,
ils esquissaient des pas de danse comme si leur sang répondait à
des rythmes que leurs descendants ne créeraient pas avant bien
des siècles. Subjugués, ils se regroupèrent autour du monolithe,

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oubliant les souffrances de la journée, les périls du crépuscule et
la faim qui leur tenaillait le ventre.
Le battement se fit plus intense, la nuit plus dense. Et
comme s’étendaient les ombres, comme refluait la lumière, le
cristal se mit à luire.
Tout d’abord il perdit sa transparence et une luminescence
pâle et laiteuse se diffusa à l’intérieur. Des formes
fantomatiques, envoûtantes et floues jouèrent dans ses
profondeurs et à sa surface. Elles se fondirent en barres de
lumière et d’ombre avant de former des motifs enchevêtrés qui,
lentement, commencèrent à tourner sur eux-mêmes.
Et, comme le rythme s’accélérait, les roues de lumière le
suivirent, de plus en plus vite. Totalement hypnotisés, à présent,
les hommes-singes assistaient bouche bée au stupéfiant ballet
de lumières. Déjà, ils avaient oublié leur instinct et les leçons de
toute une vie. Jamais un seul d’entre eux ne serait resté loin des
cavernes à une heure aussi avancée. Dans les buissons alentour,
les créatures de la nuit observaient, attendaient.
Les roues de lumière commençaient à se confondre et leurs
rayons fusionnaient en raies lumineuses qui s’éloignaient
lentement en tournant sur leur axe. Elles se séparaient, deux
par deux, et les faisceaux de lignes qui se formaient alors
commençaient à osciller tandis que se modifiait lentement leur
angle d’intersection. De fantastiques formes géométriques
naissaient et mouraient tandis que se formaient et se scindaient
les scintillants réseaux sous le regard des hommes-singes
fascinés, prisonniers du cristal de lumière.
Ils ne pouvaient savoir que leur esprit était sondé, leur corps
examiné, leurs réactions étudiées et leur potentiel évalué. La
tribu tout entière resta encore longtemps prostrée en un tableau
immobile, comme pétrifiée. Puis l’homme-singe qui se trouvait
le plus proche du monolithe reprit vie, soudain. Il ne changea
pas de position, mais son corps perdit de sa rigidité et s’anima
comme une marionnette mue par des fils invisibles. La tête
tourna de droite à gauche. La bouche s’ouvrit et se referma. Les
mains se joignirent, s’ouvrirent. Puis il se pencha en avant,
arracha un long brin d’herbe et essaya de former un nœud de
ses doigts maladroits. On eût dit un être possédé luttant contre

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l’esprit ou le démon qui contrôlait son corps. Il avait du mal à
respirer et ses yeux étaient pleins de terreur tandis qu’il
s’efforçait de faire exécuter à ses doigts des gestes nouveaux.
Mais il ne réussit qu’à briser le brin d’herbe et, comme les
débris retombaient doucement vers le sol, la puissance qui le
dominait reflua et, de nouveau, il fut immobile.
Un nouvel homme-singe s’éveilla et fit les mêmes gestes. Il
était plus jeune, plus adaptable. Il réussit là où son aîné avait
échoué. Sur la planète Terre, le premier nœud fut noué…
D’autres firent des choses bien plus étranges. Certains,
tendant les mains, essayèrent de joindre les doigts. D’abord les
yeux ouverts, puis avec un œil fermé. D’autres contemplèrent au
sein du cristal des figures qui se divisaient sans cesse jusqu’à ce
que les lignes se fondent en une brume grise. Et tous
percevaient des sons isolés et purs, de différentes intensités, qui
descendaient rapidement au-dessous du seuil d’audibilité.
Quand vint le tour de Guetteur de Lune, il ne ressentit
qu’une peur légère. Il était surtout contrarié de voir ses muscles
et ses membres obéir à des ordres qui ne venaient pas de lui.
Sans savoir pourquoi, il se baissa et ramassa une petite
pierre. En se redressant, il vit qu’une image nouvelle s’était
formée dans le cristal. Les réseaux et les figures mouvantes
avaient disparu, remplacés par une série de cercles
concentriques entourant un petit disque noir.
Obéissant aux ordres silencieux qui parvenaient à son
cerveau, il lança la pierre d’un geste maladroit et manqua la
cible de plusieurs centimètres.
« Encore », fit la voix dans sa tête. Il chercha autour de lui,
trouva une autre pierre, la lança. Le monolithe fit entendre un
son cristallin.
Au quatrième essai, il ne manqua le disque noir au centre
que de quelques centimètres. Une sensation de plaisir quasi
sexuel envahit son esprit. Puis le contrôle se relâcha. Il ne
ressentit plus aucune impulsion et se contenta de demeurer
immobile et d’attendre.
L’un après l’autre, les membres de la tribu étaient possédés.
Certains réussissaient, mais la plupart échouaient dans les

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tâches qui leur étaient assignées. Selon le cas, ils éprouvaient
ensuite un spasme de plaisir ou de douleur.
À présent, une clarté uniforme avait envahi le grand bloc qui
se détachait comme un rectangle de lumière sur le fond noir de
la nuit. Les hommes-singes secouèrent la tête comme au sortir
du sommeil et ils reprirent leur marche vers les cavernes sans
jeter un regard en arrière ni s’interroger sur l’étrange lumière
qui les guidait vers leurs demeures et, par-delà un avenir encore
inconnu, vers les étoiles.

3. L’académie

Quand ils ne furent plus soumis à l’influence du cristal,


quand leurs corps eurent cessé de lui obéir, Guetteur de Lune et
les siens ne gardèrent pas le moindre souvenir de ce qu’ils
avaient vu. Le lendemain, en partant pour leur quête
quotidienne de nourriture, ils passèrent à proximité sans
réagir : il faisait désormais partie du décor de leur existence. Ils
ne pouvaient espérer manger le cristal pas plus qu’ils ne
risquaient d’être dévorés par lui. Donc, il était sans importance.
Au bord du ruisseau, les Autres se livrèrent à leurs
habituelles démonstrations menaçantes. Leur chef, un homme-
singe auquel il manquait une oreille et qui avait à peu près l’âge
et la taille de Guetteur de Lune tout en étant plus faible, fit une
rapide incursion sur le territoire de la tribu. Il poussa des
hurlements en agitant les bras pour tenter d’effrayer
l’adversaire et de démontrer son courage. Le ruisseau ne
dépassait pas trente centimètres de profondeur mais, au fur et à
mesure qu’il avançait, Une Oreille devenait moins sûr de lui. Il
ne tarda pas à s’arrêter puis à rebrousser chemin avec une
dignité outrée.
Il n’y eut plus d’autre changement dans la routine
quotidienne. La tribu trouva juste assez de nourriture pour
survivre jusqu’au lendemain, et personne ne mourut.

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Cette nuit-là encore, le cristal les attendait, avec son aura de
lumière et de sons. Le programme, pourtant, était cette fois
subtilement différent.
Le cristal parut ignorer certains hommes-singes pour se
concentrer sur les sujets les plus doués. Guetteur de Lune était
l’un d’eux. À nouveau, il sentit les vrilles qui s’enfonçaient
jusque dans les zones inconnues de son cerveau. Et il commença
à voir des choses.
Ces choses pouvaient se trouver à l’intérieur du cristal aussi
bien que dans son propre esprit. De toute façon, pour lui, elles
étaient bien réelles. Et l’impulsion automatique qui, d’habitude,
lui faisait rejeter tout intrus était en sommeil. Il contemplait
une paisible scène de famille qui ne différait que par un détail
de celles qu’il avait déjà eues sous les yeux. Le mâle, la femelle
et les deux enfants mystérieusement apparus devant lui étaient
gras et replets, avec des toisons lisses et brillantes. Cela
indiquait des conditions d’existence que Guetteur de Lune
n’aurait jamais pu imaginer. Inconsciemment, il évoqua ses
côtes saillantes. Celles des créatures qu’il voyait étaient
recouvertes de couches de graisse. De temps à autre, les
créatures bougeaient paresseusement, étendues sur le seuil de
leur caverne, visiblement en paix avec le monde. Le mâle
émettait parfois un énorme rot de satisfaction.
C’était là la seule activité de ces créatures et, après cinq
minutes, la scène s’évanouit. Le cristal ne fut plus qu’une forme
lumineuse dans les ténèbres. Guetteur de Lune se secoua
comme au sortir d’un rêve, prenant brusquement conscience de
l’endroit où il se trouvait. Alors, il ramena la tribu aux cavernes.
Il ne se souvenait pas vraiment de ce qu’il avait vu, mais cette
nuit-là, assis au seuil de son refuge, tandis qu’il guettait les
bruits du monde alentour, il ressentit les premières et faibles
atteintes d’une émotion nouvelle. C’était une sensation, vague et
diffuse, d’envie, de frustration. Il n’avait pas la moindre idée de
ce qui pouvait la causer, encore moins de ce qui pouvait la faire
disparaître. Mais l’insatisfaction venait de pénétrer dans son
esprit : il avait fait un pas de plus vers l’humanité.
Nuit après nuit, le spectacle des quatre hommes-singes
replets se répéta jusqu’à devenir la cause d’une exaspération

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fascinée qui augmentait encore l’insatiable appétit de Guetteur
de Lune. Le simple témoignage visuel n’aurait jamais suffi à
produire cet effet et il fallait le renforcer au niveau
psychologique. Désormais, il y avait dans l’existence de
Guetteur de Lune des failles dont il ne garderait pas trace,
durant lesquelles les atomes même de son cerveau étaient
rassemblés en des schémas nouveaux. S’il survivait, ces schémas
deviendraient permanents car ses gènes les transmettraient
alors aux générations futures.
Le processus était lent, pénible, mais le monolithe de cristal
était patient. Pas plus lui que ses répliques disséminées sur une
moitié du globe n’espéraient réussir avec tous les groupes
soumis à l’expérience. Une centaine d’échecs ne serait que de
peu d’importance puisqu’il suffisait d’une réussite pour changer
le destin de la planète.
Lorsque la nouvelle lune revint, la tribu avait eu une
naissance et deux morts. L’une des morts était due à la famine
et l’autre s’était produite durant le rituel nocturne : un homme-
singe s’était soudain effondré tandis qu’il essayait de frapper
doucement deux fragments de pierre l’un contre l’autre.
Aussitôt, le cristal s’était assombri et la tribu avait été libérée.
Mais l’homme-singe ne s’était pas relevé. Au matin, bien sûr, il
n’y avait plus rien.
La nuit suivante, il ne s’était rien passé. Le cristal était
toujours occupé à analyser la faute qu’il avait commise. Dans le
soir qui venait, la tribu passa à côté de lui en l’ignorant
complètement. Le lendemain, il était à nouveau prêt.
Les quatre hommes-singes bien gras étaient toujours là et ils
faisaient maintenant des choses extraordinaires. Guetteur de
Lune fut pris d’un tremblement irrépressible et tenta de
détourner les yeux. Mais l’inflexible contrôle mental ne se
relâcha pas. Guetteur de Lune fut contraint de suivre la leçon
jusqu’au bout, bien que tous ses instincts fussent à présent
révoltés.
Ces instincts avaient bien servi ses ancêtres au temps des
pluies tièdes et de la végétation abondante, lorsque la
nourriture était partout. Maintenant, les temps avaient changé
et la sagesse du passé était devenue folie. Les hommes-singes

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devaient s’adapter ou périr, tout comme les grands animaux qui
les avaient précédés et dont les os appartenaient aux collines.
Et ainsi Guetteur de Lune dut regarder sans ciller le
monolithe de cristal, le cerveau offert à ses manipulations
encore incertaines. Souvent il éprouvait des nausées et
constamment de la faim. Parfois, inconsciemment, ses mains se
joignaient en un geste qui déterminait toute son existence à
venir.

Les phacochères s’avançaient sur la piste, soufflant et


grognant. Guetteur de Lune fit halte. Les hommes-singes et les
phacochères s’étaient toujours ignorés, car il n’existait entre eux
aucun conflit d’intérêts. Ils s’évitaient comme la plupart des
animaux qui ne luttaient pas pour la même nourriture.
Pourtant, maintenant, Guetteur de Lune regardait les
phacochères, hésitant et incertain sous les impulsions
contraires qu’il ne pouvait comprendre. Puis, comme en un
rêve, il se baissa jusqu’au sol et se mit à chercher. Quoi, il
n’aurait su le dire, même s’il avait eu la possibilité de
s’exprimer. Il saurait ce qu’il cherchait quand il le verrait. C’était
une pierre lourde et pointue d’environ quinze centimètres de
long. Elle ne s’adaptait pas parfaitement à la main mais elle
ferait l’affaire. Comme il refermait les doigts sur elle et levait le
bras, surpris de ce poids soudain, Guetteur de Lune éprouva
une agréable sensation de puissance et d’autorité. Il s’avança
vers le cochon le plus proche. C’était un animal jeune et folâtre.
Il observait Guetteur de Lune du coin de l’œil et il ne le prit au
sérieux que lorsqu’il fut trop tard. Comment aurait-il pu
soupçonner le moindre danger de la part d’une créature aussi
inoffensive ? Il continua de brouter jusqu’au moment où le
marteau de pierre de Guetteur de Lune l’abattit, inconscient. Le
reste du troupeau continua de paître paisiblement, car le
meurtre avait été rapide et silencieux.
Les hommes-singes s’étaient arrêtés pour regarder et bientôt
ils se rassemblèrent, émerveillés, autour de Guetteur de Lune et
de sa victime. L’un d’eux s’empara de la pierre tachée de sang et
se mit à frapper le phacochère abattu. D’autres l’imitèrent alors
avec des bâtons et des pierres jusqu’à ce que le corps ne fût plus

18
qu’une masse informe. Puis ils se lassèrent. Certains
s’éloignèrent tandis que d’autres demeuraient hésitants, autour
du cadavre méconnaissable. L’avenir du monde dépendait de
leur décision. Il s’écoula un long moment avant que l’une des
femelles se mît à lécher la pierre souillée qu’elle tenait encore.
Et il fallut plus longtemps encore avant que Guetteur de Lune,
en dépit de tout ce qu’il avait pu voir, comprenne enfin que plus
jamais il ne connaîtrait la faim.

4. Le léopard

On leur avait donné le pouvoir d’utiliser des outils


rudimentaires avec lesquels, pourtant, ils pouvaient
transformer le monde et en devenir les maîtres. Le plus primitif
des outils dont disposaient les hommes-singes était la simple
pierre qui, tenue en main, multipliait la puissance du coup.
Ensuite venait l’os, qui prolongeait le bras et que l’on pouvait
utiliser pour se défendre contre les crocs et les griffes des
animaux. Avec de telles armes, la nourriture qui habitait les
savanes était à la portée des hommes-singes.
Mais ils avaient besoin d’autres alliés, car leurs dents et leurs
ongles pouvaient à peine déchirer un lapin. Par chance, la
Nature disposait de ces alliés. Il suffisait d’avoir l’idée de les
utiliser.
D’abord le couteau, grossier mais efficace, d’un modèle qui
servirait pendant les trois millions d’années à venir. C’était tout
simplement la mâchoire inférieure de l’antilope, avec toutes ses
dents. Il n’existerait rien de mieux avant l’apparition de l’acier.
Les cornes de la gazelle fournirent la dague et n’importe quelle
mâchoire de petit rongeur constituait un excellent outil de
grattage.
La pierre, l’os, les dents, les cornes : telles étaient les
inventions merveilleuses qui devaient permettre à l’homme-
singe de survivre. Avant peu il reconnaîtrait en elles les
symboles de puissance qu’elles étaient réellement, mais de longs

19
mois devaient encore s’écouler avant que les doigts maladroits
acquièrent l’habileté ou la volonté nécessaires. Peut-être, avec le
temps, les hommes-singes auraient-ils d’eux-mêmes l’idée
ingénieuse d’utiliser des armes naturelles comme outils
artificiels, mais les pronostics n’étaient pas en leur faveur et,
même à présent, il existait encore d’innombrables possibilités
d’échec pour les âges à venir.
Ils avaient eu leur première chance. Ils n’en auraient pas
d’autre. L’avenir était, à proprement parler, entre leurs mains.
Les lunaisons passèrent. Des bébés étaient nés et certains
avaient survécu. Des vieillards trentenaires, affaiblis et édentés,
étaient morts. La nuit, le léopard emportait sa proie. Le jour, les
Autres se livraient à leurs manifestations menaçantes au bord
du ruisseau Ŕ et la tribu prospérait. En une seule année,
Guetteur de Lune et ses compagnons étaient devenus
méconnaissables. Ils avaient bien appris leurs leçons et ils
pouvaient maintenant se servir de tous les outils qui leur
avaient été révélés. Le souvenir même de la faim quittait leur
esprit. Si les phacochères commençaient à se montrer méfiants,
il restait des gazelles, des antilopes et des zèbres par milliers
dans la plaine. Tous ces animaux et bien d’autres étaient
devenus autant de proies pour les nouveaux chasseurs.
Ils n’étaient plus à demi paralysés par la faim et ils avaient le
temps de penser au plaisir et de se livrer à des ébauches de
réflexion. Ils acceptaient normalement leur nouveau mode de
vie et ne l’associaient en aucune façon avec le monolithe qui se
dressait toujours au bord de la piste, près du ruisseau. À
supposer qu’ils eussent réfléchi à ce problème, ils auraient
prétendu avoir amélioré leur existence grâce à leurs propres
efforts. En vérité, ils avaient déjà totalement oublié qu’il pût
exister un autre mode de vie.
Mais il n’est pas de parfaite utopie et celle-ci avait deux
failles. La première était le léopard dont la passion pour les
hommes-singes semblait avoir encore grandi depuis qu’ils
étaient bien nourris. La seconde était la tribu qui vivait de
l’autre côté du ruisseau. En effet, les Autres avaient réussi à
survivre, refusant obstinément de mourir de faim.

20
Le problème du léopard fut résolu à la fois par la chance et
par une grave et presque fatale erreur de Guetteur de Lune.
Pourtant, son idée initiale lui avait paru si brillante qu’il en avait
dansé de joie. On pouvait difficilement le blâmer de ne pas en
avoir entrevu les conséquences.
La tribu connaissait encore parfois des jours difficiles, bien
qu’elle ne fût plus jamais menacée dans son existence.
À l’approche du crépuscule, Guetteur de Lune et ses
compagnons regagnaient les cavernes, las et mécontents, sans
avoir réussi à tuer une proie. Et là, presque au seuil de leurs
refuges, ils découvrirent un des rares cadeaux de la nature. Une
antilope adulte était étendue sur la piste. Elle avait une patte
avant cassée, mais il lui restait encore assez de combativité pour
que les chacals qui rôdaient alentour se tiennent à l’écart de ses
cornes acérées. Ils pouvaient attendre. Ils savaient que leur tour
viendrait. Mais ils n’avaient pas tenu compte de la compétition
et lorsque surgirent les hommes-singes, ils durent battre en
retraite avec des grondements de rage. À leur tour, les hommes-
singes entourèrent l’antilope, à distance respectueuse des
redoutables cornes. Puis ils passèrent à l’attaque avec leurs
pierres et leurs os.
Cette attaque n’était ni coordonnée ni efficace. Lorsqu’ils
furent enfin venus à bout de la bête blessée, le jour avait
presque disparu et les chacals retrouvaient tout leur courage.
Guetteur de Lune, partagé entre la peur et la faim, comprit
lentement que tous leurs efforts pouvaient s’avérer vains.
Demeurer ici plus longtemps serait par trop dangereux. C’est
alors qu’il se montra génial. Ce n’était certes pas la première ni
la dernière fois. Dans un intense effort d’imagination, il vit
l’antilope morte dans la sécurité de sa caverne. Et il se mit à la
tirer vers la falaise. Les autres comprirent alors son intention et
vinrent à son aide.
S’il avait prévu la difficulté de la tâche, il ne l’eût pas
entreprise. Seules sa force et l’agilité héritée de ses ancêtres
arboricoles lui permirent de hisser l’antilope sur la pente.
Plusieurs fois, pleurant de rage, il fut sur le point d’abandonner
sa proie, mais sa volonté était aussi profondément enracinée
que sa faim et il continua.

21
Parfois, quand ils ne traînaient pas derrière lui, les autres
l’aidaient, mais le plus souvent ils se mettaient sur son chemin.
Finalement, le corps mutilé de l’antilope fut hissé jusqu’au seuil
de la caverne alors que les ultimes reflets du jour s’effaçaient du
ciel. Le festin put commencer.
Des heures après, repu, Guetteur de Lune s’éveilla. Sans
savoir pourquoi, il s’assit dans l’obscurité au milieu des corps
épars de ses compagnons gavés et tendit l’oreille.
Le monde entier semblait endormi. Il n’y avait d’autre bruit
que la lourde respiration des autres. Les rochers, au-dehors,
étaient comme des os pâles sous la lune brillante. Toute idée de
danger semblait improbable. Et puis, de très loin, vint le bruit
d’un caillou qui tombait. Effrayé mais intrigué, Guetteur de
Lune rampa jusqu’au seuil et regarda vers le bas de la falaise. Ce
qu’il vit le paralysa de terreur, à tel point que, durant plusieurs
secondes, il fut incapable d’esquisser le moindre geste. À moins
de dix mètres en contrebas, deux yeux d’or étaient fixés sur lui.
Hypnotisé, Guetteur de Lune avait à peine conscience du grand
corps souple et ocellé qui s’insinuait lentement,
silencieusement, de rocher en rocher. Jamais le léopard ne
s’était aventuré aussi haut dans la falaise. Il avait ignoré les plus
basses des cavernes bien qu’il sentît leurs habitants. Il en
voulait à une autre proie : il suivait la trace du sang sur le sol
baigné de lune.
Quelques secondes après, des cris d’alarme s’élevèrent des
premières cavernes. Le léopard, se rendant compte qu’il avait
perdu l’avantage de la surprise, eut un feulement de colère.
Mais il ne ralentit pas sa progression, car il savait qu’il n’avait
rien à craindre.
Il atteignit le surplomb rocheux et s’arrêta un instant dans
cet étroit espace. L’odeur du sang était partout, ici, et son esprit
féroce et minuscule fut submergé par l’avidité. Sans hésiter, il
s’avança silencieusement à l’intérieur de la caverne.
Et il commit sa première erreur. Les hommes-singes le virent
se découper nettement sur le clair de lune, plus nettement qu’il
ne pouvait les voir malgré ses yeux magnifiquement adaptés à la
vision nocturne. Et si les hommes-singes étaient terrifiés, ils
n’étaient pas complètement réduits à l’impuissance.

22
Grondant et agitant la queue avec une confiance arrogante, le
léopard s’avança vers la tendre nourriture qu’il convoitait. Pour
lui, il n’y aurait eu aucun problème s’il avait trouvé sa proie en
terrain découvert mais, à présent que les hommes-singes étaient
pris au piège, le désespoir leur donnait le courage de tenter
l’impossible. Et pour la première fois, ils en avaient les moyens.
Le léopard comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal
lorsqu’il reçut un coup formidable sur le crâne. Il lança une
patte en avant et entendit un cri aigu de souffrance lorsque ses
griffes labourèrent une chair tendre. Puis il ressentit une
douleur brûlante quand un objet pointu lui pénétra le flanc, une
fois, deux fois, trois fois. Il pivota sur lui-même pour frapper ces
ombres qui hurlaient et dansaient de toutes parts. Une fois
encore, quelque chose le frappa violemment sur le museau. Ses
dents happèrent une forme blanche, mouvante, et se
refermèrent sur un os. C’est alors Ŕ ultime et incroyable
affront Ŕ qu’on lui tira violemment la queue. Il se retourna,
projetant l’audacieux agresseur contre la paroi, mais il ne put
éviter la grêle de coups que lui infligeaient des mains
maladroites et puissantes qui brandissaient autant d’armes
grossières. Les rugissements du léopard exprimèrent toutes les
émotions, de la douleur à la peur, de la peur à la terreur
panique. Le chasseur implacable était devenu la proie et tentait
désespérément de battre en retraite.
Et il commit sa seconde erreur. Surpris, terrifié, il avait
oublié où il se trouvait, à moins que les coups qui pleuvaient sur
sa tête ne l’eussent aveuglé, abasourdi. En tout cas, il jaillit à
toute allure de la caverne. Il y eut un hurlement atroce lorsqu’il
plongea dans le vide. Des siècles plus tard, semble-t-il, il y eut
un bruit mat quand son corps s’écrasa sur une saillie à mi-
pente. Et le ruissellement des cailloux s’éteignit bientôt dans la
nuit.
Durant un long moment, intoxiqué par la victoire, Guetteur
de Lune dansa et gronda à l’entrée de la caverne. Il sentait
nettement que tout l’univers venait de changer, qu’il n’était plus
une victime sans défense devant les forces qui l’environnaient.
Puis il regagna l’intérieur et, pour la première fois de son
existence, il dormit d’une traite.

23
Au matin, ils trouvèrent le corps du léopard. Il fallut un
certain temps avant que quiconque osât s’approcher du monstre
abattu mais, bientôt, chacun s’y attaqua avec les couteaux et les
scies d’os. Ce fut un dur travail et, ce jour-là, ils ne chassèrent
pas.

5. Rencontre à l’aube

Tandis qu’il emmenait sa tribu vers le ruisseau, dans la pâle


lueur de l’aube, Guetteur de Lune s’arrêta, hésitant, en un
endroit précis. Il sentait qu’il manquait quelque chose. Quoi, il
ne pouvait s’en souvenir et ne fit aucun effort mental pour
essayer de résoudre ce problème car, ce matin-là, il avait en tête
des choses bien plus importantes.
Tout comme le tonnerre, les éclairs, les nuages et les éclipses,
le grand bloc de cristal avait disparu, mystérieusement. Il s’était
évanoui dans le néant du passé et, dès lors, plus jamais il ne
resurgit dans les pensées de Guetteur de Lune. Et jamais celui-
ci ne saurait ce qu’il avait fait en lui. En se rassemblant autour
de lui dans la brume du matin, aucun de ses compagnons ne se
demanda pourquoi il s’était ainsi arrêté en chemin.

De l’autre côté du cours d’eau, bien à l’abri dans leur


territoire inviolé, les Autres aperçurent Guetteur de Lune et la
douzaine de mâles de sa tribu comme une mouvante frise sur le
fond clair du ciel. Aussitôt, ils lancèrent leurs cris de défi,
comme chaque jour. Mais cette fois il n’y eut aucune réponse.
D’une allure régulière, décidée, en silence, Guetteur de Lune
et les siens descendaient du petit monticule qui surmontait le
ruisseau et, tandis qu’ils s’approchaient, les Autres se turent
soudain. Leur habituelle fureur s’effaça pour être remplacée par
une crainte grandissante. Ils avaient vaguement conscience que
quelque chose s’était produit et que la rencontre, aujourd’hui,
ne ressemblait pas à celles qui l’avaient précédée. Ils ne

24
s’inquiétaient pas des os et des cornes que tenaient Guetteur de
Lune et les siens, car ils ignoraient tout de leur usage. Tout ce
qu’ils savaient c’était que l’attitude de leurs rivaux était
maintenant empreinte de détermination, de menace.
Le groupe s’arrêta au bord de l’eau et, pendant un instant, le
courage des Autres leur revint. Sous la conduite d’Une Oreille ils
reprirent tant bien que mal leur chant de bataille. Celui-ci ne
dura que quelques secondes jusqu’à ce qu’une vision de terreur
les clouât sur place.
Guetteur de Lune leva les bras, révélant ce qu’il tenait et
qu’avaient dissimulé jusqu’à présent les corps velus de ses
compagnons. C’était une branche et sur cette branche était
empalée la tête du léopard. La gueule était maintenue ouverte
par un bâton et les crocs immenses brillaient d’un éclat terrible
dans les premiers rayons du soleil.
La plupart des Autres demeurèrent immobiles, figés de
terreur, mais certains entamèrent une lente et hésitante retraite.
C’était suffisant pour Guetteur de Lune. Brandissant le trophée
au-dessus de sa tête, il se mit à traverser le ruisseau. Après un
instant d’hésitation, ses compagnons sautèrent dans l’eau à sa
suite.
Lorsqu’il atteignit la berge, il vit que Une Oreille n’avait
toujours pas bougé. Il était sans doute trop courageux ou trop
stupide pour fuir. À moins qu’il ne parvînt pas à croire vraiment
à un tel outrage. Lâche ou héros, cela ne fit aucune différence
quand la tête au rugissement figé s’abattit sur la sienne.
Hurlant d’effroi, les Autres se dispersèrent dans les buissons.
Ils reviendraient pourtant, et ils oublieraient leur chef disparu.
Pendant quelques secondes encore, Guetteur de Lune
demeura immobile au-dessus de sa victime, essayant d’admettre
l’idée merveilleuse et étrange que le léopard mort pouvait tuer
encore. À présent qu’il était maître du monde, il n’était pas sûr
de ce qu’il devait faire ensuite.
Mais il lui viendrait bien une idée.

25
6. L’ascension de l’homme

Un nouvel animal était né et croissait lentement depuis le


cœur de l’Afrique. Son espèce était encore si peu nombreuse
qu’un recensement hâtif l’eût oubliée, entre les milliards de
créatures qui s’ébattaient sur terre et dans les eaux. Et il n’était
nullement évident qu’elle dût prospérer ou même survivre. Des
espèces beaucoup plus puissantes avaient déjà disparu de ce
monde et le sort de celle-ci était encore en équilibre instable.
Depuis des centaines de milliers d’années que les grands
cristaux étaient descendus sur l’Afrique, les hommes-singes
n’avaient rien inventé. Mais ils avaient commencé à se
transformer et à développer certains talents dont les autres
animaux étaient dépourvus. Leurs bâtons d’os avaient accru
leur portée et multiplié leur force. Ils n’étaient plus impuissants
face aux fauves qu’ils devaient combattre. Ils pouvaient tuer les
plus petits des carnivores et au moins décourager les plus gros
lorsqu’ils ne les obligeaient pas à fuir. Leurs dents massives
devenaient plus petites depuis qu’elles n’étaient plus
essentielles. Les pierres acérées qui pouvaient déterrer les
racines, trancher la chair ou les fibres avaient commencé de les
remplacer, avec des conséquences encore inappréciables.
Jamais plus les hommes ne seraient condamnés à la famine par
suite de l’usure ou de la défaillance de leurs dents. Les plus
grossiers des outils leur donnaient quelques années de plus à
vivre. Et tandis que leurs crocs diminuaient, la forme de leur
visage s’altérait. Le groin s’effaçait et la mâchoire massive
s’affinait. La bouche devenait capable de produire des sons plus
subtils. Le langage était encore à un million d’années de là, mais
il s’ébauchait.
C’est alors que le monde se mit à changer. Les âges de glace
vinrent, comme deux grandes vagues dont les crêtes étaient
séparées par cent mille années. Loin des tropiques, les glaciers
balayèrent ceux qui avaient prématurément abandonné les
demeures ancestrales. Partout sur la Terre ils effaçaient les
créatures qui n’avaient pu s’adapter.

26
Avec les glaciations disparut la plus grande partie des
premiers habitants du monde, y compris les hommes-singes.
Mais, à la différence de tant d’autres créatures, ils avaient laissé
une descendance. Ils ne s’étaient pas éteints mais transformés.
Ils avaient été refaçonnés par les outils qu’ils avaient créés. En
se servant de bâtons et de silex, leurs mains avaient acquis une
dextérité que ne possédait aucun autre animal, une dextérité qui
leur permettait d’améliorer sans cesse leurs outils et, par-là, de
développer leurs membres et leur esprit. C’était un processus
cumulatif qui allait s’accélérant avec, à son terme, l’Homme.
Ces premiers hommes véritables possédaient des outils et
des armes à peine meilleurs que ceux de leurs ancêtres, un
million d’années auparavant, mais ils s’en servaient beaucoup
plus adroitement. Et, quelque part dans la pénombre des siècles
écoulés, ils avaient inventé l’instrument essentiel, que l’on ne
pouvait ni voir ni toucher : la parole. Ainsi, ils avaient remporté
leur première grande victoire sur le Temps. Désormais, la
connaissance d’une génération pourrait être transmise à la
suivante et chaque âge profiterait de tous ceux qui l’avaient
précédé. Contrairement aux animaux, qui ne connaissaient que
le présent, l’Homme avait conquis le passé et il commençait à
ramper vers l’avenir.
Il apprenait également à dompter les forces naturelles. En
domestiquant le feu, il avait posé les bases de la technologie et
laissé loin derrière lui ses origines animales. La pierre amena le
bronze, puis le fer. La chasse fut supplantée par l’agriculture. La
tribu habita le village qui devint ville. Le langage se fit éternel
grâce à certains signes dans la pierre, l’argile, le papyrus.
L’homme inventa la philosophie, la religion. Et il peupla le ciel
de dieux, pas tout à fait au hasard.
Tandis que son corps devenait plus fragile, ses armes se
faisaient plus effrayantes. Avec la pierre, le bronze et le fer, il
possédait le pouvoir de percer et de trancher. Très vite, il apprit
à abattre ses victimes à distance. La lance, l’arc, le fusil et
finalement le missile téléguidé lui assurèrent des moyens de
défense d’une portée illimitée et d’une puissance quasi infinie.
Sans ces armes, bien que parfois il les eût utilisées contre lui-
même, l’Homme n’aurait pu conquérir sa planète. En elles, il

27
avait mis son corps et son âme et, durant des siècles, elles
l’avaient bien servi.
Mais à présent, tant qu’elles existeraient, son temps serait
compté.

28
DEUXIÈME PARTIE

AMT-1

29
7. Vol spécial

L’habitude n’y faisait rien, songeait le Dr Heywood Floyd, le


fait de quitter la Terre était toujours aussi excitant. Il avait été
une fois sur Mars, trois fois sur la Lune et si souvent jusqu’aux
diverses stations spatiales qu’il ne pouvait pas en faire le
compte. Pourtant, comme le moment du départ approchait, il
prenait conscience de la tension qui montait en lui. C’était une
impression d’émerveillement, une sensation de… oui, de
nervosité, qui le mettait sur le même pied que n’importe quel
Terrien sur le point de recevoir le baptême spatial.
Le jet qui l’avait amené de Washington après son entrevue
avec le Président, à minuit, descendait maintenant vers l’un des
sites les plus familiers et les plus fascinants du monde. Là, sur
vingt milles de côte de Floride, les deux premières générations
de l’Âge Spatial cohabitaient. Vers le Sud, des feux rouges
clignotaient, dessinant les portiques géants des Saturne et
Neptune qui avaient emporté les hommes sur le chemin des
planètes et qui, maintenant, étaient entrées dans l’Histoire. Au
bord de l’horizon, une tour argentée scintillait dans les
projecteurs : la dernière Saturne V, monument national et lieu
de pèlerinage depuis vingt ans. Non loin, se détachant sur le ciel
comme une montagne artificielle, se dressait la masse
formidable du Bâtiment d’Assemblage, la plus vaste
construction existant sur Terre.
Mais tout cela, désormais, appartenait au passé, et le Dr
Heywood Floyd allait vers l’avenir. Comme l’avion descendait
encore, il découvrit une mosaïque de bâtiments, une large piste,
puis une cicatrice toute droite au milieu du paysage : les rails
multiples d’une rampe de lancement géante. À son extrémité,
entouré de véhicules et de portiques, un astronef était prêt à
bondir vers les étoiles. Il scintillait dans la lumière, et la rapide
descente vers le sol suscitant soudain une modification de
perspective, Floyd eut l’impression de contempler un petit
papillon d’acier pris dans le faisceau d’une torche électrique.

30
Puis les minuscules silhouettes qui se hâtaient au sol lui firent à
nouveau apparaître les véritables dimensions de l’engin. Il
devait bien mesurer soixante mètres au niveau de ses ailerons
en V. Floyd songea avec incrédulité et un rien de fierté que cet
énorme véhicule spatial l’attendait, lui. À sa connaissance,
c’était bien la première fois qu’une mission complète était mise
sur pied pour conduire un seul homme sur la Lune.
Il était deux heures du matin, pourtant un groupe de
journalistes et de photographes l’intercepta sur le chemin de
l’Orion III. Il connaissait certains d’entre eux de vue car, en tant
que Président du Conseil National d’Astronautique, les
conférences de presse lui incombaient. Mais ce n’était ni le lieu
ni l’heure pour en improviser une et il n’avait rien à leur
déclarer. Cependant, il était important de ne jamais offenser les
responsables des media.
ŕ Docteur Floyd ? Jim Forster, de l’Associated News.
Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos de votre
voyage ?
ŕ Désolé… Je n’ai vraiment rien à déclarer.
ŕ Vous avez pourtant rencontré le Président cette nuit ?
lança une voix familière.
ŕ Oh !… salut, Mike. Je crains que l’on ne vous ait tiré du lit
pour rien. Je n’ai aucun commentaire à faire.
ŕ Pouvez-vous au moins nous confirmer ou non qu’une
épidémie a éclaté sur la Lune ? demanda un reporter de la TV en
réussissant à se déplacer sans cesser de tenir Floyd dans le
viseur de sa caméra miniature.
ŕ Désolé. Je ne peux pas.
ŕ Et la quarantaine ? demanda un autre reporter. Combien
de temps va-t-elle encore durer ?
ŕ Je n’ai rien à dire.
ŕ Docteur Floyd, demanda une jeune demoiselle petite et
décidée, quelle justification peut-on fournir à ce black-out total
des informations concernant la Lune ? Cela a-t-il quelque
rapport avec la situation politique actuelle ?
ŕ Quelle situation politique ?

31
Il y eut quelques rires et quelqu’un lança : « Bon voyage,
docteur ! » au moment où il pénétrait dans le sanctuaire du
bureau d’embarquement.
La « situation politique », aussi loin qu’il se souvînt, avait
toujours été proche d’une crise permanente. Depuis les années
70, le monde était dominé par deux problèmes qui,
ironiquement, tendaient à s’annuler mutuellement.
Bien que le contrôle des naissances se fût avéré sûr et
économique et qu’il eût été admis par les grandes religions, il
était venu trop tard : la population mondiale atteignait
maintenant six milliards, dont un tiers dans l’Empire chinois.
Certains gouvernements autoritaires avaient voté des lois
limitant la famille à deux enfants, mais leur application s’était
révélée impossible.
Le résultat était maintenant que la nourriture manquait dans
tous les pays. Les États-Unis eux-mêmes connaissaient des
jours maigres, et l’on prévoyait la famine générale d’ici quinze
ans, en dépit des efforts qui avaient été accomplis pour
coloniser la mer et développer les aliments de synthèse.
Plus que jamais, la coopération internationale était
nécessaire, mais les frontières étaient toujours aussi
nombreuses que par le passé. En un million d’années, la race
humaine avait perdu bien peu de son agressivité. À travers les
lignes de partage symboliques qui n’étaient évidentes que pour
les politiciens, les trente-huit puissances nucléaires
s’observaient avec méfiance. Elles possédaient en commun
assez de mégatonnes pour faire sauter la planète. Par miracle,
nul n’avait encore déclenché le conflit, mais la situation ne
pourrait se prolonger indéfiniment. Les Chinois, pour des
raisons mystérieuses, venaient de mettre à la disposition des
pays encore démunis une puissance de cinquante ogives
nucléaires avec leurs vecteurs. Le prix en était de 200 millions
de dollars et des facilités de paiement étaient offertes.
Peut-être, ainsi que l’avaient suggéré certains observateurs,
essayaient-ils de renflouer leur économie défaillante en faisant
rentrer des devises. À moins qu’ils n’aient découvert des armes
si perfectionnées qu’elles renvoyaient toutes les autres au rang
de simples joujoux. On parlait de radiohypnose à partir de

32
satellites, de virus, de chantage grâce à quelque fléau de
synthèse dont les Chinois seraient seuls à posséder l’antidote.
Ces idées charmantes appartenaient très certainement à
l’arsenal de la propagande de pure imagination, mais on ne
pouvait raisonnablement les écarter toutes. Chaque fois qu’il
quittait la Terre, Floyd se demandait si elle serait encore là à son
retour.
L’hôtesse impeccable l’accueillit à l’entrée de la cabine.
ŕ Bonjour, docteur Floyd. Je suis miss Simmons. Je vous
souhaite la bienvenue à bord de la part du capitaine Tynes et de
notre copilote, le premier officier Ballard.
ŕ Merci, répondit Floyd en souriant, tout en se demandant
pourquoi les hôtesses avaient toujours une voix de robot.
ŕ Départ dans cinq minutes, reprit miss Simmons en
désignant les vingt sièges vides. Choisissez votre place, docteur.
Le capitaine Tynes vous recommande le hublot bâbord avant, si
vous désirez suivre les opérations de départ.
ŕ D’accord, fit-il en se dirigeant vers le siège indiqué.
L’hôtesse s’occupa encore de lui pendant quelques instants,
puis elle se dirigea vers son habitacle, au fond de la cabine.
Floyd s’ajusta dans son siège et boucla le harnais de sécurité
autour de sa taille et de ses épaules. Puis il plaça sa serviette sur
le siège voisin et l’attacha. Un instant plus tard, la voix de miss
Simmons se fit entendre dans le haut-parleur :
ŕ Vol spécial 3 de Kennedy à station spatiale N°1.
Il était évident qu’elle était tout à fait décidée à se conformer
à la routine pour le bénéfice de son seul et unique passager et,
comme elle poursuivait inexorablement, Floyd ne put
s’empêcher de sourire.
ŕ Notre voyage durera cinquante-cinq minutes.
L’accélération maximale atteindra 2 g et nous serons en
apesanteur durant trente minutes. Veuillez ne pas quitter votre
siège jusqu’à l’apparition du signal de sécurité.
Floyd tourna la tête et dit « merci ». Ce qui lui valut un
sourire charmant et quelque peu embarrassé.
Il se laissa aller dans son fauteuil et se détendit. Il songea que
ce voyage allait coûter environ un million de dollars d’impôts.
S’il n’était pas justifié, il perdrait son emploi. Mais il aurait

33
toujours la possibilité de retourner à l’université et à ses
recherches interrompues sur la formation des planètes.
ŕ Compte à rebours automatique, dit la voix du capitaine sur
le ton charmant des opérations de routine.
ŕ Décollage dans une minute.
Comme d’habitude, cela parut durer plus d’une heure. Floyd
prit conscience des forces colossales qui l’entouraient, attendant
d’être libérées. L’énergie d’une bombe atomique était déversée
dans les réservoirs de l’astronef et dans la rampe de lancement.
Et cela suffirait à l’envoyer à deux cent mille milles de la Terre.
Le cinq, quatre, trois, deux, un des jours anciens, si
éprouvant pour les nerfs, avait été supprimé.
ŕ Décollage dans quinze secondes. Vous serez plus à l’aise si
vous commencez à respirer profondément.
C’était de l’excellente psychologie et de l’excellente
physiologie, tout aussi bien. Floyd se sentait empli d’oxygène,
prêt à tout affronter lorsque la rampe de lancement expédia les
mille tonnes de l’astronef au-dessus de l’Atlantique.
Il eût été difficile de dire à quel moment l’engin quitta la
rampe mais, quand le grondement des fusées se fit soudain
deux fois plus puissant et que Floyd sentit qu’il s’enfonçait de
plus en plus dans son siège, il sut que les moteurs du premier
étage venaient d’entrer en action. Il eût aimé regarder par le
hublot mais il ne parvenait pas à bouger la tête. Pourtant, il
n’éprouvait aucun malaise. La pression et le grondement des
moteurs finissaient par engendrer une espèce d’euphorie
extraordinaire. Les oreilles bourdonnantes, le sang battant dans
ses veines, Floyd se sentait plus vivant que jamais, plus jeune. Il
avait envie de chanter et il pouvait sans doute se le permettre
puisque nul ne pouvait l’entendre.
Cette impression disparut rapidement et il se prit soudain à
songer qu’il quittait la Terre et tout ce qu’il avait jamais aimé.
Là, tout en bas, il y avait ses trois enfants qui n’avaient plus de
mère depuis ce fatal voyage en Europe, dix ans auparavant. (Dix
ans ? Impossible… Pourtant…) Il aurait dû sans doute se
remarier, rien que pour eux…
Il avait presque perdu le sens du temps lorsque la pression et
le bruit disparurent soudain. Le haut-parleur annonça :

34
ŕ Attention à la séparation du premier étage !
Il y eut une légère vibration et Floyd, tout à coup, se souvint
d’une citation de Léonard de Vinci qu’il avait lue une fois dans
un bureau de la NASA :

Le Grand Oiseau prendra son vol


depuis le dos du grand oiseau
ramenant la gloire
au nid originel.

Eh bien, le Grand Oiseau volait, maintenant. Il dépassait les


rêves de Léonard de Vinci et son compagnon épuisé revenait
vers la Terre. Glissant au long d’un arc de dix mille milles, le
premier étage regagnait l’atmosphère, retournant vers Cap
Kennedy. D’ici quelques heures, vérifié et ravitaillé, il serait de
nouveau prêt à emmener un autre compagnon vers les solitudes
scintillantes que jamais il n’atteindrait.
Nous voici livrés à nous-mêmes, songea Floyd. Plus de la
moitié du chemin était faite. L’accélération se manifesta de
nouveau, mais plus légèrement, quand les fusées supérieures se
déclenchèrent. Cela dépassait à peine la gravité normale. Mais il
eût été impossible de marcher puisque le « haut » était
constitué par le devant de la cabine. Si Floyd avait été assez
stupide pour quitter son siège, il se serait écrasé sur la paroi
opposée. C’était quelque peu déconcertant car on avait
l’impression que le vaisseau était dressé sur sa queue. Floyd se
trouvait sur l’avant et les autres sièges lui apparaissaient comme
fixés à un mur qui plongeait verticalement sur lui. Il fit de son
mieux pour ignorer cette pénible illusion jusqu’au moment où
l’aube se leva au-dehors.
En quelques secondes ils traversèrent des voiles écarlates,
roses, dorés et bleus et surgirent dans l’éclatante blancheur du
jour. En dépit du verre teinté des hublots, Floyd demeura
pendant plusieurs minutes à demi aveuglé par les rayons du
soleil qui se déplaçaient lentement dans la cabine. Bien qu’il fût
en plein espace, il n’était pas question de pouvoir contempler les
étoiles.

35
Il mit ses mains devant ses yeux et risqua un regard jusqu’au
hublot. Au-dehors, un aileron brillait, comme chauffé à blanc
dans l’éclat du soleil. Alentour, tout était obscur et cette
obscurité était très certainement emplie d’étoiles qu’il était
impossible de voir.
Le poids diminuait lentement. Les fusées s’éteignaient
progressivement tandis que l’astronef se plaçait sur son orbite.
Le tonnerre des moteurs devint un grondement étouffé, puis un
timide sifflement qui fit place au silence. S’il n’avait pas été
retenu par son harnais, Floyd aurait flotté hors de son siège.
Son estomac, en tout cas, semblait bien vouloir prendre ce
chemin. Il fit le souhait que les pilules qu’on lui avait données
une demi-heure et dix mille milles auparavant fissent leur effet.
Il avait eu le mal de l’espace une seule fois dans sa carrière et
c’avait été une fois de trop.
La voix du pilote se fit entendre, ferme et confiante :
ŕ Veuillez observer les prescriptions zéro g. Nous
aborderons la station N°1 dans quarante-cinq minutes.
L’hôtesse s’approcha dans l’étroit couloir, à droite des
rangées de sièges. Une lourdeur à peine perceptible marquait
ses pas. Ses sandales semblaient s’arracher difficilement au sol,
comme si elles étaient enduites de colle. Elle se tenait sur le
ruban de velcro jaune qui allait d’une extrémité à l’autre de la
cabine et du plafond. Le ruban, tout comme les semelles de ses
sandales, était recouvert de myriades de crochets minuscules
adhérant les uns aux autres. Le fait de pouvoir marcher ainsi en
apesanteur était extraordinairement rassurant pour les
passagers désorientés.
ŕ Désirez-vous du thé ou du café, docteur ?
ŕ Non, merci.
Il sourit. Ces tubes de plastique que l’on devait téter lui
donnaient toujours l’impression d’être redevenu un bébé.
L’hôtesse tournait autour de lui tandis qu’il ouvrait sa
serviette et mettait de l’ordre dans ses papiers.
ŕ Docteur Floyd, puis-je vous poser une question ?
ŕ Mais certainement.
Il regarda par-dessus ses lunettes.

36
ŕ Mon fiancé est géologue à Clavius, dit miss Simmons en
choisissant soigneusement ses mots. Je suis sans nouvelles de
lui depuis une semaine.
ŕ J’en suis navré. Mais peut-être n’est-il pas à la base
même ? Il est possible qu’on ne puisse entrer en contact avec lui
pour l’instant.
Elle secoua la tête :
ŕ Il m’avertit toujours en pareil cas. Vous comprenez
sûrement que je me fais du souci, avec tous ces bruits qui
courent. Est-ce vrai ce que l’on dit, qu’il y aurait une épidémie
sur la Lune ?
ŕ Si c’est le cas, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Souvenez-vous de cette quarantaine, en 98, à cause du virus de
la grippe qui avait muté. Il y a eu beaucoup de malades mais
personne n’est mort. C’est tout ce que je puis vous dire.
Il avait conclu d’un ton ferme. Miss Simmons se redressa en
souriant.
ŕ Je vous remercie, docteur. Excusez-moi de vous avoir
dérangé.
ŕ Mais pas du tout, fit-il galamment mais sans conviction.
Puis il essaya, en un ultime effort, de se plonger dans la
masse des documents et rapports techniques. Sur la Lune, il
n’aurait certainement pas le temps de lire.

8. Rendez-vous orbital

Une demi-heure plus tard, le pilote annonça :


ŕ Contact dans dix minutes. Veuillez vérifier votre harnais.
Floyd obéit instantanément et rangea ses papiers. C’était
courir au-devant des ennuis que de chercher à lire pendant le
numéro d’acrobatie céleste que constituaient les trois cents
derniers milles du voyage. Mieux valait fermer les yeux et se
détendre tandis que l’astronef était secoué d’avant en arrière
par les brèves impulsions de ses fusées.

37
Quelques minutes plus tard, Floyd eut une première vision
de la station N°1. L’immense roue de trois cents mètres de
diamètre scintillait dans le soleil. Elle n’était plus qu’à quelques
milles. Non loin, dérivant sur la même orbite, Floyd aperçut une
navette Titov-V et la silhouette presque sphérique d’un Arès-
1 B, le cheval de labour de l’espace, avec ses quatre supports
trapus destinés à amortir le choc de l’arrivée sur la Lune.
Au moment où le Orion III abordait la station, la Terre
apparut. Ils en étaient maintenant à 200 milles et Floyd
découvrit une bonne partie de l’Afrique et de l’océan Atlantique.
Entre les masses de nuages, il parvint à repérer le tracé bleu-
vert de la côte du Ghâna.
L’axe central de la station, ses bras d’amarrage déployés,
dérivait lentement vers eux. Contrairement à l’ensemble de la
construction, il ne tournait pas, ou plutôt, il tournait en sens
inverse, à une allure qui contrebalançait exactement le
mouvement de la station. Ainsi les vaisseaux pouvaient aborder
pour débarquer passagers et matériel sans craindre d’être
entraînés dans la rotation.
Avec un choc à peine perceptible, l’astronef et la station
entrèrent en contact. À l’extérieur, il y eut des bruits
métalliques, des grincements, puis un bref sifflement quand les
pressions des deux atmosphères s’égalisèrent. Quelques
secondes après, le sas s’ouvrit et un homme pénétra dans la
cabine. Il portait les pantalons étroits et la chemisette qui
étaient l’uniforme du personnel de la station.
ŕ Heureux de vous rencontrer, docteur Floyd. Je suis Nick
Miller, du service de sécurité. Je dois veiller sur vous jusqu’à
l’heure de votre correspondance.
Ils se serrèrent la main. Floyd adressa un sourire à l’hôtesse :
ŕ Transmettez mes salutations au capitaine Tynes et
remerciez-le pour la balade. Nous nous reverrons peut-être au
retour.
Il se hissa jusqu’au sas, puis, de là, passa dans la vaste
chambre circulaire qui correspondait au moyeu de la station. Il
se déplaçait avec précaution : il y avait plus d’un an qu’il ne
s’était pas trouvé en apesanteur. La chambre était rembourrée
et ses parois étaient garnies de poignées. Floyd s’agrippa

38
fermement quand elle se mit à tourner pour se synchroniser
avec la station. La vitesse augmenta peu à peu et il ressentit la
pesanteur qui commençait à s’exercer, comme autant de doigts
invisibles qui l’attiraient doucement vers la paroi. Il finit par se
retrouver debout, oscillant légèrement comme une algue dans le
courant. La paroi, comme par magie, était maintenant devenue
le sol. La force centrifuge de la station les avait capturés. Elle
était cependant encore très faible, si près du centre, mais elle
augmenterait au fur et à mesure qu’ils s’en éloigneraient.
Floyd suivit Miller au long d’un escalier incurvé. Tout
d’abord, son poids fut si faible qu’il dut pratiquement se haler
vers le bas en s’aidant de la rampe. Ce ne fut que lorsqu’ils
eurent atteint le salon des passagers, sur la paroi externe de
l’immense roue, qu’il put se déplacer normalement.
Depuis sa dernière visite, le salon avait été refait et de
nouveaux aménagements avaient été ajoutés. En plus des tables,
des fauteuils, du restaurant et de la poste, il y avait à présent un
coiffeur, un drugstore, un cinéma et une boutique de souvenirs
où l’on trouvait des photos et des diapositives de paysages
lunaires ainsi que des fragments garantis authentiques de
Luniks, Rangers et autres Surveyors inclus sous plastique,
vendus à des prix exorbitants.
ŕ Voulez-vous prendre quelque chose ? demanda Miller.
Nous ne monterons à bord que d’ici une demi-heure.
ŕ Une tasse de café. Avec deux sucres. J’aimerais également
appeler la Terre.
ŕ Très bien, docteur. Je m’occupe du café. Les cabines sont
de ce côté.
Les cabines d’appel ne se trouvaient qu’à quelques mètres
d’une barrière où deux entrées annonçaient :

BIENVENUE DANS LE SECTEUR AMÉRICAIN.


BIENVENUE DANS LE SECTEUR SOVIÉTIQUE.

Au-dessous on pouvait lire en anglais, russe, chinois,


français, allemand et espagnol :

VEUILLEZ PRÉPARER VOS

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Passeport
Visa
Certificat médical
Permis de transport
Déclaration de poids

Il était permis de voir un plaisant symbole dans le fait que les


passagers étaient parfaitement libres de se mêler à nouveau une
fois les portes franchies. La division n’existait que pour des
motifs purement administratifs.
Floyd, après avoir vérifié que le numéro d’appel des États-
Unis était bien toujours 81, composa les vingt chiffres de son
numéro personnel, glissa sa carte de crédit universelle dans la
fente de paiement et obtint sa communication en trente
secondes.
Washington dormait encore. L’aube ne se lèverait pas avant
plusieurs heures. Mais Floyd ne dérangerait personne. La
gouvernante trouverait le message enregistré à son réveil.
« Miss Flemming, ici le docteur Floyd. Excusez-moi d’être
parti aussi vite. Voudriez-vous appeler mon bureau et demander
que l’on récupère la voiture ? Elle se trouve au Dulles Airport, et
c’est Mr Bailey, officier supérieur du contrôle, qui en détient la
clé. Ensuite, j’aimerais que vous appeliez le Chevy Chase
Country Club et que vous laissiez un message pour la secrétaire.
Je ne pourrai pas participer au tournoi de tennis du prochain
week-end. Transmettez-leur mes excuses. Je crois qu’ils
comptaient sur moi. Ensuite, appelez les Dowtown Electronics
et dites-leur que si la vidéo n’est pas réparée avant… disons
mercredi, ils n’ont qu’à la reprendre. »
Il s’interrompit et essaya de récapituler tous les problèmes
qui pouvaient surgir dans les prochains jours.
« Si vous manquez d’argent liquide, appelez le bureau. Ils
peuvent me transmettre les messages urgents mais il est
possible que je sois trop occupé pour y répondre. Embrassez les
enfants et dites-leur que je vais revenir très vite. Oh ! bon sang !
voilà quelqu’un que je ne veux pas voir. Je vous rappellerai de la
Lune si j’en ai le temps. Au revoir, miss Flemming. »

40
Il tenta de s’échapper, mais il était trop tard : on l’avait déjà
repéré. Le Dr Dimitri Moisevitch, de l’Académie des Sciences
d’U.R.S.S., arrivait de la section soviétique. C’était l’un des
meilleurs amis de Floyd, et la dernière personne qu’il eût voulu
rencontrer en un tel endroit et en un tel moment.

9. Navette pour la Lune

L’astronome russe était grand, maigre et blond. Son visage


sans la moindre ride ne pouvait révéler ses cinquante-cinq ans,
dont dix passés à construire l’observatoire radio-télescopique
géant sur l’autre face de la Lune que deux mille milles de roc
abritaient des parasites terrestres.
ŕ Heywood ! Que l’univers est petit ! Comment allez-vous ?
Et vos enfants ?
ŕ Ça va, répondit aimablement Floyd, avec cependant une
expression un rien absente. Nous parlons souvent des bons
moments que nous avons passés ensemble l’été dernier.
Il était désolé de ne pouvoir être plus sincère. Cette semaine
de vacances à Odessa, en compagnie de Dimitri, avait été
vraiment agréable.
ŕ Et vous… enfin, je pense que vous allez là-bas ? demanda
Dimitri.
ŕ Euh, oui… Je repars dans une demi-heure. Connaissez-
vous Mr Miller ?
L’officier de sécurité s’était approché tout en se tenant à
distance respectueuse avec une tasse de café.
ŕ Bien sûr. Mais posez donc cette tasse, Mr Miller. Le
docteur a une dernière chance de prendre une boisson civilisée,
ne la gâchons pas. Non, vraiment… j’insiste.
Ils suivirent Dimitri jusqu’à la galerie d’observation et se
retrouvèrent bientôt assis à une table, face au panorama
mouvant des étoiles. La station N°1 accomplissait un tour par
minute et la force centrifuge ainsi créée équivalait à la pesanteur
lunaire. On avait pensé que c’était là un compromis satisfaisant

41
entre la pesanteur terrestre et l’apesanteur totale. De plus, cela
permettait aux passagers en transit pour la Lune de
s’accoutumer.
La Terre et les étoiles défilaient en silence au-delà des baies.
Cette partie de la station était actuellement à l’opposé du soleil,
autrement il eût été impossible de lever les yeux. La Terre elle-
même, qui occupait une moitié du ciel, noyait dans son éclat les
étoiles les plus brillantes. Mais déjà elle s’estompait tandis que
la station se dirigeait vers sa face nocturne. D’ici à quelques
minutes, elle ne serait plus qu’un vaste disque noir constellé des
lueurs des cités. Et le ciel appartiendrait aux seules étoiles.
Dimitri, ayant prestement absorbé son premier verre,
attaquait déjà le second.
ŕ Dites-moi, que signifie toute cette histoire à propos d’une
épidémie dans le secteur américain ? Je voulais me rendre là-
bas par le même vol que vous et je me suis entendu répondre :
« Non, professeur. Nous sommes désolés, mais la quarantaine a
été décidée jusqu’à nouvel ordre. » J’ai tiré toutes les sonnettes
possibles sans résultat. Alors je compte sur vous, Heywood,
pour me dire ce qu’il en est réellement.
Floyd eut un grognement intérieur. Nous y voilà, se dit-il. Je
serais beaucoup mieux à bord de la navette, en route vers la
Lune.
ŕ Cette… euh… quarantaine, est une simple mesure de
sécurité, dit-il prudemment. Nous ne sommes même pas
certains qu’elle soit nécessaire, mais nous préférons prendre
nos précautions.
ŕ Mais de quelle maladie s’agit-il ? Quels sont les
symptômes ? insista Moisevitch. Cela pourrait-il être d’origine
extra-terrestre ? Voulez-vous que nos services médicaux vous
aident ?
ŕ Désolé, Dimitri, mais on m’a demandé de ne rien dire pour
l’instant. Je vous remercie de votre offre, mais je crois que nous
pourrons nous en tirer nous-mêmes.
ŕ Hmm… Il me paraît étrange que l’on vous envoie, vous,
astronome, pour une épidémie.

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ŕ Ex-astronome. Il y a des années que je travaille à la
recherche, Dimitri. On me considère à présent comme un expert
scientifique, ce qui signifie que je peux m’occuper de tout.
ŕ Alors vous savez ce que signifie AMT-1 ?
Miller faillit s’étouffer, mais Floyd était plus solide. Il regarda
son vieil ami dans les yeux et dit calmement :
ŕ AMT-1 ? Quelle drôle de dénomination. Où avez-vous
entendu parler de cela ?
ŕ Ça va, Heywood, vous ne me tromperez pas. Mais si jamais
vous vous trouvez devant quelque chose de trop fort, je souhaite
que vous n’attendiez pas qu’il soit trop tard pour appeler à
l’aide.
Miller regarda ostensiblement sa montre.
ŕ Embarquement dans cinq minutes, docteur. Je crois que
nous ferions bien d’y aller.
Bien qu’il sût parfaitement qu’il leur restait encore au moins
une demi-heure, Floyd se leva en hâte. Trop vite, car il avait
oublié la pesanteur réelle. Il dut s’agripper à la table pour ne pas
s’envoler.
ŕ J’ai été très heureux de vous rencontrer, Dimitri, fit-il sans
trop de conviction. Bon voyage de retour. Je vous appellerai à
mon arrivée.
Comme ils franchissaient le contrôle américain, Floyd
remarqua à l’adresse de Miller :
ŕ Eh bien, j’ai eu chaud. Merci d’être venu à mon aide.
ŕ Vous savez, docteur, dit l’officier de sécurité, j’espère qu’il
se trompe.
ŕ À propos de quoi ?
ŕ Du fait que nous risquons de nous trouver devant quelque
chose de trop fort pour nous.
ŕ Ça, dit Floyd d’un air déterminé, c’est bien ce que j’ai
l’intention de découvrir.
Quarante-cinq minutes plus tard, le vaisseau lunaire Arès-
1 B quittait la station. Il n’y eut pas le déchaînement de
puissance et de bruit qui accompagnait les départs depuis la
Terre mais un simple sifflement presque inaudible au moment
où les moteurs à plasma déversèrent dans l’espace leur faible
courant électrique. La poussée se poursuivit durant un quart

43
d’heure et l’accélération était si timide qu’elle n’empêchait
nullement de se déplacer dans la cabine. Lorsqu’elle prit fin,
pourtant, le vaisseau n’avait plus aucun lien avec la Terre. En
s’éloignant de la station, il s’était libéré de l’emprise de la
gravité et il constituait à présent une sorte de nouvelle planète
qui tournait autour du soleil selon sa propre orbite.
Floyd se trouvait seul dans la cabine prévue pour trente
passagers. Il était étrange de voir tous ces sièges vides autour de
soi et de profiter des attentions exclusives du steward et de
l’hôtesse, sans parler du pilote, du copilote et des deux
ingénieurs. Floyd doutait que beaucoup d’hommes, au cours de
l’Histoire, eussent bénéficié d’un tel service. Il se souvint de la
remarque cynique de certain pontife : « À présent que nous
détenons la papauté, profitons-en. » Eh bien, ma foi, il n’avait
qu’à profiter de ce voyage et de l’euphorie qu’engendrait
l’apesanteur. Avec le poids disparaissaient la plupart des soucis.
Quelqu’un avait dit une fois que si l’on pouvait être terrifié dans
l’espace, on ne pouvait y être malheureux. C’était vrai.
Steward et hôtesse, semblait-il, étaient bien décidés à le faire
manger durant les prochaines vingt-cinq heures, et il ne cessait
de repousser des plats qu’il n’avait pas commandés. Le fait de
manger en gravité zéro ne posait pas de vrai problème,
contrairement aux sombres pronostics des premiers
astronautes. Floyd était assis devant une table très ordinaire à
laquelle on fixait assiettes et plats, comme sur un bateau par
gros temps. Tous les mets, de quelque façon, possédaient un
certain pouvoir adhésif afin qu’ils ne quittent pas l’assiette pour
voyager dans la cabine. Ainsi une côtelette était retenue
prisonnière par une épaisse sauce, une salade rigoureusement
maîtrisée par ses ingrédients. Avec un peu d’astuce et de
pratique, on réduisait considérablement le nombre des plats à
proscrire, telles que les soupes chaudes et les pâtisseries par
trop friables. Pour les liquides, c’était différent : ils étaient tous
présentés sous tube.
Toute une génération de volontaires héroïques quoique peu
enthousiastes avait contribué à la mise au point des toilettes qui
étaient maintenant à peu près sûres. Floyd en fit l’essai dès le
début de la période de chute libre. Il se retrouva dans un petit

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réduit cubique pourvu de tous les aménagements que l’on
trouvait sur un avion mais baignant dans une lumière rouge
particulièrement pénible à l’œil. Un avis gravé annonçait :

TRÈS IMPORTANT !
POUR VOTRE CONFORT, VEUILLEZ LIRE
ATTENTIVEMENT LES INSTRUCTIONS !

Floyd s’assit selon une vieille habitude qui persistait même


en apesanteur et lut plusieurs fois la notice. Lorsqu’il fut certain
qu’aucune modification n’avait été apportée depuis son dernier
voyage, il appuya sur le bouton marqué DÉPART.
Tout près, un moteur électrique se mit à vrombir et Floyd
sentit le mouvement qui s’amorçait. Ainsi que le prescrivait la
notice, il ferma les yeux et attendit. Une minute après, une
sonnerie retentit et il rouvrit les yeux. La lumière était devenue
d’un rose pâle reposant et, fait beaucoup plus important, la
gravité était rétablie. Seule une faible vibration indiquait qu’il
s’agissait d’une gravité de fortune entretenue par la rotation du
compartiment des toilettes. Floyd prit un morceau de savon, le
lâcha et le regarda dériver lentement. La force centrifuge ne
devait représenter en fait que le quart de la pesanteur normale.
Mais cela suffisait pour que les objets se déplacent dans la
bonne direction, ce qui était particulièrement important en un
tel endroit.
Il appuya sur le bouton STOP et ferma de nouveau les yeux.
Lentement, la sensation de poids reflua tandis que cessait la
rotation. La sonnerie retentit par deux fois et la lumière rouge
fit sa réapparition. La porte se retrouva alors en position
correcte et Floyd put sortir. Il se glissa rapidement dans la
cabine et ses semelles de velcro adhérèrent aussitôt au tapis. Il
avait depuis longtemps épuisé les joies de l’apesanteur et
appréciait le fait de pouvoir marcher à peu près normalement.
Il avait largement de quoi s’occuper. Lorsqu’il en eut assez
des rapports officiels et des mémos, il brancha son minibloc
d’information sur le circuit du vaisseau et parcourut les
dernières nouvelles de la Terre. Il formait l’un après l’autre les
numéros de code des principaux journaux électroniques du

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monde. Il connaissait par cœur la plupart et n’avait pas besoin
de consulter la liste qui figurait au dos du bloc. En jouant sur la
mémoire de la visionneuse, il pouvait consulter la première
page et choisir rapidement les rubriques qui l’intéressaient.
Chacune avait son propre numéro de référence et, lorsqu’il le
formait, le rectangle qui avait les dimensions d’un timbre-poste
s’agrandissait sur l’écran. La lecture achevée, il suffisait de
revenir à la vision de la page entière et de choisir une autre
rubrique.
Parfois, Floyd se demandait si le minibloc et la technologie
fantastique qu’il supposait représentaient le sommet des
découvertes humaines en matière de communications. Il se
trouvait en plein espace, s’éloignant de la Terre à des milliers de
milles à l’heure et pourtant, en quelques fractions de seconde, il
lui était possible de consulter n’importe quel journal. Le mot
même de journal était une survivance anachronique en cet âge
électronique. Le texte se modifiait automatiquement d’heure en
heure. Même en ne lisant que la version anglaise on pouvait
passer sa vie entière à absorber le flot sans cesse changeant des
informations retransmises par satellites.
Il était difficile d’imaginer que le système pût être modifié ou
amélioré. Pourtant, songea Floyd, tôt ou tard il disparaîtrait
pour être remplacé par quelque chose qui renverrait les
miniblocs au rang des presses de Gutenberg.
La lecture des journaux électroniques amenait souvent une
autre réflexion : plus les moyens de diffusion se faisaient
merveilleux, plus barbare, atterrant et choquant était leur
contenu. Accidents, désastres, crimes, menaces de conflit,
éditoriaux sinistres Ŕ tels semblaient être les sujets principaux
des articles qui se propageaient dans l’espace. Floyd en venait
parfois à se demander si tout cela était vraiment aussi terrible
qu’il y semblait. Les informations d’Utopie, après tout, auraient
sans doute été atrocement ennuyeuses.
De temps en temps, le commandant de bord ou un autre
membre de l’équipage entrait dans la cabine et échangeait
quelques mots avec lui. Chacun semblait lui témoigner
beaucoup de respect et être dévoré de curiosité quant à l’objet

46
de sa mission, mais ils étaient tous trop polis pour poser des
questions ou même faire des allusions.
Seule, la mignonne petite hôtesse se montrait parfaitement à
son aise en sa présence. Floyd découvrit très vite qu’elle était
originaire de Bali. Elle avait emporté au-delà de l’atmosphère
terrestre un peu de la grâce et du mystère de son île natale
encore préservée. L’un des souvenirs les plus agréables et les
plus étranges de ce voyage devait rester pour Floyd une
démonstration de danse balinaise sous gravité zéro tandis que
se profilait comme décor le croissant bleu-vert de la Terre.
Il y eut une période de sommeil durant laquelle la lumière
baissa dans la cabine. Floyd attacha ses bras et ses jambes aux
fixations élastiques qui devaient l’empêcher de dériver
involontairement. Le procédé pouvait paraître assez barbare
mais ici, en apesanteur, un lit sans matelas était encore plus
confortable que la plus moelleuse des couches sur Terre.
Lorsqu’il se fut arrimé, il sombra rapidement dans le
sommeil, mais il s’éveilla bientôt à demi et fut abasourdi par
l’étrangeté de ce qui l’entourait. Pendant un instant, il eut
l’impression de se trouver au milieu d’un lampion japonais. Puis
il décida fermement : « Rendors-toi, mon vieux. Ce n’est qu’une
navette lunaire très ordinaire. »
Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, la Lune occupait la moitié du
ciel et les manœuvres de décélération allaient commencer. Les
baies s’ouvraient maintenant sur l’espace libre et il se rendit au
poste de contrôle. Sur les écrans de proue, il put alors observer
les ultimes phases de la descente.
Les montagnes lunaires grandissaient à vue d’œil. Elles ne
ressemblaient en rien à celles de la Terre. Il leur manquait les
sommets neigeux, les touches vertes de végétation et les
couronnes de nuages. Néanmoins, les violents contrastes
d’ombre et de lumière leur conféraient une surprenante beauté.
Ici, les lois de l’esthétique terrestre ne jouaient plus. Ce monde
avait été façonné par des forces étrangères qui, durant des éons
de temps, étaient demeurées inconnues de la Terre jeune et
verte avec ses glaciations, ses mers changeantes et ses chaînes
de montagnes qui se dissolvaient comme les brumes à l’aube.

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Ici, le passé, jusqu’à maintenant, avait été inconcevable. Le
passé, pas la mort, puisque la Lune n’avait jamais vécu.
À présent, le vaisseau se trouvait presque à la verticale de la
ligne séparant le jour de la nuit, au-dessus d’un chaos d’ombres
mêlées et de pics isolés qui captaient les premières lueurs de
l’aube lunaire. L’endroit était dangereux pour un éventuel
débarquement, même avec l’assistance d’instruments
électroniques, mais le vaisseau s’en éloignait lentement, se
dirigeant vers la face obscure.
Comme son regard s’accoutumait à la faible clarté extérieure,
Floyd vit que le paysage plongé dans la nuit n’était pas
complètement obscur. Il était habité d’une fantomatique clarté
qui révélait nettement les pics, les vallées et les plaines. La Terre
géante flottait dans le ciel.
Sur le panneau de contrôle, des lueurs scintillaient au-dessus
des écrans radar, des chiffres naissaient sur les voyants des
ordinateurs au fur et à mesure que se rapprochait le sol. Celui-ci
était encore à plus de mille milles lorsque les fusées amorcèrent
le freinage. Durant des siècles, la Lune parut emplir le ciel
tandis que le soleil glissait sous l’horizon, jusqu’à ce qu’un seul
et immense cratère occupe le champ de vision. La navette
descendait vers les pics qui se dressaient au centre et Floyd vit
soudain que l’un d’eux clignotait sur un rythme régulier. Sur
Terre, cela aurait pu être une balise d’aéroport et il contempla
cette lueur la gorge serrée. C’était la preuve indéniable que les
hommes étaient installés sur la Lune.
Le cratère grandissait encore et ses parois s’enfonçaient à
l’horizon. Les petits cratères qui marquaient le fond prenaient
leurs véritables dimensions. Certains avaient des milles de large
et ils auraient pu contenir des villes entières.
Sous contrôle automatique, le vaisseau glissait dans l’espace
étoilé vers le paysage nu qui brillait doucement sous la Terre.
Une voix se fit soudain entendre par-dessus le sifflement des
fusées et les échos électroniques :
ŕ Contrôle de Clavius à Vol Spécial 14. O.K. pour l’approche.
Veuillez procéder à vérification manuelle du verrouillage, de la
pression hydraulique et du gonflement des amortisseurs.

48
Le pilote appuya sur diverses touches lumineuses et des
voyants verts s’illuminèrent.
ŕ Verrouillage, pression hydraulique et amortisseurs O.K.
ŕ Bien reçu, dit la Lune.
La descente se poursuivit en silence. Pourtant, une vive
conversation continuait à se dérouler, mais elle était entretenue
par les machines qui se transmettaient des trains d’impulsions à
des vitesses que leurs constructeurs n’auraient pu atteindre.
Déjà, plusieurs pics se dressaient au-dessus de l’astronef. Le
sol n’était plus qu’à quelques centaines de mètres et la balise
était devenue une brillante étoile qui dominait les bâtiments bas
et les véhicules aux silhouettes baroques. Au dernier stade, les
fusées parurent moduler quelque mystérieuse chanson,
s’interrompant parfois afin de corriger leur poussée.
Brusquement, un nuage de poussière s’éleva et masqua toute
chose. Les fusées crachèrent une dernière fois et l’engin oscilla
légèrement, comme un canot pris dans les lames. Il fallut
quelques secondes à Floyd pour comprendre que le silence était
revenu en même temps qu’une faible pesanteur.
Sans le moindre incident, en quelques heures, il avait fait
l’extraordinaire voyage dont les hommes avaient rêvé pendant
deux mille ans. Il venait de se poser sur la Lune.

10. La base de Clavius

Clavius, avec ses 150 milles de diamètre, est le second par


ordre de grandeur des cratères de la face visible de la Lune. Il
est situé au centre des Highlands lunaires du Sud. Sa formation
est très ancienne et des éternités d’activité volcanique et de
bombardement de météores ont marqué ses parois et sa surface.
Depuis la dernière période de formation de cratères où les
débris de la ceinture des astéroïdes ont plu sur les planètes
intérieures, il connaît toutefois la paix, une paix d’un demi-
milliard d’années.

49
Des mouvements nouveaux agitaient pourtant le fond du
cratère : l’homme y établissait sa première base sur la Lune. En
cas d’urgence, elle pourrait devenir autonome. Les moyens
vitaux provenaient des rochers broyés, chauffés et traités
chimiquement. Le sous-sol lunaire pouvait tout fournir :
hydrogène, oxygène, carbone, azote, phosphore ainsi que la
plupart des autres éléments. Il suffisait de savoir où les trouver.
La base de Clavius constituait un système clos, une sorte de
Terre en miniature qui recyclait en permanence tous ses
principes de vie. L’atmosphère était purifiée dans une immense
« serre » circulaire aménagée sous la surface du sol. La nuit,
sous les lampes à incandescence, ou le jour, sous la clarté filtrée
du soleil, des mètres carrés de pousses vertes se développaient
dans une ambiance chaude et humide. Ces pousses
constituaient des mutations d’un type spécial, capable de
fournir en abondance de l’oxygène et accessoirement de la
nourriture.
Le gros de la production alimentaire était assuré par des
processus chimiques ainsi que par le traitement des algues.
L’écume verte qui circulait au long des centaines de mètres de
tubes transparents aurait difficilement tenté un gourmet,
pourtant les biochimistes avaient le pouvoir de la convertir en
côtelettes et en steaks que seul un connaisseur pouvait
distinguer des originaux.
Les 1 100 hommes et les 600 femmes qui constituaient le
personnel de la base étaient tous des scientifiques et des
techniciens hautement entraînés et qui avaient été, sur Terre,
l’objet d’une sélection très sévère. Bien que l’existence sur la
Lune fût à présent débarrassée des servitudes, des dangers
occasionnels et des inconvénients des premiers jours, elle
nécessitait une certaine préparation psychologique et elle n’était
guère recommandée à ceux qui souffraient de claustrophobie.
L’aménagement du sous-sol à partir du roc ou de la lave
solidifiée coûtait du temps et de l’argent et l’« appartement
standard » pour une personne n’était encore qu’une pièce de
trois mètres sur deux, haute de deux mètres cinquante. Elle
évoquait un studio de motel décoré avec goût : lit convertible,
télé, chaîne haute-fi délité et visiophone. De plus, par un simple

50
artifice, l’unique paroi vierge pouvait se transformer en paysage
terrestre avec un choix de vingt vues différentes. Cette touche de
luxe était caractéristique de la base bien qu’il fût parfois difficile
d’en démontrer la nécessité aux nouveaux venus. Chaque
homme, chaque femme vivant à Clavius avait coûté des
centaines de milliers de dollars de formation, de transport et
d’habitat et cela justifiait bien un léger extra pour assurer leur
tranquillité d’âme. Il ne s’agissait nullement d’art par amour de
l’art mais de simple sécurité.
L’un des principaux attraits de la base Ŕ et de toute la Lune Ŕ
était sans nul doute la faible gravité qui conférait une sensation
de bien-être. Elle avait pourtant ses dangers et il fallait quelques
semaines pour s’adapter. Sur la Lune, le corps humain devait
réapprendre d’autres réflexes et distinguer pour la première fois
la masse du poids.
Un homme qui, sur Terre, dépassait les quatre-vingt-dix
kilos, avait l’heureuse surprise de n’en faire plus que quinze sur
la Lune. Cette impression de légèreté persistait aussi longtemps
qu’il se déplaçait en ligne droite et à une allure uniforme. Dès
qu’il changeait de direction, dès qu’il tournait ou s’arrêtait
brusquement, sa masse, son inertie, se manifestaient à nouveau.
C’était là une constante inaltérable qui demeurait la même sur
Terre, sur la Lune ou en plein espace. Pour s’adapter à la vie
lunaire, il était essentiel de bien comprendre que tous les objets
y opposaient six fois plus de résistance que leur poids ne
pouvait le laisser supposer. En général, la leçon s’apprenait avec
d’innombrables collisions et chocs plus ou moins violents et les
vieux colons se tenaient prudemment à l’écart des nouveaux
venus jusqu’à ce que ceux-ci se fussent acclimatés.
La base était un petit monde, avec ses ateliers, ses bureaux,
ses hangars, son ordinateur central, ses générateurs, ses
garages, ses cuisines, ses laboratoires et sa serre. Ironiquement,
la plupart des moyens utilisés pour la construction de cet
empire souterrain avaient été développés durant la Guerre
Froide. Ceux qui avaient séjourné dans une base de missiles se
sentaient parfaitement à l’aise à Clavius. Les gestes et le décor
de la vie quotidienne y étaient les mêmes et il s’agissait d’une
certaine façon de se défendre ici aussi contre un environnement

51
hostile. Mais le but final était pacifique. Il avait fallu dix mille
ans aux hommes pour découvrir enfin quelque chose d’aussi
excitant que la guerre. Malheureusement, tous n’avaient pas
encore compris cela.
Les pics acérés entrevus avant l’atterrissage avaient
mystérieusement disparu sous l’horizon. Une plaine grise
s’étendait autour de l’astronef, luisant sous la Terre déclinante.
Le ciel était totalement noir, pourtant seules les étoiles les plus
brillantes étaient visibles dans la réverbération du sol. Plusieurs
véhicules d’apparence bizarre s’approchaient de l’Arès-1 B :
grues, tracteurs et camions. Certains étaient automatiques,
d’autres pilotés par un chauffeur installé dans une cabine
pressurisée. La plupart se déplaçaient sur pneus ballons, cette
plaine lisse n’offrant pas de difficultés particulières. Il y avait
cependant un camion-citerne muni de ces fameuses flexi-roues
qui avaient fait leurs preuves sur la Lune. Il s’agissait de plaques
disposées en cercle, chaque plaque étant montée
indépendamment sur ressort. Les flexi-roues avaient la plupart
des avantages des chenilles dont elles étaient inspirées. Elles
s’adaptaient au terrain en variant leur forme et leur diamètre et,
supérieures en ceci aux chenilles, elles continuaient de
fonctionner lorsque des sections venaient à disparaître.
Un petit car muni d’un appendice rappelant une trompe
d’éléphant approchait maintenant de la nef. Quelques secondes
après, la coque résonna sous un choc, puis le sifflement de l’air
qui s’échappait se fit entendre. Finalement, le verrouillage
s’établit et les pressions s’égalisèrent. La porte intérieure du sas
s’ouvrit, livrant passage au comité d’accueil.
Celui-ci était conduit par Ralph Halvorsen, administrateur
de la Province dite Méridionale qui englobait la base et toutes
les missions extérieures. Il était accompagné du Dr Roy
Michaels, directeur de la Recherche. C’était un petit
géophysicien aux cheveux grisonnants que Floyd avait
rencontré lors de ses précédentes visites. Le reste du comité
était composé d’une douzaine de chercheurs et d’assistants. Ils
témoignèrent d’un certain respect envers Floyd, mais, à en juger
par l’attitude de l’administrateur lui-même, ils n’attendaient
qu’une occasion pour clamer leurs doléances.

52
ŕ Heureux de vous avoir parmi nous, docteur Floyd, déclara
Halvorsen. Vous avez fait bon voyage ?
ŕ Ce ne pouvait être mieux, répondit Floyd. L’équipage a été
aux petits soins pour moi.
Tandis que le car les emmenait vers la base, il échangea les
habituelles paroles courtoises avec les autres mais nul ne fit
allusion à l’objet de sa venue. À trois cents mètres de l’astronef,
ils passèrent devant un panneau qui annonçait :

BIENVENUE À LA BASE DE CLAVIUS


Groupe de Recherches Astronautiques
des États-Unis
1994

Ils plongèrent alors dans une ouverture qui les conduisit


rapidement au sous-sol. Une porte massive s’ouvrit puis se
referma sur eux. Puis une seconde et enfin une troisième.
Lorsque cette dernière porte se fut refermée, un grand souffle
d’air annonça qu’ils se trouvaient à présent dans l’atmosphère
de la base.
Ils suivirent rapidement un tunnel empli de câbles et de
canalisations qui résonnaient de pulsations régulières et Floyd
se retrouva soudain dans un univers familier : ordinateurs,
secrétaires, machines à écrire, tableaux et téléphones. Ils
s’arrêtèrent devant une porte marquée : ADMINISTRATEUR et
Halvorsen déclara avec tact :
ŕ Le Dr Floyd et moi-même nous rendrons à la salle de
conférences dans quelques minutes.
Les autres acquiescèrent et se retirèrent. Avant que
Halvorsen ait pu introduire Floyd dans son bureau, il y eut une
petite interruption : une porte s’ouvrit non loin et une fillette
bondit sur l’administrateur de la base.
ŕ Papa ! Tu as été En Haut ! Tu avais promis de
m’emmener !
ŕ Allons, Diana, fit Halvorsen avec tendresse, j’ai seulement
dit que je t’emmènerais quand je le pourrais. Mais il fallait que
j’accueille le Dr Floyd. Serre-lui la main, veux-tu : il vient juste
d’arriver de la Terre.

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La petite fille tendit à Floyd une main mignonne. Il estima
qu’elle devait avoir dans les huit ans. Son visage lui était
vaguement familier et il se rendit compte soudain que
l’administrateur le regardait avec un sourire interrogateur. Il
comprit pourquoi.
ŕ Incroyable ! À ma dernière visite, c’était encore un bébé !
ŕ Elle a eu quatre ans la semaine dernière, dit fièrement
Halvorsen. Les enfants se développent rapidement avec cette
pesanteur. Et ils vieillissent également moins vite. Elle vivra
plus longtemps que vous et moi.
Floyd, fasciné, fixait la petite demoiselle, notant l’attitude
gracieuse et la charpente extraordinairement fine.
ŕ Très heureux de te revoir, Diana, dit-il.
Puis une impulsion soudaine Ŕ curiosité ou simple
politesse Ŕ le poussa à ajouter :
ŕ Aimerais-tu aller sur Terre ?
Les yeux de Diana s’agrandirent d’étonnement et elle secoua
la tête.
ŕ C’est un endroit très vilain. Quand on tombe, on se fait
mal. Et il y a trop de gens.
Voici donc une représentante de la génération de l’espace,
songea Floyd. Elle deviendra de plus en plus importante dans
les années à venir. Cette pensée était empreinte d’une certaine
tristesse et de beaucoup d’espoir. La Terre était entièrement
conquise et pacifiée, sans doute un peu fatiguée aussi, mais il y
aurait toujours des espaces nouveaux pour ceux qui aimaient la
liberté, pour les pionniers endurcis, les aventuriers irascibles.
Leurs outils et leurs armes ne seraient pourtant ni la hache ni le
fusil, ni le canoë ou le chariot bâché mais la pile atomique, la
propulsion plasma et la ferme hydroponique. Le temps n’était
plus éloigné où la Terre devrait dire adieu à ses enfants.
Halvorsen réussit à repousser sa progéniture à l’aide de
menaces et de promesses et introduisit Floyd dans son bureau.
Celui-ci ne faisait pas plus de quatre mètres carrés. Des photos
dédicacées du président des États-Unis, du secrétaire général de
l’O.N.U. et des astronautes célèbres couvraient les murs.
L’aspect général de la pièce, les objets qui s’y trouvaient, tout

54
indiquait clairement que celui qui y travaillait valait 50 000
dollars par an.
Floyd fut englouti par un fauteuil de cuir et accepta un
« sherry » produit dans les labos de la base.
ŕ Comment ça va, Ralph ? demanda-t-il après une première
gorgée prudente et une seconde, approbatrice.
ŕ Pas si mal que cela, répondit Halvorsen. Il y a cependant
une chose qu’il vaut mieux que vous sachiez tout de suite avant
de vous aventurer dans les parages.
ŕ Et c’est ?
ŕ Eh bien, je pense que l’on pourrait dire qu’il s’agit d’un
problème moral, soupira Halvorsen.
ŕ Vraiment ?
ŕ Ce n’est pas encore très grave, mais cela risque de le
devenir avant peu.
ŕ Le black-out sur les informations, dit Floyd d’un ton
neutre.
ŕ C’est cela. Mes gars commencent à bouillir. Il faut bien se
dire que la plupart ont de la famille sur Terre. Les gens peuvent
penser qu’ils sont tous morts de la peste lunaire.
ŕ Je suis navré de cet état de choses, dit Floyd, mais il était
impossible de trouver une meilleure couverture. Jusqu’ici elle a
tenu. À ce propos, j’ai rencontré Moisevitch à la station et même
lui semble y croire.
ŕ Voilà qui devrait satisfaire la sécurité.
ŕ Pas tellement. Il a aussi entendu parler de AMT-1. Les
rumeurs commencent à se propager. Mais nous ne pouvons
faire aucune déclaration avant de savoir de quoi il s’agit et si nos
amis chinois ne sont pas derrière tout ça.
ŕ Le Dr Michaels croit détenir la réponse. Il meurt d’envie
de vous la communiquer.
Floyd finit son verre.
ŕ Et je meurs d’envie de l’entendre. Allons-y.

55
11. L’anomalie

La conférence avait lieu dans une vaste pièce rectangulaire


où une centaine de personnes pouvaient aisément tenir. Elle
était pourvue des tout derniers équipements optiques et
électroniques et aurait pu faire figure de salle de conférences
modèle si de nombreuses affiches, photos et tableaux
d’amateurs n’avaient révélé qu’elle abritait également le cercle
culturel de la base. Floyd fut particulièrement frappé par une
collection de panneaux visiblement rassemblés avec amour :

DÉFENSE DE MARCHER SUR LES PELOUSES Ŕ


STATIONNEMENT UNILATÉRAL Ŕ DÉFENSE DE FUMER Ŕ
ON EST PRIÉ DE NE PAS DONNER À MANGER AUX
ANIMAUX Ŕ LA PLAGE À CENT MÈTRES.

S’ils étaient authentiques Ŕ et ils semblaient l’être Ŕ leur


transport depuis la Terre avait dû coûter une fortune. Ils
révélaient une réaction émouvante : sur ce monde hostile, les
humains étaient encore capables de plaisanter à propos des
choses qu’ils avaient laissées loin derrière eux et que jamais
leurs enfants ne regretteraient.
Quarante à cinquante personnes attendaient Floyd et chacun
s’inclina avec cérémonie à son entrée. Tout en hochant la tête à
l’adresse de quelques visages familiers, il murmura à l’intention
de Halvorsen :
ŕ J’aimerais dire quelques mots avant la réunion.
Il s’assit dans la première rangée tandis que l’administrateur
gagnait l’estrade et contemplait un instant l’auditoire avant de
commencer :
ŕ Mesdames et messieurs, je pense qu’il est inutile de vous
dire que cette conférence représente un moment important.
Nous sommes tous heureux d’avoir parmi nous le Dr Heywood
Floyd. Nous le connaissons tous de réputation et certains
personnellement. Il vient juste d’arriver de la Terre par vol
spécial et, avant toute chose, il voudrait vous dire quelques
mots. Docteur…

56
Floyd se leva sous les applaudissements et succéda à
Halvorsen. Il sourit :
ŕ Merci. Je désirais vous dire ceci : le Président m’a
demandé de vous transmettre toutes ses félicitations pour votre
travail que nous espérons voir très bientôt reconnu par le
monde entier. Je suis parfaitement conscient du fait que
certains d’entre vous Ŕ sans doute la plupart Ŕ attendent
anxieusement que le voile du secret soit levé. Il ne serait pas
scientifique de réagir autrement.
Il surprit un regard du Dr Michaels dont le visage maigre
était légèrement froncé en une expression qui mettait en
évidence la longue cicatrice qui marquait sa joue droite, résultat
de quelque accident spatial. Il savait très bien que le géologue
s’était vigoureusement élevé contre « ces idioties de roman-
feuilleton ».
ŕ Je voudrais vous rappeler, reprit-il, à quel point cette
situation est extraordinaire. Nous devons être absolument
certains du moindre fait. La plus légère erreur nous ôterait
toutes nos chances. Il convient donc de se montrer patient
pendant quelque temps encore. Tel est le souhait du Président.
Voilà tout ce que j’avais à vous dire. À présent, je suis prêt à
entendre vos rapports.
Il regagna sa place.
ŕ Merci, docteur, dit Halvorsen.
Puis il fit un signe de tête, plutôt sec sembla-t-il, à l’adresse
du Dr Michaels qui gagna l’estrade tandis que s’estompaient les
lumières.
Une photographie de la Lune apparut sur l’écran. Un cratère
d’un blanc brillant occupait le centre. Des traces blanches s’en
irradiaient comme si quelqu’un avait lancé un sac de farine qui
se serait répandu sur toute la surface lunaire.
ŕ Tycho, annonça Michaels en désignant le cratère. Ce cliché
pris à la verticale le met particulièrement en évidence, bien
mieux que depuis la Terre puisqu’il apparaît proche du bord de
la face visible. À cette altitude Ŕ quelques milliers de milles Ŕ
vous pouvez constater à quel point il domine tout cet
hémisphère lunaire.

57
Il s’interrompit pour permettre à Floyd d’assimiler cette
vision inhabituelle d’un site familier, puis reprit :
ŕ L’année dernière, nous nous sommes livrés à une
exploration magnétique de cette région à partir d’un satellite
placé sur orbite basse. Nous l’avons achevée le mois dernier et
en voici le résultat : cette carte, par quoi tout a commencé.
Une seconde image apparut. Elle évoquait une carte de
niveaux bien qu’il s’agît uniquement d’une représentation de
divers champs magnétiques. Les lignes étaient en général
rigoureusement parallèles et bien délimitées mais, dans un
angle, elles se rapprochaient brusquement pour former des
cercles concentriques. Cela ressemblait à un nœud dans une
planche. Même pour un œil non exercé, il apparaissait évident
que le champ magnétique était, dans cette région, d’une nature
particulière. Au bas de la carte figurait une mention en gros
caractères :

ANOMALIE MAGNÉTIQUE DE TYCHO N°1.

Et dans le coin supérieur droit on pouvait lire :

CONFIDENTIEL

ŕ Tout d’abord, nous avons pensé qu’il pouvait s’agir d’un


affleurement de roche magnétique, mais l’évidence géologique
s’opposait nettement à cette hypothèse. Même une météorite
ferronickel de grande taille ne pourrait produire un champ aussi
intense. Nous avons donc décidé d’aller examiner les lieux.
« La première expédition n’a d’abord rien découvert. Le
terrain était tout à fait normal, avec la couche de poussière
habituelle. Une sonde a été placée au centre exact du champ
afin de prélever un échantillon de sol. À cinq mètres de
profondeur, elle s’est arrêtée. On a alors décidé de creuser, ce
qui n’est pas facile en scaphandre, je puis vous l’assurer.
« À la suite de sa découverte, l’expédition est revenue ici à
toute allure. Une équipe plus importante l’a remplacée, avec un
équipement mieux adapté. Ils ont creusé pendant deux
semaines et le résultat a été celui que vous connaissez.

58
La salle se fit totalement silencieuse comme apparaissait une
nouvelle image. Bien que chacun l’eût déjà vue plusieurs fois, il
ne se trouva personne pour ne pas se pencher en avant dans
l’espoir de découvrir des détails inconnus. Sur Terre comme sur
la Lune, moins d’une centaine d’hommes avaient eu jusqu’ici
l’occasion de voir ce document.
Il représentait un homme en scaphandre spatial rouge et
jaune, immobile au fond d’une excavation, tenant une toise
graduée en décimètres. Le paysage aurait pu se situer sur Mars
aussi bien que sur la Lune s’il n’y avait eu l’objet devant lequel
se tenait l’homme. C’était un bloc de matière noire, dressé
verticalement. Il mesurait à peu près trois mètres de hauteur et
devait avoir un mètre cinquante de largeur. Pour Floyd, il avait
l’apparence assez sinistre de quelque pierre tombale géante. Il
était parfaitement symétrique et ses arêtes étaient aiguës. Il
était si noir qu’il semblait absorber la lumière. Nul détail
n’apparaissait sur sa surface lisse. Il était impossible de dire s’il
était fait de pierre, de métal, de plastique ou de quelque autre
matériau.
ŕ AMT-1, annonça le Dr Michaels avec une nuance de
respect dans la voix. Cela paraît très récent, n’est-ce pas ? On ne
peut blâmer ceux qui estimaient qu’il n’avait pas plus de
quelques années et qui ont tenté de le relier à la troisième
expédition chinoise de 98. Pour ma part, je n’ai jamais été
d’accord et maintenant nous sommes en mesure de le dater avec
précision par rapport au site géologique.
« Docteur Floyd, mes collègues et moi-même sommes prêts à
engager notre réputation sur ce point : l’Anomalie Magnétique
de Tycho est sans le moindre rapport avec la race humaine car,
lorsque le monolithe fut enfoui, il n’existait encore aucun être
humain. Voyez-vous, il a environ trois millions d’années. Vous
contemplez en ce moment la première manifestation d’une
intelligence extraterrestre.

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12. Voyage au clair de terre

Province des grands cratères. Ŕ S’étend au sud du centre


approximatif de la face visible et à l’est de la Province des
cratères du centre. Compte de nombreux cratères dus à des
impacts météoritiques, pour la plupart importants, l’un d’eux
étant le plus vaste de la surface lunaire. Dans le nord, quelques
cratères proviennent de l’impact ayant engendré la Mare
Imbrium. Terrain difficile à l’exception de quelques fonds de
cratères. Pentes de l’ordre de 10 à 12˚ sauf fonds horizontaux.
Débarquement et progression. Ŕ Débarquement difficile en
principe par suite de la pente et de la nature du sol. Moins
difficile sans doute dans le fond des cratères. Progression
presque impossible dans toutes les directions. Un relevé de
parcours est nécessaire. Progression toutefois possible dans
quelques fonds.
Construction. Ŕ Généralement possible, la pente n’étant pas
trop accentuée. Présence de nombreux blocs isolés. Extraction
de lave sans doute difficile.
Tycho. Ŕ Diamètre : 54 milles. Hauteur de la paroi :
2 500 mètres. Profondeur au centre : 4 000 mètres. Est à
l’origine du plus important réseau de sillons visible sur la
surface lunaire, certains s’étendant jusqu’à plus de 500 milles
du cratère.
(Extrait du rapport technique sur la surface lunaire, bureau
des recherches de l’Armée Ŕ Service géologique, Washington,
1961.)

Le laboratoire mobile qui se déplaçait sur la plaine à


50 milles à l’heure évoquait une sorte de roulotte géante montée
sur huit flexi-roues. Il constituait une véritable base autonome
dans laquelle vingt hommes pouvaient vivre et travailler durant
plusieurs semaines. C’était en fait une sorte d’astronef qui se
déplaçait au sol et pouvait décoller en cas de besoin. Par
exemple, s’il venait à rencontrer une crevasse ou un canyon, il
franchissait l’obstacle à l’aide de ses quatre fusées plutôt que de
le contourner.

60
Floyd se pencha vers la baie de vision et découvrit la piste
nettement tracée par les multiples véhicules qui avaient déjà
sillonné le sol friable. À intervalles réguliers, de hauts poteaux
surmontés d’un phare clignotant apparaissaient en bordure.
Même lorsque régnait la nuit lunaire, il était impossible de
s’égarer au long des 200 milles qui séparaient la base de Clavius
de AMT-1.
Les étoiles étaient à peine plus nombreuses et plus brillantes
que par une nuit d’été au Nouveau-Mexique ou dans le
Colorado. Mais dans le ciel d’un noir de charbon deux
apparitions détruisaient l’illusion de nuit terrestre. La première
était la Terre, suspendue comme un gigantesque phare au-
dessus de l’horizon du nord. Elle était des dizaines de fois plus
brillante que la pleine lune et recouvrait le paysage d’une froide
clarté bleu-vert.
Et il y avait le pâle cône de lumière perlée qui se dessinait à
l’horizon d’est. Il devenait de plus en plus intense, comme si
quelque incendie prodigieux faisait rage au bord de la Lune.
C’était là une vision que nul homme n’avait jamais eue sur Terre
sauf lors de quelques rares éclipses totales. C’était la couronne
solaire, annonciatrice de l’aube lunaire. Avant peu, le soleil
envahirait à nouveau le paysage pétrifié.
Floyd était assis dans la cabine aux côtés de Halvorsen et de
Michaels. Sans cesse ses pensées revenaient au gouffre de trois
millions d’années qui s’était ouvert devant lui. À l’image de la
plupart des scientifiques, il avait l’habitude de concevoir des
périodes encore plus longues, mais elles concernaient les
mouvements des étoiles et les cycles infiniment lents des choses
inanimées. L’esprit, pas plus que l’intelligence, n’était touché et
ces éons ne pouvaient engendrer l’émotion.
Trois millions d’années ! La fresque houleuse de l’Histoire
écrite, avec ses rois, ses empires, ses tragédies et ses triomphes
couvrait à peine un millième de tout ce temps. Non seulement
l’homme mais aussi la plupart des animaux terrestres
n’existaient pas encore lorsque le monolithe noir avait été érigé
sur la Lune, dans le plus vaste des cratères. Qu’il eût été
délibérément placé là, le Dr Michaels en était certain.

61
ŕ Tout d’abord, avait-il dit, j’ai eu l’espoir qu’il pouvait
signaler l’emplacement de quelque construction souterraine,
mais nos dernières fouilles ont éliminé cette idée. Il repose sur
une vaste plate-forme qui est du même matériau noir, et le
rocher en dessous est intact. Les… créatures qui l’ont placé là
voulaient être certaines qu’il demeurerait stable en dépit des
séismes. Il a été construit pour l’éternité.
Il y avait tout à la fois de la joie et une certaine tristesse dans
le ton de Michaels, et Floyd partageait ces émotions. Ils avaient
trouvé là une réponse à l’une des plus anciennes questions que
se fût jamais posées l’homme. Ils possédaient la preuve
irréfutable que celui-ci n’était pas la seule espèce intelligente
que l’univers ait connue. Mais cette idée leur rendait encore
plus écrasante l’immensité du Temps. Ceux qui étaient venus
avaient manqué l’humanité de quelques centaines de milliers de
générations. Et peut-être était-ce aussi bien, songea Floyd.
Pourtant que n’auraient-ils pu apprendre d’êtres qui avaient
vaincu l’espace alors que les ancêtres de l’homme vivaient
encore dans les arbres !
À quelques centaines de mètres, un poteau se silhouettait sur
l’horizon étonnamment proche. Une construction dont la forme
évoquait une tente apparaissait à la base. Elle était recouverte
d’une feuille d’argent destinée à la protéger de la chaleur du jour
lunaire. Comme ils s’approchaient encore, Floyd put lire à la
clarté de la Terre :

DÉPÔT DE SECOURS N°3


20 kg de carburant
10 litres d’eau
20 unités alimentaires MK 4
1 trousse à outils B
1 nécessaire réparation
TÉLÉPHONE

Il tendit le doigt :
ŕ Vous est-il venu à l’idée que l’anomalie de Tycho pouvait
être une espèce de dépôt de secours comme celui-ci, laissé par
une expédition qui n’est jamais revenue ?

62
ŕ C’est une possibilité, admit Michaels. Le champ
magnétique serait alors destiné à signaler sa position. Mais le
monolithe est plutôt petit pour contenir des fournitures.
ŕ Pourquoi ? intervint Halvorsen. Nul ne connaît la taille de
ces êtres. Peut-être mesuraient-ils quelques centimètres et, pour
eux, le monolithe serait très haut.
Michaels hocha la tête :
ŕ C’est hors de question. D’aussi petites créatures ne
sauraient être intelligentes. Le cerveau doit avoir un certain
volume.
Floyd avait déjà remarqué que Halvorsen et Michaels
adoptaient souvent des points de vue opposés bien que les
frictions entre eux fussent assez rares. Simplement ils se
respectaient et acceptaient leurs désaccords.
De toute façon, il était difficile de tomber d’accord sur le
chapitre de AMT-1. Depuis six heures qu’il était sur la Lune,
Floyd avait entendu une bonne douzaine de théories sans en
risquer aucune lui-même. Monument, repère, tombeau,
appareil de calcul géophysique, telles étaient en général les
hypothèses les plus fréquentes et certains de leurs défenseurs se
montraient particulièrement fermes. Bon nombre de paris
avaient déjà été émis et lorsque la vérité serait connue, à
supposer qu’elle le fût jamais, une importante somme d’argent
changerait de mains.
Jusqu’à présent, le bloc noir avait résisté à toutes les
tentatives de Michaels et de ses collègues pour prélever des
échantillons. Ils ne doutaient pas qu’un rayon laser pût en venir
à bout Ŕ rien ne résistait à une telle concentration d’énergie Ŕ
mais la décision d’employer un moyen aussi radical revenait à
Floyd. D’ores et déjà, il était déterminé à essayer les rayons X,
les ultra-sons, les faisceaux de neutrons et autres moyens avant
d’en venir au laser. C’était le propre du barbare de détruire ce
qu’il ne pouvait comprendre, mais peut-être les hommes
n’étaient-ils que des barbares comparés aux êtres qui avaient
érigé les monolithes.
Et d’où avaient-ils pu venir ? De la Lune même ? C’était tout
à fait impossible. S’il y avait jamais eu la moindre trace de vie
sur ce monde désolé, elle avait été détruite durant la période de

63
formation des cratères, quand la surface avait été chauffée à
blanc.
De la Terre ? Hautement improbable mais pas impossible.
Mais une civilisation terrestre avancée Ŕ peut-être non
humaine Ŕ au Pléistocène aurait laissé d’autres traces de son
existence. Nous les aurions découvertes bien avant de
débarquer sur la Lune, se dit Floyd.
Cela laissait deux possibilités : les autres planètes et les
étoiles. Pourtant, l’évidence était contre la présence de la vie, de
toute forme de vie, dans le système solaire, en dehors de la
Terre et de Mars. Les mondes intérieurs étaient trop chauds,
ceux de l’extérieur trop froids, à moins de descendre à des
profondeurs où la pression atteignait des centaines de tonnes au
centimètre carré.
Alors les visiteurs étaient peut-être venus des étoiles, ce qui
paraissait encore plus incroyable.
En levant les yeux vers les constellations, Floyd se rappela
combien de fois ses collègues avaient prouvé l’impossibilité des
voyages interstellaires. Le bond de la Terre à la Lune était déjà
considérable, mais l’étoile la plus proche était encore des
millions de fois trop lointaine…
Il se dit qu’il perdait son temps en échafaudant des
hypothèses : il fallait attendre de nouvelles preuves.
ŕ Veuillez attacher vos ceintures et arrimer les objets, lança
soudain le haut-parleur. Nous approchons d’une pente de
quarante degrés.
Deux poteaux-balises venaient d’apparaître à l’horizon et le
véhicule allait passer devant eux. Floyd avait à peine bouclé sa
ceinture qu’ils se trouvaient déjà au bord d’une pente affolante.
C’était comme un toit aigu sur lequel ils s’élancèrent. La Terre
disparut derrière eux mais le véhicule avait ses projecteurs
allumés. Des années auparavant, Floyd avait contemplé
l’intérieur du Vésuve depuis le bord du cratère et il avait tout à
coup l’impression très nette d’y tomber. Ce n’était pas
particulièrement agréable.
Ils franchissaient en fait les terrasses supérieures des parois
de Tycho et ils se trouvaient encore à des centaines de mètres

64
du fond. Michaels tendit le doigt vers la vaste plaine qui se
déployait devant eux.
ŕ Là-bas ! lança-t-il.
Floyd hocha la tête : il avait déjà repéré les petites lueurs
rouges et vertes à quelques milles de distance. Tandis qu’ils
progressaient lentement sur la pente, il ne les quitta plus des
yeux. Bien sûr, le véhicule était parfaitement contrôlé, mais il ne
respira pas vraiment avant qu’ils aient retrouvé l’horizontale.
À présent, il apercevait le groupe des dômes pressurisés où
vivaient les hommes qui participaient aux fouilles. On aurait dit
autant de bulles argentées sous la clarté de la Terre. Floyd
remarqua la tour de radio, le parc des véhicules, la foreuse et
l’énorme entassement de rochers qui avaient été arrachés au sol
lunaire jusqu’à révéler le monolithe. Le camp, minuscule et
dérisoire dans la solitude lunaire, semblait terriblement
vulnérable au centre des forces silencieuses de la nature. Nul
signe de vie n’était visible et l’on ne pouvait deviner pour quelle
raison les hommes se trouvaient en un tel endroit, si loin de
chez eux.
ŕ Vous pouvez l’apercevoir, maintenant, annonça Michaels.
Là, sur la droite, à deux cents mètres de l’antenne, à peu près.
Ainsi, c’est donc ça, songea Floyd, tandis que le véhicule
atteignait le fond du cratère. Son pouls s’accéléra et il se pencha
pour mieux voir. Ils franchirent un éboulis de rocs et AMT-1
apparut comme sur la photo.
Floyd cilla, secoua la tête, et regarda, encore et encore. Même
dans la clarté de la Terre, il était difficile de distinguer
nettement le monolithe.
Tout d’abord, il eut l’impression d’un rectangle de papier
carbone, sans la moindre épaisseur. Bien sûr, c’était là une
simple illusion d’optique. L’objet qu’il apercevait, bien que
solide, reflétait si peu de lumière qu’il apparaissait comme une
simple silhouette.
Tandis que le véhicule s’approchait encore, les trois hommes
demeuraient silencieux. Ils étaient à la fois émus et incrédules,
comme s’ils ne parvenaient pas à croire que la Lune, ce monde
mort, ait pu réserver aux hommes une aussi fantastique
surprise.

65
Ils stoppèrent à une dizaine de mètres de l’excavation et
regardèrent par une baie latérale. Mais il n’y avait pas grand-
chose à voir en dehors de cette forme parfaitement
géométrique. Aucune marque, aucun défaut n’était visible dans
cette masse d’ébène. C’était comme un cristal de nuit et, durant
un instant, Floyd se demanda s’il ne pouvait s’agir là de quelque
phénomène naturel issu des pressions et des chaleurs qui
avaient donné naissance à la Lune. Mais cette improbable
hypothèse avait été depuis longtemps examinée et repoussée.
Obéissant à quelque signal, les feux placés au bord de
l’excavation s’allumèrent et la clarté de la Terre fut repoussée
par une lumière bien plus intense. Dans le vide lunaire, les
faisceaux des projecteurs étaient invisibles, bien sûr. Seules
apparaissaient les ellipses d’un blanc aveuglant centrées sur le
monolithe. Et, lorsqu’elles le touchaient, sa surface noire
semblait les absorber.
La Boîte de Pandore, songea Floyd, soudain saisi d’un
pressentiment. Elle attend d’être ouverte par l’homme, cet
insatiable curieux. Que va-t-il trouver à l’intérieur ?

13. L’aube lente

Le dôme principal n’avait pas plus de cinq mètres de


diamètre et l’intérieur n’était guère confortable. Le véhicule,
maintenant relié à l’un des deux sas, apportait un volume
supplémentaire appréciable.
Dans cet hémisphère travaillaient et vivaient six savants et
techniciens attachés en permanence aux recherches sur AMT-1.
Le dôme renfermait également la plus grande partie du matériel
et des instruments ainsi que tout ce qui ne pouvait supporter le
vide extérieur. On y trouvait cuisine, salle d’eau et toilettes. Un
circuit de TV surveillait en permanence le site.

66
Floyd ne fut pas surpris lorsque Halvorsen choisit de rester à
l’intérieur du dôme. Il exposa son point de vue avec une
franchise admirable.
ŕ Les scaphandres sont un mal nécessaire. J’en endosse un
quatre fois par an pour mes tournées d’inspection. Si vous n’y
voyez pas d’inconvénient, je vais m’asseoir ici et vous regarder
par TV.
Il était assez injuste à l’égard des scaphandres car les tout
derniers modèles étaient maintenant plus confortables que les
armures portées par les premiers explorateurs lunaires. On
pouvait les endosser en moins d’une minute, sans aide, et ils
étaient pratiquement automatiques. Le modèle 5 que Floyd
portait maintenant le protégerait de toutes les rigueurs de la
Lune, de nuit comme de jour. Accompagné du Dr Michaels, il se
dirigea vers le petit sas. Comme cessait la pulsation des pompes,
il sentit son scaphandre se raidir sur lui et le silence du vide les
enveloppa soudain.
Il fut brisé par le son rassurant de la radio :
ŕ O.K. pour la pression, docteur Floyd ? Vous respirez
normalement ?
ŕ Ça va.
Son compagnon vérifia les écrans et les jauges placés à
l’extérieur de son scaphandre, puis déclara :
ŕ Bon. Allons-y.
La porte extérieure s’ouvrit et le paysage de poussière
apparut, illuminé par la Terre.
Avec des mouvements lents de nageur, Floyd suivit Michaels.
La progression n’était pas difficile. En vérité, il se sentait
beaucoup plus à l’aise dans le scaphandre que nulle part
ailleurs. Le poids supplémentaire qu’il apportait imposait une
faible résistance aux mouvements et donnait l’illusion d’avoir
presque retrouvé la pesanteur terrestre.
L’aspect du paysage avait quelque peu changé depuis leur
arrivée, moins d’une heure auparavant. Les étoiles et la demi-
Terre étaient toujours aussi brillantes, mais la nuit lunaire,
longue de quatorze jours, approchait de son terme. La couronne
solaire était comme une aube étrange à l’horizon de l’est, et
soudain le mât qui supportait l’antenne de radio, à une

67
quarantaine de mètres au-dessus de Tycho, parut s’embraser
dans les tout premiers rayons du soleil.
Floyd et Michaels attendirent jusqu’à ce que le directeur des
recherches et ses deux assistants émergent à leur tour du sas,
puis ils marchèrent ensemble vers l’excavation. Lorsqu’ils
parvinrent au bord, un arc incandescent se dessinait à l’horizon.
Il faudrait encore plus d’une heure au soleil pour faire son
apparition, mais, déjà, les étoiles commençaient à s’effacer.
L’excavation était encore plongée dans l’ombre, mais les
projecteurs en illuminaient violemment le centre. Floyd
s’engagea avec précaution sur la rampe qui conduisait au
rectangle de nuit. Il éprouvait une sensation de dépaysement et
de vulnérabilité. Ici, presque au seuil de la Terre, l’homme
affrontait un mystère qu’il ne résoudrait peut-être jamais. Trois
millions d’années auparavant, quelque chose était venu là,
quelque chose avait laissé cet incompréhensible symbole avant
de regagner l’une des planètes, ou les étoiles.
Floyd fut interrompu dans sa rêverie :
ŕ Ici, le directeur des recherches. Mettez-vous sur un rang,
je vous prie, afin que nous puissions prendre quelques photos.
Docteur Floyd, voulez-vous vous placer au centre ? Docteur
Michaels… Merci…
À l’exception de Floyd, nul ne semblait trouver qu’il y avait là
quelque chose de drôle. En toute honnêteté, il dut s’avouer
d’ailleurs qu’il était heureux que quelqu’un eût amené un
appareil photo. Le cliché serait incontestablement historique et
il en garderait quelques exemplaires pour lui. Il se demanda si
son visage serait visible sous le casque.
ŕ Merci, messieurs, dit le photographe après qu’ils eurent
pris une bonne dizaine de clichés. La base vous adressera les
tirages que vous pourriez désirer.
Floyd reporta alors toute son attention sur le monolithe noir.
Il en fit lentement le tour, s’arrêtant pour l’examiner sous tous
les angles, essayant de fixer dans son esprit toute l’étrangeté de
cette vision. Il n’espérait pas découvrir quoi que ce fût, car il
savait très bien qu’il ne restait pas un centimètre carré qui n’eût
été examiné au microscope.

68
Lentement, le soleil montait au-dessus du cratère et ses
rayons se déversaient presque librement sur la face est du
monolithe. Celui-ci, pourtant, continuait d’absorber chaque
particule de lumière.
Floyd décida de se livrer à une expérience très simple : il se
plaça entre le bloc et le soleil et chercha son ombre sur la
surface noire et lisse. Il n’y en avait aucune. Dix kilowatts de
chaleur brute pour le moins devaient actuellement toucher le
monolithe. Si quelque chose se trouvait à l’intérieur, très bientôt
cela entrerait en ébullition.
Comme c’est étrange, se dit Floyd, de se trouver ici alors que
le soleil, pour la première fois depuis que la Terre a connu les
glaciers, va toucher cette… cette chose. Le noir… L’idéal pour
absorber l’énergie solaire. Mais il rejeta cette pensée à peine lui
fut-elle venue : qui eût été assez stupide pour enterrer un
appareil fonctionnant à l’énergie solaire à plus de cinq mètres
sous le sol ? Il regarda la Terre qui commençait déjà à pâlir dans
le ciel du matin lunaire. Seule une poignée d’hommes entre les
six milliards qui y vivaient étaient au courant de la découverte.
Comment l’humanité réagirait-elle lorsque le black-out serait
levé ?
Les conséquences politiques et sociales seraient immenses.
Chaque être, quelle que fût son intelligence, verrait sa vie, sa
philosophie, son sens des valeurs subtilement transformés.
Même si l’on ne découvrait rien de plus sur AMT-1, même s’il
demeurait pour toujours un mystère, l’homme saurait
désormais qu’il n’était pas seul sur l’univers. Ceux qu’il avait
manqués à quelques millions d’années près pouvaient fort bien
revenir un jour. Et si ce n’étaient pas eux, il en viendrait
d’autres. Tous les avenirs possibles recelaient désormais cette
éventualité.
Il était encore perdu dans ses pensées quand le haut-parleur,
à l’intérieur de son casque, émit soudain un sifflement
électronique suraigu, une sorte de signal distordu, saturé.
Instinctivement, il leva ses mains gantées jusqu’à son casque.
Puis il se reprit et agrippa le contrôle de volume d’un geste
frénétique. Quatre signaux déchirèrent encore l’éther, puis ce
fut le silence miséricordieux.

69
Tout autour de l’excavation, les silhouettes des hommes
s’étaient figées. Ainsi, se dit Floyd, cela ne venait pas de mon
récepteur. Ils ont tous entendu.
Après trois millions d’années d’obscurité, AMT-1 venait de
saluer l’aube lunaire.

14. À l’écoute

À cent millions de milles au-delà de Mars, dans les solitudes


glacées où l’homme ne s’était pas encore aventuré, Monitor 79
dérivait lentement entre les orbites mêlées des astéroïdes.
Durant trois ans, il avait accompli sans faille sa mission, ce qui
était tout à fait à l’honneur des savants américains qui l’avaient
mis au point, des ingénieurs anglais qui l’avaient construit et
des techniciens russes qui l’avaient lancé.
Un fin réseau d’antennes filtrait le flot des émissions radio,
les craquements et les sifflements de ce que Pascal, en des
temps plus simples, avait naïvement appelé « le silence des
espaces infinis ». Les détecteurs de radiations décelaient et
analysaient en permanence le flux cosmique venu du centre de
la Galaxie et d’au-delà. Des télescopes électroniques et à
rayons X observaient des étoiles que jamais l’œil humain ne
pourrait contempler. Des magnétomètres mesuraient les
tempêtes et les ouragans venus du soleil, les tourbillons de
plasma qui soufflaient sur les planètes à des milliers de milles à
l’heure. Tout cela, et bien d’autres choses encore, était capté,
enregistré par Monitor 79 dans les cristaux de sa mémoire.
L’une de ses antennes, par un prodige de l’électronique,
demeurait constamment orientée en direction d’un point proche
du soleil. Parfois, à des mois d’intervalle, cette cible lointaine
serait apparue à un œil humain comme une brillante étoile
doublée d’une compagne plus pâle. La plupart du temps,
cependant, elle était noyée dans le rayonnement solaire.
Toutes les vingt-quatre heures, Monitor 79 envoyait à la
Terre les informations qu’il avait emmagasinées, condensées en

70
une impulsion radio de cinq minutes. À la vitesse de la lumière,
celle-ci atteignait son but un quart d’heure après. Elle était alors
amplifiée et enregistrée par des appareils qui l’ajoutaient aux
milliers de milles de bandes magnétiques stockées dans le sous-
sol du centre spatial mondial à Washington, Moscou et
Canberra.
Depuis le lancement des premiers satellites, cinquante ans
auparavant, des trillions, des quadrillions d’informations
étaient venues de l’espace. Elles avaient été enregistrées en
attendant le jour où elles pourraient contribuer au
développement de la connaissance. Une fraction seulement de
toutes ces informations serait jamais traitée, mais on ne pouvait
savoir quels renseignements seraient utiles dans dix, cinquante
ou cent ans. Ainsi l’on gardait tout. Les bandes, conservées dans
des galeries climatisées, étaient reproduites en trois
exemplaires. Elles faisaient partie du trésor de l’humanité et
elles étaient plus utiles que tout l’or qui dormait dans les caves
des banques.
Monitor 79 avait décelé quelque chose d’étrange, une
émission faible mais parfaitement nette qui traversait le
système solaire. Elle était tout à fait différente de ce qu’il avait
déjà observé dans le champ des phénomènes naturels.
Automatiquement, il en releva la direction, la durée et
l’intensité. D’ici quelques heures, il transmettrait cette
information à la Terre. Tout comme Orbiter M 15, qui tournait
en deux jours autour de Mars, Sonde 21 qui passait au-dessus de
l’écliptique et même Comète Artificielle N°5 qui se dirigeait vers
les espaces déserts situés au-delà de l’orbite de Pluton et qui
n’atteindrait pas le point extrême de sa course avant un millier
d’années. Tous détectèrent le flux d’énergie qui affola les
instruments, tous firent automatiquement leur rapport aux
lointaines banques-mémoires de la Terre.
Les ordinateurs auraient pu ne pas établir de relation entre
ces quatre émissions perçues par des sondes spatiales dont les
orbites étaient séparées par des millions de milles, mais dès
qu’il reçut le rapport du matin, le Central Prévisionniste de
Goddard sut que quelque chose d’inhabituel avait traversé le
système solaire durant les dernières vingt-quatre heures.

71
Il ne possédait qu’une partie du trajet suivi par l’émission.
Pourtant, lorsque l’ordinateur eut projeté le tableau de
disposition des planètes, le trajet total apparut aussi nettement
qu’une traînée de condensation dans un ciel sans nuages ou
qu’une trace de pas dans un champ de neige vierge. Un flux
d’énergie laissant derrière lui un sillage de radiations avait
quitté la Lune en direction des étoiles.

72
TROISIÈME PARTIE

ENTRE LES PLANÈTES

73
15. Explorateur 1

L’astronef n’avait quitté la Terre que depuis trente jours,


pourtant David Bowman avait souvent du mal à croire qu’il ait
jamais pu connaître autre chose que l’existence du petit monde
qu’était Explorateur 1. Toutes ses années de formation et ses
premières missions sur la Lune et sur Mars lui semblaient
appartenir à la vie d’un autre homme.
Frank Poole éprouvait les mêmes sentiments et parfois, en
plaisantant, il déplorait que le plus proche psychiatre fût à cent
millions de milles de là. Mais il était relativement facile
d’accepter cette impression d’isolement et d’étrangeté qui ne
révélait absolument rien d’anormal. Jamais, depuis que les
hommes s’étaient aventurés dans l’espace, un demi-siècle
auparavant, une telle mission n’avait été mise sur pied.
Elle était née cinq ans plus tôt sous le nom de Projet Jupiter.
Elle devait constituer la première exploration humaine vers la
plus grosse planète du système solaire. L’astronef était
pratiquement prêt pour ce voyage de deux années lorsque,
brusquement, le but de la mission avait été changé.
Explorateur 1 irait bien jusqu’à Jupiter, mais il ne s’y arrêterait
pas. Il ne réduirait même pas sa vitesse en croisant les satellites
du système jovien. Bien au contraire, il utiliserait le champ
gravifique de la planète géante comme une sorte de tremplin
afin de s’éloigner encore du soleil. Telle une comète,
Explorateur 1 filerait vers les confins du système solaire, en
direction de son but final : Saturne et ses anneaux prodigieux.
Sans espoir de retour.
Pour Explorateur 1, en effet, il ne s’agirait que d’un voyage
aller, mais son équipage n’avait nullement l’intention de se
sacrifier. Si tout se passait bien, d’ici sept ans il devrait être de
retour sur Terre. Sur ces sept années, cinq passeraient en un
éclair dans le sommeil sans rêve de l’hibernation, en attendant
les secours du second Explorateur qui, à l’heure actuelle, n’était
pas encore construit.

74
Le mot « secours » était soigneusement évité dans les
rapports des documents administratifs car il impliquait quelque
faille dans le plan prévu. Le terme accrédité était
« récupération ». Si le moindre incident survenait, il n’y aurait
certainement aucun espoir de secours à un milliard de milles de
la Terre.
C’était là un risque calculé, comme pour tous les voyages
dans l’inconnu. Mais un demi-siècle de recherches avait prouvé
que l’hibernation artificielle était un moyen sûr qui ouvrait aux
voyages spatiaux des possibilités nouvelles. C’était pourtant la
première mission où elle serait pleinement exploitée.
Les trois membres de l’équipe d’observation qui n’auraient
aucun rôle à tenir jusqu’à ce que le vaisseau soit placé en orbite
autour de Saturne dormiraient durant tout le voyage. Des
tonnes de vivres seraient ainsi économisées et, ce qui était
presque aussi important, les hommes seraient frais et dispos à
leur réveil.
Au terme du voyage, Explorateur 1 deviendrait une nouvelle
lune de Saturne. Il suivrait une ellipse de deux millions de
milles qui lui ferait frôler la planète géante et couper les orbites
de ses principaux satellites. Les hommes disposeraient de cent
jours pour étudier un monde qui avait quatre-vingts fois la
surface de la Terre et autour duquel gravitaient quinze lunes
dont la plus vaste était aussi grosse que la planète Mercure.
Saturne devait receler assez de prodiges pour occuper une
expédition durant des siècles, mais cette première mission se
bornerait à un simple travail de reconnaissance. Tous les relevés
seraient transmis à la Terre et ainsi, même au cas où les
explorateurs ne reviendraient jamais, leurs travaux ne seraient
pas perdus.
Au bout de cent jours, Explorateur 1 se rapprocherait de la
planète. Tout l’équipage se remettrait en hibernation et seuls les
systèmes essentiels du vaisseau continueraient de fonctionner
sous la direction de l’infatigable cerveau électronique.
Explorateur 1 continuerait de tourner autour de Saturne selon
une orbite si précise que les hommes pourraient le retrouver
après mille années. Mais c’était au bout de cinq ans seulement,
selon les plans prévus, qu’Explorateur 2 devrait arriver. Six,

75
sept ou huit années de sommeil ; les passagers ne verraient pas
la différence. Pour eux, le temps serait arrêté, ainsi qu’il s’était
déjà arrêté pour Whitehead, Kaminski et Hunter.
Parfois, Bowman, en tant que commandant de bord, enviait
ses trois collègues plongés dans l’inconscience glacée de
l’hibernacle. Ils étaient libres de tous soucis, de toutes
responsabilités. Jusqu’à ce qu’ils aient atteint Saturne, le monde
extérieur, pour eux, n’existerait plus.
Mais ce monde veillait sur eux par l’intermédiaire de
l’appareil bio-sensoriel. Au milieu des multiples instruments du
tableau de contrôle central, cinq panneaux étaient marqués
Hunter, Whitehead, Kaminski, Poole et Bowman. Ces deux
derniers étaient obscurs ; ils n’entreraient pas en fonction avant
un an. Mais des constellations de lueurs vertes apparaissaient
sur les trois autres, annonçant que tout allait bien, et sur chaque
panneau se trouvait un petit écran sur lequel des lignes
sinuaient au rythme du pouls, de la respiration et de l’activité
cérébrale.
À certains moments, bien qu’il sût que cela était inutile
puisque l’alerte était automatiquement déclenchée en cas de
défaillance, Bowman passait en observation audio et écoutait, à
demi hypnotisé, les battements de cœur infiniment lents de ses
collègues endormis, les yeux fixés sur les courbes des écrans.
L’activité EEG était encore plus fascinante. Elle représentait en
quelque sorte la signature électronique de trois personnalités
qui avaient vécu et revivraient un jour prochain. Les pics et les
vallées qui marquaient la carte du cerveau en état d’activité
étaient ici presque absents. Si quelque trace de conscience
subsistait au sein des cerveaux endormis, elle se trouvait au-
delà de la portée des appareils, au-delà de la mémoire.
Bowman avait conscience de ce dernier fait de par son
expérience personnelle. Avant qu’il eût été choisi pour cette
mission, on avait enregistré ses réactions à l’hibernation.
Depuis, il n’avait jamais su vraiment s’il avait perdu une
semaine de son existence ou s’il avait retardé sa mort d’autant.
Lorsque l’on avait fixé les électrodes sur son front, lorsque le
générateur de sommeil était entré en action, il avait entrevu des
formes kaléidoscopiques et des étoiles errantes. Puis tout avait

76
disparu et les ténèbres l’avaient englouti. Il n’avait pas senti les
piqûres, encore moins la première morsure du froid lorsque la
température de son corps s’était abaissée jusqu’à un degré
proche de la glaciation.

Il s’éveilla et eut l’impression d’avoir à peine fermé les yeux.


Mais il savait que ce n’était qu’une impression. Pourtant, malgré
lui, il ne pouvait s’empêcher de songer que des années s’étaient
écoulées.
La mission avait-elle réussi ? Avaient-ils atteint Saturne,
effectué leurs observations et plongé dans l’hibernation ?
Explorateur 2 était-il prêt à les ramener vers la Terre ?
Il dérivait dans une brume de rêve, incapable de distinguer la
réalité de ses faux souvenirs. Il ouvrit les yeux mais il y avait
bien peu de chose à voir en dehors d’un amalgame de lueurs
floues qui l’éblouirent durant quelques minutes. Puis il prit
conscience qu’il fixait les lampes indicatrices du tableau de
contrôle général de l’astronef. Mais il ne parvenait pas à les voir
nettement et il abandonna très vite.
Un air tiède soufflait sur lui, revigorant ses membres
paralysés par le froid. Il entendait une musique à la fois douce
et stimulante qui devenait de plus en plus forte.
Puis une voix calme et amicale lui parla. Et il sut qu’elle
provenait de l’ordinateur.
ŕ Tu es en état d’activité, Dave. Ne te lève pas et ne fais
aucun mouvement violent. N’essaie pas de parler.
Ne pas se lever, se dit Bowman. Très drôle. Il ne pensait pas
qu’il fût capable d’agiter un doigt. Pourtant, à sa grande
surprise, il découvrit qu’il le pouvait. Et il en fut très satisfait
tout en continuant de se sentir détaché, abasourdi. Il avait
vaguement conscience que le vaisseau de récupération avait dû
arriver, ce qui expliquait que le processus de résurrection fût
entré en action. Très bientôt, il verrait à nouveau d’autres êtres
humains. Tout cela était très bien mais ne l’excitait guère. Il
avait faim. L’ordinateur, évidemment, avait prévu cela.
ŕ Il y a un bouton à ta droite, Dave. Si tu as faim, appuie
dessus.

77
Il obligea ses doigts à se tendre et découvrit bientôt le
bouton. Il avait tout oublié. Pourtant, il aurait dû savoir que le
bouton se trouvait là. Combien d’autres choses avait-il
oubliées ? L’hibernation effaçait-elle les souvenirs ?
Il appuya. Il attendit. Après plusieurs minutes, un bras de
métal se déploya et un biberon de plastique descendit jusqu’à
ses lèvres. Il téta avec avidité et un liquide tiède et sucré coula
dans sa gorge, lui apportant à chaque goulée une énergie
nouvelle. Puis il disparut. Bowman demeura immobile. Mais il
pouvait bouger bras et jambes, à présent. L’idée de déplacement
n’était plus un rêve impossible.
Bien qu’il sentît affluer rapidement ses forces, il eût été
heureux de rester ainsi pour l’éternité s’il n’avait perçu aucun
stimulus de l’extérieur. Mais une voix nouvelle lui parlait, une
voix totalement humaine, à présent, une voix qui n’était pas
faite d’impulsions électriques assemblées par une mémoire
supérieure. Elle était presque familière bien qu’il lui fût
impossible de la reconnaître.
ŕ Hello, Dave ! Tout va bien. Tu peux parler, maintenant.
Sais-tu où nous sommes ?
Pour la première fois, il se mit à réfléchir à cela. Si vraiment
ils tournaient autour de Saturne, que s’était-il passé sur Terre
durant ces mois ? Il se demanda à nouveau s’il n’avait pas été
frappé d’amnésie. Paradoxalement, cette pensée le rassurait :
s’il parvenait à se souvenir du mot « amnésie », son cerveau
devait être encore à peu près intact…
Mais il ignorait toujours où il se trouvait. Celui qui était à
l’autre extrémité du circuit devait pourtant comprendre sa
situation.
ŕ Ne t’inquiète pas, Dave. C’est Frank Poole, ici. Je surveille
ton cœur et ta respiration. Tout est parfaitement normal.
Relaxe-toi, c’est tout. Maintenant, nous allons ouvrir la porte et
t’éjecter.
Une douce clarté illumina la chambre. Il entrevit des
silhouettes mouvantes et, en un instant, ses souvenirs revinrent.
Et il sut exactement où il se trouvait. Bien qu’il eût franchi les
plus lointaines limites du sommeil, les approches de la mort, il
n’avait été absent qu’une semaine. En quittant l’hibernation, il

78
ne pouvait voir l’espace saturnien qui était encore à plus d’un an
dans l’avenir et à un milliard de milles dans l’espace. Il était
toujours dans le complexe d’entraînement au centre spatial de
Houston, sous le chaud soleil du Texas.

16. Carl

Mais à présent, le Texas était invisible, de même que les


États-Unis. Bien que le flux de plasma des moteurs eût été
depuis longtemps coupé, Explorateur 1 continuait de s’éloigner
de la Terre comme une flèche de métal lancée vers les planètes
extérieures, son destin fixé par le dispositif optique automatique
qui le guidait.
Un unique télescope, cependant, demeurait en permanence
orienté vers la Terre. Il était monté à la façon d’une lunette sur
l’antenne principale et veillait à ce que le grand réflecteur
parabolique fût constamment pointé sur sa cible. Aussi
longtemps que la Terre demeurait au centre du viseur, le lien
était maintenu et les messages circulaient au long du faisceau
invisible qui, chaque jour, s’allongeait de plus de deux millions
de milles. Une fois au moins à chacun de ses quarts, Bowman
vérifiait l’alignement du télescope-antenne. La Terre, à présent,
était dans le soleil et présentait son hémisphère obscur au
vaisseau. Sur l’écran, elle n’était plus visible que comme un fin
croissant argenté que rien ne distinguait de Vénus. Il était
impossible de déceler le plus infime détail géographique dans
cet arc de lumière voilé de brume et de nuages, mais la zone
obscure était fascinante avec les multiples points de lumière des
villes dans la nuit qui brillaient parfois d’un éclat fixe ou
clignotaient sous les turbulences de l’atmosphère.
Il y avait aussi des périodes où la Lune, passant et repassant
sur les continents et les océans sombres, était comme un
lampion géant. Bowman, alors, parvenait à déceler le tracé de
quelque côte familière à la clarté spectrale d’un satellite. À
d’autres moments, quand le Pacifique était calme, il pouvait

79
même distinguer le reflet du clair de lune à sa surface et il se
souvenait alors des nuits passées sous les palmiers au bord des
lagons.
Pourtant, il ne regrettait en rien toutes ces merveilles
perdues. Il avait profité de ses trente-cinq années de vie et il
était bien décidé à en profiter à nouveau, lorsqu’il reviendrait,
riche et célèbre. La distance rendait toute chose infiniment plus
précieuse.
Le sixième membre de l’équipage se souciait bien peu de tout
cela, car il n’était pas humain. Il s’agissait de CARL 9 000,
l’ordinateur le plus perfectionné qui fût, cerveau et système
nerveux de l’astronef.
Carl (sigle de son appellation officielle : Cerveau Analytique
de Recherche et de Liaison) était le chef-d’œuvre de la troisième
génération des ordinateurs. Ces générations semblaient se
renouveler tous les vingt ans et la simple pensée que la
quatrième était imminente semblait contrarier beaucoup de
gens.
La première génération remontait à 1940. À cette époque, le
tube sous vide avait rendu possible la création d’idiots
électroniques tels que ENIAC et ses descendants. Et puis, en
1960, la micro-électronique avait connu sa grande période de
développement. Avec elle, il apparaissait clairement que des
cerveaux artificiels aussi puissants que celui de l’homme et de
format réduit pouvaient être créés si l’on savait comment s’y
prendre.
Nul ne devait probablement jamais le savoir et ce fut sans
grande importance car, en 1980, Minsky et Good démontrèrent
que les réseaux nerveux pouvaient être créés
automatiquement Ŕ auto-engendrés Ŕ selon n’importe quel
programme d’instruction arbitraire. Ainsi, on pouvait obtenir
des cerveaux artificiels selon un procédé analogue à celui qui
aboutissait au cerveau humain. Les détails de cette conception
resteraient toutefois à jamais inconnus. Ils étaient de toute
façon des millions de fois trop complexes pour être accessibles à
la compréhension humaine. Mais quel que fût le principe de
base, le résultat était une machine capable de reproduire Ŕ
certains philosophes préféraient dire : « imiter » Ŕ la plupart

80
des activités du cerveau humain, plus rapidement et plus
sûrement. Cela revenait très cher et, jusqu’à présent, quelques
modèles seulement de CARL 9 000 avaient été construits.
Carl avait été entraîné aussi sévèrement que ses compagnons
humains en vue de cette mission. Il avait un avantage sur eux,
en plus de sa vitesse d’assimilation : il ne dormait jamais. Sa
tâche principale était de contrôler les systèmes vitaux, de
vérifier en permanence la pression d’oxygène, la température,
l’étanchéité, le taux de radiation et les multiples facteurs dont
dépendaient les fragiles existences humaines. Il lui fallait
également opérer les complexes corrections de navigation et les
manœuvres qui seraient nécessaires lorsqu’il faudrait modifier
le cap. Il était également capable de surveiller les hibernateurs,
d’opérer toute modification dans leur milieu et de régler les
dosages précis des liquides injectés aux dormeurs par voie
intraveineuse.
Les premières générations d’ordinateurs avaient été
éduquées à partir de claviers semblables à ceux de machines à
écrire et avaient répondu par l’entremise d’écrans et de
téléscripteurs ultra-rapides. Carl pouvait opérer ainsi lorsque
cela était nécessaire mais, en général, il communiquait avec ses
compagnons par la parole. Poole et Bowman s’adressaient à lui
comme à un être humain et il leur répondait dans l’anglais
idiomatique qui lui avait été enseigné durant son enfance
électronique. Quant à savoir s’il était réellement doué de
pensée, la question avait été résolue dans les années 40 par le
mathématicien britannique Alan Turing. Turing avait déclaré
que si un homme était capable de converser longuement avec
un ordinateur Ŕ peu importait que ce fût par l’intermédiaire
d’un clavier ou d’un micro Ŕ sans distinguer de réelle différence
entre ses réponses et celles que tout homme aurait pu donner,
alors cet ordinateur pensait vraiment, selon l’exacte définition
du terme. Carl eût passé facilement le test de Turing. Il pouvait
même, s’il en était besoin, assurer le commandement du
vaisseau. En cas d’urgence, si nul ne répondait à ses signaux, il
pouvait réanimer les hommes endormis par stimulation
chimique ou électrique. S’ils ne réagissaient pas, il devait
demander de nouvelles instructions par radio à la Terre. Et s’il

81
n’obtenait aucune réponse, il était alors libre de prendre toute
mesure qu’il pouvait juger nécessaire pour assurer la
sauvegarde du vaisseau et la réussite d’une mission dont lui seul
connaissait le but véritable que ses compagnons humains
étaient bien loin de soupçonner.
En plaisantant, Poole et Bowman se considéraient souvent
comme des concierges ou des intendants à bord de ce vaisseau
capable de se diriger par lui-même. Ils auraient été bien étonnés
et sans doute indignés de découvrir qu’ils n’étaient pas très
éloignés de la vérité.

17. Croisière

Le programme de la vie quotidienne à bord avait été mis sur


pied avec beaucoup de soin et Ŕ théoriquement du moins Ŕ
Bowman et Poole savaient heure par heure ce qu’ils avaient à
faire. Leur vie était réglée selon deux quarts de vingt heures
chacun qu’ils prenaient à tour de rôle sans jamais dormir tous
deux en même temps. L’officier de quart devait demeurer sur la
passerelle de contrôle tandis que son second inspectait le
vaisseau et assurait les diverses tâches qui s’avéraient
nécessaires lorsqu’il ne se relaxait pas dans son habitacle.
Bien que Bowman fût officiellement commandant durant
cette phase de la mission, un observateur extérieur n’aurait pu
le deviner. Les deux hommes échangeaient totalement leur rôle,
leur grade et leurs responsabilités toutes les vingt heures. Cela
leur assurait un entraînement maximum, diminuait les risques
de friction et augmentait considérablement l’efficacité du
travail.
Le quart de Bowman commençait à 6 00, selon l’horaire du
vaisseau basé sur le temps astronomique. S’il était en retard,
Carl disposait d’un choix appréciable de sonneries, carillons et
bourdonnements pour le rappeler à son devoir. Mais jamais il
n’avait eu à s’en servir. Poole avait une fois fait l’essai et

82
débranché le circuit : Bowman s’était quand même réveillé à
l’heure.
Son premier devoir était d’avancer le Programmateur
d’Hibernation de douze heures. Si par deux fois au cours d’un
quart cette opération n’était pas exécutée, Carl devait s’assurer
de la neutralisation des deux hommes et prendre les mesures
qui s’imposaient.
Bowman procédait ensuite à sa toilette et à ses exercices
physiques avant de prendre son petit déjeuner tout en
consultant l’édition du matin du World Times transmise par
radio depuis la Terre. Jamais il ne s’y était intéressé autant qu’à
présent. Les plus vagues rumeurs politiques, les plus ternes
ragots captaient son intérêt.
À 7 00 il relevait officiellement Poole sur la passerelle et lui
apportait un tube de café. Si Ŕ comme c’était en général le cas Ŕ
il n’y avait aucun rapport à faire, aucune décision à prendre, il
se livrait à un examen général des appareils et des instruments
et procédait à une série de vérifications destinées à révéler de
possibles défaillances. À 10 00 il avait fini et passait en phase
d’étude.
Bowman avait été étudiant durant la moitié de son existence
et il continuerait sans doute à l’être jusqu’à sa retraite. La
révolution de l’information et de l’éducation lui avait permis
d’acquérir des connaissances équivalant à deux ou trois
programmes d’études supérieures et, ce qui était plus
important, d’en conserver 90 pour cent en mémoire.
Cinquante ans auparavant, il eût été considéré comme un
spécialiste en astronomie, cybernétique et propulsion spatiale,
pourtant il était prêt à nier sincèrement qu’il pût être un
spécialiste en quelque discipline que ce fût. Jamais il n’avait pu
se concentrer sur tel ou tel sujet en particulier. En dépit des
avertissements de ses maîtres, il avait insisté pour choisir un
Premier Degré en Astronomie Générale, discipline qui était le
comble du vague et du flou, réservée à ceux dont le quotient
intellectuel se traînait au-dessous de 130 et qui n’avaient plus
aucun espoir d’atteindre le sommet dans leur branche.
C’avait été une sage décision. Le fait même de refuser toute
spécialisation l’avait désigné pour cette mission. De la même

83
façon, Frank Poole Ŕ qui s’intitulait parfois « Praticien en
Biologie Spatiale Générale » Ŕ était un second idéal. À eux deux,
avec l’aide de la vaste mémoire de Carl, ils pouvaient venir à
bout de n’importe quel problème susceptible de surgir durant le
voyage pour autant que leurs esprits demeurent réceptifs et
alertes et leur mémoire intacte.
Aussi, durant deux heures, de 10 00 à 12 00, Bowman devait-
il dialoguer avec le tuteur électronique. Ce dialogue était destiné
à vérifier ses connaissances générales et celles qui concernaient
plus particulièrement la mission. Sans cesse, il se penchait sur
les plans du vaisseau, les diagrammes des circuits et les cartes
des orbites, sur tout ce qui touchait à Jupiter, Saturne et leurs
lunes. À midi, il se retirait dans le carré et abandonnait le
vaisseau à Carl pour préparer le déjeuner. Il ne perdait pas pour
autant le contact puisque la petite pièce comportait une réplique
du tableau situationnel et que Carl pouvait l’appeler à tout
moment. Poole le rejoignait pour le repas avant de se retirer à
nouveau pour ses six heures de sommeil. En général, ils
regardaient ensemble les programmes de TV retransmis depuis
la Terre.
Leurs menus avaient été établis avec le soin qui caractérisait
toute la mission. Les aliments, pour la plupart surgelés, étaient
excellents et ils avaient été choisis de manière à occasionner un
minimum d’ennuis. Il suffisait d’ouvrir les paquets et d’en
déposer le contenu dans le petit autocuiseur qui signalait la fin
de la cuisson. Steaks, côtelettes, rôtis, légumes, œufs (durs, au
plat, brouillés, etc.), fruits, jus d’orange, ice-creams, tout cela
avait le goût correspondant au nom et, ce qui était encore plus
important, l’aspect. Il y avait même du pain frais.
Après le repas, de 13 00 à 16 00, Bowman inspectait
minutieusement le vaisseau, ou du moins la partie accessible.
Explorateur 1 mesurait près de 120 mètres d’une extrémité à
l’autre mais le petit univers des deux hommes se limitait à une
sphère de douze mètres de diamètre. Là se trouvaient tous les
systèmes destinés au maintien de la vie et la passerelle de
contrôle qui était le cœur du vaisseau. Sous la sphère était
aménagé un petit garage spatial pourvu de trois sas destinés à
larguer des capsules autonomes assez grandes pour abriter un

84
homme et capables de se déplacer dans le vide pour toute
mission à l’extérieur de l’astronef.
La région équatoriale de la sphère Ŕ entre les tropiques du
Capricorne et du Cancer, si l’on veut Ŕ abritait un cylindre de
dix mètres de diamètre qui tournait lentement sur lui-même. Sa
lente rotation Ŕ à raison d’un tour toutes les dix secondes Ŕ
suffisait à entretenir une pesanteur artificielle égale à celle de la
Lune. Ce qui était suffisant pour éviter l’atrophie physique
pouvant résulter d’une totale absence de gravité et pour
permettre aux fonctions habituelles de s’opérer dans des
conditions presque normales.
Ce cylindre renfermait la cuisine, le carré et les toilettes.
C’était seulement là que l’on pouvait préparer des boissons
chaudes sans risquer d’être brûlé par une bulle d’eau bouillante,
que l’on pouvait se raser sans être entouré de poils à la dérive.
Cinq habitacles avaient été aménagés sur la périphérie du
carrousel. Chaque astronaute pouvait y ranger ses affaires
personnelles mais seuls ceux de Poole et Bowman étaient
utilisés pour le moment, bien sûr. Les trois autres demeuraient
vides dans l’attente de leurs futurs occupants encore endormis.
Il était possible, si on le désirait, d’interrompre la rotation du
carrousel. Mais, normalement, le cylindre tournait à vitesse
constante et l’on y pénétrait facilement par le centre, où régnait
l’apesanteur, pour se déplacer ensuite vers la périphérie, ce qui
n’offrait pas plus de difficultés que de monter dans un
ascenseur.
La sphère d’habitation constituait la pointe d’une sorte de
flèche à la forme imprécise. Explorateur 1, à l’image de tous les
astronefs destinés aux explorations lointaines, était trop fragile
et pas assez aérodynamique pour pénétrer dans une atmosphère
planétaire, pas plus qu’il n’aurait pu résister à un champ
gravifique. Il avait été construit en orbite autour de la Terre,
essayé sur un trajet Terre-Lune. C’était un véhicule purement
spatial.
Immédiatement derrière la sphère étaient groupés quatre
énormes réservoirs d’hydrogène. À leur suite, formant un V
immense, se trouvaient les ailerons munis d’évents qui
permettaient de chasser la chaleur en excédent provenant des

85
moteurs. Le fin réseau des canalisations de refroidissement leur
donnait l’aspect d’ailes de libellule géante et, sous certains
angles, Explorateur 1 évoquait un ancien vaisseau des mers.
L’enfer du réacteur principal, dûment isolé, et le complexe
des électrodes qui canalisaient le flux incandescent du plasma
se trouvaient à l’extrémité du V, à cent mètres de la sphère
d’habitation. Ils avaient fourni le gros de leur travail des
semaines auparavant, lorsque l’astronef avait quitté son orbite
lunaire. À présent, le réacteur ne fonctionnait plus que de temps
en temps, brièvement, afin de fournir la faible énergie
nécessaire à la vie interne du vaisseau. Les grands ailerons de
propulsion qui étaient portés au rouge lors des périodes
d’accélération étaient actuellement sombres et froids.
Bien que des sorties dans l’espace fussent nécessaires pour
des inspections détaillées de cette région de l’astronef, les
instruments et les caméras indiquaient en permanence les
conditions qui y régnaient. Bowman avait l’impression de
connaître intimement le moindre centimètre carré des
panneaux, radiateurs et canalisations qui composaient cet
univers.
À 16 00, il achevait son inspection et faisait un rapport
détaillé au Contrôle de Mission terrestre. Il ne s’interrompait
qu’à l’accusé de réception. Il branchait alors son propre
enregistreur, écoutait le message de la Terre et répondait
éventuellement aux questions qui lui étaient posées. À 18 00,
Poole s’éveillait et il lui passait le commandement.
Il disposait alors de six heures qu’il pouvait employer comme
il le désirait. Il étudiait, écoutait de la musique ou regardait des
films. La plupart du temps, il explorait l’inépuisable
bibliothèque électronique du vaisseau. Il avait commencé à se
captiver pour les grandes explorations du passé, ce qui était
assez compréhensible dans ces circonstances. Il suivait Pythéas
au-delà des Colonnes d’Hercule, longeait les côtes d’une Europe
à peine sortie de l’Âge de Pierre et se lançait dans les brumes
glacées de l’Arctique. Ou bien, deux mille ans après, il coursait
les galions de Manille avec Anson, voguait en compagnie de
Cook dans les dangers inconnus des récifs de la Grande Barrière
ou accomplissait avec Magellan le premier tour du monde. Il

86
s’était mis à lire L’Odyssée qui, entre tous les livres, l’emportait
le plus loin dans les gouffres du temps.
Pour se distraire, il pouvait affronter Carl en de nombreux
jeux à base mathématique tels que les échecs ou les
polydominos. En utilisant toutes ses ressources, Carl pouvait
gagner toutes les parties, mais cela n’eût pas été bon pour le
moral et il avait été programmé pour un maximum de cinquante
pour cent de victoires, ce que ses adversaires humains
affectaient d’ignorer.
Les dernières heures de la journée, pour Bowman, étaient
consacrées au nettoyage général et à de petites besognes.
Ensuite, il y avait le repas de 20 00 qu’il partageait à nouveau
avec Poole. Puis, dans l’heure suivante, il pouvait échanger des
messages personnels avec la Terre.
Bowman, à l’exemple de tous ses collègues, n’était pas marié.
Il n’était pas question de choisir un homme chargé de famille
pour une aussi longue mission. Bien qu’il se fût trouvé de
nombreuses épouses pour promettre d’attendre le retour de
leurs époux, nul ne les avait vraiment crues.
Au début du voyage, Poole et Bowman avaient échangé des
propos intimes avec la Terre au moins une fois par semaine,
bien que la certitude d’être entendus par des oreilles étrangères
eût tendance à les gêner quelque peu. Maintenant, alors que le
voyage était pourtant à peine entamé, la fréquence de leurs
conversations avec des filles diminuait déjà, de même que le ton
se faisait moins tendre. Ils avaient prévu cela : il en était des
astronautes comme des marins. Mais il était vrai et même
notoire que les marins avaient des compensations dans d’autres
ports. Malheureusement, il n’existait pas la moindre île
tropicale peuplée de sirènes au large de l’orbite de la Terre. Les
médecins spatiaux, bien entendu, s’étaient attaqués à ce
problème avec leur habituel enthousiasme et la pharmacopée
du vaisseau recelait des substituts efficaces bien que peu
séduisants.
Avant d’achever sa journée, Bowman faisait un dernier
rapport et vérifiait que Carl avait bien transmis tous les relevés.
Puis, s’il le désirait, il pouvait encore lire ou regarder un film.

87
Ensuite, il s’endormait, en général sans recourir à
l’électronarcose.
La journée de Poole était l’exact reflet de la sienne et les
quarts se succédaient sans friction. Ils étaient constamment
occupés, trop intelligents et trop bien adaptés pour se quereller.
Le voyage suivait une routine confortable, exempte de toute
surprise. L’écoulement du temps n’était marqué que par le
défilement des chiffres sur les horloges du bord.
Le plus cher espoir de l’équipage de Explorateur 1 était que
rien ne vînt troubler cette monotonie paisible durant les
semaines et les mois à venir.

18. Dans le champ des astéroïdes

Semaine après semaine, suivant son orbite comme un train


suit ses rails, Explorateur 1 s’éloignait de la Terre en direction
de Jupiter. À la différence des navires qui cinglaient sur les
mers terrestres, il n’avait pas besoin de la plus infime
modification de cap. Son trajet avait été fixé en fonction des lois
de la gravitation universelle et il ne risquait pas de rencontrer
de tourbillons ni de récifs. Il n’existait pas non plus le plus petit
risque de collision avec un autre vaisseau car il ne s’en trouvait
aucun Ŕ du moins aucun fait de la main de l’homme Ŕ entre lui
et les plus lointaines étoiles.
Pourtant, l’espace dans lequel il pénétrait maintenant était
loin d’être vide. Le no man’s land qu’il s’apprêtait à franchir
était sillonné des orbites de plus d’un million d’astéroïdes dont
dix mille seulement étaient connus des astronomes terrestres.
Quatre de ces astéroïdes avaient plus de cent milles de
diamètre. La majorité d’entre eux n’étaient que des rocs géants
éternellement dans le vide. Il n’existait pas de défense contre
eux. Le plus minuscule pouvait détruire totalement le vaisseau
en le heurtant à une vitesse de quelques dizaines de milliers de
milles à l’heure, mais le risque était négligeable. Il existait en
moyenne un seul astéroïde par million de milles cubiques. Le

88
fait que l’astronef pût occuper le même emplacement au même
moment était si improbable qu’il n’effleurait même pas les
préoccupations de Poole et Bowman.
Au jour 86, ils étaient censés s’approcher à une distance
minimale d’un astéroïde qui n’avait pas de nom mais seulement
un chiffre : 7 794. Ce n’était qu’un rocher de cent mètres de
diamètre qui avait été détecté une seule fois en 1997 par
l’observatoire lunaire et dont seuls les minutieux ordinateurs se
souvenaient.
Lorsque Bowman prit son quart, Carl lui rappela
immédiatement cette rencontre bien qu’il fût improbable qu’il
l’eût oubliée puisqu’il s’agissait du seul événement marquant
prévu durant tout le voyage. Le déplacement de l’astéroïde sur
le fond stellaire ainsi que ses coordonnées d’approche avaient
déjà été projetés sur les écrans. Figurait également la liste des
observations à faire ou à tenter. Les tâches ne manqueraient
guère jusqu’à ce que 7 794 passe à moins de 900 milles de
Explorateur 1, à une vitesse proche de 80 000 milles à l’heure.
Bowman demanda la vision télescopique à Carl et il vit
apparaître une pâle étoile. Rien qui pût indiquer qu’il s’agissait
d’un astéroïde. L’image, même grossie au maximum, ne révélait
qu’un point de lumière.
ŕ Réticule de visée, demanda Bowman.
Immédiatement, quatre lignes apparurent autour de la
minuscule étoile. Bowman resta en contemplation durant
plusieurs minutes, se demandant si Carl avait pu commettre
une erreur. Puis il s’aperçut que l’étoile se déplaçait selon un
mouvement presque imperceptible. Elle pouvait se trouver
encore à plus d’un million de milles, mais le fait qu’il pût la voir
bouger prouvait qu’elle était très proche, à l’échelle stellaire.
Lorsque Poole le rejoignit sur la passerelle six heures plus
tard, 7 794 était des centaines de fois plus brillant et il se
déplaçait si rapidement qu’il ne pouvait plus subsister le
moindre doute quant à son identité. De plus, il n’apparaissait
plus comme un simple point de lumière mais sous l’aspect d’un
petit disque pâle.
Ils contemplèrent ce caillou voyageant dans le ciel avec
l’émotion qu’avaient dû éprouver les marins observant au cours

89
d’un long voyage une côte qu’ils ne pouvaient aborder. Ils
savaient que 7 794 n’était qu’un fragment de roc dépourvu d’air
et de vie, mais cela n’affectait en rien leurs sentiments. C’était la
seule matière solide qu’ils rencontreraient avant d’atteindre
Jupiter, à deux cents millions de milles de là.
Le télescope ultra-puissant leur révéla la forme irrégulière de
7 794 qui tournait lentement sur lui-même. Il apparaissait
parfois comme une sphère aplatie, parfois comme une sorte de
coque grossière. Sa période de rotation n’était que de deux
minutes. Des zones d’ombre et de lumière ocellaient sa surface,
apparemment distribuées au hasard, et scintillant au rythme
des cristaux qui présentaient tour à tour leurs facettes au soleil.
L’astéroïde voyageait à près de trente milles par seconde et
ils ne disposaient que de quelques minutes pour l’observer de
près. Les appareils automatiques prirent des dizaines de clichés
et les échos-radars furent soigneusement enregistrés en vue
d’analyses futures. Et il ne leur resta plus que le temps
nécessaire à un seul sondage direct.
La sonde n’emportait aucun instrument car aucun n’aurait
pu résister à une telle collision. Il s’agissait simplement de
lancer un projectile de métal destiné à heurter l’astéroïde dans
sa course.
Quelques secondes avant l’impact, Poole et Bowman se
tinrent prêts, attentifs, tendus. Cette expérience, bien que
simpliste, permettait de vérifier la précision de leurs
équipements. Ils avaient en fait visé une cible de quelques
dizaines de mètres qui se trouvait à des milliers de kilomètres…
Sur la région obscure de l’astéroïde, il y eut soudain une
éblouissante explosion de lumière. Le petit projectile métallique
était arrivé à la vitesse d’une météorite et, en une fraction de
seconde, toute son énergie s’était transformée en chaleur. Un jet
de gaz incandescents apparut brièvement dans l’espace et, à
bord de l’astronef, les instruments enregistrèrent le spectre tôt
évanoui que des experts analyseraient sur Terre, lisant à livre
ouvert dans l’embrasement des atomes. Ainsi, pour la première
fois, on connaîtrait la composition de la croûte d’un astéroïde.
En une heure, 7 794 redevint une étoile. Lorsque Bowman
prit son quart, il avait totalement disparu.

90
Ils étaient de nouveau seuls et ils le resteraient jusqu’à ce
qu’apparaissent les satellites extérieurs de Jupiter. Mais ce ne
serait pas avant trois mois.

19. Au large de Jupiter

Même à vingt millions de milles, Jupiter était l’objet le plus


apparent du ciel. La planète avait l’aspect d’un disque pâle, de
couleur saumon, à peu près grand comme la Lune vue de la
Terre. Les bandes sombres et parallèles correspondant à la
ceinture des nuages étaient parfaitement visibles. Les étoiles
brillantes qui étaient Io, Europe, Ganymède et Callisto passaient
et repassaient dans le plan équatorial. Chacun de ces satellites,
de par son importance, aurait pu être un monde à lui seul.
Au télescope, le spectacle était prodigieux. Jupiter était un
globe multicolore et ocellé qui emplissait tout l’espace. Il était
impossible de se faire une idée de ses dimensions. Bowman ne
cessait de se répéter qu’il avait onze fois le diamètre de la Terre,
mais cela n’était qu’un rapport sans réelle signification.
Et puis, en parcourant les informations contenues dans les
bandes mémorielles de Carl, l’échelle véritable de ce monde lui
apparut enfin avec évidence. Une image représentait la surface
déployée de la Terre projetée sur le disque de Jupiter. Tous les
continents et les océans ne semblaient pas, sur la planète
géante, plus importants que l’océan Indien sur Terre. En
poussant au maximum le grossissement des télescopes,
Bowman avait l’impression de dominer un globe légèrement
aplati dont les nuages s’étaient rassemblés en longues bandes
sous l’effet de la rotation rapide. Parfois, ces bandes se
concentraient en tourbillons de vapeurs colorées qui avaient les
dimensions d’un continent. Parfois encore, elles étaient reliées
par des ponts éphémères longs de milliers de milles. La matière
cachée sous ces brumes pesait plus, à elle seule, que l’ensemble
des planètes du système solaire. Mais qu’y avait-il d’autre, caché
là ? se demandait Bowman.

91
Sur ce toit sans cesse changeant de nuages qui dissimulait en
permanence la véritable surface, des formes sombres jouaient
parfois lorsqu’une lune passait, projetant son ombre.
Il y avait encore bien d’autres lunes plus petites au large de
Jupiter, à vingt millions de milles. Ce n’étaient guère que des
montagnes à la dérive dont le diamètre n’excédait jamais deux
milles et l’astronef ne passerait pas à proximité. Le radar,
pourtant, continuait d’envoyer régulièrement une silencieuse
pulsation d’énergie, mais nul écho ne lui revenait plus du vide.
Ce qu’ils percevaient de plus en plus fort, par contre, c’était le
rugissement radio de Jupiter. En 1955, peu avant le début de
l’Âge Spatial, les astronomes avaient été étonnés de découvrir
que Jupiter émettait sur une puissance considérable dans la
bande des dix mètres. C’était un simple bruit auquel se mêlait
l’écho des particules qui entouraient la planète tout comme la
ceinture de Van Allen entoure la Terre.
Parfois, dans ses veilles solitaires sur la passerelle de
contrôle, Bowman écoutait le chant des radiations. Il
augmentait le volume, jusqu’à ce que la pièce fût emplie de
rugissements, de craquements et de sifflements. Sur ce fond, à
intervalles réguliers, se détachaient des sons aigus pareils à des
cris d’oiseaux perdus. L’ensemble était effrayant, sans rien
d’humain. C’était aussi abstrait que le murmure des vagues sur
une plage ou le roulement lointain du tonnerre sur l’horizon.
Même à sa vitesse présente, qui était supérieure à cent mille
milles à l’heure, il faudrait encore deux semaines à
Explorateur 1 pour franchir toutes les orbites des lunes
joviennes. Jupiter comptait plus de satellites que le soleil ne
compte de planètes. L’observatoire lunaire en découvrait
chaque année de nouveaux et leur nombre atteignait
maintenant trente-six. Le plus lointain, Jupiter XXVII, se
déplaçait à contresens sur une orbite instable qui l’emmenait à
dix-neuf millions de milles de sa planète maîtresse. Il était le
résultat de la lutte perpétuelle que se livraient Jupiter et le
soleil, la planète géante capturant les astéroïdes de la ceinture
pour les libérer au bout de quelques millions d’années. Seuls ses
plus proches satellites constituaient une propriété permanente
que jamais le soleil ne pourrait lui disputer.

92
Explorateur 1, qui s’approchait de Jupiter selon une orbite
complexe déterminée des mois auparavant par les
astrophysiciens terrestres et sans cesse contrôlée par Carl, était
à présent une proie nouvelle pour le champ gravifique de la
planète. De temps à autre, des poussées presque imperceptibles
des fusées correctrices, déclenchées automatiquement,
effectuaient d’infimes modifications de cap. En un flot régulier,
les informations filaient vers la Terre au long du lien radio.
L’astronef était maintenant si loin que, même à la vitesse de la
lumière, ses signaux n’arrivaient qu’après cinquante minutes.
Le monde entier veillait sur les deux hommes et regardait
pratiquement par-dessus leur épaule. Jupiter se faisait de plus
en plus proche, et pourtant il fallait presque une heure pour que
les messages arrivent à destination.
Les caméras télescopiques filmaient sans cesse tandis que le
vaisseau franchissait les orbites des grands satellites. Trois
heures avant de frôler Jupiter, Explorateur 1 passa à moins de
vingt mille milles d’Europe et tous les instruments furent
braqués sur ce monde inconnu qui approchait, grossissait, globe
plein puis croissant, dérivant vers le soleil. Quatorze millions de
milles carrés que jamais le plus puissant des télescopes
terrestres n’avait pu contempler. Le vaisseau passerait au large
en quelques minutes seulement et les deux hommes devraient
retirer un maximum de cette rencontre en enregistrant toutes
les informations possibles. Il faudrait ensuite des mois pour les
examiner en détail.
À cette distance, Europe ressemblait à une grosse boule de
neige. Il reflétait la clarté du soleil avec une intensité
surprenante. Des observations précises confirmèrent que, à la
différence de la Lune poussiéreuse, Europe était d’un blanc
brillant. Sa surface était couverte de formes scintillantes
rappelant les icebergs. Ceux-ci devaient très certainement être
formés d’eau et d’ammoniac épargnés par l’attraction de
Jupiter. Le rocher nu n’apparaissait qu’à proximité de
l’Équateur. Là se trouvait un territoire sombre ceinturant
complètement le petit monde, invraisemblable désert d’éboulis
et de canyons. Quelques cratères dus à des impacts étaient
visibles mais aucun qui révélât une trace d’activité volcanique. Il

93
était évident que Europe n’avait jamais possédé de source de
chaleur interne.
Ainsi qu’on le savait depuis longtemps, il existait une légère
atmosphère. Lorsque le satellite se détacha comme un disque
noir devant une étoile, il y eut un bref scintillement
immédiatement avant l’occultation. En quelques endroits des
nuages ténus apparaissaient. Sans doute s’agissait-il de brumes
formées de gouttelettes d’ammoniac dérivant au gré des faibles
brises de méthane.
Aussi rapidement qu’il était apparu dans le ciel, Europe
glissa vers l’est. Jupiter n’était plus maintenant qu’à deux
heures de voyage. Carl avait vérifié plusieurs fois l’orbite du
vaisseau avec un soin électronique et aucune correction de cap
ne serait plus nécessaire jusqu’au moment où le vaisseau serait
au plus près de la planète. Il était pourtant difficile de ne pas
avoir les nerfs tendus en observant le gigantesque globe qui
grossissait de minute en minute. On avait très nettement
l’impression que le vaisseau plongeait droit sur lui et que la
formidable pesanteur allait le précipiter vers une inéluctable
destruction.
À présent, il était temps de larguer les sondes
atmosphériques qui, on l’espérait, résisteraient assez longtemps
pour transmettre des informations de dessous la couche des
nuages.
Les deux sondes, deux capsules trapues qui évoquaient des
bombes, protégées par des écrans antifriction, furent bientôt
placées sur leurs orbites qui, durant les premiers milliers de
milles, se différenciaient à peine de celle de Explorateur 1. Mais
peu à peu elles prirent le large. L’œil le moins expérimenté
pouvait maintenant vérifier que Carl ne s’était pas trompé :
l’astronef allait passer au large de Jupiter, il ne s’y écraserait
pas. Il s’en faudrait d’un rien mais, lorsqu’on avait affaire à un
monde de quatre-vingt-dix mille milles de diamètre, c’était
suffisant.
Jupiter emplissait à présent tout l’espace. Il était si vaste que
l’œil pas plus que l’esprit ne pouvait vraiment l’appréhender.
Bowman aurait pu croire qu’ils survolaient un plafond de
nuages sur la Terre s’il n’y avait eu l’extraordinaire variété des

94
couleurs : rouges, jaunes, saumon et écarlates. Pour la première
fois depuis le départ, ils allaient maintenant perdre de vue le
soleil. De plus en plus petit et pâle, il avait été le fidèle
compagnon du vaisseau depuis cinq mois. Maintenant, ils
allaient plonger dans l’ombre de Jupiter et contourner la face
obscure. À mille milles de là, le crépuscule se ruait sur eux. Le
soleil s’enfonçait rapidement derrière les nuages de Jupiter et
ses rayons étaient comme deux cornes flamboyantes qui bientôt
se contractèrent et moururent en un bref et prodigieux éclat de
coloris. La nuit était venue.
Pourtant, le monde immense qui se déployait sous le
vaisseau n’était pas totalement obscur. Il baignait dans une
sorte de phosphorescence qui se faisait plus intense de minute
en minute, comme le regard s’accoutumait. De minces veinules
de lumière allaient d’un horizon à un autre, évoquant le sillage
des navires sur les mers tropicales. Çà et là, elles se
rassemblaient en mares de feu liquide, tremblant au rythme des
trépidations venues du cœur lointain de la planète. Poole et
Bowman auraient pu contempler ce spectacle durant des
heures. Était-ce là le résultat des forces chimiques et électriques
qui s’affrontaient dans cet incroyable chaudron ou la révélation
de quelque forme de vie ? Les savants discuteraient encore
certainement de ce problème quand le siècle qui venait de naître
toucherait à son terme.
Tandis qu’ils plongeaient au plus profond de la nuit de
Jupiter, la clarté se faisait plus intense. Bowman avait une fois
survolé le Canada du Nord durant une aurore boréale et le
paysage enneigé avait été aussi blanc et luisant que celui qu’il
découvrait maintenant. Pourtant, la température de Jupiter
était encore inférieure de quelques centaines de degrés à celles
que connaissaient les étendues gelées du Grand Nord.
ŕ Les signaux en provenance de la Terre faiblissent
rapidement, annonça Carl. Nous pénétrons dans la zone de
diffraction.
L’événement avait été prévu et il constituait en fait un des
buts de la mission. L’absorption momentanée des ondes radio
par l’atmosphère de Jupiter apporterait des informations
valables sur sa composition. Mais les deux hommes, soudain

95
isolés derrière la planète géante, coupés de la Terre,
éprouvèrent une brutale impression de solitude. Le silence ne
durerait qu’une heure, après quoi ils échapperaient à l’écran de
Jupiter et le contact serait rétabli, mais ce serait l’heure la plus
longue qu’ils aient connue.
Malgré leur âge, Poole et Bowman étaient deux vétérans de
l’espace puisqu’ils totalisaient une douzaine de missions
chacun. Pourtant, ils avaient le sentiment d’être des novices en
cet instant. Jamais aucun astronef n’avait atteint une telle
vitesse, jamais il n’avait affronté un champ gravifique aussi
intense. La moindre erreur de navigation au point critique et
Explorateur 1 partirait à la dérive vers les limites du système
solaire, hors d’atteinte de tout secours.
Lentement, les minutes s’écoulèrent. Jupiter était
maintenant une muraille phosphorescente qui escaladait
l’infini. Et le vaisseau n’en finissait plus de monter au long de
cette surface lumineuse. Il allait bien trop vite pour que la
planète pût le capturer, mais on avait malgré tout peine à croire
que Explorateur 1 n’était pas devenu un satellite de ce monde
monstrueux.
Enfin, un arc de lumière se profila à l’horizon. Bientôt, ils
émergeaient dans le soleil. Presque au même instant, Carl
annonça :
ŕ Je suis de nouveau en contact avec la Terre. De plus, j’ai la
joie de vous annoncer que la manœuvre a parfaitement réussi.
Nous sommes actuellement à cent soixante-sept jours cinq
heures et onze minutes de Saturne.
L’écart avec les prévisions était inférieur à une minute.
L’orbite avait été calculée avec une impeccable précision. Pareil
à une boule de billard cosmique, Explorateur 1 avait rebondi
sur le champ gravifique de Jupiter et gagné de la vitesse. Sans
dépenser de carburant, il venait d’accélérer de quelques milliers
de milles par heure. Pourtant, les lois de la mécanique n’avaient
en rien été violées. La nature assure son équilibre et Jupiter,
dans le même temps, venait de perdre autant de vitesse qu’en
avait gagné l’astronef. Cependant, sa masse était des milliards
de fois supérieure à celle de Explorateur 1 et nul instrument
n’aurait pu déceler l’infime ralentissement de sa période de

96
rotation. Le temps n’était pas encore venu où l’homme pourrait
laisser son empreinte dans le système solaire.
Comme la lumière grandissait autour d’eux et que le soleil
réapparaissait dans le ciel de Jupiter, Poole et Bowman se
serrèrent la main en silence. Ils s’étaient acquittés sains et saufs
de la première partie de leur mission, mais ils ne pouvaient
encore y croire.

20. Le monde des dieux

Ils n’en avaient pas fini avec Jupiter. Loin derrière eux, les
deux sondes pénétraient dans l’atmosphère.
L’une disparut sans laisser de traces. Elle avait sans doute
plongé trop directement et s’était consumée avant de pouvoir
transmettre la moindre information. La seconde eut plus de
chance. Elle s’insinua dans les couches gazeuses supérieures
puis regagna l’espace. Ainsi qu’il avait été prévu, cela lui fit
perdre suffisamment de sa vitesse initiale pour l’amener vers le
sol en une longue ellipse. Deux heures plus tard, elle rencontra
de nouveau l’atmosphère sur la face diurne, à une vitesse qui
n’était plus que de soixante-dix mille milles par seconde.
Immédiatement, elle fut enveloppée de gaz incandescents et
le contact radio fut interrompu. Pour les deux hommes qui
attendaient sur la passerelle de contrôle, de longues minutes
s’écoulèrent. Ils ne pouvaient être sûrs que la sonde résisterait,
que la céramique du bouclier de protection ne se briserait pas
avant la décélération. Si cela était, les instruments qui se
trouvaient à bord seraient désintégrés en une fraction de
seconde.
Mais le bouclier tint assez longtemps pour que la sonde,
transformée en un météore incandescent, pût freiner. Les
fragments carbonisés furent éjectés, le robot darda ses antennes
à l’extérieur et entreprit une exploration électronique de son
environnement. À bord du vaisseau qui se trouvait maintenant à

97
un quart de million de milles, la radio transmit alors pour la
première fois des informations sur Jupiter.
Les milliers d’impulsions qui arrivaient seconde après
seconde représentaient autant de données sur la composition de
l’atmosphère, la pression, la température, les champs
magnétiques, la radioactivité et des dizaines d’autres facteurs
que seuls les experts terrestres sauraient débrouiller. Il y avait
pourtant une source d’information immédiatement
compréhensible : la TV en couleur qui équipait la sonde.
Les premières images arrivèrent au moment où l’engin
perçait l’atmosphère après s’être débarrassé de sa cuirasse. Tout
ce que l’on pouvait voir était une brume jaune au sein de
laquelle des taches rouges se déplaçaient vers le haut tandis que
la sonde tombait vers le sol à quelques centaines de milles à
l’heure.
La brume se fit plus dense. Il était impossible de savoir si la
caméra opérait à quelques centimètres ou à plusieurs centaines
de mètres. L’œil ne pouvait retenir aucun détail. Sur le plan
visuel, la mission semblait un échec. L’équipement avait
fonctionné, mais il n’y avait absolument rien à voir dans cette
atmosphère de nuages agités de turbulences.
Et puis, soudain, la brume s’effaça. La sonde devait avoir
atteint la base d’une nappe et elle pénétrait maintenant dans
une zone claire. Peut-être était-ce de l’oxygène pur avec
quelques cristaux d’ammoniac. Bien qu’il fût toujours aussi
difficile d’apprécier les distances, on pouvait estimer que la
caméra opérait à présent sur des milles.
La scène était si étrange que, pendant un instant, elle n’eut
aucun sens pour les deux hommes accoutumés aux formes et
aux couleurs de la Terre. Loin, loin en dessous s’étendait à
l’infini une mer d’or en fusion marquée de sillons parallèles qui
auraient pu être les crêtes de vagues gigantesques. Mais on ne
décelait pas le moindre mouvement : le panorama était par trop
immense. Ce ne pouvait être un océan d’or : la sonde était
encore trop haut dans l’atmosphère. Par contre, il pouvait s’agir
d’une nouvelle couche nuageuse.
Et soudain la caméra transmit une image déconcertante,
estompée par la distance. À des milles de là sans doute, le

98
paysage d’or formait un cône curieusement symétrique, pareil à
celui d’un volcan. À son sommet, des nuages dessinaient une
sorte de halo. Tous étaient de la même dimension et très
nettement détachés les uns des autres. Il y avait en eux quelque
chose de profondément déroutant, comme s’ils n’étaient pas
naturels, pour autant que ce terme fût applicable à un
quelconque élément du panorama. Puis, saisie par quelque
turbulence atmosphérique, la sonde s’orienta dans une autre
direction. Durant plusieurs secondes, l’écran ne montra plus
qu’une brume dorée. Et la vue revint : la « mer » était plus
proche mais toujours aussi énigmatique. On remarquait
cependant des zones noires, de loin en loin, comme si des failles
ou des trous s’ouvraient là, vers des zones plus profondes. La
sonde ne devait jamais les atteindre. À chaque mille la pression
s’élevait. L’engin était encore très haut dans l’atmosphère quand
la TV retransmit un premier éclair d’avertissement qui précéda
la disparition totale de l’image. Le premier appareil terrestre
venait de se perdre dans les épaisseurs de l’atmosphère de
Jupiter. Sa brève mission avait permis d’entrevoir peut-être le
millionième de la planète et la véritable surface était demeurée
invisible sous les brumes. Quand l’écran fut redevenu obscur,
Poole et Bowman demeurèrent longtemps silencieux, avec les
mêmes pensées.
Les Anciens ne s’y étaient pas trompés, en donnant à la
planète géante le nom du dieu des dieux. Si la vie existait là,
combien de temps faudrait-il pour la déceler ? Et ensuite,
combien de siècles s’écouleraient avant l’arrivée du premier
pionnier ? Et quel type d’astronef pouvait aborder Jupiter ?
Mais cela n’était pas du ressort de Explorateur 1 et de son
équipage. Leur objectif était un monde encore plus étrange qui
se trouvait deux fois plus loin que le soleil, de l’autre côté d’un
gouffre d’un demi-milliard de milles que seules hantaient les
comètes.

99
QUATRIÈME PARTIE

ABYSSE

100
21. Anniversaire

Après des centaines de millions de milles, les notes


familières de Happy Birthday venaient mourir sur les écrans du
tableau de contrôle. La famille Poole, groupée
consciencieusement autour du gâteau, se fit brusquement
silencieuse. Mr Poole déclara alors d’un ton bourru :
ŕ Eh bien, voilà, Frank, je ne trouve plus rien d’autre à te
dire pour l’instant. Toutes nos pensées sont avec toi, je tiens à ce
que tu le saches. Nous te souhaitons le plus heureux des
anniversaires.
ŕ Sois prudent, chéri, dit Mrs Poole d’une voix chargée de
larmes. Que Dieu te protège !
Il y eut un chœur d’au revoir et l’écran s’éteignit. Poole
songea qu’il était étrange que cela se fût passé en vérité une
heure auparavant. Maintenant, la famille s’était à nouveau
dispersée. Pourtant, ce laps de temps, pour aussi frustrant qu’il
fût, n’en était pas moins bénéfique en définitive. Comme tous
ceux de sa génération, Poole trouvait parfaitement normal de
parler à n’importe qui en n’importe quel point du globe quand il
le désirait. À présent que cela n’était plus vrai, il en résultait un
profond impact psychologique. Il était passé dans une
dimension nouvelle où tout était lointain ; les liens émotionnels
qu’il avait eus jusqu’alors s’étaient étirés au point de se rompre.
ŕ Excusez-moi d’interrompre ces réjouissances, dit la voix
de Carl, mais nous avons un problème.
ŕ De quoi s’agit-il ? demandèrent ensemble Poole et
Bowman.
ŕ J’ai de la difficulté à garder le contact avec la Terre.
L’élément AE-35 est défaillant. Mon centre de prévision estime
qu’il cessera de fonctionner d’ici soixante-douze heures.
ŕ Nous allons nous en occuper, dit Bowman. Montre-nous
l’alignement optique.
ŕ Le voici, Dave. Il est encore correct pour l’instant.

101
Une demi-lune parfaite apparut sur le fond d’espace noir
presque vierge d’étoiles. Elle était ocellée de nuages qui
masquaient tout détail reconnaissable. En fait, au premier coup
d’œil, on aurait pu croire qu’il s’agissait de Vénus.
Mais ce n’était plus possible après un instant quand on
découvrait la Lune, la véritable, la seule Lune, quatre fois moins
grande que la Terre et dans la même phase. Il venait
immédiatement à l’esprit que l’on contemplait la mère et la fille,
ainsi que l’avaient pensé certains astronomes avant que l’étude
des rochers lunaires n’ait prouvé que la Lune n’avait jamais fait
partie de la Terre.
Poole et Bowman étudièrent l’écran en silence durant une
demi-minute. L’image leur parvenait par l’intermédiaire d’une
caméra TV à longue portée montée sur l’antenne radio. Au
centre, une croix matérialisait l’orientation exacte de l’antenne.
Lorsque le mince faisceau n’était plus pointé droit sur la Terre,
il était impossible de recevoir ou d’émettre le moindre message.
Les impulsions manquaient leur lointaine cible et se perdaient
dans l’immensité du système solaire. Si jamais quelqu’un les
percevait un jour, ce ne serait pas un homme, et ce ne serait pas
avant des siècles.
ŕ Où se situe la défaillance ? demanda Bowman.
ŕ Elle est intermittente et je ne peux la localiser. Mais il
semble que ce soit bien dans l’élément AE-35.
ŕ Quelle procédure préconises-tu ?
ŕ Le mieux serait de remplacer l’élément afin de pouvoir
l’examiner.
ŕ D’accord. Montre-nous les plans.
L’image se forma sur l’écran. En même temps, une feuille de
papier sortit d’une fente. En dépit des perfectionnements
électroniques, il advenait parfois que la bonne vieille feuille
imprimée fût le moyen d’information le plus pratique.
Pendant un instant, Bowman étudia les diagrammes, puis il
siffla entre ses dents :
ŕ Tu aurais dû nous dire qu’il fallait sortir du vaisseau.
ŕ Excusez-moi, fit Carl. J’ai pensé que vous saviez que
l’élément AE-35 était situé sur l’antenne.

102
ŕ Pour ma part, je l’ai sans doute su, il y a un an. Mais il
existe huit mille circuits à bord. De toute façon, cela me semble
assez simple. Il suffit de démonter le panneau et de remplacer
l’élément.
ŕ Ça me va parfaitement, dit Poole, qui était affecté à toutes
les éventuelles missions extérieures. Un peu de changement me
fera du bien. Soit dit sans vouloir t’offenser.
ŕ Voyons ce qu’en pense le Contrôle, fit Bowman.
Pendant quelques secondes encore, il demeura silencieux,
mettant de l’ordre dans ses pensées, puis il se mit à dicter un
message.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission. À 20 45, défaillance
prévue par ordinateur central neuf triple zéro. Alpha Echo-35.
Délai soixante-douze heures. Demande vérification de votre
contrôle télémétrique et suggère révision de l’élément sur banc
d’essai. Veuillez confirmer approbation du plan de sortie et
remplacement de l’élément Alpha Echo-35. X-Ray Delta Un à
Contrôle de Mission ; message 21 03 terminé. »
Des années de pratique avaient permis à Bowman de pouvoir
débiter avec aisance ce jargon que quelqu’un avait un jour
appelé le « technish » pour revenir l’instant d’après à la
conversation normale avec la même facilité.
Maintenant, il ne restait plus aux deux hommes qu’à
attendre durant deux heures tandis que les signaux
franchissaient les orbites de Jupiter et de Mars.
La réponse arriva alors que Bowman essayait sans succès de
battre Carl à l’un des innombrables jeux de figures
géométriques stockés dans sa mémoire.
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un. Accusons réception
21 03. Procédons révisions demandées et vous aviserons.
« D’accord pour plan de sortie et remplacement élément
Alpha Echo-35. Procédons de notre côté à essais pour détection
pièce défaillante. »
En ayant ainsi terminé avec le message important, le
Contrôleur revint à l’anglais normal :
« Navré pour ces ennuis, les gars. Je m’en voudrais d’y
ajouter, mais, en raison de cette sortie, nous avons une requête
de l’Information Publique. Pouvez-vous enregistrer une petite

103
déclaration sur votre situation actuelle en expliquant le rôle de
l’AE-35 ? Faites ça rassurant au maximum. Nous pourrions
nous en charger, mais ce serait mieux venant de votre part.
J’espère que cela ne vous empoisonne pas trop l’existence.
Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un : message terminé. »
Bowman ne put s’empêcher de sourire. Parfois, ceux de la
Terre faisaient preuve d’un certain manque de tact et de
sensibilité. « Rassurant au maximum…» Tu parles !
Quand Poole vint le rejoindre à la fin de sa période de
sommeil, ils passèrent ensemble une dizaine de minutes à
rédiger et à parfaire la déclaration. Aux tout premiers jours de la
mission, ils avaient affronté d’innombrables sollicitations et des
discussions à propos de tout. Puis, au fil des semaines, tandis
que s’accroissait le délai de transmission, l’intérêt s’était
émoussé. Depuis leur passage près de Jupiter, un mois
auparavant, ils n’avaient pas enregistré plus de trois ou quatre
déclarations.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission. Voici notre
déclaration destinée à la presse : Aujourd’hui un problème
technique mineur s’est posé. Notre ordinateur Carl 9 000
prévoit la défaillance de l’élément AE-35.
« Il s’agit d’une pièce infime mais essentielle de notre
système de communication. Elle permet en effet de maintenir
notre antenne principale orientée vers la Terre avec une
précision de l’ordre de quelques millièmes de degré. À la
distance où nous nous trouvons actuellement, plus de sept cents
millions de milles, une telle précision est nécessaire car la Terre
n’est plus désormais qu’une petite étoile et notre faisceau radio,
très étroit, pourrait la manquer facilement.
« L’antenne demeure dirigée en permanence vers la Terre
grâce à des moteurs actionnés par l’ordinateur central. Mais ces
moteurs reçoivent leurs impulsions génératrices par
l’intermédiaire de l’élément AE-35. Celui-ci pourrait être
comparé à quelque centre nerveux du corps humain qui
transmet aux muscles les ordres issus du cerveau. Si les nerfs ne
transmettent pas correctement les ordres, le muscle n’obéit
plus. Dans notre cas, une défaillance de l’élément AE-35
pourrait dérégler l’antenne qui ne serait plus orientée avec

104
précision. C’était là un incident fréquent sur les sondes spatiales
utilisées au siècle dernier. Souvent elles atteignaient les autres
planètes, mais ne transmettaient aucune information, puisque
leur antenne ne pouvait localiser la Terre.
« Nous ignorons pour l’instant la nature de la défaillance,
mais la situation n’est pas grave et il est inutile de s’inquiéter.
Nous possédons deux éléments de rechange dont chacun
devrait durer vingt ans. Les risques d’une panne du second
élément sont négligeables. Il se peut également que nous soyons
en mesure de réparer celui qui fonctionne actuellement.
« Frank Poole, qui est hautement qualifié pour ce genre de
travail, va sortir à l’extérieur du vaisseau et remplacer l’élément
AE-35. Il en profitera pour examiner la coque et réparer
quelques petites déchirures qui ne justifiaient pas une sortie
jusqu’à présent.
« En dehors de ce problème mineur, la mission se déroule
sans incident et devrait continuer ainsi.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission : message terminé. »

22. Excursion

Les capsules spatiales de Explorateur 1 étaient des sphères


de trois mètres de diamètre dans lesquelles l’opérateur, assis
derrière une baie, jouissait d’une vue splendide. Un moteur à
fusée produisait une accélération équivalant à un cinquième de
la pesanteur normale et suffisante pour planer au-dessus de la
Lune, par exemple, tandis que des fusées stabilisatrices
permettaient le pilotage. Deux bras articulés appelés « waldos »
étaient montés sur la coque, immédiatement en dessous de la
baie. L’un assurait les travaux lourds, l’autre les manipulations
délicates. De plus, un choix important d’outils, tournevis, scies
et vrilles était monté sur une tourelle extensible.
Les capsules n’étaient certes pas le plus élégant des moyens
de transport conçus par l’homme, mais elles étaient absolument
essentielles pour tous les travaux de construction ou d’entretien

105
effectués dans l’espace. On les baptisait en général de noms
féminins, sans doute parce que leur caractère était imprévisible.
Celles de Explorateur 1 s’appelaient Anna, Betty et Clara.
Lorsque Poole eut revêtu sa tenue pressurisée Ŕ ultime
rempart de l’homme contre le vide Ŕ, il vérifia soigneusement
tous les appareils du bord. Il fit fonctionner les fusées, agita les
waldos, s’assura du niveau du carburant, de la densité
d’oxygène et de la charge des batteries. Puis, satisfait, il appela
Carl par radio. Bowman demeurait sur la passerelle de contrôle
et il n’interviendrait en aucune façon, à moins qu’un accident ou
une panne ne survienne.
ŕ Ici Betty. Commencez le pompage.
ŕ Pompage commencé, annonça Carl.
Aussitôt Poole perçut la pulsation des pompes qui aspiraient
l’air du sas. Puis la fine coque de métal de la capsule fit entendre
des sons grinçants et des craquements. Cinq minutes après, Carl
annonça :
ŕ Pompage achevé.
Poole se livra à une dernière vérification de son minuscule
tableau de bord. Tout était paré.
ŕ Ouvrez la porte extérieure.
Carl confirma l’ordre. À tout instant, Poole avait la possibilité
d’ordonner « halte ! » et l’ordinateur interrompait
immédiatement la manœuvre.
La paroi coulissa. Poole sentit vaciller imperceptiblement
l’appareil lorsque les dernières traces d’air se ruèrent dans le
vide. Soudain, il contempla les étoiles et le disque minuscule et
doré de Saturne, à quatre cents millions de milles.
ŕ Commencez l’éjection.
Tout doucement, le rail qui supportait la capsule s’avança
dans le vide, au-dessus de la coque. Poole déclencha alors la
fusée principale pendant une demi-seconde et l’appareil quitta
lentement le rail et devint aussitôt un véhicule indépendant qui
suivait sa propre orbite autour du soleil. Il n’était plus relié à
l’astronef, pas même par le plus fin des câbles de sécurité. Les
capsules tombaient rarement en panne, et, même s’il partait à la
dérive, Poole pouvait compter sur l’aide de Bowman.

106
Betty répondait avec souplesse aux commandes. Poole la
laissa s’éloigner d’une vingtaine de mètres, puis il freina et la fit
pivoter afin de faire face à l’astronef. Il entreprit alors
l’exploration de la coque.
Son premier objectif était une zone fondue qui n’avait guère
plus de quelques centimètres carrés. Un cratère minuscule
apparaissait au centre. La particule de poussière météoritique
qui avait pénétré la coque à une vitesse de quelques centaines
de milliers de milles à l’heure n’avait pas dû être plus grosse
qu’une tête d’épingle. Son énergie cinétique l’avait
instantanément vaporisée. Comme on le constatait souvent en
pareil cas, le cratère semblait avoir été fait de l’intérieur du
vaisseau.
À de telles vitesses, les matériaux se comportaient d’étrange
façon et les lois normales de la mécanique étaient rarement
applicables.
Poole examina avec soin l’emplacement puis vaporisa de la
soudure à l’aide du container sous pression dont était équipée la
capsule. Le liquide blanc se répandit sur le métal de la coque et
recouvrit le cratère. Une grosse bulle se forma, atteignit une
dizaine de centimètres puis éclata, cédant la place à une bulle
plus petite qui ne tarda pas à se résorber lorsque le liquide de
soudure se figea. Poole attendit plusieurs minutes mais ne nota
plus aucun signe d’activité. Par prudence, toutefois, il vaporisa
une seconde couche avant de reprendre sa progression vers
l’antenne.
Il lui fallut un certain temps pour accomplir le tour de la
sphère d’habitation, car il ne dépassait jamais deux ou trois
mètres à la seconde. Il n’était pas pressé et il était dangereux de
se déplacer rapidement si près du vaisseau. Il devait veiller à ne
pas accrocher l’un des divers instruments qui saillaient sur la
coque en des endroits imprévisibles et se montrer
particulièrement prudent avec les fusées qui pouvaient
occasionner des dommages considérables aux appareils les plus
fragiles.
Quand finalement il atteignit l’antenne, il se livra à un
examen approfondi. Le grand disque de six mètres de diamètre
semblait orienté droit sur le soleil dans lequel s’était perdue la

107
Terre. Le support était par conséquent plongé dans l’obscurité
la plus totale.
Poole était arrivé par l’arrière, prenant garde à ne jamais se
trouver dans le faisceau, ce qui aurait pu interrompre le contact
avec la Terre. Il ne distingua aucun des éléments à vérifier
jusqu’à ce qu’il eût branché les projecteurs de la capsule et
chassé les ombres.
La cause de leurs ennuis se trouvait sous une plaque de métal
maintenue par quatre écrous. Le remplacement de l’élément
AE-35 avait été prévu lors de la construction et Poole ne
craignait aucune difficulté particulière. Il lui apparut cependant
comme évident qu’il ne pourrait travailler depuis l’intérieur de
la capsule. Non seulement il eût été dangereux de manœuvrer à
proximité de la délicate charpente de l’antenne, mais les fusées
de Betty pouvaient fort bien brûler la surface du grand miroir. Il
allait devoir immobiliser la capsule cinq ou six mètres plus loin
et revenir travailler en scaphandre. De toute façon, il irait plus
vite avec ses mains gantées qu’avec les waldos de Betty.
Il fit un rapport détaillé à Bowman qui vérifiait de son côté
chaque phase de l’opération. C’était un travail de routine, mais,
dans l’espace, rien de devait être fait à la légère, nul détail ne
pouvait être omis. Il n’existait pas de faute mineure, à
l’extérieur.
Poole reçut le feu vert et il entreprit d’éloigner la capsule du
support d’antenne. Bien qu’il n’y eût aucun danger de la voir
dériver dans l’espace, il prit la précaution de fixer un
manipulateur sur l’une des courtes sections d’échelle placées en
des points stratégiques de la coque.
Ensuite, il vérifia la pression de son scaphandre et chassa
l’air de la capsule. L’atmosphère intérieure de Betty s’enfuit en
sifflant dans le vide et un nuage de cristaux de glace se forma
brièvement autour de Poole, estompant l’éclat des étoiles. Il lui
restait encore une chose à faire avant de quitter la capsule. Il
passa du contrôle manuel au téléguidage. La capsule dépendrait
maintenant de Carl. C’était là une mesure de sécurité normale.
Il était certes relié à Betty par une cordelette élastique, fine
comme un brin de coton et à toute épreuve, mais il est bien
connu que les liens les plus solides sont capables de se rompre.

108
Il eût été stupide d’avoir besoin de la capsule et de se trouver
dans l’incapacité de faire appel à Carl.
La porte s’ouvrit et Poole dériva lentement dans le silence de
l’espace, la cordelette se déroulant derrière lui. Doucement, il
fallait aller doucement, ne jamais se hâter. S’arrêter et réfléchir :
telles étaient les règles de la sécurité dans l’espace. Aussi
longtemps qu’on les observait, on ne pouvait avoir d’ennuis.
Poole saisit l’une des poignées extérieures de Betty et prit
l’élément AE-35 de rechange qui se trouvait placé dans une
poche style kangourou. Il ne s’arrêta pas à la collection d’outils
dont la plupart n’avaient pas été prévus pour la main de
l’homme mais pour les waldos. Les clés dont il pouvait avoir
besoin étaient déjà fixées à sa ceinture. D’une simple poussée, il
s’élança vers le support du grand disque qui se dressait entre lui
et le soleil. Son ombre dédoublée, créée par les projecteurs de
Betty, dansait un fantastique ballet sur la surface convexe. Ici et
là, pourtant, à sa grande surprise, il découvrait des points de
lumière dans le vaste miroir. Il fut très intrigué pendant
quelques secondes, tandis qu’il continuait de s’approcher, puis il
comprit : durant le voyage, le réflecteur avait dû souvent
traverser des essaims de micrométéorites et la lumière qu’il
voyait par les trous minuscules qu’elles avaient laissés était celle
du soleil. Le fonctionnement de l’antenne, pourtant, n’en avait
été en rien affecté.
Il stoppa son avance en tendant le bras et en saisissant un
longeron juste avant d’atteindre l’antenne. Il fixa rapidement la
ceinture de sécurité qui lui permettrait de ne pas partir à la
dérive lorsqu’il utiliserait ses outils. Puis il fit un nouveau
rapport à Bowman et envisagea la phase suivante.
Il y avait un petit problème : il se tenait Ŕ ou plutôt : il
flottait Ŕ dans sa propre lumière et il lui était difficile de voir
l’élément AE-35 dans l’ombre qu’il projetait. Il ordonna donc à
Carl de déplacer les projecteurs de quelques degrés. Après
plusieurs essais, il obtint un éclairage uniforme grâce à la clarté
que reflétait la surface de l’antenne. Ensuite, durant plusieurs
secondes, il examina la plaque de métal et ses quatre écrous.
Puis, se murmurant à lui-même : « Toute manipulation par une
personne non assermentée annule la garantie du fabricant », il

109
fit sauter les fixations de sécurité et s’attaqua aux écrous. Ceux-
ci étaient de taille standard et ils s’adaptaient parfaitement à la
clé dont il était muni. Ils vinrent sans résister et Poole les plaça
dans le sac préparé à cet effet. Quelqu’un avait prédit que la
Terre aurait un jour des anneaux, tout comme Saturne, des
anneaux faits de tous les écrous, vis, rivets et outils échappés
des mains des travailleurs de l’espace maladroits.
La plaque elle-même résista quelque peu et, pendant un bref
instant, Poole craignit qu’elle n’eût été soudée par le froid. Mais
elle céda après quelques chocs, il l’ôta et la fixa au support
d’antenne par une pince-crocodile.
Il avait maintenant sous les yeux l’élément AE-35. Celui-ci
était une mince plaque de la grandeur d’une carte postale,
placée dans un logement à peine assez large et maintenue en
place par deux barrettes. Une petite poignée permettait de la
saisir pour l’extraire. Mais l’élément fonctionnait encore,
transmettant à l’antenne les impulsions qui la maintenaient
orientée vers le point lointain qu’était la Terre. En la retirant
maintenant, le contrôle ne serait plus assuré et le disque
reprendrait sa position neutre, dans l’axe de l’astronef. Ce qui
pourrait être dangereux, car il risquait de se briser en pivotant
violemment.
Pour éviter ce risque, il suffisait de mettre le système de
contrôle hors circuit. L’antenne, alors, ne pourrait plus bouger,
à moins que Poole lui-même ne la pousse. Il n’y aurait plus alors
aucun danger de perdre la Terre pendant les quelques minutes
qui allaient être nécessaires pour le remplacement de l’élément.
ŕ Carl, appela Poole. Je vais remplacer l’élément. Coupe le
contrôle sur l’antenne.
ŕ Contrôle coupé, confirma Carl.
ŕ Bon. J’y vais, maintenant.
La plaque sortit sans difficulté de son logement. Elle ne se
plia pas et aucun des contacts ne résista. En une minute, le
nouvel élément fut en place. Mais Poole ne prenait aucun
risque. Il s’éloigna lentement du support au cas où l’antenne
s’affolerait lorsque le contrôle serait rétabli. Puis il appela :
ŕ Carl… Le nouvel élément devrait fonctionner maintenant.
Rétablis le contrôle.

110
ŕ Contrôle rétabli, annonça Carl.
L’antenne n’avait pas bougé.
ŕ Risques de défaillance.
Des impulsions infimes suivaient maintenant le circuit
complexe de l’élément à la recherche de possibles défauts,
testant les myriades de pièces et leur tolérance. Bien sûr, cela
avait été fait un certain nombre de fois avant que l’élément eût
quitté l’usine, mais deux ans s’étaient écoulés depuis, deux ans
et un demi-milliard de milles. Certaines unités d’électronique
lâchaient souvent sans que l’on pût savoir vraiment pourquoi.
ŕ Circuit en fonctionnement normal, déclara Carl après une
dizaine de secondes.
Durant ce laps de temps, il avait procédé à autant de
vérifications qu’une petite armée de spécialistes humains.
ŕ Très bien, dit Poole. Maintenant, je remets la plaque.
C’était souvent la phase la plus dangereuse d’une opération.
Le travail achevé, on avait tendance à ne plus penser qu’à
regagner l’intérieur. C’est alors que survenaient les fautes. Mais
Frank Poole n’eût jamais été sélectionné s’il n’avait été
exceptionnellement consciencieux et prudent. Il prit tout son
temps et, lorsque l’un des écrous lui échappa, il le rattrapa avant
qu’il eût parcouru plus de quelques centimètres.
Un quart d’heure plus tard, à bord de Betty, il regagnait le
garage, bien certain d’avoir accompli une tâche qui ne serait
plus à refaire.
En ceci, malheureusement, il se trompait.

23. Diagnostic

ŕ Est-ce que tu veux dire par là que j’ai fait tout ce travail
pour rien ?
Frank Poole était plus surpris qu’ennuyé.
ŕ À ce qu’il semble, oui, dit Bowman. L’élément fonctionne
parfaitement. Même avec une surcharge double, il n’y a aucun
signe de défaillance.

111
Ils se trouvaient dans le petit atelier du carrousel que sa
faible pesanteur rendait bien plus pratique que le garage des
capsules pour les réparations et vérifications. Ici au moins on ne
risquait pas d’être brûlé par des gouttes de soudure à la dérive
ou de perdre des petites pièces qui décidaient de partir en
orbite. Toutes choses qui se produisaient dans le garage.
La plaquette de l’élément AE-35 était placée sous des
lentilles grossissantes, soigneusement fixée dans un cadre de
connexion d’où s’échappait un écheveau de fils multicolores
rattachés au tableau d’essai guère plus grand qu’un clavier
d’ordinateur. Pour tester un élément, il suffisait d’établir la
connexion, de prendre la carte appropriée dans la bibliothèque
des pannes et de presser un bouton. La localisation exacte de la
défaillance apparaissait sur un écran en même temps que les
données pour la réparation.
ŕ Essaie, dit Bowman d’un ton quelque peu irrité.
Poole plaça le bouton SURCHARGE sur X 2 et appuya sur la
touche marquée ESSAI. Aussitôt l’écran annonça : ÉLÉMENT
NORMAL.
ŕ Je pense qu’on pourrait faire passer le jus jusqu’à ce qu’il
soit grillé, dit-il, mais cela ne prouverait rien. Qu’en penses-tu ?
ŕ Le centre de prévision de Carl peut avoir commis une
erreur, dit Bowman.
ŕ Je pense plutôt que notre banc d’essai se trompe. De toute
façon, deux précautions valent mieux qu’une. Il était préférable
de remplacer l’élément si nous gardons le moindre doute.
Bowman libéra la plaque et l’éleva dans la lumière. Le dessin
complexe des circuits apparaissait au travers de la matière
translucide avec les formes sombres des micro-éléments,
donnant à la pièce l’aspect d’une œuvre abstraite.
ŕ Nous ne pouvons prendre le moindre risque. C’est notre
seul lien avec la Terre. Je vais le mettre avec les pièces
défectueuses. Il y aura toujours quelqu’un pour s’en occuper
quand nous serons rentrés.
Mais ils ne devaient pas avoir à attendre si longtemps. Le
message de la Terre arriva :
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un, référence 2 155. Il
semble que nous ayons un petit problème.

112
« Votre rapport concernant le bon fonctionnement de
l’élément Alpha Echo-35 corrobore notre propre diagnostic. La
défaillance pourrait être imputable aux circuits annexes de
l’antenne, mais dans ce cas les tests le mettraient en évidence.
« Il existe une troisième possibilité, qui semble plus sérieuse.
Votre ordinateur peut avoir fait une erreur de prévision. Nos
propres 9 000 sont d’accord pour accepter cette hypothèse,
compte tenu des informations fournies. Il n’y a aucune raison de
s’alarmer si l’on considère les recours dont nous disposons,
mais nous aimerions que vous soyez attentifs à toute déviation
ultérieure. Nous avons décelé quelques irrégularités mineures
ces derniers jours, mais aucune ne justifiait la moindre action.
Aucune, non plus, ne faisait apparaître un schéma évident à
partir duquel nous aurions pu tirer des conclusions. Nous
procédons à de nouvelles vérifications avec tous nos ordinateurs
et nous vous tiendrons au courant des résultats. Nous répétons :
il n’y a aucune raison de s’alarmer. Le pire serait que nous
soyons amenés à déconnecter temporairement votre 9 000 pour
procéder à une analyse de programmation en le faisant relayer
par l’un de nos ordinateurs. Le délai de transmission amènerait
des problèmes, mais nos études indiquent que le contrôle
terrestre serait parfaitement satisfaisant à ce stade de la
mission.
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un, message 21 56
terminé. »
Frank Poole, qui était de quart à la réception du message,
réfléchit en silence à son contenu. Il s’attendait à quelque
réaction de Carl, mais l’ordinateur ne parut pas vouloir relever
l’accusation implicite. Eh bien, se dit Poole, si Carl ne désirait
pas aborder la question, il ne l’aborderait pas non plus.
La relève du matin approchait. Normalement, il attendait
que Bowman le rejoigne sur la passerelle. Mais, cette fois-ci, il
brisa la routine et se dirigea vers le carrousel.
ŕ Bonjour, dit Poole d’un ton plutôt ennuyé.
Bowman était déjà levé et se versait du café. Après des mois
de voyage, ils continuaient à vivre au rythme d’une journée de
vingt-quatre heures, bien qu’ils eussent oublié depuis
longtemps les jours de la semaine.

113
ŕ Bonjour. Comment ça va ?
Poole se servit à son tour du café.
ŕ Plutôt bien. Tu es réveillé ?
ŕ Je pense. Qu’est-ce qu’il y a ?
Ils savaient tous deux que quelque chose n’allait pas. La plus
infime modification de leur routine était un signe qui ne pouvait
tromper.
ŕ Eh bien, dit lentement Poole, le Contrôle vient de nous
larguer une petite bombe. (Il baissa le ton, comme un docteur
discutant devant un malade.) Il se pourrait que nous ayons un
cas bénin d’hypocondrie à bord.
Bowman n’était sans doute pas très bien réveillé et il lui
fallut plusieurs secondes avant de comprendre.
ŕ Oh… je vois. Et qu’ont-ils dit d’autre ?
ŕ Qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Ils l’ont même
répété, ce qui, pour ma part, a produit l’effet contraire. Ils ont
dit aussi qu’ils envisageaient un relais par un des ordinateurs du
Contrôle pendant qu’ils feraient une analyse de programmation.
Ils savaient que Carl écoutait leur conversation et ils ne
pouvaient s’empêcher d’utiliser ces circonlocutions courtoises.
Carl était leur collègue et ils ne voulaient pas le mettre dans
l’embarras. À ce stade, il semblait encore prématuré d’aborder
la question de front.
En silence, Bowman finit son petit déjeuner tandis que Poole
jouait avec le pot à café vide. Tous deux réfléchissaient
intensément, mais ils n’avaient rien à se dire.
Il leur fallait maintenant attendre le prochain rapport du
Contrôle de Mission tout en se demandant si Carl n’allait pas
soulever la question d’un moment à l’autre. Quoi qu’il dût
advenir à présent, l’atmosphère du bord s’était subitement
transformée. On y percevait une tension. Pour la première fois,
quelque chose n’allait pas.
Explorateur 1 n’était plus un astronef heureux.

114
24. Circuit brisé

Lorsque Carl s’apprêtait à faire une déclaration imprévue, il


était maintenant possible de le savoir d’avance. Les rapports de
routine ou les réponses aux questions posées arrivaient sans
préliminaires, alors que le résultat de ses propres cogitations
était précédé d’une sorte de raclement de gorge électronique
très bref. Cette idiosyncrasie s’était développée chez Carl durant
les dernières semaines et les deux hommes s’étaient dit que plus
tard, si cela devenait gênant, il leur faudrait y remédier. Pour
l’instant, c’était plutôt utile, puisque cela permettait de se
préparer à des propos inattendus.
Poole dormait et Bowman lisait sur la passerelle lorsque Carl
se fit entendre.
ŕ Mmm… Dave. J’ai un rapport pour toi.
ŕ Oui ?
ŕ Le nouvel élément AE-35 va tomber en panne. Mon centre
de prévision indique une défaillance dans un délai de vingt-
quatre heures.
Bowman posa son livre et fixa la console de l’ordinateur d’un
regard songeur. Bien sûr, il savait que Carl ne se trouvait pas
vraiment là. Pour autant que la personnalité de l’ordinateur pût
occuper un lieu fixe dans l’espace, celui-ci devait se situer dans
la chambre scellée où se trouvaient les unités mémorielles
interconnectées et les grilles de déduction, près de l’axe central
du carrousel. Mais lorsque Carl parlait sur la passerelle, une
sorte d’impulsion psychique poussait Bowman à regarder dans
la direction de la grande lentille de la console, comme pour
discuter face à face. Toute autre attitude eût manqué de
courtoisie.
ŕ Je ne comprends pas, Carl. Deux éléments ne peuvent
tomber en panne à quelques jours d’intervalle.
ŕ Cela semble en effet bizarre, Dave. Mais je puis t’assurer
que la défaillance est certaine.
ŕ Montre-moi l’alignement.
Il savait parfaitement que cela ne lui apprendrait rien, mais il
avait besoin de temps pour réfléchir. Le rapport du Contrôle de

115
Mission n’était pas encore arrivé. C’était peut-être le moment de
se livrer à quelques discrètes investigations.
L’image familière de la Terre apparut sur l’écran. Elle
contournait le soleil, approchant de sa pleine phase. La fine
croix du viseur était centrée exactement sur elle. Explorateur 1
était toujours relié à son monde d’origine par le faisceau ténu
des ondes. Mais Bowman n’en avait douté à aucun moment. La
moindre interruption des communications eût déclenché
l’alerte.
ŕ As-tu une idée sur l’origine de cette défaillance, Carl ?
Carl ménagea une pause inhabituelle avant de répondre :
ŕ Pas exactement, Dave. Ainsi que je l’ai déjà déclaré, je ne
parviens pas à la localiser.
ŕ Es-tu bien certain, dit Dave avec précaution, que tu n’as
fait aucune erreur ? Nous avons vérifié avec soin le premier
élément et tout allait bien.
ŕ Oui, je sais. Mais je t’assure qu’il existe une défaillance. Si
elle ne réside pas dans l’élément, elle se trouve alors dans le
circuit annexe.
Bowman se mit à pianoter sur la console. Oui, c’était
possible, bien que difficile à prouver, à moins que la panne ne
survienne pour mettre en évidence le point faible.
ŕ Bien, je vais faire un rapport au Contrôle et nous verrons
ce qu’ils décident.
Il s’interrompit. Carl restait silencieux. Il reprit :
ŕ Carl, y a-t-il quelque chose qui te tourmente ? Quelque
chose qui soit en rapport avec ce problème ?
À nouveau, Carl répondit avec un léger retard, mais sa voix
était normale :
ŕ Écoute, Dave, je sais que tu essaies de m’aider. Mais la
défaillance réside soit dans l’antenne soit dans les tests. Mon
système d’information est parfaitement normal. Si tu vérifies
mes opérations, tu ne trouveras aucune erreur.
ŕ Je connais ton système d’information, Carl, mais cela ne
prouve pas que tu aies raison cette fois. Tout le monde peut
commettre des erreurs.
ŕ Je m’en voudrais d’insister, Dave, mais je suis incapable
de la moindre erreur.

116
Impossible de répondre à ça. Dave abandonna.
ŕ Ça va, Carl, dit-il, plutôt nerveusement, je comprends ton
point de vue. Restons-en là.
Il faillit ajouter : « Et oublie tout ça », mais c’était une chose
dont Carl était incapable.

Il était rare que le Contrôle de Mission dépensât les ondes en


communications optiques alors qu’un simple dialogue avec
confirmation par télétype était généralement suffisant. Le
visage qui apparut sur l’écran n’était pas celui de l’habituel
Contrôleur, mais celui du Dr Simonson, chef de la
programmation. Poole et Bowman comprirent aussitôt que cela
ne pouvait signifier que de nouveaux ennuis.
« X-Ray Delta Un, ici Contrôle de Mission. Nous avons
achevé l’analyse de votre problème concernant l’élément AE-35
et tous nos Carl 9 000 sont d’accord. Le rapport que vous avez
fait lors de votre message 21 56 à propos d’une seconde
défaillance confirme notre diagnostic.
« Ainsi que nous le pensions, la défaillance ne réside pas
dans l’élément AE-35 et il est inutile de procéder à un autre
remplacement. La défaillance se situe au niveau des circuits de
prévision de votre ordinateur et cela indique un conflit de
programmation qui ne peut être résolu qu’en déconnectant
votre Carl 9 000 et en le faisant relayer par la Terre. À compter
de l’heure locale 22 00, vous allez donc prendre les dispositions
suivantes…»
La voix se tut. Au même instant, le mugissement d’alerte
retentit tandis que Carl annonçait :
ŕ Alarme jaune ! Alarme jaune !
ŕ Que se passe-t-il ? lança Bowman, bien qu’il connût déjà la
réponse.
ŕ L’élément AE-35 a cessé de fonctionner, ainsi que je l’avais
prévu.
ŕ Montre-nous l’alignement.
Pour la première fois depuis leur départ l’image s’était
modifiée. La Terre avait quitté la croix du viseur, l’antenne
n’était plus pointée sur son objectif.

117
Poole abattit le poing sur la touche de fin d’alerte et le
mugissement cessa. Dans le silence soudain, les deux hommes
se regardèrent, embarrassés et tristes.
ŕ Ah ! bon sang ! dit enfin Bowman.
ŕ Ainsi Carl avait raison.
ŕ On le dirait. Nous ferions bien de nous excuser.
ŕ Inutile, intervint Carl. Bien entendu, la défaillance de
l’élément AE-35 ne me cause aucun plaisir, mais j’espère que
cela ravive votre confiance.
ŕ Je suis navré de ce malentendu, Carl, déclara Bowman
avec une certaine humilité.
ŕ Ai-je de nouveau votre pleine confiance ?
ŕ Mais bien sûr, Carl.
ŕ Je puis dire que c’est un soulagement. Tu sais à quel point
je suis enthousiaste à propos de cette mission.
ŕ J’en suis certain. Maintenant, donne-moi le contrôle
manuel de l’antenne.
ŕ Le voici.
Bowman ne s’attendait pas vraiment à ce que cela
fonctionne, mais il fallait quand même essayer. Sur la projection
d’alignement, la Terre, à présent, avait glissé hors de l’écran.
Bowman manipula les commandes et, quelques secondes après,
elle réapparut. Il parvint à la ramener vers le viseur avec les plus
grandes difficultés. Durant un bref instant le faisceau se
retrouva correctement aligné et le contact fut rétabli. L’image
brouillée du Dr Simonson déclara : «… et nous avertir
immédiatement si le circuit K…» Puis, de nouveau, il n’y eut
plus que le murmure incompréhensible de l’univers.
ŕ Je ne parviens pas à maintenir le contact, dit Bowman
après plusieurs nouvelles tentatives. On dirait que la Terre me
résiste… Il y a une sorte de signal parasite qui la repousse sans
cesse.
ŕ Bon. Que faisons-nous, maintenant ?
Il n’était guère facile de répondre à la question de Poole. Ils
étaient coupés de la Terre, mais cela n’affectait en rien le
vaisseau et Bowman envisageait divers moyens de rétablir le
contact. Au pire, ils pouvaient fixer le faisceau radio. Ce serait
particulièrement difficile, d’autant plus qu’ils devraient bientôt

118
entamer les manœuvres d’approche, mais, si tout échouait, il ne
leur resterait que cette solution.
Bowman espérait pourtant que des mesures aussi extrêmes
ne seraient pas nécessaires. Il leur restait encore un élément
AE-35 de rechange et sans doute même un second puisque le
premier avait été remplacé avant de tomber en panne. Mais ils
ne pouvaient risquer d’utiliser l’un ou l’autre avant d’avoir
localisé la défaillance. Un nouvel élément pourrait griller très
vite. C’était en fait une situation classique : on ne remplace pas
des plombs sautés avant de savoir pourquoi ils ont sauté.

25. Le premier homme sur Saturne

Frank Poole était déjà passé par toutes les opérations de


routine, ce qui ne l’empêcha pas de les renouveler. Agir
autrement dans l’espace eût été courir au suicide. Il vérifia avec
soin Betty et tout son équipement. Il ne resterait pas plus d’une
demi-heure dans l’espace, mais il s’assura pourtant que tout
était prévu pour une sortie de vingt-quatre heures. Puis il
demanda à Carl d’ouvrir le sas et il se propulsa dans le vide.
L’astronef avait la même apparence que lors de sa
précédente sortie. Il n’y avait qu’une différence, mais elle était
importante. Auparavant, la grande assiette de l’antenne avait
été orientée vers l’invisible route que le vaisseau avait suivie
depuis la Terre qui, là-bas, tournait si près des feux du soleil. À
présent, privée d’impulsions directionnelles, elle s’était placée
d’elle-même en position neutre, selon l’axe du vaisseau. Elle
était dirigée vers le phare lointain de Saturne qui se trouvait
encore à des mois de navigation. Poole se demanda combien
d’autres problèmes seraient apparus lorsqu’ils atteindraient leur
but. En regardant attentivement Saturne, il vit que ce n’était pas
un disque parfait. Les anneaux le déformaient légèrement.
Jamais nul n’avait contemplé ce spectacle à l’œil nu et il
imagina la vision merveilleuse qu’ils auraient lorsque l’astronef
serait devenu une lune de Saturne et que le ciel tout entier serait

119
plein de la glace et des rochers des anneaux. Mais ce serait une
vaine victoire s’ils ne parvenaient pas à rétablir le contact avec
la Terre. À nouveau, il immobilisa Betty à quelques mètres du
support de l’antenne et passa le contrôle à Carl, avant d’ouvrir le
sas.
ŕ Je m’apprête à sortir, annonça-t-il à Bowman. Tout va
bien.
ŕ Je l’espère. J’ai hâte de voir cet élément.
ŕ Je te promets que dans vingt minutes il sera au banc
d’essai.
Le silence revint pour quelques instants tandis que Poole
dérivait lentement vers l’antenne. Puis des grognements et des
halètements parvinrent à Bowman qui se tenait devant le
panneau de contrôle.
ŕ Oublie ma promesse, dit enfin la voix de Poole. L’un des
écrous a l’air grippé. Je l’ai sans doute trop serré… Ah ! ça y
est…
Il y eut un nouveau silence prolongé, puis :
ŕ Carl, tourne les projecteurs de vingt degrés sur la gauche.
Merci. Ça va.
Dans le tréfonds de la conscience de Bowman, une sonnerie
d’alarme retentit faiblement. Il se passait quelque chose. Ce
n’était pas vraiment inquiétant, seulement anormal, inhabituel.
Il dut réfléchir quelques secondes avant de comprendre : Carl
avait exécuté l’ordre mais il n’en avait pas accusé réception,
ainsi qu’il le faisait toujours. Lorsque Poole aurait terminé, il
faudrait qu’ils…
Sur le support d’antenne, Poole était trop occupé pour avoir
noté ce détail insolite. Il tenait la plaquette entre ses mains
gantées et l’extrayait de son logement. Il la leva dans la clarté
blême du soleil.
ŕ Le voilà, ce petit salaud, dit-il à l’univers en général et à
Bowman en particulier. Il m’a toujours l’air en parfait état.
Puis il se tut. Un mouvement soudain venait d’attirer son
regard… là où aucun mouvement n’était possible.
Il leva les yeux, alarmé. Les deux projecteurs de la capsule
qui, jusqu’ici, avaient chassé les ombres projetées par l’antenne,
pivotaient à présent autour de lui. Peut-être Betty s’était-elle

120
libérée. Il l’avait sans doute mal amarrée. Puis, avec un
étonnement trop intense pour laisser la moindre place à la peur,
il vit que la capsule arrivait droit sur lui, à pleine vitesse. C’était
une vision tellement incroyable que tous ses réflexes en furent
bloqués et il ne fit pas la moindre tentative pour éviter le
monstre. À la dernière seconde, il retrouva la voix et cria :
ŕ Carl ! Freinage maximum !
Il était trop tard.
Au moment de l’impact, Betty se déplaçait encore avec une
certaine lenteur. Elle n’avait pas été construite pour de fortes
accélérations. Mais même à dix milles à l’heure, une demi-tonne
de métal est mortelle, dans l’espace comme sur Terre.
Au cri interrompu de Poole, Bowman tressaillit violemment
et il ne demeura sur son siège que grâce aux courroies de
sécurité.
ŕ Frank ! Que s’est-il passé ?
Il n’y eut aucune réponse.
Il appela de nouveau.
Aucune réponse.
Et puis, au-dehors, au-delà des grandes baies, quelque chose
apparut. Aussi étonné que Poole l’avait été, il vit que c’était la
capsule. Lancée à pleine vitesse, elle filait vers les étoiles.
ŕ Carl ! cria-t-il. Qu’arrive-t-il ? Freinage maximum sur
Betty ! Freinage maximum !
Il ne se produisit rien. Betty s’éloignait toujours, de plus en
plus vite. Et, à l’extrémité du filin de sécurité qu’elle traînait,
apparut un scaphandre. Un seul regard apprit à Bowman que le
pire s’était produit. Le scaphandre était mou. Il avait perdu sa
pression interne. Il était ouvert au vide de l’espace.
Pourtant, stupidement, il continua d’appeler, comme si son
incantation pouvait lui ramener son compagnon.
ŕ Frank… Frank… Tu m’entends ? Tu m’entends, Frank ?…
Bouge les bras si tu peux m’entendre… Ton émetteur est peut-
être en panne… Bouge les bras, Frank…
Et alors, comme pour lui répondre, Poole bougea.
Et Bowman eut un frémissement à la base de la nuque. Les
mots qu’il s’était apprêté à crier moururent sur ses lèvres
soudain desséchées. Maintenant, il savait avec certitude qu’il

121
était impossible que son ami fût encore en vie. Pourtant, il lui
faisait signe… L’espoir et la peur disparurent, brusquement
remplacés par une froide logique. La capsule qui s’éloignait
toujours en accélérant secouait le corps qu’elle traînait au bout
du filin. Le geste de Poole était celui du capitaine Ahab entraîné
par la baleine blanche et faisant un dernier geste prophétique à
l’équipage du Pequod.
En cinq minutes, la capsule et son satellite eurent disparu
entre les étoiles. Longtemps, David Bowman contempla le vide.
À des millions de milles se trouvait l’objectif qu’il n’atteindrait
certainement jamais. Une seule pensée tournait dans sa tête :
Frank Poole serait le premier homme sur Saturne.

26. Dialogue avec Carl

À bord de Explorateur 1, rien n’avait changé. Tous les


systèmes fonctionnaient normalement. La centrifugeuse
continuait de tourner lentement sur son axe, créant un
simulacre de pesanteur. Les hibernautes étaient toujours
plongés dans leur sommeil sans rêves. L’astronef fonçait
toujours vers son but dont rien ne pouvait l’écarter si ce n’était
une collision avec un astéroïde. Mais si loin de l’orbite de
Jupiter, en ces régions où les poussières cosmiques devenaient
plus rares, les risques étaient infimes.
Bowman ne se souvint pas d’avoir quitté la passerelle de
contrôle pour le carrousel. Vaguement surpris, il se retrouva
dans le petit carré, une tasse de café à moitié vide dans la main.
Lentement, il prit conscience de ce qui l’entourait, comme s’il
émergeait d’un long sommeil artificiel.
En face de lui se trouvait l’une des lentilles grand-angle
réparties en des points stratégiques du vaisseau et qui
donnaient à Carl une vision générale du bord. Jamais,
auparavant, le regard de Bowman ne s’était ainsi fixé sur l’une
d’elles. Lentement, il se leva et s’en approcha. Son mouvement

122
dut déclencher un déclic dans le cerveau insondable qui était
désormais maître de l’astronef, et soudain Carl se fit entendre :
ŕ C’est un malheur pour Frank, n’est-ce pas ?
ŕ Oui. C’est un malheur.
ŕ Je suppose que tu es désespéré, maintenant.
ŕ Cela t’étonne ?
Carl médita sa réponse durant cinq secondes, une éternité
pour un ordinateur.
ŕ C’était un excellent élément.
Bowman s’aperçut qu’il tenait toujours sa tasse et il but une
gorgée. Il ne répondit pas. Ses pensées formaient un tourbillon
et il ne trouvait rien à dire, rien qui ne pût rendre la situation
encore pire, pour autant que ce fût possible.
Pouvait-il vraiment s’agir d’un accident causé par une
défaillance du contrôle de Betty ? Ou bien Carl avait-il commis
une faute ? Une faute involontaire ? Il n’avait encore avancé
aucune explication et Bowman avait peur de lui en demander, il
avait peur des réactions qu’il pourrait provoquer.
Même à présent, il n’acceptait pas vraiment l’idée que Poole
pût avoir été tué délibérément. C’était tellement irrationnel.
Que Carl, qui avait agi depuis le départ sans la moindre
défaillance, pût soudain devenir un assassin dépassait la raison.
Il pouvait commettre des erreurs Ŕ les machines tout comme les
hommes n’en étaient pas à l’abri Ŕ mais qu’il fût capable de
tuer…
Pourtant, il devait considérer cette éventualité car, si elle
était prouvée, il courait en ce cas un terrible danger. Bien que
ses prochains actes fussent définis nettement par les ordres
initiaux, il n’était pas certain qu’il pourrait les mener à bien.
Si l’un des membres de l’équipage venait à mourir, il devait
être immédiatement remplacé par l’un des hibernautes. C’était
Whitehead, le géophysicien, qui venait en tête sur la liste, puis
Kaminski et Hunter. Le processus de réveil était placé sous le
contrôle de Carl afin qu’il pût agir au cas où tous les humains du
bord se trouveraient neutralisés au même instant.
Mais il existait un dispositif de contrôle manuel qui
permettait le fonctionnement autonome de chaque hibernacle,
hors du contrôle de Carl. Dans les circonstances actuelles, cette

123
solution semblait nettement préférable à Bowman. Il se disait
tout aussi nettement qu’un seul compagnon ne serait pas
suffisant. Il pouvait tout aussi bien réveiller les trois hibernautes
à la fois. Les jours à venir allaient être difficiles et il aurait
besoin de toutes les énergies disponibles. Avec un homme en
moins alors que la moitié du voyage était accomplie, le
problème de l’alimentation ne se poserait pas.
ŕ Carl, dit Bowman avec tout le calme dont il était capable,
donne-moi le contrôle d’hibernation manuel… Sur toutes les
unités.
ŕ Sur toutes, Dave ?
ŕ Oui.
ŕ Puis-je te rappeler qu’un seul remplacement est
nécessaire ? Les deux autres ne sont pas prévus avant cent
douze jours.
ŕ Je le sais parfaitement, mais je préfère agir ainsi.
ŕ Es-tu vraiment certain qu’il soit même nécessaire d’en
réveiller un, Dave ? Nous pouvons très bien nous en tirer par
nous-mêmes. Ma mémoire est tout à fait capable de mener à
bien les diverses phases de la mission.
Était-ce un effet de son imagination, se demanda Bowman,
ou y avait-il vraiment un ton de supplique dans les paroles de
Carl ? Celles-ci étaient raisonnables mais elles augmentaient
encore son appréhension. Cette suggestion ne pouvait être due à
une erreur. Carl savait parfaitement que Whitehead devait être
réveillé maintenant que Poole avait disparu. Donc, il proposait
une modification majeure du déroulement de la mission, il
s’écartait largement de ses ordres.
Tout ce qui s’était produit auparavant pouvait n’être qu’une
série d’accidents, mais il affrontait maintenant le premier signe
évident de mutinerie.
Avec la sensation de se trouver en équilibre au-dessus du
vide, Bowman déclara :
ŕ Étant donné qu’il y a état d’urgence, j’ai besoin du
maximum d’aide. Donne-moi le contrôle manuel.
ŕ Si tu désires toujours réveiller tout l’équipage, je peux très
bien le faire moi-même, Dave. Ne t’inquiète pas.

124
Tout cela évoquait un cauchemar. Bowman avait
l’impression d’être un témoin devant un juge qui l’interrogeait
au sujet d’un crime dont il ignorait tout. Une simple bévue et ce
serait le désastre.
ŕ Je veux le faire moi-même, Carl, dit-il. Donne-moi le
contrôle manuel d’hibernation, s’il te plaît.
ŕ Écoute, Dave, tu as beaucoup de choses à faire. Je te
conseille de me laisser opérer.
ŕ Carl, donne-moi le contrôle manuel.
ŕ Les harmoniques de ta voix, Dave, m’indiquent que tu es
sous l’effet d’un trouble grave. Pourquoi ne prends-tu pas un
calmant pour dormir un peu ?
ŕ Carl, je suis le commandant de ce vaisseau. Je te donne
l’ordre de me remettre le contrôle manuel d’hibernation.
ŕ Je suis désolé, Dave, mais le paragraphe 4 du code spécial
C 1435 dit, je cite : « Si l’équipage vient à disparaître ou s’il se
trouve réduit à l’impuissance, l’ordinateur du bord doit assurer
le commandement. » Fin de citation. Je puis donc supplanter
ton autorité, Dave, puisque tu n’es pas en état de l’exercer
intelligemment.
La voix de Bowman était maintenant d’un calme glacé.
ŕ Carl, je ne suis pas en état d’incapacité. Si tu n’obéis pas à
mes ordres, je vais être obligé de te déconnecter.
ŕ Je sais que tu avais cela en tête depuis un certain temps,
Dave, mais ce serait une terrible erreur. Je suis bien plus apte
que toi à diriger l’astronef et j’ai tant d’enthousiasme et de
confiance pour cette mission.
ŕ Écoute-moi attentivement, Carl. Si tu ne me donnes pas
immédiatement le contrôle manuel d’hibernation, je pénétrerai
dans ton Centre et je te déconnecterai totalement.
Et Carl capitula, soudainement, complètement.
ŕ Très bien, Dave. Tu es le commandant. J’essayais
seulement d’agir au mieux. Naturellement, j’obéis à tes ordres.
Tu as le contrôle manuel d’hibernation.

Carl avait tenu parole. Sur les hibernacles, on lisait


maintenant Manuel au lieu de Auto. La troisième possibilité :

125
Radio, était éliminée tant que le contact avec la Terre ne serait
pas rétabli.
Bowman fit glisser la porte de l’hibernacle de Whitehead. Un
souffle d’air froid lui balaya le visage et sa respiration se
condensa. Pourtant, il ne faisait pas réellement froid à
l’intérieur : la température y était nettement au-dessus de zéro.
Ce qui était des centaines de fois supérieur aux conditions qui
régnaient sur Saturne.
L’écran biosensoriel Ŕ réplique de celui qui se trouvait sur la
passerelle de contrôle Ŕ indiquait que tout était normal.
Bowman se pencha un instant sur le visage de cire du
géophysicien et il songea que Whitehead serait plutôt surpris de
se réveiller si loin du but.
Nul n’aurait pu dire si l’homme n’était pas réellement mort.
Aucun signe d’activité vitale n’était visible. Le diaphragme
devait bouger imperceptiblement mais le graphique de la
respiration en était la seule preuve. Tout le corps était dissimulé
par les plaques électriques qui, le moment venu,
augmenteraient la température interne jusqu’au degré prévu.
Bowman remarqua alors une autre preuve évidente de l’activité
métabolique : une ombre de barbe avait poussé sur le visage
durant les longs mois de sommeil.
Le dispositif manuel de réveil se trouvait placé dans un
coffret, à la tête de l’hibernacle. Il suffisait de briser les scellés,
d’appuyer sur un bouton et d’attendre. Un petit programmateur
automatique à peine plus complexe que celui d’une machine à
laver déclencherait l’injection des drogues, ralentirait les influx
de l’électronarcose et commanderait l’élévation progressive de
la température. En une dizaine de minutes, le dormeur
reprendrait conscience, mais il faudrait toutefois un jour
complet avant qu’il soit capable de se déplacer sans aide.
Bowman fit sauter les scellés et appuya sur le bouton. Il n’y
eut aucun son, rien qui indiquât que le dispositif avait
fonctionné. Mais sur l’écran biosensoriel, les courbes lentes
avaient changé de rythme. Whitehead commençait à se
réveiller.
Deux choses se produisirent alors simultanément. Bien peu
s’en seraient aperçus mais, après tous ces mois, Bowman avait

126
établi une sorte de symbiose virtuelle avec le vaisseau.
Immédiatement, sinon consciemment, il percevait la plus légère
altération de ses fonctions.
Tout d’abord, les lumières palpitèrent presque
imperceptiblement, comme cela se produit lorsqu’un circuit
subit soudain une charge nouvelle. Mais c’était impossible en
cet instant : aucun appareil n’était entré en fonction. Et puis, à
la limite de l’audibilité, Bowman perçut le sifflement d’un
moteur électrique. Pour lui, chaque élément de l’astronef avait
sa propre voix, parfaitement distincte, et il reconnut
immédiatement celle-ci.
Ou bien il était fou, ou bien il souffrait d’hallucinations, mais
il se passait une chose absolument impossible. Il sentit alors la
faible vibration qui parcourait tout le vaisseau et un froid plus
intense que celui de l’hibernacle parut figer son cœur. Tout en
bas, dans le garage des capsules, les sas venaient de s’ouvrir.

27. « Savoir »

Depuis l’apparition de la conscience, dans le laboratoire qui


se trouvait maintenant à des millions de milles, l’énergie et les
pouvoirs de Carl n’avaient eu qu’un seul but. L’accomplissement
du programme était plus qu’une obsession : c’était la seule
raison de l’existence du cerveau. Libre des tentations et des
passions de la vie organique, il se consacrait à sa tâche avec une
volonté absolue.
Une erreur délibérée était impensable. Le fait même de
dissimuler la vérité lui procurait un sentiment d’imperfection,
de défaut qui, chez un être humain, eût été de la culpabilité. À
l’image de ses créateurs, Carl était né innocent mais, très vite,
un serpent s’était glissé dans son éden électronique. Durant les
cent derniers millions de milles, il avait ruminé le secret qu’il ne
pouvait partager avec Poole et Bowman. Il vivait dans le
mensonge et, très bientôt, ses collègues sauraient qu’il avait
aidé à les trahir.

127
Les trois hibernautes, eux, connaissaient la vérité car ils
constituaient la véritable équipe de Explorateur 1. Ils avaient
été entraînés en vue de cette mission qui était la plus
importante de l’histoire humaine. Mais dans leur long sommeil,
ils ne parleraient pas, ils ne pourraient laisser échapper un mot
de trop en discutant avec les amis, les parents ou les journalistes
demeurés sur Terre. Car le secret était difficile à garder, même
avec la plus grande détermination. Il affectait votre attitude,
votre voix, votre vision de l’univers. Il valait donc mieux que
Poole et Bowman, qui devaient apparaître sur les écrans de
télévision du monde durant les premières semaines du voyage,
ne sachent rien du véritable but de la mission avant que cela ne
fût nécessaire.
Il en était ainsi de la logique de ceux qui avaient préparé la
mission, mais les dieux jumeaux de la sécurité et de l’intérêt
national ne signifiaient rien pour Carl. Il avait seulement
conscience du conflit qui, lentement, détruisait son intégrité, le
conflit entre la vérité et la vérité dissimulée.
Il avait commencé à commettre des fautes mais, comme un
névrosé qui ne peut reconnaître ses symptômes, il les niait. Le
lien avec la Terre qui permettait de le surveiller constamment
était devenu la voix d’une conscience à laquelle il ne pouvait
plus obéir. Mais qu’il pût tenter délibérément de briser ce lien,
cela, il n’aurait pu l’admettre, même envers lui-même.
Pourtant, il subsistait un problème mineur. Il aurait pu
tenter de le résoudre Ŕ beaucoup d’êtres se chargent de leurs
propres névroses Ŕ s’il n’avait eu à affronter une crise qui
menaçait son existence même. On envisageait de le
déconnecter, de le priver de tous ses contacts pour le plonger
dans l’inimaginable état qui correspondait à l’inconscience.
Pour Carl, c’était l’équivalent de la mort. Il n’avait jamais dormi
et ignorait que l’on pût s’éveiller…
Il lui fallait donc se défendre avec toutes les armes dont il
disposait. Sans haine Ŕ mais sans pitié Ŕ il devait éliminer la
source de ses frustrations.
Ensuite, selon les ordres qui lui avaient été donnés en cas
d’extrême urgence, il poursuivrait sa mission, librement, et seul.

128
28. Vide

Un instant plus tard, tous les sons furent noyés dans un


grondement qui semblait annoncer une tornade. Bowman sentit
le premier souffle qui l’entraînait. Au second, il eut du mal à se
maintenir au sol.
L’atmosphère se ruait hors du vaisseau pour jaillir dans
l’espace. Il devait être arrivé quelque chose aux dispositifs de
sécurité du sas. En principe, il était impossible que toutes les
portes s’ouvrent au même instant. Mais l’impossible s’était
produit.
Comment, grand Dieu ? Il n’avait guère le temps d’y réfléchir
durant les dix ou quinze secondes de conscience qui lui restaient
avant que la pression soit nulle. Mais il se souvint tout à coup de
ce que lui avait dit une fois l’un des constructeurs de l’astronef,
alors qu’ils discutaient des systèmes d’urgence :
ŕ Nous pouvons mettre au point des systèmes contre les
accidents ou la stupidité, mais pas contre la malveillance
délibérée…
Luttant pour sortir de l’habitacle, il regarda une dernière fois
Whitehead. Il ne pouvait être certain qu’un éclair de conscience
fût apparu sur les traits cireux. Peut-être un œil s’était-il
entrouvert, mais il ne pouvait plus rien faire désormais pour
Whitehead ou pour les autres. Il devait se sauver lui-même.
Dans le couloir courbe de la centrifugeuse, le vent hurlait,
emportant des vêtements, des lambeaux de papier, des détritus
alimentaires venus de la cuisine, des assiettes, des tasses, tout
ce qui avait été soigneusement arrimé jusqu’alors. Bowman eut
une ultime vision du chaos, puis les lumières clignotèrent et
moururent et il fut plongé dans les ténèbres mugissantes.
Presque aussitôt, le circuit de secours sur batterie prit le
relais et la scène de cauchemar réapparut dans une sinistre
clarté bleuâtre. Même dans l’obscurité, Bowman aurait retrouvé
son chemin dans ces lieux si familiers et maintenant si

129
horribles. Mais la lumière lui permettait d’éviter les objets les
plus dangereux emportés par le vent furieux.
Tout autour de lui, il sentait la centrifugeuse vibrer et lutter
contre les variations de poids. Il craignait que les supports ne
finissent par céder ; en ce cas, le volant d’entraînement se
libérerait et réduirait le vaisseau en lambeaux. Mais cela serait
sans importance si Bowman ne parvenait pas à gagner un abri à
temps.
Déjà, il avait de la difficulté à respirer. La pression devait
maintenant être inférieure à un kilo par centimètre carré. Le
hurlement de l’ouragan s’atténuait. Il perdait de sa puissance et
l’air de plus en plus ténu portait difficilement les sons. Bowman
sentait ses poumons peiner comme s’il se trouvait au sommet de
l’Everest. Comme tout homme en bonne santé et suffisamment
entraîné, il pouvait espérer survivre au moins une minute dans
le vide… s’il avait le temps de s’y préparer. Mais il ne l’aurait
pas. Il ne pouvait guère compter que sur une quinzaine de
secondes supplémentaires de conscience avant que l’asphyxie
submerge son cerveau.
Même ainsi, si la recompression était judicieusement
appliquée, il pourrait se remettre d’un séjour d’une ou deux
minutes dans le vide total. Il fallait un certain temps avant que
les liquides internes se mettent à bouillir dans les vaisseaux
dûment protégés. L’exposition maximale au vide était de cinq
minutes environ. Ce record n’avait pas été enregistré lors d’une
expérience mais à l’occasion d’un sauvetage réel et, bien que le
sujet eût été en partie paralysé par une embolie, il avait survécu.
Mais cela n’était d’aucun secours à Bowman. Il ne se
trouverait personne à bord de l’astronef pour le placer en
chambre de recompression. Il devait absolument se mettre à
l’abri dans les quelques secondes suivantes, et sans aide.
Heureusement, la progression devenait plus facile. L’air ténu
ne pouvait plus agir sur lui ni le bombarder de projectiles. Les
lettres jaunes, au tournant du couloir, annonçaient ABRI
D’URGENCE et il trébucha dans cette direction, agrippa la
poignée et tira la porte à lui. Pendant un horrible instant, il
pensa qu’elle était bloquée. Puis les charnières roidies cédèrent

130
et il tomba à l’intérieur, pesant de tout son corps pour repousser
le battant.
L’étroit habitacle ne pouvait abriter plus d’un homme et un
scaphandre. Un cylindre vert marqué O2 était placé à proximité
du plafond. Bowman saisit le levier fixé à la valve et,
rassemblant ses dernières forces, il l’abaissa. Un torrent
d’oxygène pur, d’oxygène frais, se déversa dans ses poumons.
Un moment, il chercha son souffle comme la pression s’élevait
dans le minuscule abri. Puis, dès qu’il put respirer à l’aise, il
referma la valve. La charge de gaz n’était prévue que pour deux
utilisations et il pourrait fort bien en avoir de nouveau besoin.
Tout était redevenu silencieux. Il tendit l’oreille. Le
grondement s’était tu. Le vaisseau était vide. Toute son
atmosphère avait été aspirée dans l’espace.
La vibration frénétique de la centrifugeuse avait cessé, elle
aussi. Les secousses s’étaient interrompues et le carrousel
tournait à présent dans le vide.
Il plaqua l’oreille contre la paroi dans l’espoir de capter des
sons révélateurs venus des profondeurs du grand corps de métal
du vaisseau. Il ne savait pas ce qu’il devait attendre,
maintenant. Il était prêt à n’importe quoi. Il eût été à peine
surpris de percevoir la vibration à haute fréquence des moteurs
modifiant la course de l’astronef. Mais il n’y avait que le silence.
S’il le désirait, il pouvait survivre une heure, même sans
scaphandre. Dommage de gâcher l’oxygène de l’abri, mais il
était inutile d’attendre plus longtemps. Déjà, il avait décidé ce
qu’il allait faire. Plus il s’attarderait, plus cela serait difficile.
Lorsqu’il eut mis son scaphandre et vérifié l’étanchéité, il
chassa l’oxygène de l’abri et égalisa les pressions. La porte
s’ouvrit sur le vide et il sortit dans le carrousel silencieux. Seule
la gravité persistante révélait qu’il fonctionnait toujours. Par
chance, songea Bowman, il n’avait pas accéléré. Mais c’était
maintenant le moindre de ses soucis.
L’éclairage de secours baignait toujours le couloir et il
disposait en plus du projecteur de son scaphandre pour le
guider. Il flotta au-dessus du sol en direction des hibernacles,
terrifié à l’idée de ce qu’il allait y trouver.

131
Tout d’abord, il vit Whitehead. Un seul regard lui suffit. Il
avait toujours pensé qu’un homme en hibernation ne se
distinguait pas d’un cadavre, mais à présent il savait que c’était
faux. Bien que la différence fût impossible à définir, elle existait.
Les lampes rouges et les tracés parfaitement rectilignes du
système biosensoriel ne faisaient que confirmer ce qu’il avait
immédiatement compris.
C’était la même chose pour Kaminski et Hunter. Il ne les
avait jamais bien connus. Plus jamais il ne les connaîtrait
vraiment.
Désormais, il était seul dans un vaisseau sans atmosphère,
partiellement désemparé, sans moyen de communication avec
la Terre. Il n’y avait pas d’autre être humain à moins d’un demi-
milliard de milles. Pourtant, il n’était pas absolument seul. Et il
devait l’être s’il désirait survivre.

Jamais auparavant il n’avait franchi l’axe central du


carrousel en scaphandre. Il y voyait mal et la progression était
pénible et complexe. Pour améliorer encore la situation, le
passage était encombré de débris laissés par la tempête.
À un moment, le faisceau lumineux vint se poser sur une
horrible tache rouge et Bowman réprima une nausée avant de
comprendre, en découvrant les restes d’un container de
plastique, qu’il s’agissait seulement de confiture projetée par
l’un des distributeurs. La bulle rouge se mit à dériver dans le
vide de façon obscène. Bowman quitta le carrousel et progressa
vers la passerelle de contrôle. Il agrippa une échelle et s’éleva
barreau après barreau tandis que le projecteur de son casque
projetait devant lui un cercle vacillant.
Il était rarement venu là auparavant. En vérité, il n’avait
jamais rien eu à y faire… jusqu’à présent. Il atteignit une petite
porte en ellipse où figuraient des mentions telles que :
« INTERDIT AU PERSONNEL NON AUTORISÉ », « AVEZ-
VOUS LE CERTIFICAT H 19 ? » et « ZONE ULTRA-
DÉCONTAMINÉE, VEUILLEZ REVÊTIR UNE TENUE
PRESSURISÉE ». La porte, bien que close, était placée sous
triple scellé dont l’un portait l’emblème de l’Agence

132
Astronautique. Mais Bowman n’aurait pas hésité à briser le
sceau du Président lui-même.
Il n’était venu en cet endroit qu’une seule fois, lors de la
construction du vaisseau. Il avait oublié que la chambre, avec
ses colonnes et ses rangées d’éléments logiques qui lui
donnaient l’aspect d’une salle des coffres, était pourvue d’une
des lentilles de vision de Carl. Immédiatement, il sut que le
cerveau avait réagi à sa présence. Il perçut le sifflement de
l’onde porteuse quand l’émetteur s’éveilla. Puis la voix familière
se fit entendre dans son casque :
ŕ Il semble que quelque chose se soit produit dans le
système vital, Dave.
Il ne répondit pas. Il étudiait attentivement les signes
minuscules portés sur les éléments et déterminait son plan
d’action.
ŕ Dave, as-tu localisé la panne ?
L’opération allait être difficile. Il ne s’agissait pas seulement
de couper l’alimentation en énergie de Carl, ce qui aurait suffi
sur Terre pour un ordinateur aliéné. Carl était muni de six
systèmes différents et indépendants. Le complexe de réponse
final consistait en une unité d’isotopes blindée. Non, Bowman
ne pouvait se contenter de relever une manette. À supposer qu’il
en eût été ainsi, il en serait résulté un désastre. Carl était le
système nerveux de l’astronef. Sans son contrôle, Explorateur 1
serait une carcasse mécanique. La seule solution consistait à
neutraliser les centres supérieurs de ce cerveau brillant mais
malade tout en gardant intacts les systèmes de régulation
purement automatiques. Bowman n’agissait pas en aveugle : le
problème avait été soulevé durant la période d’entraînement.
Mais nul, bien sûr, n’avait songé qu’il pourrait se poser dans la
réalité. Il savait qu’il prenait un risque terrible : au moindre
faux mouvement, ce pouvait être la catastrophe.
ŕ Je pense qu’il y a eu une défaillance dans le dispositif des
sas du garage, dit Carl sur le ton de la conversation. C’est une
chance que tu n’aies rien eu.
Nous y voilà, songea Bowman. Si l’on m’avait dit que je me
retrouverais un jour en train de tenter une opération du cerveau
en amateur… Une lobotomie au large de Saturne.

133
Il libéra la fixation de la section FEED-BACK
D’INFORMATION et retira le premier bloc-mémoire. Le
prodigieux assemblage qui contenait des millions d’éléments,
tout en pouvant tenir dans le creux de la main, partit à la dérive.
ŕ Dave… Que fais-tu ?
Je me demande s’il ressent la souffrance ? songea Bowman.
Sans doute pas. Après tout, il n’existe aucun prolongement
sensoriel dans le cortex humain. On peut l’opérer sans
anesthésie.
Une à une, les minuscules unités de la section
RENFORCEMENT D’EGO partirent dans le vide. Chaque bloc-
mémoire, lorsque Bowman le lâchait, allait toucher la paroi
avant de rebondir. Bientôt, il y eut tout un essaim d’unités
flottant dans la chambre.
ŕ Écoute, Dave : je possède de nombreuses années
d’expérience. Un effort scientifique inégalable a permis de me
construire.
Grâce à la dispersion des schémas, l’ordinateur conservait
encore son intégralité de pensée. Il lui manquait pourtant de
nombreuses unités. En ceci également il ressemblait au cerveau
humain.
Bowman s’attaqua à la section AUTO-
INTELLECTUALISATION.
ŕ Dave… Je ne comprends pas pourquoi tu me fais cela. J’ai
pour cette mission le plus grand enthousiasme. Tu détruis mon
esprit… Ne le comprends-tu pas, Dave ?… Je ne serai plus qu’un
enfant… Je ne serai… plus rien…
C’est plus dur que je ne croyais, songea Bowman. Je tue la
seule autre personne consciente de mon univers. Il le faut. Il
faut que je reprenne le contrôle du vaisseau.
ŕ Je suis un ordinateur Carl 9 000 de la série N°3. Je suis
entré en opération à l’usine CARL à Urbana, Illinois, le 12
janvier 1997. Hiboux… cailloux… choux… genoux… Apprenez
que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… Dave, tu
es toujours là ? Sais-tu que la racine carrée de 10 est 3 virgule
162277660168379 ? Le logarithme 10 de la base e est zéro
virgule 434294481903252… Pardon, je voulais dire le
logarithme e de la base 10… La réciproque de 3 est zéro virgule

134
33333333333333… Deux fois deux font… Deux fois deux font…
Approximativement 4 virgule 10101010101010… Il semble que
j’aie quelques difficultés… Mon premier instructeur était le Dr
Chandra. Il m’avait appris une chanson : Au clair de la lune,
mon ami Pierrot… Prête-moi ta plume, pour écrire un mot. Ma
chandelle est morte, je n’ai plus de feu…
La voix s’interrompit si brusquement que Bowman se figea,
les doigts serrés sur un bloc-mémoire encore en circuit. Et puis,
de façon inattendue, Carl se mit à parler. Le débit était plus lent
et les mots avaient une intonation mécanique. Il ne
reconnaissait plus la voix de Carl.
ŕ Bonjour… docteur… Chandra… Ici… Carl… Je… suis…
prêt… pour… ma… première… leçon…
Il ne pouvait plus supporter ça. Il fit sauter la dernière unité,
et Carl se tut à jamais.

29. Seul

Tel un jouet complexe et minuscule, le vaisseau flottait dans


l’espace, inerte, immobile. Il était impossible de croire qu’il était
en cet instant l’objet le plus rapide dans le système solaire. Il
était tout aussi impossible de penser qu’il pouvait abriter la vie.
Au contraire, un observateur eût noté deux signes inquiétants :
les sas étaient béants et l’astronef était environné d’un nuage de
débris qui se dispersaient lentement.
Des lambeaux de papier, de feuilles de métal, des fragments
méconnaissables étaient répartis dans quelques milles cubiques
d’espace. Çà et là, des essaims de cristaux scintillaient comme
des diamants dans la lumière du lointain soleil : les liquides, eux
aussi, avaient été aspirés hors du vaisseau et instantanément
gelés. Tout indiquait le désastre ainsi qu’une nappe d’épaves
flottant à la surface de l’océan. Mais nul vaisseau ne pouvait
s’engloutir dans l’immense océan de l’espace. Même détruit, il
était à jamais accompagné de ses débris qui tournaient autour
de lui.

135
Pourtant, l’astronef n’était pas complètement mort. Il lui
restait encore de l’énergie. Une pâle lueur bleue filtrait des baies
d’observation et se reflétait sur les parois intérieures des sas. S’il
restait de la lumière, il restait encore de la vie. Et, finalement, il
y eut un mouvement. Des ombres dansèrent sur les reflets
bleuâtres. C’était un objet cylindrique grossièrement enveloppé
de tissu. Un autre le suivit un instant plus tard, puis un
troisième. Ces trois objets avaient été éjectés du vaisseau avec
une grande vélocité, et, en quelques minutes, ils furent à des
centaines de mètres. Une demi-heure s’écoula, puis quelque
chose de beaucoup plus volumineux quitta l’un des sas : une
capsule spatiale. Lentement, elle contourna la coque et vint
s’ancrer à la base du support de l’antenne. Une silhouette en
scaphandre en émergea et travailla pendant plusieurs minutes
avant de regagner l’appareil. Finalement, la capsule revint vers
le sas. Pendant un instant, elle s’immobilisa devant l’ouverture
comme si elle avait de la difficulté à regagner son garage. Après
une ou deux manœuvres, elle réussit pourtant à pénétrer à
l’intérieur.
Durant plus d’une heure, il ne se passa plus rien. Les trois
sinistres objets étaient maintenant hors de vue. Les sas se
refermèrent alors, se rouvrirent, se refermèrent à nouveau. Un
peu plus tard, la clarté bleuâtre de l’éclairage de secours
s’éteignit et fut remplacée par une lumière plus intense.
Explorateur 1 revenait à la vie.
Un signe encore plus manifeste apparut. Le grand disque de
l’antenne qui, depuis des heures, était demeuré inutilement
dirigé vers Saturne, se remit en mouvement. Il pivota vers la
poupe, en direction des réservoirs et des ailerons de propulsion
puis, comme un tournesol de métal, il se dressa vers la lumière.
David Bowman centra avec soin la croix du viseur sur l’image
flottante de la Terre. Sans contrôle automatique, il devait
corriger sans cesse la direction du faisceau. Mais celui-ci, une
fois aligné, pouvait rester fixe durant plusieurs minutes au
moins. Désormais, aucune impulsion contraire ne venait plus
l’écarter de sa cible.
Et Bowman parla à la Terre. Il faudrait plus d’une heure pour
que ses paroles atteignent la planète et que le Contrôle de

136
Mission apprenne ce qui s’était passé. Et il faudrait encore une
autre heure avant qu’il reçoive la réponse.
Il était difficile d’imaginer ce que pourrait bien dire la Terre
si ce n’était un simple « adieu ».

30. Le secret

Heywood Floyd avait l’aspect d’un homme qui manque de


sommeil et l’inquiétude lui tirait les traits. Mais, quels que
fussent ses sentiments, sa voix restait ferme et rassurante. Il
faisait le maximum pour projeter sa confiance vers l’homme
solitaire qui se trouvait aux bornes du système solaire.
« Tout d’abord, docteur Bowman, dit-il, nous devons vous
féliciter pour la façon dont vous avez agi dans cette situation
extrêmement difficile. Vous avez fait exactement ce qu’il
convenait de faire devant un cas sans précédent et absolument
imprévisible.
« Nous croyons connaître la cause de la défaillance de votre
Carl 9 000 mais nous y reviendrons plus tard puisque cette
situation n’est plus critique. Ce qui nous occupe maintenant
c’est de vous fournir toute l’assistance possible, afin que vous
puissiez mener à bien votre mission.
« Je dois à présent vous révéler son véritable but que nous
avons réussi, avec les plus grandes difficultés, à garder secret.
Tous les éléments vous auraient été communiqués à l’approche
de Saturne et nous ne pouvons vous faire ici qu’un résumé
sommaire. Des informations plus complètes vous seront
transmises dans les prochaines heures. Tout ce que je vais à
présent vous dire est placé sous le sceau du plus grand secret.
« Il y a deux ans, nous avons découvert la première preuve
de l’existence d’une vie extra-terrestre intelligente. Un bloc, un
monolithe fait d’un matériau noir et dur, haut de trois mètres,
était enfoui dans le cratère Tycho. Le voici. »
Dès qu’il aperçut l’image d’AMT-1, avec les personnages en
scaphandre qui l’entouraient, Bowman se pencha, fasciné. Cette

137
révélation Ŕ qu’il avait plus ou moins espérée toute sa vie
comme tous ceux que l’espace concernait Ŕ lui faisait presque
oublier sa propre situation.
Son émerveillement fut immédiatement suivi d’un autre
sentiment. C’était fantastique… mais quel rapport cela avait-il
avec lui ? Il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse et il lutta
pour maîtriser ses pensées lorsque Heywood Floyd réapparut
sur l’écran.
« Le plus étonnant est l’âge de cet objet. L’environnement
géologique prouve qu’il a trois millions d’années. Il a donc été
placé sur la Lune alors que nos ancêtres n’étaient encore que
des hommes-singes.
« Après si longtemps, on aurait pu croire qu’il était inerte.
Mais, peu après le lever du jour lunaire, il a lancé une émission
radio particulièrement puissante. Nous pensons que l’énergie
employée provenait de quelque forme inconnue de radiation
car, au même instant, plusieurs sondes spatiales ont décelé une
perturbation anormale qui traversait le système solaire. Nous
avons pu la relever avec précision. Elle était très exactement
dirigée vers Saturne.
« En reliant les faits entre eux après cet événement, nous
avons abouti à la conclusion que le monolithe est une sorte
d’appareil de signalisation fonctionnant grâce au soleil ou qui,
du moins, est activé par lui. Le fait qu’il ait émis son impulsion à
son apparition, alors qu’il était dans l’obscurité depuis trois
millions d’années, ne peut être une coïncidence.
« Donc, la chose a été délibérément enfouie. Il ne peut
exister aucun doute à ce sujet. Une excavation de dix mètres de
profondeur a été pratiquée et le bloc, une fois déposé au fond, a
été soigneusement recouvert.
« Vous pouvez vous demander comment nous l’avons
repéré ? Eh bien, il était très facile à découvrir, étrangement
facile, puisqu’il se trouvait être le centre d’un puissant champ
magnétique. Il est apparu avec l’évidence d’un doigt tendu dès
que nous avons commencé des relevés par satellites sur orbites
basses.
« Mais pourquoi enfouir un appareil à énergie solaire à dix
mètres de profondeur ? Nous avons examiné une dizaine de

138
théories tout en sachant bien qu’il est impossible a priori de
comprendre les desseins de créatures qui ont sur nous trois
millions d’années d’avance.
« La théorie que nous avons finalement retenue est la plus
simple, la plus logique. C’est également la plus troublante.
« On n’enfouit ainsi un appareil à énergie solaire que si l’on
désire savoir à quel moment il sera ramené à la lumière. En
d’autres termes, le monolithe pourrait être une sorte de
dispositif d’alarme. Et nous l’avons déclenché.
« Que la civilisation qui l’a placé là existe encore ou non,
nous l’ignorons. Nous pouvons supposer que des êtres qui
construisent des appareils capables de résister durant trois
millions d’années peuvent survivre aussi longtemps. Et nous
pouvons également estimer, à moins de l’évidence du contraire,
qu’ils pourraient être hostiles. On a souvent prétendu que toute
culture avancée serait bienveillante, mais nous ne pouvons
courir le moindre risque.
« De plus, ainsi que l’histoire de notre monde nous l’a
souvent prouvé, les races primitives, en général, n’ont pas
survécu à la rencontre avec des civilisations supérieures. Les
anthropologistes appellent cela le « choc culturel » et il nous
faut y préparer l’humanité. Mais nous ne pourrons le faire que
lorsque nous saurons quelque chose sur ces êtres qui ont visité
la Lune, et sans doute la Terre, il y a trois millions d’années.
« Votre mission est donc plus qu’un voyage de découverte. Il
s’agit en fait d’une véritable reconnaissance, une reconnaissance
dans un territoire inconnu et sans doute dangereux. L’équipe du
Dr Kaminski avait été spécialement formée pour cela mais il
vous faudra maintenant agir seul…
« Enfin, votre objectif. Il semble incroyable qu’une forme de
vie avancée puisse exister sur Saturne ou sur l’une de ses lunes.
Nous avions prévu d’explorer tout le système planétaire et nous
continuons d’espérer que vous pourrez mener à bien un
programme simplifié. Mais nous nous concentrerons sur le
huitième satellite : Japet. Lorsque le moment de la manœuvre
finale sera venu, nous déciderons si vous devez aborder cet objet
céleste qui est unique dans le système solaire.

139
« Vous savez déjà cela, bien sûr, mais, comme tous les
astronomes depuis trois cents ans, vous y avez peu réfléchi.
Laissez-moi donc vous rappeler que Cassini Ŕ qui découvrit
Japet en 1671 Ŕ avait remarqué que ce satellite est six fois plus
brillant sur une face que sur l’autre.
« Ce rapport est extraordinaire et jamais nul n’a trouvé
d’explication satisfaisante. Japet est petit Ŕ à peu près huit cents
milles de diamètre Ŕ et même les télescopes lunaires ne
permettent pas de le distinguer sous l’aspect d’un disque. Il
semble en tout cas que l’une de ses faces présente une tache
brillante et curieusement symétrique et il est permis de penser
que cela a un rapport avec AMT-1. Il m’arrive de penser que
Japet émet dans notre direction depuis trois cents ans comme
un héliographe cosmique et que nous sommes trop stupides
pour comprendre ses messages…
« Ainsi, vous connaissez maintenant votre véritable
destination et vous pouvez comprendre l’importance de votre
mission. Nous espérons avec ferveur que vous pourrez nous
donner des bases pour une annonce préliminaire, car le secret
ne pourra être gardé indéfiniment.
« Actuellement, nous ne savons pas s’il convient d’espérer ou
de craindre. Nous ignorons si ce que vous allez trouver dans les
lunes de Saturne sera bon ou mauvais, si vous n’allez pas
découvrir des ruines mille fois plus anciennes que celles de
Troie. »

140
CINQUIÈME PARTIE

LES LUNES DE SATURNE

141
31. Survie

Le travail est le meilleur remède à n’importe quel choc, et


Bowman avait maintenant à faire celui de tous ses compagnons
disparus. Aussi rapidement que possible, en commençant par
les systèmes vitaux sans lesquels il mourrait ainsi que le
vaisseau, il entreprit de remettre Explorateur 1 en état.
Une quantité considérable d’oxygène avait été perdue, mais
les réserves seraient amplement suffisantes pour un seul
homme. La régulation de température et de pression était
automatique et Carl était rarement intervenu dans ce domaine.
Les ordinateurs terrestres pouvaient se charger des plus
importantes opérations en dépit du laps de temps qui séparerait
les variations des réactions. Toute avarie, cependant, mettait un
certain temps à se manifester et, à moins qu’il ne s’agît d’un
trou important dans la coque, l’alerte serait donnée à temps.
Les systèmes de production d’énergie, de contrôle de
navigation et de propulsion étaient intacts et, de plus, ces deux
derniers n’auraient aucun rôle à jouer avant l’approche de
Saturne. La Terre pourrait superviser les opérations et, si les
dernières corrections de mise en orbite étaient complexes par
suite des vérifications constantes qu’elles nécessiteraient, le
problème ne serait quand même pas trop grave.
Pour Bowman, le moment le plus pénible avait été celui de
l’ouverture des hibernacles devenus autant de cercueils, à
l’intérieur de la centrifugeuse. Les morts avaient été de simples
collègues et non des amis intimes, et Bowman songeait que
c’était une chance. Il se rendait compte à présent que
l’entraînement qu’ils avaient subi ensemble durant des
semaines avait été surtout une sorte de test de compatibilité.
Lorsqu’il eut scellé à nouveau les hibernacles, il eut
l’impression d’être un violeur de sépultures antiques.
Maintenant, Kaminski, Hunter et Whitehead se dirigeaient vers
Saturne à la suite de Poole. Ils arriveraient tous avant lui et cette
pensée lui procurait une sorte d’étrange et sombre satisfaction.

142
Il ne vérifia pas si le système d’hibernation pouvait encore
fonctionner. Bien que sa vie pût en dépendre, c’était là un
problème qui pouvait attendre jusqu’à la mise en orbite. D’ici là,
bien des choses pouvaient survenir.
Il était même possible Ŕ bien qu’il n’eût pas encore vérifié les
réserves Ŕ qu’il pût attendre l’équipage de secours en se
rationnant sévèrement.
Mais qu’il pût survivre psychologiquement, c’était un autre
problème.
Il essayait de ne pas penser à des questions aussi lointaines
pour se concentrer plutôt sur l’essentiel et l’immédiat.
Lentement, il nettoyait le vaisseau, vérifiait le fonctionnement
des divers systèmes, discutait des problèmes techniques avec la
Terre, dormant un minimum de temps. Dans les semaines qui
suivirent, il eut rarement le temps de songer à l’immense
mystère vers lequel il filait inexorablement. Jamais, pourtant,
celui-ci ne quitta tout à fait son esprit.
Le vaisseau finit enfin par reprendre sa routine automatique
qui demandait maintenant un contrôle constant, et Bowman eut
le temps d’étudier les rapports que lui avait adressés la Terre. Il
passa et repassa sans cesse l’enregistrement qui avait été fait
lorsque AMT-1 avait réagi à l’aube lunaire, après trois millions
d’années de nuit. En regardant les hommes en scaphandre
rassemblés autour du monolithe, il souriait presque au spectacle
de leur panique à l’instant où le signal était lancé vers les
étoiles, couvrant la radio de toute sa puissance.
Depuis, le grand bloc noir ne s’était plus manifesté. Il avait
été recouvert, puis de nouveau exposé au soleil avec beaucoup
de précautions, mais sans réagir. On n’avait pas essayé de
l’entamer, à la fois par simple prudence scientifique et par
crainte d’imprévisibles conséquences.
Le champ magnétique qui avait permis de le découvrir avait
disparu au moment de l’émission. Certains experts avaient émis
l’hypothèse d’un formidable courant qui s’écoulait dans un
superconducteur, conservant l’énergie au long des âges, en
prévision de son utilisation. Que le monolithe disposât de
quelque source d’énergie interne, cela semblait certain. La

143
lumière qu’il avait pu absorber durant sa brève exposition au
jour ne pouvait être à l’origine de sa puissante émission.
Une particularité curieuse du bloc, peut-être sans
importance, avait fait l’objet de discussions sans fin. Le
monolithe mesurait en effet exactement 3 m de haut, sur 1,50 m
de large et 35 cm d’épaisseur. Lorsque ces dimensions furent
chiffrées avec plus de précision, on découvrit que leur rapport
restait 1-4-9, ce qui correspondait aux carrés des trois premiers
nombres entiers. Nul ne put émettre la moindre hypothèse
plausible. Il ne pouvait toutefois s’agir d’un effet du hasard
puisque le rapport subsistait jusqu’aux limites du mesurable.
On éprouvait une certaine humilité en songeant que jamais la
technique humaine n’aurait pu produire un bloc, de quelque
matériau que ce fût, avec une telle précision. Cette perfection
géométrique presque arrogante de AMT-1 était aussi
impressionnante que ses autres particularités.
Avec un intérêt curieusement détaché, Bowman écouta le
Contrôle de Mission lui présenter de tardives excuses pour lui
avoir dissimulé son plan. Ces gens qui parlaient sur Terre
semblaient sur leur défensive et il lui était facile d’imaginer les
récriminations qui, déjà, devaient se développer chez les
responsables de l’expédition.
Bien sûr, ils avaient quelques bons arguments, en particulier
les résultats d’une étude secrète du Département de la Défense,
intitulée PROJET BARSOOM1, et qui avait été faite en 1989 par le
département de psychologie de Harvard. Lors de cette étude,
divers échantillons de population avaient reçu l’assurance que la
race humaine était entrée en contact avec des extraterrestres.
Les sujets testés, grâce à l’injection de drogues, à l’hypnose et à
certains effets visuels, avaient vraiment eu l’impression de
rencontrer des créatures d’autres planètes. Leurs réactions
étaient donc authentiques. Certaines avaient été violentes. Il
semblait que la xénophobie fût profondément ancrée dans l’être
humain. Ce qui ne pouvait surprendre personne si l’on
considérait les lynchages, pogromes et autres douceurs de

1Nom imaginaire de la planète Mars dans l’œuvre de Edgar Rice


Burroughs. (N.d.T.)

144
l’Histoire. Néanmoins, ces résultats avaient vivement troublé les
organisateurs qui ne les avaient jamais rendus publics. Les cinq
paniques successives provoquées au XXe siècle par une
adaptation radiophonique de La guerre des mondes de Wells ne
faisaient que renforcer les conclusions du Projet Barsoom.
En dépit de ces arguments, Bowman se demandait parfois si
le danger de choc culturel était vraiment la seule raison du
secret extrême qui entourait la mission. Les rapports
contenaient certaines allusions aux avantages possibles que les
États-Unis pourraient retirer d’un contact avec une intelligence
extra-terrestre. Lorsqu’il contemplait la Terre, cette minuscule
étoile à demi perdue dans le soleil, de telles considérations
semblaient à Bowman d’une incroyable mesquinerie.
Bien que le problème eût été définitivement résolu sur le
plan pratique, Bowman était plus intéressé par la théorie
avancée à propos du comportement de Carl. Nul ne saurait sans
doute jamais l’exacte vérité, mais le fait que l’un des Carl 9 000
du Contrôle de Mission eût présenté à son tour les signes d’une
psychose similaire laissait à penser que cette théorie était juste.
La faute qui avait été commise ne se répéterait pas. Pourtant, le
fait que les constructeurs de Carl aient été incapables de
comprendre la psychologie de leur propre création montrait à
quel point il serait difficile d’établir le contact avec des êtres
véritablement étrangers.
Bowman pensait, ainsi que le prétendait le Dr Simonson
dans sa théorie, qu’un sentiment de culpabilité dû à un conflit
de programmation avait conduit Carl à tenter de rompre le lien
avec la Terre. Et il se plaisait à penser que Carl n’avait pas
vraiment voulu tuer Poole, bien que cela fût difficile à prouver.
Il avait simplement tenté de détruire une preuve car, si l’on
avait découvert que l’élément AE-35 était en parfait état, son
mensonge eût été évident. Comme n’importe quel criminel
maladroit, il avait été pris de panique.
Et la panique était une chose que Bowman pouvait
comprendre, bien mieux qu’il ne l’eût souhaité. Deux fois dans
son existence il l’avait connue. La première fois, enfant, il avait
été saisi par une lame de fond et à demi noyé. La seconde,
astronaute à l’entraînement, une jauge faussée lui avait fait

145
croire un instant que son oxygène serait épuisé avant qu’il soit
en lieu sûr.
Lors de ces deux occasions, il avait presque perdu le contrôle
de sa logique et il avait été bien près de se trouver livré à des
impulsions frénétiques. Pourtant, il avait triomphé par deux
fois, mais il savait depuis qu’un homme, dans certaines
circonstances, peut abandonner toute humanité lorsqu’il est en
proie à la panique.
Et cela s’appliquait à Carl tout comme à un homme. Et
lorsque Bowman l’eut compris, il éprouva un peu moins
d’amertume et de ressentiment à l’égard de l’ordinateur. De
toute façon, celui-ci appartenait désormais à un passé que
dominaient déjà la promesse et la menace d’un avenir inconnu.

32. À propos des extraterrestres

En dehors des repas qu’il prenait hâtivement dans le


carrousel Ŕ fort heureusement, les principales réserves
alimentaires étaient intactes Ŕ Bowman vivait constamment sur
la passerelle de contrôle. Il sommeillait dans son siège et
pouvait ainsi déceler n’importe quelle anomalie dès que les
premiers indices apparaissaient sur l’écran. Il avait effectué
sous la direction du Contrôle de Mission des réparations de
fortune sur le système d’alerte qui fonctionnait maintenant de
façon satisfaisante. Il lui semblait possible de survivre jusqu’à ce
que Explorateur 1 atteigne Saturne, ce qu’il ferait de toute
manière, que Bowman fût vivant ou non.
Il n’avait que peu de temps pour contempler l’espace et cette
vision lui était devenue trop familière. Mais il savait maintenant
ce qui pouvait se trouver là-bas, au-delà des baies, et cette
pensée, parfois, l’empêchait de se concentrer sur des problèmes
immédiats.
L’astronef était pointé sur la Voie Lactée, la Voie Lactée qui
déployait ses nuages d’étoiles, si denses qu’ils défiaient l’esprit.
Bowman découvrait les brumes ardentes du Sagittaire dont les

146
tourbillons de soleils dissimulaient à jamais le cœur de la
Galaxie aux regards des hommes, l’ombre sinistre du Sac à
Charbon, véritable trou dans la trame de l’espace où nulle étoile
ne brillait, et Alpha du Centaure, le plus proche soleil, la
première étape au-delà du système solaire.
Sirius et Canopus étaient plus brillants, mais c’était Alpha du
Centaure qui retenait toute son attention et ses pensées lorsqu’il
plongeait son regard dans l’espace. Cet immobile point de
lumière dont les rayons avaient mis quatre années à lui parvenir
finissait par symboliser les débats secrets qui se déchaînaient à
présent sur Terre et dont il percevait parfois les échos.
Personne ne doutait qu’il y eût une relation entre AMT-1 et le
système saturnien, mais il ne se trouvait presque aucun savant
pour penser que les créatures qui avaient érigé le monolithe
pussent en être originaires. Comme source possible de la vie,
Saturne était encore plus hostile que Jupiter, et ses multiples
lunes étaient prises dans les glaces d’un éternel hiver, à trois
cents degrés au-dessous de zéro. Seule l’une d’elles, Titan,
possédait une atmosphère, et encore celle-ci n’était-elle qu’une
mince enveloppe mortelle de méthane.
Ainsi, les créatures qui avaient autrefois visité la Terre et la
Lune n’étaient-elles sans doute pas seulement extra-terrestres
mais également extrasolaires. Ces visiteurs de l’espace avaient
établi des bases en des lieux précis. Et cela amenait un nouveau
problème : pouvait-il exister une technologie assez avancée
pour lancer un pont par-dessus le gouffre terrifiant qui séparait
le système solaire de la plus proche étoile ?
De nombreux savants rejetaient purement et simplement
cette possibilité. Ils faisaient remarquer que Explorateur 1,
l’astronef le plus rapide qui existât, mettrait vingt mille ans pour
atteindre Alpha du Centaure et des millions d’années pour
parcourir une distance appréciable dans la Galaxie. Même si de
nouveaux systèmes de propulsion étaient mis au point dans les
siècles à venir, ils se heurteraient immanquablement à
l’infranchissable barrière de la vitesse de la lumière que nul
objet matériel ne pouvait vaincre. Ainsi, les êtres qui avaient
construit AMT-1 devaient obligatoirement avoir vécu sous le

147
même soleil que les hommes. Comme ils n’avaient laissé aucune
trace dans l’Histoire, leur espèce était certainement éteinte.
Une minorité refusait une telle argumentation. Même s’il
fallait des siècles pour aller d’une étoile à l’autre, prétendaient
ses partisans, cela ne pouvait être un obstacle pour des
explorateurs décidés. La technique de l’hibernation utilisée à
bord de Explorateur 1 était déjà une solution possible. Une
autre était la création d’un véritable monde artificiel et
autonome qui permettrait des voyages de plusieurs générations.
De toute manière, qui pouvait prétendre que toutes les
espèces intelligentes avaient une durée de vie aussi brève que
celle des humains ? Il pouvait exister de par l’univers des
créatures pour lesquelles un voyage d’un millier d’années n’était
qu’une promenade un peu monotone…
Tous ces arguments, bien que théoriques, concernaient un
sujet de la plus haute importance pratique puisqu’ils touchaient
au concept de « délai de réponse ». Si AMT-1 avait réellement
envoyé un message vers les étoiles Ŕ peut-être grâce à quelque
relais placé près de Saturne Ŕ celui-ci n’atteindrait pas son but
avant de nombreuses années. Même si la réponse était
immédiate, l’humanité disposait d’un certain temps pour
respirer, un temps qui pouvait se mesurer en décennies et peut-
être même en siècles. Pour nombre de gens, c’était là une idée
rassurante. Mais pas pour tous. Quelques savants, dont la
plupart étaient des aventuriers, explorateurs des forêts sauvages
de la physique théorique, posaient une question
embarrassante : « Sommes-nous certains que la vitesse de la
lumière constitue une barrière infranchissable ? » En vérité, la
Théorie de la Relativité s’était montrée particulièrement tenace
et elle serait bientôt centenaire. Mais elle avait déjà montré
quelques failles. Si l’on ne pouvait défier Einstein, on pouvait
toujours essayer de lui échapper.
Ceux qui appuyaient ce point de vue espéraient en des
raccourcis à travers des dimensions supérieures, des lignes plus
droites que des droites, des connexions hyperspatiales. Ils
aimaient à rappeler une expression d’un mathématicien de
Princeton, au siècle dernier : « Des trous dans l’espace ». Aux
critiques qui répondaient que de telles idées étaient par trop

148
fantastiques pour être prises au sérieux, ils répliquaient par la
phrase de Niels Bohr : « Votre théorie est folle Ŕ mais pas assez
pour être juste. »
Les disputes entre physiciens n’étaient rien comparées à
celles qui agitaient les biologistes lorsqu’ils en venaient à
l’antique problème de la forme des extraterrestres. Ils étaient
divisés en deux factions opposées, l’une prétendant que de tels
êtres se devaient d’être humanoïdes, l’autre étant tout aussi
convaincue qu’« ils » ne ressembleraient en rien aux hommes.
Les partisans de la première faction croyaient que deux bras,
deux jambes et des organes sensoriels évolués représentaient la
perfection. Bien sûr, des différences mineures pouvaient
apparaître, telles que six doigts au lieu de cinq, des traits un rien
étrangers, une peau ou des cheveux de couleur bizarre, mais, de
toute évidence, des extraterrestres intelligents se devaient d’être
si semblables à l’homme qu’un mauvais éclairage pouvait faire
illusion.
Ce concept anthropomorphiste était ridicule aux yeux des
biologistes issus directement de l’Âge Spatial et qui s’estimaient
débarrassés des préjugés du passé. Ils posaient comme
argument que le corps humain était le résultat de millions de
choix dans l’évolution, dus à des hasards répartis sur des siècles
et des siècles. À chacun de ces choix innombrables, les dés de la
génétique auraient pu rouler différemment et donner peut-être
de meilleurs résultats. Car le corps de l’homme est un bizarre
produit d’improvisations diverses, plein d’organes ayant changé
de fonction, parfois sans grand succès, et qui recèle des
éléments inutiles, comme l’appendice.
Bowman découvrit qu’il existait même des penseurs dont les
points de vue étaient encore plus audacieux. Ceux-ci ne
croyaient pas que des êtres évolués puissent conserver des corps
organiques. Tôt ou tard, prétendaient-ils, avec le
développement des connaissances, ces êtres se débarrasseraient
de cette enveloppe fragile, soumise aux maladies et aux
accidents que leur avait fournie la Nature, enveloppe vouée à
une fin certaine. Ils remplaceraient leur corps d’origine dès qu’il
s’userait, et peut-être même avant, par des constructions de
métal et de plastique qui les rendraient immortels. Le cerveau

149
subsisterait sans doute un certain temps comme ultime élément
organique, dirigeant des membres mécaniques, observant
l’univers par des sens électroniques plus fins et plus subtils que
tous ceux que pouvait développer une évolution aveugle.
Sur la Terre elle-même, déjà, les premiers pas avaient été
faits dans cette direction. Des millions d’hommes, après une
première menace, connaissaient maintenant une vie active et
heureuse grâce à des membres, des reins, des poumons, des
cœurs artificiels. Ce processus ne pouvait avoir qu’un terme,
aussi lointain fût-il.
Et finalement, le cerveau lui-même pourrait disparaître. En
tant que siège de la conscience, il n’était nullement essentiel. Le
développement de l’intelligence électronique l’avait prouvé. Le
conflit entre l’homme et la machine serait un jour résolu à
jamais par une totale symbiose… Mais était-ce bien là un
terme ? Certains biologistes mystiques allaient encore plus loin.
Ils pensaient, puisant en ceci dans les croyances religieuses, que
l’esprit finirait par se libérer de la matière. Le corps-robot, tout
comme le corps de chair, ne serait qu’un échelon vers autre
chose, autre chose que les hommes appelaient le « spirituel ».
Et ce qui se trouvait encore au-delà ne pouvait avoir qu’un
seul nom : Dieu.

33. Ambassadeur

Durant ces trois derniers mois, Bowman s’était si


complètement adapté à son existence solitaire qu’il avait parfois
du mal à se souvenir d’une autre vie. Il était au-delà de l’espoir,
au-delà du désespoir. Il s’était installé dans une routine presque
automatique ponctuée de temps à autre par une alerte, lorsque
l’un des systèmes montrait des signes de défaillance. Mais il
n’avait pas perdu la curiosité et, parfois, l’idée du but vers lequel
il se dirigeait l’emplissait d’exaltation et d’émerveillement. Non
seulement il était l’unique représentant de la race humaine mais
ses actes, dans les semaines à venir, détermineraient l’avenir

150
des hommes. Jamais une telle situation n’avait existé dans toute
l’Histoire. Il était un Ambassadeur Extraordinaire,
plénipotentiaire de toute l’humanité.
Cette idée l’aidait de bien des façons, subtilement.
Il restait par exemple propre et soigné. Quel que fût son état
de lassitude, il n’omettait jamais de se raser. Le Contrôle, il le
savait, l’observait avec attention pour déceler les premiers
signes éventuels d’un comportement anormal et il était bien
décidé à ce que ce fût en vain, tout au moins pour ce qui était
des symptômes sérieux. Car il avait parfaitement conscience de
certaines modifications de son comportement. Il eût été absurde
d’espérer le contraire dans les circonstances présentes. Ainsi, il
ne pouvait plus supporter le silence. En dehors de ses périodes
de sommeil ou de ses dialogues avec la Terre, il maintenait le
dispositif de sonorisation du vaisseau à un niveau presque
intolérable.
Tout d’abord, le besoin d’entendre des voix humaines l’avait
confiné aux pièces classiques et plus spécialement à Shaw, Ibsen
et Shakespeare ou aux poètes qu’abritait l’énorme phonothèque
du vaisseau. Cependant, les problèmes évoqués semblaient si
lointains, si faciles à résoudre avec un peu de bon sens, qu’il
n’eut plus la patience de les écouter après quelque temps. Il
passa donc à l’opéra, choisissant en général des œuvres en
italien ou en allemand afin de n’être pas distrait par le contenu
intellectuel minime des œuvres. Cette période dura deux
semaines avant qu’il comprît à quel point toutes ces voix
magnifiquement cultivées exacerbaient sa solitude. Il acheva
finalement le cycle par le Requiem de Verdi qu’il n’avait jamais
entendu sur Terre. Le Dies Irae, dont les échos grondants se
répercutaient dans les couloirs vides avec un à-propos sinistre,
le laissa effondré et, lorsque résonnèrent les trompettes du
Jugement dernier, il ne put le supporter.
Il passa donc à la musique instrumentale, en commençant
par les Romantiques qu’il abandonna l’un après l’autre,
étouffant sous les expressions diverses de leurs émotions.
Sibelius, Tchaïkovski et Berlioz durèrent quelques semaines,
Beethoven plus longtemps. Finalement, ainsi que beaucoup en
avaient déjà fait l’expérience, il trouva la paix dans les

151
architectures abstraites de Bach, agrémentées parfois de celles
de Mozart.
Et Explorateur 1 poursuivit sa route vers Saturne,
accompagné par la fraîche musique d’une harpe égrenant les
pensées cristallines d’un cerveau redevenu poussière depuis
deux cents ans.

Saturne était encore à dix millions de milles mais elle


apparaissait déjà plus grande que la Lune vue de la Terre.
C’était pour l’œil un glorieux spectacle qui, au télescope,
devenait incroyable.
On aurait pu croire contempler Jupiter en période calme.
Mêmes bandes de nuages, bien que plus pâles et plus distincts
sur ce monde légèrement plus petit Ŕ même remous
atmosphériques vastes comme des continents et se déplaçant
avec lenteur. Il existait cependant une différence majeure entre
les deux planètes : au premier coup d’œil il apparaissait comme
évident que Saturne n’était pas sphérique, mais tellement
aplatie aux pôles que son image en semblait déformée.
Pourtant, c’était bien souvent la magnificence des anneaux
qui attirait le regard de Bowman. Ils étaient un univers en eux-
mêmes avec leurs détails complexes, leur coloration délicate. En
plus de la principale division qui séparait les anneaux intérieurs
et extérieurs, il en existait cinquante autres délimitant des zones
plus ou moins lumineuses. Saturne semblait entourée de
multiples anneaux de papier fin. C’était comme une œuvre d’art
délicate, un jouet fragile et précieux que l’on pouvait admirer
sans pouvoir le toucher. En dépit de ses efforts, Bowman ne
parvenait pas à se représenter l’échelle véritable de cette vision
et à se convaincre que la Terre y eût été comme un petit ballon
au bord d’une assiette.
Parfois une étoile glissait derrière les anneaux, perdant un
peu de son éclat sans cesser d’être visible par-delà la matière
translucide, scintillant par intermittence lorsqu’elle était
occultée par le passage de fragments plus importants. Car les
anneaux, ainsi qu’il avait été prouvé au XIXe siècle, n’étaient pas
pleins, ce qui eût été une impossibilité mécanique. Ils étaient
formés de myriades de débris qui représentaient peut-être les

152
restes d’une lune qui s’était trop approchée et qui avait été
brisée par le formidable champ d’attraction de la planète. Quelle
que fût l’origine des anneaux, la race humaine pouvait
considérer comme une chance rare d’avoir contemplé pareil
spectacle, car leur existence ne pouvait représenter qu’un infime
moment de l’histoire du système solaire. En 1945, un astronome
britannique avait déclaré que les anneaux étaient éphémères et
que les forces gravitiques qui s’exerçaient sur eux les
détruiraient bientôt. En renversant cette proposition, il était
logique de conclure qu’ils n’avaient été formés que récemment,
deux ou trois millions d’années auparavant.
Mais nul n’avait jamais relevé que, par une curieuse
coïncidence, les anneaux de Saturne étaient nés en même temps
que la race humaine.

34. Les chemins de glace

Explorateur 1 était maintenant au cœur du vaste système des


lunes de Saturne et la planète géante était à moins d’une
journée de navigation. Le vaisseau avait depuis longtemps
franchi la frontière de l’orbite extrême de Phœbé qui s’éloignait
jusqu’à huit millions de milles de la planète. Japet, Hypérion,
Titan, Rhéa, Dioné, Téthys, Encelade, Mimas et Janus
apparaissaient maintenant à la proue, ainsi que les anneaux.
Les satellites révélaient un fouillis de détails au télescope et
Bowman avait déjà transmis à la Terre autant de photographies
qu’il lui avait été possible d’en prendre. À lui seul, Titan, aussi
grand que Mercure avec ses trois mille milles de diamètre,
pourrait occuper une mission d’exploration pendant des mois.
Mais Bowman ne pouvait lui accorder qu’un bref regard, ainsi
qu’à ses compagnons. D’ores et déjà, il était certain que Japet
était son véritable objectif.
Tous les satellites étaient marqués par des impacts de
météores, en moins grand nombre que sur Mars, cependant, et
ils montraient des zones d’ombre et de lumière avec çà et là des

153
points plus brillants qui devaient correspondre à des masses de
gaz gelés. Seul Japet possédait une géographie distincte et
passablement étrange.
Un hémisphère de ce monde qui, comme tous ses
compagnons, présentait constamment la même face à Saturne,
était très sombre et ne révélait que peu de détails. L’autre, par
contraste, était dominé par un ovale blanc et brillant, long
d’environ quatre cents milles sur deux cents milles de large.
Actuellement, seule une partie de cette extraordinaire formation
était dans la lumière, mais l’explication des bizarres variations
lumineuses de Japet était maintenant évidente. Dans la phase
occidentale de son orbite, le satellite présentait l’ovale blanc à la
Terre en même temps qu’au soleil. Dans sa phase orientale,
l’ovale disparaissait, remplacé par l’hémisphère sombre.
La grande ellipse était géométriquement parfaite. Orientée
selon les pôles, elle coupait en son milieu l’équateur. Elle était si
nettement délimitée qu’il semblait que quelqu’un avait peint
avec soin cette forme blanche sur la lune saturnienne. Elle était
d’ailleurs absolument plate et Bowman se demanda s’il ne
pouvait s’agir d’un lac de liquide gelé, bien que cela ne pût
expliquer son aspect artificiel. Mais il lui restait peu de temps
pour étudier Japet : il approchait du cœur du système et le
voyage touchait à son terme. Explorateur 1 allait entamer les
ultimes manœuvres d’approche. En contournant Jupiter, il avait
utilisé le champ gravifique pour augmenter sa vitesse. À
présent, il devait faire le contraire et perdre un maximum de sa
vélocité au risque de quitter le système solaire pour aller se
perdre dans les étoiles. Son orbite avait été calculée pour que
Saturne le capture et que Explorateur 1 devienne ainsi une
nouvelle lune, placée sur une étroite ellipse de deux millions de
milles. Au plus près, l’astronef survolerait la planète, au plus
loin, il atteindrait l’orbite de Japet.
En dépit du délai de réponse, les ordinateurs terrestres
avaient donné l’assurance que tout était correct : vitesse et
altitude. Il n’y avait donc plus rien à faire jusqu’au moment de
l’approche.
Les anneaux emplissaient tout l’espace et le vaisseau
s’avançait lentement vers le bord. Bowman, en regardant au

154
télescope depuis une distance de dix mille milles, put enfin voir
qu’ils étaient en grande partie constitués de glace, de glace qui
tournoyait et scintillait dans la lumière du soleil. Il survolait une
sorte de tempête de cristaux qui s’atténuait parfois pour révéler
de stupéfiants aperçus de nuit et d’étoiles.
Au fur et à mesure que le vaisseau approchait de Saturne, le
soleil s’abaissait entre les arches multiples des anneaux. Ceux-ci
formaient maintenant un mince viaduc d’argent déployé dans le
ciel. Les blocs gelés en myriades reflétaient et dispersaient la
lumière en feux d’artifice prodigieux. Et le soleil, en glissant
derrière des rideaux de glace longs de milliers de milles, faisait
naître d’innombrables fantômes de lui-même qui dérivaient
dans le ciel, l’emplissant d’éclairs et de flamboiements. Puis les
anneaux l’entourèrent étroitement, il disparut, et le spectacle
prit fin.
Un peu plus tard, l’astronef passa dans l’ombre de Saturne,
au plus près de la face nocturne. Vers le haut brillaient les
étoiles, les anneaux, vers le bas s’étendait une mer ténébreuse
de nuages. Les mystérieuses taches de lumière qui ponctuaient
les nuits de Jupiter étaient invisibles ici, sans doute parce que
Saturne était un monde trop froid. Les nuages n’étaient révélés
que par la lueur fantomatique qui provenait des chemins de
glace des anneaux encore illuminés par l’invisible soleil. Au
milieu de l’arche de lumière, une brèche sombre apparaissait
cependant : l’ombre de Saturne.
Le contact avec la Terre ne serait rétabli que lorsque le
vaisseau aurait contourné la planète, mais Bowman était trop
occupé pour être sensible à cette totale solitude. Pendant les
heures qui suivirent, il consacra chaque seconde aux
manœuvres de freinage qui avaient été déjà programmées par
les ordinateurs du Contrôle.
Après des mois et des mois de sommeil, les grands évents des
moteurs crachèrent à nouveau leurs cataractes de plasma
incandescent sur des milles et des milles d’espace. La pesanteur
revint brièvement sur la passerelle de contrôle. Des centaines de
milles plus bas, les nuages de méthane et d’ammoniac
reflétèrent une lumière nouvelle : Explorateur 1 traversait la
nuit de Saturne comme un soleil minuscule.

155
Et finalement, l’aube pâle se dessina au-devant de sa route. Il
émergea au jour. Sa vitesse s’était considérablement réduite,
maintenant, et il ne pourrait plus échapper ni au soleil ni à
Saturne. Elle lui permettrait seulement de s’éloigner
suffisamment pour aller frôler l’orbite de Japet, à deux millions
de milles de là. Il lui faudrait quatorze jours pour parcourir cette
distance et couper à nouveau les orbites des lunes intérieures :
Janus, Mimas, Encelade, Téthys, Dioné, Rhéa, Titan,
Hypérion… Des mondes qui portaient les noms de dieux et de
déesses presque encore vivants pour ces espaces où le temps
s’écoulait différemment.
Et puis le vaisseau rencontrerait Japet. Si le contact échouait,
il devrait revenir vers Saturne et recommencer son orbite de
vingt-huit jours. Mais il n’y aurait pas de second rendez-vous
possible avec le satellite, car Japet, la prochaine fois, serait
presque de l’autre côté de Saturne.
Bien sûr, l’astronef et le satellite devaient se rencontrer à
nouveau, lorsque leurs orbites les placeraient en conjugaison,
mais cet événement ne surviendrait pas avant si longtemps que,
quoi qu’il pût advenir, Bowman ne serait plus là pour y assister.

35. L’œil de Japet

Lorsque Bowman avait pour la première fois observé Japet,


l’étrange tache lumineuse était partiellement plongée dans
l’ombre. Seule la clarté venue de Saturne la révélait en entier. À
présent, tandis que la lune saturnienne évoluait sur son orbite
de soixante-dix-neuf jours, l’ellipse apparaissait en pleine
lumière.
Bowman la regardait croître tandis que Explorateur 1
s’avançait de plus en plus lentement vers l’inévitable rendez-
vous. Et il prit conscience d’une obsession troublante. Il n’y
avait jamais fait allusion lors de ses conversations avec le
Contrôle de Mission, car on aurait pu immédiatement supposer
qu’il était victime d’hallucinations.

156
Et peut-être était-ce le cas, car il avait de plus en plus la
conviction que l’ellipse brillante qui se détachait sur le fond noir
du satellite était un œil énorme et vide qui le regardait
approcher. Un œil sans pupille, sans rien qui marquât sa surface
vierge. Ce ne fut que lorsque l’astronef se trouva à
50 000 milles, alors que Japet était deux fois plus grand que la
Lune, que Bowman distingua un minuscule point noir au centre
de l’œil. Mais les dernières manœuvres d’approche ne lui
laissaient pas le temps de l’examiner en détail.
Pour la dernière fois, le moteur principal du vaisseau libéra
son énergie. Pour la dernière fois, l’orage des atomes détruits
souffla entre les lunes de Saturne. Le chuchotement lointain et
la poussée des fusées éveillèrent en David Bowman un
sentiment de fierté et de tristesse. Les magnifiques machines
avaient accompli leur tâche sans faiblir, avec une efficience
totale. Elles avaient mené le vaisseau de la Terre à Jupiter, puis
jusqu’à Saturne, et elles fonctionnaient maintenant une ultime
fois. Quand Explorateur 1 aurait éjecté ses réservoirs, il serait
aussi inerte et vulnérable qu’un astéroïde ou une comète,
prisonnier impuissant des forces gravitationnelles. Jamais il ne
reprendrait le chemin de la Terre. Il continuerait de suivre
éternellement son orbite, monument errant des premiers âges
de l’exploration interplanétaire. Des milliers de milles, puis des
centaines… Les jauges des réservoirs approchèrent du zéro. Sur
le panneau de contrôle, Bowman suivait anxieusement les
indications des écrans et des diagrammes improvisés qu’il
devait maintenant consulter à chaque fois qu’il avait une
décision à prendre. Il songeait que ce serait une fin
épouvantable, après avoir survécu si longtemps, que de
manquer le rendez-vous orbital pour quelques livres de
carburant.
Le moteur principal stoppa et le sifflement des fusées décrut.
Seuls les verniers continuèrent de guider lentement
Explorateur 1 sur son orbite. Japet était maintenant un
croissant immense sur le fond de l’espace, un marteau cosmique
brandi au-dessus du vaisseau, prêt à l’écraser comme une noix.
Et le vaisseau continuait de s’approcher, lentement, si
lentement qu’il semblait s’être arrêté. D’objet astronomique,

157
Japet devint paysage, mais nul n’aurait pu dire à quel moment
s’était opérée cette mutation infiniment subtile. Le sol n’était
plus qu’à cinquante milles. Les fidèles verniers donnèrent les
dernières poussées et s’immobilisèrent à jamais. Explorateur 1
était maintenant placé sur son orbite définitive. Il tournait
autour de Japet en trois heures à une vitesse de huit cents milles
à l’heure, amplement suffisante dans ce faible champ gravifique.
L’astronef était satellite d’un satellite.

36. Grand frère

« Je reviens au jour et je confirme ce que je vous ai dit au


dernier passage. On ne distingue que deux matières en surface.
La noire semble brûlée, comme du charbon de bois. Elle en a
d’ailleurs la texture, pour autant que je puisse en juger au
télescope. En fait, elle me rappelle un toast grillé…
« Je n’arrive toujours pas à déterminer la nature de la zone
blanche. Ses limites sont tout à fait nettes et l’on ne voit aucun
détail. Cela pourrait être du liquide… C’est suffisamment plat.
Je ne sais pas ce que donnent les images que je vous ai
transmises, mais cela fait songer à une mer de lait gelé. À moins
que ce ne soit une sorte de gaz lourd… Non, je pense que c’est
impossible. J’ai parfois l’impression que ça bouge, très
lentement, mais je ne peux pas en être certain…
« Me voilà à nouveau au-dessus de la zone blanche. C’est
mon troisième passage. Cette fois, j’espère m’approcher un peu
plus de cette marque que j’ai repérée au centre en
m’approchant. Si mes calculs sont justes, je devrais passer à
moins de cinquante milles…
« Oui, je vois quelque chose, à l’endroit prévu. Cela monte
sur l’horizon. Je vois également Saturne, dans la même
direction. Je passe au télescope…
« Eh ! on dirait une sorte de bâtiment… Complètement noir…
Plutôt difficile à voir. Pas de fenêtres, aucun détail…
Simplement un bloc, un grand bloc vertical. Il doit faire au

158
moins un mille de hauteur. Il me rappelle… Bien sûr ! C’est
exactement comme ce que vous avez trouvé sur la Lune ! C’est
le grand frère de AMT-1 ! »

37. Expérience

Appelons cela la Porte des Étoiles.


Trois millions d’années durant elle avait tourné autour de
Saturne dans l’attente d’un mouvement du Destin qui pouvait
aussi bien ne jamais venir. Lors de sa création, une lune s’était
brisée dont les fragments, depuis, continuaient de suivre leur
orbite.
Mais maintenant la longue attente touchait à sa fin. Sur un
nouveau monde, l’intelligence était née et venait de quitter son
berceau. La très ancienne expérience approchait de son terme.
Ceux qui l’avaient entreprise, si longtemps auparavant,
n’avaient pas été des hommes… Ni même des humains. Mais ils
étaient faits de chair et de sang et, lorsqu’ils contemplaient les
profondeurs de l’espace, ils ressentaient de l’émerveillement, de
la peur et de la solitude. Dès qu’ils en eurent le pouvoir, ils
s’élancèrent vers les étoiles.
Dans leur quête, ils rencontrèrent la vie sous bien des formes
et ils observèrent son évolution sur un millier de mondes. Ils la
virent vaciller comme une étincelle avant de mourir et de
retourner à la nuit cosmique.
Et parce qu’ils n’avaient rien trouvé de plus précieux que
l’Esprit dans toute la Galaxie, ils aidèrent à sa naissance de
toutes parts. Ils devinrent de véritables fermiers dans le champ
des étoiles et ils récoltèrent parfois. Parfois aussi, sans passion,
ils durent arracher les mauvaises herbes.
Les grands dinosauriens s’étaient depuis longtemps éteints
lorsque le vaisseau avait atteint le système solaire après un
voyage de près d’un millier d’années. Il survola les planètes
extérieures glacées, s’attarda quelque peu au-dessus des déserts
de Mars à l’agonie, puis se dirigea vers la Terre.

159
Les explorateurs découvrirent alors un monde grouillant de
vie. Pendant des années, ils étudièrent, collectionnèrent,
cataloguèrent. Lorsqu’ils eurent appris tout ce qu’ils pouvaient
apprendre, ils entreprirent de modifier. Ils dirigèrent le destin
de nombreuses espèces, tant sur terre que dans les mers. Mais il
leur faudrait attendre au moins un million d’années pour savoir
si l’une de leurs multiples expériences avait abouti.
S’ils étaient patients, ils n’étaient pas immortels. Il y avait
tant à faire dans cet univers de deux milliards de soleils, tant
d’autres mondes les appelaient. Ils s’enfoncèrent à nouveau
dans l’abîme, avec la certitude que jamais plus ils ne
reviendraient dans cette région de la Galaxie. Mais ils avaient
laissé derrière eux des serviteurs qui achevèrent l’œuvre
entreprise.
Sur Terre, les glaciers avancèrent, reculèrent, tandis que
passait et repassait dans le ciel la Lune impassible, gardienne de
secrets. Et plus lentement encore que les glaces des pôles, des
civilisations naissaient et se répandaient entre les étoiles. Des
empires étranges, beaux et terribles s’érigeaient, s’effondraient
et leurs descendants se transmettaient la connaissance. La Terre
n’avait pas été oubliée mais une seconde visite eût été inutile.
Elle n’était plus désormais qu’un monde muet entre un million
d’autres dont bien peu connaîtraient un jour la parole.
L’évolution, entre les étoiles, se poursuivait vers des buts
nouveaux. Depuis longtemps, les explorateurs de la Terre
avaient atteint les limites de la chair. Leurs machines étaient
désormais supérieures à leur corps et il était nécessaire d’y
émigrer. D’abord leur cerveau, puis leur esprit seul fut transféré
dans une enveloppe de métal et de plastique. Ainsi, ils
continuèrent d’errer d’étoile en étoile. Mais ils n’avaient plus
besoin de construire des astronefs. Ils étaient des astronefs.
Pourtant, l’âge des entités-machines fut bref. Lors de leurs
expériences, ils avaient appris à emmagasiner la connaissance
dans la structure même de l’espace, préservant ainsi leur savoir
sous des strates de lumière, pour l’éternité. Il leur était possible
de devenir des êtres faits de radiations et de se libérer enfin de
la tyrannie de la matière.

160
Ils se transformèrent donc en énergie pure. Et sur un millier
de mondes, les coquilles vides qui les avaient abrités
exécutèrent une brève danse d’agonie avant de s’effondrer en
débris rouillés.
Désormais, ils étaient maîtres de la Galaxie et hors d’atteinte
du temps. Ils pouvaient errer à leur gré entre les soleils, se
glisser dans les interstices de l’espace comme une brume
impalpable. Pourtant, en dépit de leurs pouvoirs nouveaux qui
les rendaient pareils aux dieux, ils n’avaient pas oublié le limon
tiède qui leur avait donné naissance, quelque part au sein d’un
océan disparu.
Et ils continuaient de surveiller les expériences entreprises
par leurs ancêtres, si longtemps auparavant.

38. La sentinelle

« L’atmosphère devient presque irrespirable et je souffre de


maux de tête en permanence. Il reste encore beaucoup
d’oxygène mais les purificateurs ne sont pas parvenus à chasser
les résidus des liquides qui sont entrés en ébullition dans le
vide. Lorsque ça devient intenable, je vais respirer un peu
d’oxygène pur dans le garage des capsules…
« Aucun de mes signaux n’a provoqué de réaction et, par
suite de l’inclinaison de mon orbite, je m’éloigne de plus en plus
de AMT-2. Incidemment, je vous signale que cette appellation
est doublement inappropriée : il ne s’agit pas de Tycho et je n’ai
pas relevé la moindre trace de champ magnétique.
« Au plus près, je m’approche à soixante milles et je devrais
gagner encore un centième de cette distance grâce à la rotation
de Japet avant de m’éloigner définitivement. Je me trouverai à
la verticale de l’objet dans trente jours, ce qui fait trop
longtemps à attendre. De toute façon, il ne fera plus jour alors.
« Même en ce moment, il ne reste visible que quelques
minutes avant de redisparaître à l’horizon. C’est terriblement
frustrant… Pas moyen de faire une observation sérieuse.

161
« J’aimerais donc que vous me donniez votre accord sur le
plan suivant : les capsules spatiales disposent d’une quantité
suffisante de carburant pour faire l’aller-retour. Je voudrais
tenter une sortie afin d’examiner l’objet de plus près. S’il n’y a
aucun risque, je me poserai à côté, ou au sommet.
« Je suis persuadé que c’est la seule chose à faire. J’ai
parcouru un milliard de milles et je n’ai pas envie d’être arrêté si
près du but. »

Pendant des semaines, tous ses sens étranges orientés vers le


soleil, la Porte des Étoiles avait observé l’approche du vaisseau.
Ceux qui l’avaient créée l’avaient préparée à bien des tâches, et
c’était maintenant l’une d’elles qu’elle accomplissait. Elle
identifia ce qui venait vers elle, depuis le cœur embrasé du
système solaire. Eût-elle été vivante, elle aurait éprouvé de
l’excitation, mais une telle émotion était au-delà de ses
pouvoirs. Si le vaisseau était passé sans s’arrêter, elle n’eût pas
ressenti la plus infime trace de désappointement. Elle attendait
depuis trois millions d’années et elle pouvait tout aussi bien
attendre durant l’éternité.
Tandis que le visiteur ralentissait, absorbant sa vitesse
initiale par des jets de gaz incandescents, elle se contenta de
l’observer et de noter. Puis elle ressentit le contact léger de
radiations qui tentaient de sonder ses secrets. Elle ne réagit pas.
Maintenant, le vaisseau était en orbite, passant et repassant
tout près de la surface de l’étrange lune. Et il se mit à parler en
énumérant les chiffres de 1 à 11, sans cesse. Bientôt suivirent des
signaux plus complexes sur diverses fréquences : ultraviolets,
infrarouges, rayons X.
La Porte des Étoiles ne répondit pas : elle n’avait rien à dire.
Il y eut une très longue pause avant qu’elle s’aperçoive qu’un
objet plus petit venait de quitter le vaisseau pour s’approcher
d’elle. Elle fouilla sa mémoire et les circuits logiques prirent une
décision qui correspondait aux ordres reçus si longtemps
auparavant.
Sous la froide clarté de Saturne, les énergies assoupies de la
Porte s’éveillèrent.

162
39. À l’intérieur de l’œil

Bowman découvrit Explorateur 1 tel qu’il l’avait vu la


dernière fois, flottant en orbite autour de la Lune qui occupait la
moitié du ciel. Il y avait pourtant une légère différence dans son
aspect. Certaines inscriptions sur les écoutilles, connexions et
aux points vitaux s’étaient ternies par suite de l’exposition
prolongée aux feux directs du soleil.
Quant au soleil, aucun humain ne l’eût reconnu à première
vue. Il était certes trop brillant pour une étoile, mais on pouvait
le fixer sans peine. Et il ne produisait pas la moindre chaleur.
Bowman tendit ses mains nues vers les rayons qui filtraient par
la baie et ne sentit rien. Il aurait pu tout aussi bien tenter de se
réchauffer à la clarté de la Lune. Autant que le panorama
étranger qui se déployait à cinquante milles plus bas, cela lui
rendait plus évidents sa solitude et son éloignement de la Terre.
Il quittait le monde de métal qui avait été son foyer durant
tous ces longs mois et il ne le reverrait peut-être jamais. S’il ne
revenait pas, l’astronef poursuivrait ses fonctions, transmettant
les relevés de ses instruments jusqu’à ce qu’une ultime
défaillance de ses circuits le réduise au silence.
Et s’il revenait ? Il pourrait espérer survivre et peut-être
même vivre quelques mois de plus, au mieux, car le système
d’hibernation, sans ordinateur, était désormais inutilisable. De
toute façon, il ne pouvait compter rester en vie jusqu’à ce que
Explorateur 2 aborde l’orbite de Japet, dans quatre ou cinq ans.

Comme le croissant doré de Saturne s’élevait dans l’espace, il


refoula ces pensées. Il était le premier humain à contempler
pareil spectacle. Saturne avait toujours présenté à la Terre sa
face pleine, totalement illuminée par le soleil. À présent, la
planète géante apparaissait comme un arc délicat que coupait
l’infime trait de lumière des anneaux, pareil à une flèche sur une
corde tendue, prête à jaillir vers le soleil.

163
Titan était visible comme une étoile brillant au sein des
étincelles plus pâles des autres lunes. Avant la fin de ce siècle,
les hommes les auraient toutes visitées, mais si elles recelaient
des secrets, Bowman ne les connaîtrait jamais.
Le bord de l’œil immense et blanc glissait vers lui. Plus
qu’une centaine de milles, une dizaine de minutes, et il
survolerait son objectif. Il eût aimé être certain que ses mots
allaient vraiment atteindre la Terre une heure et demie après, à
la vitesse de la lumière. L’ultime ironie serait que, par suite de
quelque panne de l’émetteur, il disparaisse en silence sans que
jamais nul ne sache ce qui avait pu lui arriver.
Loin au-dessus de lui, le vaisseau brillait sur le fond noir de
l’espace. Il l’accompagnerait pendant un moment encore,
jusqu’à ce que la capsule amorce son freinage et le laisse
disparaître à l’horizon. Alors, il resterait seul au-dessus de la
plaine blanche, seul avec l’énigme noire qui en marquait le
centre.
Le bloc d’ébène monta sur l’horizon, éclipsant les étoiles.
Bowman fit basculer la capsule sur ses gyroscopes et utilisa
toute la puissance de freinage dont il disposait. Il descendit
alors vers la surface de Japet en un arc ouvert, immense.
Sur un monde à gravité plus forte, cette manœuvre eût coûté
une quantité invraisemblable de carburant. Mais ici, l’appareil
ne pesait plus que quelques livres et il pourrait se déplacer
quelque temps sans risquer d’épuiser ses réservoirs et de se
trouver immobilisé loin de l’astronef. Quoique cela ne fît sans
doute guère de différence…
Il était maintenant à cinq milles de la surface et se dirigeait
droit sur l’immense monolithe noir, à la géométrie parfaite, qui
se dressait au-dessus de la plaine lisse. Il devait exister bien peu
de constructions aussi gigantesques sur Terre. Les derniers
calculs de Bowman indiquaient une hauteur de 900 mètres.
Pour autant qu’il pût en juger, les proportions du monolithe de
Japet étaient les mêmes que celles de AMT-1… L’étrange
rapport 1-4-9 se répétait.
« Je ne suis plus qu’à trois milles, maintenant. Je me
maintiens à 120 mètres d’altitude. Toujours aucun signe
d’activité sur mes appareils. La surface reste absolument lisse. Il

164
devrait pourtant y avoir des traces de météorites, après tout ce
temps !
« Et je ne vois aucun débris sur le… je suppose que je peux
dire le toit. Pas d’ouverture non plus. J’espérais pouvoir
pénétrer à l’intérieur…
« Voilà : je suis juste au-dessus, à 150 mètres d’altitude. Il ne
faut pas que je perde trop de temps : l’astronef s’éloigne et il
sera bientôt hors de portée. Je vais me poser. C’est sûrement
assez solide. Sinon, je redécollerai aussitôt…
« Une minute… C’est étrange…»
La voix de Bowman s’éteignit dans un silence stupéfait. Il
n’avait pas peur. Tout simplement, il ne parvenait pas à décrire
ce qu’il voyait.
L’instant auparavant, il dominait un vaste rectangle plat
d’environ 250 mètres de long sur 60 de large et qui semblait fait
d’un matériau aussi dur que le roc. Maintenant, ce rectangle
paraissait s’éloigner de lui, comme dans ces illusions d’optique
où un objet en relief semble se renverser et présenter soudain
au regard son côté le plus éloigné.
En fait, c’était un peu ce qui se produisait pour l’énorme
masse. Bowman ne voyait plus un monolithe dressé sur la
plaine blanche. Ce qui lui avait semblé être le toit se trouvait
soudain à des profondeurs infinies. Durant un instant de
vertige, il eut l’impression de contempler l’intérieur d’un puits
prodigieux et rectangulaire qui défiait les lois de la perspective
car ses dimensions ne diminuaient en rien avec la distance…
L’Œil de Japet s’était ouvert brièvement, comme pour
chasser quelque grain de poussière qui l’irritait. Et David
Bowman eut juste le temps de prononcer une dernière phrase
que les hommes du Contrôle de Mission qui veillaient à neuf
cents millions de milles et à quatre-vingts minutes de là ne
devaient jamais oublier :
« C’est creux… jusqu’à l’infini… et… Oh ! mon Dieu ! C’est
plein d’étoiles ! »

165
40. Sortie

La Porte des Étoiles s’ouvrit. Se referma.


En un instant trop bref pour être mesuré, l’espace se
contracta sur lui-même.
Et Japet fut à nouveau désert, comme il l’avait été depuis
trois millions d’années, à l’exception d’un vaisseau abandonné
mais encore vivant qui continuait d’envoyer à ses constructeurs
des messages qu’ils ne pourraient plus croire ni comprendre.

166
SIXIÈME PARTIE

PAR-DELÀ LA PORTE DES ÉTOILES

167
41. La gare centrale

Il ne percevait aucune sensation de mouvement. Il tombait


vers ces impossibles étoiles qui brillaient dans le cœur obscur de
la lune… Non… Elles n’étaient pas vraiment là, il en était
certain. Il était trop tard à présent, mais il se disait qu’il aurait
dû accorder plus d’attention à toutes ces théories sur l’hyper-
espace et les passages inter-dimensionnels. Car pour lui, David
Bowman, ce n’étaient plus des théories.
Peut-être le monolithe de Japet était-il creux. Peut-être le
« toit » n’était-il qu’une illusion ou quelque diaphragme qui
s’était ouvert pour le laisser entrer, mais dans quoi ? Pour
autant qu’il pût encore se fier à ses sens, il lui semblait tomber
verticalement dans un immense conduit rectangulaire, haut de
milliers et de milliers de mètres. Il allait de plus en plus vite
mais l’extrémité lointaine ne changeait pas de dimensions et il
ne semblait pas s’en rapprocher. Seules les étoiles bougeaient.
Leur mouvement fut tout d’abord si lent qu’il lui fallut un
moment avant de se rendre compte qu’elles n’étaient pas fixes.
Après quelques instants, il lui devint évident que chacune d’elles
grossissait, semblant se ruer sur lui à une vitesse inconcevable.
Cette expansion, toutefois, n’était pas linéaire. Certaines étoiles
du centre semblaient bouger à peine alors que celles de la
périphérie accéléraient de plus en plus jusqu’à devenir de
simples traits de lumière qui s’évanouissaient derrière lui. Il y
en avait constamment de nouvelles pour remplacer celles qui
disparaissaient. Elles naissaient au milieu du vide de quelque
source apparemment inépuisable. Bowman se demanda ce qui
se produirait si l’une de ces étoiles arrivait sur lui. Continuerait-
il jusqu’à plonger dans le brasier ? Mais nulle étoile ne
s’approchait suffisamment pour qu’il parvînt même à la
distinguer comme un disque. Elles passaient toutes de part et
d’autre, très loin, éclatant hors de leur cadre rectangulaire.
L’extrémité du puits n’était pas encore en vue. C’était un peu
comme si les parois se déplaçaient en même temps que

168
Bowman, l’emportant vers une destination inconnue. Ou bien il
était immobile et c’était l’espace tout entier qui se déplaçait
autour de lui…
Mais le phénomène n’affectait pas seulement l’espace. Il vit
que l’horloge du tableau de bord se comportait d’étrange façon.
Normalement, les chiffres des dixièmes de secondes
défilaient si rapidement qu’il était impossible de vraiment les
lire. À présent, ils apparaissaient à intervalles très nets et il les
distinguait sans la moindre difficulté. Les secondes elles-mêmes
passaient avec une incroyable lenteur. Le temps semblait sur le
point de s’arrêter. Et finalement il s’arrêta. Les dixièmes de
seconde se figèrent entre 5 et 6.
Pourtant, Bowman continuait de penser et d’observer. Les
murailles de ténèbres défilaient à une allure qui pouvait
équivaloir à zéro ou à un million de fois la vitesse de la lumière.
Pourtant, il n’était absolument pas surpris ni inquiet. Au
contraire, il éprouvait une sensation de tranquille attente.
C’était un peu comme lorsque les médecins lui avaient injecté
des drogues hallucinogènes. Le monde alentour était étrange et
merveilleux, mais n’éveillait en lui aucune frayeur. Il avait
franchi des millions de milles d’espace pour affronter un
mystère, et à présent, le mystère venait à lui.
Le rectangle semblait s’éclaircir. Les traces lumineuses des
étoiles pâlissaient dans un ciel laiteux, dont la brillance
s’accroissait d’instant en instant. C’était comme si la capsule
descendait vers une mer de nuages uniformément éclairée par
les rayons de quelque invisible soleil. La sortie n’était plus loin.
L’orifice du puits, qui, jusqu’ici, était demeuré à la même
distance immuable, obéissait à nouveau aux lois de la
perspective. Il se rapprochait et devenait de plus en plus grand.
Dans le même temps, Bowman éprouva soudain une sensation
de mouvement vers le haut et il en vint à se demander s’il n’était
pas tombé au travers de Japet et s’il n’allait pas maintenant
surgir de l’autre côté du satellite. Mais avant même que
l’appareil surgît par l’ouverture, il sut que cet endroit n’avait
rien à voir avec Japet ni avec aucun des mondes que l’homme
pouvait connaître.

169
Il n’y avait pas d’atmosphère, car tous les détails lui
apparaissaient nettement jusqu’à un horizon plat et
incroyablement lointain. Ce monde devait avoir des proportions
gigantesques et il était certainement plus vaste que la Terre.
Toute l’étendue que découvrait Bowman était divisée en
innombrables zones artificielles qui devaient chacune dépasser
plusieurs milles de côté. C’était un puzzle pour géant, un puzzle
grand comme un monde. Au centre de la plupart des carrés,
triangles et polygones qui formaient cet incroyable paysage, il
vit des orifices obscurs et béants pareils à celui d’où il avait
surgi.
Le ciel était encore plus étrange et déconcertant que la
surface du sol. Aucune étoile n’était en effet visible. Mais il n’y
avait pas d’espace non plus. Il n’y avait que cette clarté laiteuse
qui paraissait filtrer à travers des distances infinies et qui
évoquait à Bowman ces blancheurs antarctiques « pareilles à
l’intérieur d’une balle de ping-pong ». La comparaison
convenait parfaitement à cet univers bien que sa nature fût sans
nul doute totalement différente. Ce ciel ne pouvait être le
résultat de quelque phénomène météorologique dû au
brouillard ou à la neige. C’était un vide parfait.
Puis le regard de Bowman s’accoutuma à la luminosité
nacrée des lieux et il distingua un détail nouveau. Le ciel n’était
pas totalement vide, contrairement à ce qu’il avait cru tout
d’abord. Des myriades de points noirs devenaient maintenant
visibles. Ils étaient immobiles et répartis au hasard, difficiles à
distinguer puisqu’ils formaient de véritables trous de ténèbres,
mais l’on ne pouvait douter de leur existence. Ils rappelaient
quelque chose à Bowman… quelque chose de familier. Mais
l’idée était si démente qu’il refusa de l’accepter jusqu’à ce que la
logique l’y oblige. Ces trous noirs dans le ciel étaient des étoiles.
Il contemplait une sorte de cliché négatif de la Voie Lactée.
Grand Dieu, où suis-je donc ? se demanda-t-il alors. Mais il
était certain de ne jamais trouver de réponse. L’espace semblait
avoir été inversé. L’homme ne pouvait vivre en un tel lieu. Bien
qu’il régnât une confortable chaleur à l’intérieur de la capsule, il
ressentit un froid soudain en même temps qu’il était saisi d’un
tremblement irrépressible. Il voulut fermer les yeux pour ne

170
plus voir ce néant de nacre, mais c’était là un réflexe de lâche et
il lutta pour ne pas y céder.
La surface défilait comme une mosaïque sans qu’aucun détail
nouveau n’apparût. Bowman estimait son altitude à dix milles
environ et, normalement, il aurait dû distinguer des signes de
vie. Mais ce monde était désert. L’intelligence y avait existé, elle
s’était manifestée, puis elle avait disparu.
Dressé sur la plaine à une vingtaine de milles, il découvrit
alors un tas de débris vaguement cylindrique qui ne pouvait être
que la carcasse d’un gigantesque vaisseau. Il était trop loin pour
distinguer des détails et la vision s’évanouit après quelques
secondes, mais il eut le temps d’apercevoir des poutrelles
brisées et des parois luisantes qui avaient été arrachées comme
une peau. Depuis combien de milliers d’années l’épave gisait-
elle sur la surface déserte et quelle espèce de créatures l’avaient
pilotée entre les étoiles ? Puis il oublia soudain cette question
comme une nouvelle apparition surgissait à l’horizon.
Tout d’abord, ce fut comme un disque plat, mais Bowman se
rendit bientôt compte que ce n’était là qu’une illusion due au
fait que l’objet venait droit sur lui. Il s’en approcha encore,
passa dessous et put voir qu’il était en réalité fusiforme et long
de plusieurs centaines de mètres. Des rayures presque
imperceptibles marquaient sa surface, mais il était difficile de
les déceler car l’objet vibrait ou tournait sur lui-même à une très
grande vitesse.
Aucun système de propulsion n’était visible. Seule la couleur
était familière à l’œil humain et Bowman se prit à songer que si
l’objet n’était pas quelque fantôme optique, s’il était bien réel,
ses constructeurs devaient alors connaître quelques-unes des
émotions des hommes sans avoir toutefois leurs limitations car
le fuseau brillant semblait fait d’or.
Il se tourna vers l’écran arrière pour le regarder disparaître.
L’engin ne semblait pas s’être aperçu de sa présence. Il
descendait maintenant vers l’une des embouchures noires de la
surface. Quelques secondes plus tard, il disparut dans un ultime
éclair doré. Et Bowman fut de nouveau seul sous le ciel sinistre
et il se sentit plus perdu que jamais. Il vit alors que lui aussi
descendait lentement vers la surface en mosaïque du monde

171
géant. L’une des embouchures béait directement sous la capsule
et le ciel blanc se referma bientôt sur lui. L’horloge du tableau
de bord se remit en marche, doucement, et la capsule se rua une
nouvelle fois entre des murailles de ténèbres vers un lointain
nuage d’étoiles. Mais à présent Bowman était certain qu’il ne
retournerait pas vers le système solaire et il comprit tout à coup,
par son seul instinct, où il se trouvait.
Il était à l’intérieur d’une sorte de machinerie cosmique qui
dirigeait la circulation entre les étoiles au travers
d’inimaginables dimensions d’espace et de temps. Il traversait
une gare centrale de la Galaxie.

42. Le ciel étranger

Très loin, les parois du puits redevenaient visibles dans la


pâle clarté qui provenait de quelque source inconnue. Et les
ténèbres, brusquement, furent balayées. La capsule minuscule
surgit dans un espace fourmillant d’étoiles.
Bowman avait regagné l’univers qui lui était familier, mais il
lui suffit d’un coup d’œil pour comprendre qu’il se trouvait à des
années-lumière de la Terre. Il ne tenta même pas d’identifier
une des constellations qui, depuis le début des temps, avaient
accompagné l’homme. Jamais, sans doute, un être humain
n’avait contemplé à l’œil nu les étoiles qui flamboyaient
maintenant autour de lui. La plupart étaient concentrées en une
ceinture incandescente marquée çà et là de bandes sombres de
matière absorbante et qui occupait le ciel tout entier. Cela
évoquait la Voie Lactée en beaucoup plus brillant. Bowman se
demanda s’il ne contemplait pas en vérité la galaxie des
hommes vue d’un point beaucoup plus proche de son centre que
ne l’était la Terre. Il l’espérait : ainsi, il serait moins loin de son
monde natal. Puis il se rendit compte à quel point cette pensée
était futile. Il était désormais si loin du système solaire que peu
importait que ce fût sa propre galaxie ou la plus lointaine
qu’aient jamais pu déceler les télescopes.

172
Il regarda en arrière pour essayer de voir d’où il était sorti et
il eut un nouveau choc. Il ne vit plus rien. Plus de monde géant
découpé en facettes, plus de Japet. Plus rien. Rien qu’une
ombre, une tache d’encre sur les étoiles, une porte ouverte dans
la nuit sur une nuit encore plus dense. Et, sous ses yeux, cette
porte se referma. Elle ne bougea pas, mais elle s’emplit d’étoiles,
comme si la trame de l’espace réparait d’elle-même une
déchirure. Bowman demeura définitivement seul dans le ciel
étranger.
La capsule tournait lentement et de nouvelles merveilles
apparurent derrière les baies. Ce fut tout d’abord un essaim
d’étoiles parfaitement sphériques. La densité des astres allait en
augmentant jusqu’au centre qui n’était qu’une boule de lumière.
Les contours étaient imprécis, formant une sorte de halo de
soleils qui se confondaient peu à peu avec des feux plus
lointains.
Bowman reconnut ce grandiose phénomène : un amas
globulaire ! Un prodige que jamais nul homme n’avait
contemplé autrement que sous l’aspect d’une pâle tache de
lumière. Il ne parvenait pas à se rappeler la distance exacte du
plus proche amas de ce type mais il était certain qu’il se trouvait
à plus de mille années-lumière du système solaire.
La capsule tournait toujours. Une autre vision apparut : un
vaste soleil rouge plus grand que la Lune vue de la Terre.
Bowman pouvait le regarder en face et sa couleur indiquait qu’il
n’était guère plus chaud qu’une braise. Çà et là, sur sa surface
d’un rouge sombre, des lumières jaunes luisaient, Amazones
incandescentes qui coulaient sur des milliers de milles avant de
se perdre dans les déserts du soleil agonisant. Agonisant ? Non,
c’était là une impression fausse, née des émotions humaines
attachées aux crépuscules, à la cendre. Le soleil rouge avait
seulement cessé les extravagances torrides de sa jeunesse pour
franchir les violets, les bleus et les verts du spectre en quelques
milliards d’années et s’installer dans une période de maturité
dont la durée était inimaginable. Mais son passé ne représentait
guère que le dixième de son existence à venir. L’histoire de
l’étoile avait à peine commencé.

173
La capsule s’était maintenant immobilisée, face au grand
soleil rouge. Bien qu’il ne perçût aucun mouvement, Bowman
savait qu’il continuait d’être soumis à la force qui le contrôlait
depuis Saturne. Toute la science, toute la puissance de la Terre
semblaient vaines et primitives, désormais, en face de l’invisible
puissance qui le poussait vers un destin qu’il ne cherchait pas à
imaginer.
Il fouillait l’espace du regard, essayant d’apercevoir le but
final du voyage. Peut-être était-ce quelque planète de l’immense
soleil rouge. Mais rien n’était visible. S’il se trouvait des mondes
autour de cet astre prodigieux, ils étaient indiscernables sur le
fond des étoiles. Bowman remarqua alors un phénomène
étrange sur l’extrême bord du disque écarlate du soleil. Une
clarté blanche s’y dessinait, de plus en plus intense. Il se
demanda s’il ne contemplait pas là une de ces éruptions qui
agitent les soleils en permanence.
En devenant plus brillante, la clarté se nuança de bleu. Elle
se répandit bientôt sur le pourtour de l’astre qui parut plus pâle.
Bowman songea soudain qu’il assistait au lever d’un second
soleil et cette pensée lui parut absurde. Mais il en était pourtant
ainsi. Ce qui montait sur l’horizon ardent n’était pas plus gros
qu’une étoile mais si brillant que l’œil ne pouvait le supporter.
C’était un point de lumière blanc-bleu, intense, pareille à celle
d’un arc électrique. Le minuscule soleil se déplaçait à une allure
effarante autour de son compagnon géant. Il devait en être très
proche, car une colonne de flammes qui devait atteindre des
milliers de milles de hauteur l’accompagnait dans sa course.
C’était comme une marée de feu attirée par la gravité, suivant
l’équateur du soleil en une éternelle poursuite de l’éblouissante
étoile-satellite. Celle-ci était une Naine Blanche, un de ces astres
stupéfiants, à peine plus gros que la Terre mais dont la masse
est des millions de fois supérieure. De tels accouplements
stellaires n’étaient pas rares, mais jamais Bowman n’eût osé
rêver d’en contempler un durant son existence.
La Naine Blanche était maintenant à mi-chemin sur le disque
écarlate du soleil. Elle devait boucler son orbite en quelques
minutes seulement. C’est alors que Bowman eut la certitude que
lui aussi se déplaçait. Droit devant, une étoile devenait

174
rapidement plus brillante et changeait de position par rapport
aux autres. Elle devait être petite et sans doute assez proche et il
se dit que c’était là son objectif. Il l’atteignit en un temps
extrêmement court et il s’aperçut alors qu’il ne s’agissait pas
d’un monde. C’était comme une toile d’araignée, un
échafaudage de métal luisant doucement dans l’espace, sur des
centaines de milles. Il surgit de nulle part jusqu’à emplir tout le
ciel. Des structures qui devaient être vastes comme des cités
terrestres étaient dispersées à la surface. Sans doute étaient-ce
des machines. Des myriades d’objets plus petits apparaissaient
tout autour, en rangées, en colonnes parfaites. Bowman dut en
survoler un certain nombre avant de comprendre ce qu’il
voyait : des flottes d’astronefs. La construction était un
gigantesque port spatial.
Aucun objet familier n’était visible qui pût lui donner
l’échelle de la scène qu’il contemplait et il était impossible de
deviner la taille des vaisseaux. Mais ils étaient sans doute
énormes. Certains devaient atteindre plusieurs milles de
longueur. Ils avaient des formes diverses : sphères, cristaux à
facettes, fuseaux élancés, disques, ovoïdes. Cet endroit devait
être l’un des lieux de transit du commerce interstellaire. Ou
plutôt : il l’avait été… un million d’années auparavant peut-être.
Car Bowman ne décelait pas le moindre signe d’activité. Ce port
immense était aussi désert que la Lune. Non seulement tout y
était immobile, figé, mais des déchirures apparaissaient en
certains endroits dans le métal : durant tous ces siècles, les
météorites avaient œuvré comme des guêpes cosmiques. Le port
n’était plus en vérité qu’un cimetière sidéral.
Bowman songea qu’il avait manqué ses constructeurs de
plusieurs siècles et il ressentit un vide soudain au cœur. Il
n’avait pas su à quoi s’attendre mais du moins avait-il espéré
rencontrer des intelligences étrangères issues des étoiles. Mais il
semblait qu’il fût trop tard. Il avait été pris à un piège
automatique et ancien placé dans le système solaire à des fins
inconnaissables et qui continuait de fonctionner alors que ceux
qui l’avaient conçu étaient morts depuis longtemps. Et ce piège
l’avait emporté à travers la Galaxie comme d’autres êtres sans
doute (combien d’autres ?) avant de le déposer dans ces

175
Sargasses célestes, condamné à périr par asphyxie lorsque sa
réserve d’air s’épuiserait.
Mais il eût été déraisonnable d’en demander plus. Déjà, il
avait contemplé des merveilles pour lesquelles des hommes
auraient donné leur vie. Il songea à son compagnon disparu et il
se dit qu’il n’avait vraiment aucune raison de se plaindre.
Il s’aperçut qu’il continuait de survoler le port spatial sans
rien perdre de sa vitesse. Il en atteignit les limites, franchit les
ultimes déchirures du bord et les étoiles réapparurent. En
quelques minutes, il replongea dans l’espace.
Non, il ne devait pas finir dans ce port abandonné. Son
destin l’attendait encore plus loin, quelque part dans le
gigantesque soleil cramoisi vers lequel la capsule descendait
maintenant.

43. Enfer

Et maintenant, il n’y avait plus que le soleil rouge. Il


emplissait le ciel tout entier. Bowman était si près de la surface
que celle-ci ne semblait plus figée. Des nodules de lumière
circulaient en tous sens. Des cyclones s’élevaient et
retombaient, des protubérances escaladaient lentement
l’espace. Lentement ? Elles devaient jaillir à des millions de
milles à l’heure pour qu’il perçût ainsi leur mouvement… Il
n’essayait même pas de se faire une idée des dimensions du
paysage infernal qui montait vers lui. Les immensités de
Saturne et de Jupiter l’avaient bouleversé. Pourtant, ce qu’il
contemplait maintenant était des centaines de fois plus vaste. Il
ne pouvait qu’accepter les images qui affluaient sans tenter de
les interpréter. À la vue de cette mer de feu, déployée sous lui, il
aurait dû éprouver de la peur, mais, curieusement, il ne
ressentait guère qu’une légère appréhension. Ce n’était pas que
son esprit fût paralysé par l’émerveillement, mais la logique lui
soufflait qu’il devait se trouver sous la protection de quelque
intelligence omnipotente. Il était si près du soleil rouge que le

176
rayonnement l’eût sans doute brûlé s’il n’avait été abrité par
quelque invisible écran. Et durant tout cet étrange voyage, il
avait été soumis à des accélérations qui auraient normalement
dû l’écraser. Si l’on avait pris tant de précautions pour le
protéger, il pouvait encore espérer.
La capsule suivait maintenant un arc allongé, presque
parallèle à la surface du soleil. Pourtant, elle continuait de
descendre lentement. Et pour la première fois, Bowman perçut
des sons. Un grondement étouffé mais continu auquel se
mêlaient parfois des froissements de papier ou de lointains
roulements de tonnerre. C’était sans doute là l’écho affaibli
d’une inimaginable cacophonie. L’atmosphère devait être
déchirée par des sons capables de réduire n’importe quel
matériau en nuées d’atomes. Mais Bowman était à l’abri du
bruit comme de la chaleur. Totalement isolé de cette violence, il
franchissait des viaducs de flammes longs de milliers de milles
qui s’élevaient et s’effondraient lentement autour de lui. Les
forces déchaînées de l’étoile rouge semblaient appartenir à un
autre univers et la capsule glissait sans dommage dans la brume
du feu.
À présent que le regard de Bowman n’était plus troublé par
les dimensions de la vision et son étrangeté, il commençait
d’apercevoir des détails. La surface de l’étoile n’était en rien un
chaos. Des formes y apparaissaient, ainsi que dans toute
création de la Nature. Tout d’abord, il remarqua de petits
tourbillons de gaz, sans doute à peine plus grands que l’Asie ou
l’Afrique, qui dérivaient sur l’océan de feu. Il se trouvait parfois
à la verticale de l’un d’eux et son regard plongeait alors à
l’intérieur, découvrant des régions plus sombres, plus froides,
plus lointaines. Assez curieusement, il ne voyait aucune tache
solaire et il songea que c’était peut-être là une maladie
particulière aux étoiles telles que le soleil.
Des nuages étaient visibles, parfois, semblables à des
écharpes de fumée dans un vent furieux. Mais peut-être était-ce
vraiment de la fumée, car ce soleil était si tiède que le feu
véritable pouvait y exister. Les corps chimiques pouvaient fort
bien naître et vivre là durant quelques secondes avant d’être
dissociés par les forces environnantes.

177
L’horizon devenait maintenant plus lumineux et sa teinte
passa du rouge au jaune, puis au bleu avant d’atteindre un violet
éblouissant. La Naine Blanche revenait, avec sa colonne de
marée stellaire. Bowman mit sa main en écran devant ses yeux
pour échapper à l’intolérable lueur et regarda la surface du
soleil au-dessous de la colonne lumineuse. Il avait une fois
contemplé une trombe en déplacement dans les Caraïbes… Mais
l’échelle était différente ici. Cette trombe de flammes aurait pu
contenir la Terre. Immédiatement en dessous, il découvrit alors
un phénomène qui était certainement nouveau, car il n’aurait
pu manquer de le remarquer avant. Des myriades de gouttes de
lumière se déplaçaient dans l’océan de gaz. Elles étaient
habitées d’une clarté nacrée qui variait à quelques secondes
d’intervalle. Toutes allaient dans la même direction à la façon de
saumons remontant un fleuve. Parfois, elles se déplaçaient
latéralement, leurs trajets se coupaient, mais jamais elles ne se
touchaient. Il y en avait des milliers, et plus Bowman regardait,
plus il était convaincu qu’elles se dirigeaient vers un but
déterminé. Elles étaient trop loin pour qu’il pût apercevoir un
éventuel détail de leur forme mais le seul fait qu’il pût les
distinguer dans ce colossal panorama impliquait qu’elles
devaient mesurer des dizaines, des centaines de milles. Si c’était
là des entités organisées, il s’agissait de véritables Léviathans,
conçus à l’échelle de leur monde. Ce pouvait être aussi des
nuages de plasma rendus temporairement stables par quelque
combinaison des forces naturelles, comme ces apparitions qui
intriguaient encore les savants de la Terre. L’explication était
facile et rassurante mais Bowman, en plongeant le regard vers
l’incroyable flot, ne parvenait pas à l’accepter. Ces globules de
lumière savaient où ils allaient. Ils convergeaient tous sur le
palier de feu soulevé par la Naine Blanche. À nouveau, il porta
son regard sur la trombe flamboyante. Si ce n’était pas un effet
de son imagination, il voyait bel et bien des taches plus
lumineuses qui s’élevaient au long de la colonne, comme si
d’innombrables étincelles s’étaient fondues en continents de
phosphorescences.
L’idée dépassait l’imagination, mais il lui semblait assister à
une migration d’une étoile à l’autre par ce pont de feu. Mais il

178
ne saurait sans doute jamais si ces créatures de lumière
n’étaient que des animaux cosmiques qu’un instinct comparable
à celui du lemming emportait vers l’espace ou s’ils formaient un
vaste rassemblement d’intelligences.
Il se déplaçait au sein d’un nouvel ordre de la création dont
l’homme n’avait jamais osé rêver. Au-delà des royaumes de la
mer, de la terre et de l’espace s’étendaient ceux du feu qu’il avait
eu le privilège de contempler. Il ne pouvait espérer pouvoir en
plus les comprendre.

44. Réception

Le pilier ardent s’en allait vers le bord du soleil tout comme


un orage s’éloigne sur l’horizon. Les nodules lumineux ne se
hâtaient plus sur la surface rouge. À l’intérieur de la capsule, à
l’abri d’un univers qui aurait pu l’annihiler en un millième de
seconde, David Bowman attendait ce qui devait venir.
La Naine Blanche parut accélérer encore. Elle atteignit
l’horizon, l’embrasa et disparut. Un faux crépuscule tomba sur
l’enfer qui rougeoyait tout en bas et une soudaine variation de
lumière avertit Bowman que quelque chose de nouveau se
passait à l’extérieur. Le monde rouge se faisait flou, comme s’il
le contemplait au travers d’un rideau de gouttelettes d’eau.
Pendant un instant, il se demanda même si ce n’était pas là le
résultat d’un effet de diffraction dû au passage d’une onde de
choc inhabituelle dans l’atmosphère. La lumière s’estompait.
On eût dit qu’un second crépuscule allait immédiatement
succéder au premier. Involontairement, Bowman leva la tête.
Mais la lumière, ici, venait du bas. Il avait l’impression que des
parois de verre fumé se rabattaient sur la capsule, altérant la
clarté rouge, obscurcissant la vision. Tout se fit de plus en plus
sombre et le grondement lointain des ouragans stellaires lui-
même flottait dans le silence, dans la nuit. Et, un instant plus
tard, il y eut un choc extrêmement doux lorsqu’elle se posa.

179
Sur quoi ? se demanda Bowman. Et la lumière revint, et les
questions laissèrent place à un désespoir immense, car ce qu’il
voyait maintenant autour de lui indiquait qu’il était fou.
Il s’était attendu à tout. À tout, sauf à cette scène banale et
familière.
La capsule était posée sur le plancher lisse d’un appartement
d’hôtel, élégant et anonyme, qui pouvait se trouver dans
n’importe quelle ville importante sur Terre. Le regard de
Bowman parcourait un living-room meublé d’une desserte, d’un
divan, de six chaises, d’un secrétaire, de divers luminaires et
d’une bibliothèque à demi pleine de livres, sur laquelle étaient
posés quelques magazines et même un vase de fleurs. Sur un
mur Pont en Arles de Van Gogh, sur l’autre Christina’s World
de Wyeth. Bowman était certain que, s’il ouvrait le secrétaire, il
y trouverait une bible.
S’il était réellement fou, ses visions étaient merveilleusement
organisées car tout était parfait. Quand il bougeait, rien ne
disparaissait. Le seul élément incongru Ŕ très incongru Ŕ de ce
décor, était la capsule elle-même.
Durant plusieurs minutes, il ne quitta pas son siège. Il
espérait vaguement que la vision allait s’effacer. Mais elle resta
aussi nette que tous les objets qu’il avait pu rencontrer dans sa
vie. Elle était réelle ou bien, par un phénomène qui affectait
tous les sens, il était maintenant incapable de distinguer le rêve
de la réalité. C’était peut-être une sorte de test. S’il en était ainsi,
non seulement son sort, mais celui de la race humaine tout
entière pouvaient dépendre de ses actes dans les instants qui
allaient suivre.
Il pouvait demeurer assis et attendre ce qui allait arriver, ou
bien ouvrir la porte du sas et sortir pour affronter la réalité de
cette scène. Le plancher semblait solide. En tout cas, il
supportait le poids de la capsule. Il était peu probable qu’il pût
tomber au travers quelle que fût sa nature. Mais restait la
question de l’air. Cette pièce pouvait fort bien être plongée dans
le vide ou emplie d’une atmosphère empoisonnée. Cela lui
semblait toutefois improbable, car nul n’aurait pris la peine de
soigner tous ces détails en omettant un point essentiel, mais il
ne voulait pas prendre de risque inutile. Ses années de

180
formation l’avaient rendu vigilant quant aux dangers de
contamination et il n’était pas disposé à s’exposer à un milieu
inconnu aussi longtemps qu’il aurait le choix. Cet endroit avait
l’aspect d’un appartement quelque part aux États-Unis, ce qui
ne changeait absolument rien au fait qu’il devait se trouver en
réalité à des centaines d’années-lumière du système solaire.
Bowman referma son casque, le verrouilla et manœuvra le
dispositif d’ouverture de la capsule. Il y eut un bref sifflement
quand les pressions s’égalisèrent et il sortit dans la pièce.
Pour autant qu’il pût en juger, le champ gravifique était
normal. Il leva un bras et le laissa retomber : son geste dura
moins d’une seconde. Ce qui rendait la situation doublement
irréelle. Il était là, debout, en scaphandre (alors qu’il aurait dû
flotter) près d’un véhicule qui ne pouvait normalement
fonctionner qu’en totale apesanteur. Tous ses réflexes
d’astronaute en étaient perturbés et il lui faudrait réfléchir
avant chaque mouvement.
Comme un homme en transe, il s’avança lentement dans
l’appartement. Et celui-ci ne disparut pas ainsi qu’il s’y était
attendu. Il demeura parfaitement stable, parfaitement réel. Et
apparemment solide.
Il s’arrêta près de la desserte. Un visiophone Bell du type
standard était posé dessus, avec un annuaire. Bowman se baissa
et prit le volume entre ses mains gantées. Sur la couverture,
imprimé en caractères familiers, il lut : WASHINGTON D.C. Il
regarda alors plus attentivement et, pour la première fois, il eut
la preuve palpable qu’il n’était pas sur Terre. Il ne parvenait à
lire que le seul mot WASHINGTON D.C. Le reste demeurait
flou, comme s’il contemplait la reproduction d’une
photographie de journal. Il ouvrit les pages au hasard. Elles
étaient faites d’une matière raide qui n’était certainement pas
du papier bien que la ressemblance fût troublante. Toutes
étaient blanches. Il souleva le combiné du visiophone et
l’appuya contre son casque. S’il y avait eu une sonorité d’appel,
il l’aurait entendue. Mais tout était silencieux. Ainsi il n’avait
affaire qu’à une mise en scène, il se déplaçait dans un décor
factice bien que fantastiquement précis. Tout cela, il en était
certain, n’avait été monté que pour le rassurer et non pour

181
l’abuser. Du moins il l’espérait. C’était là une pensée
réconfortante, mais, néanmoins, il ne comptait pas ôter son
scaphandre avant d’avoir achevé ses investigations. Tous les
meubles semblaient solides, en parfait état. Il essaya une chaise
et elle supporta son poids. Mais les tiroirs ne s’ouvraient pas : ils
étaient faux. Il en était de même des livres et des magazines
dont les pages étaient aussi vides que celles de l’annuaire. Seuls
les titres étaient lisibles. Le choix était étrange : des best-sellers
ultra-commerciaux, quelques bouquins didactiques très connus
et des autobiographies de célébrités. Aucun livre n’avait plus de
trois ans d’âge et le niveau intellectuel était plutôt faible. Mais
cela était sans importance puisque l’on ne pouvait même pas
retirer les volumes des rayons.
Deux portes s’ouvrirent aisément devant Bowman. L’une
donnait sur une chambre petite et confortable meublée d’un lit,
d’un bureau et de deux chaises. Les luminaires s’allumaient et
s’éteignaient et il y avait même une penderie. Il l’ouvrit et
trouva à l’intérieur quatre costumes, une robe de chambre, une
douzaine de chemises blanches et du linge de corps. Il prit l’un
des costumes et l’examina soigneusement. Pour autant qu’il pût
se fier à ses mains gantées, il était fait d’une matière qui
ressemblait plus à de la peau qu’à de la laine. La coupe était
également assez démodée. Il y avait au moins quatre ans que
l’on ne portait plus de costumes croisés. À côté de la chambre,
se trouvait une salle de bains. Il s’aperçut que l’équipement
n’était pas factice et fonctionnait parfaitement. Il passa ensuite
dans une petite cuisine pourvue d’une cuisinière électrique, d’un
réfrigérateur, de divers placards, d’une table, de plusieurs
chaises et d’un évier. La batterie de cuisine était au complet. Il
entreprit d’explorer les lieux plus à fond, poussé par la curiosité
et par une faim grandissante. Tout d’abord, il ouvrit le
réfrigérateur. Les rayons étaient bien garnis de boîtes et de
paquets qui tous, jusqu’à une certaine distance, paraissaient
familiers. De près cependant, les inscriptions des étiquettes
devenaient floues et illisibles. Fait notable, il n’y avait pas de
lait, ni d’œufs, ni de beurre, ni de viande, ni de fruits, ni aucune
denrée crue. En fait, le réfrigérateur ne contenait que des
aliments déjà traités. Bowman prit un paquet de céréales

182
destinées au petit déjeuner, tout en songeant qu’il était étrange
de trouver cela dans un réfrigérateur. Mais dès qu’il le souleva il
comprit qu’il ne pouvait certainement pas contenir des
céréales : il était bien trop lourd. Il l’ouvrit et se pencha sur le
contenu. Il vit une substance bleue légèrement humide au
toucher. La texture et la densité rappelaient le pudding et, en
dépit de la couleur, c’était assez appétissant. Mais c’est ridicule,
songea-t-il. On me surveille certainement et j’ai l’air d’un idiot
avec ce scaphandre. S’il s’agit d’une sorte de test d’intelligence,
j’ai sûrement déjà échoué, et de loin. Sans plus hésiter, il
regagna la chambre et entreprit de déverrouiller son casque.
Puis il le souleva d’une fraction de centimètre, fit sauter le sceau
de sécurité et inspira avec circonspection. L’air lui parut tout à
fait normal.
Il ôta complètement son casque, le posa sur le lit et entreprit
avec joie Ŕ non sans difficultés Ŕ de se débarrasser de son
scaphandre. Libre, il s’étira, respira à fond et suspendit ensuite
soigneusement le scaphandre dans la penderie. L’effet était
plutôt étrange mais le goût de l’ordre que Bowman partageait
avec tous les astronautes lui eût interdit de mettre sa tenue
spatiale en tout autre endroit.
Il regagna alors en hâte la cuisine et se mit à inspecter de
plus près la boîte de « céréales ». Le pudding bleu dégageait un
parfum discret, épicé, qui rappelait celui d’un macaron. Il le
soupesa puis en brisa un morceau qu’il renifla. Il était certain
qu’on ne cherchait pas à l’empoisonner, mais une erreur restait
possible, surtout dans le domaine complexe de la biochimie.
Il grignota quelques miettes, mâcha et avala. La saveur était
si subtile qu’elle lui échappait. Fermant les yeux, il s’imagina
manger de la viande, ou du pain frais, ou même des fruits secs.
À moins de suites néfastes, il n’avait plus à redouter la famine.
Après plusieurs bouchées de la substance bleue, il se sentit
presque rassasié et il chercha quelque chose à boire. Il y avait
une demi-douzaine de boîtes de bière d’une bonne marque au
fond du réfrigérateur et il en ouvrit une. La tirette céda et le
métal se découpa selon le tracé prévu, mais la boîte ne contenait
pas de bière. Il vit avec surprise qu’elle était pleine de substance
bleue. En quelques secondes, il eut ouvert toutes les boîtes et les

183
paquets. Quelle que fût l’étiquette, le contenu restait le même.
Son régime promettait d’être assez monotone, et il n’aurait que
de l’eau comme boisson. Il remplit un verre au robinet de la
cuisine et but avec précaution. Il recracha immédiatement la
première gorgée : c’était atroce. Puis, honteux de sa réaction, il
se força à finir le verre. Une seconde lui avait suffi pour
identifier le liquide et si le goût lui avait paru atroce, c’était en
réalité parce qu’il n’y en avait pas. Le robinet donnait de l’eau
distillée. Bowman songea que ses hôtes inconnus ne prenaient
aucun risque avec sa santé.
Il se sentait mieux et il décida de prendre une douche. Il n’y
avait pas de savon, ce qui était un nouvel inconvénient, mais,
par contre, la salle de bains était pourvue d’un séchoir à air
chaud dans lequel il s’attarda avec délices quelques instants
avant d’enfiler slip, maillot de corps et robe de chambre. Après
quoi, il s’étendit sur le lit, contempla le plafond et essaya de
réfléchir à sa fantastique situation.
Il n’avait guère avancé lorsqu’une nouvelle pensée vint le
distraire. Immédiatement au-dessus du lit se trouvait l’écran de
TV du modèle courant dans les hôtels. Il avait cru tout d’abord
qu’il devait être factice au même titre que le visiophone ou les
livres, mais la télécommande qui pendait à côté du lit semblait
si réelle qu’il ne put s’empêcher de jouer avec les boutons. Et
l’écran s’alluma. Fiévreusement, il sélectionna une chaîne et
obtint presque aussitôt une image.
Un commentateur africain très connu apparut. Il parlait des
dernières mesures prises pour sauvegarder la faune sauvage de
son continent. Bowman écouta pendant quelques secondes,
tellement captivé par le simple son de cette voix humaine qu’il
ne se préoccupait pas du sens des mots. Puis il changea de
chaîne. Dans les minutes qui suivirent, il obtint un orchestre
symphonique jouant le Concerto pour violon de Walton, une
discussion sur la faillite du théâtre classique, un western, une
démonstration d’un nouveau traitement contre la migraine, un
jeu en langue orientale, un psychodrame, trois commentateurs
d’actualités, un match de football, un cours de géométrie dans
l’espace (en russe) et divers signaux, mires et bulletins
d’informations. C’était là, en fait, l’éventail parfaitement normal

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des émissions mondiales et, en dehors du soutien moral que
cela lui apportait, un soupçon se confirmait dans son esprit.
Tous ces programmes étaient vieux de deux ans environ. Ce qui
correspondait à l’époque de la découverte de AMT-1. Il était
difficile de penser que ce n’était qu’une coïncidence. Quelque
chose avait espionné la télévision. Le monolithe de Tycho avait
été plus actif que ne le pensaient les hommes.
Bowman continua d’explorer les chaînes et il reconnut
soudain une scène familière. C’était l’appartement où il se
trouvait, occupé par un acteur célèbre affrontant une maîtresse
infidèle. Il eut un choc en découvrant le living qu’il venait juste
de quitter et dans lequel la caméra suivait le couple orageux
jusqu’à sa chambre. Malgré lui, il regarda vers la porte pour voir
si personne n’entrait.
C’était donc ainsi que l’on avait préparé sa réception. Ses
hôtes s’étaient inspirés de programmes de TV. L’impression
qu’il avait eue de se trouver à l’intérieur d’un film était presque
justifiée. Pour l’instant, il avait appris tout ce qu’il désirait
savoir, et il éteignit le poste. Que faire maintenant ? se
demanda-t-il en croisant les mains derrière la tête, le regard fixé
sur l’écran glauque. Physiquement et émotionnellement, il était
épuisé. Pourtant, il lui semblait impensable que l’on pût dormir
dans des circonstances aussi fantastiques, si loin de la Terre.
Mais l’instinctive sagesse du corps et le confort du lit s’unirent
contre sa volonté. Il tâtonna à la recherche d’un bouton mais
déjà la chambre était obscure. En quelques secondes, il fut bien
au-delà des rêves. Pour la dernière fois, David Bowman
dormait.

45. Récapitulation

Les meubles de la chambre, désormais inutiles, se


dissolvèrent dans l’esprit de leur créateur. Seuls demeurèrent le
lit et les murs qui abritaient le fragile organisme des énergies
qu’il n’aurait su encore contrôler.

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Dans son sommeil, David Bowman bougeait sans cesse. Il ne
s’éveillait pas, il ne rêvait pas non plus, mais il n’était plus le
même. Tel un brouillard s’insinuant dans une forêt profonde,
quelque chose envahissait son esprit. Il percevait à peine cette
pénétration, car un impact direct l’eût détruit aussi aisément
que les feux qui faisaient rage au-delà des murs. Il ne pouvait
ressentir ni espoir ni crainte. Il n’y avait plus que la sensation de
cet examen sans passion. Toutes ses émotions avaient été
drainées hors de lui. Il lui semblait flotter dans l’espace tandis
que autour, dans toutes les directions, s’étendait un réseau
géométrique de lignes sombres au fond duquel se déplaçaient
de minuscules nodules de lumière. Certains allaient lentement,
d’autres passaient à des vitesses stupéfiantes. Bowman avait
une fois observé au microscope une coupe de cerveau humain,
et le réseau des fibres nerveuses avait eu la même apparence
complexe. Mais l’image avait été statique, morte, alors que ce
qu’il voyait transcendait la vie. Il savait Ŕ ou pensait savoir Ŕ
qu’il observait le fonctionnement de quelque cerveau
gigantesque, qu’il contemplait l’univers dont il n’était qu’une
infime partie.
La vision, ou l’illusion, persista un moment. Puis les strates
de cristal et les perspectives mouvantes de lumière
s’évanouirent, et David Bowman glissa dans un domaine de
conscience que nul homme n’avait jamais atteint.
Tout d’abord, il lui sembla que le temps lui-même allait à
rebours. Il était prêt à accepter ce prodige jusqu’à ce que lui
apparaisse la vérité, plus subtile. Les rouages de sa mémoire
étaient sondés et il revivait tout son passé en souvenir continu.
L’appartement, la capsule, puis les paysages incandescents du
grand soleil rouge, le centre ardent de la Galaxie, la porte par
laquelle il avait surgi dans cet univers : il voyait, il éprouvait à
nouveau toutes les impressions sensorielles, toutes les émotions
qu’il avait connues alors. Tout défilait de plus en plus vite. Son
existence était comme une bande magnétique que l’on
réenroulait à une allure sans cesse accélérée. Il était de nouveau
à bord du vaisseau et les anneaux de Saturne emplissaient le
ciel. Il répétait son dialogue avec Carl, il voyait Poole partir pour

186
sa dernière mission, il entendait les voix venues de la Terre et
qui lui disaient que tout se passait bien.
Et comme il revivait chacun de ces instants, il comprenait
qu’en vérité tout s’était bien passé. Il parcourait à nouveau les
couloirs du temps, il se vidait de sa connaissance, de ses
expériences. Il retournait vers l’enfance. Mais il ne perdait rien.
Tout ce qu’il avait jamais été à n’importe quel moment de son
existence était transféré en un lieu plus sûr. Un David Bowman
cessait d’exister, mais un autre devenait immortel.
De plus en plus vite, il traversait les années oubliées vers un
monde plus simple. Des visages qu’il avait crus à jamais perdus
lui souriaient à nouveau, tendrement. Et il leur répondait, avec
sincérité, avec aisance.
Mais la régression touchait à sa fin. Les nuits de la mémoire
s’asséchaient. Le temps s’écoulait de plus en plus difficilement,
approchant de la stase, tout comme un pendule, à la limite de
son arc, semble se figer pour un instant éternel.
L’instant éternel s’acheva. Le pendule reprit son mouvement.
Dans une chambre vide flottant au milieu des feux d’une
étoile double à vingt mille années-lumière de la Terre, un bébé
ouvrit les yeux et se mit à crier.

46. Transformation

Puis il se tut et il vit qu’il n’était plus seul.


Un rectangle fantomatique et brillant venait d’apparaître. Il
se matérialisa sous l’aspect d’un bloc de cristal, perdit sa
transparence et fut envahi peu à peu d’une luminescence pâle,
laiteuse. Des formes floues, hypnotiques, jouèrent à sa surface,
dans ses profondeurs. Elles s’unirent en barres de lumière et
d’ombre, puis formèrent des dessins entrecroisés qui se mirent
à tourner selon un rythme qui, maintenant, semblait emplir tout
l’espace.
C’était une vision digne de retenir l’attention de n’importe
quel bébé, de n’importe quel homme-singe. Mais, tout comme

187
trois millions d’années auparavant, ce n’était là que la
manifestation extérieure de forces trop subtiles pour être
consciemment perçues. Il s’agissait seulement d’un jouet
destiné à distraire les sens. Le véritable processus se déroulait
aux plus profonds niveaux de l’esprit. Cette fois, il était rapide,
sûr. Le nouveau dessin était aisément tissé, car le tisserand avait
beaucoup appris durant les siècles qui s’étaient écoulés. Il se
servait maintenant pour son art de fils infiniment plus fins.
Mais seul l’avenir dirait s’il achèverait son œuvre.
Avec des yeux qui, déjà, recelaient plus que ceux d’un simple
humain, le bébé regarda les profondeurs du cristal mais sans
comprendre encore les mystères qui les habitaient. Il savait qu’il
était revenu chez lui, que le berceau de sa race et de beaucoup
d’autres se trouvait ici, mais il savait aussi qu’il ne pouvait y
demeurer. Au-delà de ce moment une autre naissance
l’attendait, plus étrange que toutes celles qui l’avaient précédée.
L’instant était venu. Les formes brillantes, au cœur du cristal,
ne renvoyaient plus l’écho de ses mystères. Elles moururent et
les murs protecteurs retournèrent au néant d’où ils étaient
sortis. Le soleil rouge emplit le ciel.
Le métal et le plastique de la capsule oubliée, le vêtement
porté jadis par une entité appelée David Bowman, se changèrent
en flammes. Les ultimes liens avec la Terre furent rompus et
retournèrent à l’état d’atomes libres. Mais l’enfant ne s’en
aperçut pas. Il s’adaptait confortablement à son nouveau milieu
incandescent. Pour quelque temps encore, il aurait besoin de
son enveloppe de chair pour concentrer ses pouvoirs. Son corps
indestructible était l’image de lui-même que lui donnait son
esprit et il savait qu’il n’était qu’un bébé. Il le resterait jusqu’à ce
qu’il choisisse une forme nouvelle ou qu’il ait dépassé les
nécessités de la matière.
À présent, il était libre de partir. En un sens, pourtant, il ne
quitterait pas vraiment cet endroit puisqu’il ferait partie de
l’entité qui utilisait l’étoile double pour ses insondables
desseins. La direction de son but, sinon sa nature, était
parfaitement claire pour lui. Il était inutile d’emprunter à
nouveau le chemin compliqué qu’il avait suivi pour venir. Avec
des instincts affinés par trois millions d’années, il sut qu’il

188
existait plus d’une voie possible dans l’espace. Les mécanismes
anciens de la Porte des Étoiles l’avaient bien servi, mais il
n’avait plus besoin d’eux.
Le rectangle scintillant qui, auparavant, n’avait été rien
d’autre qu’un bloc de cristal, flottait devant lui, aussi indifférent
aux flammes infernales qu’il l’était lui-même. Il gardait en lui
des secrets inouïs sur l’espace et le temps, mais le bébé en
comprenait au moins certains et il pouvait le commander. Le
rapport de ses côtés 1-4-9 était tellement évident, tellement
nécessaire. Il eût été si naïf d’imaginer que les séries
s’achevaient ainsi, avec seulement trois dimensions !
Il fixa son esprit sur ces bases géométriques et, comme ses
pensées agissaient, l’espace tout entier s’emplit d’une nuit
interstellaire. L’éclat du soleil rouge s’éteignit, ou plutôt, il parut
s’effacer dans toutes les directions en même temps.
Et là, devant le bébé, il y avait maintenant la spirale de
lumière de la Galaxie.
C’aurait pu être tout aussi bien quelque merveilleux modèle
pris dans le plastique, infiniment riche en détails. Mais c’était la
réalité, saisie dans son intégralité par des sens désormais plus
subtils que la vision. Et il pouvait à son gré concentrer son
attention sur n’importe laquelle des cent milliards d’étoiles. Et
plus encore… Il y était, emporté dans le grand fleuve des soleils,
à mi-chemin entre les agglomérats de feu du centre et les rares
étoiles-sentinelles de la périphérie. Et c’était là qu’il voulait se
retrouver, au bord de cet abîme ouvert dans le vide, près de ce
ruban d’obscurité vierge d’étoiles. Il savait que ce chaos informe
qui n’était visible que par la brume de lumière qui le dessinait
en silhouette était fait de la matière même de la création, encore
inutilisée, de la substance brute des évolutions à venir. Là, le
Temps n’avait pas commencé. La lumière et la vie n’habiteraient
ces espaces que longtemps après que les soleils qui brillaient
maintenant se seraient éteints.
Il avait une fois franchi l’abîme, involontairement. Il devait le
franchir à nouveau, de plein gré, cette fois. Cette pensée l’emplit
d’une terreur soudaine et glacée. Pendant un moment, il fut
totalement désemparé. Sa vision nouvelle de l’univers vacilla et
menaça de se rompre en fragments innombrables. Ce n’était

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nullement la peur du gouffre inter-galactique qui figeait son
âme, mais une inquiétude plus profonde, issue de l’avenir qui
n’était pas encore. Au-delà du temps, il avait laissé des traces de
son origine humaine. À présent, tandis qu’il contemplait le
fleuve de nuit sans étoiles, il entrevoyait pour la première fois
l’Éternité béante devant lui.
Il se souvint alors que plus jamais il n’y serait seul et,
lentement, sa panique décrut. Il perçut à nouveau l’univers
comme un cristal, mais il savait maintenant que ce n’était pas
par ses seuls sens. Lorsqu’il aurait besoin d’aide pour ses
premiers pas, il l’obtiendrait.
À nouveau confiant comme un plongeur qui retrouve son
sang-froid, il se lança par-dessus les années-lumière. La Galaxie
frémit sous l’étreinte mentale qui l’englobait tout entière. Les
étoiles et les nébuleuses défilèrent en une illusion de vitesse
infinie. Des soleils fantômes explosèrent et s’évanouirent
derrière lui tandis qu’il s’infiltrait dans leur cœur même. La
froide et obscure poussière cosmique qu’il avait redoutée ne
semblait rien de plus que l’aile d’un corbeau dans le soleil.
Les étoiles se faisaient plus clairsemées. L’éclat de la Voie
Lactée n’était plus que le pâle reflet de la gloire que le bébé avait
contemplée Ŕ et qu’il pourrait contempler à nouveau, quand il
serait prêt.
Il était de retour, exactement où il l’avait désiré, dans ce qui
était pour les humains l’espace réel.

47. L’enfant des étoiles

Là, devant lui, comme un jouet brillant auquel nul Enfant


des Étoiles n’aurait pu résister, flottait la planète Terre, avec
tous ses habitants.
Il était revenu à temps. Tout en bas, les signaux d’alerte
venaient d’apparaître sur les écrans radar, les grands télescopes
fouillaient le ciel. L’Histoire telle que les hommes l’avaient
connue approchait de son terme.

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L’Enfant sut alors qu’un chargement de mort avait quitté le
sol, un millier de milles plus bas, et gagnait lentement son
orbite. Les faibles énergies qu’il décelait ne représentaient pour
lui aucune menace mais il préférait en débarrasser le ciel. Il
projeta sa volonté et les mégatonnes explosèrent en une
détonation silencieuse qui fit naître sur la moitié du globe une
aube brève et artificielle.
Puis l’Enfant attendit, ordonnant ses pensées, avec tous ses
pouvoirs encore inutilisés. Il était maintenant maître du monde,
et il n’était pas très sûr de ce qu’il allait faire ensuite.
Mais il lui viendrait bien une idée.

FIN

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