Vous êtes sur la page 1sur 11

LA FINANCE COMPORTEMENTALE,

une critique cognitive du paradigme classique de la finance

Yamina Tadjeddine

Réseau Canopé | « Idées économiques et sociales »

2013/4 N° 174 | pages 16 à 25


ISSN 2257-5111
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-4-page-16.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé.


© Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


DOSSIER I Crise et régulation financière

La finance
comportementale,
une critique cognitive
du paradigme classique
de la finance
Le paradigme classique de la finance repose sur deux postulats : la rationalité de la
décision et l’efficience des prix. Les observations faites sur les marchés et en labo-
ratoire ont remis en cause ce cadre théorique ouvrant ainsi la voie à de nouvelles
explications. La finance comportementale s’est ainsi constituée à partir du début des
années quatre-vingt-dix, en formulant de nouvelles hypothèses plus réalistes pour
appréhender les comportements financiers. Mobilisant la théorie des perspectives de
Kahneman et Tversky et des résultats en psychologie cognitive, ce courant a permis
d’expliquer nombre de faits considérés dans le paradigme classique comme des
anomalies ou des irrationalités.

La finance constitue un champ d’inspiration et que la finance produit de nombreuses données quan-
Yamina Tadjeddine, d’expérimentation fécond pour les économistes, titatives sur les transactions (prix et volumes de
maître de conférences
en sciences une sorte de laboratoire géant permettant de tester titres échangés), mais aussi des informations précé-
économiques à des modèles, de vérifier des hypothèses, de forger dant l’échange, grâce au carnet d’ordres qui enre-
l’université de Paris-
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


Ouest-Nanterre-La de nouvelles explications. Deux raisons à cela. En gistre les désirs en terme de prix et de volume des
Défense, chercheur premier lieu, cette exemplarité du champ finan- agents et aux enquêtes d’opinion réalisées auprès de
membre d’EconomiX
cier provient de sa proximité avec le marché libéral professionnels qui renseignent sur les anticipations
utopique. Le marché financier est effectivement le individuelles. De plus, la temporalité des données
lieu de rencontre d’offres et de demandes d’agents est vaste. Les historiens de la finance ont pu recons-
mus par la maximisation du profit. Cette confronta- tituer des bases très longues, grâce notamment aux
tion produit un prix connu de tous. Le résultat des journaux financiers qui publiaient la cote des titres.
décisions des agents est un profit monétaire décou- Ainsi, pour les États-Unis ou la France, il est possible
lant du différentiel entre les prix d’achat et de vente. de disposer de données fiables depuis le début du
Ainsi, les variables à considérer pour comprendre les xix e  siècle. Pour le Royaume-Uni, des données
comportements et la dynamique financière sont de existent depuis le xviie siècle. Nous disposons aussi
prime abord, circonscrites dans le champ tradition- sur la période récente de données horodatées, voire
nellement imparti aux sciences économiques. Il est pour les dernières années de données à la nano-
donc possible de proposer des modèles microécono- seconde.
miques ou macroéconomiques pour appréhender les Grâce à ces deux caractéristiques – proximité avec
faits stylisés observés sur les marchés. D’autant, et le modèle pur du marché et de l’homo œconomicus et
c’est la seconde raison de l’exemplarité de ce champ, la disponibilité de données, le marché financier est

16 idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013


Crise et régulation financière I DOSSIER

particulièrement adapté pour tester la pertinence vers financier se résume donc à un ensemble de points
des modèles. dans un espace à deux dimensions, ordonnés suivant
Un modèle a longtemps dominé le champ finan- leur niveau de risque (généralement en abscisse) et
cier  : l’approche classique de la finance. Cette leur rendement espéré. Les titres les moins risqués se
approche, qui sera décrite dans la première partie situent vers l’axe d’origine avec un rendement attendu
de cet article, repose sur deux postulats distincts : faible, tels la monnaie et les bons duTrésor, les titres les
l’un au niveau microéconomique, la décision plus risqués sont dans la zone nord-ouest.
rationnelle en univers risqués et l’autre au niveau Cette caractérisation des titres comme des loteries
macroéconomique, l’efficience des prix. Ces deux permet l’application en finance de la théorie de la déci-
piliers constituent le paradigme libéral avec les deux sion en univers risqué. Les axiomes de von Neumann-
modèles emblématiques du Capital Asset Model Pricing Morgenstern fondent le modèle rationnel de la
1 2
(Markowitz et Sharpe ) et de l’hypothèse de marche décision en univers risqué et permettent de définir un 1 H. Markowitz, « Portfolio

3 4 Selection », Journal of
aléatoire des cours (Fama ). Ce paradigme domine comportement normatif optimal fondé sur l’utilité Finance, vol. 7, 1952,
7 p. 77-91.
les sciences financières et a inspiré la mutation du espérée . Ces axiomes concernent les préférences des
8
secteur. Toutefois, au cours des années quatre-vingt, individus face aux loteries. Savage a étendu ce modèle 2 W. Sharpe, « Capital Asset
Prices: a Theory of Market
de nombreux travaux économétriques ont remis en en contexte d’incertitude, les probabilités objectives Equilibrium under Conditions
cause l’efficience des marchés et le modèle de porte- étant remplacées par des probabilités subjectives. Les of Risk », Journal of Finance,
19, 3, 1964, p. 425-442.
feuille optimal. Ces critiques ont fondé un nouveau préférences individuelles qui satisfont ces axiomes
3 On représente l’évolution
champ, la finance comportementale, qui réfute la ont une fonction d’utilité linéaire dans les probabi- des cours comme une
9
rationalité substantielle et s’appuie sur les travaux lités (von Neumann et Morgenstern ). La loterie succession de pas effectués
« au hasard » : à chaque
cognitifs avec en premier chef la théorie des perspec- choisie par l’agent rationnel est celle qui produit la instant, l’évolution du cours
5
tives de Kahneman et Tversky [1, 2] . La troisième plus importante satisfaction. Par extension, le titre dépend du cours présent mais
pas des cours passés (NDLR).
partie de cet article s’attachera à présenter les carac- ou l’ensemble de titres choisis est celui qui donne
4 E. Fama, « Random Walk in
téristiques et les résultats de ce champ. Bien qu’ayant l’utilité espérée la plus grande. Markovitz (1952) et Stock Market Price », Financial
enrichi la compréhension des comportements finan- Sharpe (1964) proposent cette extension en choisis- Analyst Journal, 21, 5, 1965,
p. 55-59.
ciers, la finance comportementale présente certaines sant une fonction d’utilité quadratique et en faisant
5 Les nombres entre crochets
limites liées à sa nature inductive et cognitive qui l’hypothèse que les actifs financiers sont des variables
renvoient à la bibliographie en
interdisent le fondement d’une théorie holiste pour normales caractérisées par leurs deux moments, fin d’article.

comprendre la dynamique des marchés. l’espérance et la variance. Il est dans ces conditions 6 P.L. Bernstein, Des idées

possible de résoudre simplement le programme de capitales, Paris, PUF, 1995.

Le paradigme de la finance classique l’investisseur financier. L’agent étant supposé averse 7 R. Guesnerie, « Rationalité
économique et anticipations
Le paradigme de la finance classique réunit les au risque cherche à réduire son exposition en diver- rationnelles », Idées
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


travaux qui se fondent sur deux postulats : la ratio- sifiant ses placements. Il devient possible de définir économiques et sociales,
n° 165, sep. 2011, encadré
nalité individuelle et l’efficience informationnelle des un ensemble de portefeuilles optimaux, la frontière p. 8.
prix. Il propose une approche théorique de la finance d’efficience, qui définit pour chaque niveau de risque, 8 L.J. Savage,
en conciliant rationalité microéconomique et optima- un portefeuille optimal. Ce modèle est connu par ses The Foundations of Statistics,
New York, Dover Publications,
lité macroéconomique. Du comportement financier acronymes Capital Asset Model Pricing (CAMP), il est 1954.
émane un système cohérent. le modèle canonique de la finance de marché. L’in-
9 J. Von Neumann,
troduction d’un actif sans risque permet de définir O. Morgenstern, Theory
of Games and Economic
La rationalité individuelle en univers risqué un portefeuille unique de titres, appelé portefeuille Behavior, Princeton University
et l’allocation optimale du portefeuille de marché, qui minimise les risques (Capital Market Press (1st Ed, 1944), 1947.

Pour légitimer la finance comme un espace de Line). Dans ces conditions, il est possible d’exprimer
raison, le choix financier fut très tôt associé à l’univers le rendement d’un titre comme une fonction linéaire
6
du calcul, des mathématiques (Bernstein ). Si l’arith- du rendement de l’actif sans risque et du rendement
métique fut d’abord mobilisée, ce sont les probabilités de marché. La prime de risque mesure l’écart entre
qui constituent l’outil de prédilection pour appré- le rendement espéré du titre et celui de l’actif sans
hender le champ financier. L’évolution du prix d’un risque. Elle récompense le risque pris. Le bêta d’un
titre financier peut être définie comme une loterie titre exprime la dépendance du rendement du titre
caractérisée par une espérance et une variance. L’uni- par rapport au rendement du portefeuille de marché ;

décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 17


DOSSIER I Crise et régulation financière

il se calcule comme le rapport de la covariance du L’efficience des marchés


rendement du titre et du rendement du portefeuille Le second pilier du paradigme de la finance clas-
de marché divisé par la variance du rendement sique est celui de l’efficience informationnelle.
de marché. Il importe de souligner qu’il ne présuppose pas la
Le modèle CAPM a été développé par des finan- rationalité des agents. L’enjeu est ici de formaliser
ciers, bornant leur étude au seul arbitrage financier : les fluctuations des cours boursiers, sans nécessaire-
l’allocation dépend seulement des caractéristiques ment rechercher d’explications économiques. Cette
des loteries (espérance et variance des actifs). Il interrogation émane de praticiens de la finance,
10
10 R.E. Lucas, « Asset Prices revient à Lucas d’avoir proposé un modèle général notamment des actuaires férus de mathématiques.
in an Exchange Economy », 11
Econometrica, 46, 6, 1978, p. en considérant l’arbitrage économique intertem- Selon Jovanovic , le premier écrit en la matière est
1429-1445. porel consommation/épargne. Le modèle CAPM l’unique ouvrage de Jules Regnault, employé d’un
11 F. Jovanovic, « Le modèle «  consommation  » (C-CAPM) formule ainsi un agent de change, Calcul des chances et philosophie de
de marche aléatoire dans 12
l’économie financière de 1863
équilibre général intemporel avec un agent consom- la bourse paru en 1863 . Il ambitionne d’expliciter
à 1976 », Revue d’histoire des mateur/épargnant/producteur représentatif et les lois de la nature à l’origine des variations des
sciences humaines, n° 20,
2009, p. 51-78. rationnel. Le choix d’allocation de l’épargne est cours boursiers, en distinguant les fluctuations de
12 J. Regnault, Calcul des
dépendant des caractéristiques financières (prix d’un court terme et celles de long terme. Les fluctuations
chances et philosophie de titre, dividendes espérés) mais aussi des paramètres de court terme sont supposées suivre une marche
la Bourse, Paris, Mallet-
Bachelier et Castel, 1863. microéconomiques néoclassiques (utilité marginale aléatoire : les variations constatées ne permettent
de consommation, taux marginal de substitution pas d’augurer des futures variations. La valeur de
13 L. Bachelier, Théorie de
la spéculation, Annales de intertemporelle). À l’équilibre, le coût marginal long terme est supposée être la juste valeur. Cet
l’École normale supérieure,
3e série, 17, 1900, p. 21-86
d’achat d’un actif financier (à savoir son prix pondéré ouvrage visait à légitimer les marchés financiers et
(réédition : 1995, Paris, par l’utilité marginale du sacrifice immédiat de à condamner la spéculation court-termiste. Louis
J. Gabay). 13
consommation) est égal à l’espérance de son bénéfice Bachelier, en 1900 , formalise cette intuition en
14 Type de marche aléatoire 14
marginal (à savoir la valeur future du titre pondérée utilisant le mouvement brownien  : les mouvements
servant à modéliser le
mouvement des particules à par l’utilité marginale de la consommation future). à court terme des cours suivent une loi normale de
l’intérieur des grains de pollen,
qui en moyenne ne bougent
Ce modèle permet de définir le prix d’équilibre d’un moyenne nulle, tandis que sur le long terme, les
pas (NDLR). actif financier comme la valeur actualisée des divi- cours suivent une tendance. Louis Bachelier intro-
15 A. Cowles, « Can dendes futurs, appelée valeur fondamentale. duit déjà une dimension informationnelle, le cours
Stock Market Forecasters
Forecast? », Econometrica, 1,
Trois implications découlent de ce modèle. La du marché étant selon lui le « juste » prix. Ces travaux
3, 1933, p. 309-324. première lie le taux d’intérêt à l’inverse du taux avant-gardistes et fondateurs de la finance moderne
16 H. Working, « A Random- marginal de substitution interpériodique de la furent oubliés jusqu’à leur redécouverte tardive
Difference Series for Use in consommation. La deuxième stipule une relation dans les années soixante. Toutefois, l’idée que les
the Analysis of Time Series »,
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


Journal of the American linéaire positive entre l’espérance de rendement prix suivraient une marche aléatoire et seraient donc
Statistical Association, 29,
1934, p. 11-24.
d’un titre et le bêta de consommation (à l’instar imprévisibles refait surface après la crise de 1929 lors
15
du bêta financier, il est défini comme la covariance des travaux de la commission Cowles. Cowles teste
Un bruit blanc est une
17
variable aléatoire dont la entre le rendement du titre exprimé en dividendes empiriquement la performance des fonds mutuels et
moyenne est nulle et dont les
aléas ne sont pas autocorrélés
et le taux de croissance de la consommation agrégée, conclut qu’une sélection au hasard des titres aurait
16
ce qui veut dire qu’en divisée par le taux de croissance de la consommation eu des performances similaires. Working propose
moyenne, il n’y a pas d’erreur
et que les erreurs ne se agrégée). Enfin, sur une période, la relation rende- pour sa part de modéliser la formation des prix
reproduisent pas (NDLR). 17
ment-risque d’un titre est identique à celle obtenue comme un bruit blanc . Tous ces travaux réalisés
18 P.A. Samuelson, dans le modèle CAPM de Sharpe (1964). La force par des praticiens de la finance fondent la théorie de
« Proof that Properly
Anticipated Prices Fluctuate
du modèle C-CAPM est de lier l’allocation optimale l’efficience en finance. C’est seulement à partir des
Randomly », Industrial de portefeuille dans un équilibre général intertem- années soixante que les universitaires commencent
Management Review, 18
6, 2, 1965, p. 41-49. porel. à s’intéresser au monde de la finance. Samuelson
Le premier pilier de la finance classique, en définis- démontre que le modèle de martingale permet
sant un actif financier comme une loterie, propose un de concilier l’imprévisibilité des cours avec le fait
modèle microéconomique d’équilibre général liant le que les prix révèlent la « vraie » valeur ou valeur
calcul rationnel d’un individu, l’arbitrage financier et fondamentale. Toutefois, l’article faisant référence
l’arbitrage consommation/épargne. est celui de Fama (1965) qui propose la définition

18 idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013


Crise et régulation financière I DOSSIER

informationnelle de l’efficience à savoir que le prix lidées lors de leur confrontation avec la réalité du
du marché reflète instantanément toute l’informa- marché. Ces invalidations empiriques, dénom-
tion disponible sur le marché. Il adopte le modèle de mées énigmes, puzzles ou anomalies, ont d’abord
marche aléatoire qui vérifie deux propriétés fonda- été marginalisées. Leur récurrence a engendré de
mentales : l’absence d’opportunité d’arbitrage et nombreux débats et des questionnements sur le
l’égalisation du prix avec la valeur fondamentale. Par paradigme classique. Ces invalidations concernent la
19
la suite, Fama abandonne la référence à la valeur remise en cause du modèle CAPM avec notamment 19 E. Fama, « Efficient Capital
Markets: a Review of Theory
fondamentale en distinguant trois types d’efficience le puzzle Mehra-Prescott et l’efficience-marche and Empirical Work », Journal
(faible, semi-forte et forte) suivant la nature de l’in- aléatoire des prix, avec notamment les « anomalies » of Finance, 25, 2, 1970,
p. 383-417.
formation contenue dans le prix (séries passées des de marché.
prix, l’information publique, l’information publique
et privée). La remise en cause du modèle CAPM
Le second pilier du paradigme classique de la Le modèle d’équilibre général intertemporel du
finance est assez atypique en sciences économiques, C-CAPM lie données macroéconomiques et données
puisqu’il s’intéresse aux fluctuations des prix sans financières à travers la fonction de consommation.
chercher à en donner une explication économique. Il est donc intéressant et relativement aisé de tester
Fama (1965) cherche à concilier finance et équilibre certains de ses résultats, puisque les données sont
concurrentiel de façon ad hoc sans toutefois proposer accessibles aisément. Un calibrage possible de ce
un modèle. Ainsi paradoxalement, la thèse de l’effi- modèle est de considérer la prime de risque. Mehra
cience informationnelle en finance conduit à justifier et Prescott [3] montrent que sur le marché améri-
l’imprévisibilité des cours. cain, sur la période 1889-1978, le rendement des

“ Dans le cadre de l’efficience, il n’est pas


possible d’attendre un rendement supérieur
à celui de la loi du prix du marché

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


Les deux piliers se rejoignent à travers l’hypothèse actions américaines (indice S&P 500) excède en
d’absence d’opportunité d’arbitrage à l’équilibre, moyenne de 6,18% le taux sans risque du bon du
connue aussi sous le nom d’hypothèse de marchés Trésor américain. Pour justifier une telle prime de
parfaits. En effet, dans l’extension du modèle CAPM risque, il faudrait que le degré d’aversion au risque
avec un actif sans risque, il existe un seul portefeuille des agents soit de 40 alors que les études empiriques
optimal de marché ; il n’est pas possible d’espérer un font apparaître des niveaux entre 1 et 5. Ce résultat
rendement supérieur à celui-ci. De même, dans le fut confirmé par d’autres travaux, dans de nombreux
cadre de l’efficience, il n’est pas possible d’attendre autres pays. Des critiques ont émergé sur certaines
un rendement supérieur à celui de la loi du prix hypothèses retenues par Mehra et Prescott (notam-
du marché. ment sur l’hypothèse de séparation temporelle des
préférences), mais cette énigme est suffisamment
La critique du modèle canonique robuste pour questionner le modèle C-CAPM,
La disponibilité des données et les progrès notamment sur les hypothèses de rationalité de
informatiques vont permettre à partir des années l’agent représentatif.
soixante-dix et surtout quatre-vingt de vérifier Si dans un premier temps, le modèle CAPM fut
la validité des théories financières. Or, certaines validé empiriquement, les travaux ultérieurs ne
prédictions du paradigme classique s’avèrent inva- parviennent à valider les résultats de ce modèle.

décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 19


© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)
Crise et régulation financière I DOSSIER

Citons en particulier, les travaux qui pointent l’in- rendements statistiquement moindres ce jour-là que
suffisante diversification des portefeuilles au regard les autres jours.Tous ces travaux remettent en cause
des prédictions du modèle. Mais, plus encore, les les différentes acceptions de l’efficience :
portefeuilles semblent systématiquement privilé- - la capacité du prix à rendre compte de la valeur
22
gier certains titres, notamment les titres qui leur fondamentale à travers les travaux de Shiller  ;
sont familiers et les titres domestiques (biais domes- - la nature aléatoire des fluctuations des cours avec
tique). A contrario, les actions semblent systémati- les effets lundi et janvier ;
quement délaissées au profit d’actifs moins risqués - l’indépendance des cours avec les effets de
comme les produits monétaires ou les obligations. surréaction ou de retour à la moyenne.
Ces différents travaux contribuent à remettre en Ces invalidations empiriques et expérimentales
cause la logique originelle du modèle CAPM, à ont amené les tenants du paradigme classique à
savoir l’arbitrage rendement/risque (Broihanne et modifier certaines hypothèses de leurs modèles. De
alii [4]). Des résultats similaires apparaissent dans nouvelles versions du CAPM ont été publiées, de
les travaux d’économie expérimentale, soulignant même les tenants de l’efficience ont reconnu la non
ainsi la permanence de ces anomalies. Une impor- efficience au moins à court terme des cours. Toute-
tante littérature s’est aussi attachée à montrer que fois, d’autres travaux ont considéré que ces résultats
certaines routines utilisées par les praticiens de la impliquaient une refonte radicale du cadre théorique
finance permettaient de réaliser des profits supé- mobilisé en finance. C’est ainsi qu’est né le champ
rieurs à ceux attendus par l’allocation optimale de de la finance comportementale dont les fondateurs
marché. Ainsi, la taille de la capitalisation s’avère sont précisément les jeunes économètres qui avaient
avoir un effet négatif sur le rendement (plus la taille mis en exergue les limites du paradigme classique :
est grande, moins le rendement est élevé). Des résul- Robert Shiller, Richard Thaler, Meir Statman, Hersh
tats similaires ont été obtenus en tenant compte du Shefrin.
ratio valeur comptable sur valeur de marché des
capitaux propres (« book to market ratio »). Enfin, le La finance comportementale, une
recours au Price Earning Ratio (cours/bénéfice par réponse aux anomalies financières
action) permet de classer les titres (en valeur de Le courant de la finance comportementale
croissance « growth », et en valeur « value ») et de propose de reconsidérer les hypothèses comporte-
réaliser des performances supérieures à celles du mentales en abandonnant les axiomes de la décision
20 S. Lardic, V. Mignon,
rendement de marché. rationnelle et la thèse de l’efficience des marchés. Ce
L’Efficience informationnelle
champ récent (les premiers articles datent des années des marchés financiers,
Paris, La Découverte, coll.
La remise en cause de l’efficience : quatre-vingt-dix) est devenu une discipline à part « Repères », 2006.
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


les anomalies de marché entière de la finance, avec ses propres revues acadé-
21 R. Shiller, « Do Stock Prices
La thèse de l’efficience « marche aléatoire » a elle miques (Journal of Psychology and Financial Markets qui Move too Much to be Justified
by Subsequent Changes
aussi fait l’objet d’un nombre incalculable de travaux deviendra le Journal of Behavioral Finance en 2003), in Dividends », American
empiriques, qu’il nous est impossible de présenter ici ses colloques, s’auto-érigeant comme un paradigme Economic Review, 71,
20 3, 1981, p. 421-436.
(Lardic, Mignon, 2006 ). Robert Shiller et Richard alternatif au paradigme classique (Schinckus, [6]).
Thaler furent les pionniers de cette contestation en Nous reviendrons ici sur les caractéristiques de cette 22 L’attribution du prix
« Nobel » d’économie 2013
soulignant la permanence d’anomalies observées sur école, puis sur certains résultats devenus désormais conjointement à Eugène
21 Fama et Robert Shiller
les marchés. R. Shiller pointa la volatilité excessive classiques. semble pour le moins
des cours au regard de dividendes versés. R. Thaler saugrenu. Ces deux éminents
chercheurs défendent des
lança les tests événementiels, en se focalisant sur Le champ de la finance comportementale vues radicalement opposées
l’effet des annonces sur les cours et en notant Les travaux de la finance comportementale sur la réalité des cours
financiers. L’un est l’apôtre
leur surréaction (De Bondt, Thaler, [5]). D’autres s’avèrent très disparates. Peuvent être mis sous de l’efficience, le second son
perpétuel détracteur. Seules
travaux pointèrent des saisonnalités permanentes. Il ce vocable tous les articles remettant en cause le leurs méthodes (économétrie
en est ainsi de l’effet janvier qui traduit l’existence modèle standard. Toutefois, Schinckus [6] souligne financière) et leurs données
sont similaires. Le troisième
de rendements supérieurs dans ce premier mois de que cet ensemble hétéroclite s’accorde sur trois lauréat, Lars Peter Hansen a
pour sa part développé des
l’année, notamment pour les petites capitalisations. hypothèses : modèles mathématiques utiles
Ou encore, l’effet lundi souligne au contraire des - la première, qui justifie le nom donné à cette à l’économétrie financière.

décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 21


DOSSIER I Crise et régulation financière

école, postule l’existence de biais comportementaux Quelques résultats de la finance comporte-


qui explique les déviances observées. Ces biais sont mentale
des traits de comportement récurrents mais irra- Myopie et aversion aux pertes, une réponse à
tionnels au regard de la théorie économique stan- l’énigme de Mehra Prescott
23
23 S. Benartzi, R.H. Thaler, dard. Les individus simplifient le monde réel et le Benartzi et Thaler formulent une explication à
« Myopic Loss Aversion and
the Equity Premium Puzzle »,
processus de décision, en recourant, de façon instinc- l’énigme de la prime de risque en mettant en avant
Quarterly Journal tive à des routines décisionnelles (heuristiques) ; la deux biais : la myopie et l’aversion aux pertes.
of Economics, n° 110,
1996, p. 75-92. rationalité n’est plus substantielle mais limitée ou L’aversion aux pertes est une déformation des
procédurale (H. Simon). Ces heuristiques ont été probabilités subjectives réalisée par les individus.
mises en exergue par les psychologues cognitivistes, Elle a été proposée par Kahneman etTversky [2] pour
principalement Kahneman et Tversky. La théorie rendre compte de la différence d’attitude des indi-
des perspectives de ces derniers est très souvent vidus suivant qu’ils risquent de gagner ou de perdre.
mobilisée en remplacement de la théorie de l’utilité Les individus abandonnent alors un raisonnement en
espérée pour comprendre la décision en situation de termes d’utilité espérée de la richesse totale, pour
risque. D’autres facteurs psychologiques sont aussi se concentrer sur la variation attendue de richesse.
mobilisés comme la surconfiance ou la comptabilité La perspective d’une perte dans une loterie est ainsi
mentale ; évaluée isolément des perspectives de gains et peut
- la deuxième hypothèse est l’inscription envi- engendrer une défiance telle que l’individu refuse
ronnementale de la décision : le contexte influence de participer au jeu. Ainsi, la perspective de pouvoir
le choix de l’individu. Les préférences individuelles perdre de l’argent en plaçant son épargne sur des
sont contingentes à la situation dans laquelle est actions incite l’individu à opter pour des obligations
placé l’individu. Ainsi, l’organisation, la culture, dont le rendement est plus sûr.
l’état du marché sont des facteurs à considérer pour Le second biais, la myopie, est induit par des
comprendre certains phénomènes constatés sur le routines liées au traitement de l’information, quali-
marché ; fiées de comptabilité mentale par Kahneman et
- enfin, la dernière hypothèse est la remise en Tversky. La comptabilité mentale est l’ensemble des
cause de la thèse d’efficience des marchés (Shiller routines mises en œuvre lors du traitement de l’in-
[7]). Les auteurs de la finance comportementale formation. Trois traits s’avèrent particulièrement
supposent la non-efficience des prix. Certains marquants : la perception des décisions passées, la
comportements irrationnels dans le cadre de l’effi- décomposition des décisions par compartiments
cience deviennent rationnels, comme par exemple distincts et enfin la fréquence des évaluations des
le mimétisme. choix réalisés. La myopie implique directement
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


Au niveau méthodologique, l’ancrage de la finance les deux derniers traits. Les individus mais aussi
comportementale en psychologie cognitive démarque les gérants professionnels raisonnent période par
ce champ des sciences économiques classiques par période de façon contextualisée sans rechercher
l’importance accordée à l’expérimentation (en labo- une cohérence intertemporelle. Les compensations
ratoire, par enquête ou par analyse des données). Les possibles entre les pertes et les gains liées aux fluc-
comportements ne sont plus postulés mais déduits de tuations inhérentes des cours ne sont plus permises.
l’observation. Il n’existe plus de norme comporte- L’agent réagit immédiatement à une variation d’uti-
mentale présupposant ce que devrait faire un individu lité. Quand la fréquence des évaluations croît, les
normal dans une situation d’équilibre. Au contraire, réactions se font plus rapides ; les agents raisonnent
les heuristiques sont découvertes et il revient ensuite de façon compartimentée à court terme en ne consi-
au chercheur d’en donner des explications en puisant dérant que les variations d’utilité advenues entre les
dans des registres non exclusivement économiques. deux évaluations. Ce phénomène de myopie serait
En recherchant des hypothèses réalistes, la finance particulièrement observé dans la gestion collective
comportementale s’oppose à l’instrumentalisme par délégation où les sanctions, suite à de mauvaises
friedmanien, pour lequel des hypothèses non réalistes performances, sont immédiates. Les pertes subies
pouvaient être conservées dès lors que le modèle avait sur le marché des actions incitent la vente rapide des
un pouvoir prédictif (Frankfurter et McGoun [8]). titres mais aussi un repositionnement vers des titres

22 idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013


Crise et régulation financière I DOSSIER

moins risqués, comme les bons du Trésor. Dès lors, L’effet des heuristiques décisionnelles
le prix des obligations est structurellement plus fort Kahneman et Tversky [1] ont aussi défini trois
et les rendements attendus moindres, les actions heuristiques sources de biais. Ces mécanismes
étant à l’inverse avec des prix structurellement bas s’avèrent inhérents au processus décisionnel puisqu’en
et des rendements plus élevés. simplifiant le monde, ils permettent de fonder une
La présence conjuguée d’aversion aux pertes et décision. Mais dans le même temps, ils peuvent
de myopie explique, selon Benartzi et Thaler (1996) engendrer des erreurs identiques. Ils distinguent trois
l’écart très fort entre le rendement des actions et routines mobilisées par les agents lors de leur déci-
celui des obligations. Des études ultérieures ont sion en incertitude : représentativité, disponibilité et
précisé que pour parvenir à expliquer la prime, il ancrage. Ces trois heuristiques sont aussi présentes
était nécessaire de supposer une fréquence très dans le domaine financier et permettent d’expliquer
courte d’évaluation. certaines anomalies.
La routine de « représentativité » explicite un
Une diversification moindre, l’influence de la comportement particulier des agents qui se réfèrent
comptabilité mentale à un signal qui lui semble pertinent pour fonder leur
La comptabilité mentale est aussi retenue pour jugement, alors même que, du point de vue des proba-
expliquer la moindre diversification des portefeuilles bilités, celui-ci n’a qu’un faible (voire aucun) contenu
que prédit le modèle CAPM. Les individus appré- informatif. Kahneman et Tversky illustrent ce méca-
hendent les répercussions de leur choix au regard nisme par le jeu de la roulette. Les joueurs condi-
d’un référent, fonction du contexte. L’allocation tionnent la couleur future (noir ou rouge) à la série
du portefeuille n’échappe pas à cette contextuali- passée de couleurs qui est sortie. Ainsi, si le rouge est

“ La routine d’ancrage indique que les agents


ont tendance à fonder leur jugement en fonction
des premières informations qu’ils ont acquises,
sans intégrer la totalité des données qui leur sont
accessibles

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


sation. Les épargnants ne procèdent pas à une sélec- souvent sorti auparavant, ils estimeront que le noir a
tion globale suivant les caractéristiques des titres et plus de chance de survenir au prochain tour et parie-
de leurs corrélations. Ils ne pensent au placement ront sur le noir. Or, d’un point de vue probabiliste, la
global de leur épargne, mais analysent par segment survenance du rouge ou du noir au prochain tour est
(risque/peu risqué) et répartissent suivant les offres indépendante des tours passés et est identique pour
proposées sans tenir compte de la part de richesse les deux couleurs (hors tricherie, il va s’en dire). De
globale placée ni des corrélations entre les différents Bondt et Thaler [5] expliquent les phénomènes de
segments. Ainsi, un épargnant pourra décider de surréaction par cette heuristique qui conduit les agents
réduire sa part en actions, jugée trop risquée, sans à surestimer le poids des informations récentes, négli-
pour autant réduire celle des obligations qui, bien geant les informations plus anciennes.
que corrélées aux actions, sont cataloguées comme L’heuristique de disponibilité conduit les agents à
moins risquées. Le portefeuille ainsi constitué estimer la probabilité de survenance d’un événement
s’avère fortement éloigné du portefeuille efficient particulier à partir de la fréquence d’un autre événe-
théorique. ment d’une classe plus large que celle de l’événement

décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 23


DOSSIER I Crise et régulation financière

considéré mais que l’on peut aisément connaître et L’optimisme qui conduit à surpondérer les événe-
mobiliser. Les agents vont établir les fréquences sur ments dont les conséquences sont positives a été
des échantillons pas nécessairement représentatifs. observé chez les analystes financiers qui ont tendance
Cette routine psychologique crée un biais dans l’es- à faire plus de recommandations à l’achat qu’à la vente.
25
timation de la probabilité de réalisation d’un événe- Shefrin et Statman mobilisent un autre biais : le
ment. Tversky et Kahneman donnent l’illustration biais de disposition pour expliquer le fait que les inves-
suivante. Quand un individu assiste à un accident de tisseurs sont plus prompts à vendre les titres qui leur
voiture ou à un incendie de voiture, il a tendance à font gagner de l’argent qu’à vendre les titres qui leur
surestimer la probabilité que lui survienne un tel acci- font perdre de l’argent.
dent. Broihanne et alii [9] illustrent ce biais par le fait Des travaux ont aussi souligné l’effet du genre, les
26
que les investisseurs individuels seraient plus prompts hommes ayant tendance à prendre plus de positions
27
à racheter des titres précédemment détenus si leur que les femmes sur les marchés (Barber, Odean ).
prix a augmenté depuis leur cession.
La routine d’ancrage enfin indique que les agents Conclusion : apports et limites
ont tendance à fonder leur jugement en fonction La finance comportementale a permis de formuler
des premières informations qu’ils ont acquises, sans des hypothèses plus réalistes pour comprendre les
intégrer la totalité des données qui leur sont acces- comportements financiers. Chaque trait compor-
sibles. Ils se font une idée globale du problème dès les temental donne une explication à un phénomène
premières informations qui leur sont communiquées observé sur les marchés ou en laboratoire, qui entrait
et ne modifieront cette croyance que lentement. préalablement en contradiction avec les résultats du
L’heuristique d’ancrage incite les agents à accorder paradigme classique. La remise en cause de l’efficience
beaucoup d’importance aux premières informa- et l’abandon du modèle de rationalité substantielle
tions et à ne modifier que lentement leur jugement. constituent une véritable révolution qui permet à la
Ce trait de comportement peut amener les agents finance d’être actuellement un des espaces les plus
financiers à croire à leurs intuitions initiales en conser- féconds et interdisciplinaires des sciences écono-
vant leurs positions malgré une évolution contraire des miques. En effet, la quête d’explications aux anoma-
cours. lies observées a été l’occasion pour les chercheurs de
s’intéresser aux sciences cognitives et sociales afin de
Les facteurs émotionnels : surconfiance renouveler les facteurs influençant la décision humaine.
en soi, optimisme, effet de disposition Si la finance comportementale a privilégié les aspects
La finance comportementale propose aussi des cognitifs et psychologiques, d’autres ont opté pour
24 Les marchés spot sont
explications psychologiques aux biais observés. La des facteurs culturels, sociaux, voire politiques. Par
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)


des marchés au comptant, surconfiance en soi est un trait de comportement exemple, Akerlof et Shiller [11], reprenant le concept
par opposition aux marchés
à terme où on achète fréquent en finance. Il traduit le fait que les indi- keynésien d’esprits animaux, mettent en exergue
aujourd’hui et on paie plus vidus ont tendance à surestimer les probabilités de l’influence de « modèles populaires » qui empruntent
tard. Sur un marché spot,
les opérations se font très survenance d’événements qui leur sont personnel- à la sociologie et la psychologie. Des auteurs d’inspi-
rapidement (NDLR).
lement profitables. Les individus accordent un poids ration néo-institutionnaliste proposent de considérer
25 H. Shefrin, M. Statman,
plus grand à leur propre intuition et à leurs infor- l’influence des institutions et des organisations pour
« The Disposition to Sell
Winners Too Early and Ride mations privées, qu’aux informations publiques. comprendre certains phénomènes.Ainsi, l’effet janvier
Losers Too Long: Theory
and Evidence », Journal of
Cela explique pourquoi les agents ont tendance à n’est explicable qu’en considérant les pressions à la
Finance, 40, 1985, tarder à céder les positions perdantes : ils espèrent performance annuelle pesant sur les fonds mutuels.
p. 777-790.
26 C’est-à-dire à prendre plus que le marché finisse par confirmer leur intuition. On peut d’ailleurs reprocher à la finance comporte-
de risques (NDLR). Ce biais serait, selon De Bondt et Thaler [10], le biais mentale de conserver l’hypothèse d’individualisme
27 B. Barber, T. Odean, le plus robuste sur les marchés financiers. Il a été méthodologique en centrant son analyse sur un déci-
« Boys will be Boys: Gender,
Overconfidence, and Common
observé aussi bien de nombreux acteurs et sur divers deur supposé libérer de normes sociales ou politiques.
Stock Investment », Quarterly segments du marché (notamment sur le marché des Ainsi, de nombreux tenants de la finance comporte-
Journal of Economics, 141,
2001, p. 261-292. changes pour expliquer la surréaction du marché à mentale proposent des modèles microéconomiques
24 28
28 Voir par exemple les travaux
terme vis-à-vis du marché spot ) que lors d’expé- expliquant l’effet partiel d’un biais sur les prix .
de David Hirshleifer. riences en laboratoire. Frankfurter et McGoun [8] concluent d’ailleurs que la

24 idées économiques et sociales I n° 174 I décembre 2013


Crise et régulation financière I DOSSIER

finance comportementale n’est pas en rupture radicale à fournir un modèle général expliquant l’ineffi-
avec le paradigme classique de la finance. Il s’agit seule- cience des cours. Il pointe ainsi une limite réelle de
ment d’une redéfinition du modèle de rationalité : en la méthodologie de la finance comportementale. Sa
lieu et place de l’utilité espérée trônerait désormais la nature inductive et réaliste conduit à la découverte de
théorie des perspectives. facteurs expliquant le comportement financier sans
En 1998, Fama [12] publie une réponse aux proposer de modèle général pour appréhender l’in-
critiques de l’efficience faites par le champ de la fluence de l’ensemble de ces facteurs sur la formation
finance comportementale. Si l’auteur prend acte du prix. L’absence d’une telle théorie rend impos-
des résultats empiriques invalidant la thèse de l’effi- sible la contestation scientifique du modèle de finance
cience, il note aussi l’incapacité des contestataires comportementale.

Bibliographie

[1] KAHNEMAN D., TVERSKY A., « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases », Science, 185, 4157, 1974, p. 1124-1131.
[2] KAHNEMAN D., TVERSKY A., « Prospect Theory: an Analysis of Decision under Risk », Econometrica, 47, 2, 1979, p. 263-292.
[3] MEHRA. R., PRESCOTT E.C., « The Equity Premium: a Puzzle », Journal of Monetary Economics, 15 (2), 1985, p. 145–161.
[4] BROIHANNE M. H., MERLI M., ROGER PH., « Théorie comportementale du portefeuille : intérêt et limites », Revue économique, 57(2), 2006,
p 297-314.
[5] DE BONDT W., THALER R., « Does the Stock Market Overreact ? », Journal of Finance, 40, 1985, p. 793-808.
[6] SCHINCKUS C., « La finance comportementale ou le développement d’un nouveau paradigme », Revue d’histoire des sciences humaines,
n° 20, 2009, p. 101-127.
[7] SHILLER R., « From Efficient Markets Theory to Behavorial Finance », New Haven, Yale University, Working Paper, 1385, 2002.
[8] FRANKFURTER G., MCGOUN E., « Resistance is Futile: the Assimilation of Behavioral Finance », International Review of Financial Analysis,
10, 2002, p. 375-389.
[9] BROIHANNE M. H., MERLI M., ROGER PH., « Le comportement des investisseurs individuels », Revue française de gestion, 157, juillet-août
2005, p. 145-168.
[10] DE BONDT W., THALER R., « Financial Decision-making in Markets and Firms: a Behavioral Perspective », Handbooks in Operations
Research and Management Science: Finance, 9, 1995, p. 385-410.
[11] AKERLOF G., SHILLER R., Les Esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie, Paris, Flammarion,
2013.
[12] FAMA E., « Market Efficiency, Long-Term Returns and Behavioural Finance », Journal of Financial Economics, 49, 3, 1998, p. 283-306.
© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

© Réseau Canopé | Téléchargé le 04/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.110.21.110)

décembre 2013 I n° 174 I idées économiques et sociales 25

Vous aimerez peut-être aussi