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« 

Moins j’en fais, mieux je me porte ! »


Jean-Paul Brighelli, le 3 avril 2021

La scène se passe dans la salle des professeurs d’un grand lycée marseillais implanté dans les Quartiers
Nord. Nous sommes le vendredi 2 avril, à midi, dans quatre heures ce sera le début du confinement
général voulu par Macron et Castex — mais pas par Blanquer…
Celle qui parle est une prof de Lettres chevronnée, 20 ans de bahut. Elle est arrivée avec un grand «
Ouf ! » — « Putain, encore deux heures et c’est fini-ni-ni ! »Et d’expliquer :– J’ai prévenu mes
Premières : Baudelaire, je ne le ferai pas. Ça me fait chier, et de toute façon, ils n’y comprendraient
rien. Je leur ai dit : « Au Bac, il y aura deux disserts, et deux commentaires de texte. C’est bien le
diable s’il n’y a pas quelque chose là-dedans sur quoi vous pourrez torcher trois pages. Et si jamais
vous avez une mauvaise note, faites un courrier au rectorat, je vous donnerai l’adresse, en menaçant de
porter plainte, comme quoi vous avez été désavantagé par la situation, les cours en demi-groupes, une
semaine sur deux, complètement démobilisés, on ne peut pas vous faire payer la situation
épidémiologique — vous verrez, on vous remontera votre note… » « Et la grammaire ? Non, j’en ai pas
fait, de la grammaire ! M’en tape, des programmes ! Et puis ils n’y comprennent rien, aux règles
d’accord et aux conjugaisons ! Qu’est-ce que tu vas les emmerder avec ça ! Leur ordinateur écrira
bientôt à leur place ! Et puis, tu crois qu’ils ont besoin d’écrire pour dealer du shit à Frais-Vallon ?
Compter, oui, à la rigueur !« Et ça, je leur ai expliqué, c’est si le Bac se tient bien avec un écrit et un
oral. Mon syndicat — le SNES — va tout faire pour qu’il n’en soit pas ainsi. Ils ont déjà commencé à
plaider pour une suppression de la Philo et du « Grand oral » — mon cul, le grand oral !« Déjà qu’on
était payés plein pot pour un mi-temps, on va être payé plein pot à rien foutre. Elle est pas belle, la
vie ? » « Et en attendant, qu’est-ce que tu fais, Josette, pendant les vacances ? »
Je préfère prévenir : c’est le verbatim sans fioritures d’une conversation cueillie au vol par une autre
prof de Lettres du même lycée qui s’échine depuis novembre à envoyer des cours entièrement rédigés
et des corrections de disserts via Pronote à ses élèves de Première, qui passe une bonne part de son
temps à correspondre avec des parents anxieux, et qui n’a jamais, en cinq mois, fait deux fois le même
cours — ce qu’elle dit en direct, elle l’écrit à l’usage du groupe qui n’était pas là, et ainsi de suite.Mais
elle n’a pas autant de bouteille que sa collègue. Elle n’est pas même dans le même syndicat — quoique
le sien fasse chorus, depuis quelques mois, avec le SNES 1. Elle n’a pas à la bouche la revendication si
originale, « des moyens ! Des postes ! » — parce qu’elle sait, elle qui a passé CAPES 2 et Agrégation et
a vu le niveau de ses condisciples, y compris de ceux qui étaient finalement acceptés comme profs, que
le niveau des titulaires est parfois accablant, celui des intérimaires terrifiant, et celui des étudiants qui
entrent aujourd’hui en master MEEF3 indescriptible.
C’est très étrange, cette bisbille entre Blanquer et le duo fatal Macron / Castex. Comme autrefois avec
le duo Macron / Philippe. Dès que Blanquer dit quelque chose, on le contredit dans les deux jours qui,
suivent. Le ministre ne voulait pas fermer les écoles — ce que les Fédérations de parents, qui ont vu de
mars à juin dernier ce que c’était que de faire classe à la maison, approuvaient fort. Mais les
médicastres qui conseillent le Président et se croient présidents à sa place en savent plus long : il faut

1 Syndicat National des Enseignants de Second


2 Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré. Diplôme professionnel.
3 Le cursus master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation (MEEF) pour préparer au métier
d'enseignant
arrêter la France, pourrir encore des élèves désarçonnés par des mois d’interruption, laisser planer une
incertitude sur les examens, créer une angoisse dans tout le pays. Que des milliers de mômes soient
déscolarisés dans leur tête leur importe eu : leurs propres enfants, s’ils en ont, sont à l’abri des aléas
sanitaires et politiques. Alors ceux des classes les plus pauvres…
Un enseignant est là pour lutter contre la pauvreté culturelle. Pour donner toutes leurs chances à ceux
qui ne sont pas nés avec une cuiller en argent dans la bouche. Pour leur ouvrir les portes de l’ascenseur
social — ou au moins celles de l’escalier de service. Pour les faire travailler deux fois plus que leurs
camarades fortunés, parce qu’ils partent de plus bas. Pour les amener, chacun, au plus haut de leurs
capacités. Ou, pour parler comme Baudelaire, de prendre leur boue et d’en faire de l’or. Ah oui,
j’oubliais :« Baudelaire, ça les fait chier ! »Pas pour se demander anxieusement ce qu’ils vont bien
pouvoir glander pendant un confinement qui pédagogiquement est une aberration, mais qui satisfait le «
droit à la paresse » des plus démissionnaires d’entre eux — et leur nom est légion.

Source. https://blog.causeur.fr/bonnetdane/moins-jen-fais-mieux-je-me-porte-003769

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