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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Le ravitaillement de la Terre sainte. L'exemple des possessions des


ordres militaires dans le royaume de Sicile au XIIIe siècle
Monsieur Kristjan Toomaspoeg

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Toomaspoeg Kristjan. Le ravitaillement de la Terre sainte. L'exemple des possessions des ordres militaires dans le royaume
de Sicile au XIIIe siècle. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public,
33ᵉ congrès, Madrid, 2002. L'expansion occidentale (XIe - XVe siècles) Formes et conséquences XXXIIIe Congrès de la
S.H.M.E.S. pp. 143-158;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.2002.1833

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2003_act_33_1_1833

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Le ravitaillement de la Terre sainte
L 'exemple des possessions des ordres militaires
dans le royaume de Sicile au XIIf siècle

Kristjan Toomaspoeg

La présence européenne des grands ordres religieux militaires de la


Terre sainte est un phénomène étudié depuis le début des Temps Modernes
et auquel l'historiographie des dernières trois décennies a apporté une
lumière nouvelle, en créant le concept de « réseau » templier, hospitalier et
teutonique1 qui aurait formé une espèce de base arrière, logistique, du
combat destiné à maintenir en vie les fragiles États latins du Proche-Orient
des XIIe et XIIIe siècles. En effet les ordres militaires, qui nécessitèrent un
soutien permanent en hommes, en vivres et en argent pour financer leurs
activités, donc un appui logistique efficace que la Terre sainte ne fut pas en
mesure de leur fournir, construisirent en Europe à partir du début du XIIe
jusqu'au milieu du XIIIe siècle les bases d'un patrimoine immobilier qui leur
servit de lieu de production et de recrutement et où ils trouvèrent un grand
appui politique à leurs activités. À peine cinquante ans après sa fondation,

Abréviations :
BCP, Qq H 12 : Biblioteca Comunale di Palermo, manuscrit n° Qq H 12.
Naples, RA : Archivio di Stato diNapoli, Registri Angioini.
Palerme, Magione : Archivio di Stato di Palermo, Tabulario délia Magione.
RCA : / Registri délia cancelleria Angioina, R. Filangeri et alii éd., Naples (Testi e documenti
délia storia napoletana pubblicati dall'Accademia Pontaniana), 1950- [42 vol., en
publication].
1. Cf. A. Demurger, Vie et mort de l'ordre du Temple, Paris, 1993 (éd. revue du livre publié
en 1985), p. 106-113 ; M. Barber, The New Knighthood. A History of the Order of the
Temple, Cambridge, 1994, p. 265-321. Pour la « dimension européenne » des Teutoniques, cf.
K. Forstreuter, Der Deutsche Orden am Mittelmeer, Bonn, 1967 (Quellen und Studien zur
Geschichte des Deutschen Ordens, 2).
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chacun des trois ordres possédait un patrimoine considérablement plus


important en Europe qu'au Proche-Orient, tout en participant également aux
échanges commerciaux et aux activités maritimes du Vieux Continent.
La présence des Templiers, des Hospitaliers et des Teutoniques en
Italie méridionale, grand « carrefour » de la Méditerranée, fournit un
exemple du ravitaillement de la Terre sainte à partir de l'Europe qui nous
permet de préciser et de compléter l'image du « grenier européen » des
ordres militaires.
À travers l'étude des sources de l'ancien royaume de Sicile2, nous
allons donc tenter une observation du soutien en vivres, argent et hommes
fourni par les ordres à l'Outremer.

L'installation des ordres militaires dans le royaume de Sicile3

À partir des études de Lynn Townsend White jr., durant les années
19304, l'attention des historiens s'est arrêtée sur un rapport particulier
existant entre l'Italie méridionale5 et les congrégations de la Terre sainte, y
compris les ordres militaires, un rapport défini par Geneviève Bresc-Bautier
comme le fruit de la recherche d'un arrière-pays économique par les églises
latines du Proche-Orient6.

2. Cette problématique est éclairée principalement par : 1) les documents du chartrier des
Hospitaliers de Messine (qui incorporait après 1315 aussi les parchemins des Templiers),
détruits à l'époque moderne mais copiés par l'historien Antonino Amico entre 1625 et 1629 :
Biblioteca Comunale di Palermo, manuscrit n° Qq H 12 ; 2) les actes de l'ancien chartrier des
Teutoniques des Pouilles (cf. H. Houben, « Zur Geschichte der Deutschordensballei Apulien.
Abschriften und Regesten verlorener Urkunden aus Neapel in Graz und Wien », Mitteilungen
des Instituts fur ôsterreichische Geschichtsforschung, 107/1-2 (1999), p. 50-110); 3) le
chartrier des Teutoniques de Sicile qui forme actuellement le fonds Tabulario délia Magione
de PArchivio di Stato di Palermo ; 4) les registres de la chancellerie angevine de Naples
(Archivio di Stato di Napoli, Registri Angioini).
3. Cf. K. Toomaspoeg, « L'insediamento dei grandi ordini militari cavallereschi in Sicilia,
1145-1220», dans La presenza dei cavalieri di San Giovanni in Sicilia. Convegno
inter nazionale, (Palermo, Palazzo dei Normanni, 17 giugno 2000 - Messina, Palazzo Zanca,
18 giugno 2000), Rome, Fondazione Melitense « Donna Maria Marullo di Condojanni »,
2001 (Collana di Studi, tomo I, anno I), p. 41-51, et Id, « Le patrimoine des grands ordres
militaires en Sicile, 1 145-1492 », dans Mélanges de l'École française de Rome, 1 13/l-(2001),
p. 313-341.
4. L. T. White jr., Latin monasticism in Norman Sicily, Cambridge, 1938 (The Medieval
academy of America, 31).
5. C'est-à-dire les comtés des Pouilles et de Sicile-Calabre et la principauté de Capoue, qui
formèrent à partir de 1 130 le royaume de Sicile.
6. G. Bresc-Bautier, « Les possessions des églises de Terre sainte en Italie du Sud (Pouille,
Calabre, Sicile) », dans Roberto il Guiscardo e il suo tempo. Relazioni e comunicazioni nelle
prime Giornate normanno-sveve (Bari, maggio 1973), Rome, 1975 (Fonti e studi del Corpus
membranarum italicarum, 11), rééd. Bari, Centro di studi normanno-svevi, Università degli
Studi di Bari, 1991, p. 13-39.
LE RAVITAILLEMENT DE LA TERRE SAINTE 145

Les raisons de l'implantation des fondations latines dans le royaume


de Sicile s'expliquent par la position géographique du royaume : les grands
ports des Pouilles et de la Sicile permettent un accès rapide et relativement
facile vers la Terre sainte. Toutefois, le royaume de Sicile n'était pas un
simple territoire de passage et ses terres abondantes et fertiles pouvaient
aussi produire le nécessaire pour secourir la Palestine et la Syrie.
En février 1113, lorsque le pape Pascal II prit les Hospitaliers sous sa
protection, en reconnaissant leur ordre qui n'était encore qu'un établissement
de charité sans ambitions militaires, il mit sous leur autorité les maisons de
Saint-Gilles, Asti, Pise, Bari, Otrante, Tarante et Messine7. À tort, on a vu
dans cette lettre la preuve de la présence des Hospitaliers en Italie du Sud :
en réalité, la lettre ne fait qu'indiquer les voies de l'implantation de la
nouvelle congrégation où un rôle essentiel est joué par les grands ports des
Pouilles et de la Sicile. Cette lettre est à analyser ensemble avec une autre de
même date qui est censée faciliter la collecte de l'aumône par les
Hospitaliers en Europe8 et avec une autre encore qui, le 2 janvier 1 1 13, avait
confirmé les biens et les droits de Sainte-Marie de la Vallé Josaphat en Sicile
et en Calabre9.
La voie à l'installation des futurs ordres militaires en Italie
méridionale fut ainsi ouverte par Pascal II dès 1113 mais il fallut attendre
encore plus de trente ans avant que cette décision ne se fut concrétisée.
D'une part, les ordres militaires proprement dits durent encore se former et
de l'autre, la situation interne de l'Italie du Sud ne devint favorable aux

7. 15 février 1113, Pie postulatio voluntatis..., BCP, Qq H 12, f° 306-307; Cartulaire


général de l'Ordre des Hospitaliers de S. Jean de Jérusalem, 4 vol., J. Delà ville Le Roulx
éd., Paris, 1894-1904, t. I, n°30, p. 29; Codex Italiae Diplomat icus quo non solum
multifariae Investiturarum Literae, ab Augustissimis Romanorum Imperatoribus Italiae
Principibus & Proceribus concessae atque traditae ; verum etiam alia insignia varii generis
Diplomata, tarn édita quam multa anecdota, ipsos concernentia continentur, J.-C. LONIG éd.,
Francfort-sur-le-Main - Lepizig, 1725-1735, t. IV, col. 1451 ; Sacrorum Conciliorum nova et
amplissima collectio, G. D. Mansi éd., Florence, 1759, t. XXI, p. 87 ; Patrologiae Cursus
completus. Series latina, J.-P. Migne éd., Paris, 1844, t. 163, col. 314 ; Codice diplomatico
del Sacro Militare Ordine Gerosolimitano oggi di Malta, raccolto da vari documenti di
quell 'archivio, per servire alia Storia dello stesso Ordine. In soria e illustrato con una série
cronologica de ' gran maestri, che lo governarono in quei tempi, con alcune Notizie Storiche,
Genealogiche, Geografiche ed altre Osservazioni, S. Pauli éd., Lucques, 1733-1737, 1. 1,
p. 268-269 ; J. Taaffe, The history of the Holy Military Sovereign Order of St. John of
Jerusalem, Londres, 1852, t. IV, ap. n°5. Régeste dans P. Jaffé éd., Regesta Pontificum
Romanorum ab condita Ecclesia ad annum post Christum natum MCXCVlll (2e éd. par
S. Loewenfeld, F. Kaltenbrunner et P. Ewald), Leipzig, 1885, 1. 1, n°6341, p. 749 ;
C. Marullo DI CONDOJANNI, la Sicilia ed il Sovrano Ordine Militare di Malta, Messine,
1953, n° 157, p. 128.
8. Latorem presencium, dans Papsturkunden fur Templer und Johanniter. Archivberichte und
Texte, R. Hiestand éd., Gôttingen, 1972 (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften
in GOttingen, Philologisch-historische Klasse, Dritte Folge, 77, Vorarbeiten zum Oriens
Pontificius, 1), n° 1, p. 203.
9. Possessiones et bona, dans Regesto Vaticano per la Calabria, F. Russo éd., Rome, 1 974,
1. 1, n° 259, p. 66.
146 Kristjan TOOMASPOEG

ordres qu'à la suite de la création de la monarchie par Roger II en 1 130 ce


qui créa un pouvoir centralisé dans la région. Toutefois, le conflit entre
Roger II et le pape Innocent II ralentit ce processus jusqu'aux années 1 14010.
L'installation des ordres ne prit de la vigueur que dans le cadre des
enjeux liés à la seconde croisade (1146-1149). Certes, les Templiers et les
Hospitaliers eurent des biens déjà auparavant dans quelques endroits isolés
du royaume et, en octobre 1 137, Roger II fit émettre un privilège général au
bénéfice de l'Hôpital en Sicile11 qui s'insère très bien dans le cadre des
faveurs qu'il accorda aux congrégations de la Terre sainte. Toutefois, ce
furent les nécessités de la seconde croisade qui portèrent dans le sud les
Templiers et les Hospitaliers qui bénéficièrent alors pour la première fois de
leur statut d'ordres militaires.
Ainsi, pour donner un exemple, en juin 1 147, lorsque l'évêque élu de
Messine et de Troina, Arnaldus, dota les Hospitaliers de biens dans la zone
d'Aidone12, il expliqua sa concession par la volonté de rédemption de l'âme
de Roger Ier qui « avec l'aide de Dieu [...] acquiert toute l'île de Sicile et y
construisit [...] plusieurs églises». La référence au comte Roger Ier (1062-
1 101) dessine une comparaison directe avec la croisade en Terre sainte.
La perception des Hospitaliers et des Templiers en Sicile comme
défenseurs des frontières de la chrétienté occidentale fut l'une des raisons
principales de leur succès dans le royaume de Sicile, même s'il faut y ajouter
d'autres éléments comme le soutien accordé par les Génois aux Hospitaliers
et par les Pisans aux Templiers. Il faut aussi prendre en compte le fait que les
deux ordres construisirent la majorité de leur patrimoine au début de la
présence de la dynastie souabe en Sicile, lorsque le roi Frédéric II n'avait pas
encore acquis l'âge de majorité et le domaine royal subit une dilapidation
générale.
Enfin, le cas de l'ordre Teutonique fut particulier. D'une part, il fut
installé à Barletta et à Palerme en 1 197 par l'empereur Henri VI avant tout
comme une espèce de base logistique de l'armée impériale. D'autre part,
l'Ordre absorbait au moins deux hôpitaux des croisés et pèlerins allemands
préexistants, à Messine et à Brindisi, ce qui permet de percevoir son

10. Cf. H. Houben, «Templari e Teutonici nel Mezzogiorno normanno-svevo », dans //


Mezzogiorno normanno-svevo e le Crociate. Atti délie quattordicesime giornate normanno-
sveve (Bari, 17-20 ottobre 2000), G. Musca éd., Bari, 2002, p. 251-288.
1 1. Archivio di Stato di Palermo, Commenda délia Magione, vol. 41 1, P 107-108, 412, n° 1 ;
BCP, Qq H 12, f 47, P 31 1-312 ; A. MlNUTOLO, Memorie del gran priorato di Messina,
Messine, 1699, p. 7-8 ; R. PlRRl, Sicilia Sacra disquisitionibis et notis illustrata. Editio tertia
emendata, auctore Viîo M. Amico, dans Thesaurus antiquitatum et historiarum
nobilissimarum insularum Siciliae, Sardiniae, Palerme, 1733, p. 931; J. Delaville
LeRoulx, op. cit., 1. 1, n° 124, p. 103-104. Cf. C. R. BRÛHL, Diplomi e cancelleria di
RuggeroII, Palerme, 1983, p. 139-141.
12. BCP, Qq H 12, P 91 ; J. Delaville Le Roulx, op. cit., 1. 1, n° 174, p. 136 ; L. T. White
jr., op. cit., p. 370 ; E. Wiest, « Die Anfdnge der Johaniter im Kônigreich Sizilien bis 1220 »,
dans Von Schwaben bis Jerusalem, S. Lorenz et U. Schmidt éd., Sigmaringen, 1995, p. 167-
186, notamment p. 170.
LE RAVITAILLEMENTDE LA TERRE SAINTE 147

installation dans le royaume aussi comme un processus de plus longue durée,


lié au ravitaillement de la Terre sainte.
Le poids de chacun des ordres dans le royaume fut déterminé dans une
fourchette chronologique très resserrée, entre 1210 et 1230, dans le cadre de
la politique active de Frédéric II. Les Hospitaliers furent attirés par
l'empereur Otton IV, concurrent de Frédéric II13, ce qui obligea la cour
frédéricienne à émettre de nombreux privilèges et concessions en leur
faveur. De même, les Teutoniques conclurent à partir du milieu des années
1210 une alliance avec Frédéric II, consolidée en 1219 lorsque, en
contrepartie d'une participation directe à la répression de la révolte des
Arabes de la Sicile occidentale, ils reçurent de la part de la Cour une série de
fiefs en Sicile14. En revanche, les Templiers qui avaient été les plus favorisés
pendant la minorité de Frédéric II n'eurent que peu de nouvelles possessions
une fois que le roi eut affirmé sa position, c'est pourquoi l'ordre du Temple
n'eut jamais de grande fortune en Italie méridionale.

Les activités productives

Le gros du patrimoine des ordres militaires dans le royaume de Sicile


s'est formé avant l'année 1220 et se divisait assez également entre les sites
urbains et les propriétés rurales. Le nombre des fiefs des ordres était déjà
important et, en ce qui concerne du moins les possessions connues encore
aux époques moderne et contemporaine, on peut calculer sans difficulté
l'étendue des terres et leur capacité de production agricole.
Cependant, ce calcul n'a guère de sens dans la mesure où tout porte à
penser que la plus grande partie de ce patrimoine resta inculte pendant tout le
XIIIe siècle. Les grands fiefs de l'ordre Teutonique en Sicile centrale ne
furent mis en valeur qu'à partir des années 1250, avec plus d'intensité à
partir de la fin du siècle et le début du siècle suivant, sous l'influence de la
chute de Saint- Jean-d' Acre en 1291 qui eut pour conséquence une plus
grande autonomie de la province teutonique de Sicile et obligea ses
commandeurs à rechercher des ressources nouvelles15. De la même manière,
les vastes possessions des Hospitaliers à Milici et à Castanea n'eurent une

13. Ainsi, le 1 août 1211, dans son camp devant Bari, Otton IV émit un privilège important en
faveur des Hospitaliers de Sicile : E. Winkelmann éd., Acta imperii inedita saeculi XIII et
XIV. Urkunden und Briefe zur Geschichte des Kaiserreichs und des Kônigreichs Sizilien,
Innsbruck, 1880, 1, n° 63, p. 60-61 ; régeste dans J. F. BôHMER éd., Regesta Imperii, part V :
Die Regesten des Kaiserreichs unter Philipp, Otto IV, Friedrich II, Heinrich (VII),
Conrad IV, Heinrich Raspe, Wilhelm und Richard (1198-1272), 3 vol., Julius FlCKER éd.,
Innsbruck, 1881-1901, 1. 1, n° 447, p. 130.
14. Cf. K. Toomaspoeg, Les possessions de l'Ordre Teutonique en Sicile (1197-1492).
Histoire d'un intermédiaire entre la Méditerranée et le monde germanique, thèse de Doctorat
(3e cycle) sous la direction de Henri Bresc. Université Paris X-Nanterre, 1999 (actuellement
sous presse : Les Teutoniques en Sicile, 1197-1492, Collection de l'École française de Rome).
15. ID., Les possessions, op. cit.
1 48 Kristjan TOOMASPOEG

véritable importance économique qu'au XVe siècle16 et les activités


économique des Templiers dans leur fief principal en Sicile, le casai de
Murro, ne sont documentées qu'à partir de 128517.
Les sources sur l'agriculture extensive des fiefs et la céréaliculture des
ordres sont presque toujours indirectes : il s'agit de privilèges de nature
économique. Ainsi, les Hospitaliers et les Teutoniques furent exemptés de
toute taxe sur la production et le déplacement des denrées agricoles ainsi que
dans certains cas, sur la vente de leur propre production. En outre, leurs
envois de vivres vers la Terre sainte furent exonérés de taxes douanières par
la Cour de Henri VI et de Constance18. Le cas des Templiers est plus ambigu
car il leur manqua en Sicile un privilège général comparable à ceux dont
bénéficièrent les Hospitaliers et les Teutoniques même si leurs possessions
jouirent quelquefois de privilèges individuels : leurs terres d'Aidone furent
en 1210 exemptées des taxes à la Cour19 et les Templiers furent avant 1216
exemptés de la taxe de marinaria à Paternô20.
Le peu d'indices que nous possédons pour le début du XIIIe siècle
permet de croire en l'activité des ordres dans le domaine de la céréaliculture,
même si cela ne fut qu'à une échelle encore réduite. Ce n'est que vers le
milieu du siècle, que les ordres commencèrent à donner en usufruit une
partie de leurs grandes propriétés agricoles, celles qui étaient situées dans

1 6. Ce sujet sera approfondi dans K. TOOMASPOEG, Templari e Ospedalieri in Sicilia


Médiévale (Gran Priorato di Napoli e Sicilia del Sovrano Militare Ordine di Malta,
Melitensia), Tarente, sous presse.
17. 20 juin 1285, BCP, Qq H 12, f 478; G. Pecorella, / Templari nei manoscritti di
Antonino Amico, Palerme, 1921, p. 52.
18. Les Hospitaliers reçurent ce droit des mains de l'impératrice et reine Constance entre le
28 septembre et le 25 décembre 1197, Paris, Bibliothèque Nationale, Collection Moreau,
1201, f 192b ; S. Pauli, op. cit., 1. 1, n° 185, p. 228-229 ; E. Winkelmann, op. cit, I, n° 71,
p. 66 ; Delà ville Le Roulx, op. cit, 1. 1, n° 1001, p. 632-633 et les Teutoniques bénéficièrent
d'un privilège similaire d'Henri VI et de Constance qui n'est pas conservé : il est mentionné
pour la première fois lorsque Frédéric II confirme, en 1219, les privilèges de l'ordre
Teutonique en Sicile (A. MONGITORE, Monumenta historica sacrae domus mansionis SS.
Trinitatis militaris ordinis Theutonicorum urbis Panormi et magni ejus praeceptoris. Origo,
privilégia, immunitates, praeceptores, commendatarii, ecclesiae suffraganae, proventus,
aliaque memorabilia ejusdem sacrae domus recensentur et illustrantur. Auctore sacrae
theologiae doctore D. Antonio Mongitore, Palerme, 1721, p. 23-24, cf. aussi D. Clementi
éd., « Calendar of the Diplomas of the Hohenstaufen emperor Henry VI concerning the
Kingdom of Sicily », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken,
35 (1955), n° 141, p. 215-216, et R. Ries éd., «Regesten der Kaiserin Constanze, Kônigin
von Sizilien, Gemahlin Heinrichs VI », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven
und Bibliotheken, 28 (1926), n° 60, p. 56). En 1202, la Cour de Frédéric II précise que
l'exemption des taxes sur le transport dont bénéficient les Teutoniques de Sicile concerne
aussi les exportations vers l'Outremer : décembre 1202, A. Mongitore, op. cit., p. 18-19.
19. Octobre 1210, publié d'après l'original disparu dans J.-L.-A. Huillard-Bréholles,
Historia diplomatica Friderici secundi, Paris, 1859-1861, 1. 1, p. 177-178, régeste dans
Bohmer et Ficker, op. cit., 1. 1, n° 636, p. 168-169.
20. Avril 1216, BCP, Qq H 12, f 468; E. Winkelmann, op. cit., I, n°442, p. 375-376,
régeste dans Bôhmer et Ficker, op. cit., t. II, n°384, p. 694 ; G. Pecorella, op. cit., p. 51.
LE RAVITAILLEMENT DE LA TERRE SAINTE 149

des endroits les plus accessibles à partir des centres administratifs. De cette
manière, les Teutoniques développèrent des domaines agricoles autour de
leurs possessions à Barletta puis à Manfredonia où ils reçurent avec une
concession pontificale en 1260 le monastère de Saint-Léonard de Siponto21.
De même, les Hospitaliers parvinrent à mettre en valeur leurs terres près de
Messine et les Templiers firent de même dans la zone de Caltagirone.

Le ravitaillement de la Terre sainte en vivres

Tandis que la tâche principale des maisons italiennes des ordres


militaires fut de ravitailler la Terre sainte, leurs capacités productives
restèrent pendant beaucoup de temps encore insuffisantes et leurs structures
administratives internes inefficaces. Les provinces des ordres dans les
Pouilles, en Sicile et en Campanie ne se formèrent définitivement qu'aux
alentours de 1250 et jusqu'à alors le nombre de frères sur place dans ces
régions resta limité et leur rapport avec la population locale ne fut pas
développé au point de former un véritable réseau d'agents économiques
locaux .
Jusqu'aux années 1260, les Teutoniques, bien que possédant déjà un
commandeur pour la Sicile, dont la résidence était fixée à Palerme, géraient
directement à partir d'Acre leur maison de Messine. De même, le maître des
Templiers, Thomas Bérard, intervint en 1259 directement dans
l'administration de Messine, non sans résistance de la part des frères
locaux23.
Ce n'est qu'à partir de l'époque angevine que, dans l'Italie du Sud, se
forment définitivement les provinces proprement dites des ordres, dotées
d'un réseau de commanderies locales, capables de gérer leur territoire et leur
économie, et c'est aussi à ce moment qu'apparaissent les sources qui
attestent effectivement la production du grain par les ordres militaires et son
envoi vers la Terre sainte.
On sait que Charles Ier d'Anjou fut attaché aux Templiers et aux
Hospitaliers et qu'il leur accorda une place importante dans sa politique
méditerranéenne en ce qui concernait à la fois la croisade et le contrôle des
territoires qu'il gouvernait, en Italie et en Grèce . A peine arrivé en Sicile, il
s'entoura de Templiers et d'Hospitaliers, tels Guillaume de Beaujeu25,

21. Cf. H. Houben, « Zur Geschichte », art. cit, p. 50-1 10.


22. Sur ce phénomène, cf. K. TOOMASPOEG « Confratres, procuratores, negociarum gestores
et factures eorunt... Storia dei familiares dei Cavalieri Teutonici in Sicilia (1197-1492) »,
Sacra Militia, 1 (2000), p. 149-163.
23. Cf. J. Koudelka, éd., « Pergamene del convento domenicano di Messina (1218-1397) »,
Archivum Fratrum Praedicatorwn, 44 (1974), n° 33, p. 86-88.
24. Cf. Collection des chroniques françaises, J.-A. BUCHON éd., t. VI, Chronique de Ramon
Muntaner, Paris, 1827, p. 1 19 ; A. Demurger, op. cit., p. 238.
25. Ibid., p. 238.
1 50 Kristjan TOOMASPOEG

Philippe d'Egly26 ou Jacques de Taxi27 qui furent ses conseillers et familiers,


formèrent une grande partie des officiers de sa Cour et mirent quelquefois
leurs épées à son service. La même attitude favorable caractérisait aussi ses
rapports avec l'ordre Teutonique, mais à cause de l'origine germanique de
ses frères, celui-ci ne fut jamais appelé à participer à l'administration du
royaume angevin de Sicile.
Dans le même temps, le frère de saint Louis fut aussi caractérisé par
une aspiration à la croisade, un élément qui, avec son attitude déjà en soi
positive à l'égard des ordres militaires, explique l'émission d'une série de
documents de la chancellerie angevine (en règle générale des mandements
adressés par le roi aux hauts officiers de la Cour, tels les maîtres portulans ou
les secretî) et qui autorisent entre 1269 et 1283 les trois ordres à exporter des
vivres et des animaux du royaume de Sicile vers la Terre sainte28.
Ces documents, notamment dans le cas des Teutoniques, ne précisent
pas toujours les quantités des denrées concernées. En prenant en compte les
chiffres documentés, nous voyons cependant que les Hospitaliers eurent le
droit de transporter sans taxes en Terre sainte 17 325 hl de froment, 8 800
d'orge et 1 100 de légumes secs (des fèves) ; tandis que les Templiers eurent
droit à 9 900 hl de froment et 5 500 d'orge et les Teutoniques à 1 100 hl de
froment. Outre vers Acre, les Hospitaliers transportèrent aussi en 1272-1273
des victuailles vers la Grèce29.
Il s'agissait de denrées destinées à nourrir à la fois les hommes et les
chevaux des ordres et les documents précisent qu'il était strictement interdit

26. 29 octobre 1268, J. Delà ville LeRoulx, op. cit., t. III, n° 3321, p. 189-190, régeste dans
Regesta Pontifîcum Romanorum inde ab A. post Christum natum MCXCV1U ad A. MCCCIV,
A. Potthast éd., Berlin, 1874-1875., t. II, n° 20489, p. 1647.
27. Prieur des Hospitaliers de Sicile (Messine) au moins à partir de 1268 (4 février 1268,
BCP, Qq H 12, P 127-129 ; C. Marullo di Condojanni, op. cit., n° 58, p. 106-107) jusqu'en
1279, puis prieur des Hospitaliers des Pouilles (Barletta). Il fut délégué du pape auprès du roi
Charles d'Anjou (1271, Naples, RA, 1271A, P43; RCA, t. VII, p. 233 sq.) devenant son
conseiller étroit et officier de son armée (cf. 16 décembre 1271, Naples, RA, 10, P 56 ; RCA,
t. VI, p. 147).
28. Il s'agit des documents suivants: 18 juillet 1269, Naples, RA, 4, P 148 et 21 juillet P 145,
RCA, 1. 1, n° 402, p. 293 et n° 410, p. 295 ; 20 février 1270, Naples, RA 5, P 145, RCA, t III,
n°474, p. 189; 16 mars 1270, Naples, RA, 5, P 148, RCA, till, n°489, p. 192; 1269-70,
Naples, RA, 5, P 208, RCA, t III, n° 715, p. 239 ; 1269-70, Naples, RA, 4, P 154t, RCA, t. III,
Additiones n° 3, p. 286-287; 18 mars 1271, Naples, RA, 10, P49, RCA, t. VI, n° 706,
p. 140; 18 mars 1271, Naples, RA, 4, P 109t, RCA, t. II, n°473, p. 124; 23 mars 1271,
Naples, RA, 2, P 102t, RCA, t. VII, p. 62 ; 1271, Naples, RA, 1271A, P 96, RCA, t. VII, n° 99,
p. 199 ; 1271, Naples, RA, 9, P223 ou 228, RCA, t. VII, n° 198, p. 45, 1271, Naples, RA ;

1271A,
564, p.P98,
202 ;RCA,
1272-1273,
t. VII, Naples,
n° 107, p.
RA,200;
15, P1271-72,
8, RCA,Naples,
t. IX, n°RA,
47, p.
17,30P49,
; 22 janvier
RCA, t. 1274,
VIII,

Naples,
n° 153, p.
RA,34 18,
; 5 Pfévrier
93t, RCA,
1277,t. Naples,
XI, n° 145,
RA, p.26,122
P 48,
; 1275,
RCA,Naples,
t. XV, RA,
n° 147,
24, Pp. 57,
37 ;RCA,
1265-1281,
t. XIII,
Naples, RA, 4, P 31t, RCA, t. II, n° 206, p. 58 ; 1282-1283, Naples, RA, 1284A, P 31, RCA,
t. XXVI, n° 97, p. 14.
29. 1272-1273, Naples, RA, 15, P 8 ; RCA, t. IX, n° 47, p. 30.
LE RAVITAILLEMENT DE LA TERRE SAINTE 151

de les vendre, en particulier aux « ennemis de la foi », ce qui fait supposer


que telles pratiques étaient courantes. Pour éviter la vente de grain et de
légumes secs, leur transport fut placé sous la surveillance des trois maîtres
des ordres, du patriarche de Jérusalem et d'autres hauts personnages. À ces
envois s'ajoutent ceux des chevaux (l'exportation des chevaux en dehors du
royaume fut depuis toujours une question délicate, vue leur valeur) : il
s'agissait de chevaux élevés dans la partie continentale du royaume de
Sicile, comme ceux que les Hospitaliers purent transporter à Acre en 1270
(alors, il s'agissait de 16 chevaux et mules)30 et en 1282-1283 (chevaux de la
Campanie) mais, en 1271, on parle aussi d'un envoi de chevaux depuis
l'Espagne à travers Messine vers Acre par les Hospitaliers32.
Les actes angevins permettent d'effectuer une série de suppositions et
d'apporter quelques conclusions. D'abord, comme cela a été dit, les ordres
furent en principe depuis la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle déjà
exonérés des taxes sur le transport des vivres en Terre sainte ; les exemptions
de Charles d'Anjou font donc penser que ce droit n'aurait pas été
régulièrement utilisé auparavant. Ensuite, les actes indiquent les lieux
d'acheminement des denrées et dans certains cas aussi ceux de leur
production. Nous voyons que la majorité des transports eurent comme point
d'embarquement le port de Brindisi, tandis que le principal centre de
stockage de la production agricole pour les trois ordres, fut Barletta. En effet,
les Maisons des Templiers, Hospitaliers et Teutoniques de Barletta furent
celles qui établirent les rapports les plus étroits avec la Terre sainte et qui
eurent une position relativement centrale dans les hiérarchies administratives
des ordres en Italie méridionale. Dans le cas des Teutoniques, Barletta fut,
dans la première moitié du XIIIe siècle, périodiquement la résidence de leur
grand maître Hermann de Salza33 et plus tard, au début du XIVe siècle, les
Hospitaliers et les Teutoniques formèrent à la base de Barletta une espèce de
tête de pont pour la reconquête de la Méditerranée orientale.
À Barletta fut portée la production des fiefs des ordres, comme celui
de Saint-Léonard de Siponto des Teutoniques près de Manfredonia. En 1316
encore, les Teutoniques reçoivent une licence d'exportation du grain à partir
de Bari, Brindisi et Manfredonia34. En dehors les Pouilles, les activités
agricoles des ordres sont attestées aussi à Capoue et à Salerne en Campanie
où les Hospitaliers élevaient des chevaux et cultivaient le froment.

30. 20 février 1270, Naples, RA 5, f 145 ; RCA, t. III, n° 474, p. 189.


3 1 . 1 282- 1 283, Naples, RA, 1 284A, f° 3 1 ; RCA, t. XXVI, n° 97, p. 1 4.
32. 2 février 1271, Naples, RA., 10, f° 81 ; RCA, t. VI, p. 175.
33. Cf. H. Houben, « La presenza dell'Ordine Teutonico a Barletta (secc. XII-XV) », dans
Barletta crocevia degli Ordini religioso-cavallereschi medioevali. Seminario di studio
(Barletta 16 Giugno 1996), Tarente, 1997 (Gran Priorato di Napoli e Sicilia del Sovrano
Militare Ordine di Malta, Melitensia, 2), p. 23-50.
34. 1316, Naples, RA, 1316A, P 159v, G. Yver, Le commerce et les marchands dans l'Italie
méridionale au XII f et au XIVe siècles, Paris, 1903 (BEFAR, 88), p. 1 1 8.
1 52 Kristjan TOOMASPOEG

Le fait que les principaux centres de production soient situés dans les
Pouilles est lié au développement des ports et du trafic maritime de la région
où les ordres militaires jouèrent un rôle important: ainsi, en 1274, les
précepteurs des Teutoniques, des Hospitaliers et des Templiers à Brindisi
furent appelés à déléguer un frère de chacun des ordres pour surveiller la
construction du phare de Brindisi propter vascella eorum transfretantia ultra
mare1'5.
Une question assez importante posée par les envois vers la Terre
sainte est celle des bateaux utilisés par les ordres, non seulement pour le
transport des denrées mais aussi pour acheminer vers Acre chevaliers et
pèlerins (qui étaient une importante source de revenus pour celui qui les
prenait à bord)36.
Les Templiers construisirent déjà à la fin du XIIe siècle leur propre
flotte en Méditerranée, flotte qui resta importante jusqu'à la fin de l'ordre,
comme nous l'indique l'histoire de Roger de Flor3 . Il en fut même pour les
Hospitaliers : déjà en 1165, un groupe de cardinaux de l'Église romaine se
rendit à Messine à bord d'un bateau de l'ordre38. En 1273, on apprend que
les Hospitaliers avaient vendu au roi de Sicile contre 100 onces d'or une
galère neuve et complètement équipée (on dresse l'inventaire de
l'équipement de bord)39. Dans le même temps, quelquefois on atteste aussi
l'utilisation de bateaux génois par les Hospitaliers.
Les Teutoniques n'eurent jamais de flotte propre en Méditerranée bien
qu'ils en construisirent une en Prusse déjà à partir de 123640 et ils y
utilisèrent exclusivement les bateaux vénitiens. Pour donner un exemple, en
août 1273, lorsque Charles d'Anjou dressa au maître portulan la liste des
navires exonérés de droits naviguant à Barletta, ils mentionna quatre
vaisseaux des Templiers, un des Hospitaliers et un bateau, dit Sanctus
Marcus, appartenant au citoyen de Venise Petrus Bugarus et naviguant avec

35. 1274-1275, Naples, RA, 1274, C. Minieri-Riccio, Regno di Carlo I, 1275-1283, dans
Archivio storico italiano, série III, 26 ; G. Yver, op. cit., p. 165.
36. Entre le 28 septembre et le 25 décembre 1197, l'impératrice et reine Constance autorisa
les Hospitaliers à transporter sur leurs bateaux des pèlerins sans payer des taxes : Paris,
Bibliothèque Nationale, Collection Moreau, 1201, f 192b, S. Pauli, op. cit., 1. 1, n° 185,
p. 228-229
n° 1001, p. ;632-633.
E. Winkelmann, op. cit., I, n° 71, p. 66, J. Delà ville Le Roulx, op. cit., t. I,

37. Sur la flotte des Templiers, cf. A. Demurger, op. cit., p. 216-219.
38. Romoaldi 11 archiepiscopi Salernitani Annales a. 893-1178, W. Arndt éd., Hanovre,
1866 (Monumenta Germaniae Historica. Scriptores, 19), n° 18, p. 434.
39. 18 avril 1273, Naples, RA, 3, f° 132, BCP, Qq H 12, f 131, régeste dans C. Minieri-
Riccio, // regno di Carlo I d'Angià dal 2 gennaio 1273 al 7 gennaio 1285, Florence, 1875,
1. 1, p. 20 ; J. Delà ville Le Roulx, op. cit., t. III, n° 3503, p. 289 ; C. Marullo di
Condojanni, op. cit., n° 59, p. 107.
40. K. Forstreuter, « Die preuBische Kriegsflotte im 16. Jahrhundert », dans Beitràge zur
preufiischen Geschichte im 15. und 16. Jahrhundert, Gôttingen, 1960, p. 73-64 (Studien zur
Geschichte PreuBens, 7).
LE RAVITAILLEMENT DE LA TERRE SAINTE 1 53

les victuailles des Teutoniques41. Il s'agit probablement du marin vénitien


Pietro Barbo dont le bateau transporta du froment des Teutoniques en 1277-
127842

Le rôle des ordres dans le trafic maritime s'avère essentiel pendant


l'expédition de saint Louis en Afrique du Nord. Tout porte à penser que les
Hospitaliers participèrent alors au transport des troupes siciliennes ; après la
croisade, ils furent chargés de récupérer et de transporter en Sicile le bois des
machines de guerre construites par l'armée royale .

L'argent des ordres militaires

À la base des registres angevins, nous pouvons facilement obtenir une


« image d'Épinal » des Templiers, Hospitaliers et Teutoniques produisant
dans leurs fiefs du Mezzogiorno le grain destiné à ravitailler les chevaliers et
les chevaux en Terre sainte. Certes, pendant l'époque angevine il s'agit bien
d'envois de quantités non négligeables de vivres, suffisants chaque fois pour
nourrir toute une armée pendant plusieurs mois ; cependant, nous ne savons
pas quelle fut effectivement la destination finale du grain qui fut
probablement en partie vendu. De plus, ces acheminements de vivres
dépendaient aussi, logiquement, de la qualité des récoltes, bonnes ou
mauvaises.
Ainsi, dans une lettre écrite en janvier 1278, Charles d'Anjou ordonne
à tous les maîtres portulans du royaume de Sicile de restituer aux
Teutoniques une quantité de froment qui leur avait été séquestrée au port de
Brindisi. Ce froment venait des partibus ultramarinis et devait aller à
Venise44. Donc, en ce moment précis, la Méditerranée orientale produisait
suffisamment du grain pour pouvoir en envoyer à Venise, tandis qu'une
année auparavant, en 1277, les Hospitaliers firent parvenir à Acre 5 500 hl
de blé45. L'envoi du grain par les Teutoniques à Venise s'explique à la
lumière d'un document du siècle suivant : en juillet 1306, le dauphin Robert
autorisa les Teutoniques à envoyer sans payer de taxes une quantité non
précisée de froment, de fèves et de pois chiche - produits dans les Pouilles -
à Venise, pour rembourser aux Vénitiens les frais de voyage des frères que le

41. 22,
n° Archivio
p. 294-295.
di Stato di Napoli, Fascicoli, busta MR (2), P 154 ; RCA, t. IX, Additiones,

42. 29 janvier 1278, Naples, RA, 28, P 59 ; RCA, t. XIX, n° 144, p. 39.
43. 2 septembre 1272, RA, 15, P 109, régeste dans C. Minieri-Riccio, // regno di Carlo I di
Angiô
n° 3473,
negli
p. 276
anni; 14
1271
novembre
e 1272, 1272,
Naples,
Naples,
1875,RA,
p. 82
15,; PJ. 122b,
Delà ville
régesteLedans
Roulx,
C. Minieri
op. cit.,
Riccio,
t. III,
// regno di Carlo I di Angio negli anni 1271 e 1272, Naples, 1875, p. 101, J. Delà ville Le
Roulx, op. cit., t. III, n° 3483, p. 279.
44. 29 janvier 1278, Naples, RA, 28, P 59 ; RCA, t. XIX, n° 144, p. 39.
45. 5 février 1277, Naples, RA, 26, P 48 ; RCA, t. XV, n° 147, p. 37.
1 54 Kristjan TOOMASPOEG

grand maître des Teutoniques voulait envoyer à Chypre à bord de bateaux


vénitiens46.
Les Templiers, les Hospitaliers et les Teutoniques sont à juste droit
associés au développement de la circulation monétaire médiévale, et la Sicile
fut l'un des premiers lieux où se manifesta ce rôle de banquier des ordres.
En août 1 184, le vice-chancelier Matteo Agello donna, à Palerme, en
consigne aux Hospitaliers de Salerne (il était salernitain d'origine) une série
de biens immeubles et, aux alentours de 1193, alors déjà chancelier de
Tancrède, il confia à son procurateur, précepteur des Hospitaliers de Salerne,
300 onces d'or et d'autres biens. Le fils de Matteo, l'archevêque de Salerne,
Nicola, déposait à la même époque en tout 3 000 onces d'or et d'autres biens
précieux chez les Hospitaliers de Messine, Barletta et Capoue47. Ces dépôts
sont à comparer avec celui, fait en 1181 par le Procurateur de Saint-Marc de
Venise à la maison locale des Hospitaliers48 et qui sert souvent à dater le
début des activités financières de grande envergure de l'Hôpital.
Les sources nous attestent au long du Moyen Âge que les ordres
possèdent des ressources importantes en argent comptant qu'ils utilisent
quelquefois pour exercer des prêts ou pour effectuer des financements de
longue durée. De plus, en 1268, le Templier Arnulfus fut le trésorier de
Charles d'Anjou49, en 1271 un autre Templier, Martano, représentait la
Chambre Royale50 et en 1273 le prieur des Hospitaliers de Messine, Jacques
de Taxi, fut le gardien du Trésor du roi51. En 1304, le précepteur des
Templiers de Sicile (désormais divisée en deux royaumes) représenta le
Trésor Royal de l'île et paya aux mains de Gerardo Lanfredini de la société
des Bardi, agent de la Chambre Apostolique, deux mille onces d'or d'un
cens dû par la Sicile au pape52.
En 1317, la flotte du roi Frédéric III de Sicile arrêta près de Faro de
Messine (Capo Peloro) deux galères génoises commandées par Alafranchino
Ciba qui transportaient un véritable trésor des Hospitaliers d'une valeur
totale de plus de 1 143 onces d'or, composé de monnaies françaises et

46. 5 juillet 1306, se trouve dans une transcription du 27 octobre 1601 à Vienne, dans
XVIIIe siècle fans
Deutschordens Zentralarchiv,
Abteilung Welschland,
Abteilung 151/2,
Welschland,
P 84-85, 152/1,
125, P400-400v,
P 75-76; cf. H.copies
Houben,
du
« Zur Geschichte », op. cit.
47. Juillet 1206, BCP, Qq H 12, f 76-77.
48. Documenti del commercio veneziano nei secoli XI-XIII, R. Morozzo DELLA Rocca et
A. Lombardo éd., Turin, 1940, n° 324, cité dans A. Demurger, op. cit., p. 210.
49. Naples, RA, 2, f° 16, RCA, 1. 1, p. 1 19 ; Naples, RA, 2, P 80-81, RCA, t. V, p. 199.
50. Naples, RA, 10, P 103 ; RCA, t. VI, p. 218.
51.6 avril 1 273, RA, 3, P 54, régeste dans C. MlNlERI-RiCClO, // regno di Carlo I d 'Angià dal
2 gennaio 1273 al 7 gennaio 1285, Florence, 1875, 1, p. 14 ; J. Delà ville Le Roulx, op. cit.,
t. III, n° 3498, p. 287.
52. Juillet 1304, régeste dans A. Potthast, op. cit., n° 25444, p. 2037 ; Regesta pontificum
romanorum. Erga Templarios (1139-1313), G. Lamattina éd., Rome, 1984, n° 853,
p. 191 (manuscrit consultable dans la Biblioteca Apostolica Vaticana).
LE RAVITAILLEMENT DE LA TERRE SAINTE 155

siciliennes, de diverses espèces de tissus, de vases d'argent et autres53. Enfin,


la comptabilité des chevaliers teutoniques, la seule d'un ordre militaire
médiéval de l'Italie méridionale à avoir été conservée, même si pour une
période brève et plus tardive, nous atteste une intense activité de prêteur
d'argent exercée par les Teutoniques à Palerme au XVe siècle.
L'insertion des ordres militaires dans les circuits monétaires se
manifesta aussi dans la gestion des possessions agricoles. Les ordres
mettaient l'accent sur les locations à cens qui leur assuraient un
ravitaillement régulier en monnaie et laissaient au second plan la gestion
directe, ce qui faisait que plus que de produire des denrées agricoles, ils
produisaient de l'argent. Les locations emphytéotiques à cens fixe furent
entreprises par les ordres à partir des années 1220 et 1230 et se
caractérisèrent, non seulement dans le royaume de Sicile, par un esprit plus
porté à maintenir en bon état les biens qu'à en tirer des profits. Les terrains
et les immeubles furent loués aux familiers et clients des ordres contre des
loyers modiques : ce fut toujours mieux que de les laisser dans l'abandon.
Cette stratégie permit de consolider le groupe des familiers et de créer des
quartiers entiers d'immeubles des ordres : ainsi le Borgo San Giovanni des
Hospitaliers à Messine et la Ruga Nova Alamannorum des Teutoniques à
Palerme.
Prenons un exemple concret, celui des activités de l'ordre Teutonique
dans l'agriculture intensive suburbaine de la vigne et des oliviers dans le
territoire de Palerme : entre 1258 et 1261, les Teutoniques y envisagèrent
une gestion commune des terres par le biais des locations au tiers ou au quart
de récolte54. Or, en 1263, ils changèrent très brusquement les conditions des
baux : les cens annuels de tous les terrains, y compris ceux déjà concédés
aux preneurs, étaient désormais perçus en argent comptant. Les Teutoniques
reçurent, aux alentours de juillet 1262, un nouveau commandeur (Johann de
Walcheren) : cela pourrait expliquer la rapidité de l'instauration du cens en
argent, qui semble avoir été une décision politique clairement définie du
chapitre général de l'Ordre, nécessiteux de ressources en argent comptant55.
Par la suite, tous les ordres militaires du royaume pratiquent dans
90 % des cas, y compris celui des fiefs, une économie de rente monétaire,
jusqu'à l'apparition des formes de gestion plus subtiles au XVe siècle. Ce fait
explique pourquoi les vivres acheminés par les ordres vers la Terre sainte
provenaient d'une zone très réduite autour des grands ports des Pouilles :
ailleurs, les chevaliers ne firent que percevoir les loyers de leurs possessions
et ne s'occupèrent que rarement de la production agricole proprement dite.

53. 8 aprile 1317, BCP, Qq H 12, P 158-159, régeste dans C. Marullo di Condojanni,
op. cit., n° 77, p. 111.
54. Cf. Palerme, Magione, parchemins n° 72, 74, 79, 80, 81, 84, 92 et 156. Cf. aussi
A. MONGlTORE, op. cit.
55. Cf. TOOMASPOEG, Les Teutoniques en Sicile, op. cit.
1 56 Kristjan TOOMASPOEG

Doit-on déduire du petit nombre de zones de production des vivres, de


la prédomination de la rente en argent comptant dans les possessions des
ordres et de l'insertion de ces derniers dans les circuits monétaires que les
ordres militaires aient contribué aux besoins de leurs maisons mères aussi ou
surtout par les envois d'argent? Il est difficile de déterminer le rôle de
l'argent comptant dans le ravitaillement de la Terre sainte par rapport aux
denrées agricoles, faute de sources comptables des Trésors des ordres
militaires pour le XIIIe siècle, sources qui pourraient indiquer les sommes
encaissées par les chapitres généraux.
Toutefois, de la période postérieure à la chute de Saint- Jean-d'Acre en
1291, nous connaissons des modalités de la participation des Hospitaliers et
des Teutoniques aux besoins de leurs Maisons-mères. Les Teutoniques de
Sicile et des Pouilles envoyèrent des sommes d'argent à leur chapitre général
à Venise, puis, une fois que celui-ci se déplaça en Prusse, se limitèrent à
prendre en charge les frais des envoyés et des visiteurs de leur ordre en Italie
du Sud. Les Hospitaliers furent appelés par leur chapitre, chaque fois que la
flotte turque ou égyptienne attaqua Rhodes, à céder toutes leurs possessions
en bail contre des cens en argent anticipés qu'ils durent envoyer au
chapitre56. Dans le même temps, ils eurent à payer aussi des taxes régulières,
imposées pour leurs commanderies57.
Le rôle de l'argent semble ainsi important dans le ravitaillement de la
Terre sainte, ce qui ne doit toutefois pas porter à négliger l'importance des
cargaisons de vivres et des chevaux en provenance de l'Italie méridionale.

Le ravitaillement de la Terre sainte en hommes

Au contraire des commanderies des ordres militaires de France, la


péninsule Ibérique et d'ailleurs les maisons de l'Italie méridionale, ne furent
pas au XIIIe siècle de véritables lieux de recrutement, mais eurent en
revanche la fonction de centres de regroupement des frères et des croisés
destinés à la Terre sainte.
Nous trouvons dans le sud au moins quatre grands hôpitaux de
croisade d'envergure des ordres : Saint-Jean de Messine et de Barletta,
Sainte-Marie-des Allemands de Messine, Sainte-Marie du Temple de
Barletta et une série d'établissements moins importants, tel Saint-Jean des
Teutoniques à Agrigente. À Messine et à Barletta, le nombre des frères des

56. Cf. 1376, BCP, Qq H 12, P 185, régeste dans C. Marullo di Condojanni, op. cit., n° 93,
p. 115 ; 6 novembre 1440, BCP, Qq H 12, P 241-242, régeste dans ibid., n° 123, p. 121 ;
30 décembre 1440, BCP, Qq H 12, f°242v-243; 6 novembre 1460, BCP, Qq H 12,
P 260-262, régeste dans ibid., n° 136, p. 124; 25 août 1470, BCP, Qq H 12, P 271-272,
régeste dans ibid., n° 142, p. 126 ; 16 janvier 1497, BCP, Qq H 12, P 281, régeste dans ibid.,
n°150,p. 127.
57. 30 mai 1457, Archivio di Stato di Palermo, Protonotaro del Regno, 49, P 251 v-253.
LE RAVITAILLEMENTDE LA TERRE SAINTE 1 57

ordres fut élevé et leur séjour ne dura que le temps nécessaire avant de
s'embarquer pour Acre.
Les sources démontrent en particulier le rôle des Teutoniques de
Sicile. En 1291, l'hôpital teutonique de Messine abrita une quinzaine de
chevaliers58. Après
Feuchtwangen5 en l'appel
1291, beaucoup
fait par le parmi
grand eux
maître
repartirent
de l'Ordre
pourConrad
la Terre
de

sainte pour défendre la ville d'Acre et y moururent en bataille peu après60,


guidés par le commandeur de la province teutonique de Sicile, Heinrich de
Bolanden61.
Le rôle des provinces italiennes des ordres militaires fut donc aussi
celui de maintenir en état les hôpitaux de croisade. Il se peut que cette
activité ait été la plus importante des trois modes de contribution aux
nécessités de la Terre sainte : envoi de vivres, d'argent et d'hommes.

À travers les sources présentées, il est possible de tirer quelques


conclusions et de lancer quelques hypothèses.
D'abord, les envois de vivres et de chevaux vers le Proche-Orient ne
furent pas permanents et ils sont attestés à une grande échelle uniquement
pendant la période angevine lorsque la Grèce et l'Italie méridionale furent
regroupées sous la couronne angevine qui mena une politique
méditerranéenne active. Pendant cette période, la majorité des envois furent
effectués avant la division du royaume de Sicile en deux à la suite de
l'insurrection des Vêpres en 1282.
Ensuite, les capacités de production agricole des ordres furent très
réduites jusqu'à l'avènement de la dynastie angevine. Après cet événement,
les zones de production continuèrent à être très circonscrites car dans la
majeure partie de leurs possessions, les ordres militaires donnèrent la
préférence aux rentes en argent comptant, au détriment de la gestion directe.
Tous les ordres furent parfaitement insérés dans les circuits monétaires de
l'économie sicilienne et méditerranéenne et il semble qu'une grande partie
du ravitaillement du Proche-Orient ait été effectué non en vivres mais en
argent.
Enfin, les possessions des ordres militaires en Italie méridionale
servirent aussi à ravitailler la Terre sainte en hommes : on y trouve une série
d'hôpitaux où se logèrent les Templiers, Hospitaliers et Teutoniques, les
croisés et les pèlerins dans l'attente d'un embarquement pour la
Méditerranée orientale.

58. Leurs noms se trouvent dans Palerme, Magione, parchemins n° 209 (28 mai 1290), 21 1
(2 juillet 1290) et 215 (15 août 1290).
59. S. RuncimaN, A History of the Crusades, Cambridge, 1950-1954, t. Il, p. 1036.
60. Le 17 février 1295 (Palerme, Magione, 272) seul un des Teutoniques siciliens de 1290,
Heinrich de Metz, était encore présent à Palerme.
61. Bolanden est parti pour Acre en avril 1291 (Palerme, Magione, 229) et y est mort le
18 mai de la même année. Cf. K. Forstreuter, op. cit., p. 119.
1 58 Kristjan TOOMASPOEG

Les informations fournies par les sources du XIIIe siècle sont


incomplètes et isolées en comparaison avec les fonds documentaires que l'on
possède pour les époques postérieures, mais elles suffisent pour confirmer le
rôle essentiel de l'Italie méridionale et des ordres militaires dans le
ravitaillement de la Terre sainte. Outre un simple envoi de vivres, ce
ravitaillement impliqua aussi la participation aux échanges commerciaux et
le maintien des hôpitaux de croisade dans les grandes villes portuaires du
sud.

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