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Ayako NISHINO
«Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,/ Comme s'ils regar-
daient au loin, restent levés / Au ciel ; », écrit Baudelaire dans « les Aveu-
gles » 1 • Depuis l'antiquité, les personnages privés du sens de la vue
apparaissent dans la littérature du monde entier. Communément admises
sont l'importance de ce thème dans la mythologie et son interprétation par
la psychanalyse : Œdipe ou Tirésias. Essentiels également, les héros dans
l'Ancien et le Nouveau Testament : Eli, Isaac, Tobie Jacob, Samson, ou
Saint Paul2 . Les grands maîtres de la peinture tels Rembrandt ou Rubens,
ont donné de la cécité des images inoubliables. Au siècle des Lumières,
Diderot, avec sa Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, sema
les germes d'une reconnaissance sociale de la cécité, tout en développant
ses idées philosophiques. Tragiques ou comiques, les aveugles se
présentent dans l'imaginaire de nombreux écrivains : Eugène Sue, Hugo,
Gide ou Claudel. Admirateur de Baudelaire, Claudel présente des héroïnes
et des héros aveugles : Violaine et le petit Aubin dans La jeune fille Vio-
laine ou dans L'Annonce faite à Marie (réécriture de cette dernière),
Pensée dans Le Père humilié, ou Tobie dans L'Histoire de Tobie et de
Sara. Comment Claudel décrit-il ces personnages privés de la vue? Quelle
conception se fait-il de la cécité et dans quelle intention présente-t-il des
-200- (111)
aveugles?
Une étude propose de considérer, en intégrant la cécité au problème
de la mutilation, que l'aveuglement est une sorte de castration3 • Une autre
prétend que la cécité est un symbole du Mal, qui est nécessaire pour attein-
dre l'étemité4 • Pour notre part, nous nous proposons d'examiner la concep-
tion claudélienne de l'aveuglement à travers son expérience comme
spectateur du théâtre nô, notamment des pièces présentant des personnages
aveugles. Parmi la dizaine de pièces de nô que Claudel a vues pendant son
séjour au Japon comme ambassadeur (1921-1927), deux montrent des
aveugles du Moyen Age japonais : Kagekiyo et Semimaru. Les notes que
Claudel a prises sur ces deux pièces permettent d'étudier comment le poète
les a interprétées. Cette expérience exerce-t-elle une influence sur sa propre
conception de la cécité ? La mise en scène des aveugles dans le théâtre nô
offre-t-elle au moins un certain appui aux réflexions scéniques ou littéraires
de Claudel, à la recherche de la synthèse des arts ?
Pour aborder ces problèmes, il est tentant d'examiner tout d'abord la
conception claudélienne de la cécité en traitant principalement des textes
écrits avant son contact avec le théâtre nô : La jeune fille Violaine (I.1892 /
II.1898-1899), la première version de L'Annonce faite à Marie (1912) 5 et
Le Père humilié (1916). Il est important ensuite d'analyser les notes de
Claudel sur ces deux pièces de nô, pour enfin considérer l'influence des
aveugles présentés dans le théâtre nô sur les pièces de Claudel, écrites ou
réécrites après son contact avec le nô : celles qui portent sur le thème de
l'aveugle sont L'Histoire de Tobie et de Sara (1938 / 1953) et la deuxième
version (version scénique) de L'Annoncefaite à Marie (1948).
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contact avec les autres corps offre aux héroïnes aveugles des ressources
plus avantageuses. En contact avec ceux qu'elles aiment, Violaine et
Pensée aperçoivent l'exaltation du contact physique vers le domaine psy-
chologique : à l'agonie, Violaine reconnaît pour la dernière fois Jacques et
lui confesse son innocence. En touchant ses doigts, elle comprend que son
bien-aimé pleure : (JFV.II./Th.I. 632). De même, expliquant à son amant
Orian « ce que c'est qu'une aveugle », Pensée insiste sur le bénéfice du
contact avec l'autre corps, par lequel elle confirme son existence : « Seule-
ment, si quelqu'un vient, Me prend et me serre entre ses bras, C'est alors
seulement que j'existe dans un corps» (Th.II. 541).
Du toucher, qui ne donne que « des information partielles », Claudel
distingue les << quatre autres sens qui nous fournissent des informations
générales, confiées à un organe spécial et isolé » (Po.166). Tels sont le
goût, « un toucher plus complet », l'odorat, juge d'une « décomposition »
et les deux sens « supérieurs » : la vue et l'ouïe. Tout d'abord le nez, qui
est « la cheminée par laquelle nous tirons l'air à nous, jugeant des fumées
et des esprits » (Po.167), permet à Violaine d'identifier Mara : « [je t'ai
reconnue] à la fois à l'odeur et au-dedans par l'âme » (JFV.II./Th.I. 613).
L'odorat de Pensée est plus perçant : en respirant les « fleurs si fortes »,
cette future mère sent pour la première fois le mouvement de son enfant en
elle (Th.II. 556). Son évanouissement est autant plus spirituel que son
enfant s'est éveillé à la vie, lorsqu'elle a respiré non pas les fleurs, mais en
fait« le cœur » d'Orian mort, mis dans la corbeille de ces fleurs.
Reste à étudier l'ouïe, à laquelle Claudel attribue la prééminence.
Plus important que la vue, ce sens auditif est privilégié jusqu'à se voir
conféré le titre d' «origine de la musique et du langage» (Po.169). Selon le
poète, l'ouïe permet l'accès à ce qu'il y a de plus intime en soi : « Nous
prêtons l'oreille, c'est-à-dire que nous nous prêtons nous-même au son qui
nous envahit et nous pénètre» (Po.168). Cette sensation permet à l'oreille
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d'apprécier le son, qui traduit le mouvement spirituel, la vibration vitale de
l'objet. C'est cette vibration elle-même qui est perçue dans le sens auditif,
alors que dans le sens visuel, la vibration ne joue qu'un rôle de« transmis-
sion ». Car la vue se produit par un contact entre la vibration du soleil et
celle de l'objet. Telle est la différence entre la vue et l'ouïe. L'objet direct
et concret de la connaissance, le son, est « essentiellement ce qui com-
mence et qui cesse». D'où l'oreille est un instrument primordial,« par qui
l'homme peut apprécier tous les rythmes et allures de ce mouvement dont
il est lui-même animé » et dont il se sert« comme d'une base continue de
son corps propre » (Po.169). A cette théorie quelque peu complexe, Vio-
laine donne une explication : «par les yeux qu'apprenons-nous de chaque
chose, sinon ce qu'elle-même est ? [ ... ] Mais par l'ouïe nous connaissons
de toute chose / Ceci seulement, qu'elle est là, l'appel propre, le signe
qu'elle produit d'elle-même, son appellation» (JFV.II./Th.I. 617). Elle
souligne ensuite l'importance de l'ouïe : « l'aveugle a besoin de bien
recueillir toute son âme sur le tact intérieur, [ ... ] cette digestion du choc
profond » (Ibid). Leur sens auditif est plus puissant que celui de ceux qui
voient : elles entendent la voix ou le bruit, qui n'est pas perceptible pour
Mara ou la mère de Pensée: (JFV.I./Th.I. 80 //Th.II. 493).
On a vu que la cécité permet de posséder à un degré extrêmement fort
les autre sens, tels le toucher, l'odorat, et surtout l'ouïe, ce qui constitue une
des vertus que Claudel a attribuées aux personnages aveugles. Rappelons
que, comme le souligne le poète, tous les sens sont « indépendants » : c'est
par l'harmonie de sens que les héroïnes aveugles connaissent le monde
extérieur ou intérieur. Privées de la vue, elles ne voient que ce qui est
l'essentiel. Il faut« passer de l'extérieur à l'intérieur» (Pr.174) dira l'au-
teur de L'œil écoute (1946), car« la vérité est à l'intérieur» (Pr.197). Cet
accès à l'essentiel constitue également une des propriétés des aveugles.
L'intériorité des héroïnes aveugles
(116) -195 -
Loin d'être des « aveugles de l'esprit », Violaine et Pensée possèdent
une l'âme clairvoyante et une sensation extrêmement subtile. Mis à par
l'opposition qu'impose leur différence physique (Violaine horrible, Pensée
séduisante), elles ont en commun un cœur vertueux et une attitude positive :
elles acceptent leur infirmité et savent saisir sa qualité. D'où vient la force
particulière que Claudel leur assigne.
Recevant son handicap comme« la volonté de Dieu», Violaine mène
une vie religieuse : « je ne repose plus que dans la main de Dieu même »
(JFV.I./Th.I. 616). Contente d'elle-même jusqu'à dévaloriser son passé si
heureux : « comme j'étais folle quand je voyais », elle vit pour les autres en
les nourrissant et en les guérissant. Son acte pieux entraîne enfin un mira-
cle : priant énergiquement Dieu, Violaine aveugle rend la vue au petit
Aubin aveugle, fils de Mara et de Jacques. Elle touche les yeux d'Aubin et
inspire la lumière : (JFV.I./Th.I. 540). Violaine dans L'Annonce, ressuscite
la petite Aubaine morte : en écoutant les passages de l'office de Noël,
récités par Mara, elle ranime le petit cadavre par l'intervention de la force
surnaturelle. Ce miracle laisse des signes mystérieux : la couleur des yeux
de l'enfant devient bleue comme ceux de Violaine, tout d'abord, les« gouttes
de lait » sur les lèvres de l'enfant ensuite. Notons que ce miracle s'est pro-
duit pendant l' Angélus et des paroles saintes : « le verbe s'est fait chair et il
a habité parmi nous» (Ann.I./Th.II. 211).
Fière de son âme qui sait même distinguer la couleur (Th.II. 493),
Pensée sait transformer sa cécité en vertu. Son amour avec Orian en
témoigne : Ce jeune prêtre, tout en voyant en Pensée, fille d'un ennemi de
son père comme « le danger, la nuit, la fatalité », finit par céder à l'amour.
Car il ne sait pas résister devant la fragilité fascinante de cette héroïne,
« chancelante et aveugle et perdue au milieu de ténèbres irrémédiables, et
appelant, et me tendant les bras » (531). La cécité de Pensée permet aux
amoureux de partager un monde unique, établi seulement par les descrip-
-194- (117)
tions faites par Orian : «toi à mesure que tu parles, j'existe, » (545). Elle
valorise enfin sa cécité au nom de son amour: «puisqu'il m'a aimée aveu-
gle, c'est d'être plus aveugle encore que je désire » (553). Le motif de
l'aveuglement se transforme en preuve par excellence du lien amoureux
qui existait « avant [leur] naissance » et qui durera au-delà de la mort
(547) 8 • Ce thème de l'amour qui annule et dépasse le handicap, se lie
étroitement à l'ouïe de Pensée. Concevant le monde par son sens auditif,
elle connaît tous les sons de cloches dans la ville (556). Possesseur d'une
ouïe ainsi sensible, elle prononce à son tour la voix« comme la musique».
Orian trouve dans la voix de Pensée une jubilation musicale : « à mesure
qu'elle parlait, tout cela qui fournissait en moi comme la musique ! [ ... ] il
y a quelque chose en moi qui se soit mis à chanter» (529). De même que
Violaine exécute le miracle pendant des sons religieux, Pensée s'accomplit
dans l'amour sur une sphère lyrique : l'ouïe importe toujours chez ces
héroïnes aveugles en leur permettant de voir uniquement l'essentiel.
Un autre aspect qui oppose les deux héroïnes se trouve dans leur situa-
tion sociale : Violaine est extrêmement mal traitée, tandis que Pensée est
bien accueillie. Cette différence provient sans doute du contexte historique :
Violaine vit à la campagne au Moyen Age9 , alors que Pensée vit à Rome à
la fin du XIX ème siècle. L'humiliation subie par Violaine semble révéler
la situation tragique en général des aveugles à cette époque. Claudel décrit
Violaine, retirée à Géyn, vivant dans une caverne en recevant des injuries
malgré son acte charitable (Th.I. 536). Mais les outrages sont plus acca-
blants pour la Violaine lépreuse dans L'Annonce. Se plaignant de devoir
«nourrir [c'te] v[e]rmine », les gens du village lui jettent« ce [michon] de
pain qu'est gelé » (Ann.II./Th.II. 188). Se comprend ainsi par cette pièce
de Claudel une scène reflétant la situation humble des aveugles au Moyen
Age : tout en étant insultés, recevant parfois des aumônes, ils menaient une
vie toute dépendante. Mais cette condition sociale si basse est-elle uni-
(118) -193 -
verselle ? Chez les musulmans, par exemple, un aveugle sachant le Coran
et ayant une bonne voix, gagne sa vie en récitant ce livre sacré lors des
funérailles des personnages importants 10 • Au Japon, depuis le VIII ème
siècle, les aveugles mènent une vie indépendante soit comme masseurs,
soit comme joueurs de biwa, un luth japonais. Ces derniers récitent des
épopées populaires ou parfois des sermons comme bonzes 11 • Plusieurs
textes du théâtre nô décrivent des aveugles japonais au Moyen Age :
Kagekiyo, drame tragique sur un ancien soldat, personnage éponyme, con-
teur de l'histoire guerrière du clan des Taira. Semimaru, l'histoire du fils
d'une famille royale exilé à la montagne. Claudel, après avoir écrit deux
pièces sur des héroïnes aveugles, a vu ces deux pièces du nô sur des héros
aveugles. Comment les a-t-il observées?
-192- (119)
aux traductions faites par les chercheurs occidentaux 15 • Pour comprendre le
récit de Kagekiyo, le poète lut peut-être un texte traduit par Arthur Waley.
Mais aucune traduction de Semimaru, n'étant publiée à cette époque, il se
peut que le poète ait reçu des renseignements de son entourage 16 • De même
que la Jeune fille Violaine et Annonce faite à Marie présentent un drame
familial qui puise sa source dans une légende régionale 17 , Kagekiyo et
Semimaru déploient un drame familial fondé sur des légendes régionales
ou populaires.
Notes sur Kagekiyo, drame psychologique
Commençons par étudier les notes de Claudel sur Kagekiyo, tragédie
d'un père aveugle et de sa fille : malgré sa conduite héroïque dans une
bataille, ce personnage aveugle s'est retiré dans un ermitage et vit en men-
diant. Un jour, sa fille, dont il avait dû se séparer dès sa naissance, part à sa
recherche et le retrouve. Honteux de sa situation minable, ce vieil aveugle
la rejette. Mais l'intervention d'un paysan leur permet enfin de se retrou-
ver. Ne pouvant plus voir le visage de sa fille, l'aveugle lui raconte son
épisode glorieux, à sa demande. A la fin, malgré leurs sentiments, ils se
séparent en se jurant de ne plus se revoir. Sur cette scène déchirante,
Claudel laisse une description concrète : « Ils se séparent, il se met le bras
sur son épaule, deux pas ensemble et il reste en arrière. Magnifique » ( J .I.
p. 577). Sans doute, il est frappé par la minimisation de l'expression
gestuelle qui traduit paradoxalement une exaltation des sentiments : même
au moment pathétique, le nô privilégie le mouvement modéré au lieu de
l'expression emphatique. Son étonnement peut être justifié par le contraste
par rapport à la scène de séparation entre Violaine et son père. Claudel pro-
pose de présenter directement le sentiment déchirant de Violaine par un
geste pathétique : à côté de son père qui part à Jérusalem, « elle lui passe
les bras autour du cou, la figure contre sa poitrine, sanglotant » (Ann. I./
(120) -191 -
Th.II. 43). Certes, ces deux scènes de séparation ont un caractère différent 18 ,
mais ce geste qui traduit explicitement le sentiment de Violaine s'oppose à
celui réservé établi par un principe de paradoxe 19 • Ajoutons toutefois que
Claudel était conscient de cette expression paradoxale avant même son
contact avec le nô 20 •
« L' Aveugle est d'abord invisible dans une guérite. Inversion très sai-
sissante. Pour faire comprendre qu'il ne voit pas, c'est lui qu'on ne
voit pas. Il appartient aux ténèbres. » (J.I., p.577)
-190- (121)
Il y voit en effet une « inversion » qui nous permet d'assimiler la situation
vécue par un aveugle. Cependant, le fait qu'il soit caché ne signifie pas
qu'il soit aveugle ; un autre personnage possédant la vue, comme la reine
de Yo-ki-hi, peut être présenté de la même manière. Il s'agit en l'occur-
rence d'une forme d'apparition du personnage arrivant sur scène. Mais ce
contresens est autant plus productif qu'il propose d'approcher l'intériorité
de cet aveugle. Car le poète lit dans « ténèbres » la tragédie à la fois
physique et psychologique de cet aveugle : d'une part, la cécité l'oblige à
s'éloigner de la lumière. D'autre part, la misère l'oblig_e de s'enfermer dans
son cœur amer. Présentant au public (voyant) cette ténèbre symbolique, ce
moyen scénique, que Claudel interprète comme une« inversion», suggère
paradoxalement le point de vue d'un aveugle aussi bien que son« intériorité».
Nous reviendrons sur ce problème scénique pour considérer une transfor-
mation de ce contresens.
Notes sur Semimaru, drame lyrique
Si Kagekiyo récite rythmiquement son épopée, Semimaru sonne glo-
• rieusement du biwa. La musique apporte ainsi la lumière dans la vie soli-
taire des aveugles. Une phrase dans les notes de Claudel sur Semimaru
résume cette histoire lyrique : « le Prince aveugle dans son ermitage visité
par sa sœur folle» (J.I. 721). Considérant sa cécité comme la punition d'un
crime dans sa vie antérieure, Semimaru se retire en montagne pour entrer
dans la voie bouddhique. Il n'a qu'un seul ami, le biwa. Abandonnée de la
même manière, sa sœur « folle » mais pure comme l'eau, vagabonde. Mais
la sonorité merveilleuse du biwa de Semimaru invite sa sœur, passant par
hasard, à entrer dans la hutte de son frère, sans savoir qu'il est. Grâce à la
musique, ils se retrouvent pour un moment et se séparent pour toujours. Sur
cette scène tragique de retrouvailles, Claudel laisse les descriptions sui-
vantes, qui révèlent son imaginaire poétique :
(122) -189 -
« Dans une île au milieu du lac sous l'immense clair de lune j'en-
tends jouer de la biwa. - J'entends une flûte dans le brouillard. J'en-
tends un éclat de rire dans le brouillard. » (J.I., p.721)
III. L'influence des nôs présentant des aveugles sur les pièces de
Claudel
Dès la première représentation de L 'Annonce en 1912, Claudel se
passionne pour la· dimension technique du théâtre. Car depuis sa jeunesse,
il a une obsession wagnérienne pour la synthèse des arts. A son rêve, le
théâtre nô donne des appuis à la fois littéraires et scéniques. Avec ces
ressources tirées du nô, aussi bien qu'avec sa propre expérience, Claudel
cherche à réaliser un « art total ». Le Livre de Christophe Colomb (1927)
ou Jeanne d'arc au bûcher (1934) se veulent un « théâtre total claudélien »
issu du « nô claudélien » 24 • Mais, ici, nous nous attacherons
particulièrement au thème de l'aveugle. Ecrites après son expérience du nô,
une parabole claudélienne, Histoire de Tobie et de Sara (1938 / 1953) et la
deuxième version de L'Annonce faite à Marie (1948), entretiennent-elles
un rapport avec Kagekiyo et Semimaru ? La conception de la cécité aussi
bien que la façon de présenter les personnages aveugles ont-elles été influ-
encées par son contact avec le nô ?
L 'Annonce faite à Marie
La modification la plus. remarquable dans la deuxième version de
(124) -187 -
L'Annonce est pour nous, l'augmentation des éléments concernant l'ouïe.
Certes, ce changement dans le domaine auditif peut sembler naturel, car
cette version est écrite pour la représentation, qui exige un aspect spectacu-
laire : on sait que pour Claudel, toute représentation pourrait être l'occasion
d'une réécriture25 • Cependant, certains détails dans ces modifications sem-
blent suggérer au moins une trace de son expérience comme spectateur du
nô. Les modifications dans le domaine auditif concernent tantôt la voix des
personnages, tantôt les sons des accessoires ou les bruits produits par les
mouvements des acteurs.
Une modification dans la scène III de l'acte II, révèle un certain rap-
port avec le contresens de Claudel devant Kagekiyo, que nous avons vu
plus haut. Rappelons que le poète interprète l'utilisation d'une guérite
enfermant l'aveugle comme un procédé « inversé » pour signifier la cécité
de ce personnage: «on ne le voit pas». Claudel a sans doute écouté la voix
poussée par l'acteur, qui est « invisible » pour le public. Cette voix signi-
ficative semble contribuer à la modification de cette scène, qui présente la
confession définitive de Violaine. Un dialogue se déroule tout d'abord
entre Violaine en « costume merveilleux » et Jacques qui attend leurs
fiançailles. Violaine, après avoir éprouvé l'amour fidèle de Jacques, refuse
leur mariage en lui montrant « sa chair où la première tache de lèpre
apparaît » (Th.II. 174). La modification se trouve dans la façon de
présenter Violaine lépreuse, plus précisément, dans le moment où elle
devient présente aux yeux du public. La première version montre d'abord
Jacques, et aussitôt après, Violaine : ils sont presque simultanément visi-
bles pour le spectateur. Mais dans la deuxième version, Claudel met un
moment pour nous présenter Violaine: tout au début, elle n'est visible que
pour Jacques, invisible pour nous : « Violaine est au dehors, invisible »
(p.167). On entend uniquement sa voix qui explique à Jacques son costume
sacré que « les femmes de Cambernon ont le droit de revêtir deux fois :
-186- (125)
Premièrement le jour de leurs fiançailles ». C'est après cette réplique que
Violaine entre sur scène pour enfin être visible pour le public. Et la
première réplique que l'on entend de cette héroïne ainsi devenue visible est
« secondement de leur mort ». Cette parole funeste prononcée après un
« C'est celui [l'acte III] qui a été le plus maltraité et où les change-
ments les plus profonds sont nécessaires. [... ] Après la Ière scène, la
Lépreuse traversant le théâtre dans sa largeur, une cliquette à la main,
une obscurité presque complète se fait (peut-être un rayon de lune
dans la profondeur). On n'entend que le bruit de la cliquette et l'on
ne voit que les formes presque indistinctes des 2 femmes 26 .»
(126) -185 -
texte définitif de 1948. Mais il est important de préciser l'intention de
Claudel de souligner « le bruit de la cliquette » uniquement entendu dans
« une obscurité presque complète ». Car avec cette indication l'auteur sem-
ble revenir encore sur l'effet de bruit audible dans l'obscurité. Ni le texte
de 1912, ni celui de 1948 ne contiennent aucune indication sur « une
obscurité presque complète » : la didascalie de 1912 indique, avec la
description minutieuse de la forêt, le geste de Violaine conduisant à Mara
« à la caverne qu'elle habite » (Th.II. 70). Celle de 1948 ajoute une
précision sur « la cliquette », mais pas sur son bruit : « Violaine voilée et
manœuvrant la cliquette passe sur le devant de la scène, suivie de Mara »
(p.188). Mais la proposition de 1944 donne de l'importance à l'élément
auditif en refusant la lumière : Violaine est présente sur scène, mais invisi-
ble pour le public à cause de l'obscurité. Seul le bruit de la cliquette fait par
Violaine est audible, comme on entend uniquement la voix (le son) de
Kagekiyo dans les ténèbres 27 •
-180- (131)
9 Sauf Violaine dans JFV. II, récit remanié comme contemporain (fin XIXème
siècle).
10 Maurice de la Sizeranne, Les Aveugles par un aveugle, Librairie Hachette,
Paris, 1912, pp. 157-158.
11 Taro Nakayama, Nihon-moujin-shi (histoire de l'aveugle au Japon,), Yagi
shyoten, Tokyo, 1976.
12 D'après une étude faite par Moriaki Watanabe.
13 Kagekiyo évoque un psychodrame familial aussi bien qu'une autre intitulée
Sumidagawa, qu'il a vue le même mois de 1923.
14 Les datation exactes de Nô étant difficiles à effectuer, on ne peut pas savoir si
c'est après ou avant la rédaction de cet essai que Claudel a vu Semimaru.
15 Les sources de sa culture sont les suivantes : Cinq Nô (1921), étude scien-
tifique et quasi exhaustive, réalisée par Noël Péri, pionnier de la recherche sur
le nô, la même année apparaît l'important ouvrage d'Arthur Waley, The Nô
plays of Japan.
16 On ne peut qu'émettre une hypothèse : il est renseigné soit par des amis soit
par des textes inédits.
17 «une vieille légende de mon pays», dit Claudel (Th.II. p.1392).
18 Violaine et son père se séparent après une longue vie passée ensemble, alors
que Kagekiyo et sa fille se séparent pour toujours après des retrouvailles
uniques.
19 Le geste de Violaine accompagne un contact direct avec le cou, partie nue du
corps humain, ce qui fait contraste avec le contact réservé dans le nô qui
s'adresse à l'épaule couverte d'un vêtement.
20 Comme le montre Moriaki Watanabe, dès 1912, la première occasion pour la
mise en scène de L'Annonce, il apprécie « la lenteur tragique » « dans les
moments pathétiques».
21 « a : l' œil avec sa fermeture [ ... ] -e : l' œil vide - gl : des détours inextrica-
bles » (J.I. p.770)
22 Kagekiyo, guerrier renommé, tombe dans la misère et perd la vue. Semimaru,
né dans une classe royale, tombe dans une classe inférieure à cause de sa
cécité. La mère dans Sumidagawa, perd son fils. (cf. L'explication faite pour
la représentation de Kagekiyo, le 24 juillet 2004 à Kokuritsu Nô gakudô.)
23 Motomasa cite souvent dans ses textes un traité secret de Zeami, qui a classé
cinq états d'esprit pour son art dramatique. Un des cinq concernant la voix
humaine définit le son comme un élément « musical et esthétique », produit
par une voix qui reflète le cœur humain. Motomasa croit en la puissance spi-
(132) -179-
rituelle de la voix humaine, qui offre sur scène un effet remarquable. (cf.
Ibid.) Ne serait-il pas près de la théorie claudélienne dans Art poétique ? Le
poète, considérant que le son reflète ce qui est à l'intérieur del' objet, attribue
à l'ouïe l'origine de la musique et de la langue.
24 Le nô onirique, sur lequel il prend modèle l'invite à utiliser « une fiction du
Livre » ; l'harmonie des tous les éléments (le chœur, la musique, le geste, y
compris le public) lui propose de renouveler chaque élément : le chœur à la
fois dramatique et musical, la musique « humanisée », la gestuelle muette,
etc.
25 Jacques Petit, «En art il n'y a pas de définitif... »,Paul Claudel n° 2, Revue
des lettres modernes, 114-116, Paris, Minard, 1965, p.11. Ajoutons que cette
dernière version fut écrite à la suite des représentations « décevantes »
dirigées par Jouvet.
26 Paul Claudel, Mes idées sur le théâtre, textes recueillis par Jacques Petit et
Jean-Pierre Kemph, Gallimard, 1967, p. 217. Nous soulignons.
27 Si les didascalies des deux textes signalent, juste avant cette scène du
déplacement des deux sœurs, quel'« on entend dans la nuit[ ... ] le bruit d'une
cliquette de bois», c'est pour faire remarquer aux paysans l'approche de Vio-
laine : à ce bruit, répondent des femmes «Tenez ! la v'là justement ! v'là sa
clique ! Sainte Vierge ![ ... ]A vient demander son manger. » (Th.II. 69/Th.II.
188) Mais l'idée de Claudel en 1944 propose d'insérer ce bruit encore une
fois après ce geste de Violaine mendiant, avec une autre intention. Cette fois,
le bruit de la cliquette entendu dans l'obscurité en route jusqu'à la logette de
Violaine semble suggérer l'atmosphère mystérieuse de Geyn.
28 Yehuda Moraly, op. cit. p. 224.
29 ou, également, « faute de cinéma un récitant peut lire la description » (p.
1282).
30 Yehuda Moraly, op. cit. pp. 246-248.
-178- (133)