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Michele Petit Ethn - 044 - 0609
Michele Petit Ethn - 044 - 0609
Michèle Petit
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Michèle Petit
CNRS – LADYSS
RÉSUMÉ
C’est à un éloge du lointain que pourrait conduire l’attention portée aux pratiques de lectures dans des lieux où lire ne va
pas de soi. En effet, c’est par le biais de l’ouverture sur un ailleurs, un autre espace que celui du quotidien, que lecteurs et
lectrices peuvent, de façon toute personnelle, enrichir tel ou tel registre de leur imaginaire. Cette problématique n’est pas
sans contradiction avec l’engouement de géographes pour le local et leur valorisation du proche.
Mots-clefs : Lecture. Lointain. Individualisation. Exclusion. Ségrégation spatiale.
Michèle Petit
CNRS – LADYSS
191, rue Saint-Jacques
75005 Paris
petitmic@univ-paris1.fr
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particulier, les réagencements symboliques, langagiers, 228]. Camus, quant à lui, disait de la misère qu’elle était
auxquels la rencontre avec des textes écrits peut donner « une forteresse sans pont-levis » et de la bibliothèque muni-
lieu, cette science fournit quelques concepts très cipale : « Ce que contenaient les livres au fond importait peu.
éclairants. Ce qui importait était ce qu’ils ressentaient d’abord en entrant
Dans la fréquentation des géographes, il m’a semblé dans la bibliothèque, où ils ne voyaient pas les murs de livres
trouver un ancrage dans le réel, un rappel quotidien de noirs mais un espace et des horizons multiples qui, dès le pas
l’attention à accorder à l’expérience des lieux, à la pra- de la porte, les enlevaient à la vie étroite du quartier » [1994 :
tique du terrain, à l’analyse du contexte. Leur proximité 227].
m’a probablement aussi permis, toutefois, de repérer L’essentiel est là, peut-être : la découverte qu’il existe
le jeu de différents espaces de référence dans cette autre chose, un espace « en dehors », « au-delà », un ail-
construction d’une identité personnelle, et en particulier leurs, et donc qu’il est possible de sortir, devenir autre
le rôle de l’ailleurs et du lointain qui en participe – me chose, prendre une part active à son destin, plutôt que
conduisant à interroger, en retour, l’engouement de d’être seulement l’objet des discours et des décisions des
géographes pour le « local », leur valorisation du proche. autres. Pour bien des jeunes filles vivant dans des quar-
C’est à restituer ce mouvement que cet article s’attache : tiers relégués en particulier, c’est une sortie de l’espace
à faire apparaître qu’à côté des échanges de concepts ou domestique, une échappée, là où une territorialisation
de méthodes, des chassés-croisés de thématiques, il est accrue conforte le repli communautaire et le contrôle
des promiscuités heuristiques dont on parle trop mutuel, là où la rue est sous surveillance masculine. Pour
rarement. une partie des garçons, c’est une alternative au gréga-
risme viril de la rue. Les uns comme les autres font un
lien explicite entre la rencontre avec une bibliothèque
• « Cet espace-là, c’est aussi lui... » et les biens ou les personnes qui s’y trouvent, l’ouverture
« Pour moi, un livre, c’est des images, c’est un tableau, c’est d’un espace et l’élaboration d’une position de sujet, une
un univers, un espace dans lequel on peut évoluer », dit Ridha. sortie des voies toutes tracées, la réalisation de déplace-
Et Rosalie : « La bibliothèque, les livres, c’était le bonheur, ments dans un champ ou un autre de leur vie [Petit,
la découverte qu’il y avait un ailleurs, un monde, plus loin, Balley, Ladefroux, 1997]. Pour une part, parce qu’ils y
où je pourrais vivre. Quelquefois il y a eu de l’argent à la ont trouvé un cadre à même de soutenir leur parcours
maison, mais le monde n’existait pas. Le plus loin où on allait, scolaire ; mais au moins autant, parce qu’ils ont pu s’y
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Jean-Louis Fabiani et Fabienne Soldini ont observé que passager de la salle où je lisais, du livre fourbu que je tenais.
la lecture permettait aux détenus, dans certaines limites, Je ne rentrais pas les mains vides des lointains où je m’étais
la reconstitution d’un espace privé, tandis qu’à l’inverse, porté pendant l’après-midi. La pièce silencieuse, la clarté trou-
« la télévision pourrait bien en signaler l’impossibilité radicale » ble, âgée, du vitrage à plomb où je reprenais pied n’étaient
[1995 : 219]. plus tout à fait les mêmes. On s’en accommodait moins mal
Le geste même de lire est une voie d’accès à ce ter- pour s’en être, un moment, absenté. Elles n’étaient pas les
ritoire de l’intime. Mais ce dégagement, cette transgres- seules même si les contrées où l’on avait marché, vécu avaient
sion des limites assignées sont plus sensibles encore, tiré leurs prestiges et leurs cieux, leurs oiseaux, leurs palmes,
peut-être, quand il s’agit de la lecture d’œuvres littérai- leurs neiges et leurs eaux, leur sol même, du volume poudreux
res. Quantité de contes, d’albums, racontent en effet le où l’on avait le nez plongé » [1996 : 118] 4.
périple d’un héros qui s’éloigne de la maison familiale, Tout se passe comme si l’élargissement de l’horizon
se fait signifier une interdiction, puis la transgresse permettait un agrandissement de l’espace intérieur. Car
[Propp, 1966]. Ce que l’on retrouve dans nombre de par le biais de ce lointain, c’est en soi que les lecteurs
romans, au point qu’on a pu dire que « l’acte fondateur s’aventurent, c’est soi qu’ils, ou elles, trouvent au bout
du roman, malgré la très grande diversité de son expression, du chemin. Non pas un soi social, pris dans le regard
est le départ du héros qui, par son déracinement, forge son que l’on porte sur lui, mais plutôt l’autre en soi, relié
identité » [Pividal, 1996 : 33]. Les lecteurs mettent donc aux sources de la vie émotionnelle. Cet autre en soi veut
leurs pas dans ceux du héros ou de l’héroïne qui va vers de l’espace, hors du quotidien, et des mots formulés
le vaste monde, par un parcours initiatique qui le défi- dans une langue qui enlève le lecteur au ton habituel
nira. Leur expérience est aussi en résonance avec celle de ses jours.
de l’écrivain qui, ébauchant une fiction, commence fré- Jean-Louis Baudry, dans un livre consacré à l’enfant-
quemment par élaborer une géographie imaginaire, lecteur qu’il a été, parle ainsi des « immenses réserves ama-
composer un espace, à partir de quelques souvenirs ou zoniennes de l’intériorité » : « Si étranges que fussent ces lieux
fragments de perception. et parce qu’ils étaient étranges, si fantastiques et inconcevables
Si l’on en juge par l’expérience de garçons et de filles, parce que justement ils étaient fantastiques et inconcevables, en
d’hommes et de femmes, vivant dans des lieux où lire pénétrant en eux nous pénétrions en nous-mêmes » [2000 :
n’est pas donné et qui ont pu accéder à la lecture, un 93]. Et Walter Benjamin : « ... comme le lointain qui, quand
livre sert donc avant tout, aujourd’hui, à ouvrir un il neige, conduit vos pensées, non plus vers un horizon plus
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Yachar Kemal, qui lui rend les paysages et les histoires communautaire, où le groupe avait le pas sur l’individu,
d’une terre perdue, et des passages de Descartes, qui lui qui se trouvait mis en question. En milieu rural, deux
donnent l’idée qu’une argumentation bien menée pour- siècles plus tard, celle ou celui qui a du goût pour les
rait aider à refuser un mariage arrangé. Et l’on voit dans livres est encore fréquemment suspect d’être un pares-
ces parcours qu’autant il peut être vital de retrouver un seux, un égoïste, un lâcheur [Ladefroux, Petit, 1993].
lien avec son histoire, sa culture d’origine, autant il est La télévision, qui se regarde en famille, s’inscrit aisément
important d’accéder aussi à la métaphore, au dépayse- dans le prolongement des histoires oralisées que l’on
ment, au détour, à l’élargissement de son univers partageait, tandis que s’isoler, se tenir à l’écart des siens,
culturel. dans une intériorité autosuffisante, peut toujours être
Or, certains médiateurs ne proposent aux enfants ou mal perçu. Et d’un village à l’autre, revient la culpabilité
aux adultes issus de milieux où lire ne va pas de soi, que associée au fait de lire, la crainte du qu’en-dira-t-on.
des écrits sensés « coller » à leurs « besoins » : par exem- Dans des quartiers populaires urbains, de telles peurs
ple des ouvrages « utiles » dont ils pourraient faire usage se retrouvent, dans une partie des familles issues d’une
dans leur formation ou leur recherche d’un emploi, ou culture rurale et orale, qui ne supportent pas, en parti-
des textes supposés refléter leur vécu commun – aux culier, que les filles aient « des moments pour soi » et
ruraux, les mêmes sagas de Claude Michelet, aux jeunes conquièrent une marge d’autonomie 8. Quant aux gar-
filles vivant dans des quartiers populaires, des témoigna- çons qui aiment lire, ils le font habituellement en se
ges de filles violées, battues, droguées, etc. cachant, pour éviter les représailles exercées par les
Ce faisant, une vieille ligne de partage est perpétuée : communautés masculines à l’encontre du « pédé », du
celle qui réservait aux nantis le droit à l’intime, au souci « fayot » ou de l’« intello » qui ainsi se singularise.
de soi, à la singularité [Thiesse, 1995], tout comme le Le rapport aux livres apparaît ainsi comme un analy-
privilège de « voir » plus loin que les autres, de se penser seur, un biais privilégié pour interroger la forme du lien
à une autre échelle. Longtemps, la plupart des ruraux, social. La diffusion de la lecture rend les allégeances fami-
tout comme nombre d’urbains de milieu populaire, liales, communautaires, politiques, religieuses, plus flui-
eurent en effet pour horizon le proche, la famille, le des, tout comme elle desserre le lien au territoire. C’est
voisinage, « nous », tandis que le reste du monde, c’était bien pourquoi elle est ressentie comme une menace par
« eux », dont les traits étaient mal définis [Hoggart, ceux qui pourraient voir leur domination remise en
1970 : 65-69, 98-105]. cause, mais aussi par ceux qui n’existent que pour et par
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la citoyenneté », ne contribuent-ils à cautionner, à leur aujourd’hui, que dans des imaginaires et des repérages
corps défendant, des traitements territoriaux de l’exclu- symboliques complexes. Les lieux habités, traversés, visi-
sion, et les enfermements qui leur sont liés 9 ? Plus tés, en participent, tout comme les pays racontés, évo-
encore, quand ils théorisent en termes d’« identités loca- qués avec émotion par des proches, particulièrement
les » ou d’« identités territoriales », ne risquent-ils pas de dans l’enfance. Mais tout autant les espaces rêvés à partir
réifier et légitimer des constructions mythiques, d’autant de ressources imaginaires, narratives, que procurent des
plus équivoques que le glissement est aisé de la supposée biens culturels – quand on a la chance d’y accéder.
« identité » de tel territoire à l’« identité » de ceux qui y De nouveaux supports technologiques viennent
habitent 10 ? aujourd’hui modifier la constitution de ces imaginaires.
Pour leur part, les lectrices et les lecteurs que nous Si la lecture de livres a pu être, et est encore, un moyen
avons écoutés confondent très rarement le soi et le chez- de construire un ailleurs et, par là même, une intimité
soi, l’« identité » personnelle et l’identification à un frondeuse, à quelle forme d’ouverture au monde, de
lieu – d’habitation ou d’origine. La plupart ont d’ailleurs configuration politique, l’écriture ou la lecture électro-
à ces espaces des relations qui ne semblent pas réduc- nique, ou les jeux vidéo seront-ils propices ? Sur tout
tibles à un lien d’identification ou d’appartenance. Plus cela, nous savons peu de choses. Géographes et ethno-
largement, ce n’est peut-être pas tant dans un registre logues, en libre proximité avec d’autres disciplines, ont
d’identification que le rapport à des espaces s’effectue matière à explorer. ■
DOSSE François, 2002, Michel de Certeau. Le marcheur brisé, Paris, PETIT Michèle, 2002, Éloge de la lecture. La construction de soi, Paris,
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cité, Parcours de jeunes, Paris, BPI/Centre Georges-Pompidou. WINNICOTT Donald W., 1975, Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
ABSTRACT
The remote countries of reading
The study of readers’ practices in places where reading is not simple could lead us to think that they praise remote lands. It is
indeed by opening up to an elsewhere, to a space other than the everyday life that readers can enrich some part or other of their
imaginary world in a quite personal way. This problematics contradicts somewhat the craze of geographers for the local and their
high valuation of the near.
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ZUSAMMENFASSUNG
Die fernen Länder des Lesens
Die Studie der Praktiken von Lesern, die in Gegenden leben, wo das Lesen gar nicht selbstverständlich ist, könnte uns dazu
führen, dass sie die Ferne loben. Es ist nähmlich durch ihre Aufgeschlossenheit für ein Anderswo, einen Raum anders als das
Alltagsleben, dass die Leser irgendeinen Teil ihrer Vorstellungswelt in einer ganz persönlicher Weise bereichern können. Diese
Problematik widerpricht die Begeisterung der Geographer für das Lokale und ihre Hochschätzung des Nahen.
Stichwörter : Lesen. Ferne. Individualisierung. Ausschluss. Räumliche Trennung.