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CRAI 2012, II (avril-juin), p.

1027-1063

COMMUNICATION

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON,


PAR M. STÉPHANE PRADINES

Introduction

La première étude majeure sur l’architecture militaire du Caire est


celle de Paul Casanova en 1897. Cette étude traite essentiellement
de la citadelle, avec un chapitre consacré aux enceintes urbaines1.
Casanova fait une synthèse des fortifications fatimides du Caire2,
puis il présente deux phases de construction des murailles de
Saladin3, d’abord des travaux de restauration et de renforcement
d’ouvrages, en tant que vizir du calife fatimide en 566/1170, puis la
construction d’une véritable muraille en tant que sultan ayyoubide
en 572/1177. L’analyse de Casanova est pertinente et issue d’un
profond examen des sources historiques4 associé aux données
archéologiques, fournies par les travaux de son ami Max van
Berchem5 et les Bulletins du Comité de conservation des monuments
arabes édités par Max Herz.
Le deuxième personnage important pour notre connaissance des
fortifications du Caire est le célèbre architecte britannique, Keppel
Creswell. En 1922, Creswell est accueilli comme membre scienti-
fique à l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), où il
publie ses premières recherches sur la citadelle du Caire dans le
Bulletin de l’Institut6. Grâce aux travaux du Comité de conservation
des monuments arabes et ses propres recherches, en 1952, Creswell

1. P. Casanova, « Histoire et description de la citadelle du Caire », Mémoires de la Mission


archéologique française du Caire VI, Leroux, Paris, 1897, p. 509-781. Paul Casanova fut membre
scientifique à l’Ifao en 1900.
2. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 524-534 : chapitre II intitulé « État des fortifications du Caire
au temps de Salâh ad-Dîn ».
3. Le chapitre III est consacré à la muraille de Saladin (P. Casanova, op. cit. [n. 1], p. 535-551).
4. D’après ‘Imad ad-Din al-Isfahani, Kitab al-fayh al-qussi fi l-fath al-qudsi (583/1187 à
589/1193), édité par Muhammad Mahmud Sabah, Dar al-Qumiyya at-Taba‘a wa an-Na,ar, 1975,
p. 209.
5. M. Van Berchem, « Notes d’archéologie arabe », Journal asiatique 17, 1891, p. 411-495.
6. K. Creswell, « Archaeological Researches at the Citadel of Cairo », Bulletin de l’Institut
français d’archéologie orientale (= BIFAO) 23, Le Caire, 1924, p. 89-167
1028 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

publie Islamic architecture of Egypt, qui reste encore un ouvrage de


référence7.
Finalement, Casanova et Creswell étaient nos principales sources
archéologiques et historiques sur les murailles du Caire jusqu’aux
travaux de terrassement du Parc al-Azhar en 1998. Lors de ce projet,
une portion inédite de la muraille ayyoubide fut exhumée par la
Fondation Aga Khan8. Cette muraille dormait sous les collines de
détritus9 de la ville du Caire depuis presque sept siècles. En 2000,
une coopération scientifique fut établie entre la Fondation Aga Khan
et l’Ifao afin de fouiller et d’étudier la muraille ayyoubide. Par la
suite, notre projet a pris plus d’ampleur et nous avons fait une étude
architecturale complète des fortifications fatimides et ayyoubides du
Caire, incluant toutes les tours, portes et courtines. La découverte de
nouvelles inscriptions a permis de resserrer nos datations des
murailles. Parallèlement, trois sites ont fait l’objet de fouilles archéo-
logiques, le Parking Darassa de 2001 à 2009 ; Bâb al-Tawfiq de
2004 à 2005 et Burg al-Zafar de 2007 à nos jours. Ces travaux ont
permis de réinterpréter l’histoire des murailles et de la ville du Caire.

1. Les fortifications fatimides

L’ENCEINTE DE GAWHAR, 358-60 Hg./969-71 AD

Il y eu plusieurs tentatives de conquête de l’Égypte dès le début


du califat fatimide en 300/913 et en 306/919, mais il faut attendre le
quatrième calife fatimide, Al-Mu’izz (341-65/952-75) pour que ce
rêve d’Égypte devienne réalité. Le général Gawhar al-Siqqilî prend
Misr-Fustât en 358/969. Le prince Al-Mu’izz commande alors la
construction d’une cité princière : al-Qâhira, la dominatrice. Il
charge son général, Gawhar, de cette entreprise. La cité princière
fera 136 hectares, de plan presque carré de 1080 m du nord au sud et
de 1100 m d’est en ouest. La ville est parallèle au canal de Trajan, le
Khalîg, qui sépare la ville de zones marécageuses et inondables en
bordure du Nil.

7. K. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, Clarendon Press, Oxford, vol. I, 1952 et vol. II,
1959.
8. F. Siravo et F. Matero, « The Restoration of the Ayyubid City Wall in Cairo », Revitalising
a Historic Metropolis, AKTC, St. Bianca et Ph. Jodidio éd., Turin, 2004, p. 165-175.
9. Les collines de Darassa et de Barqiyya formaient la limite orientale de la ville médiévale,
espace vierge avant la Qarafa, « la cité des morts ».
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1029

Enceinte de Badr al-Gamali

Port BOULAQ

Enceinte
de
Napoléon
Enceinte
Ayyoubide

Enceinte de Gawhar

Fort de
l' institut

Enceinte Gebel al-Mu


Ottomane

Qasr al-Ainy

Aqueduc Mamlouk

Nécropole
Mamlouke

Gezirat
al-Rhoda

Gama
Amr Ruines
de Fûstat

al-Gyzeh
Qasr as-Sham

0 500 1000 m. N
Falaises
d' Istabl Antar

Carrières Deir al-Narârah

FIG. 1. – Plan du Caire avec ses quatre enceintes urbaines


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
1030 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

La ville d’al-Qâhira était protégée par une enceinte, percée de huit


portes, dont certaines gardèrent les noms de l’ancienne capitale d’al-
Mansûriyya, comme Bâb Zuwayla et Bâb al-Futûh10. Bâb Zuwayla,
appelée ainsi en l’honneur de la tribu des Zuwayla, était une entrée
double constituée de deux arcs juxtaposés, imitation de la porte du
même nom à Sabra al-Mansûriyya. L’enceinte en briques crues de
Gawhar n’est pas parvenue à nos jours, elle a été complètement
ensevelie sous la ville actuelle11. En fait dès 437-40/1046-49, Nâsir
Nassir i-Khosrau constate que les vieilles murailles ont disparu à
cause de l’urbanisation12. Seules certaines rues ont gardé l’empreinte
de l’enceinte dans le tissu urbain comme l’a présenté Muhammad
Abulamayem13. Peu d’auteurs ont travaillé sur cette enceinte, les
recherches les plus importantes restant celles de Casanova et de
Creswell14. Tous ces travaux sont basés sur des sources et des chro-
niques, le plus souvent Mâqrîzî.

LES PORTES DE BADR AL-GAMÂLÎ, 479-84/1087-92

Serviteur « mamelouk » arménien, gouverneur de Damas puis


d’Acre, Badr al-Gamâlî a mené victorieusement de grandes batailles
au nord des territoires fatimides. Suite à ces succès et à la demande

10. Au nord de l’enceinte, Gawhar fit creuser un grand fossé pour résister aux attaques des
Qarmates en 971 et en 974. Le fossé allait du Muqattam à Munyat al-Asbagh.
11. En novembre 2011, nous avons découvert un mur parallèle aux deux fortifications de Badr
al-Gamali et de Saladin. Ce mur, long d’une trentaine de mètres et de près de 2 m de large, est
préservé par endroit sur 1,2 m de haut. Une fouille minutieuse nous a permis de retrouver les
empreintes des poutres en bois ayant servi à tenir le coffrage du mur. Ce grand mur utilise une tech-
nique de construction originale pour le Caire à cette époque, car il s’agit d’un mur en pisé ou tabiya.
Stratigraphiquement, le mur en pisé est plus ancien que la fortification de Badr al-Gamali. Il suit un
axe est-ouest et marque la limite nord de la ville fatimide. Enfin, il est construit en tabiya, technique
peu utilisée en Égypte, mais fréquente en Ifriqiya. Pour toutes ces raisons, ce mur pourrait être
identifié comme la première enceinte fatimide du Caire : celle de Gawhar ! Le mur serait alors daté
de 969-971. Cette découverte archéologique perturberait fortement les idées reçues que l’on avait
sur la première enceinte fatimide. Cependant, cette enceinte est très mal connue, même par les
textes. Voir : A. F. Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, al-Qâhira et
al-Fustât. Essai de reconstitution topographique, Franz Steiner, Beyrouth, 1998, p. 146-151.
12. Selon Nassir i-Khosrau, qui visita Caire vers 1049, il n’y avait plus de traces de la première
enceinte fatimide et Le Caire était une ville ouverte. Voir : P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 525.
13. M. Abul Amayem, « Les murailles du Caire. L’enceinte de Gawhar (année 358h/969)
[en arabe] », Annales islamologiques 36, 2002, p. 46-47 et fig. 1 et 13.
14. Farid Sha’i mentionne des travaux du Service des antiquités sur Bâb al-Tawfiq et la décou-
verte de briques crues, qu’il relie malheureusement à l’enceinte de Gawhar et non pas à celle de Badr
al-Gamâlî, commanditaire de la construction de la porte. Voir : F. Sha’i, « Le Caire était un fort et
non une cité », Minbar al-Islam 9, 1965, p. 119-121 ; mais surtout consulter : P. Casanova, op. cit.
(n. 1), p. 509-781 et K. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford,
1952, 292 p. et 125 pl. Creswell consacre 76 pages aux murailles fatimides. Il aborde d’abord
l’enceinte disparue de Gawhar (p. 23-33).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1031

FIG. 2. – Photographie de Bâb al-Nasr


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

du calife, il arrive avec ses troupes syriennes en Égypte en 465/1073.


Afin de rétablir l’ordre dans le pays, il est nommé commandant en
chef des armées, Emir al-Guyûsî. En effet, à partir du milieu du Ve/
XIe siècle, le calife al-Mustansir (427-87/1035-94) s’est vu confronté
à des problèmes économiques et sociaux sans précédents : suite à de
mauvaises crues du Nil, une famine décime la population égyp-
tienne, à ces problèmes s’ajoute une rébellion des troupes souda-
naises et berbères, ainsi qu’une perte du contrôle des mameluks
turcs. Face à un pouvoir califal en pleine érosion, Badr al-Gamâlî
devient alors le véritable maître de l’Égypte. Il rétablit l’autorité
fatimide dans la capitale et à ses frontières, il purge aussi l’armée de
ces éléments et groupes belliqueux.
Badr al-Gamâlî a été un chef d’État, mais aussi un grand bâtis-
seur. Il dote le Caire d’une nouvelle fortification, qui englobe le
Caire fatimide primitif qui avait finalement débordé à l’extérieur de
l’enceinte primitive comme en témoigne la mosquée d’al-Hâkim.
Les travaux de construction les plus marquants du Vizir sont sans
nul doute les grandes portes du Caire (479-84/1087-92) : Bâb
1032 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Bab al Futuh Localisation

Bab al Nasr

Premier étage

0 5 10 m.

FIG. 3. – Plan et élévation de Bâb al-Nasr


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

al-Futûh, Bâb al-Nasr et Bâb Zuwayla15. Ces portes monumentales


sont exceptionnelles, elles sont les emblèmes de la cité, blasons

15. Toujours dans le premier volume de Muslim Architecture of Egypt, Creswell décrit ensuite
les fortifications de Badr al-Gamâlî, traitées de la page 161 à 217, soit 56 pages. Le front nord est
décrit à travers ses deux portes Bâb al-Nasr (p. 166-176) et Bâb al-Fûtûh (p. 176-181). Creswell
consacre ensuite un autre chapitre à Bâb Zuwayla (p. 197-205), suivi de la présentation d’une
portion de la muraille fatimide au sud-est de Bâb Zuwayla (p. 205-206). L’auteur termine son
analyse en replaçant les portes de Badr al-Gamâlî dans un contexte proche-oriental (p. 206-216).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1033

symboliques de la dynastie fatimide et du pouvoir de son Vizir. Le


front nord de la ville est percé par deux portes : Bâb al-Nasr à l’est
et Bâb al-Futûh à l’ouest. Bâb al-Nasr est une entrée droite de 24 m
de large, 20 m de profondeur et 21 m de haut. L’entrée est défendue
par deux tours de plan carré de 8 m de côté. La tour est pleine
au 2/3, seule la partie supérieure est mise en défense avec des
chambres de tir. Bâb al-Futûh est une entrée droite protégée, elle
aussi, par un assommoir à trémies. Elle est flanquée de tours semi-
circulaires oblongues de 7,5 m de large et projetées en avant de
7,5 m. L’ensemble de la porte mesure 23 m de large, 25 m de
profondeur et 22 m de hauteur. Selon Maqrîzî, Bâb al-Nasr et Bâb
al-Futûh étaient précédées et défendues par des bashura détruites
sous les Mamelouks – ces barbacanes offraient une protection
supplémentaire au moyen d’une entrée coudée16. Bâb Zuwayla est
la porte au centre du front sud de la ville, cette porte se trouve
exactement dans l’axe nord-sud de Bâb al-Futûh. Avec leurs tours
semi-circulaires oblongues, ces deux portes sont très proches,
sans être identiques. Bâb Zuwayla mesure 26 m de large, 25 m de
profondeur et 24 m de haut17.
Ces trois portes monumentales sont des éléments que l’on peut
qualifier d’exogènes, ou au moins d’anachroniques d’un point de
vue architectural. Anachroniques, si l’on pense qu’elles sont direc-
tement inspirées de portes byzantines ou romaines, comme par
exemple la porte de Qasr al-Sâm construite sous Hadrien (98-117)
dans le vieux Caire, l’antique Babylone18. Exogènes, car d’un point
de vue typologique, de nombreux éléments rappellent la Syrie du
Nord, ainsi les archères semblent influencées par les régions
d’Édesse et d’Antioche, pour Fourdrin cette filiation est directe et
évidente, notamment à Diyâr Bakir 19. Ces influences sont assez

16. Badr al-Gamâlî aurait fait construire une barbacane devant Bâb al-Futûh. Cette barbacane,
installée entre les deux tours de l’entrée, aurait été détruite lorsque que la zone extra-muros fut
urbanisée au cours du VIIIe/XIVe siècle (Maqrîzî, Taqyi el-Din Ahmad Ibn Ali, Tome 2, édité par
Ayman Fouad Sayed, Ed. Dar el-Furqan, Londres, 2002-2004, p. 274). Une barbacane protégeait
aussi Bâb al-Nasr, cette défense avancée subsista jusqu’au règne du sultan Barqûq qui décida sa
destruction afin de construire à son emplacement la citerne de son sabîl (Maqrîzî, tome 2, page 271).
Bâb al-Tawfiq et Bâb Zuwayla étaient protégées différemment, au moyen d’une rampe et d’un
glacis. Voir : St. Pradines et O. Talaat, « Les fortifications fatimides du Caire : Bâb al-Tawfiq et
l’enceinte en briques crues de Badr al-Gamâlî », Annales islamologiques 41, 2007, p. 240-241 et
M. Abul Amayem, op. cit. (n. 13), p. 46-47 et fig. 1 et 13.
17. Hauteur sans les minarets mamelouks ajoutés postérieurement.
18. P. Sheehan, Babylon of Egypt. The Archaeology of Old Cairo and the Origins of the City,
ARC-AUC Press, Le Caire, 2010, p. 5-7 et p. 60-61.
19. Les architectes de l’enceinte fatimide seraient originaires d’Édesse. Voir : J.-P. Fourdrin,
« L’association de la niche et de l’archère dans les fortifications élevées en Syrie entre le VIe et le
XIIe siècle », Syria LXXV, 1998, p. 293-294.
1034 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Localisation

Bab al Futuh

Elévation de la façade
0 5 10 m.

Bab-al-Futuh

Plan premier étage

0 5 10 m.

Bab-al-Futuh

Plan Rez-de-chaussée

FIG. 4. – Plan et élévation de Bâb al-Futûh


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1035

cohérentes, car Badr al-Gamâlî arrive en Égypte avec ses troupes


syriennes et ses maîtres d’œuvre arméniens. Avant même l’arrivée
du grand Vizir, les Arméniens étaient une composante essentielle de
l’armée fatimide, fantassins, cavaliers et archers, ils amènent avec
eux, leurs armes et leurs arts de la guerre. À ce propos, les décora-
tions des portes jouent un rôle primordial. Les boucliers de Bâb
al-Nasr, décrits par Nicolle, représentaient certainement les deux
corps d’armée, infanterie et cavalerie, et servaient à la représenta-
tion des cérémonies d’investiture, des grands défilés et des parades
militaires20. Mais c’est surtout l’inscription, entre Bâb al-Futûh et
Bâb al-Nasr, qui magnifie la puissance des Fatimides. Ce bandeau
épigraphique, composé de plaques de marbre blanc, mesurait 59
mètres de long. Les plaques sont soutenues par 42 clous en bronze.
Le texte est sculpté en coufique fleuri, d’un style superbe et d’une
exécution très soignée, il célèbre la construction des murailles qui
entourent le Caire et mentionne la date de commencement des
travaux (480/1087)21. C’est un élément épigraphique unique et un
formidable outil de propagande pour les Fatimides. De nombreux
chercheurs, comme Bloom, Blair ou Bergman, prennent l’exemple
de Diyâr Bakir afin de comparer les bandeaux épigraphiés de cette
cité avec le Caire22.
Selon une tradition rapportée au début du XIIIe siècle par Abû
Sâlih dans son livre Églises et Monastères d’Égypte, tradition reprise
par Maqrîzî, trois ingénieurs arméniens auraient construit les portes
du Caire, ils auraient collaboré avec un moine copte23. La tradition
veut que ces trois ingénieurs aient été arméniens comme Badr
al-Gamâlî, mais si Abû Sâlih atteste avec précision de l’origine
géographique de ces trois frères – la cité d’Édesse (al-Ruhâ / Urfa)
– il n’est jamais fait mention dans son texte de leur origine sociale
ou de leur religion. De plus, la tradition de trois frères arméniens

20. D. Nicolle, Arms and Armour of the Crusading Era, 1050-1350, Greenhill, Londres, 1999,
p. 125-126.
21. No 2762 dans le Répertoire chronologique d’Épigraphie arabe, Le Caire, 1936.
22. S. Blair, « Decoration of city walls in the medieval Islamic world: the epigraphic message »,
dans City walls. The urban enceinte in global perspective, J. D. Tracy éd., Cambridge (Ma.), 2000,
p. 488-530 ; I.A. Bierman, Writing Signs: The Fatimid Public Text, Berkeley, Los Angeles-London,
1998 ; J. M. Bloom, « Walled cities in Islamic North Africa and Egypt with particular reference to
the Fatimids (909-1171) », dans City walls. The urban enceinte in global perspective, J. D. Tracy
éd., Cambridge (Ma.), 2000, p. 219-246.
23. Abu-Salih al-Armani, The Churches and Monasteries of Egypt and Some Neighbouring
Countries, traduit et commenté par B. Evetts, The Clarendon Press, Oxford, 1895, 382 p. et Maqrîzî,
Taqyi el-Din Ahmad Ibn Ali, 4 tomes, édité par Ayman Fouad Sayed, Ed. Dar el-Furqan, Londres,
2002-2004.
1036 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

ayant bâti chacun une porte relève plus du mythe que d’une réalité.
Les ingénieurs et tailleurs de pierre d’origine arménienne devaient
être beaucoup plus nombreux. En effet, l’enceinte urbaine de Badr
était percée par de nombreuses portes dont au moins deux autres
étaient en pierre. La première est située au nord-ouest de la ville,
Bâb al-Qantara, la porte du pont enjambant le khalîg a été détruite
par le gouvernorat du Caire en 1878. D’après Ali Mubarack, la porte
avait été relevée et une inscription en coufique aurait surmonté la
porte, malheureusement non étudiée. Il ne nous reste plus qu’un
plan, qui montre tout de même une entrée droite encadrée par des
tours semi-circulaires oblongues24. Plus modeste, il existe une autre
porte fatimide, Bâb al-Tawfîq, située au milieu du front oriental du
Caire (fig. 5)25. D’une hauteur de 9 m, cette porte est plus connue
sous son nom d’usage, Bâb al-Barqiyya, d’après Fouad Sayyid26.
L’entrée est surmontée d’une inscription de cinq lignes en coufique
fleuri gravées sur une plaque de marbre. La porte était protégée par
une rampe constituée de blocs de granit mise au jour en 2005. Cette
rampe rappelle le glacis, ou zallâqa, qui défendait Bâb Zuwayla,
mais qui fut démantelé sous les Ayyoubides. Bâb al-Tawfiq était
flanquée de deux tours quadrangulaires en briques crues. Le plan de
cette porte n’est donc pas sans rappeler Bâb al-Nasr.
Dans un effort de monumentalité, les fronts nord et sud de la ville
ont été construits en partie en pierre et les fronts est et ouest furent
montés en briques crues. De la muraille sud, il ne reste que Bâb
Zuwayla, l’enceinte ayant été envahie et détruite progressivement
par les mosquées et les habitats mamelouks et ottomans installés
entre cette zone et Bâb al-Wazîr. La courtine nord entre Bâb al-Futûh
et Bâb al-Nasr a été construite en pierre et n’a pas souffert de l’urba-
nisation car l’espace extra muros n’est bordé, au nord, que par une
nécropole. De toutes nos observations, archéologiques ou bibliogra-
phiques, se précisent des constantes stylistiques à propos des fortifi-
cations fatimides du Caire. L’enceinte de Badr al-Gamâlî est rythmée
par des tours et des contreforts quadrangulaires, seules les tours des

24. En 1920, l’architecte Patricolo trouva une tour dont le plan était très proche de celle de Bâb
al-Futuh et Bâb Zuwayla. Il s’agirait de la Bâb al-Qantara de l’enceinte de Badr al-Gamâlî et non pas
de Gawhar comme le suggère Creswell. La porte fut démolie par Qâsim Pâsha, gouverneur du Caire
en 1878. Voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford,
1952, p. 25-26.
25. St. Pradines et J. den Heijer, « Bâb al-Tawfîq : une porte du Caire fatimide oubliée par
l’histoire », Le Muséon 121, 2008, p. 143-170.
26. A. Fouad Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, al-Qâhira et al-Fustât.
Essai de reconstitution topographique, Franz Steiner, Beyrouth, 1998, p. 418-431.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1037

FIG. 5. – Photographie de Bâb al-Tawfiq


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

portes de Bâb al-Futûh et Bâb Zuwayla sont des éléments semi-


circulaires oblongs. Dès 1891, Van Berchem avait déjà constaté
cette organisation27. Le front sud en pierre, à côté de Bâb Zuwayla,
comporte une tour rectangulaire de 8 m sur 7,7 m et deux contre-
forts de 4 m sur 3,4 m. Le front nord comporte deux tours entre Bâb
al-Futûh et Bâb al-Nasr, l’une mesurant 5 m sur 4,7 m et l’autre 8 m
sur 4,7 m. On peut rajouter à cette liste les deux tours encadrant
l’entrée de Bâb al-Nasr.
Pour conclure ce chapitre, les portes, mais aussi une partie des
fronts nord et sud de la ville, reflètent bien une présence « armé-
nienne ». Cette présence est caractérisée par un style de la taille de

27. M. Van Berchem, op. cit. (n. 5), p. 411-495.


1038 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

la pierre, très raffiné, où l’on retrouve un lexique décoratif propre


aux Byzantins, mais aussi des types d’archères et des ouvrages de
flanquement de tradition antique. Cette architecture démontre clai-
rement le rôle – connu – des Arméniens dans l’armée fatimide28. Ce
rôle va être renforcé à la fin du Ve/XIe siècle par Badr al-Gamâlî, qui
arrive avec son armée, ses ingénieurs et ses tailleurs de pierre.

L’ENCEINTE EN BRIQUES CRUES : ARMÉNIENS OU AFRICAINS ?

Nos fouilles ont remis en question beaucoup de certitudes que


la communauté scientifique avait sur les murailles du Caire.
Notamment, l’idée reçue que la muraille de Badr al-Gamâlî, datée
de 1087-1092, ait été construite uniquement en pierre. Cette idée
reçue vient des travaux de Creswell29. Pour cet auteur, l’enceinte de
Badr al-Gamâlî n’était qu’une extension au nord et au sud de la
ville primitive et selon lui, toute l’enceinte était en pierre.
Les portions d’enceintes découvertes démontrent la continuité de
la fortification de Badr al-Gamâlî sur tout le flanc oriental du Caire
fatimide, de Burg al-Zafar à Burg al-Mahrûq. Nos fouilles ont
prouvé que le tracé oriental, était composé uniquement de briques
crues, avec une porte en pierre, Bâb al-Tawfiq. Le nord était protégé,
en partie, par une enceinte en briques crues. Cette enceinte se trouve
à un décrochement de la muraille fatimide, au sud-est de Bâb al-Nasr.
Il est fort probable que ce décrochement de l’enceinte en pierre
vienne s’intégrer dans le tracé de l’enceinte en briques crues, qui file
ensuite vers l’est en direction de Burg al-Zafar (fig. 6). L’enceinte et
les ouvrages de flanquement sont très réguliers sur tous les sites que
nous avons fouillés, à Burg al-Zafar, Bâb al-Gadîd, Bâb al-Tawfiq et
sur le Parking Darassa. Il s’agit soit de tours quadrangulaires de 7 à
8 m de côté, en alternance avec des contreforts de 3 à 4 m de côté
(fig. 7 et 8). Les enceintes et les tours sont aveugles à la base, les
positions de tir étant situées à l’étage. Il important de souligner que
les éléments de la défense – c’est-à-dire les saillants sur les courtines
et les portes – obéissent à un plan qui ne tient pas compte de la
nature des matériaux de construction, puisqu’il s’agit parfois de

28. Les troupes arméniennes étaient évaluées à 7000 hommes cantonnés au nord du quartier
d’Husayniyya. Ces soldats chrétiens, fantassins et cavaliers, étaient arrivés en masse sous Badr
al-Gamâlî. Voir : S. Dadoyan, The Fatimid Armenians: Cultural and Political interaction in the
Near East, Brill, Leyde, 1997, 214 p. et Y. Lev, Saladin in Egypt, Brill, Leyde, 1999, p. 141.
29. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford, 1952, 292
p. et 125 pl.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1039

N urur
0 5 25 50 m Al M
Qalam

Nécropole de Bab al-Nasr

Bab al-Nasr
Sh.
Gala
l

Burg al-Zafar
Tour N°38
Tour N°37
Tour N°21
Tour N°19
Tour N°20

Tour N°39

Bab al-Gedid

Sh. Al-Mansouriah
Tour N°40

Tour N°41

Tour N°42

Tour N°43

Khan al-Khalili (Le Caire médiéval)

Extension contemporaine de la ville

Bâtiments postérieurs à 1950


Tour N°44

Sites archéologiques

Muraille de Salah al-Din, 1169-1178)

Enceinte de Badr al-Gamali (1087-1090)

Zones de fouille

Tour n° Numérotation du service des antiquités

FIG. 6. – Plan de l’enceinte fatimide en briques crues de Bâb al-Nasr à Bâb al-Gedid
(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

brique crue, parfois de pierre calcaire pour les front nord et sud de la
ville. Aujourd’hui fortement arasée, l’enceinte en briques crues
avait une hauteur estimée de six à sept mètres. Cette hauteur a été
calculée en fonction de différents critères comme la hauteur de la
plus petite porte, Bâb al-Tawfiq, qui est de neuf mètres. Les cour-
tines étant toujours plus basses que les portes, l’enceinte ne pouvait
donc pas dépasser les sept mètres. Ensuite, la largeur de la courtine
fatimide est de 3,7 m, une épaisseur assez proche de la muraille de
Saladin qui mesure 4 m d’épaisseur et culmine à presque 6 m de
haut. L’enceinte fatimide devait être impressionnante, son aspect
était renforcé par un crépi jaunâtre qui couvrait la maçonnerie de
briques30. Les fortifications fatimides du Caire présentaient donc un
aspect lisse, massif et uniforme.

30. St. Pradines et alii, « Excavations of the Archaeological Triangle. 10 years of Archaeological
excavations in Fatimid Cairo (2000 to 2009) », Mishkah 4, 2009, p. 202.
1040 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

FIG. 7. – Photographie de l’enceinte fatimide derrière Bâb al-Gedid


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

FIG. 8. – Photographie de l’enceinte fatimide sur le site du Parking Darassa


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1041

La datation de cette enceinte en briques crues est bien callée grâce


à des critères stratigraphiques, architecturaux et épigraphiques. Le
mur en briques était relié à Bâb al-Tawfiq, il possède la même
semelle de fondation que les murs de la porte et son dallage31.
L’enceinte en briques crues est parfaitement chaînée à l’appareil en
pierre au sud de la porte. Les fouilles ont démontré que l’enceinte
orientale en briques crues est contemporaine de l’érection la porte
fatimide et date, d’après son inscription in situ, de 1087-1092. Enfin,
l’enceinte retrouvée au sud de la rue d’al-Azhar, sur le Parking
Darassa, comprenait une tour qui reposait sur mausolée funéraire
daté du début du Ve/XIe siècle.
Concernant la nature du matériau de construction de l’enceinte, la
brique crue : cet emploi n’a rien d’étonnant et nous savons qu’il
était fréquemment employé par les Abbassides. Ce sont les critères
locaux qui étaient d’abord pris en compte. Ainsi, les enceintes en
briques crues avec des portes monumentales en pierre sont des
systèmes bien connus en Égypte depuis la période pharaonique32.
Les murs d’enceinte des temples ressemblaient à ceux des forts et
des villes comme par exemple le fort de Buhen33 en basse Nubie.
Ces enceintes pouvaient atteindre 11 m de hauteur voire plus. La
tradition des enceintes en briques crues a perduré fort longtemps et
les enceintes fatimides du Caire ont été influencées par ces tech-
niques locales « égyptiennes ». Bien sûr, Badr al-Gamâlî a fait
appel à des experts issus de son milieu et de sa région d’origine.
Néanmoins, il existait d’autres contingents dans l’armée fatimide.
Un de ces contingents était composé de Soudanais, pour la plupart
des Sayydis et des Nubiens de la région d’Assouan34. Ces popula-
tions ont et continuent d’utiliser, une architecture en terre crue. Ce
sont ces techniques de construction qui ont été employées pour une
partie de l’enceinte. Les fortifications du Caire sont bien un phéno-
mène social total car elles reflètent la société et la hiérarchie des
vivants. Les portes en pierre rappellent les officiers arméniens et
l’enceinte en briques crues s’ancre dans des traditions de la haute
Égypte remontant à l’époque pharaonique.
31. St. Pradines et J. den Heijer, « Bâb al-Tawfîq : une porte du Caire fatimide oubliée par
l’histoire », Le Muséon 121, 2008, p. 143-170.
32. Consulter : Fr. Monnier, Les forteresses égyptiennes. Du Prédynastique au Nouvel Empire,
Safran, 2010, 208 p.
33. W.B. Emery, H.S. Smith et A. Millard, The Fortress of Buhen. The Archaeological Report,
49th Excavation Memoir, The Egypt Exploration Society, Londres, 1979, 225 p. et 108 planches
(surtout pl. 3). C’est l’une des plus importantes publications sur une forteresse pharaonique de
Nubie.
34. J. Bacharach, « African Military Slaves », International Journal of Middle East Studies 13,
1981, p. 471-495.
1042 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

SALADIN ET LES DERNIÈRES FORTIFICATIONS FATIMIDES,


564-66/1169-71

Nommé vizir en 564/1169 sous le règne du Calife fatimide,


al-‘Adhid (555-67/1160-71), Saladin va commencer par restaurer et
améliorer les défenses du Caire. Cet épisode était connu par les
sources, notamment Imâd al-Dîn, Ibn Abî Tay et Maqrîzî, épisodes
compilés par la suite par Casanova35. Mais ces refortifications
n’avaient pas été identifiées par l’archéologie. En effet, dans son
chapitre consacré aux murailles nord, Creswell commence par se
poser une question : quelle part de l’enceinte peut être attribuée à
Saladin et quelle part est due à Badr al-Gamâlî et cet auteur établit
deux grandes divisons liées à ces deux chefs de guerre, Saladin et
Badr36.
Pour illustrer cette période, nous allons examiner la tour de Zafar,
où nous avons mené cinq campagnes de fouilles et d’études archi-
tecturales de 2007 à 2011. Burg al-Zafar, « la tour des victoires »,
protégeait l’angle nord-est du Caire fatimide. La tour mesure 16 m
de diamètre et elle est composée de quatre niveaux de circulation :
une plate-forme sommitale, deux galeries circulaires de décharge
connectées par un palier à une galerie à l’étage intermédiaire et
un rez-de-chaussée avec une salle à coupole (fig. 9 et 10). La salle
du rez-de-chaussée fait 8,48 m de diamètre en œuvre. Burg al-Zafar
a seulement deux niveaux de défense. Le rez-de-chaussée est
composé de sept archères. À l’étage, les six niches d’archères ne
sont pas standardisées, il y a plusieurs modèles d’archères. Le rez-
de-chaussée n’est pas de plain-pied, on y accède par un escalier
descendant au revers de la tour. Les archères donnent sur le fossé à
l’extérieur, tout comme les poternes flanquant la tour. La salle
hexagonale est percée sur chaque face avec une volée de trois
marches et une chambre de tir de 1,5 m de côté. Les claveaux des
arcs de certaines baies ont des bossages tabulaires taillés en triangle.
La salle est couverte d’une grande coupole. La transition du plan
octogonal vers le plan circulaire de la coupole est assurée par des

35. Ibn Abî Tay dit que Saladin rénova les murs du Caire en partie détruits en 566/1170-71,
cette information est ensuite reprise par Maqrîzî. Mais dans un autre passage, conforté par le secré-
taire de Saladin Imâd al-Dîn, Ibn Abî Tay dit que Saladin fit construire la muraille autour de
Misr-Fustât ainsi que la citadelle en 572/1176. Il s’agit de la seconde phase de fortification de
Saladin, devenu alors Sultan. Cette division en deux phases est déjà expliquée par P. Casanova,
op. cit. (n. 1), p. 535 et K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, Clarendon Press,
Oxford, 1959, p. 181-196.
36. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 194-196 et vol. II, p. 53.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1043

Fig. 9. – Plans des quatre niveaux de Burg al-Zafar, Tour n° 38


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
1044 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

0 5 10 m.

0m 5 10 15 20 m

FIG. 10. – Coupe de Burg al-Zafar et plafond de la poterne sud


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1045

trompes d’angles avec des muqarnas en faible relief alternés avec


des niches recti-curvilignes à fond plat. Le premier étage est
composé d’une gaine circulaire qui court au niveau des reins de la
coupole et dessert six archères. La terrasse au sommet de la tour de
Zafar est percée par deux cavités. Ces cavités d’une trentaine de
centimètres de côté rappellent les trois socles « énigmatiques »
décrits par Creswell au-dessus de Bâb al-Nasr37. Des perforations
quasi-identiques sont visibles aussi sur la grande tour à l’ouest de
Bâb al-Futûh. Pour Creswell il pouvait s’agir d’un système de fixa-
tion pour une machine de guerre, un mangonneau. Pour Nicolle, il
s’agirait d’un système d’attache pour un Sabakah38, qui est un grand
bouclier mobile. Pour Nasser Rabat, il pourrait s’agir d’un belvé-
dère comme ceux de la citadelle (communication personnelle). Une
autre hypothèse serait de trous de fixation pour des portes éten-
dards. Enfin, comme nous l’a suggéré Renault Beffeyte, ces trous
seraient peut-être des points d’ancrage d’une grue permettant de
monter les éléments d’un trébuchet. Dans tous les cas, il est impor-
tant de noter cette similitude entre Burg al-Zafar et la muraille
fatimide.
La maçonnerie du parement extérieur de l’enceinte change radica-
lement à 11 m au sud de Burg al-Zafar : le parement de petit module
de la tour d’angle fait place à un parement épais et rustique, caracté-
ristique de la muraille ayyoubide. La liaison est marquée par un fort
coup de sabre sur les deux faces de la muraille, avec des pierres
taillées en T ou en L pour recevoir l’accroche du parement plus
récent. Par ailleurs, la même observation peut être faite au nord de
Burg al-Mahrûq, la tour qui marque l’angle sud-est de la ville fati-
mide. Ce changement de maçonnerie n’est pas toujours un indicateur
chronologique, car les tours maîtresses sont souvent construites
avant les courtines, qui les relient au reste du dispositif défensif.
Néanmoins, dans le cas de Burg al-Zafar et Burg a-Mahrûq, ces
observations ne font qu’appuyer et confirmer nos observations. De
par son style architectural (décorations et organisation des espaces
internes), Burg al-Zafar rappelle fortement les ouvrages fatimides de
Bâb al-Nasr et Bâb al-Futûh.

37. Appelés ainsi par Creswell, « les trois socles énigmatiques » sont identiques à ceux trouvés
sur la plate-forme au sommet de Burg al-Zafar ; pour la tour à l’ouest de Bâb al-Nasr, il s’agit des
cavités A, B et C et à Bâb al-Futûh de S1 et S2 (voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of
Egypt, vol. I, 1952, p. 174). Seules deux cavités ont été trouvées à Zafar, mais nous pensons qu’une
troisième cavité existait mais a été bouchée lors des restaurations du dallage au revers de la tour par
le Comité de conservation des monuments arabes.
38. D. Nicolle, Arms and Armour of the Crusading Era, 1999, p. 135, fig. 324a-q, p. 402.
1046 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Creswell avait bien constaté39 que le parement extérieur de Burg


al-Zafar comporte une assise de petites colonnes en boutisse, élément
qui rappelle bien sûr les portes fatimides du Caire, mais aussi le
parement de la mosquée al-Sâlih Talâ’i’, datée de 554/1160. D’autre
part, la décoration du plafond de la poterne sud de Burg al-Zafar
est, quant à elle, très proche du mihrâb d’Umm Kulthûm daté de
515/1122. Les pendentifs sphérico-triangulaires de la salle à coupole
sont eux caractéristiques de l’art arménien, ils se retrouvent à Burg
al-Zafar et dans tour à l’ouest de cette dernière. L’utilisation d’arcs
en plein cintre pour les portes et les niches d’archères contrastent
avec les arcs brisés de la muraille ayyoubide. Dans son ouvrage sur
l’architecture ayyoubide, Korn constate, comme Creswell, que Burg
al-Zafar et Burg al-Mahrûq témoignent d’une survivance de la tradi-
tion décorative fatimide40.
Les résultats de nos fouilles sur Burg al-Zafar viennent renforcer
et préciser nos observations architecturales. Nous avons identifié
une grande tour d’angle en briques crues située intra muros, juste
derrière Burg al-Zafar et datée du vizir Badr al-Gamâlî. L’étude
architecturale du bâti réalisée ces dernières années a démontré que
la courtine ayyoubide de 569-73/1174-1178 venait s’accrocher au
sud de la tour d’angle, plus ancienne. Il semble donc que Burg
al-Zafar soit postérieure à 484/1092 et antérieure à 569/1174. Cette
tour est donc un témoignage matériel de ce que les textes nous décri-
vaient41, les refortifications du vizir Saladin.
Plus au sud, sur le front oriental des murailles du Caire, au pied
de l’actuel parc al-Azhar, se trouve une tour massive, très proche
stylistiquement de Burg al-Zafar. Burg al-Mahrûq42 a un diamètre de

39. Les frises de la maqsûra en bois de la mosquée al-Sâlih Talâ’i, datée de 1160, rappellent
aussi le plafond de la poterne sud de Burg al-Zafar (voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of
Egypt, vol. I, 1952, p. 285-287). Dès 1886, Henry Kay notait que le style de Burg al-Zafar était
complètement différent du reste des murailles de Saladin (voir : H. Kay, « Inscriptions at Cairo and
the Burju z-Zafar », Journal of the Royal Asiatic Society 18-1, 1886, p. 86).
40. L. Korn, « The Façade of As-Sâlih Ayyûb’s Madrasa and the Style of Ayyubid Architecture
in Cairo », dans Egypt and Syria in the Fatimid, Ayyubid and Mamluk Eras III, U. Vermeulen et
J. Van Steenbergen éd., Peeters, Louvain, 2001, p. 106-107 et L. Korn, Ayyubidische Architektur in
Ägypten und Syrien. Bautätigkeit im Kontext von Politik und Gesellschaft 564-658/1169-1260,
Heidelberger, Institut allemand du Caire, 2004, p. 17-18.
41. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 535 et K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II,
1959, p. 181-196.
42. Burg al-Qarrâtîn est le nom d’origine de la tour de Mahrûq. Un épisode de l’histoire changea
le nom de cette grande tour et de la porte située à proximité. Le premier nom de cette porte était Bâb
al-Qarrâtîn jusqu’en 652 /1254. À cette date, un conflit avait éclaté entre le premier sultan mame-
louk Al-Mu’izz Aybak et un émir nommé Aqtai. Ce dernier fut assassiné et les officiers mamelouks
qui lui étaient fidèles, décidèrent de s’enfuir du Caire par peur de représailles sanglantes. À la nuit
tombée, ils brûlèrent les battants en bois de la porte d’al-Qarrâtîn et ils s’échappèrent en direction de
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1047

16 m pour une hauteur de 15 m. Elle comporte trois niveaux actifs


de défense. Le rez-de-chaussée comporte sept archères, le premier
étage six archères, et cinq archères appuient le couronnement au
deuxième étage. Cette tour possède donc quelques éléments qui la
différentient de Burg al-Zafar, notamment le couronnement avec un
niveau de défense supplémentaire. Les deux tours d’angle, Zafar et
Mahrûq, font partie du même programme architectural43. Elles
forment respectivement les angles nord-est et sud-est de la ville de
Badr al-Gamâlî, c’est un élément topographique évident quand l’on
observe un plan du Caire (fig. 11).
Située à égale distance entre Burg al-Zafar et Burg al-Mahrûq, la
tour semi-circulaire T.47 est très massive et apparentée à Zafar et
Mahrûq, d’un point de vue stylistique, avec au rez-de-chaussée, une
salle de plan hexagonal couverte par une coupole. Au premier étage,
une gaine dessert quatre niches d’archères (fig. 24). Au niveau topo-
graphique, cette tour se trouve à exacte distance entre les tours de
Zafar et de Mahrûq. Elle marquait en fait un axe important de la ville
fatimide et ayyoubide, la porte de Barqiyya. Cette entrée, encore
ensevelie sous les collines de Darassa, reste encore à découvrir, mais
la porte fatimide de Tawfiq, située à côté, marque encore son empla-
cement. La plus grande porte ayyoubide à l’Est du Caire devait se
trouver en avant de l’ancienne Bâb al-Tawfiq. La porte ayyoubide
était protégée par la tour massive T.47 que nous appelons Burg
al-Barqiyya44. La tour dite de « Barqiyya » protégeait l’entrée prin-
cipale des murailles orientales du Caire. Les trois tours maîtresses
de Zafar, Barqiyya et Mahrûq seraient donc à dater de l’extrême fin
de la période fatimide, 564-66/1169-71.
Concernant le front nord, des fortifications de cette période
sont visibles à l’ouest de Bâb al-Futûh, juste après le gros saillant
appelé aussi « la tour de l’escalier » par Creswell. La tour ronde
outrepassée est un ouvrage atypique, reliée à la courtine nord par
deux pans de murs biais (fig. 12). La tour T.28, appelée aussi tour
ronde outrepassée, est un ouvrage de 11,63 m de large d’est en ouest
et d’une longueur de 15,84 m, du nord au sud. Sa hauteur atteint

l’est par la brèche ainsi formée. Depuis cette époque, cette porte fut nommée « al-Bâb al-Mahrûq »
et la tour maîtresse située à côté prit le même nom (consulter : A. F. Sayyid, La capitale de l’Égypte
jusqu’à l’époque fatimide, 1998, p. 418-424).
43. Des portions de muraille d’Alexandrie sont attribuées aux Toulounides, pourtant certaines
tours circulaires rappellent fortement les ouvrages de Zafar et de Mahrûq et nous savons que Saladin
fortifia la ville. L’étude des fortifications d’Alexandrie est donc à reprendre…
44. Notre dénomination n’est pas dénuée de sens, car toutes les grandes tours portaient des
noms.
1048 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Burg al-Zafar
500m

Bâb al-Gedid

COLLINES DE
BARQIYYA 100 m

Caire fatimide
Burg al-Barqiyya
Bâb al-Barqiyya
Bâb al-Tawfiq

VILLE

Bâb al-Mahrûq

Burg al-Mahrûq

COLLINES DE
DARASSA

Bâb al-Wazir

FIG. 11. – Plan des murailles ayyoubides orientales


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1049

Localisation

Bab-al-Futuh

Sol
N

0m 5 10 15 20 m

FIG. 12. – Tour n° 28, dite tour « ronde outrepassée »


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
1050 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

17,29 m, depuis le seuil de l’escalier jusqu’au sommet du parapet,


la tour dépasse de 8,48 m par rapport aux courtines des murailles
adjacentes. Le plan de la tour est composé d’un édicule arrière
rectangulaire, côté intra muros et d’une saillie projetée en avant des
courtines sur 3 m. Cette saillie forme un flanquement circulaire
outrepassé d’un diamètre de 9,3 m. La tour T.28 est dotée d’une
base pleine comme les ouvrages fatimides et d’une grande salle à
l’étage. Cette salle, de plan barlong, est voûtée en plein-cintre et
terminée par un cul-de-four. Les murs de la salle font près de 2 m
d’épaisseur et cinq archères à niche sont aménagées à l’étage.
Creswell s’est posé la question de l’attribution de cette tour aux
constructions de Badr al-Gamâlî ou aux travaux de Saladin45,
notamment à cause de sa base pleine, des colonnes en boutisses en
façade et des arcs en plein cintre des ouvertures. Creswell avait
aussi remarqué un changement du niveau des assises, marqué aussi
du côté intra muros, où la maçonnerie de gros blocs rustiques
change pour des petits blocs bien taillés avec des plates-bandes de
8 cm et une partie en léger bossage rustique d’un demi-centimètre,
comme à Burg al Zafar. Creswell attribue cette tour et les 50 m de
courtine suivants à Badr al-Gamâlî. Pour Van Berchem, cette tour
est liée aux travaux de Saladin46, car c’est la seule tour circulaire
recensée dans l’enceinte fatimide et les archères à niches sont de
facture ayyoubide. Pour nous, cette tour est bien commanditée par
Saladin entre 564/1169 et 566/1171. La tour T.28 est vraiment le
prototype du changement opéré entre le plan carré fatimide et les
tours semi-circulaires ayyoubides. Dans l’angle nord-est, de la ville
nous avons identifié une autre tour de transition plus aboutie, la
tour T.37 qui conserve cette finesse fatimide. La tour T.37 est loca-
lisée immédiatement à l’ouest de Burg al-Zafar, dont elle partage
de nombreuses caractéristiques architecturales et décoratives,
notamment les chambres de tir au niveau du fossé et une salle à
coupole sur trompes d’angles47. Néanmoins, le plan au sol de cette
tour s’inscrit déjà dans le programme architectural suivant de
1174-1178.
Une autre portion de la muraille nord pose un problème de
datation, il s’agit de l’extrême nord-ouest, appelée partie H, par

45. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 192-194.


46. M. Van Berchem, op. cit. (n. 5), p. 461.
47. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959, p. 51. Cette tour a été fouillée
par notre équipe en novembre 2011.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1051

Creswell48. Cette portion de courtine mesure une longueur de


89,04 m ; une épaisseur de 4,05 m et une hauteur de 8,62 m. Cette
portion de courtine commence à l’ouest de la tour T.27, dite
« de l’escalier » et se prolonge jusqu’à la tour pentagonale T.30.
Creswell note de légers changements dans la muraille avec des
ouvertures surmontées d’arcs semi-circulaires, de colonnes en
boutisse visibles à 13,5 m à l’ouest d’une latrine en encorbellement.
La maçonnerie de la courtine change, elle devient plus rustique.
Le type de pierre utilisé est différent, c’est un calcaire plus abîmé et
plus fragile que celui de la muraille fatimide. Il y a aussi un chan-
gement de niveau dans les assises du parement extra muros, ce
changement est marqué aussi côté intra muros où la maçonnerie
rustique de gros blocs change au profit de petits blocs bien taillés
comme à Burg al-Zafar. Au bout de cette courtine se trouve une
grosse tour pentagonale dont les salles et les chambres de tir sont
couvertes de voûtes d’arrêtes. La tour T.30 marque un décroche-
ment dans le tracé de la muraille, qui part ensuite vers le sud-ouest
en direction de l’ancienne enceinte et de la porte fatimide de Bâb
al-Qantara. Pour Creswell, ce type de voûte et de maçonnerie de la
tour T.30 sont identiques à Burg al-Zafar, il date donc cette partie
de muraille de l’époque de Saladin. Il précise qu’il s’agit de la
seconde phase des travaux de Saladin, il s’appuie pour cela sur
Maqrîzî qui dit que Saladin a prolongé le mur de Bâb al-Qantara
jusqu’à Bâb Sarqiyya, puis jusqu’à Bâb al-Bahr, là où la muraille se
termine au bord du Nil par la grande tour d’al-Maqs. Finalement,
Creswell perçoit bien deux changements dans la maçonnerie de
cette portion de muraille, l’un après la grande tour de l’escalier
T.27 et l’autre à 30 m à l’est de la tour pentagonale T.30. Pourtant
Creswell attribue la tour T.28 et les 55 m de courtine suivants
(section H) à la période de Badr al-Gamâlî. Mais son argumentation
manque de clarté et il reconnaît lui-même qu’il a des doutes sur la
datation de ces travaux, et pour cause, il s’agit d’une période de
transition.
Pour conclure, le vizir Saladin doit utiliser des savoirs faire
locaux. Les sections de murailles identifiées pour cette période
montrent l’ancrage de Saladin dans une tradition égyptienne « fati-
mide ». Les travaux de 564-66/1169-71 sont d’abord destinés à la
cité califale, il faut protéger al-Qâhira, c’est pourquoi, Saladin va

48. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 194-196 et vol. II, 1959,
p. 53.
1052 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

fortifier les points faibles de l’enceinte, au nord-ouest avec la tour


T.28 et la courtine jusqu’au Khalîg ; au nord-est avec la tour T.37 et
Burg al-Zafar ; et l’angle sud-est avec Burg al-Mahrûq / al-Qarrâtîn.
Située à égale distance entre les tours d’angles de Zafar et de Mahrûq,
Bâb al-Tawfiq est doublée par une nouvelle porte, Bâb al-Barqiyya,
et protégée par une tour massive.

2. La muraille ayyoubide du Caire

Contrairement à ce qui a été affirmé par de nombreux auteurs49, la


muraille ayyoubide du Caire n’a jamais mesuré une vingtaine de
kilomètres, mais près de douze50. Elle aurait compté près de 80 tours
depuis al-Maqs, au nord-ouest jusqu’à Fûstat, au sud-ouest. Elle
reliait le Caire des Fatimides au vieux Caire, Misr-Fûstat, et fut
construite en six grandes phases de 1169 à 1237. Il aura donc fallu
presque soixante-dix ans pour enfermer la ville dans une enceinte
semi-circulaire qui allait de Burg al-Maqs sur la rive nord-ouest du
Nil, jusqu’à la rive sud-ouest du Nil, à Bâb al-Qantara. Malgré
quelques tentatives avortées, la partie occidentale du Caire resta
toujours ouverte sur le Nil.
La phase 1 commence avant l’avènement de la dynastie ayyou-
bide (1169-1173). Comme nous l’avons expliqué dans la partie
précédente, les travaux des murailles débutent de 1169 à 1171,
lorsque Saladin était vizir du dernier calife fatimide. Après la mort
de ce dernier et le sunnisme rétabli en Égypte, les travaux de fortifi-
cation ne s’arrêtèrent pas, comme le prouvent nos récents travaux
sur les murailles nord. D’autres tours furent construites de 1171 à
1173. Ces tours commencent à s’affranchir des modèles fatimides,
cette période est incertaine, les tours du front nord-est et nord-ouest
sont révélatrices de ces tentatives architecturales. Les bâtisseurs
sont à la recherche de nouvelles formes et l’architecture de la grande
muraille du Caire est en pleine gestation. Néanmoins, les travaux
restent limités au Caire fatimide.
La phase 2, le grand chantier de Saladin, va débuter en 569/1173-
74. Après son expédition en Syrie, devenu sultan, maître de Damas

49. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959. Son troisième chapitre est
consacré aux murailles de Salah ad-dîn (p. 41-63), soit 22 pages (Pl. 8).
50. Sur le tracé, la localisation des murailles et des portes, on consultera les cartes de : Pagano,
1549 ; Description de l’Égypte, 1798-1801 ; Grand bey, 1874 et la Carte des monuments islamiques
de 1948.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1053

et du Caire, Saladin ne veut plus se contenter de restaurer les


murailles de la ville fatimide, mais il désire construire quelque
chose de nouveau, certainement son plus beau projet de roi bâtis-
seur. Saladin adoptera des solutions techniques différentes et fera
appel à des ouvriers syriens. Les échanges entre les deux territoires
sont plus ouverts et fréquents, ils s’accélèreront après la victoire de
la bataille de Hattîn en 583/1187. La grande muraille va protéger le
Caire des Fatimides et Fûstat. Une citadelle est érigée entre les
deux agglomérations. Véritable centre de commandement, la cita-
delle protège la ville et la domine fièrement. Saladin lance les
travaux sous la direction de son émir Qarâqûsh. La première phase
des travaux commence en 569/1173-74 et se termine en 1177-78.
MacKenzie pensait que cette date, donnée par Maqrîzî, était fausse
et penchait plutôt pour un début des travaux en 572/117751. Nos
récentes fouilles archéologiques ont démontré qu’il n’en était rien,
surtout avec la découverte d’une nouvelle inscription portant la
date de ces travaux52. Au niveau topographique, cette première
muraille ayyoubide va de Bâb al-Qantara sur le Khalîg, au nord-
ouest, jusqu’à Burg al-Mahruq à l’est. Ces travaux permettent de
relier les ouvrages réalisés lorsque Saladin était encore vizir. Le
flanquement de cette muraille est quasi régulier avec des tours
semi-circulaires et des courtines de 60 à 110 mètres de longueur et
de quatre mètres d’épaisseur. Les tours font près de six mètres de
diamètre et sont dotées d’un plan cruciforme avec deux niches d’ar-
chères latérales et une niche d’archère frontale. L’archère à niche
est employée sur tout le circuit de la muraille, tant au sein des tours
que des courtines. La circulation entre les tours et les courtines,
mais également entre les niches d’archères des courtines, se fait à
ciel ouvert par des massifs d’escaliers au revers de la muraille ou
par le parapet. Selon le secrétaire de Saladin, Imad ad-Dîn, il y
aurait eu deux autres fortifications isolées du côté du Nil, deux
tours, l’une au nord, Burg al-Maqs53 et une autre au sud, à Kôm

51. Mackenzie a proposé une périodisation très détaillée et documentée de la construction


des murailles ayyoubides : N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the
Ayyubids », dans The Jihad and its Times: Dedicated to Andrew Stefan Ehrenkreutz, H. Dajani-
Shakeel et R. Messier éd., University of Michigan, 1991, p. 71-94 et N. MacKenzie, Ayyubid Cairo.
A Topographical Study, American University Press, Le Caire, 1992, p. 51 à 78.
52. St. Pradines, B. Michaudel, J. Monchamp, « La muraille ayyoubide du Caire : les fouilles
archéologiques de Bâb al-Barqiyya et Bâb al-Mahrûq », Annales islamologiques 36, 2002,
p. 287-337 et Fr. Imbert, « Une nouvelle inscription de Saladin sur la muraille ayyûbide du Caire »,
Annales islamologiques 42, 2008, p. 409-421.
53. D’ordinaire les tours n’ont pas de noms, celle-ci appelée Burg al-Maqs devait être compa-
rable à Burg al-Zafar, et devait être une tour maîtresse.
1054 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

al-Ahmar. À Fûstat, les travaux furent interrompus et Bâb al-Misr,


construite par Qarâqûsh54, resta isolée, sans être reliée au reste du
mur.
La phase 3 est la continuation du programme initial, de 1177-78 à
1192. Au nord-ouest de Bâb al-Fûtûh, Saladin reprend le tracé fati-
mide mais étend sa muraille à l’ouest jusqu’au port et l’arsenal d’al-
Maqs. Dans le détail, Qarâqûsh prolonge la muraille au nord-ouest de
Bâb al-Qantara, de l’autre côté du canal depuis Bâb al-Shariyya
jusqu’à Bâb al-Bahr55. Une porte, Bâb al-Hadid, est construite à côté
de la tour d’al-Maqs. Maqrîzî parle d’un fossé creusé en 588/1192 et
qui protégeait l’enceinte sur les flancs nord et est, depuis Burg
al-Maqs à jusqu’à Burg al-Mahruq. Cette information permet aussi
de comprendre que cette partie de l’enceinte était terminée à ce
moment. Pour la partie sud, de Burg al-Mahrûq à la citadelle, la
longueur moyenne des courtines est plus courte et varie entre 60 et
75 mètres. Le dispositif de circulation est différent et se rapproche de
celui mis en place dans la citadelle du Caire. Une circulation inté-
rieure à la muraille est aménagée entre les tours et les courtines. Des
galeries à couloir voûté sont construites dans l’épaisseur des murs et
relient le tiers de chaque courtine à la tour adjacente. À la mort de
Saladin, la muraille arrive au pied de la citadelle, à la rampe al-sawwa.
Mackenzie dit que ce travail n’a jamais été terminé à la rampe56.
Pourtant avec l’aide de notre collègue Mohamed Abulamayem, nous
avons identifié une tour ayyoubide au sommet de la rampe, sous le
mausolée de Ragab al-Shirazi. Il semble que la muraille n’est jamais
été connectée à la citadelle. Nous pensons que c’est un choix motivé
par des objectifs défensifs, la citadelle devait rester un réduit impre-
nable, isolé du reste de la ville. La muraille reprend au niveau de Bâb
al-Qarafa, plus au sud (fig. 13).
La citadelle ayyoubide est surnommée le « château de la
montagne » ou Qal‘at al-Jabal. Cette puissante forteresse est certai-
nement la plus belle expression de l’architecture militaire des
Ayyoubides57. Elle a fait l’objet d’une étude historique par Casanova

54. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 75 et 535.


55. De nombreuses maisons ont été détruites en 2006 et nous avons ainsi pu voir que la muraille
ayyoubide était en partie préservée à l’ouest de Bâb al-Shariyya.
56. N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit.
(n. 51), p. 73-75.
57. Une autre forteresse est construite au Caire par les Ayyoubides, elle est appelée Qal’at
al-Rhodah, Qal’at al-Miqyas ou Qal’at al-Jazirah. La forteresse était bâtie au sud de l’île de Rhoda
et fut commanditée par al-Malik al-Sâlih Nagm al-Din en 637-641/1239-44. Pour les autres forte-
resses ayyoubides d’Égypte, consulter : J.-M. Mouton, Sadr, une forteresse de Saladin au Sinaï,
Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 43, Paris, 2010, 2 volumes.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1055

QALA'H
Citadelle

Bab al-Qarafa

Aqueduc Mamlouk

N
Muraille
0 500 m
vers Fûstat

Bâb al-Qarafa mamlouke

Bâb al-Qarafa ayyoubide

0m 5 10 15 20 m

Aqueduc mamlouk

FIG. 13. – Plan des murailles ayyoubides au sud de la citadelle, à Bâb al-Qarafa
(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
1056 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qui a exploré les principales sources concernant cet édifice : Imâd


al-Dîn, Abd el-Latif el-Baghdadi, Ibn Jubayr et Maqrîzî. Dans les
années 1920, Creswell a réalisé des travaux de nettoyage et des
relevés de la citadelle ayyoubide qui lui ont permis de publier une
importante étude archéologique58. Plus récemment, des travaux de
synthèse ont été publiés par Allen, Mackenzie et Warner et
permettent de combler les lacunes des recherches précédentes59.
Les travaux de la citadelle commencent en 572/1176-77 et sont
confiés à l’émir Bahâ’-al-dîn Qarâqûsh. La citadelle est terminée
un an à peine après le départ de Saladin, peut-être était-elle même
terminée lorsque ce dernier quitta le Caire en 1182. Une inscription
surmonte l’entrée principale de la forteresse, Bâb al-Mudarrag, la
Porte des Marches. Cette inscription commémore le début et la fin
de travaux à la citadelle, il est fait mention du commanditaire des
travaux, le sultan Saladin et de ses maîtres d’œuvre : Qarâqûsh et
al-‘Âdil. La citadelle ayyoubide est donc achevée avec certitude en
579/1183-84.
La phase 4 correspond aux travaux d’al-Afdal (596/1199-1200).
Dans les Sûlûk, Maqrîzî précise que le régent al-Afdal aurait fait
creuser un fossé contre al-‘Âdil. Par la suite, al-Afdal aurait ordonné
à Qarâqûsh de faire ce fossé le long de Msir et de Qahira. Ce fossé
aurait été creusé jusqu’au rocher et les débris jetés dans la ville afin
de créer des positions dominantes intra muros. Il semble que les
travaux cessent à la citadelle, de 1193 à 1200, période marquée par
une guerre de succession entre les fils et le frère de Saladin. Al-‘Âdil
s’impose progressivement aux autres membres de la famille
ayyoubide.
La phase 5 s’étend de 1207 à 1221. Al-‘Âdil confie le renforce-
ment de la citadelle à son fils al-Kâmil, qui est nommé gouverneur
d’Égypte. Avec la menace de la cinquième croisade, al-‘Âdil
ordonne la construction d’un mur pour fermer la rive ouest, le long
du Khalîg, depuis Bâb al-Qantara. Les fondations sont creusées,
avec une semelle en pierre et un mur en terre construit par des
berbères, al-Maghariba. Mais ce projet est abandonné, le mur est
démoli et remplacé par une nouvelle enceinte en briques crues.

58. K. Creswell, « Archaeological Researches at the Citadel of Cairo », BIFAO 23, 1924,
p. 89-167 et Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959, p. 1-40.
59. W. Lyster, The Citadel of Cairo. A History and Guide, The Palm Press, 1993, 116 p. ;
T. Allen, Ayyubid Architecture, Solipsist Press, Occidental, California, 1999 ; N. Mackenzie, « The
Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit. (n. 51), p. 75-76 et N. Warner,
The Monuments of Historic Cairo. A Map and Descriptive Catalogue, ARCE, AUC, 2005, 250 p.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1057

Durant cette période, de 614/1217-18 à 1221, les fossés de la ville


fatimide et les murs de Fûstat sont finalisés60. Cette muraille fut
redécouverte au début du siècle grâce aux premières fouilles de
Fûstat (fig. 14)61. Le parement à bossage rustique de cette enceinte
est très proche de celui de la citadelle de Damas à la même période
et semble confirmer une datation de la première moitié du XIIIe siècle
(fig. 15).
À la phase 6, al-Kâmil continua la politique de son père en tentant
de fermer la ville à l’ouest en 634/1236-37. Son projet était de
construire un mur plus proche des berges du Nil que du Khalîg, mais
ces travaux ne furent jamais achevés et seules les fondations furent
à peine posées. C’est aussi à cette période qu’al-Kâmil termine les
derniers travaux de la citadelle, avant sa mort en 1238.

3. Des Mamelouks à l’Expédition d’Égypte

Nos fouilles archéologiques ont permis de démontrer que l’en-


ceinte fatimide, en briques crues, était encore en élévation à l’époque
de Saladin. C’est la ville mamelouke qui a complètement oblitéré
cette fragile architecture de terre. Les solides murailles du Caire,
construites par Saladin, tombent elles aussi dans l’oubli après que
les Mamelouks aient annihilé la menace croisée avec la prise d’Acre
en 1291. Peu à peu phagocytées par l’urbanisation aux XIIIe et
XIVe siècles, les murailles orientales et australes sont définitivement
recouvertes par les débris et les ordures après la ruine du Caire au
XVe siècle. Certaines portions, en périphérie de la ville, seront même
réutilisées en cimetières62.
Les grands travaux d’architecture militaire des Mamelouks et des
Ottomans sont concentrés uniquement sur la citadelle, siège du
pouvoir et principal organe de défense de la ville, qui n’est plus
inquiétée étant au centre d’un empire. Exception notable de Bâb
al-Qarafa, une porte de l’enceinte au sud de la citadelle qui fut entiè-
rement reconstruite, les murailles de Saladin ne sont plus entrete-
nues. La muraille sera réutilisée comme support pour un aqueduc
permettant d’acheminer l’eau du Nil à la citadelle. Cet aqueduc,

60. N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit.
(n. 51), p. 75-76.
61. A. Bahgat et A. Gabriel, Fouilles d’al Foustât, Comité de conservation des monuments de
l’art arabe, De Boccard, Paris, 1921, album de photographies, Planche XIV.
62. St. Pradines et alii, « Excavations of the Archaeological Triangle. 10 years of Archaeological
excavations in Fatimid Cairo (2000 to 2009) », op. cit. (n. 30), p. 177-219.
1058 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Aqueduc Mamlouk

wwam
ni L.A
Z. Ba
lusiyyin

Gami Z. ad
Dayyi Suq al Qarafa
q
Z. al Anda

Amru
Dar al Anmat
Farag

Z. Bani
Qamh Fûstat
Dar

Z. an Nahla
n
yqa

iyyi
Iraq
Suwa

al
qa Z. Duwayra
way Halaf
Z. al Bawaqil Su Z. al Futusa
Dar az Zafaran, Z. Tabbah
Mahras Banana

Darb al Gadid

Qasr as-Sam Z. Ibn Masuf


hud

Darb al Silsila
al Ya

Harat at Tugayb
yqat
wa
Su

Z. Az Zamamira

Al Suq al Kabir

Bâb al-Qantara Darb Badt

Bâb al-Misr
Darb Ammar

N
0 500 m

0 100 m

FIG. 14. – Plan des murailles ayyoubides sud, à Fûstat


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1059

FIG. 15. – Photographie des murailles de Fûstat


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO)

construit par al-Nasir, sera totalement remanié par al-Ghury au


début du XVIe siècle.
Il faut attendre l’Expédition française en Égypte (1798-1801)
pour que les murailles ressurgissent du passé. Après la victoire des
Pyramides, le Caire est occupé, mais dès le mois d’octobre, la popu-
lation se révolte. Pour faire face, les Français bombardent la ville,
réarment la citadelle et occupent les hauteurs qui la dominent, ils
créent des fortins tout autour du Caire. Les plus anciens et les prin-
cipaux forts sont situés aux points cardinaux : au nord, la tour
Camin, au sud, le fort Mireur, à l’est, le fort Dupuy et à l’ouest, le
fort de l’Institut63.
L’armée d’Orient va mettre en défense les murailles nord qui
étaient les mieux conservées et tournées vers le danger, comme le
prouvera plus tard la bataille d’Héliopolis, le 29 mars 1800. Les
murailles sont décrites et illustrées dans la Description de l’Égypte
et apparaissent sur les plans du Caire, car elles formaient une partie

63. St. Pradines, « Les fortifications napoléoniennes du Caire », Annales islamologiques, à


paraître.
1060 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Tour Perault
Tour Lescale
Tour Milhaud
Tour Julien
Tour Corbin

Burg al Zafar
Midan
Bâb al-Sharriyya
Mausolé
Ahmad
al-Qasid

Sharia Al-Mansurriyya
Bab al-Gedid

Sharia
Bur Saïd

0 100 200 300 400 500 m

FIG. 16. – Plan des murailles nord avec la localisation des noms des officiers
français gravés (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

décisive du dispositif défensif mis en place par Napoléon. Les


murailles nord sont modifiées au sommet des courtines et des tours,
les parapets sont percés d’embrasures de meurtrières et de canon-
nières (fig. 16). Les parapets sont rehaussés et modifiés avec l’ajout
de briques cuites et d’éléments de réemplois de maisons ottomanes
détruites au nord de l’enceinte. Ces maisons ont été rasées par
l’armée française afin de fournir un espace libre propre à la défense
des murailles et permettre un contact visuel avec les forts du Nord,
Grézieux et Sulkowski. Les murailles nord portent aussi la mémoire
des officiers tombés pour la France et dont les noms sont gravés
au-dessus des portes : Corbin, Julien, Milhaud, Lescale et Perault
(fig. 17 et 18). La partie orientale du Caire était défendue par une
enceinte constituée de matériaux mixtes, de réemplois de maisons
détruites pour l’occasion. Cette enceinte, dite « de Kléber », suivait
les limites de la ville ottomane, qui était moins étendue que la ville
fatimide. C’est pourquoi l’enceinte française se trouvait derrière les
lignes des murailles fatimides et ayyoubides64.

64. Il ne reste qu’une tour de cette enceinte, appelée la tour Kléber. Lors des fouilles du Parking
Darassa, nous avons découvert un mur qui délimitait un cimetière. Ce mur représente la limite de la
ville ottomane et fut réutilisé par les Français.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1061

FIG. 17. – Photographie du nom d’un officier mort pour la France


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

FIG. 18. – Photographie d’une tour médiévale modifiée sous Napoléon


(© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).
1062 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

À l’ouest, près de l’hôpital militaire de Qasr al-Ayni65, le fort de


l’Institut est sans doute le plus imposant édifice militaire construit
par les Français. Il protégeait le quartier occupé par les membres de
l’Institut. Pour l’esquisse préalable à la construction du fort de l’ins-
titut, le terrain a été figuré au moyen de courbes de niveau66. Ce
document, daté de 1798, est certainement le premier plan à courbes
de niveau de l’histoire de la cartographie du relief terrestre67. C’est
une avancée majeure dans la cartographie grâce à l’adoption des
courbes de niveaux équidistantes. Les progrès réalisés dans la carto-
graphie militaire sont considérables et les ingénieurs-géographes
vont jouer un rôle capital dans la conduite de la guerre en termes
d’aide à la décision tactique. Ces travaux marquent l’aube de la
cartographie moderne, grâce aux méthodes employées par la brigade
topographique et aux instruments utilisés. L’expédition d’Égypte a
été déterminante dans la mise au point et l’application de ces
nouvelles techniques de relevés topographiques.
En 1801, Le Caire est finalement protégé par une vingtaine de
forts érigés tout autour du Caire68. Les plus intéressants sont proba-
blement les forts de l’Est, perchés sur les collines de décombres de
Barqiyya et Darassa, notamment les tours Lambert et Reboul. Ces
tours casematées sont de plan quadrangulaire. Elles sont voûtées à
l’épreuve de la bombe et entourées d’un fossé. Les tours sont hautes
d’environ 9 m avec trois niveaux. Le sous-sol comporte des caves
avec une citerne, des magasins à poudre et à vivres. Le premier étage
est réservé au logement de la garnison et pour des pièces d’artillerie.
Enfin, une plate-forme sommitale supporte des canons plus gros. Le
couronnement de ces tours est orné de mâchicoulis. Ces ouvrages
ont directement inspiré le Comité central des fortifications, qui
propose à l’Empereur des tours modèles en 1811. Il s’agit de petits
ouvrages standardisés et pouvant être construits à moindre coût,
pour surveiller les côtes de l’Empire. Ce programme sera abandonné
avec l’abdication de Napoléon en 1814.

65. Il s’agit de la ferme d’Ibrahim Bey, mise en défense et utilisée comme hôpital.
66. Collection du ministère de la défense, SHD, département de l’armée de Terre, 1VM 63,
T42.
67. En 1777, Meusnier de la Place propose de joindre tous les points d’une même cote avec des
courbes, c’est le plan à courbes de niveau équidistantes. Meusnier de la Place avait suivi les cours
de Monge à l’École de Mézières, mais en 1789, la révolution interrompt l’application de cette idée
(voir : Ph. Prost, Les forteresses de l’Empire. Fortifications, villes de guerre et arsenaux
napoléoniens, Éditions du Moniteur, Paris, 1991, p. 129).
68. Collection du ministère de la défense, SHD, département de l’armée de Terre, 1VN 81.
LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1063

Conclusion

Les fouilles de l’Institut français d’archéologie orientale apportent


des pans entiers d’informations inédites sur le Caire, du Moyen Âge
à nos jours. Ces témoignages risquent d’être détruits à tout moment
par des promoteurs peu scrupuleux et comme l’avait écrit Maspéro
en son temps : « Le Caire brûle peu à peu les parchemins de
sa propre noblesse ». C’est pourquoi la mission des murailles du
Caire a un rôle important à jouer, tout comme le Centre d’études
Alexandrines ou le Centre d’étude de Karnak à Louxor.
Au Caire, la muraille de Saladin est une architecture de transition,
c’est la fin d’une époque prestigieuse, l’âge des califes fatimides.
Cette architecture « de passage » démontre une filiation directe
entre les Fatimides et les Ayyoubides, que ce soit dans les systèmes
défensifs ou dans l’ornementation. Il s’agit d’une architecture,
d’abord réalisée par de la main d’œuvre locale égyptienne, puis par
des ingénieurs qui arrivent de l’étranger, de Syrie du Nord, comme
les soldats de l’armée de Saladin. Il s’était produit exactement le
même phénomène à la fin du Ve/XIe siècle avec l’arrivée de Badr
al-Gamâlî et de ses troupes. Tout ce qui se passe entre 482/1090 et
565/1170 est un prélude à d’importants changements sociaux, l’avè-
nement d’une société et d’une aristocratie militaire, les Mamelouks.
Les fortifications du Caire sont le reflet de ces révolutions et de ces
influences69.
*
* *
M. Jean-Pierre BABELON, le Président Jean-Pierre MAHÉ, ainsi
que MM. Christian ROBIN et François DÉROCHE interviennent après
cette communication.

69. Le chef de mission tient à remercier son Professeur disparu, Marianne Barrucand, qui fut
l’initiatrice de ce projet. Nous tenons aussi à remercier les Directeurs et Directeurs des études de
l’IFAO qui ont porté ce projet : Nicolas Grimal, Bernard Mathieu, Laure Pantalacci, Béatrix
Midant-Reynes, Christian Velud et Sylvie Denoix ; les Directeurs de l’Aga Khan Trust for Culture,
Stephano Bianca et Luis Monreal ; ainsi que Cameron Rashti, Francesco Siravo et Christophe
Bouleau de l’Historical Cities Program.

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