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LES PAYS LOINTAINS DE LA LECTURE

Michèle Petit

Presses Universitaires de France | « Ethnologie française »

2004/4 Vol. 34 | pages 609 à 615


ISSN 0046-2616
ISBN 9782130541769
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2004-4-page-609.htm
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Dossier : Bembo f205735\pu184006\ Fichier : eth4-04 Date : 18/5/2007 Heure : 13 : 43 Page : 609

Les pays lointains de la lecture

Michèle Petit
CNRS – LADYSS

RÉSUMÉ
C’est à un éloge du lointain que pourrait conduire l’attention portée aux pratiques de lectures dans des lieux où lire ne va
pas de soi. En effet, c’est par le biais de l’ouverture sur un ailleurs, un autre espace que celui du quotidien, que lecteurs et
lectrices peuvent, de façon toute personnelle, enrichir tel ou tel registre de leur imaginaire. Cette problématique n’est pas
sans contradiction avec l’engouement de géographes pour le local et leur valorisation du proche.
Mots-clefs : Lecture. Lointain. Individualisation. Exclusion. Ségrégation spatiale.
Michèle Petit
CNRS – LADYSS
191, rue Saint-Jacques
75005 Paris
petitmic@univ-paris1.fr
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« Votre bonheur est dans l’espace et dans l’agitation », disait l’analyse de l’expérience singulière de ces lecteurs, telle
Mme de Lambert 1. Mon bonheur doit être dans qu’ils la restituent lors d’un entretien oral, aussi ouvert
l’espace, qui m’a poussée à demeurer en la compagnie et libre que possible ; ou telle qu’ils la transposent dans
de géographes, quand le mouvement de mes travaux me un texte écrit – pouvant aller de l’autobiographie à
portait très loin de leurs thématiques, apparemment du l’autofiction. Il n’est guère d’autre biais pour tenter
moins. Depuis douze ans, je travaille en effet sur la d’approcher en particulier ces pensées que les lectures
lecture et le rapport aux livres, et les déplacements de font venir, ces sensations éprouvées, ces liens noués par
tous ordres, réels ou symboliques, qui leur sont liés. Pour chacun, à l’insu des institutions : aucun élément objec-
la plupart, ces recherches portent sur des lieux où la tivable n’est là d’un grand secours.
distance sociale et culturelle aux livres et aux supports Avec des collègues, j’ai notamment réalisé et analysé
écrits de l’information est redoublée d’un éloignement une cinquantaine d’entretiens approfondis en milieu
géographique – qu’il s’agisse, en France, de régions rura- rural [Ladefroux, Petit, 1993], puis quatre-vingt-dix
les ou de quartiers populaires situés en périphérie entretiens dans des quartiers populaires, avec des ado-
urbaine, ou, en Amérique latine, d’espaces en crise. lescents et des jeunes adultes, âgés de quinze à une
Je m’y suis lancée dans le sillage de Michel de Cer- trentaine d’années, qui avaient fréquenté une bibliothè-
teau 2, qui voyait dans la lecture une pérégrination dans que municipale [Petit, Balley, Ladefroux, 1997] : des
un système imposé ou encore un « art du braconnage », et jeunes présentant des parcours différenciés, qui n’étaient
insistait sur l’activité des lecteurs qui s’approprient ou sans doute pas « représentatifs » de l’ensemble de ceux
détournent les textes lus : « C’était l’idée-force des Lumières vivant dans ces quartiers, mais dont les trajectoires
que le livre est l’éducateur privilégié du peuple. Le lecteur n’étaient pas non plus exceptionnelles, loin de là.
passait pour l’effet du livre. Aujourd’hui il se détache de ces L’importance accordée par nos interlocuteurs au rôle
livres dont on supposait qu’il était seulement l’ombre portée. de la lecture dans la construction de soi [Petit, 2002] a
Voici que l’ombre se délie, prend son relief, acquiert une indé- rendu indispensable le détour par une discipline mieux
pendance » [1982 : 66-67]. C’est donc du côté des lec- armée que l’anthropologie ou la sociologie pour analy-
teurs que je me suis située, en tentant d’approcher leurs ser les processus singuliers par lesquels celle-ci s’opère.
manières singulières de lire, de s’approprier, de se repré- En termes d’emprunts, c’est donc du côté de la psycha-
senter des textes écrits, et les recompositions qui peu- nalyse que je me suis aventurée : pour « entendre »
vent en découler. Ce qui appelait une méthodologie : l’expérience de lecteurs et de lectrices, apprécier, en

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particulier, les réagencements symboliques, langagiers, 228]. Camus, quant à lui, disait de la misère qu’elle était
auxquels la rencontre avec des textes écrits peut donner « une forteresse sans pont-levis » et de la bibliothèque muni-
lieu, cette science fournit quelques concepts très cipale : « Ce que contenaient les livres au fond importait peu.
éclairants. Ce qui importait était ce qu’ils ressentaient d’abord en entrant
Dans la fréquentation des géographes, il m’a semblé dans la bibliothèque, où ils ne voyaient pas les murs de livres
trouver un ancrage dans le réel, un rappel quotidien de noirs mais un espace et des horizons multiples qui, dès le pas
l’attention à accorder à l’expérience des lieux, à la pra- de la porte, les enlevaient à la vie étroite du quartier » [1994 :
tique du terrain, à l’analyse du contexte. Leur proximité 227].
m’a probablement aussi permis, toutefois, de repérer L’essentiel est là, peut-être : la découverte qu’il existe
le jeu de différents espaces de référence dans cette autre chose, un espace « en dehors », « au-delà », un ail-
construction d’une identité personnelle, et en particulier leurs, et donc qu’il est possible de sortir, devenir autre
le rôle de l’ailleurs et du lointain qui en participe – me chose, prendre une part active à son destin, plutôt que
conduisant à interroger, en retour, l’engouement de d’être seulement l’objet des discours et des décisions des
géographes pour le « local », leur valorisation du proche. autres. Pour bien des jeunes filles vivant dans des quar-
C’est à restituer ce mouvement que cet article s’attache : tiers relégués en particulier, c’est une sortie de l’espace
à faire apparaître qu’à côté des échanges de concepts ou domestique, une échappée, là où une territorialisation
de méthodes, des chassés-croisés de thématiques, il est accrue conforte le repli communautaire et le contrôle
des promiscuités heuristiques dont on parle trop mutuel, là où la rue est sous surveillance masculine. Pour
rarement. une partie des garçons, c’est une alternative au gréga-
risme viril de la rue. Les uns comme les autres font un
lien explicite entre la rencontre avec une bibliothèque
• « Cet espace-là, c’est aussi lui... » et les biens ou les personnes qui s’y trouvent, l’ouverture
« Pour moi, un livre, c’est des images, c’est un tableau, c’est d’un espace et l’élaboration d’une position de sujet, une
un univers, un espace dans lequel on peut évoluer », dit Ridha. sortie des voies toutes tracées, la réalisation de déplace-
Et Rosalie : « La bibliothèque, les livres, c’était le bonheur, ments dans un champ ou un autre de leur vie [Petit,
la découverte qu’il y avait un ailleurs, un monde, plus loin, Balley, Ladefroux, 1997]. Pour une part, parce qu’ils y
où je pourrais vivre. Quelquefois il y a eu de l’argent à la ont trouvé un cadre à même de soutenir leur parcours
maison, mais le monde n’existait pas. Le plus loin où on allait, scolaire ; mais au moins autant, parce qu’ils ont pu s’y
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approprier des mots, des images, pour se découvrir ou
c’était chez mémé, en vacances, au bout du département. Sans se construire, élaborer du sens.
la bibliothèque, je serais devenue folle, avec mon père qui criait, Processus à l’œuvre dès l’enfance, quand, avec des
qui faisait souffrir ma mère. La bibliothèque me permettait de histoires, des contes, la bibliothèque leur a donné les
respirer, elle m’a sauvé la vie. » Ou Daoud : « Quand on est moyens de s’ouvrir à un monde à soi, comme pour
en banlieue, on doit avoir des études mauvaises, on doit avoir Afida : « J’avais un secret pour moi, c’était mon univers à moi.
un sale boulot, il y a tout un tas d’événements qui vous font Mes images, mes livres et tout ça », ou Ridha : « ... Je lisais
aller dans un certain sens. Moi j’ai su esquiver ce sens-là, être Le Livre de la jungle, j’aimais bien aussi Tarzan, je me
anticonformiste, aller ailleurs, c’est ça ma place... (Ceux qui rappelle, je montais sur les arbres et je faisais “Ouaoh, ouaoh”
traînent), ils font ce que la société attend d’eux qu’ils fassent, et après, ma frangine sortait et faisait “Ouaoh, ouaoh”. Et
c’est tout. Ils sont violents, ils sont vulgaires, ils sont incultivés. moi ça me plaisait parce que Le Livre de la jungle c’est un
Ils disent : “Moi je vis en banlieue, je suis comme ça”, et j’ai peu se débrouiller dans la jungle. C’est l’homme qui par sa
été comme eux. Le fait d’avoir des bibliothèques comme celle-là poigne arrive toujours à maîtriser les choses. Il y avait l’idée
m’a permis d’entrer, de venir, de rencontrer d’autres gens. Une de combativité aussi... la jungle en elle-même ne me plaisait
bibliothèque sert à ça... J’ai choisi ma vie et eux ne l’ont pas pas. Le lion c’est peut-être le patron qui ne veut pas t’embau-
choisie. » cher ou les gens qui t’en veulent, etc. Et Mowgli se construit
Très vite, lors de ces entretiens, la fréquence des méta- une petite cabane, c’est un petit chez-soi et en fait, il pose ses
phores spatiales auxquelles nos interlocuteurs recou- marques. Il se délimite. Et on voit bien que l’être c’est pas
raient a retenu mon attention, revenant tout au long de seulement son corps à lui, il va au-delà. Il a besoin d’espace
mes recherches, comme dans de nombreux souvenirs et cet espace-là, c’est aussi lui. C’est ses repères. »
de lecture transcrits par des écrivains ou des scientifi- Un monde à soi, une cabane dans la jungle, une petite
ques, lus en contrepoint. Par exemple, les remarques de baraque sur une île, etc. : là encore, dans ces souvenirs,
Daoud venaient en écho à ce qu’avait écrit Richard les métaphores spatiales abondent. Le jeune lecteur éla-
Hoggart : « J’avais besoin de découvrir quelque chose par moi- bore un espace à lui où il ne dépend pas des autres, où
même, de bifurquer en quelque sorte de la voie tracée, de faire il tourne même le dos aux siens. Au-delà, à tout âge,
mes propres découvertes, de trouver mes propres espaces et quel que soit le milieu social, lire donne accès à une
d’enthousiasme en dehors de ce que les professeurs offraient et « chambre à soi », y compris dans des contextes où
au-delà de ce dont parlait la quasi-totalité de mes camarades. aucune possibilité de disposer d’un espace personnel
Cette voie passait par la bibliothèque municipale... » [1991 : ne semble exister. En milieu carcéral, par exemple,

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Jean-Louis Fabiani et Fabienne Soldini ont observé que passager de la salle où je lisais, du livre fourbu que je tenais.
la lecture permettait aux détenus, dans certaines limites, Je ne rentrais pas les mains vides des lointains où je m’étais
la reconstitution d’un espace privé, tandis qu’à l’inverse, porté pendant l’après-midi. La pièce silencieuse, la clarté trou-
« la télévision pourrait bien en signaler l’impossibilité radicale » ble, âgée, du vitrage à plomb où je reprenais pied n’étaient
[1995 : 219]. plus tout à fait les mêmes. On s’en accommodait moins mal
Le geste même de lire est une voie d’accès à ce ter- pour s’en être, un moment, absenté. Elles n’étaient pas les
ritoire de l’intime. Mais ce dégagement, cette transgres- seules même si les contrées où l’on avait marché, vécu avaient
sion des limites assignées sont plus sensibles encore, tiré leurs prestiges et leurs cieux, leurs oiseaux, leurs palmes,
peut-être, quand il s’agit de la lecture d’œuvres littérai- leurs neiges et leurs eaux, leur sol même, du volume poudreux
res. Quantité de contes, d’albums, racontent en effet le où l’on avait le nez plongé » [1996 : 118] 4.
périple d’un héros qui s’éloigne de la maison familiale, Tout se passe comme si l’élargissement de l’horizon
se fait signifier une interdiction, puis la transgresse permettait un agrandissement de l’espace intérieur. Car
[Propp, 1966]. Ce que l’on retrouve dans nombre de par le biais de ce lointain, c’est en soi que les lecteurs
romans, au point qu’on a pu dire que « l’acte fondateur s’aventurent, c’est soi qu’ils, ou elles, trouvent au bout
du roman, malgré la très grande diversité de son expression, du chemin. Non pas un soi social, pris dans le regard
est le départ du héros qui, par son déracinement, forge son que l’on porte sur lui, mais plutôt l’autre en soi, relié
identité » [Pividal, 1996 : 33]. Les lecteurs mettent donc aux sources de la vie émotionnelle. Cet autre en soi veut
leurs pas dans ceux du héros ou de l’héroïne qui va vers de l’espace, hors du quotidien, et des mots formulés
le vaste monde, par un parcours initiatique qui le défi- dans une langue qui enlève le lecteur au ton habituel
nira. Leur expérience est aussi en résonance avec celle de ses jours.
de l’écrivain qui, ébauchant une fiction, commence fré- Jean-Louis Baudry, dans un livre consacré à l’enfant-
quemment par élaborer une géographie imaginaire, lecteur qu’il a été, parle ainsi des « immenses réserves ama-
composer un espace, à partir de quelques souvenirs ou zoniennes de l’intériorité » : « Si étranges que fussent ces lieux
fragments de perception. et parce qu’ils étaient étranges, si fantastiques et inconcevables
Si l’on en juge par l’expérience de garçons et de filles, parce que justement ils étaient fantastiques et inconcevables, en
d’hommes et de femmes, vivant dans des lieux où lire pénétrant en eux nous pénétrions en nous-mêmes » [2000 :
n’est pas donné et qui ont pu accéder à la lecture, un 93]. Et Walter Benjamin : « ... comme le lointain qui, quand
livre sert donc avant tout, aujourd’hui, à ouvrir un il neige, conduit vos pensées, non plus vers un horizon plus
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espace. Un espace personnel, secret, et pourtant relié large mais au-dedans de vous-même, Babylone et Bagdad,
par une multiplicité de liens à d’autres – celui ou celle Saint-Jean-d’Acre et l’Alaska, Tromsø et le Transvaal se trou-
qui l’a écrit, ceux qui l’ont lu ou le liront, ceux qui vaient au-dedans de moi-même » [1988 : 89].
Pour des enfants ou des adolescents qui grandissent
l’ont fabriqué, proposé, ceux que l’on découvre dans les dans des univers confinés, ces fugues peuvent être une
pages du livre. Un espace calme, sans conflits, où les respiration vitale. Mais plus largement, pour tout un
lecteurs vont se délimiter, se percevoir comme séparés, chacun, sans cette rêverie dans des ailleurs illimités,
différents de ce qui les entoure, capables d’une pensée l’exercice de la pensée serait peut-être impossible, ou du
indépendante. Un espace qui ouvre une marge de moins très difficile. Montaigne, déjà, avait noté : « Nous
manœuvre, introduit un peu de jeu 3. pensons toujours ailleurs. » Bachelard disait de la rêverie
qu’« elle fuit l’objet proche et tout de suite elle est loin, ailleurs,
• Le lointain intérieur dans l’espace de l’ailleurs ». Et il précisait : « L’immensité
est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être
Cet « ailleurs » auquel introduit la lecture a encore que la vie réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend
une caractéristique : il s’agit la plupart du temps d’un dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous som-
espace lointain. Dans les souvenirs d’enfance et d’ado- mes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense » [1972 :
lescence, la jungle de Mowgli côtoie là quelques 168-169].
Orients, les mers du Sud, les banquises du Pôle ou D’autres philosophes ont évoqué ces rapports entre
d’autres galaxies. C’est cet appel de l’inconnu qui a le lointain et la pensée, tel Heidegger, pour qui le penser
éveillé le désir, la curiosité, l’intériorité. est « l’approche du lointain » 5. Ou Hannah Arendt : « Nous
L’expérience des lecteurs « ordinaires » rejoint là celle partons en voyage pour examiner de près des curiosités loin-
d’écrivains, tel Pierre Bergounioux, qui se rendait à la taines ; bien souvent, c’est seulement dans le souvenir rétro-
bibliothèque de Brive pour se plonger dans des ouvrages spectif, quand l’impression ne nous presse plus, que les choses
dont l’intérêt tenait « à l’éloignement des choses qu’ils que nous avons vues deviennent tout à fait proches, comme si
disaient » [1996 : 117] : « La bibliothèque permettait d’éten- alors elles révélaient pour la première fois leur sens, parce
dre nos pensées aux antipodes, à la Chine, au Mexique » qu’elles ne sont plus présentes. Ce renversement des rapports
[1997 : 25]. « Il y avait d’autres choses que celles que nous et des relations : que le penser éloigne le proche, c’est-à-dire se
avions touchées, d’autres manières de faire, aussi. [...] Les retire du proche, et approche l’éloigné, est décisif si nous voulons
lectures du samedi ne me procuraient pas seulement l’oubli gagner une lumière sur le séjour du penser » [1974 : 316].

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• Droit à la métaphore... telle Beatriz Helena Robledo, travaillant dans un foyer


C’est bien ce « séjour du penser » que des lecteurs rejoi- pilote avec des adolescents démobilisés du conflit armé
gnent par le biais des lointains des livres – d’une partie que traverse la Colombie : « Nous contions des mythes et
d’entre eux, du moins. Bien plus que l’identification à des légendes devant une carte de Colombie où étaient situés
tel ou tel personnage, c’est en effet l’évocation du travail les différents groupes indigènes qui peuplent notre pays. Nous
psychique, du travail de rêverie, de symbolisation, de n’aurions jamais imaginé qu’une carte puisse signifier autant...
narration intérieure de sa propre histoire, accompagnant Qu’elle soit là, présente, visible, tandis qu’ils écoutaient les
ou suivant la lecture, qui est récurrente. La conjonction contes et les légendes leur a permis d’élaborer leurs propres
entre dépaysement et reconnaissance de soi se retrouve histoires, mais aussi leur propre géographie. À mesure que nous
fréquemment quand ils relatent des moments où un lisions et signalions la provenance du mythe ou de la légende,
texte a éclairé une part d’eux-mêmes jusque-là obscure, ils se souvenaient des lieux, des rivières, des villages par lesquels
à la façon de l’insight psychanalytique, de ces prises de ils étaient passés.
conscience soudaines qui s’accompagnent de la libéra- Tout à coup, comme par un “abracadabra”, à parler de la
tion d’une énergie jusque-là entravée, pouvant donner “Pleureuse”, de la “Madremonte”, du “Mohán”, la parole
la force de sortir de ce dans quoi ils se sentaient immo- de ces jeunes, réprimée pendant tant d’années par la guerre,
bilisés, de se dégager [Petit, 2002 : 47-69]. remplacée par le bruit sourd des fusils, commença à jaillir et ils
De telles rencontres, en effet, s’avèrent particulière- se mirent à raconter » [2002 : 311].
Là encore, mais d’une autre façon, le trajet vers soi,
ment opérantes dans deux cas : quand ils se saisissent, vers l’élaboration de sa propre histoire et de sa géogra-
dans un texte, d’une formule lumineuse, condensée ; et phie, passe par un agrandissement de l’espace de réfé-
quand ils y trouvent, non un décalque de leur propre rence. Là encore, la lecture relance une activité de
histoire, mais une version transposée 6. Tels ces enfants narration, de construction de sens. Et c’est à nouveau
travailleurs saisonniers au nord du Mexique, s’appro- par le biais de métaphores : si les textes lus évoquent des
priant le soir, après les travaux des champs, des albums rapts, ce ne sont pas ceux qu’opère la guérilla, mais ceux
d’Anthony Browne où le petit chimpanzé Willy, harcelé perpétrés par le Mohán, un ogre séducteur qui enlève
par des gorilles arrogants, triomphe de leur brutalité par les jeunes lavandières. Le détour par le temps mythique
son intelligence rusée. Ou ce jeune homosexuel trou- ouvre la possibilité d’une symbolisation. On n’est pas
vant dans la biographie d’une actrice sourde la force dans des histoires qui renverraient l’image de gens sem-
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d’assumer sa propre différence. Ou Michel del Castillo, blables à soi, s’exprimant de la même façon que soi,
pendant la guerre civile espagnole, lisant chaque soir Les mais dans une dimension qui, d’emblée, éloigne. Plutôt
Mille et Une Nuits après que sa mère est sortie dans les qu’un reflet, un symbole, qui permet de se représenter,
fusillades : il lit contre la mort, comme la favorite « parle de se repérer, de penser, et, de ce fait, d’apprivoiser un
contre la mort », mais l’histoire est située dans des temps peu la violence des pulsions. Et qui ouvre à des liens
anciens, dans une Bagdad fabuleuse, qui l’arrache à sa avec d’autres, au lieu de cantonner à l’entre-soi, au face
nuit madrilène et le protège [1995 : 80]. à face avec le même, l’identique à soi.
L’expérience des lecteurs diffère peu, à cet égard, Si l’on suit ces lecteurs et ces lectrices – qu’ils lisent
selon les origines sociales ou culturelles : c’est souvent de façon régulière ou très épisodique –, la culture n’est
par des biais insolites qu’ils rencontrent des mots leur pas un monument autour duquel serrer les rangs comme
rendant le sens de leur propre histoire, tandis qu’un un seul homme, mais quelque chose que l’on s’appro-
texte-miroir pourra leur paraître intrusif. Dans un récit prie, que l’on dérobe, que l’on bricole à sa façon. Quel-
écrit par un homme ou une femme évoquant de tout que chose qui peut toucher au sens même de la vie et
autres épreuves, quelquefois dans des époques anciennes qui est là, à disposition. Ou plutôt qui devrait être à la
ou à l’autre bout de la terre, ils trouvent une mise en disposition de chacun, dès le plus jeune âge, pour qu’il
scène complexe, éloignée, dans le temps ou dans puisse s’en saisir, en faire usage, y puiser, pour symboliser
l’espace, de leurs souffrances, de leurs désirs ou de leurs son expérience, sa relation au monde, donner sens à sa
craintes. Processus complexe, bien au-delà de « l’iden- vie. Pour élaborer un espace où trouver place, plutôt
tification » à laquelle on le réduit habituellement et où que de se sentir rejeté de tous côtés ; pour vivre des
les pouvoirs de la métaphore sont particulièrement à temps un tant soit peu apaisés, poétiques, créatifs, et ne
l’œuvre : celle-ci crée du mouvement chez celui qui pas être seulement adapté – ou inadapté – à un univers
l’entend, on l’a remarqué de longue date. productiviste. Pour conjuguer, aussi, les différents uni-
À porter attention à l’expérience singulière des lec- vers dont beaucoup participent.
teurs, j’ai retrouvé ce que des psychanalystes ont eux- Car pour celles et ceux qui sont issus de l’immigra-
mêmes observé, qui privilégient le recours à des tion, la lecture, d’autres pratiques culturelles quelquefois,
métaphores, littéraires, artistiques ou scientifiques, avec permettent de conjuguer des cultures qui jusque-là se
des enfants, des adolescents ne disposant d’aucun espace faisaient la guerre, de faire jouer en soi plusieurs univers,
psychique libre 7. Mais des médiateurs culturels ont aussi plusieurs langues, plusieurs pays [Petit, 2002 : 71-78].
une connaissance, intuitive ou savante, de ces processus, Telle cette jeune fille turque lisant avec un égal plaisir

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Yachar Kemal, qui lui rend les paysages et les histoires communautaire, où le groupe avait le pas sur l’individu,
d’une terre perdue, et des passages de Descartes, qui lui qui se trouvait mis en question. En milieu rural, deux
donnent l’idée qu’une argumentation bien menée pour- siècles plus tard, celle ou celui qui a du goût pour les
rait aider à refuser un mariage arrangé. Et l’on voit dans livres est encore fréquemment suspect d’être un pares-
ces parcours qu’autant il peut être vital de retrouver un seux, un égoïste, un lâcheur [Ladefroux, Petit, 1993].
lien avec son histoire, sa culture d’origine, autant il est La télévision, qui se regarde en famille, s’inscrit aisément
important d’accéder aussi à la métaphore, au dépayse- dans le prolongement des histoires oralisées que l’on
ment, au détour, à l’élargissement de son univers partageait, tandis que s’isoler, se tenir à l’écart des siens,
culturel. dans une intériorité autosuffisante, peut toujours être
Or, certains médiateurs ne proposent aux enfants ou mal perçu. Et d’un village à l’autre, revient la culpabilité
aux adultes issus de milieux où lire ne va pas de soi, que associée au fait de lire, la crainte du qu’en-dira-t-on.
des écrits sensés « coller » à leurs « besoins » : par exem- Dans des quartiers populaires urbains, de telles peurs
ple des ouvrages « utiles » dont ils pourraient faire usage se retrouvent, dans une partie des familles issues d’une
dans leur formation ou leur recherche d’un emploi, ou culture rurale et orale, qui ne supportent pas, en parti-
des textes supposés refléter leur vécu commun – aux culier, que les filles aient « des moments pour soi » et
ruraux, les mêmes sagas de Claude Michelet, aux jeunes conquièrent une marge d’autonomie 8. Quant aux gar-
filles vivant dans des quartiers populaires, des témoigna- çons qui aiment lire, ils le font habituellement en se
ges de filles violées, battues, droguées, etc. cachant, pour éviter les représailles exercées par les
Ce faisant, une vieille ligne de partage est perpétuée : communautés masculines à l’encontre du « pédé », du
celle qui réservait aux nantis le droit à l’intime, au souci « fayot » ou de l’« intello » qui ainsi se singularise.
de soi, à la singularité [Thiesse, 1995], tout comme le Le rapport aux livres apparaît ainsi comme un analy-
privilège de « voir » plus loin que les autres, de se penser seur, un biais privilégié pour interroger la forme du lien
à une autre échelle. Longtemps, la plupart des ruraux, social. La diffusion de la lecture rend les allégeances fami-
tout comme nombre d’urbains de milieu populaire, liales, communautaires, politiques, religieuses, plus flui-
eurent en effet pour horizon le proche, la famille, le des, tout comme elle desserre le lien au territoire. C’est
voisinage, « nous », tandis que le reste du monde, c’était bien pourquoi elle est ressentie comme une menace par
« eux », dont les traits étaient mal définis [Hoggart, ceux qui pourraient voir leur domination remise en
1970 : 65-69, 98-105]. cause, mais aussi par ceux qui n’existent que pour et par
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La télévision a pénétré les espaces ruraux comme les l’agrégation à un groupe. En revanche, elle est perçue
quartiers situés en périphérie urbaine, au point d’y comme une opportunité par beaucoup de jeunes filles
occuper la plus grande part du temps libre. Pourtant, ou de femmes et une partie des garçons, pour qui lire
étaye un désir d’autonomie et facilite le passage à une
nombre de celles et ceux qui y vivent sont cantonnés à forme de lien plus « sociétaire ». Les nostalgies commu-
un horizon limité, au semblable à soi, au journal local nautaires n’épargnent toutefois pas toujours les profes-
et à des émissions prétendant retourner à qui les regarde sionnels travaillant dans ces espaces... ni même les
son image en miroir, où, selon Serge Daney, « le village chercheurs, dont certains confondent lien social et lien
réclame son dû » [1991]. communautaire [Dubar, 2000 : 194-203].
Trouver place, aujourd’hui, « s’intégrer », ce n’est pas
• ... ou assignation à la case départ ? forcément s’agréger, entrer dans un groupe social déjà
présent. C’est un processus qui, en particulier pour beau-
Depuis quelques siècles, la lecture de livres a été, et coup d’adolescents – plus encore quand ils vivent dans des
est encore, un moyen de construire une intimité rebelle. quartiers relégués ou des espaces en crise –, commence
Si l’on suit les historiens du livre, l’apparition d’un par un saut en dehors, au-delà, un geste de sortie, une
espace de liberté fondé sur l’intime, le particulier, aurait rupture qu’institue une rencontre, une parole, quelque-
joué un rôle essentiel dans les détachements qui, au fois une poésie, une fiction ou un mythe, etc., qui per-
XVIIIe siècle, ont éloigné les sujets de leurs princes, les mettent de quitter le ressassement, le face-à-face avec trop
chrétiens de leurs églises. En réaction à cet espace de de réel, de passer ailleurs. Le monde n’en est pas pour
liberté qui inquiétait, dès la fin du XVIIIe se multiplièrent autant réparé de ses désordres ou de ses inégalités, mais
des représentations picturales ou littéraires où, dans une une marge de manœuvre est ouverte. C’est en se décol-
maison paysanne, un père de famille lit la Bible aux lant du territoire, en se désidentifiant des représentations,
femmes et aux enfants assemblés autour de lui, soumis des assignations qui lui sont associées, que nombre de ces
et silencieux. Les gestes d’une lecture contraire, citadine, jeunes résistent aux processus d’exclusion. Et la distancia-
négligente, désinvolte, se trouvaient ainsi dénoncés tion par rapport aux assignations sociales, communau-
[Cavallo et Chartier, 1997 : 35]. taires, familiales, territoriales, a besoin, semble-t-il, du
Toutefois, si cet espace de liberté auquel la lecture est support d’un imaginaire lointain.
propice inquiétait les pouvoirs, il préoccupait aussi les Quand des géographes valorisent le proche, le
proches des lecteurs, car c’était tout un mode de vie « local », y voyant un cadre privilégié pour « dynamiser

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la citoyenneté », ne contribuent-ils à cautionner, à leur aujourd’hui, que dans des imaginaires et des repérages
corps défendant, des traitements territoriaux de l’exclu- symboliques complexes. Les lieux habités, traversés, visi-
sion, et les enfermements qui leur sont liés 9 ? Plus tés, en participent, tout comme les pays racontés, évo-
encore, quand ils théorisent en termes d’« identités loca- qués avec émotion par des proches, particulièrement
les » ou d’« identités territoriales », ne risquent-ils pas de dans l’enfance. Mais tout autant les espaces rêvés à partir
réifier et légitimer des constructions mythiques, d’autant de ressources imaginaires, narratives, que procurent des
plus équivoques que le glissement est aisé de la supposée biens culturels – quand on a la chance d’y accéder.
« identité » de tel territoire à l’« identité » de ceux qui y De nouveaux supports technologiques viennent
habitent 10 ? aujourd’hui modifier la constitution de ces imaginaires.
Pour leur part, les lectrices et les lecteurs que nous Si la lecture de livres a pu être, et est encore, un moyen
avons écoutés confondent très rarement le soi et le chez- de construire un ailleurs et, par là même, une intimité
soi, l’« identité » personnelle et l’identification à un frondeuse, à quelle forme d’ouverture au monde, de
lieu – d’habitation ou d’origine. La plupart ont d’ailleurs configuration politique, l’écriture ou la lecture électro-
à ces espaces des relations qui ne semblent pas réduc- nique, ou les jeux vidéo seront-ils propices ? Sur tout
tibles à un lien d’identification ou d’appartenance. Plus cela, nous savons peu de choses. Géographes et ethno-
largement, ce n’est peut-être pas tant dans un registre logues, en libre proximité avec d’autres disciplines, ont
d’identification que le rapport à des espaces s’effectue matière à explorer. ■

Notes confiance, et où il ébauche son émancipation,


commence à se construire comme sujet [Win-
Serge Tisseron, ont beaucoup exploré cette
thématique de la métaphore.
nicott, 1975]. Espace psychique plus que maté-
riel, l’aire transitionnelle se constitue pourtant 8. Dans d’autres familles, généralement
1. Cité in [Roche, 2003 : 165]. installées de plus longue date, elles y sont au
aussi avec le corps, par une exploration d’un
2. Certeau avait ouvert des chemins de monde physique progressivement élargi (pen- contraire incitées [Petit, Balley, Ladefroux,
traverse entre histoire, anthropologie, psycha- sons là au célèbre jeu de la bobine, scandé par 1997].
nalyse – ces trois sciences de l’altérité –, tout les mots « fort » et « da » (loin et ici), auquel se 9. Sans que nous ayons particulièrement
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en questionnant d’autres savoirs, la linguistique livrait un enfant observé par Freud). Les expé- creusé cette thématique, les impasses d’un tel
en particulier. Sans être particulièrement lié aux riences culturelles ne sont rien d’autre qu’une
géographes ou aux urbanistes, ce grand mar- traitement étaient très perceptibles lors des
extension de ces premières expériences de vie enquêtes réalisées dans des quartiers dits « sen-
cheur était aussi « passionné par les questions créatrice, de jeux, d’émancipation.
d’espace », si l’on en croit Françoise Choay sibles », du moins dans certains d’entre eux (les
[citée in Dosse, 2002 : 473]. L’Invention du quo- 4. Tout au long de son œuvre, Bergou- terrains choisis étaient : Bobigny, Bron, Mul-
tidien [Certeau, 1980], ce livre inclassable nioux s’est attaché à rendre l’expérience de ce house, Hérouville-Saint-Clair, Auxerre et
consacré aux créativités quotidiennes, à la part surgissement du lointain (sous la forme d’un Nyons). Au point d’écrire, dans la conclusion :
de liberté des acteurs ordinaires, à leurs détour- livre, d’un masque africain, d’une image télé- « à partir de ces entretiens, c’est toute la question
nements, leurs ruses, est aussi une poétique de visuelle...) dans le monde étroit où il vivait d’un projet de ville qui est très vite posée. Et de
l’espace ayant pour point de départ son analyse enfant. Sur cette même thématique, l’œuvre de société... Si l’on veut que les bibliothécaires n’en
de la lecture : tout comme les lecteurs s’appro- Ramuz est aussi très riche. soient pas réduits à animer des ghettos, et à faire face,
prient les textes lus, les habitants arpentent à toujours plus, à ces situations de violence qui sont
5. Cité in [Arendt, 1974 : 316]. aussi leur lot » [Petit, Balley, Ladefroux, 1997 :
leur façon le texte de la ville qu’ils n’ont pas
écrit. 6. Ce qui est en rapport avec le fait que 343].
la condensation et le déplacement sont les 10. Voir les utilisations faites par l’extrême
3. On est là très proche de ce que les psy- mécanismes mêmes qui, selon Freud, régissent
chanalystes nomment l’« aire transitionnelle », droite du thème identitaire, des « identités
le fonctionnement de l’inconscient.
cette aire de jeu qui s’inaugure entre le jeune régionales », de la « France des terroirs et des
enfant et sa mère, si l’enfant se sent en 7. Certains, comme Serge Boimare ou clochers », etc.

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Les pays lointains de la lecture 615

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ABSTRACT
The remote countries of reading
The study of readers’ practices in places where reading is not simple could lead us to think that they praise remote lands. It is
indeed by opening up to an elsewhere, to a space other than the everyday life that readers can enrich some part or other of their
imaginary world in a quite personal way. This problematics contradicts somewhat the craze of geographers for the local and their
high valuation of the near.
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Keywords : Reading. Remote Lands. Individualization. Exclusion. Spacial Segregation.

ZUSAMMENFASSUNG
Die fernen Länder des Lesens
Die Studie der Praktiken von Lesern, die in Gegenden leben, wo das Lesen gar nicht selbstverständlich ist, könnte uns dazu
führen, dass sie die Ferne loben. Es ist nähmlich durch ihre Aufgeschlossenheit für ein Anderswo, einen Raum anders als das
Alltagsleben, dass die Leser irgendeinen Teil ihrer Vorstellungswelt in einer ganz persönlicher Weise bereichern können. Diese
Problematik widerpricht die Begeisterung der Geographer für das Lokale und ihre Hochschätzung des Nahen.
Stichwörter : Lesen. Ferne. Individualisierung. Ausschluss. Räumliche Trennung.

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