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Pratiques psychologiques 13 (2007) 43–51

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Psychologie clinique

Actualité de l’addiction
et nécessaire retour au travail de mémoire
Addiction today: the necessary return to memory work
I. Boulzea,*, M. Launayb, G. Bruère-Dawsonc, J.-L. Pédiniellid
a
Maître de conférences en psychologie clinique et en psychopathologie, laboratoire mémoire et cognition, EA 3021,
psychologue clinicienne, CHU de Nîmes, service alcoologie et addictologie, université Montpellier-III, France
b
Maître de conférences en psychologie cognitive, laboratoire mémoire et cognition, EA 3021,
université Montpellier-III, France
c
Professeur émérite en psychologie clinique et en psychopathologie, université Montpellier-III, France
d
Professeur en psychologie clinique et psychopathologie, centre PsyClé (psychologie de la connaissance,
du langage et de l’émotion), université de Provence–Aix-Marseille-II, France

Résumé
Nous postulons que les classifications psychiatriques internationales (DSM-IV, CIM-10) n’ont pu
intégrer le concept d’addiction car s’appuyant sur une approche statistique, elles proposent une approche
politique de l’organisation des soins et non une approche thérapeutique de la souffrance. La tradition
humaniste, initiée par Pinel, il y a deux siècles, et poursuivie par Freud, a en revanche interrogé le
malaise dans la civilisation et favorisé une approche pluridisciplinaire où s’articulent de nombreuses
spécialités : médicales, psychologiques et sociales. À partir d’une approche orientée par le référentiel
théorique psychanalytique, notre hypothèse est que seul le nécessaire travail de mémoire au niveau
d’une discipline et du vécu du sujet peut permettre de dépasser l’agir et l’actualité de ces conduites.
L’article évoque pour finir des pistes de conduites thérapeutiques autour de la « nécessité à faire his-
toire ».
© 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

* Auteurcorrespondant. Université Paul-Valéry, route de Mende, BP 5043, 34032 Montpellier cedex 01, France.
Adresse e-mail : isabelle.boulze@univ-montp3.fr (I. Boulze).

1269-1763/$ - see front matter © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.prps.2006.09.006
44 I. Boulze et al. / Pratiques psychologiques 13 (2007) 43–51

Abstract
Our thesis is that the international psychiatric classifications (DSM-IV, CIM-10) have simply ne-
glected the topical issue of the addiction concept. Indeed, because they are merely based on statistics,
they organised the treatments on a political basis while obliterating the true therapeutic approach of the
patient’s deep suffering. On the other hand, the Humanist tradition issued from Pinel’s work two centu-
ries ago and continued by Freud, has questioned this social angst and promoted an interdisciplinary
approach where medical, social and psychological realities converge. Relying on psychoanalytic data,
we claim that only a work on memory based on a clinical approach which is tailored to suit the patient’s
particular requirements while taking into account his (past) experience can help him overcome his own
tendencies and actions. Finally, we propose some therapeutic directions toward a “necessity to build his-
tory”.
© 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Addiction ; Classifications psychiatriques internationales ; Métapsychologie psychanalyse ; Mémoire ;


Conduites thérapeutiques

Keywords: Addiction; International psychiatric classifications; Psychoanalytic data; Memory; Therapeutic directions

Avec l’émergence du mouvement hippie aux États-Unis, de nouvelles formes de consom-


mation de substances psychoactives apparaissent et s’installent dans nos sociétés (Jacquet et
Rigaud, 2000). Entre 1960 et 1964, l’Organisation mondiale de la santé a cherché à les redéfi-
nir, le terme de « toxicomanie » paraissant inadéquat car trop stigmatisant. Le concept d’addic-
tion, en tant que nouveau signifiant des conduites toxicomaniaques, alcooliques, boulimiques,
anorexiques, est alors venu bouleverser la psychiatrie et la médecine en laissant une plus large
place aux champs sociaux et psychologiques.
Or, le concept d’addiction ne pouvait s’accommoder des changements intervenus en psy-
chiatrie lors du passage, dans l’analyse de la relation médecin–malade, d’une position huma-
niste à une position essentiellement statistique (cf. le DSM-IV, American Psychiatric Associa-
tion 1994, et la CIM-10, organisation mondiale de la santé 1992) étant censée favoriser une
fidélité interjuges.
Dans cet article, nous interrogerons le concept d’addiction, considéré comme une forme
contemporaine de ce que Freud (1930) nommait « le malaise dans la civilisation ». Nous
nous intéresserons principalement aux répercussions de l’impasse du sujet désirant dans les
modèles scientifiques qui, en prônant l’actuel (idéal de soin rapide et normatif), ne laissent
plus au sujet la possibilité de se situer dans une histoire. Si l’actuel devient si rapidement
obsolète et que la force de l’objectivation tient lieu de preuve, qu’en est-il du devenir de la
preuve par la parole dans l’espace thérapeutique ? Dans les addictions, c’est l’agir sur l’instant
qui est privilégié, le passé est réprimé par la conduite, mais la souffrance demeure et résiste.
C’est d’ailleurs peut-être la persistance de la plainte individuelle et sociale qui permettra aux
soignants d’autoriser le sujet à dépasser l’insistance de l’ici et maintenant. L’inconscient ne
résiste pas, il insiste, comme le soutiennent Freud (1912) et Lacan (1954–1955), et là est
peut-être notre chance de l’entendre.
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1. L’oubli de la position humaniste dans les classifications psychiatriques internationales


contemporaines et son retour par la médecine somatique

1.1. Naissance d’une psychiatrie humaniste

Pinel (1745-1826), fondateur de la psychiatrie, est connu pour avoir libéré les aliénés de
leurs chaînes. À ce titre, il est l’un des grands représentants du courant humaniste et le fonda-
teur du « traitement moral » comportant des règles de vie et des exercices corporels visant à
diriger les esprits malades. Il réhabilite la philosophie en matière de folie puisque la passion
est à l’origine de la maladie et qu’il n’y a pas pour lui de séparation âme–philosophie/corps–
médecine. Il n’y aurait donc pas dans la folie d’organogenèse directe, mais des lésions cérébra-
les provoquées « sympathiquement » par des affections des viscères du bas-ventre, elles-
mêmes causées par les émotions et les passions. L’idée forte de la thérapeutique tient au fait
que l’aliéné ne l’est jamais totalement et tout le temps, qu’il existe en lui une part raisonnable
à laquelle le médecin peut s’adresser. La psychiatrie aura pour objectif de modifier la relation
du malade à sa folie. Esquirol (1772–1840) poursuivra la pensée de Pinel en invoquant
l’influence des stoïciens dans le projet de se reconnaître et de « descendre en soi-même pour
mieux contrôler les passions ».
On constate donc qu’à la naissance de la psychiatrie, en tant que discipline autonome,
Pinel, comme Esquirol, prônent une position humaniste en donnant une place privilégiée à la
relation thérapeutique et à l’histoire (retour à la philosophie couplée à la tradition hippocra-
tique). Il s’agit de partir d’une idée de l’homme et de ses folies pour concevoir une thérapeu-
tique.

1.2. Classifications internationales psychiatriques

Le contraste est flagrant avec les classifications psychiatriques internationales actuelles. Les
conduites addictives ne sont en effet traitées ni en termes de passion, ni même en termes de
passion du besoin. Elles ne sont d’ailleurs pas inventoriées en raison d’une absence de sémio-
logie précise, malgré une tentative de définition opératoire regroupant pharmacodépendances et
« addiction sans drogue » décrite par Goodman (1990). Nous serions confrontés à une véri-
table polysémie du terme : addiction aux jeux, aux tentatives de suicide, au sexe, au travail,
aux toxiques, aux achats…
Les deux classifications internationales (cf. le DSM-IV, American Psychiatric Association
1994, et la CIM-10, organisation mondiale de la santé 1992) préfèrent cibler des comporte-
ments objectivement identifiables. Ainsi, par exemple, les prises de toxiques vont être
déclinées : on trouve, d’une part, des définitions telles que l’abus (DSM-IV, American Psy-
chiatric Association 1994) ou l’usage nocif (CIM-10, organisation mondiale de la santé
1992), qui ne font pas référence au caractère licite ou illicite du produit, et, d’autre part, la
notion de dépendance (DSM-IV, American Psychiatric Association 1994), entité psychopatho-
logique et comportementale caractéristique d’une rupture avec le fonctionnement dit « normal »
du sujet.
En France, malgré cette absence de repérage international, et face à l’émergence du concept
d’addiction et aux demandes qui y correspondent, le ministère de la Santé a mandaté un rap-
port d’expertise sur « Les pratiques addictives » (Reynaud et al., 2000). Il en est ressorti une
volonté de restreindre temporairement les conduites addictives aux substances psychoactives
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comprenant les usages licites (alcool, médicaments psychotropes, tabac) et illicites (toxicoma-
nies), et de ne pas inclure les addictions sans drogue (anorexie–boulimie, addiction sexuelle,
au jeu, au travail, achats compulsifs) afin d’éviter le risque d’élargir un concept encore mal
délimité. Les experts ont repris les classifications internationales d’abus, d’usage nocif et de
dépendance afin de proposer de nouveaux aménagements (services d’addictologie : alcool,
tabac, drogue). Ils ont aussi insisté sur la nécessité d’entreprendre des actions de prévention
sur l’usage individuellement et socialement réglé (non répertorié dans les classifications inter-
nationales parce que non pathologique). Ici, la position médicale stricte est abandonnée car la
consommation de substances psychoactives n’entraîne ni complications somatiques, ni dom-
mages.

1.3. Analyse

Ainsi avec les focales descriptives et statistiques des classifications internationales et leurs
applications, toute référence à l’histoire semble avoir disparu, tant l’histoire de la discipline
que l’histoire du sujet. De même, la relation médecin–malade est passée sous silence. Il semble
que nous touchions là à une forme contemporaine du malaise dans la civilisation. Sans his-
toire, pas de mémoire, et sans mémoire pas de singularité de l’échange. De plus, on observe
une position théorique inversée : avec Pinel et Esquirol, on part d’un modèle du fonctionne-
ment humain d’inspiration philosophique pour penser la folie. Avec les classifications interna-
tionales actuelles, la reproductibilité des faits est privilégiée pour valider l’existence d’une
sémiologie.
En termes de santé publique, cette lecture aura des retombées conséquentes sur le décou-
page et l’organisation des soins dans le nouveau domaine de l’addiction. En revanche, cette
approche que je qualifierai de « politique des soins » par les classifications internationales
n’est pas satisfaisante sur le plan thérapeutique puisqu’elle ne permet ni d’analyser, ni de
contenir l’insistance des formes contemporaines du malaise dans la culture. Ces classifications
en faisant l’impasse du sujet n’ouvrent pas à une métapsychologie de la souffrance et restent
dans la description commune de l’acte.

1.4. Perspectives : retour à l’humanisme

Ainsi, toujours face à la demande, l’Anaes a commandité, en 2003, des recommandations


cliniques sur les mésusages de l’alcool en dehors de la dépendance (usage à risque–usage
nocif) à la Société française d’alcoologie et d’addictologie. Cette expertise se démarque de
l’univers purement psychiatrique car elle prend principalement avis auprès de spécialistes en
médecine somatique et autres partenaires soignants (infirmiers, psychologues, travailleurs
sociaux). La Société française d’alcoologie et d’addictologie a réalisé une lecture critique des
définitions et des classifications psychiatriques internationales. Rigaud et Playoust (2003)
considèrent ainsi qu’il existe des présupposés aux classifications internationales. Le défaut de
ces classifications est de se limiter aux signes d’une conduite. Ils proposent quant à eux une
classification plus opératoire, dans le champ clinique, permettant d’adapter les modalités
d’actions thérapeutiques selon une lecture plus humaniste.
Nous pouvons donc constater qu’en l’absence de statut nosographique de l’addiction dans
les classifications psychiatriques internationales, la question de son affiliation à la psychiatrie
se pose. En revanche, la médecine somatique (médecine générale, gastroentérologie, pneumo-
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logie, diabétologie…) va utiliser ce « vide » pour proposer à des patients ne présentant pas de
pathologies psychiatriques, des dispositifs de soins spécialisés et à l’heure actuelle des regrou-
pements (équipe de liaison d’addictologie, service hospitalier d’addictologie). Ces services se
caractérisent par une approche pluridisciplinaire comprenant principalement des médecins
somaticiens spécialisés, des infirmiers, des psychologues et des travailleurs sociaux. Donc si
les politiques des classifications psychiatriques actuelles ont évacué leur origine humaniste, la
médecine somatique y fait pour partie retour. Son idée de l’homme l’invite à une pluralité
d’approches, sortant les problématiques dites « addictives » de l’unique champ médical pour
les inscrire dans le champ social et psychologique.

2. Lecture psychanalytique de la difficulté à faire histoire

2.1. Sur le plan anthropologique

Pour proposer une analyse de cette difficulté actuelle à faire histoire, rappelons que Lacan
(1966) en a préfiguré les risques liés à la suprématie d’une position scientifique sur la quête
des valeurs humaines. Lacan (1966) donne en effet une dimension historique à la crise du
sujet des temps modernes selon une logique en trois temps :

● à la naissance de toute science, au sens moderne, se développe un doute à l’égard des


savoirs constitués, reçus par la culture et l’éducation, c’est de là que naît le sujet de la
science ;
● mais la science, une fois constituée et établie, oublie les péripéties de sa naissance et trans-
met des savoirs acquis sur des vérités révélées. Elle suture ainsi le sujet ;
● ce sujet oublié par la science, c’est le sujet de l’inconscient qui attend son retour (contre la
modernité et son errance), et dont la psychanalyse fera son objet d’étude (dans ou hors la
science).

En « escamotant » le sujet désirant pour éviter de laisser une place trop grande à la « petite »
histoire personnelle et familiale on oublie alors que cette dernière a pour toile le fond la grande
Histoire. Il s’agit là d’un problème de fond qui dépasse le problème des addictions (Davoine et
Gaudillière, 2006).
On pourrait émettre l’hypothèse que l’addiction fonctionnerait comme un refus de devenir
l’un des produits d’observations reproductibles des « sciences de l’homme » et traduirait le
doute et la révolte du « sujet de la science » qui cherche, lui, à se désaliéner du normatif
pour s’inscrire dans une histoire désirante. L’homme, n’étant pas idéal, a besoin pour exister
de se raccrocher à des valeurs et des croyances pour donner du sens à ses actes.
D’ailleurs, Peele (1975, 1985), en tant que sociologue, développe cette idée en insistant sur
le fait que l’addiction ne relève pas de pathologies psychiatriques mais qu’elle s’inscrit sur un
sentiment d’incompétence personnelle et sociale traduisant des besoins existentiels non satis-
faits. L’addiction serait donc un mal des sociétés actuelles trop individualistes, égoïstes, en
quête de valeurs. La conduite addictive permettrait à l’individu de vivre une expérience de
soulagement d’un conflit avec la réalité. Il s’agirait d’une satisfaction substitutive prévisible
au « pouvoir renforçateur » instantané. Cependant, dans sa répétition, l’addiction renforce les
sentiments de dévalorisation et d’incomplétude personnelle ou sociale. Peele (1975, 1985) sou-
tient que l’individu est dépendant de cette expérience et non d’une substance. L’addiction n’est
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pas seulement liée à un facteur biologique, mais son origine est psychologique et sociale, et le
traitement médical ne devient qu’un moyen parmi d’autres. Cette analyse de Peele souligne
bien, selon nous, le sentiment de manque ressenti par des sujets dans une société en quête de
fausses valeurs qui seraient celles de la performance pour reprendre Ehrenberg (1999). Par ail-
leurs, les expériences avec le toxique ne donnent en aucun cas un sentiment d’aboutissement à
l’existence. Nous serions dans un malaise narcissique (proche d’une inflation du moi idéal,
rappelons qu’il est illimité) qui ne peut trouver appui sur aucun idéal du moi (il donne une
mesure) pour être dépassé.
Dans le cadre des positions scientifiques, par le lissage des différences en vue du reproduc-
tible ou dans le cadre d’une société trop individualiste, on constate donc une exclusion de
toute élaboration du désir du sujet et de ses valeurs.

2.2. Sur le plan métapsychologique

Chez tout sujet, la mémoire inconsciente fait trace, elle donne consistance à l’existence. Les
conflits élaborés permettent au sujet de s’appuyer sur le renouvellement de la lecture de leur
existence pour les dépasser, voire même les sublimer. La mémoire inconsciente inscrit le
sujet dans une perspective d’avenir. Sans mémoire, le sujet n’existe plus.
Dans l’addiction, la focalisation de la psyché sur l’acte et/ou le produit permettrait d’inhiber
l’émergence des souvenirs traumatiques. Le sujet addicté désire ne rein savoir, ne plus penser.
Pédinielli et Bertagne (2002) soulignent que, parmi les troubles contemporains dont l’addic-
tion, le sujet présente une difficulté à faire sa place (appel à l’autre[« partenaire imaginaire qui
antérieur et extérieur au sujet le détermine néanmoins », Chémama (1995)] et aux autres [les
semblables]). Nous rajouterons qu’il s’agit d’une difficulté à faire sa place dans une histoire
plus qu’à réagir aux interdits (s’opposer à l’autre et aux semblables). Ce qui nous paraît inté-
ressant ici c’est qu’en évoquant la notion d’appel à l’autre, le sujet expose en fait ici son
manque qu’il tente de combler compulsivement par une conduite qui ne lui donne qu’une
satisfaction très temporaire. Cet appel incompris entraîne la soumission du sujet à des affects
de diverses natures comme l’angoisse, la jouissance sans limite… (Boulze et al., 2000) qui ne
peuvent être mis en représentation autour d’une quête désirante organisée par une histoire. Le
lien dans l’addiction est vécu dans le fantasme comme aliénant sur un versant fusionnel, intru-
sif, voire dangereux. L’exemple de la sexualité addictive décrite par McDougall (1978) l’illus-
tre bien. Le fait de multiplier, voire de « consommer » les partenaires, permet au sujet de ne
pas s’inscrire dans le risque du lien à l’autre et par là-même de ne pas s’engager dans une his-
toire. C’est en ce sens qu’on peut comprendre la position de Pédinielli et Rouan (2000) quand
ils affirment que, dans la conduite addictive, le sujet annule imaginairement ce que son fonc-
tionnement psychique « doit » à l’autre, nous rajouterons tant sur son versant réel que symbo-
lique.
La conduite restreint le champ psychique du sujet à l’actualité. Seul compte l’ici et mainte-
nant par le recours à l’acte, qui se situerait plutôt du côté de l’agir et qui se manifeste par un
« court-circuit psychique » (Pédinielli, 1993), c’est-à-dire une absence de toute élaboration
subjective de l’existence.
D’ailleurs, à l’origine de cette contrainte par corps (la définition de l’addiction empruntée
au droit romain désigne une sentence d’esclavage qui permet d’attribuer à son créancier un
individu n’ayant pas réglé sa dette), McDougall (2004) décrit une organisation narcissique
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archaïque instable. Le sujet favoriserait les éprouvés issus des expériences corporelles et non
les éprouvés issus du lien, de l’échange (Brusset, 2000).
Comment dans ces conditions peut-on penser le travail thérapeutique d’une clinique sous
transfert, une confrontation à l’inouï, d’une réactivation et d’une relecture du passé dans le pré-
sent? C’est tout le travail de Freud (1912).
Comment peut-on permettre au sujet de prendre acte de l’événement traumatique, sympto-
matique, de le circonscrire pour qu’il ne l’oublie pas mais s’en distancie et se construise grâce
à lui ?
Nous émettons l’hypothèse que dans les problématiques addictives, nous ne serions pas
confrontés à l’oubli mais à l’hypermnésie d’un traumatisme narcissique, celui de la séparation.

2.3. Sur le plan de la pratique clinique

Le malaise actuel d’une société scientiste traverse les missions soignantes qui semblent à
leur tour avoir des difficultés à limiter leur place et leur champ d’intervention. On peut ainsi
interroger les « boulimies » soignantes qui, dépassant le domaine du soin, s’engagent par
exemple du côté de l’éducation. Il s’agit alors de promouvoir l’abstinence du comportement
addictif par un enseignement direct. Cet enseignement peut aboutir à nier le sujet de la science
sous prétexte de maîtrise et ce, en faisant fi des aptitudes soignantes à décrypter l’appel du
symptôme, et les capacités des patients à créer par les formations de l’inconscient un moyen
de dire autrement le malaise. L’« apprentissage » par le soignant de conduites plus saines et
plus adaptées risque en fait, au-delà de l’éducatif, de promouvoir insidieusement un idéal pro-
social sur le modèle d’une rééducation comportementale. De plus, ces injonctions peuvent
alors devenir de véritables « tranquillisants psychiques » réduisant le sujet au rang d’esclave
par substitution du toxique à la parole du thérapeute… Le soignant en « prêchant » une injonc-
tion à laquelle le patient devrait se soumettre ne pourrait se séparer d’un idéal de soin tout
puissant. Le soignant occuperait là une place de moi idéal.
Les modes d’investigation clinique de l’addiction, pour se référer au devoir de mémoire des
soignants et des patients, doivent donc favoriser un retour à une lecture humaniste du symp-
tôme à partir d’une rencontre analysée qui conduit à l’altérité. Il s’agit d’une rencontre qui
fait histoire au carrefour d’une vie. C’est l’élaboration des enjeux transférentiels de cette ren-
contre qui peut permettre au sujet de poser un acte de parole (Gori, 1978) à partir de cette ren-
contre. Le patient parle de ses souffrances passées et actuelles dans le lien en sortant d’un dis-
cours sur les objets sensibles (alcool, nourriture) et sur le comportement. C’est une invitation à
passer d’une position narcissique pour élaborer un discours sur le manque à être. Seule
l’analyse du lien à partir de l’introduction d’une altérité nécessaire et non aliénante peut inviter
à ce dépassement de l’actuel pour analyser un passé à jamais présent.
Le travail sur les affects peut être une piste d’investigation. Il peut être appréhendé par la
médiation des sensations (atelier senteurs…) ou de la mise en scène du corps par la parole
(relaxation, psychodrame psychanalytique…). Ces médiations convoquent des affects et des
mises en représentations de ces affects. L’objectif est de laisser au patient le soin, en associant
des souvenirs sur des affects, d’une confrontation à l’insu, à l’inouï de la dépendance, ce qui
permet la relance du discours sur le malaise (Bruère-Dawson, 2005)…
Un autre mode d’investigation thérapeutique de la mémoire inconsciente de la dépendance,
peut être le travail sur les séparations, les ruptures, les alternances. Si le soignant aide le
patient dans le travail de séparation, il l’invite à développer un « sentiment continu d’exis-
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tence » (Winnicott, 1960). Le soignant doit réfléchir à la nécessité de laisser un espace pour
que le sujet puisse se construire, élaborer le manque. Il n’est donc pas l’objet transitionnel de
la séparation (Winnicott, 1971). Les séparations sont alors à envisager en tant que scansions
pour sortir d’une relation fusionnelle narcissique ou encore d’un discours sur l’ici et le mainte-
nant opérant comme un prêt-à-penser. Inviter le sujet à élaborer les effets de ces scansions peut
lui permettre de s’inscrire dans le temps logique (Lacan, 1945) de son histoire. C’est un moyen
d’inviter le soignant à la nécessaire altérité de la rencontre avec les patients mais aussi avec les
équipes thérapeutiques plurielles. Il s’agit aussi d’une mise en garde contre un suivi permanent
des patients au-delà des institutions dans lesquels les soignants sont investis de leur fonction. Il
faut donc circonscrire nos interventions pour favoriser chez le patient une capacité d’être seul
(Winnicott, 1958), de créer le monde et de se penser autour du temps de l’absence.

3. Conclusion

Nous dirons que si les classifications psychiatriques internationales (cf. le DSM-IV, Ameri-
can Psychiatric Association 1994, et la CIM-10, organisation mondiale de la santé 1992) n’ont
pas inventorié le concept d’addiction, ce phénomène social a eu pourtant des répercussions
conséquentes sur les prises en charges thérapeutiques. En matière de santé publique, nous som-
mes en effet confrontés à un problème majeur qui a demandé, et qui continue à demander, une
réorganisation du système de soin laissant une plus large place au psychologique et au social.
En tant que psychologues orientés par le référentiel théorique psychanalytique, nous avons
donc à prendre part à ces changements en sachant interroger le système de soin. Pour ce faire,
le repérage du fonctionnement psychique des sujets addictés nous rend attentif à la question du
nécessaire travail de mémoire, le sujet addicté convoquant l’oubli du savoir inconscient par la
connaissance de l’utilisation de la conduite. Le savoir inconscient est en lien avec la difficulté
à tenir une position subjective, à énoncer un acte de parole obligatoirement référé à l’histoire.
La connaissance qui résulte d’acquisitions au cours du développement est transmise, ensei-
gnée, tel un patrimoine. Elle est structurée et organisée dans le but d’être comprise, partagée,
échangeable. La connaissance « donne » même une prise sur le monde environnant par son
caractère actuel, scientifique, voire performant (cf. son(ses) application(s)). Elle prend par
exemple les formes suivantes de stratégies d’alcoolisation en cachette chez l’alcoolique, de
connaissances sur les différents produits chez le toxicomane, de contrôle extrême de l’alimen-
tation chez l’anorexique.
Notre travail psychologique commence donc dans cette reconstruction des traces des histoi-
res individuelles, sociales et culturelles qui inscrit tout sujet dans le chemin de la dépendance.

Références

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