Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Final Paper
Montaigne, Bombe à fragmentation:
poétiques de la dispersion
Introduction
l’harmonie de la Nature (Montaigne dirait que Dieu, Lui, connaît leur place dans la Providence),
certains genres littéraires semblent être à la fois indispensable à la critique pour classer ces
écrivains ont un penchant prononcé pour les ornithorynques, au beau milieu du XVIème Michel
Il aura fallu attendre jusqu’à Nietzsche pour que la forme du fragment fasse masse
critique dans l’histoire littéraire et s’impose comme genre familier. Dans les fragments modernes
nous retrouvons une structure d’ensemble construite sur des relations souples (où dans un même
livre certains éléments ne sembleront avoir de lien que de se suivre, et d’autres s’emboîtant more
le goût du paradoxe ; l’utilisation de l’anecdote. Tout cela est déjà là, et n’est pas encore tout à
Pénétrer le fragment en tant que fragment, ou mieux, en être pénétré, comme le suggère
le concept - qui évoque autant la mosaïque, que le silex, la lame ou l’écharde1- engendre chez le
lecteur une résistance. Cette résistance que produit l’esthétique du fragment n’est pas une
1
On pense aussi à tous ces “schrapnels” de 1914-18, logés dans le crâne de Guillaume Apollinaire, la jambe du grand
aphoriste (d’humour) Pierre Dac, ou encore d’Hemingway.
Chalmers 2
fermeture à la réception du sens des textes, mais elle déploie en nous une réception différée. Plus
différée que, disons, le traité ou l’épistolaire, par exemple. Cette différance (pour emprunter au
fragment, est le fait d’une lente émergence de la forme elle-même dans l’histoire littéraire, et
aussi du fait qu’il condense cette matière rhétorique, paratextuelle et métalittéraire singulière qui
travaille à cette opacité. Cette opacité peut-être intrinsèque ou médiatrice d’une plus grande
participe d’une esthétique de la furor qui permet l’émergence d’une parole vivante et naturelle
son simple contenu, l’idéal du fragment se rapproche beaucoup plus de l’obliquité du poétique,
Il est plus ou moins convenu de faire remonter une certaine esthétique européenne du
de Pascal. Notre but, cependant, est de nous concentrer sur les Essais de Montaigne, là même où
Pascal serait un sujet de choix pour aborder une préhistoire du fragment (comme genre littéraire
à part entière). Ces deux auteurs illustrent une tendance à la cassure dans la période intermédiaire
du prémoderne. Mais aucun des deux ne représente le genre du fragment tel qu’il gagnera en
Le projet de Montaigne tend tout de même vers une dispersion, mais se maintient aussi
dans des modèles rhétoriques plus discursifs (et plus diserts) que le fragment moderne. En un
sens Montaigne n’est pas assez fragmentaire pour qu’on lui revendique la paternité plénière ni
des moralistes du XVIIe, ni des aphoristes - au tempérament plus métaphysique plus obscur - nés
d'apophtegme, etc.), le texte reste foncièrement atomisé. Certes, les Essais ne sont pas pas un
Chalmers 3
recueil d’aphorismes, mais ils sont fondateurs dans l’histoire du genre du fragment et
développent dans le corps du texte une poétique explicite qui s’y rapporte.
des Essais. Nous explorerons d’abord la légitimité du fragmentaire comme liberté du discours
face aux discours (faussement) ordonnés qui précède celui Montaigne, avec lesquelles et contre
lesquelles il fonde son projet. Dans un deuxième temps, nous analyserons la structure du style
“dé-fragmenté”, de sorte que le tout et les parties se comprennent ensemble: dans un langage
vivant qui vise à porter le discours d’un homme tout de son bariolage et de sa libre spontanéité.
Écoutons l’homme se décrire à son occupation: “là, je feuillette à cette heure un livre, à
cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues; tantost je resve, tantost
j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy” (Essais, III, 3). C’est Montaigne
sentons qu’il y a là un fil qui relie les doctes copistes du Moyen-âge au petit noble de province
humaniste. Nous sentons que cette bibliothèque préserve son caractère rare et sacré malgré
Dans cette bibliothèque, l’auteur se laisse avant tout appeler par ses livres. Après avoir
feuilleté, il dicte et enregistre ses songes (ses pensées). Deux choses sont établies par cette scène:
d’abord la secondarité de l’écriture face à la lecture, ensuite que le désordre (sans dessein)
s’appuie sur le foisonnement des livres pris au hasard, ce qui affecte ensuite les “songes” dictés,
la tour, gardiens de l’art et du savoir) en une situation de désordre organisée. Le clerc (copiste ou
commentateur) dont la vertu était l’obéissance et qui studieusement se soumettait aux livres (qui
ont pour eux l’autorité) devient un vagabond, un homme errant de ses livres à ses pensées sans
aucune auctoritas définitive, en s’appuyant sur ces mêmes livres pour errer encore plus, puisqu’à
Chalmers 4
la fin il faudra derechef se défaire des livres au moment où il dicte sa parole propre, car “quand
j'escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu'ils n'interrompent
ma forme.”(Essais, III, 5). Il n’y a pas lieu de contradiction entre vivre entouré de livres et s’en
dans le monde sublunaire sous les astres fixes. Malgré leur influence sur nous, c’est le hasard qui
Avec cette scène nous comprenons aussi pourquoi les Essais qui suivent l’esprit de
l’auteur ne s’arrêtent pas si souvent sur les menus détails du quotidien (toute proportion gardée,
les Essais ne sont pas un journal intime). C’est que le quotidien de Montaigne - particulièrement
pendant cette période oisive de sa vie où il se retire et écrit les Essais - est constamment filtré par
son séjour au milieu des livres avec lesquelles il converse sur la (et sur sa) vie.
Louis Van Delft, dans son livre sur les moralistes du XVIIème siècle Les spectateurs de
directement de… Michel de Montaigne, le “discours discontinu” prend ses sources à une
multiplicité de lieux culturels : “recueils de ‘pensées chrétiennes pour tous les jours du mois’ [...]
constitution d’excerpta (extraits) de cahiers de lieux communs, une habitude scolaire destinée à
stimuler l’inventio, laquelle s’est épanouie en pratique culturelle2”. Ce sont donc là, en amont, de
Mais pour nous, la source qui saute aux yeux - dans le cas spécifique de Montaigne - est
évidemment cet écrivain-historien-philosophe qui n’a écrit pratiquement que sur les autres, et pas
sur lui-même, et qui, paradoxalement, influencera massivement deux grands écrivains du Moi :
Tout comme les Essais, les Vies parallèles des hommes illustres sont elles-mêmes un
genre à part, dont l’exemplaire unique se parachève lui-même et n’autorise que des inspirations
partielles et putatives. Le projet des Vies possède aussi un fondement moral et esthétique que
nous n’aborderons pas ici. Il nous importe simplement de souligner que Plutarque traverse toute
l'œuvre de Montaigne et qu’il s’en sert pour étayer sa conception de l’Histoire et sa psychologie
2
Louis Van Delft, Les spectateurs de la vie, chap. 11 Poétique du fragment.
Chalmers 5
de l’homme. Montaigne en détourne certains aspects, entre autres pour renforcer son scepticisme
rapprochement binaire entre les figures historiques grecques et romaine) ; ce beau désordre
organisé nous pensons qu’il influence Montaigne dans la mesure où il révèle un certain chaos
dans l’Histoire, et que ce qui rend une vie “illustre” n’est peut-être que la décision de l’écrivain
Oui, lisant Montaigne - dans le désordre, comme il se doit - l’un des traits frappants des
Essais est le (relatif) peu de place accordée à la vie du personnage, qui ne se lasse pas pourtant
d’expliquer que le sujet du livre est Montaigne lui-même. D’un coup d’oeil à l’organisation du
livre il n’est pas difficile de noter le nombre de chapitres qui sont essentiellement des mosaïques
d’anecdotes prises à l’histoire militaire et politique, d’autres encore qui tournent au commentaire
propres opinions philosophiques, parfois à partir de sujets assez classiques (le vice et la vertu en
l’éducation etc.) ; ailleurs sur des sujets sensiblement originaux (des Senteurs, des Noms etc.) ;
ce ne sont pas pour au explicitement des “chapitres de la vie” de Michel Eyquem de Montaigne
mais sont de la main d’un auteur qui dans chaque phrase compte peindre son portrait. Sa vie est
donc dans le livre, oui, mais le reste se mélange à sa vie, par les pensées qui lui viennent des
livres et du monde. Sa manière de commenter tout cela diffracte toutes les sources des Essais, les
renvoie à eux-mêmes et les égalise. Chez Montaigne tout se vaut dans la mesure où c’est lui qui
en parle.
de la glose et du commentaire, à partir ce qui “fait autorité”, c’est-à-dire matière digne d’être
traitée dans un livre. Une telle pratique est directement héritière de la constitution de la figure du
clerc vers l’intellectuel à partir de Moyen-âge. Dans Penser au Moyen-âge, Alain de Libera nous
montre comment ces hommes du Livre (et des livres) auront formé le moule dans lequel toutes
les variantes de la figure de l’homme de lettres occidental sera coulé. Ils vont très lentement
que leur accorde leur rôle. Dans son petit Que-sais-je sur La philosophie du moyen-âge, de
Chalmers 6
Libera explique que le commentaire était certes le noyau de la production intellectuelle des
hommes de pensée de l’époque mais que “l'histoire du commentaire est une histoire de la
Jusqu’à devenir cet homme qui “feuillette” puis “dicte” sans but précis.
Mais déjà la glose et la paraphrase anciennes, dès le départ suivaient des lectures de
sources dont la réception est partielle et fragmentés (c’est avec la Renaissance que les sources
commentaire ne pouvait que finir par s’autonomiser de ses sources, au risque hétérodoxie que
l’Église même ne saura plus contenir. C’est donc au cœur de cette culture que couvait la
possibilité d’un renversement du discursif vers le fragmentaire, sans même considérer toute la
potentialité de rupture. La pratique des reprises et des transformations a créé un édifice qui finit
par se rompre en mille éclats. Montaigne est un produit de cet éclatement. La construction d’un
livre en fragment comme les Essais n’est pas une révolution littéraire que nul n’attendait3 parce
que justement ce livre ne naît pas de rien. Sa réception heureuse par le public de l’époque
indique qu’il répondait à certaines attentes des lecteurs. C’est en inventant sur du connu que
Compagnon appelle “la seconde main4”, titre de son livre sur l’histoire de la citation dans la
toute écriture, ce qui n’est pas sans rappeler le concept d’itération chez Derrida, où tout langage
est en quelque sorte “citationel” comme le suggère son fameux “il n’y a pas de hors-texte”.
L’une des hypothèses de Compagnon qui nous concerne explicitement est que tout texte
doit “trouver la place d’où le texte sera lisible, recevable [...] un livre qui ne m’offrirait aucun
3
Dans l’histoire des sciences le “continuisme” d’un Pierre Duhem est plutôt marginal face aux perspectives
“paradigmatiques” d’un Alexandre Koyré ou d’un Thomas Kuhn ; l’histoire de la littérature et singulièrement des
genres littéraires s'accommode moins bien d’une épistémologie des ruptures.
4
L'ingéniosité du titre de Compagnon étant de “réveiller” la métaphore dans l’expression qui indique un objet ayant
déjà fait usage ; il met en lumière l’image des mains qui se superposent pour créer le palimpseste de la littérature.
Chalmers 7
autre est que Montaigne représente a une transition dans le rapport au citationel antique puis
l’antiquité à nos jours, qui fait le sujet du livre de Compagnon, nous retenons que la figure du
Commentateur ancien se réfère à une transcendance de la parole une autorité qui établit une
stabilité du discours, au moins dans son obsession à renvoyer le texte à une Origine qui en
garantit la valeur en empruntant une part de l’Être que seul possède le Logos vrai (que ce soit
Homère, Aristote ou Dieu). Là où Montaigne brise cette sûreté métaphysique, ce n’est pas en
pieuse, et aboutir au discontinu sceptique des Essais, il n’aura suffit que d’une légère inclination.
Il aura fallu simplement que celui qui parle, qui se remémore pour interpréter, reconnaisse que
par l’interprétation la parole se casse et erre ; il aura fallu reconnaître avec Montaigne que la
mémoire est faillible et que nous colorons nos souvenirs d’un autre Moi que celui qui vivait le
souvenir ; et enfin il aura fallu embrasser sa subjectivité qui joue avec la parole qui lui est
donnée. Montaigne ne rejette pas les paroles données, mais il sape leur autorité et fonde celle de
son esprit évanescent sur l’évanescence de toute autorité précédente. De là, son esprit est libre de
Avec Montaigne c’est en épicurien espiègle qu’on se réfère à une autorité livresque “pour
fryponner quelque chose de quoi esmailler ou estayer le mien” (Essais, II, 18)5, ou “je m’en vais
escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n’ay
mais en renvoyant à un code qui fixait les sens possible dans des bornes strictes. Dès lors que la
glose et l’entreglose dont Montaigne parle commence à se laisser aller à la fantaisie, l’allégorie
5
Cité in Antoine Compagnon, La seconde main.
6
Idem.
Chalmers 8
devient folle et l’imagination l’emporte sur le logos impersonnel. Cet infléchissement - qui écarte
du rapport à l’autorité des Écritures et aux écrits d’autorité de la tradition - explique et permet un
discours atomisé sur un monde atomisé. Ce d’autant plus que la seule autorité qui dirige le
discours est un Moi qui se donne le droit de se connaître et de se présenter dans toute sa vérité,
comme fragmenté, parce que ce Moi est fait de bouts de vie disparates (qu’on se remémore
classique, si l’on s’en tenait au titre. Un titre plus précis serait “Mes pensées sur la vieillesse, le
sexe et l’écriture ; avec Virgile, Lucrèce et autres à l’appui”. Ce serait moins beau.
Virgile en poème érotique chez Ausone en vis-à-vis de Montaigne prenant Virgile en prétexte
pour parler crûment de sexe a peu de chances d’être une coincidence. La citation montaignienne
après le centon, reprend librement un auteur qui fait autorité pour gloser sur tout autre chose. Ce
travail de détournement de la citation fait partie de la culture humaniste, et remonte à plus loin
encore. Il renforce la manière digressive et aléatoire des Essais. Il s’agit d’un jeu social élaboré
qui fait partie de la tournure d’esprit des hommes de culture de l’époque, mais c’est aussi le socle
de développement d’une personnalité originale qui puise là où elle veut, pour librement exprimer
sa nature propre.
Même s’il ne s’agit pas des vers de Virgile dans le trois quart du chapitre, tout s’imbrique
et se justifie. L’ensemble porte donc sur le corps et ses besoins, la méditation sur la vieillesse
encadre la question de l’amour et du sexe, l’amour et le sexe arrivent juste après la défense d’une
sagesse riante et aimante des plaisirs et une défense de la franchise confessante (qu’il dit
ainsi que la question de l’influence des livres et de la société sur la pensée et l’écriture. Chaque
moment est indépendant mais chaque moment dépend des autres. Le fragmentaire a cette
capacité de se démembrer et de se rassembler, comme les sauts d’un décor à l’autre que nous
7
Centon : “pièce de vers ou de prose composée de passages empruntés à un ou à plusieurs auteurs.” CNRTL.
https://www.cnrtl.fr/definition/centon
Chalmers 9
faisons en rêve. Mais aussi comme notre vie et nos lectures que nous rassemblons par la
Après notre parcours disparate à travers quelques figures qui inspirent et légitiment le
style discontinu de Montaigne, nous pourrions aller plus loin et nous approcher de l’écriture
même d’un peu plus près, afin d’analyser la poétique propre qui la sous-tend. La spontanéité et le
naturel seraient les deux grandes dynamiques qui la traversent. C’est par eux qui l’auteur nous
entraine dans son esprit, entre les “herbes folles et sauvages” de l’imagination.
Nous parlons d’une poétique propre à Montaigne, au sens large de poétique comme
science rhétorique de la composition du texte d’imagination, mais aussi au sens restreint de l’art
qui permet l’écriture de la poésie même. Car il nous semble que la poésie représente aussi un
fragmenta qu’on peut traduire par Fragments composés en vulgaire ou par Fragments de choses
nombreux poètes humanistes, de Marot aux auteurs de la génération de La Pléiade. Cet aspect est
particulièrement frappant chez Clément Marot avec son Adolescence Clémentine (1532), où la
forme du recueil reconstruit l’identité du poète et les étapes de sa vie en éclats de sujets variés où
le visage personnel (dès le titre) du poète apparaît, entre exercices de style et poèmes de
La variabilité des sujets et la fragmentation des morceaux est donc là comme outil pour
exprimer un moi complexe dans un monde divers. Si nous prenons donc ce type de recueil
comme modèle de la forme des Essais, le disparate et la diversité des sujets perdent leur
étrangeté et nous percevons l’agencement sous un mode musical, sous le mode de l’affinité d’une
partie à l’autre. L’autonomie des parties n’empêche pas qu’elles fassent un tout cohérent, qui
La structure du recueil est donc un modèle du fragment, mais le souffle et l'écriture des
bons vers le sont encore plus. Ce n’est pas seulement que Montaigne ne cesse de citer les poètes
dans les Essais, il souligne que c’est leur forme même qu’il vise. Au même chapitre que nous
leur langage est tout plein et gros d'une vigueur naturelle et constante;
ils sont tout épigramme, non la queue seulement, mais la teste, l'estomac
et les pieds. Il n'y a rien d'efforcé, rien de treinant, tout y marche d'une
pareille teneur. Contextus totus virilis est; non sunt circa flosculos
occupati. Ce n'est pas une eloquence molle et seulement sans offence:
elle est nerveuse et solide, qui ne plaict pas tant comme elle remplit et
ravit, et ravit le plus les plus forts espris. Quand je voy ces braves formes
de s'expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c'est bien dire, je
dicts que c'est bien penser. C'est la gaillardise de l'imagination qui esleve
et enfle les parolles.
La poésie qu’il admire le plus est bien celle de Latins, mais il a pratiqué ses
contemporains avec assiduité même s’il est plus avare d’éloges pour eux disant de Ronsard et du
Bellay qu’ils ont simplement “donné crédit à nostre poésie Françoise” (Essais, I, 26).
Plus loin Montaigne dit explicitement que la poésie est un modèle absolu, et en ce sens il
confond la bonne prose avec la poésie et le “prosaïque” avec la mauvaise écriture (Essais, III, 9).
Ce “ceans indifferemment pour vers” est d’une modernité remarquable. Mais, notons bien
que ce style qu’il décrit comme le meilleur se rapporte à l’idée d’une furor toute platonicienne,
d’une mania inspirée des dieux (ou d’un génie personnel, d’un daïmon, comme pour Socrate)
donc d’une intensité capable d’émouvoir l’âme, d’une vigueur qui ne traine jamais en mollesse.
Nous verrons plus loin que ne pas “languir” et ne pas “traîner” n’a pas toujours à voir avec la
simple brièveté du propos. Ce que nous comprenons c’est que la pensée “vigoureuse” pour
Chalmers 11
montaigne est celle qu’un vers bien tourné arrive à la fois à contenir et à faire partir au galop sur
Si donc Montaigne veut et arrive à faire pénétrer la force de la poésie dans la prose de ses
Essais, nous pouvons comprendre que cette prose refuse la discursivité totale du traité, refuse la
rigueur rigide des transitions faites pour une prétendue clarté, refuse le bavardage du docte et les
préventions des précieux, pour embrasser une manière qui cultive de préférence les images vives,
les ellipses, la spontanéité, la verve et l’esprit, un langage “tout epigramme, non la queue
seulement, mais la teste, l'estomac et les pieds”. Ce langage “tout epigramme” à chacun de ses
membres nous semble être définition d’une justesse parfaite pour définir ce qu’est et ce que sera
Le début du chapitre 8 du livre I des Essais (De l’Oisiveté) nous donne l’une des
Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles,
foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour
les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines
semences, pour nostre service; et comme nous voyons que les femmes
produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais
que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesoigner
d'une autre semence: ainsin est-il des espris. Si on ne les occupe à
certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy
par là, dans le vague champ des imaginations.
On ne sait trop s’il essaye de nous convaincre que cet “inutile” n’a vraiment pas de valeur
face à “generation bonne et naturelle”. Car c’est bien de son esprit à lui dont il parle, incapable
insidieusement persuadé, par la séduction des images, que cette manière de faire (ou d’être) qui
“fait foisonner en cent mille herbes sauvages” est non seulement valable et digne d’admiration,
mais que nous nous y plaisons, et nous y reconnaissons notre esprit et ce que nous voudrions
posé est celui de la marche libre, si chère à Montaigne. Une série d’assonances et d’allitérations,
8
C’est plus loin, au fil du texte que nous comprendrons la valeur paradoxale de la monstruosité, ce qui nous est
caché par ce que nous sommes forcés de voir par le filtre de nos préjugés (même les plus “naturels”) et le plus
remarquablement au livre III, Sur en enfant monstrueux.
Chalmers 12
parfois de quasi rimes internes, se superposent et dirigent notre oreille “ fertiles, mille, inutiles”,
“fertiles, foisonner, offices”, “offices, semences, services”. Ce qui dirige n’est pas la pensée
elle-même, mais le “bien penser” qui est porté par la vigueur du souffle et de la mélodie du corps
sonore.
Le jeu des antinomies et des antithèses qui donne son mouvement à la fois brusque et
fluide à la prose de Montaigne lui permet d’improviser sans jamais perdre le fil, sans jamais
perdre le thème principal de sa suite musicale, même dans ses morceaux les plus longs, la phrase
s’oppose à “tenir en office/assubjectir ; “inutiles” s’oppose à “employer [...] pour nostre service”
filée des terres fertiles se transforme par anamorphose en métonymie des menstrues, qui
s’opposent (in absentia) au ventre où la semence est déposée, et qui fera naître une “generation
bonne”.
Tout cela défile avec une vitesse effrénée sous nos yeux pour se remembrer dans la
proposition essentielle de la sentence cachée sous le parler poétique : “Comme nous voyons des
terres oysives [...] ainsin est-il des espris [...] Si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et
contreigne, ils se jettent desreiglez”. Il manque à Montaigne ce goût classique de l’épure pour
faire dans l’aphorisme sévère, et n’oublions pas qu’il répugne à raturer dans son souci d’être
fidèle au flux de ce qui lui vient à l’esprit. Ca ne l’empêche d’être parfois bref, car ce chapitre-là
l’est certainement, mais il l’est naturellement, quand il le faut, et quand cela lui chaut de l’être ;
pas par obsession de la brièveté qu’on pourrait attribuer aux futurs moralistes, dont l’esthétique
peut être comparé au “jardin francais” - tout de calcul et de régularité pure - et qui rebuterait sans
aucun un Montaigne par son excès de “policé”. Cependant que le propos (même sauvage) reste
pièces fines : elles n’alourdissent ni ne ralentissent, elles agencent sans contraindre. Nul “parce
que”, nul “car”, aucun “cependant”. Un simple “comme” lance le comparé “terres oysives” (le
9
Le terme est utilisé par Jacques Roubaud pour définir l’alexandrin et son équilibre précaire, sa semblance d’ordre rigide, dans
son anthologie Quasi-Cristaux. Un choix de sonnets en langue française de Lazare Carnot (1820) à Emmanuel Hocquard (1998).
Chalmers 13
comparé est en réalité la manière dont “nous voyons les terres”, mais ce verbe “voir” est
purement “rhétorique”, il est là pour nous induire à “voir” l’image). Montaigne relance alors
mais au lieu de tripler le “comme” en aboutissant au comparant final, ou encore au lieu de s’en
passer complètement, puisqu’un seul adverbe aurait pu suffire pour lier comparant et comparé, il
l’étalement des images nous perdre, il nous rappelle le sens du mouvement des images, “ainsin
métaphorique au concret. On croit qu’il va parler directement de l’esprit, mais c’est par une
de l’âme, et le vague champ de l’imagination qui revient sur les terres qui ne sont plus terres
arables mais l’espace mental des songes que l’attelage traverse au galop dans sa course folle.
Plus loin, dans Des Vaines Subtilitez (Livre I, 54) Montaigne revient sur son style. Il le
n’est pas sans rappeler l’homme situé entre deux extrêmes de Blaise Pascal. Son argument est
que la position la plus basse et la position la plus haute se ressemblent de multiples manières et
que la vertu s’exprime librement dans ses deux situations : d’extrême simplicité (proche de la
des actes) pour Montaigne se situe clairement du côté du bas, du terrestre. Ainsi dans De
porter10. Mais nous avons ici une couche supplémentaire dans le symbolisme qui façonne la
franchise, hardiesse, force. Appliqué au style cela veut dire : aller droit au but. Ce qui pourrait
être paradoxal, vu l’amour de la digression dans les Essais. Mais le chemin le plus court n’est
pas toujours la ligne droite, et les détours de Montaigne consistent toujours à aller là où il veut
aller. C’est le style de la marche qui compte, et elle doit être “soldatesque”, ferme et virile,
franche et droite.
nature qu’il veut effectivement atteindre est peut-être ce (pas si juste) milieu, passablement
“mediocre” et inaboutie. Mais ce milieu est aussi un fruit de la nature humaine qu’il cherche à
approcher, dans sa vie, ses mots et son livre. C’est pourquoi il fuit les extrêmes et préfère trahir
son idéal du bas absolu. La figure du soldat, du cavalier particulièrement, est une bonne image de
ce compromis. Le port “équestre” n’est pas tout à fait naturel, mais nécessite de faire un avec la
où nous voulons. Ces tensions dans le style et les images que Montaigne façonne expliquent qu’il
n’ait pas un Système (philosophique ou esthétique) rigoureux, mais justement un simple style,
une manière qu’il fait correspondre “autant que faire se peut” à son idéal de l’homme et au projet
qu’il poursuit.
Rappelon nous d’Eric Auerbach qui dans sa Mimésis fait de Montaigne une des figures
style de Montaigne est une clé essentielle pour comprendre son projet. Auerbach nous confesse
qu’en lisant Montaigne il ne manque de faire l’expérience de “l’entendre parler et de voir ses
gestes” dans la manière dont le maire de Bordeaux se joue de ces conventions syntaxiques pour
10
Ce stéréotype perdure jusqu’au XIXe siècle, dans les Trois Mousquetaires de Dumas dont le héros, D’Artagnan,
est l’archétype du Gascon.
Chalmers 15
Conclusion
Montaigne est un fleuve impétueux. Les Essais - pour tenter un filage éhontée de
métaphore à sa manière - serait alors un simple moulin-à-eau qui tente de capter l’énergie du
fleuve, et - sans être tout à fait l’eau qui suit son cours naturel - le moulin va dans le sens de
penser, ou à lire en “levant la tête” comme dit bellement Borges ; nous n’avons pas rapproché sa
pensée de celle de Dante sur l’éloquence du vulgaire ou sur les noms peignés ou hirsutes (pexa et
hirsuta), images qu’on retrouve pourtant chez Montaigne ; ni analysé le rôle du modèle des
Écritures chez Montaigne, après la Réforme qui fait revenir l’Évangile à la simplicité d’une
langue maternelle, celle que Jésus (que Wilfried Stroh appelle l’anti-rhéteur) et ses apôtres (à
Nous avons abordé quelques manifestations d’une esthétique du fragmentaire, qui ont
permis de nous saisir pour nous mener là où Montaigne voulait. C’est là le fond du fragment :
saisir et pénétrer, pour faire sentir la simplicité du vrai au sein d’une réalité divisée et complexe.
Montaigne ne fait pas dans la brevitas des spartiates qu’il loue, mais non plus dans la
prolixité savante des athéniens, il dit préférer les Crétois qui avaient la “conception” (au sens
d’entendement) vaste sans un vaste langage (Essais, I, 26). Une conception vaste que le langage
essaye de suivre, avec des moyens simples et naturels. Voilà qui mène sans doute à cette opacité
du fragmentaire que nous mentionnions dans notre introduction. Nous concluerons donc sur ces
mots de Jeanne Demers témoignant de sa lecture des Essais : “ce qui importait vraiment, c'était
moins leur progression d'idée en idée que leur mouvement, leur «branle» d'impressions et
11
Jeanne Demers, La poétique selon Montaigne, Études françaises, Lectures singulières, Volume 29, numéro 2,
automne 1993.
Chalmers 16
Bibliographie critique
1979.