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A PROPOS DE L’AUTEUR

Cara Connelly a travaillé de nombreuses années en tant qu’avocate et professeur de droit. Ses
romans, régulièrement primés, mettent en scène des héros charismatiques et des héroïnes
intelligentes et libres. Auteur également de romances sexy, Cara Connelly vit dans l’Etat de New
York et consacre tout son temps à l’écriture.
1
Six mille huit cents dollars et quatre-vingt-dix-huit cents.
Maddie fit voltiger le devis qui retomba comme une feuille morte entre ses coudes, puis se
prit la tête entre les mains.
Lucille, son adorable sœur, aussi candide que créative, souhaitait passer six mois en Italie
pour y étudier l’art des grands maîtres.
Un désir compatible avec ses études, et que Maddie comprenait parfaitement. Restait un
problème, néanmoins, et pas des moindres. C’était elle qui finançait les études de sa jeune sœur, et
les frais de scolarité de cette université privée pesaient déjà lourdement sur son budget. La
dépense supplémentaire générée par ce semestre à l’étranger l’obligerait à piocher dans sa caisse
de secours.
Ou plutôt, à l’utiliser dans son intégralité.
En même temps, si l’on prenait en compte toutes les épreuves qu’elles avaient surmontées,
toutes les deux, l’insouciance de Lucy était un véritable miracle en soi. Alors, même s’il lui fallait
trimer davantage pour que sa cadette conserve cet état d’esprit, elle l’aiderait à réaliser son rêve,
d’une façon ou d’une autre et quoi qu’il lui en coûte.
On frappa avec brusquerie à la porte de son bureau. Adrianna Marchand, à n’en pas douter —
c’était sa signature, les jours où elle était de bonne humeur. Néanmoins, Maddie fit prestement
glisser un dossier sur le devis.
— Madeline, suis-moi dans la salle de conférences sud. Immédiatement, précisa Adrianna,
examinant d’un œil critique la coiffure, le maquillage et le chemisier sans manches de sa
collaboratrice. Et en tenue de combat.
— Demande plutôt à Randall. Moi, je dois être au tribunal dans deux heures et je dois revoir
mes notes.
En plus d’être complexes, les assurances étaient sans doute ce qu’il y avait de plus rébarbatif
en matière de défense, et elle était submergée de travail. Elle désigna tour à tour les cartons
empilés sur la table basse et la petite centaine de chemises cartonnées alignées au-dessus de son
canapé en cuir et ajouta :
— Tu te souviens que tu m’as refilé tous les dossiers de Vicky, après l’avoir virée ?
Adrianna se raidit.
— Personne n’a la garantie de conserver son emploi, dans ce cabinet. Personne, tu m’entends
? Pas même ma propre fille !
Plutôt que de lui montrer sa crainte, Maddie la fusilla du regard. Elle était sur la sellette, elle
aussi, et elle le savait. En sa qualité de fondatrice du cabinet Marchand, Riley & White, Adrianna
Marchand avait le pouvoir de la renvoyer, si elle poussait le bouchon un peu trop loin — et elle
n’hésiterait pas une seconde.
— Bon, bon ! Puisque tu le demandes si gentiment…
Elle se débarrassa de ses mules d’un coup de pied, pour chausser les escarpins Jimmy Choo
rouges cachés sous son bureau, attrapa la veste de son tailleur Armani en soie, l’enfila et déploya
les bras.
— Voilà. En tenue de combat. Tu es contente ?
— Pas tout à fait. Retouche ton maquillage, lui ordonna Adrianna.
Levant les yeux au ciel, Maddie tira un kit de son sac à main, appliqua un peu de rouge sur
ses joues pâles, une touche de gloss sur ses lèvres. Pour finir, elle passa les doigts dans ses
cheveux pour leur redonner un peu de volume et examina le résultat d’un œil critique. Elle avait
beau les coiffer en épi et porter des talons hauts dans l’espoir de paraître — un tout petit peu —
plus grande, elle ne mesurait qu’un mètre cinquante-deux et resterait une crevette toute sa vie.
Adrianna hocha la tête pour lui signifier son approbation avant de foncer vers la porte au pas
de course en lançant :
— Dépêche-toi ! Nous avons fait attendre ton nouveau client trop longtemps.
Maddie dut se mettre à trottiner pour la suivre.
— Comment ça, mon nouveau client ? Tu trouves que je n’ai pas assez de boulot comme ça ?
— Il a insisté pour que ce soit toi qui t’occupes de lui. C’est une de tes vieilles
connaissances, apparemment.
— Ah ? Et je peux savoir de qui il s’agit ?
— Non. Il tient à te faire la surprise, répliqua Adrianna.
A en juger par la sécheresse de son intonation, elle ne plaisantait pas.
Maddie n’eut pas le temps de répliquer. Adrianna frappa à la porte de la salle de conférences
et l’ouvrit lentement.
Prévue pour de grosses réunions avec des clients importants, la pièce était faite pour
impressionner son monde. Des tapis d’Orient recouvraient le parquet de chêne, et des
lithographies originales d’artistes de renom ornaient les murs. Toutefois, c’était la longue table de
merisier qui donnait vraiment le ton. Cirée avec un tel soin que l’on se voyait dedans et entourée
d’élégantes chaises en cuir, elle respirait le professionnalisme et la prospérité.
« Soumettez-nous vos problèmes, disait cette table, nous les résoudrons sans souci. »
Et si ce cadre ne suffisait pas à convaincre un client potentiel du sérieux de Marchand, Riley
& White, la vue à un million de dollars qu’offrait l’immense baie vitrée sur les gratte-ciel de
Manhattan s’en chargerait.
L’énigmatique client de Maddie admirait la vue, justement. Dos à la porte, une main dans la
poche de son pantalon sur mesure et l’autre refermée sur le téléphone portable qu’il tenait contre
son oreille.
De ce portable s’échappa un rire de femme. L’homme prononça quelques mots en italien que
Maddie ne comprit pas, sa connaissance de la langue lui permettant tout juste de commander un
risotto dans les restaurants de Little Italy sans se ridiculiser. Toutefois, ayant eu une brève
aventure avec un serveur italien à une époque, elle devina sans peine la teneur de la conversation.
Il était question de sexe. Totalement désinhibé.
Elle toussota discrètement pour annoncer sa présence et celle d’Adrianna, ce qui lui valut un
regard glacial de la part de cette dernière. L’homme continuant à les ignorer, Maddie, bien
qu’offusquée, en profita pour l’examiner de la tête aux pieds.
Grand — il devait faire un bon mètre quatre-vingts — et mince — quatre-vingt-cinq kilos au
jugé —, les épaules larges et les hanches étroites, il avait le port souple d’un athlète. Il semblait
bien détendu, pour quelqu’un qui se tenait virtuellement dans le vide, au soixantième étage d’un
immeuble de la Cinquième Avenue.
Et bien qu’il prétende la connaître, elle, de son côté, ne le reconnaissait pas. Ni le reflet de
son visage dans la vitre ni ses cheveux noirs qui frisottaient légèrement sur le col de sa chemise ne
lui rappelaient quoi que ce soit.
Tout en lui, ses vêtements, son port, son arrogance flagrante, criait la richesse, la confiance
en soi et la certitude d’être dans son bon droit.
Non. Elle ne connaissait vraiment personne de ce style. Il y avait erreur. D’ailleurs, vu
l’attitude de l’individu, avec cette manière de considérer que son temps était plus précieux que
celui d’une avocate, c’était tant mieux.
Elle se contint aussi longtemps qu’elle le put, tapant du pied et se mordillant la lèvre
inférieure, mais quand la grande aiguille de l’horloge murale lui indiqua qu’il s’était écoulé cinq
longues minutes depuis son arrivée dans la pièce, elle jugea que la servilité avait ses limites et
perdit patience. Décroisant les bras, elle fit mine de ressortir.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de conneries, grommela-t-elle.
Adrianna referma une main de fer sur son bras.
— Souffre en silence, Madeline, marmonna-t-elle entre ses dents.
— Et pourquoi je supporterais ça ? Ou toi, d’ailleurs ?
En temps normal, Adrianna ne supportait pas qu’on lui manque de respect. Alors pourquoi
acceptait-elle de se faire balader ainsi par ce type ?
Maddie lança un nouveau regard plein de ressentiment à leur mystérieux visiteur et
poursuivit, sans se donner la peine de baisser le ton :
— Ce type ne me connaît pas, je peux te l’assurer. Sinon, il saurait que je ne suis pas du
genre à rester plantée là pendant qu’il parle de cul avec sa petite amie.
— Détrompe-toi, murmura Adrianna.
Elle lui relâcha le bras, mais la considéra un instant d’un air menaçant avant d’ajouter :
— S’il te demande de marcher sur les mains, tu le feras, crois-moi. Parce que ce type, comme
tu dis, peut nous rapporter des millions.
L’homme en question choisit cet instant pour mettre fin à sa petite causerie. Tranquillement,
comme si de rien n’était, il glissa son téléphone dans sa poche.
Puis il se tourna vers les deux femmes.
Et Maddie crut que son cœur avait cessé de battre. Ses lèvres se figèrent, ses yeux
s’écarquillèrent.
Voyant Adrianna ouvrir la bouche pour dire quelque chose, il lui lança, avec un accent
européen qui adoucit vaguement l’acidité du propos :
— Merci, Adrianna. A présent, laissez-nous.
Adrianna acquiesça sans dire un mot et s’exécuta, refermant silencieusement la porte derrière
elle.
L’homme reporta alors son attention sur Maddie qu’il toisa avec une condescendance teintée
d’indifférence. Aussitôt, le sang de la jeune femme se mit à bouillir dans ses veines et à marteler
ses tempes.
En cadence avec les mots « colère inassouvie », « objectif inabouti », « justice bafouée ».
— Espèce de salopard ! s’écria-t-elle férocement. Comment osez-vous affirmer que vous
faites partie de mes relations ?
Il eut un petit sourire, un mouvement des lèvres aussi charmeur que trompeur, destiné à
distraire ses interlocuteurs d’un regard bleu perçant qui aurait pu le trahir.
Car il ne fallait pas s’y fier : ce type était un escroc de la pire espèce.
— Mademoiselle St. Clair…
Son nom lui parut vaguement exotique, ainsi prononcé.
— … vous n’allez tout de même pas nier que nous nous connaissons !
— Oh çà, pour vous connaître, je vous connais, Adam
LeCroix ! Je peux même vous dire que si cela n’avait tenu qu’à moi vous seriez en train de
purger entre dix et quinze ans au pénitencier de Leavenworth, au lieu de vous pavaner ici !
Elle vit ses lèvres fines s’étirer d’un demi-centimètre supplémentaire. C’en était fini du
numéro de charme. Il paraissait franchement amusé, à présent.
— Moi aussi, je vous connais, dit-il. Suffisamment pour savoir que, si vous m’aviez amené
jusqu’au tribunal, vous auriez fait un excellent travail à la barre.
Il haussa légèrement les épaules et conclut :
— Cela dit, nous savons tous les deux qu’aucun jury ne m’aurait condamné.
— Toujours aussi arrogant, à ce que je vois. Pourtant, vous êtes coupable, j’en ai l’intime
conviction !
*
Adam réprima à grand-peine un éclat de rire. Madeline St. Clair avait beau être si fluette
qu’elle aurait tenu dans sa poche, elle avait le cran d’un combattant de MMA1 deux fois plus
costaud qu’elle !
La dernière fois qu’il l’avait vue, cinq années auparavant, il avait eu affaire à une jeune
femme procureur, assoiffée de sang et ravalant sa hargne tandis que son patron de l’époque,
responsable du district est de New York — et visant à des fonctions supérieures —, serrait la main
du grand Adam LeCroix en s’excusant d’avoir laissé l’affaire aller aussi loin.
Adam l’avait jouée magnanime, ce jour-là. Hochant la tête d’un air grave, il avait prononcé
les quelques mots attendus sur les fonctionnaires de l’Etat qui ne faisaient que leur travail, après
tout. Puis, saluant les équipes de télévision venues filmer la scène, il s’était engouffré dans sa
limousine.
Où il avait ouvert une bouteille de Dom Pérignon à six cents dollars pour trinquer, tout seul, à
cette victoire contre la justice américaine. Car il devait bien admettre qu’il l’avait échappé belle.
Tout était sa faute, cela dit. S’il avait été à deux doigts de se faire prendre, c’était par
arrogance, justement. Il avait commis une erreur, chose rare, chez lui. Une erreur infime mais sur
laquelle Madeline St. Clair s’était appuyée pour fouiner dans ses affaires. Tant et si bien qu’elle
avait été à deux doigts de l’épingler pour le vol de La Dame en rouge.
Le chef-d’œuvre de Renoir, récemment découvert, avait été vendu par Sotheby’s à un
trafiquant d’armes russe. Un vulgaire truand qui, dans son cynisme, comptait sur cette
démonstration de bon goût pour se refaire une réputation. Incapable de digérer la nouvelle, Adam
lui avait volé le tableau. Pas pour sa valeur — il était milliardaire lui-même — mais parce qu’à
ses yeux l’art était sacré. Et qu’un marchand de mort s’en serve pour laver le sang de ses mains lui
apparaissait comme un sacrilège.
Il n’avait fait qu’épargner au chef-d’œuvre une destinée contre nature, en somme.
Cela n’avait été ni la première ni la dernière fois qu’il empêchait ainsi des œuvres d’art de
tomber entre les mains de véritables malfrats. Et s’il se répétait que c’était sa destinée, il ne
pouvait nier que ce genre d’entreprise ne manquait pas de piquant. Trouver la manière de damer le
pion aux systèmes de sécurité les plus sophistiqués et les plus coûteux stimulait son intellect.
C’était un défi, une satisfaction qu’il ne trouvait pas dans la gestion de ses multiples entreprises.
Et puis il devait s’entraîner physiquement pour parvenir à ses fins, de sorte qu’à trente-six ans, il
restait aussi en forme qu’à l’époque où il était dans l’armée. Enfin, il y avait les montées
d’adrénaline jamais égalées, même par le sexe. Aucune femme ne lui avait encore apporté une
telle intensité d’excitation. Aucune ne l’avait mis au défi de cette manière-là.
Seulement aujourd’hui, il était de l’autre côté de la barrière. Un de ses propres tableaux, son
Monet préféré, avait disparu du mur où il était accroché, dans sa villa de Portofino.
Le simple fait d’y penser le faisait rager.
Oh ! Il finirait par la retrouver, cette toile ! Il n’en doutait pas une seconde. Il avait les
moyens pour cela. L’argent et le personnel. Il était patient aussi. Implacable. Alors, quand il
retrouverait le fumier qui avait pénétré chez lui, dans son sanctuaire, il lui ferait payer son
outrecuidance.
Cher. Très, très cher.
En attendant, il avait un autre souci, plus immédiat. Sa compagnie d’assurances, la
Hawthorne Mutual, rechignait à lui rembourser les quarante-quatre millions de dollars pour
lesquels le Monet était assuré.
Quarante-quatre millions, c’était une somme. Même pour un homme comme lui. Mais c’était
surtout le prétexte que l’on avait trouvé pour le faire lambiner qui l’exaspérait. Comme il avait
retenu l’attention des autorités dans l’affaire de la disparition de La Dame en rouge, l’assureur
s’était mis en tête d’enquêter sur les circonstances du vol du Monet.
Donc il avait décidé de charger Madeline St. Clair de s’occuper des lenteurs de sa compagnie
d’assurances. C’était elle qui avait terni sa réputation, contesté sa probité. Elle qui avait fait
planer le doute sur l’intégrité d’un des hommes les plus riches de la planète.
Et peu importait qu’elle ait eu raison.
Comme, de toute évidence, elle était à cran, il se déplaça avec une lenteur exagérée jusqu’à
l’extrémité de la pièce, vers le canapé en cuir et les fauteuils club qui entouraient une table basse
assortie. C’était probablement là que les clients se détendaient avec Marchand, Riley ou White,
après leurs entrevues. Là qu’ils partageaient whisky et cigares, pendant que les subalternes tels
que Madeline St. Clair regagnaient leur bureau pour y effectuer le véritable travail.
Il s’empara de la carafe Waterford posée sur la table pour se servir un doigt de scotch, puis
alla s’installer sur le canapé, un bras négligemment étendu sur le dossier, l’autre mollement posé
sur le côté, les doigts refermés sur son verre.
La jeune femme l’examina entre des yeux gris acier plissés à l’extrême.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ici, LeCroix ? Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-
elle, les dents serrées.
Adam se mit à siroter son scotch, se délectant de la colère qui commençait à empourprer les
joues de son interlocutrice. Dans les bureaux du procureur général, on la surnommait « le Pitbull
». Manifestement, elle n’avait rien perdu de son mordant, ce dont il se réjouit.
La voir ainsi bouillir de rage lui rappela à quel point il avait été attiré par sa virulence, à
l’époque. A quel point elle l’avait attiré tout court. Ce qui était vraiment étonnant, d’ailleurs. De
manière générale, il aimait les femmes grandes, plutôt plantureuses. Et Madeline St. Clair ne
faisait pas le poids, c’était le moins qu’on puisse dire.
Sur le moment, il avait attribué son attirance au fait que ce petit bout de femme avait bien
failli causer sa perte. Rares étaient les gens qui osaient s’attaquer au grand Adam LeCroix. Alors
cela avait forcé son admiration.
Mais cinq années avaient passé, et son trouble subsistait, semblait-il.
Quelque chose, dans ces yeux soupçonneux, dans ce corps tendu à bloc, le titillait en des
endroits stratégiques. L’espace d’un instant, il se représenta la jeune femme sur lui, ses ongles lui
labourant le torse avec passion. De là à se demander si elle avait le sang aussi chaud au lit qu’en
salle d’audience, il n’y avait qu’un pas, qu’il franchit allègrement.
Malheureusement, il ne connaîtrait jamais la réponse. Parce qu’il s’apprêtait à contrarier
Madeline St. Clair à un point tel qu’elle ne lui pardonnerait jamais.
Croisant les jambes avec une nonchalance étudiée, il regarda l’avocate se hérisser du haut de
son mètre cinquante.
— La Hawthorne Mutual se fait prier pour me dédommager de la perte de mon Monet,
expliqua-t-il.
Il ne se donna pas la peine de lui décrire le tableau. Elle ne pouvait que s’en souvenir. Cinq
ans auparavant, elle avait ordonné un inventaire complet de ses œuvres d’art. Comme il ne lui
avait opposé aucune résistance, elle avait eu accès à l’ensemble de sa collection.
Du moins à sa collection légale.
— On vous a piqué votre Monet ?
Pour la première fois depuis son entrée dans la pièce, elle lui sourit.
D’un air mauvais.
Adam fit disparaître d’une chiquenaude une peluche imaginaire sur son pantalon.
— Il semblerait, oui. Même mon système de sécurité n’est pas infaillible, que voulez-vous.
Ce qui était fort regrettable, d’ailleurs.
Pour le coup, Madeline St. Clair éclata de rire.
— Tout finit par se payer, LeCroix. Vu votre passé, la Hawthorne Mutual n’acceptera jamais
de payer. Pour combien était-il assuré, ce tableau, déjà ? Ah oui. Quarante-quatre millions de
dollars… C’est une somme, dites-moi.
Elle jubilait littéralement, là. De toute évidence, l’ironie de la situation la mettait en joie.
— Hawthorne et consorts vont vous promener pendant des années. Vous n’en avez pas fini
avec les tribunaux, ajouta-t-elle.
Adam lui laissa le temps de savourer sa victoire. Ce fut bref. L’instant d’après, il frappait là
où cela ferait mal, il en était certain.
— Je ne serai pas seul, rectifia-t-il. C’est nous qu’ils vont promener pendant des années.
Parce que vous allez me représenter, mademoiselle St. Clair. Pour aussi longtemps qu’il le faudra.
Le choc fut si rude qu’elle tressaillit légèrement.
Adam l’acheva d’un dernier uppercut.
— A partir d’aujourd’hui, vous travaillez pour moi.

1. Arts martiaux mixtes


2
Maddie claqua la porte de son bureau, si fort que son diplôme se décrocha du mur et que le
cadre se brisa sur le sol.
Elle ne lui accorda pas un regard. Se laissant tomber sur son fauteuil à roulettes, elle regarda
la porte d’un air mauvais et attendit.
Ce ne fut pas long. Cinq secondes plus tard, Adrianna entrait en trombe, toutes griffes dehors.
Posant les deux poings sur le bureau, elle passa à l’offensive.
— Retourne immédiatement dans cette salle, Madeline, et débrouille-toi pour recoller les
morceaux ! Adam LeCroix est le client le plus important qui ait jamais pénétré dans ce cabinet.
— C’est un escroc, tu veux dire ! Un malfrat qui devrait moisir dans une cellule, au lieu de
déambuler dans Manhattan en limousine et de s’imaginer qu’il peut acheter qui il veut !
M’acheter, moi ?
Elle tendit un index rageur en direction de la salle de conférences.
— Il peut aller se faire voir ! Je préfère encore crever de faim que travailler pour lui !
— Eh bien, tu vas crever de faim, répliqua tranquillement Adrianna.
Elle se redressa, prit une légère inspiration avant de déclarer :
— Tu es virée.
— Tant mieux !
Maddie ouvrit son attaché-case, le vida de son contenu et commença à y entasser ses effets
personnels. Une photo de Lucille, radieuse et brandissant son diplôme de fin d’études secondaires.
Une autre, le jour de son entrée à l’université, où elle agitait joyeusement la main, de la fenêtre de
son dortoir. Une troisième enfin, toujours de Lucy, à un vernissage dans une petite galerie de
Providence, le visage illuminé par la promesse d’un avenir radieux.
Maddie se figea. Ses yeux se posèrent sur le devis à peine dissimulé par l’un des dossiers.
Sans travail, elle ne pourrait pas offrir ce semestre en Italie à sa sœur. Il n’y aurait même pas de
semestre du tout, d’ailleurs, à bien y réfléchir. A moins que sa petite sœur décide de faire un
emprunt, elle aussi, le même que celui qui l’entravait toujours, elle, des années plus tard. Ce genre
de dettes vous ôtait toute perspective, tuait vos rêves dans l’œuf. Vous mettait à la merci des
Adrianna Marchand de ce monde.
Et d’Adam LeCroix.
Elle n’avait pas d’autre choix que de se rendre. Anéantie, elle releva piteusement les yeux
vers Adrianna qui la gratifia de son sourire de prédatrice.
— Je savais que tu te rendrais à la raison, fit simplement remarquer cette dernière.
Elle tendit un bras pour appuyer sur le bouton de l’Interphone.
— Randall ? Dans le bureau de Madeline. Tout de suite.
— Bien, madame.
Il arriva en un temps record. Le pauvre… Affligé de cheveux roux et d’innombrables taches
de rousseur, il rougissait comme un collégien au moindre froncement de sourcils de sa patronne.
— Prenez ça, lui ordonna-t-elle, rassemblant les éléments du dossier Johnson contre Jones,
puis le lui collant dans les bras. Le juge Bernam vous attend dans son cabinet d’ici deux heures
pour régler cette affaire. Ne me décevez pas.
Randall pâlit.
— Mais…
Adrianna le réduisit au silence d’un simple coup d’œil.
— Ne t’inquiète pas, précisa Maddie, dans un élan de charité. Ce n’est qu’un pro forma. Le
plaignant n’est pas encore prêt à accepter nos propositions.
Le soulagement du jeune homme fut de courte durée.
Adrianna désigna les cartons posés sur la table basse, puis les chemises alignées au-dessus du
canapé.
— Ça aussi, c’est pour vous, ajouta-t-elle. Emportez-moi tout ça.
En sa qualité de toute nouvelle recrue, Randall avait la charge de travail la plus légère.
Naïvement, il croyait encore que ses soirées et ses week-ends lui appartenaient. Son effarement,
quand il comprit ce qui lui arrivait, aurait suscité une certaine pitié chez Maddie, si elle n’avait
pas été aussi absorbée par l’énormité de ce qui venait de lui tomber dessus.
Elle allait représenter…
Adam LeCroix. Homme d’affaires multimilliardaire, play-boy international et,
accessoirement, voleur d’œuvres d’art à ses heures perdues.
Elle déglutit péniblement au souvenir de son échec le plus cuisant.
Cinq ans auparavant, elle avait failli envoyer ce type en prison. Sur des présomptions, certes,
mais si on l’avait laissée amener l’affaire devant un tribunal, elle aurait remporté la partie, cela ne
faisait aucun doute dans son esprit. Elle aurait réussi à convaincre le jury que LeCroix, en plus
d’être le génie qui avait désactivé le système de sécurité informatisé et ultramoderne de
Sotheby’s, était aussi l’homme araignée qui avait escaladé les murs, le fantôme qui avait réussi à
passer devant des gardes armés sans être vu et qui avait filé avec La Dame en rouge enroulée dans
un tube en carton d’un mètre de long.
Le tout en moins de quatre minutes chrono.
Malheureusement pour elle, son supérieur de l’époque avait été trop timoré pour mener
l’affaire LeCroix à bien. Briguant la fonction de sénateur, il n’avait pas voulu être à l’origine de la
chute d’un des nantis de ce monde. Alors Maddie avait dû assister sans rien dire à la relaxe pure et
simple d’Adam LeCroix. Elle l’avait vu saluer les médias qui l’adulaient avant de s’engouffrer
dans sa longue limousine noire et de disparaître au bout de l’avenue.
Un épisode douloureux, pour le moins. Mais là…
Là, elle était en plein cauchemar. A la merci de ce fumier. Parce qu’elle ne pouvait pas
plaquer Marchand, Riley & White et espérer trouver un autre emploi aussi bien payé. Pas par les
temps qui couraient.
Elle réprima à grand-peine un frisson d’angoisse. Jamais elle ne s’était sentie aussi
vulnérable depuis le jour où elle avait quitté la maison où son père exerçait sa tyrannie. A
l’époque, elle s’était juré de ne plus jamais se trouver sous la coupe d’un homme. Seulement, à
présent, LeCroix la tenait. Et il était diabolique et particulièrement retors. S’il avait vent de son
enfance, il se servirait de ses démons pour lui serrer la vis encore plus.
Alors, à défaut de pouvoir — ou de vouloir — dissimuler son aversion à l’idée de travailler
pour lui, elle devrait faire en sorte de ne pas lui montrer combien il lui en coûtait.
*
Adam mit fin à un nouveau coup de fil et consulta sa montre. Six minutes…
La belle Madeline avait dû capituler, à présent, se faire à l’idée qu’elle avait perdu la bataille.
En cet instant, elle se mettait en jambes — l’image le fit sourire — pour le court trajet jusqu’à
cette salle de conférences, et pour l’acte de contrition que cette vipère d’Adrianna Marchand avait
sûrement exigé d’elle.
Le sourire d’Adam s’élargit. Adrianna pouvait toujours attendre. Il avait peut-être mis
Madeline St. Clair au pied du mur, mais il ne se leurrait pas au point d’imaginer une seule seconde
qu’elle lui présenterait des excuses. D’ailleurs, il n’en voulait pas.
Ce qu’il voulait, c’était ses quarante-quatre millions de dollars. Et voir la tête de sa
seigneurie Jonathan Edward Kennedy Hawthorne, quatrième du nom et grand patron de la
Hawthorne Mutual, lorsque son plus riche client se rendrait dans ses bureaux, avec son ancienne
ennemie comme alliée.
Hawthorne s’était imaginé qu’en digne descendant d’un des colons du Mayflower, fondateur
de ce qui était aujourd’hui la plus ancienne et la plus tape-à-l’œil des compagnies d’assurances du
continent, il pouvait damer le pion à Adam LeCroix. Qu’il le ferait trembler, avec sa menace à
peine voilée de remettre sur le tapis la mystérieuse disparition de La Dame en rouge.
Il s’était trompé. Si ses sous-fifres avaient fait leur travail, il aurait su qu’Adam se fichait
éperdument de ce que l’on disait ou pensait de lui. Il se moquait comme d’une guigne de la presse,
de l’opinion publique et de ce qui était publié sur son compte en page 6 du Post.
Ce qui lui importait, c’était de ne pas se faire berner. Par personne. Et surtout pas par un type
convaincu que sa fortune avait plus de valeur que la sienne, pour la simple raison qu’elle était plus
ancienne.
Hawthorne allait avoir une sacrée surprise. Même dans ses rêves les plus fous, il n’avait pas
pu imaginer que Madeline St. Clair défendrait un jour les droits d’Adam LeCroix. De notoriété
publique, elle avait fait tout son possible pour qu’il soit reconnu coupable du vol. La presse en
avait fait ses choux gras. On en avait parlé dans le monde entier. L’histoire avait fait sensation.
Pensez donc ! Un jeune procureur en jupons poursuivant sans relâche un self-made man devenu
milliardaire, c’était du pain bénit pour les journalistes qui les avaient vite surnommés « le Pitbull
et le Piranha ».
C’était pour cela qu’il avait tenu à embaucher Madeline. Parce que sa seule présence suffirait
à faire mentir l’adage selon lequel qui a bu boira, et qui a volé volera. Si Hawthorne trouvait un
autre prétexte pour ne pas le dédommager, Adam lâcherait son pitbull.
Face à qui l’assureur n’aurait aucune chance.
Son sourire se mua en un rictus triomphant. Madeline St. Clair détesterait chaque instant
passé à travailler pour lui. C’était la cerise sur le gâteau. Il n’aurait pu rêver de vengeance plus
douce.
Lorsque cette idée lui était venue, une semaine auparavant, il s’était demandé comment
parvenir à ses fins. Il ne connaissait pas plus intègre que Madeline St. Clair. Toutefois, une
enquête discrète — à défaut d’être orthodoxe — sur l’état de ses finances lui avait permis de
découvrir qu’elle avait un véritable talon d’Achille en la personne de Lucille, sa sœur cadette. A
elle toute seule, la gamine lui coûtait plus de la moitié de ses revenus. En logement, en nourriture,
en vêtements et en transports, ce à quoi il fallait ajouter — et le cœur du problème était là — ses
études à l’école des beaux-arts de Rhode Island. Car si Lucille bénéficiait d’une petite aide
financière, elle n’avait fait aucun emprunt. C’était Madeline qui payait.
Tout.
Elle ne pouvait donc pas se permettre de perdre son emploi. D’autant que les temps étaient
difficiles, à Wall Street comme ailleurs.
Une fois ce fait établi, il n’avait plus eu qu’à faire miroiter à la sorcière qui l’employait un
vague partenariat, à condition, bien sûr, de se voir allouer les services de Madeline St. Clair. Et le
tour avait été joué.
Il fut tiré de sa réflexion par l’arrivée du Pitbull en personne.
Montrant les dents à celui ou à celle qui se trouvait derrière elle dans le corridor, Madeline
referma la porte puis traversa la pièce, avec la raideur d’un bâton de dynamite prêt à exploser.
Adam ne put réprimer un nouveau sourire. Il avait toujours aimé mener les choses à leur
paroxysme.
Elle se planta devant lui, si près que, même de son mètre cinquante, elle réussit à le toiser de
toute sa hauteur.
Elle ne prononça qu’un mot.
— Pourquoi ?
Adam haussa les sourcils. Il n’était pas question de la laisser prendre ses aises. Ne serait-ce
qu’un tout petit peu.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi moi ? Me demander à moi de vous aider à récupérer votre argent, dans cette
nouvelle histoire de tableau, est tout bonnement stupide. Or, s’il y a une chose dont je ne vous
soupçonne pas, c’est d’être stupide, justement.
Elle croisa fermement les bras avant de poursuivre :
— J’en déduis donc que vous m’avez entraînée dans cette histoire pour vous venger. Or, il
s’est écoulé cinq ans, depuis notre petite joute. Tout ce que le vol de La Dame en rouge vous a
rapporté, c’est encore plus d’attention de la part de vos fans. Alors pourquoi risquer de perdre
quarante-quatre millions de dollars en me mêlant à cette affaire ? Pourquoi ne pas me laisser
tranquille et vous tourner vers un avocat suffisamment crédule pour croire que vous n’avez pas
fait disparaître votre Monet vous-même ?
Adam fit tourner son scotch dans son verre. Quand il avait envisagé cette confrontation
somme toute inévitable, les choses lui avaient paru claires. Si Madeline le prenait de front, il lui
répondrait par un commentaire bien senti sur sa précarité financière, avant d’enfoncer le clou,
histoire de faire bonne mesure. A présent, il n’en avait plus aucune envie. Cela lui plaisait bien, de
la voir dans cet état de colère…
Ou plutôt, et à sa grande surprise, il s’aperçut que l’idée de se servir de sa sœur pour la
mettre à genoux ne lui plaisait pas tant que ça, finalement. Peut-être avait-il un faible pour les
fratries unies, tout simplement. En sa qualité de fils unique, il n’aurait su le dire avec certitude.
Mais il était plus vraisemblable que son sens des affaires ait repris le dessus. Après tout, la hargne
de Madeline St. Clair ne pouvait que le servir, dans son combat contre Hawthorne. Il n’avait aucun
intérêt à étouffer sa combativité.
En même temps, il devait lui montrer qui était aux commandes, dans l’affaire.
— Asseyez-vous, dit-il d’un ton neutre.
Et pour que cela soit bien clair, il baissa les yeux vers le fauteuil, face à lui.
Au bout de quelques secondes destinées à lui signifier qu’elle ne s’asseyait que parce qu’elle
le voulait bien, Madeline posa une fesse sur la surface en cuir qui s’enfonça à peine sous son
poids.
Incroyable… Cette femme ne devait pas peser plus de quarante-cinq kilos toute mouillée.
Elle avait oublié la veste de son tailleur dans son bureau, et son petit chemisier sans manches
laissait voir une poitrine parfaitement proportionnée à sa taille. Non qu’Adam ait les yeux rivés
sur ses seins, cela dit. C’était son expression qui l’intéressait, à cet instant. Toutefois, du coin de
l’œil, il les voyait se soulever à chaque inspiration exaspérée, pour retomber presque aussitôt.
— Ecoutez, LeCroix…
— Adam. J’ai pour coutume d’appeler mes collaborateurs par leur prénom et inversement.
J’ai constaté que cela les amenait à me parler plus librement.
Il sourit brièvement avant de continuer :
— Encore que vous n’avez pas l’air d’avoir de problème, quand il s’agit de dire à votre
patron ce que vous avez sur le cœur.
— Vous n’êtes pas mon patron, rectifia-t-elle d’un ton acide. Je travaille pour Marchand,
Riley & White. Vous êtes mon client, et je suis…
La suite lui écorcha manifestement les lèvres.
— Je suis votre avocate. Ce n’est pas vous qui me payez, mais ce cabinet. Ce n’est pas non
plus à vous que je rendrai des comptes. Je vous représente, ça s’arrête là.
Adam pencha légèrement la tête sur le côté et sourit plus franchement. Presque avec
compassion.
— Apparemment, Adrianna n’a pas été assez claire sur ce point. S’il est vrai que je ne vous
paie pas directement, ne vous y trompez pas, ma chérie. Vous travaillez pour moi, et c’est à moi
que vous rendrez des comptes. Je suis votre seul client. Vous me passerez tous mes caprices et
vous ferez ce que je vous dis. En clair, c’est moi qui commande.
Madeline se leva d’un bond, et il faillit éclater de rire. Il y était allé un peu fort, sur la fin, il
en avait conscience. En même temps, elle l’avait bien cherché, non ?
— Vous savez ce que vous pouvez en faire, de vos caprices ? Je vais vous le d…
— Je ne doute pas que vous ayez tout un tas d’idées originales sur la question. Seulement ce
n’est pas pour cela que vous êtes là. Je vous paie pour vos efforts, pour le temps que vous me
consacrerez, et pour avoir toute votre attention. Et par toute, j’entends vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, sept jours sur sept.
Elle écarquilla les yeux.
— J’ai une vie, moi aussi, je vous signale.
— Vraiment ? répliqua-t-il d’un ton railleur.
Elle rougit violemment.
Il aurait pu lui dire ce qu’il savait d’elle. Qu’en plus de ses problèmes d’argent, elle n’avait
aucune vie sentimentale. Qu’elle était dans la mouise la plus totale, à tous les niveaux. Toutefois,
pourquoi abattrait-il toutes ses cartes en lui révélant que ses enquêteurs avaient passé son
existence au peigne fin ? Autant garder cette bombe pour un autre jour, non ?
N’empêche que ce désert affectif, passé et présent, l’étonnait au plus haut point. Ses
détectives avaient eu beau remonter jusqu’à l’époque où la jeune femme étudiait à l’université de
Boston, ils n’avaient rien trouvé. Aucune relation durable, par exemple. D’accord, il fallait avoir
un certain cran pour se mettre à nu devant une femme pareille — il aurait hésité à s’y risquer lui-
même, si l’idée lui était venue —, mais malgré cela, les occasions n’avaient pas dû manquer, au
fil des ans. C’était donc elle qui refusait de s’engager.
A en juger par ses joues cramoisies, il y avait une bonne raison à cet état de fait. Et il
découvrirait de quoi il s’agissait en temps voulu. En attendant, il avait sur elle toute l’emprise
dont il avait besoin.
— Allez chercher vos affaires, ordonna-t-il. Je vous reconduis chez vous.
Elle se hérissa.
— Je rentrerai toute seule comme une grande, et quand je serai prête.
Ignorant la remarque, il posa son verre sur la table et s’empara de son téléphone.
— Fredo ? Avancez la voiture. Nous descendons dans cinq minutes.
— Il est hors de question que je rentre avec vous ! s’exclama Madeline, furieuse.
Pour toute réponse, il remit son téléphone dans sa poche. Puis, se dressant de toute sa
hauteur, il regarda la jeune femme renverser la tête en arrière pour le foudroyer du regard.
Il eut un petit rictus qui aurait pu passer pour un sourire s’il n’avait pas été lourd de menaces.
— Cinq minutes, Madeline. Pas une de plus. Avec ou sans vos affaires, cela m’est égal.
Sur ce, il passa devant elle et sortit sans se retourner.
3
La limousine était arrêtée le long du trottoir, sa portière droite béant comme les bouches de
l’enfer.
Un bel homme au teint mat et en complet noir s’avança vers Maddie pour s’emparer de son
attaché-case.
— Bonjour, mademoiselle St. Clair. Je m’appelle Fredo.
— Bonjour, Fredo. Appelez-moi Maddie, je vous en prie.
Elle laissa courir son regard sur lui, suffisamment longtemps pour lui signifier son intérêt,
avant de se reprendre. La dernière personne avec qui elle devait s’acoquiner était le chauffeur,
garde du corps et, à n’en pas douter, confident d’Adam LeCroix.
Enfin, l’avant-dernière. LeCroix était la première. Toutes les femmes se jetaient à son cou,
c’était connu. A son tableau de chasse figurait une bonne centaine de conquêtes, au bas mot. Une
chose était certaine, toutefois : elle n’en ferait pas partie.
Oh ! Elle comprenait qu’il puisse séduire, sur le plan physique. Cet homme était un dieu.
Purement et simplement.
Malheureusement, c’était aussi le diable incarné. Et de toute manière, il n’avait pas fait
preuve de la moindre attirance pour elle. Ni cinq ans plus tôt ni aujourd’hui. D’ailleurs, il ne lui
accorda pas un regard, lorsqu’elle le rejoignit. Confortablement installé sur l’une des banquettes
arrière, il passait en revue l’un des documents étalés sur sa gauche.
Une fois assise face à lui, elle examina l’intérieur du véhicule. C’était le grand luxe, bien
entendu. Sièges en cuir, éclairage doux, encastré dans le plafond, bar et réfrigérateur. La totale.
Même s’il fallait reconnaître que l’ensemble était étonnamment sobre. Bizarre, pour un m’as-tu-
vu comme LeCroix !
Tandis qu’ils se mêlaient à la circulation, il dit, d’un ton égal :
— Si c’est tout ce que vous avez à me proposer, je crois que je vais devoir me passer de vos
services.
Sidérée, Maddie vérifia sa mise et baissa les yeux vers son attaché-case. Elle avait
exactement l’air de ce qu’elle était : une avocate d’un cabinet huppé, donc coûteux.
Jugeant la remarque offensante, elle foudroya LeCroix du regard.
Malheureusement, il regardait les rues défiler à travers la vitre.
— Inutile. Je ne reviendrai pas sur ma décision, déclara-t-il, tapotant le Bluetooth accroché à
son oreille.
Pour la deuxième fois de la journée, Maddie sentit ses joues s’enflammer. Ce n’était pas à
elle qu’il parlait. Sans doute n’en valait-elle pas la peine.
Comme pour la conforter dans cette pensée, Adam se mit à travailler sur son ordinateur. Et
continua à l’ignorer, ce qui lui permit de chercher une manière de se tirer de ce mauvais pas.
Son problème le plus immédiat était relativement trivial : elle ne voulait pas que LeCroix
voie l’endroit où elle vivait.
Autrefois, elle avait occupé un charmant petit appartement de Park Slope, l’un des quartiers
en vogue de Brooklyn, où elle avait très vite été acceptée par les commerçants, les étudiants et les
artistes locaux. Aujourd’hui, si elle habitait toujours Brooklyn, ce n’était ni dans Park Slope, ni
dans Williamsburg, ni dans aucun autre endroit un tant soit peu coté.
La prise en charge de Lucy l’avait obligée à emménager dans un logement minuscule, situé
dans un quartier qui n’avait même pas de nom, et dont le seul attrait était de se trouver à
proximité d’une bouche de métro.
— Euh…, commença-t-elle, s’efforçant de dissimuler sa nervosité. J’ai quelques emplettes à
faire. Alors si vous pouviez demander à Fredo de me déposer devant Macy’s…
LeCroix ne leva pas le nez de son ordinateur.
— On n’a pas le temps de faire du shopping. On décolle dans une heure et demie.
Elle sursauta violemment.
— Comment ça, on décolle ? On prend l’avion ?
— Je ne possède pas encore de fusée. Ça viendra sûrement, remarquez !
Il l’examina brièvement mais avec une attention qui la mit mal à l’aise.
— Pourquoi ? Vous avez peur de l’avion ?
Oui. Une peur panique. De celles qui vous faisaient suer sang et eau alors même que vous
claquiez des dents.
— N… non ! Pas du tout, bafouilla-t-elle. Seulement… c’est bien à New York que siège la
Hawthorne Mutual, non ?
— Peut-être, mais mes bureaux à moi sont en Italie.
En Italie… Ce qui signifiait des heures de vol. En grande partie… au-dessus de l’Atlantique.
Elle fut parcourue d’un frisson d’angoisse. Les hauteurs la terrifiaient. Les vols encore plus.
Ils décuplaient sa peur qui atteignait alors… des sommets.
La limousine prit une allure de prison sur roues. Au bord de la panique, Maddie tourna la tête
vers la vitre. Le pont de Brooklyn… LeCroix savait où elle habitait. Voilà pourquoi il avait été
aussi certain d’obtenir sa collaboration, le fumier !
Momentanément distraite de son angoisse, elle se tourna vers l’Adonis assis face à elle.
Impassible, il fixait toujours l’écran de son ordinateur. Elle laissa la colère monter en elle, jusqu’à
ce qu’elle soit plus forte que sa peur, plus forte que sa honte.
— Votre Monet ne vous a pas été dérobé, n’est-ce pas ? lança-t-elle, rompant le silence. C’est
encore une de vos entourloupes. Une autre arnaque, destinée à prouver au reste du monde que vous
êtes plus malin que les autres !
Il s’arracha à son ordinateur pour la regarder droit dans les yeux.
— Si j’admettais avoir fait une chose pareille, cela resterait confidentiel, n’est-ce pas,
Madeline ? Il ne s’agirait que d’un banal échange entre une avocate et son client, attendu que vous
êtes tenue au secret professionnel.
Il s’interrompit, le temps de la gratifier d’un petit rictus narquois.
— En fait, même si je vous avouais que j’ai volé La Dame en rouge, vous ne pourriez rien
faire. Parce que vous me représentez légalement, à présent.
Maddie ravala à grand-peine son amertume.
— Pourquoi ? Vous reconnaissez les faits ?
Les yeux étonnamment bleus d’Adam LeCroix se mirent à pétiller. Son rictus se transforma
en un sourire franc.
— Vous ne sortez pas facilement de votre rôle, ma chérie, n’est-ce pas ?
La tension de Maddie augmenta encore de quelques crans.
— Je ne suis pas votre chérie, espèce de mufle ! s’écria-t-elle.
— Pardonnez-moi, maître. J’ai une fâcheuse tendance à oublier à quel point les Américaines
sont pointilleuses, à ce niveau-là.
— Arrêtez votre cirque. Vous êtes aussi américain que moi.
— De naissance, seulement. Pour le reste, je me considère comme un citoyen du monde.
Ses origines, elle les connaissait par cœur. Fils unique de deux peintres de renom qui
passaient leur temps à sillonner l’Europe, séjournant des mois d’affilée dans les luxueuses
demeures de leurs plus riches clients, Adam LeCroix n’avait passé qu’une petite partie de son
enfance sur le territoire américain.
Parlant couramment sept langues étrangères et doté d’un QI exceptionnel, il avait, à l’âge de
vingt-deux ans, vendu tous les tableaux que ses parents avaient laissés derrière eux le jour où ils
étaient morts dans un accident d’avion, au large de la Corse. Il en avait tiré une petite fortune qu’il
avait rapidement transformée en un empire financier. Elle avait eu accès aux comptes de chacune
de ses entreprises, suite à l’affaire du tableau dérobé. Ils étaient saisissants. Et depuis lors, le
conglomérat avait doublé de valeur.
Ce qui faisait de lui l’un des hommes les plus riches de la planète.
Doublé d’une belle crapule !
La limousine s’arrêta en douceur. Au dehors, l’immeuble en béton grisâtre qu’elle habitait se
dressait dans toute sa morosité.
Fredo vint lui ouvrir la portière. Elle allait descendre lorsqu’elle vit LeCroix fermer son
ordinateur et faire mine de sortir à son tour.
— Un instant, LeCroix. Je ne vous ai pas invité à monter, me semble-t-il !
Il lui sourit d’un air innocent.
— Malgré toutes ses commodités, cette voiture ne dispose pas de toilettes, expliqua-t-il
posément. J’espérais pouvoir utiliser les vôtres.
Que pouvait-elle répondre à un tel argument ? Rien.
Absolument rien.
Aussi mit-elle le pied sur le trottoir, raide comme un piquet et la mine renfrognée. Fredo lui
sourit. Il semblait compatir, lui au moins. Il était décidément fort sympathique, ce Fredo…
Se frayant un chemin entre une Honda rouillée et un 4x4 flambant neuf, elle entendit Adam
annoncer à son chauffeur qu’ils redescendraient dans dix minutes.
Quoi ? Dix minutes pour faire ses bagages, alors qu’elle partait pour l’Italie ?
Elle se retournait pour dire à son ravisseur ce qu’elle pensait de son attitude lorsque, du coin
de l’œil, elle vit quelque chose bouger sous la Honda. Craignant de voir surgir un rat, elle se
réfugia précipitamment sur le trottoir.
Rien.
Ou plutôt, si. Un gémissement. Faible. Très, très faible.
Aussitôt, elle s’accroupit pour voir de quoi il retournait. Un chien, plus mort que vif, cilla
faiblement dans sa direction avant de fermer ses yeux sombres.
— Oh non !
Elle commença à se glisser sous la voiture.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Adam, s’agenouillant à côté d’elle. Attention !
Il lui attrapa le bras au moment précis où elle le tendait vers l’animal.
— Pas de mouvements brusques, Madeline. Il est blessé. Il pourrait mordre.
Elle se dégagea vivement, tout en songeant qu’il avait raison, pour une fois. Elle travaillait
fréquemment avec des chiens policiers ou secouristes. Elle avait vu les plus doux d’entre eux
devenir agressifs quand ils étaient blessés. Or celui-ci était en piteux état. Il s’était traîné jusque-
là pour mourir en paix.
S’extirpant tant bien que mal du dessous de la Honda, elle s’assit sur le bord du trottoir et se
défoula sur Adam qui se redressait à son tour.
— Il est hors de question que nous le laissions comme ça ! décréta-t-elle d’une voix
agressive.
— Evidemment, répliqua-t-il sèchement.
Puis, sans ajouter un mot, il se débarrassa de la veste de son costume, la laissa tomber sur le
coffre de la Honda, retira ses boutons de manchettes et remonta ses manches.
— Le cric, Fredo. Vite ! Madeline ? Vous savez où se trouve le vétérinaire le plus proche ?
— Au coin de la rue, répondit-elle sans hésiter.
Son ami Parker avait créé un refuge pour animaux juste à côté de sa clinique. Elle connaissait
d’autant mieux l’endroit qu’elle y travaillait comme volontaire, à ses heures perdues.
En moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, Fredo souleva la Honda. Lorsqu’elle vit de
plus près ce qui se trouvait en dessous, Maddie sentit son cœur se serrer. Tant de cruauté ! Jamais
elle ne s’y habituerait.
Un chien à poils courts, qui aurait sans doute pesé une bonne trentaine de kilos si on ne
l’avait pas affamé, gisait sur le flanc dans une flaque d’huile.
Les côtes saillantes, le pelage clairsemé, et une blessure ouverte autour du cou, là où il avait
porté un collier.
Adam s’accroupit à son côté.
— Eh bien, mon gars, murmura-t-il d’un ton si doux que même Maddie s’en trouva apaisée.
Il y a un bon bout de temps que tu n’as pas mangé, on dirait ! Voyons un peu si nous pouvons faire
quelque chose pour toi.
Le chien agita la queue, rouvrit les yeux… et les referma aussitôt.
Adam s’empara de sa veste pour l’enrouler autour du corps efflanqué de l’animal qu’il prit
dans ses bras avant de se relever. La tête de la pauvre bête ballottait dans tous les sens.
— Prenez la première à droite, lança Maddie au chauffeur, dès qu’il eut remis la Honda sur
ses roues. C’est à une petite centaine de mètres.
Là-dessus, elle écarta l’ordinateur portable pour faire de la place à Adam qui s’engouffra
dans la limousine, et installa le chien sur ses genoux.
Sans perdre une seconde, elle appuya sur la touche « raccourci » qui la reliait à Parker.
— J’ai une urgence. Un chien. Pardon ? Non. Je ne crois pas qu’il ait été frappé ou heurté par
une voiture. Tout ce que je peux te dire, c’est…
Sa voix se brisa.
— C’est qu’il est en train de mourir.
La vilaine blessure autour du cou de la pauvre bête s’était infectée. Pire, à le regarder, on
aurait dit qu’on l’avait désossé.
Parker les accueillit sur le perron de sa clinique. Tous trois traversèrent la salle d’attente au
pas de course, passant devant un gamin accompagné d’un chiot plaintif et un vieil homme qui
tenait un chihuahua dans chaque bras. La salle d’examen était au bout du couloir. Adam déposa
délicatement le chien, toujours emmailloté dans sa veste, sur la table en acier.
— Parfait. Je prends le relais, déclara Parker, poussant Adam et Maddie vers la porte.
La réceptionniste les attendait, conférencier en main.
— Lequel d’entre vous est le maître de ce chien ?
Maddie ouvrit la bouche pour dire qu’il lui appartenait… et la referma aussitôt. Les animaux
n’étaient pas admis dans son immeuble.
— Je paierai, répondit succinctement Adam.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Je l’ignore. Nous l’avons trouvé dans la rue.
La réceptionniste nota « Dupont » sur le formulaire qu’elle tendit à Adam.
— Si vous voulez bien inscrire vos références bancaires sur ce document, monsieur
LeCroix…
Il ne broncha pas en s’entendant appeler par son nom. Evidemment ! Il était mondialement
connu. Plus encore, il se différenciait des autres grandes fortunes de ce monde, telles que George
Soros ou Warren Buffett qui, comme lui, apparaissaient sur CNBC presque chaque soir. Tout
simplement parce qu’il était beau. Canon. Super sexy. Aussi, en plus d’être observé par Wall
Street, à l’affût de ses opérations financières, il était poursuivi sans relâche par les paparazzi de
People ou de TMZ, qui décrivaient sa vie privée dans ses moindres détails.
Ce qui, de l’avis de Maddie, était franchement révoltant. Encore une fois, ce type était un
malfrat de la pire espèce. D’ailleurs, elle changeait systématiquement de chaîne quand les
reporters se pâmaient devant ses exploits. Un soir, elle avait même balancé People à travers son
salon : elle venait d’y trouver une photo de LeCroix, torse nu sur son yacht, et entouré comme il se
devait de mannequins en vogue qui prenaient le soleil, une coupe de champagne à portée de main.
Adam tendit une carte de visite à la réceptionniste.
— Envoyez la facture à cette adresse. Et faites le maximum, s’il vous plaît. Ne lésinez pas.
La note risquait d’être salée, en effet. Jamais Maddie n’aurait pu dépenser la somme
nécessaire pour soigner ce pauvre « Dupont ». Aussi s’abstint-elle de trop marquer son mépris.
Elle suivit Adam dans la salle d’attente où tous deux prirent place sur des chaises plus que
rudimentaires.
Adam tira son téléphone de sa poche et appuya sur une touche.
— Nous risquons d’être là pour un bon moment, Fredo. Allez garer la voiture et dites à
Jacques d’annuler notre plan de vol dans l’immédiat. Qu’il reste sur place, cependant. On verra
bien.
— Vous pouvez y aller, vous savez, lui dit Maddie, lorsqu’il raccrocha. J’attendrai.
— Je ne crois pas, non, répliqua-t-il d’un ton sec.
Elle lui décocha un sourire faussement contrit.
— Avouez que ça valait le coup d’essayer, non ?
Adam laissa échapper un petit rire et posa un bras sur le dossier de la chaise où elle s’était
assise.
Aussitôt, elle se pencha en avant, les sourcils froncés.
Et remarqua au passage la tache d’huile sur sa chemise d’un blanc immaculé et aussi sur ses
avant-bras hâlés… et musclés à souhait. Son pantalon noir était couvert de poussière, des genoux à
la braguette — bien garnie, a priori. Ses cheveux noirs, un peu plus longs qu’ils n’auraient dû
l’être, étaient ébouriffés, ce qui, de façon absurde, le rendait encore plus sexy.
Elle détourna les yeux. Elle se détestait, subitement. Tous ces fantasmes à propos de… de ce
goujat ? En même temps, quel homme ! Elle ne l’avait jamais vu dénudé, du moins pas en
personne. Mais il était bien bâti… et, de toute évidence, fort bien monté.
— Vous êtes dégoûtante, lui fit-il remarquer, une nuance d’amusement dans la voix.
Elle sursauta. Aurait-il lu dans ses pensées ?
Non. Il faisait référence à son Armani préféré, dans un sale état, pas à ses pensées grivoises.
Soulagée, elle haussa négligemment les épaules.
— Pas grave. Je mettrai la facture du teinturier sur ma note de frais. Ainsi que mes
chaussures, d’ailleurs. Parce qu’il va m’en falloir une nouvelle paire.
Elle en désigna la pointe sur laquelle se dessinait une magnifique égratignure.
— Autant vous prévenir tout de suite, ajouta-t-elle. Elles m’ont coûté encore plus cher que
mon tailleur.
Adam se fendit d’un petit sourire.
— Pas de problème. Je vous en ferai parvenir une paire de chaque coloris.
— Je chausse du 37, rétorqua-t-elle.
Elle jubilait littéralement. Dix paires d’escarpins Jimmy Choo… Dix mille dollars. Hors
taxes.
— Ce… Parker, reprit-il. C’est un bon vétérinaire ?
— Bien sûr que oui.
— Vous dites ça en toute objectivité ?
— Oui ! Pourquoi ne serais-je pas objective, comme vous le dites si bien ?
— Parce que vous m’avez l’air proches, tous les deux.
— Nous le sommes, figurez-vous. Je fais un peu de bénévolat dans son refuge. Et je peux
vous affirmer qu’il n’y a pas plus compétent que lui.
— Si vous le dites…
Il passa la pièce en revue d’un regard attentif, et soudain, Maddie vit leur environnement à
travers ses yeux à lui. Le plafond taché suite à une fuite d’eau, le lino abîmé, les murs couverts de
chiures… Tout cela était un peu miteux, il fallait l’avouer.
Exaspérée, elle se redressa sur son siège.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, LeCroix, nous ne sommes pas à Beverly Hills.
Les gens ne viennent pas ici pour faire subir une chirurgie esthétique à leur animal de compagnie.
Cela ne signifie pas pour autant qu’ils les aiment moins, bien au contraire. Le loyer de la clinique
n’est pas très élevé, ce qui permet à Parker de mettre son argent ailleurs. Dans son refuge, par
exemple. Qu’il finance en grande partie avec ses propres deniers, du reste.
Adam cessa de scruter les murs de la salle d’attente et se tourna vers elle.
— C’est tout à fait admirable ! dit-il, désamorçant aussitôt la situation qui risquait de
s’envenimer.
— Je ne vous le fais pas dire, répliqua-t-elle, faute de mieux.
Elle se détourna pour échapper à ce regard plus bleu que l’océan. Il lui était impossible de le
croiser sans perdre son aplomb. Or elle en avait sacrément besoin, à cet instant. C’était tout ce qui
lui restait.
Pourtant, et ce n’était pas faute d’essayer, elle ne parvenait pas plus à l’ignorer qu’elle
n’aurait pu faire abstraction d’une panthère noire, paressant à ses côtés, racée, élancée et surtout
assez puissante pour lui briser la nuque d’un simple coup de patte.
Elle connaissait les antécédents de LeCroix. Elle savait que ses parents lui avaient transmis
ce qu’ils avaient de mieux. Il tenait ses yeux pénétrants et sa carrure de quarterback de son père,
un Celte pure souche, ses cheveux de jais et ses pommettes de sa mère, une Italienne flamboyante.
Malheureusement, cela ne rendait pas son sex-appeal plus supportable pour autant.
Agacée par sa propre réaction, elle se mit à gratter la poussière collée à ses genoux et ne
cessa que lorsque Parker passa enfin la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Mads ? Suis-moi, tu veux bien ?
Adam lui emboîta le pas. Elle ne pouvait pas l’en empêcher, puisque c’était lui qui payait.
Le chien était toujours étendu sur la table où ils l’avaient déposé en sortant. Sur une
couverture, à présent. La veste de LeCroix, bonne à jeter, pendait sur le dossier d’une chaise.
Ignorant Adam, Parker s’adressa à Maddie.
— C’est moins grave que ça en a l’air. Pour l’instant, le plus gros problème de notre blessé
est la déshydratation. C’est ça, qui a failli le tuer. On va le mettre sous perfusion d’ici quelques
minutes. Pour le reste, il souffre à l’évidence de malnutrition, et comme je ne sais pas depuis
combien de temps, je suis dans l’incapacité de dire si ses organes vitaux sont endommagés.
Il fit doucement courir sa main sur le dos décharné de l’animal, puis la ramena vers son cou,
tout près de la blessure. Le chien ouvrit des yeux chocolat dans lesquels se lisait une détresse
infinie.
— Ne t’inquiète pas, mon gars, murmura Parker. Personne ne te fera de mal. C’est fini,
maintenant.
Maddie sentit ses yeux la brûler. Une seconde plus tard, une larme s’en échappait. Elle
s’essuya la joue d’un geste vif et sentit la main d’Adam lui effleurer le creux des reins.
Etrangement, elle trouva le geste réconfortant.
— Cette plaie, elle va se refermer ? Guérir ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Sans problème. J’ai vu bien pire, hélas. Le maître oublie de desserrer le collier du chien
qui, lui, continue à grossir, de sorte qu’au fil du temps, le cuir s’enfonce dans les chairs. Dans le
cas qui nous préoccupe, je suis prêt à parier que ce fumier l’a tout bonnement arraché au cou de
cette pauvre bête avant de l’abandonner dans la rue.
— Bon sang ! marmonna Adam, réussissant à transmettre sa colère, son dégoût et sa
compassion en deux simples mots.
— Je lui ai administré un antalgique pour qu’il ne souffre pas. Quand il sera assoupi, je lui
ferai une piqûre d’antibiotique.
Se tournant vers Maddie, il demanda :
— Tu veux bien m’aider à le transporter dans l’autre pièce ?
— Je peux m’en charger, proposa Adam.
— C’est gentil, seulement je préfère que Mads le fasse. Elle connaît la procédure.
Sur ces mots, il contourna la table, délogeant Adam au passage.
— Vous pouvez nous tenir la porte, si vous voulez, ajouta-t-il.
Puis il s’empara d’un coin de la couverture, Maddie de l’autre, et tous deux s’engouffrèrent
dans la petite pièce. Voyant qu’Adam s’apprêtait à les y suivre, Parker referma la porte d’un coup
de pied.
4
Adam eut tout juste le temps de tendre une main devant lui pour éviter de prendre la porte en
pleine figure.
Qu’est-ce que… ?
La dernière fois qu’on l’avait aussi grossièrement rejeté remontait à son adolescence, et
l’expérience avait été si déplaisante qu’il avait passé les vingt années suivantes à faire en sorte
d’être la personne la plus importante de n’importe quelle assemblée.
Apparemment, Parker n’était pas au courant.
Résistant tant bien que mal à l’envie de faire irruption dans la pièce interdite, il entreprit de
faire les cent pas dans la salle d’examen, ne s’interrompant que pour jeter un coup d’œil furibond
par la minuscule fenêtre. Sa paroi extérieure était sale, ce qui rendait l’étroite allée sur laquelle
elle donnait encore plus lugubre.
Il repéra l’entrée du refuge, dont la porte fraîchement repeinte en bleu jurait avec le reste du
bâtiment, qui tombait littéralement en ruine. Un adolescent dépenaillé s’apprêtait à y entrer avec
un croisé de husky débordant d’énergie. Le chien renifla avec fougue pour se familiariser avec ce
coin de bitume. Le jeune garçon se pencha pour le caresser, et le chien agita joyeusement la queue,
appréciant visiblement ce geste de tendresse.
Adam sentit son cœur se serrer. Cet idiot ignorait qu’il n’était qu’un bâtard et que personne
ne voulait de lui. Il acceptait simplement le peu d’affection qu’on voulait bien lui prodiguer dans
un monde autrement froid et cruel. Il tirait le meilleur parti du mauvais tour que le destin lui avait
joué en le faisant naître sous cette forme.
Un peu comme lui, en fait, songea Adam. A la différence près que lui, il s’était vite attaché à
améliorer sa situation. En cessant, dès son plus jeune âge, de rechercher ne serait-ce qu’une once
de bienveillance chez ses prochains. En étouffant dans l’œuf son besoin d’affection et de preuves
d’attachement, puisqu’on ne voulait pas lui en donner.
Ce qui l’avait fait définitivement sortir de l’enfance, c’était un chien, d’ailleurs, d’une
certaine manière. Parce qu’il avait rêvé d’un fidèle compagnon à emmener avec lui quand les
éternels vagabonds qu’étaient ses parents pliaient bagage et l’arrachaient aux rares copains qu’il
avait pu se faire dans la ville où ils avaient sévi pendant un temps.
Malheureusement, lorsque, comme eux, on vivait des largesses d’autrui, il convenait de
voyager léger. Du moins c’était ce qu’ils lui avaient expliqué. Ils étaient déjà encombrés d’un
enfant. Comment auraient-ils pu exiger de leurs hôtes qu’ils tolèrent, en plus, la présence d’un
chien ?
Alors Adam s’était fait une raison. Changeant son fusil d’épaule, il avait appris les codes :
ceux des rejetons friqués de leurs bienfaiteurs et ceux de la marmaille bigarrée des domestiques. Il
avait appris leur langue, ainsi que la manière adéquate de s’exprimer. Les intonations et les
expressions des riches comme celles des pauvres, les termes que l’on employait dans les salons et
ceux qu’il valait mieux réserver à la rue.
Plus tard, il s’était servi de son expérience et de sa faculté d’adaptation pour tirer le meilleur
parti possible des soixante tableaux que ses parents lui avaient légués. La seule pensée que son
argent fructifiait, que ses poches bien garnies ne se videraient jamais, et qu’il devait tout cela à
l’art auquel ses parents s’étaient consacrés à ses dépens, lui avait apporté au fil des années une
certaine satisfaction. Désabusée, certes, mais tout de même. C’était une revanche sur son enfance
malheureuse. Un juste retour des choses.
La porte se rouvrit derrière lui, le tirant de sa réflexion.
Parker entra, suivi de Madeline, invisible derrière lui.
— Tu n’as qu’à passer ce soir, après la fermeture de la clinique, pour voir comment se porte
notre protégé, dit Parker, s’adressant à Madeline.
Adam réprima un rictus. Cette dernière avait visiblement oublié d’informer le sympathique
vétérinaire qu’elle était tenue par ses obligations. Envers lui. Adam LeCroix.
Comme il s’y attendait, elle passa devant lui sans s’arrêter.
— J’essaierai, répondit-elle, poursuivant son chemin. Envoie-moi un texto s’il y a du
changement, d’accord ? Et ne lésine pas sur les frais.
Elle désigna Adam d’un pouce.
— C’est lui qui paie.
Parker se tourna vers lui, et Adam ne fut pas surpris de lire un mélange de suspicion et
d’aversion dans ses yeux. Ce qui l’étonna, en revanche, fut sa propre réaction, un mélange
d’animosité et de méfiance, qui l’amena à toiser Parker, un homme qu’il aurait sûrement admiré
en temps normal, de toute sa hauteur. Et avec un dédain marqué.
L’instant d’après, il s’entendait dire :
— Votre assistante a ma carte. Demandez-lui de m’appeler, dès que mon chien sera en état de
voyager.
Sur ces mots, il prit Madeline par le coude et acheva de la guider vers la sortie.
Une fois sur le trottoir, la jeune femme se dégagea vivement.
— Depuis quand s’agit-il de votre chien ? C’est moi qui l’ai trouvé, il me semble ! Si je
n’avais pas été là, vous seriez passé à côté de lui sans le remarquer.
Il pencha la tête avec condescendance.
— Les animaux de compagnie n’ont pas droit de cité dans votre immeuble, Madeline.
Elle lui lança un regard noir, de toute évidence furieuse qu’il connaisse ce détail et se
demandant sans nul doute ce qu’il savait d’autre sur son compte. La pauvre… Elle aurait eu une
attaque, si elle avait eu une idée de la méticulosité avec laquelle ses enquêteurs avaient fouillé
dans sa vie privée !
La voiture s’avança le long du trottoir. Madeline la considéra avec dédain et continua à
marcher en direction de son immeuble.
Parfait ! Qu’elle s’y rende à pied, si elle éprouvait le besoin de prendre l’air. Voyant la
limousine poursuivre son chemin puis la dépasser, elle se fendit d’un magnifique doigt d’honneur.
Derrière les vitres teintées, Adam éclata de rire, puis reprit son sérieux.
Si ce travail inattendu et forcé l’avait déstabilisée, elle ne tarderait pas à se ressaisir. Et bien
qu’il se plaise à penser qu’il la tenait à la gorge, il ne se faisait pas d’illusions. Avec le temps,
Madeline St. Clair trouverait le moyen de se libérer de son emprise. Elle était suffisamment
ingénieuse et combative pour cela.
C’était d’ailleurs en partie ce qui l’avait attiré chez elle : son intelligence hors pair et son
énergie — cette femme était un volcan. Dans son combat contre Hawthorne, ces deux qualités
constitueraient de véritables atouts.
Dans l’immédiat néanmoins, cette dernière qualité était dirigée contre lui. Exclusivement.
Fredo s’arrêta devant l’immeuble, tandis que Madeline poursuivait son chemin en fulminant.
Adam attendit qu’elle enfonce sa clé dans la serrure pour descendre de voiture.
— Il y avait des toilettes, à la clinique, lui lança-t-elle sèchement et sans se retourner.
— J’imagine, oui.
Sans plus de commentaire, il tendit le bras pour pousser la porte. Les dents serrées, Madeline
monta en tapant des pieds jusqu’au deuxième étage et entra dans son appartement.
Ensemble, ils pénétrèrent dans un salon à peine plus spacieux que l’intérieur de la limousine.
Le laissant se débrouiller, Madeline s’enfonça dans un couloir sombre et disparut dans une pièce
dont elle claqua la porte — sa chambre, sûrement — sans daigner lui indiquer où se trouvaient les
toilettes.
Ce qu’il trouva facilement, du reste.
La salle de bains était si minuscule qu’elle aurait tenu dans la baignoire de sa villa de
Portofino !
Se glissant tant bien que mal entre la cabine de douche et la cuvette des WC, il passa
l’endroit en revue. Carrelage blanc, robinets en chrome, un tapis de bain repoussé dans un coin et
un tube de dentifrice ouvert sur le lavabo. L’ensemble était vaguement désordonné, mais propre.
Quatre esquisses au crayon soigneusement encadrées étaient disposées en carré au-dessus des
toilettes. Des scènes pastorales. Des chevaux, une grange, un vieux chien de chasse. L’œil exercé
d’Adam reconnut en ces croquis le travail encore immature d’un artiste talentueux. Et bien que les
croquis ne soient pas signés, il savait qui en était l’auteur.
Après s’être savonné les mains et les avant-bras pour en retirer les taches d’huile, il ouvrit
l’armoire à pharmacie. Comme prévu, elle contenait des pilules contraceptives, ainsi que les
remèdes habituels, vendus sans ordonnance au drugstore du coin. Ah… Et un flacon de
somnifères, prescrits par un médecin. Surpris, il s’en empara pour lire l’étiquette. Elle ne datait
que de quelques jours, ce qui expliquait que ses sbires n’aient rien remarqué. Il renversa le flacon
dans sa main, compta les comprimés. Il y en avait trente. Ils étaient tous là.
Il les remit dans le flacon qu’il reposa à l’endroit exact où il l’avait trouvé. Les problèmes
financiers de Madeline St. Clair l’empêchaient-ils de dormir ? Si c’était le cas, tant mieux. Plus
elle serait aux abois, plus il aurait d’emprise sur elle.
La porte de la chambre était toujours fermée lorsqu’il ressortit des toilettes. Il en profita pour
inspecter le salon. On aurait dit une valise trop remplie. Madeline avait dû apporter avec elle les
vestiges d’une période plus prospère de sa morne existence du moment. Un luminaire à l’abat-jour
perlé extravagant était coincé entre une causeuse en velours rouge sang, d’apparence confortable,
et un fauteuil assorti. Sur un coin de la table basse, le Sunday Times ouvert sur des mots croisés à
moitié terminés côtoyait un bol au fond duquel quelques gouttes de lait et des éclats de céréales
commençaient à se figer.
Pris d’une envie aussi subite qu’irraisonnée de s’emparer du bol pour aller le laver dans la
kitchenette, Adam enfonça les mains dans ses poches. A quand remontait la dernière fois où il
avait fait une chose aussi commune que la vaisselle ? Il n’aurait su le dire avec certitude. Une
chose était certaine néanmoins : il se sentait interpellé par ce joyeux bordel. A l’aise, dans le
mouchoir de poche qu’était cet appartement. Au point que s’il ne s’était pas retenu, il aurait retiré
ses chaussures, posé les pieds sur la table basse et essayé de terminer les mots croisés avec le
crayon mâchonné qui marquait la page.
Tout cela était absurde. Où qu’il se trouve, il exigeait l’ordre et la propreté. Heureux
propriétaire d’une douzaine de demeures plus spacieuses les unes que les autres, il entendait que
chaque chose soit rangée à sa place. Ses domestiques ramassaient le moindre objet qu’il avait
laissé traîner. Tout signe de vie était immédiatement effacé, ce qui lui permettait de partir plus
facilement, de passer d’une maison à une autre sans aucun état d’âme. Il ne voulait être attaché à
aucun endroit en particulier. La seule exception était la villa de Portofino.
Et voilà que ce misérable trou à rat, qui n’avait d’appartement que le nom, avec son bric-à-
brac et son exiguïté lui paraissait… oui. Accueillant, habité. Il se serait bien vu, assis sur cette
causeuse. Tout juste s’il ne sentait pas la tête fatiguée de Dupont posée sur sa cuisse…
Son regard se porta sur les murs, recouverts de tableaux eux aussi. Il avait été trop absorbé
par son inexplicable mélancolie pour les remarquer, jusque-là.
Le naturel reprenant le dessus, il se concentra sur ces œuvres inédites.
Il s’y connaissait, en la matière. Comment aurait-il pu en être autrement, vu ses antécédents ?
Pour autant, il ne se contentait pas de collectionner les œuvres des grands maîtres, bien au
contraire. A la recherche constante de nouveaux talents, il avait été le mécène de jeunes artistes à
plusieurs reprises.
Les tableaux qu’il avait sous les yeux avaient été peints par Lucille St. Clair. Il le savait
d’autant mieux qu’il avait déjà acquis, sous couvert de l’anonymat, deux de ses toiles, dans la
modeste galerie de Providence où elle avait réussi à exposer. Lucille était réellement douée.
Encore inexpérimentée, certes, mais mûrissant doucement. Et comme elle n’était pas connue du
grand public, elle vendait son travail pour trois fois rien.
Dans d’autres circonstances, il aurait été tenté de la sponsoriser, elle aussi. Seulement, en
devenant son mentor il aurait soulagé sa sœur aînée de son fardeau financier et desservi ses
propres intérêts. Madeline St. Clair lui avait rendu la vie impossible pendant six longs mois. Elle
avait réussi à lui faire perdre le sommeil, ce qui ne lui était jamais arrivé de sa vie d’adulte.
A présent, elle était à sa merci.
Et il entendait que cela reste ainsi.
— Vous êtes toujours là ? lança-t-elle, le faisant tressaillir.
Transformant son sursaut en un haussement d’épaules, il continua à observer les tableaux.
— Ça y est ? Vous avez fait vos bagages ? s’enquit-il.
— Non.
Il pivota sur lui-même, feignant la surprise.
Madeline s’était changée et portait un chemisier vert sauge sur un blue-jean délavé, le tout
vraisemblablement acheté au rayon enfant de Macy’s.
— Dépêchez-vous ! grommela-t-il, consultant sa montre pour appuyer son propos. Nous
dormirons chez moi, ce soir, de manière à pouvoir partir demain matin à la première heure.
Elle resta impassible.
— Parfait. Je vous retrouve dans votre palace demain, dès que je serai prête.
D’accord. Elle avait déjà récupéré. Si elle faisait mine de se plier à ses desiderata, c’était
dans l’espoir futile d’avoir un minimum prise sur la suite des opérations.
On pouvait rêver…
Adam appela Fredo.
— Nous descendons dans dix minutes, déclara-t-il, avant de se remettre à examiner les toiles
accrochées au mur.
Il n’entendit pas Madeline ressortir — il devrait se souvenir qu’elle marchait à pas feutrés
—, mais lorsqu’il sentit diminuer la tension qui s’était installée entre ses omoplates, il sut qu’elle
avait quitté la pièce.
Roulant des épaules, il jeta un nouveau coup d’œil, inquiet, cette fois, à cet intérieur, aussi
encombré que douillet.
Et dut se faire violence pour ne pas céder à l’appel de cette fichue causeuse et de ces satanés
mots croisés qui ne demandaient qu’à être achevés.
Non. Décidément, cet état d’esprit ne lui ressemblait guère. Madeline n’était de retour dans
sa vie que depuis deux petites heures, et il était déjà passé par toute une gamme d’émotions
inédites, la plus bizarre étant ce désir soudain de… domesticité. Sans compter qu’il s’était porté à
la rescousse d’un chien errant — un geste particulièrement impulsif pour un homme qui menait sa
vie comme une partie d’échecs, planifiant le mouvement le plus insignifiant six coups à l’avance.
Aussi incroyable que ce soit, Madeline avait fait culbuter l’échiquier, faisant bouger les
pièces de leur place initiale et bouleversant ses plans, grands ou petits.
Les yeux rivés sur le bol de céréales, il se demanda s’il avait été si bien inspiré que cela en
embarquant Madeline St. Clair dans l’aventure, finalement.
*
Maddie s’appuya contre la porte de sa chambre et ferma les yeux.
LeCroix était franchement retors. Sa magnanimité envers un vulgaire bâtard blessé, sa
chemise tachée de graisse, son pantalon maculé, sa veste bonne à mettre à la poubelle… tout cela
n’était rien, pour lui. Il était riche à millions, non ?
Bon, d’accord. Il avait semblé sincèrement préoccupé par le sort de Dupont. Il l’enverrait
certainement dans une de ses nombreuses propriétés et n’y penserait plus. Ce genre d’homme ne
pouvait pas comprendre qu’un chien, surtout quand il avait été martyrisé comme celui-là, avait
par-dessus tout besoin d’amour.
Or, que savait Adam LeCroix des choses de l’amour ?
Rien.
Absolument rien.
C’était l’évidence même.
Ce type ne pensait qu’à l’argent et à l’art. Il prenait ce qu’il convoitait, même s’il était obligé
de voler pour parvenir à ses fins. Surtout s’il était obligé de voler, en fait. Car cela l’amusait.
C’était un jeu, un passe-temps.
Dire qu’elle avait été à deux doigts de le faire tomber ! A l’idée qu’elle avait échoué, elle
enrageait encore.
Plus encore à la pensée qu’il était là, dans son espace personnel. Il devait trouver les lieux
bien modestes et particulièrement exigus — surtout avec le désordre qui y régnait. Prendre un
logement plus petit l’avait obligée à se débarrasser d’un certain nombre de ses possessions pour
n’apporter ici que ce qui lui importait vraiment. La causeuse sur laquelle elle aimait tant se
pelotonner après une longue journée de travail, par exemple. Ou la télévision beaucoup trop
grande pour la pièce, mais idéale quand elle voulait regarder un bon film avec un cornet de pop-
corn et une bouteille de cabernet.
Et puis les tableaux de Lucy, bien sûr. Osés, colorés et pleins de vie. A l’image de leur auteur.
Ils l’incitaient à travailler encore plus dur. A faire le maximum pour la petite sœur qu’elle avait
abandonnée pendant un temps.
A présent, tout cela porterait l’empreinte de LeCroix.
Serrant les dents, elle commença à vider les tiroirs de sa commode. Ses petites culottes, ses
soutiens-gorge, ses chaussettes atterrirent sur le lit. Son pantalon de yoga, ses T-shirts et une
chemise de nuit de coton subirent le même sort. Passant sa penderie en revue, elle en tira deux
tailleurs Gucci, l’un couleur pervenche, l’autre gris métallisé, ainsi que les chemisiers et les
accessoires qui allaient avec.
Elle attrapa le sac de voyage rangé sous son lit, y empila ses vêtements et glissa sa trousse de
toilette dans un des compartiments extérieurs.
Voilà ! Elle était prête, et avec quatre minutes d’avance, s’il vous plaît.
Faisant passer la lanière du sac sur son épaule, elle jeta un dernier regard à son lit et songea
avec envie à son matelas divin. Cela eut pour effet de lui rappeler qu’elle devait passer par la salle
de bains pour y prendre ses somnifères. Elle avait réussi à s’en passer jusque-là, mais on ne savait
jamais. Tout partait à vau-l’eau, ces derniers temps. Et a priori, il n’y avait aucune raison pour que
cela évolue dans le bon sens.
Adam l’attendait devant l’entrée. Elle laissa tomber son sac, passa devant lui pour gagner le
salon et se figea sur place.
— Où est-il ?
— Quoi ? demanda-t-il dans un soupir.
— Mon bol de céréales.
— Je l’ai lavé.
— Vous… vous l’avez lavé ? On peut savoir pourquoi ?
— Pour faire avancer les choses, répliqua-t-il, s’emparant de son bagage. La sauce carbonara
de Leonardo n’attend pas, figurez-vous. Il la cuisine à la minute près.
Maddie attrapa vivement son sac. Déjà LeCroix ouvrait la porte.
Bon sang, ce qu’elle détestait être bousculée ainsi ! D’un autre côté, les spaghettis carbonara
étaient un véritable délice… en plus d’être son plat préféré.
— Je suppose que Leonardo est un de vos sous-fifres.
— Je doute fort qu’il se définisse ainsi, répliqua sèchement Adam, s’effaçant néanmoins
pour la laisser passer devant lui.
Il n’y avait rien à redire à ses manières. Un parfait gentleman.
Maudit soit-il !
— Ah ? Votre larbin, alors, lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Votre groom, si vous
préférez.
Il partit d’un grand rire, et elle s’aperçut qu’il ne lui avait jamais semblé aussi sincèrement
amusé.
Elle s’efforça d’être encore plus caustique.
— Cela doit vous agacer, de savoir que vous n’êtes entouré que de gens qui ne vous
respectent que par obligation. De n’avoir aucun ami, seulement des domestiques.
— Contrairement à vous qui ne savez plus quoi faire de vos amis et de vos nombreux amants,
rétorqua-t-il, moqueur, en lui tenant la porte de l’immeuble ouverte.
— J’ai des amis, qu’est-ce que vous croyez ? répliqua-t-elle, lui marchant délibérément sur
les pieds au passage.
Fredo lui ouvrit la portière de la limousine. Elle se précipita à l’intérieur, sur la banquette
que LeCroix avait occupée précédemment.
Et se délecta du regard offusqué qu’il lui jeta.
— J’ai le mal des transports quand je ne suis pas dans le sens de la marche, annonça-t-elle.
Vous préférez que je vomisse partout ?
— Ne dites pas de bêtises. Poussez-vous un peu, que je m’assoie à côté de vous.
Certainement pas ! En aucun cas. Au premier virage, leurs genoux se toucheraient, c’était
certain. Aussi croisa-t-elle les bras, bien décidée à ne pas bouger d’un millimètre.
— Madeline…
Le ton était vaguement menaçant.
— Poussez-vous ou je m’en charge moi-même.
Pour toute réponse, elle regarda obstinément un point invisible devant elle.
Qu’il essaie, un peu, pour voir !
Elle n’eut pas le temps de dire « ouf ». LeCroix la souleva pour la déplacer de quelques
centimètres sur sa gauche, le fumier !
Il se laissa tomber sur la banquette, le chauffeur referma la portière, et cinq secondes plus
tard, ils reprenaient la route.
— Vous faites de l’exercice, on dirait, dit-elle d’un ton moqueur, soucieuse de sauver la face.
Vous préparez un nouveau casse, c’est ça ?
LeCroix la gratifia d’un sourire frondeur qui la titilla malgré elle. De manière un peu
perverse, son subconscient aimait être au centre de l’attention de cet homme, semblait-il.
Il laissa courir sur elle un regard presque bleu nuit dans la lumière décroissante.
— Pff ! Vous pesez combien, au juste ? Quarante-cinq kilos ?
— C’est très impoli comme question, au cas où vous l’ignoreriez, rétorqua-t-elle, furieuse.
— Vous m’avez accusé de méfaits bien plus graves.
— C’est vrai. L’impolitesse est le dernier en date. Ça et le fait de m’avoir touchée. Qui
constitue une voie de fait, figurez-vous.
Il éclata de rire, et à son grand effarement, elle s’en émut. Se rappelant la raison pour
laquelle elle était coincée dans cette fichue limousine, auprès de ce malfrat, elle refoula vivement
son trouble.
Il la faisait chanter. Ni plus ni moins.
— Gardez-vous de poser vos sales pattes sur moi, LeCroix. Vous vous êtes offert mes
services de force, mais ne rêvez pas. Vous ne me mettrez pas dans votre lit. Cela ne fait pas partie
du marché.
— Cela ne m’avait même pas traversé l’esprit, Madeline, déclara-t-il, reprenant son sérieux.
Ce n’est pas ma préoccupation principale. Toutefois, puisqu’il semble que ce soit la vôtre, je vais
être très clair. Je n’ai jamais payé pour coucher avec une femme et je ne force pas les femmes à
coucher avec moi. Je ne me sers du sexe ni comme d’un outil, ni comme d’une arme, ni comme
d’une fin qui justifierait les moyens. Pour moi, c’est une question de désir. De désir mutuel,
j’entends. Les deux partenaires doivent en avoir envie.
Il s’interrompit une seconde avant d’ajouter :
— Et très franchement, ma belle, je n’ai aucun désir pour les demi-portions comme vous. En
d’autres termes, vous ne faites pas le poids.
*
Adam vit le visage d’elfe de Madeline s’empourprer et regretta sa dernière remarque.
S’attaquer ainsi au physique d’autrui était indigne de lui. Conscient d’avoir eu une chance folle
dans ce domaine-là, il avait toujours détesté que l’on se moque des moins bien lotis que lui.
Et voilà qu’il s’était laissé aller à cette réplique cinglante et moqueuse. Non que le fait d’être
petite, pour une femme, soit un handicap en soi, d’ailleurs. Il savait que certains hommes avaient
une préférence marquée pour ce genre de gabarits, et il commençait à les comprendre. Néanmoins,
Madeline étant manifestement complexée par sa taille, il était plus que malvenu de la titiller sur la
question.
Si seulement il avait pu se rassurer en se disant qu’elle l’avait bien cherché ! Parce qu’elle
l’avait provoqué, elle ne pouvait prétendre le contraire. Malheureusement, ce n’était pas une
excuse suffisante à ses yeux. Il s’était mal conduit, un point c’était tout.
Pire, le mal était fait, à présent. S’il tentait de se rattraper, il s’enfoncerait davantage. Il ne
lui restait donc qu’à faire comme si de rien n’était en espérant que Madeline oublie son
indiscrétion.
Ce qui avait peu de chances de se produire, soit dit en passant.
Il essaya tout de même, ouvrant son ordinateur pour consulter les comptes de sa dernière
acquisition. Il avait des décisions à prendre. Un remaniement à faire, afin que ses propres
employés occupent les postes stratégiques, et cela avant la fin de la semaine.
Il prit quelques notes, envoya un court e-mail, sans vraiment parvenir à se concentrer. A côté
de lui, Madeline pensait trop fort.
Si fort qu’il l’entendait presque conspirer.
Un peu stupidement, il n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’il ferait d’elle, une fois qu’il
l’aurait tirée des griffes de Marchand, Riley & White. Là encore, il avait agi sur une impulsion.
Pourtant clairvoyant d’habitude, il s’était laissé aveugler par l’idée qu’il tenait Madeline St. Clair.
Et dans sa soif de vengeance, il avait oublié que s’octroyer les services d’une femme pareille
revenait à câliner une grenade.
Qui exploserait fatalement, à un moment ou à un autre.
Il aurait pu, bien sûr, abandonner la jeune femme dans une de ses propriétés les plus isolées.
La laisser ruminer au milieu de nulle part pendant qu’il vaquait à ses affaires, et ne faire appel à
elle que lorsque son tir croisé avec Hawthorne l’exigerait.
Seulement, maintenant qu’elle était là, et contre toute attente, il rechignait à l’idée de la
laisser s’éloigner. Non seulement en vertu du vieil adage selon lequel il était plus sage d’avoir ses
ennemis près de soi, mais aussi, et il était suffisamment conscient pour se l’avouer, parce que
Madeline avait éveillé sa curiosité. Cette femme était une énigme, qui ne demandait qu’à être
résolue.
Et, contrairement à ce qu’il venait de lui lancer au visage, elle était sacrément désirable…
Dans tous les cas, il avait intérêt à faire en sorte qu’elle soit trop occupée pour comploter
contre lui. Et surtout, il devait remettre les pendules à l’heure.
Leur relation était d’ordre strictement professionnel. Il était le patron, elle… un membre de
sa valetaille. Un sous-fifre, un larbin, pour reprendre ses expressions.
Aussi s’empara-t-il d’un des dossiers empilés devant lui pour le lui tendre, les yeux toujours
rivés sur l’écran de son ordinateur.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? demanda-t-elle, sans faire mine de prendre le
dossier.
— Je suis en train de mettre une nouvelle responsable à la tête d’une société de conseils en
informatique que je viens de racheter.
— Et alors ?
— Et alors, ceci est son contrat d’embauche. Je voudrais que vous le relisiez, avec une
attention particulière pour la clause de non-concurrence par laquelle elle est liée.
A défaut d’autre chose, cela lui donnerait mieux à faire que de réfléchir à la meilleure
manière de l’émasculer.
Madeline laissa échapper un petit rire dédaigneux.
— Je suis là pour ramener Hawthorne à la raison, pas pour vous assister dans votre croisade
pour la domination du monde, LeCroix. Faites donc relire ce contrat par un de vos laquais.
Interpellé malgré lui, il se tourna vers elle.
Et fut saisi de constater que ses yeux gris acier avaient pris une couleur vert d’eau,
lumineuse… et singulièrement orageuse.
Il l’observa mieux.
C’était ce chemisier qui les mettait en valeur. Une nuance de vert devait se cacher sous le
gris de ses yeux, ce qui expliquait qu’il ait toujours trouvé son regard aussi fascinant. De tout
temps, les yeux verts l’avaient mis en émoi.
Il ne tarda pas à se remettre de son trouble, cependant.
— C’est ce que je fais, figurez-vous. Je le donne à un de mes laquais. Vous.
Les yeux de Madeline se plissèrent jusqu’à n’être plus que deux fentes.
Il feignit la surprise.
— A quoi vous attendiez-vous au juste, Madeline ? A ce que je vous demande de rédiger une
ou deux motions avant de vous laisser flemmarder devant la piscine d’une de mes villas ? Vous me
coûtez cinq cents dollars de l’heure, au cas où ce détail vous aurait échappé.
— Très juste. De sorte que je vous renvoie la question. Pourquoi m’embaucher à plein temps
alors que je pourrais vous rédiger ces motions en moins de deux heures ? Mon nom figurerait au
bas de chaque page, ce qui signifie que vous auriez eu mon…
Elle s’interrompit, le temps de dessiner des guillemets dans l’air.
— … approbation. Et cela vous permettrait d’économiser une petite fortune.
S’autorisant un sourire tiède, Adam s’attacha à la distraire de son propos. Parce qu’elle avait
raison, il pouvait difficilement prétendre le contraire.
— Il s’agit de mon argent, je vous rappelle, rétorqua-t-il. De ma fortune, qui ne fera pas long
feu si je paie des fainéants d’avocats à ne rien faire.
Les lèvres charnues de Madeline s’étirèrent à leur tour.
— Fainéante ou pas, j’ai été à deux doigts de vous faire tomber, LeCroix.
— Deux doigts décisifs, malheureusement pour vous !
Sur ces mots, il laissa tomber le dossier sur les genoux de la jeune femme et se remit au
travail, comme si la conversation avait cessé de l’intéresser.
Jurant à qui mieux mieux, elle sortit le contrat de la chemise et commença à le lire. Deux
minutes plus tard, elle le reposait sur la banquette d’un geste sec.
— Vous plaisantez, j’espère ? lança-t-elle, moqueuse. Vous l’avez lu, ce charabia ?
Pour le coup, Adam dressa l’oreille.
— Pourquoi cette question ?
— Parce que c’est du grand n’importe quoi.
Elle tira un stylo de son sac et reprit le document pour en entourer un extrait.
Il s’en empara, lut le passage concerné, puis se tourna vers Madeline d’un air interrogateur.
Elle leva les yeux au ciel.
— Enfin, c’est évident ! Je n’arrive pas à croire que vous ayez laissé passer une énormité
pareille.
— Il se trouve que c’est la première fois que je confie la rédaction d’un contrat à l’extérieur,
expliqua-t-il. Cela dit, mes propres avocats l’ont relu, et ils n’ont rien trouvé à y redire.
— Tout simplement parce que le couac est tellement énorme qu’ils sont passés à côté. Cela
arrive fréquemment. Dans ce genre de relecture, on ne trouve que ce que l’on cherchait au départ.
Elle lui arracha le document des mains, y inscrivit trois mots, « directement ou indirectement
», et le laissa retomber entre eux deux.
— Alors, LeCroix ? Pas mal, pour une fainéante, hein ? Vous étiez à deux doigts de vous faire
baiser. Dans les grandes largeurs.
L’expression était intéressante, à défaut d’être élégante.
Cinq ans plus tôt, il avait vaguement fantasmé sur cette femme. Ayant eu un aperçu de ce
qu’elle cachait sous son chemisier strict, au cours d’une de leurs entrevues, il s’était imaginé lui
soulevant la jupe et la penchant sur le bureau pour la prendre avec force.
Aujourd’hui, il se voyait plutôt la coucher sur la banquette et la menotter. Déchirer son
chemisier et faire sortir ses seins de leur prison de soie. Elle ferait mine de se débattre, remuerait
la tête dans tous les sens, le traiterait de tous les noms.
Mais quand il la pénétrerait, elle s’arc-bouterait pour venir à sa rencontre.
Et elle jouirait en hurlant son nom.
Cette fois, c’était un véritable film porno qu’il se faisait. Suffisamment décadent pour qu’il
sente son sexe se gonfler alors même qu’il la dévisageait d’un air impassible.
— Merci infiniment, Madeline, dit-il, s’étonnant lui-même de la neutralité de son ton, si
contraire à ses pensées lubriques.
Elle avait dû discerner le changement qui s’était opéré en lui, percevoir la chaleur qu’il
dégageait, sentir l’odeur primale du désir brut, car elle sembla se troubler, elle aussi.
— De rien, marmonna-t-elle.
Elle aurait voulu se détourner. Elle en mourait d’envie, il le voyait bien. Seulement leurs
regards étaient inexorablement rivés l’un à l’autre.
Le moment s’éternisant, il vit la gorge fine de Madeline s’empourprer. Elle se passa la
langue sur les lèvres.
Adam la considéra goulûment, cette langue.
Et dut se faire violence pour ne pas la mordiller, la sucer, la…
La portière de la limousine s’ouvrit.
Il ne s’était même pas rendu compte que le véhicule s’était arrêté.
Sa belle passagère ne perdit pas de temps. L’enjambant littéralement, elle se faufila hors de
la voiture.
5
Déjà troublée par l’explosion de phéromones qu’elle avait perçue dans la limousine, Maddie
sentit sa réticence faiblir encore d’un cran lorsque l’ascenseur privé d’Adam LeCroix s’ouvrit sur
un somptueux vestibule, qui faisait au moins deux fois la taille de son appartement.
Néanmoins, comme elle était bien décidée à ne rien laisser transparaître de sa vulnérabilité,
elle dissimula son émerveillement derrière une indifférence feinte. Elle leva d’abord les yeux vers
le lustre gigantesque, puis les baissa vers un tapis persan si grand qu’il aurait pu servir de terrain à
une équipe de hockey sur glace ! De même, elle snoba les tableaux accrochés au mur, ainsi que le
bronze grandeur nature, un nu qui, elle le savait pour l’avoir répertorié, était l’œuvre de Rodin lui-
même.
L’homme austère en livrée noire qui vint à leur rencontre fut plus difficile à ignorer. Après
s’être incliné devant eux en une courbette discrète, il s’adressa à Adam avec une pointe d’accent
britannique.
— Monsieur LeCroix, c’est un plaisir de vous avoir parmi nous ce soir.
— Merci, Henry. Je vous présente Mlle St. Clair. Vous l’installerez dans la suite Emeraude.
Henry fit un léger signe à la femme de chambre qui se tenait en retrait et qui disparut
aussitôt, sans nul doute pour exécuter les ordres du maître de céans.
— Veuillez prévenir Leonardo que nous dînerons tôt, ordonna Adam. D’ici une demi-heure,
si possible.
De nouveau, Henry hocha la tête et se tourna vers Maddie.
— Madame ? Si vous voulez bien me suivre, dit-il cérémonieusement.
A mi-chemin d’un couloir interminable et orné, comme il se devait, d’un nombre
incalculable d’œuvres d’art diverses, le majordome ouvrit la porte d’une suite à côté de laquelle
celles des plus grands palaces new-yorkais auraient paru bien modestes. Une moquette blanc
crème épaisse de cinq bons centimètres, une cheminée en marbre jade, un canapé et ses fauteuils
recouverts d’un tissu d’un vert plus pâle. L’ensemble respirait le luxe et le raffinement.
Ici aussi, les œuvres d’art semblaient sortir tout droit d’un musée. La moindre surface était
recouverte de bibelots précieux, en provenance du monde entier. Quant aux tableaux… Bon sang !
Sur l’un des murs était accroché un Remington, sur l’autre, un Turner. Un Cézanne placé au-
dessus du manteau de la cheminée complétait cet ensemble pour le moins éclectique.
Tout cela était d’un goût très sûr, destiné à conférer à la suite une apparence confortable, et
Maddie fut bien obligée d’admettre que l’aménagement était parfait.
— La chambre se trouve derrière cette porte, expliqua Henry, tendant un bras sur sa gauche.
Bridget est en train d’accrocher vos vêtements et de ranger vos affaires dans le dressing. C’est elle
qui s’occupera de vous. Elle vous assistera en toutes circonstances, même pour votre bain si vous
le désirez. Vous pouvez la contacter, ainsi que le reste du personnel, en décrochant ce téléphone ou
n’importe quel autre, dans la maison.
— Parfait ! lança-t-elle, un peu intimidée malgré elle, en gratifiant le majordome d’un
sourire amical.
Ce dernier le lui rendit, mais du bout des lèvres.
— Le dîner sera servi dans trente minutes, précisément, ajouta-t-il. Bridget vous escortera
jusqu’à la salle à manger.
Dîner avec LeCroix, elle ? Sûrement pas ! Elle était bien décidée à se tenir à distance
respectable de cet escroc, surtout après l’épisode de la limousine. Parce que le doute n’était plus
permis : l’espace d’une seconde, ils avaient été à deux doigts de se sauter dessus. Ni plus ni
moins.
— Merci, mais je préfère que vous me fassiez porter un plateau, répondit-elle.
Les yeux enfoncés du majordome s’arrondirent de surprise.
— M. LeCroix risque d’être déçu, fit-il remarquer sobrement.
— Il s’en remettra.
Pressée de voir le majordome tourner les talons, elle posa une main sur la poignée de la porte
pour marquer son impatience.
— Nous partons de bonne heure demain matin. Alors, si je ne vous revois pas, merci pour
tout, Henry !
Il sortit à reculons, l’étonnement toujours visible sur son visage austère. Maddie lui fit un
petit signe d’adieu et se mit en quête de la fameuse Bridget.
Comme elle s’y était attendue, il s’agissait de la femme élancée qu’elle avait aperçue dans le
vestibule, à son arrivée.
— Salut, Bridget. Je m’appelle Madeline, Maddie pour les intimes.
Ebahie, la femme de chambre considéra un instant la main qu’elle lui tendait avant de se
décider à l’effleurer. Le naturel reprenant aussitôt le dessus néanmoins, elle se fendit également
d’une courbette.
— Madame désire-t-elle que je lui fasse couler un bain ? proposa-t-elle, une pointe d’accent
irlandais dans la voix.
Maddie se retint de secouer la tête d’un air désabusé. Le majordome, la femme de chambre
qui s’inclinait devant elle, des suites et des boudoirs… On était en plein Downton Abbey, là !
— C’est gentil, mais je pense que je suis assez grande pour m’en charger toute seule.
Elle poussa la femme de chambre vers la sortie, ouvrit la porte, regarda des deux côtés du
couloir et ajouta, à voix basse :
— Eh, Bridget, pourquoi ne prenez-vous pas votre soirée ? Allez donc faire un petit tour au
cinéma ou en boîte de nuit. Je vous promets que je ne le dirai à personne.
Puis, gratifiant la domestique d’un clin d’œil complice, elle lui referma la porte au nez.
*
— Elle veut que tu… quoi ? s’écria Adam.
Henry le considéra un instant, les bras croisés et sans chercher à dissimuler son amusement.
Le domestique aussi zélé qu’impassible avait disparu, laissant place à l’ami de longue date qu’il
était réellement. Quant à l’accent britannique, il s’approchait plus de celui du londonien des rues
que de celui de la reine d’Angleterre, désormais.
— Elle te tient la dragée haute, mon vieux. Voilà tout !
Adam se passa les doigts dans les cheveux. Il avait espéré exploiter l’épisode de la voiture.
Parce qu’il y avait bel et bien eu désir mutuel, en l’occurrence. Il ne pouvait pas s’être trompé sur
ce point.
En même temps, il aurait dû se douter de la réaction de Madeline. A sa place, n’importe
quelle autre femme se serait jetée à son cou. Pas Madeline St. Clair, bien sûr. Si elle l’avait
effectivement enjambé, cela avait été dans l’unique but de sortir de la limousine au plus vite.
Et sans encombre.
Pire encore, il était manifeste que les moyens dont il disposait la laissaient de marbre. Et
bien qu’il trouve cela respectable en soi, il voulait que Madeline prenne toute la mesure de la
place qu’il s’était faite dans le monde.
Enfin, et surtout, il tenait à ce qu’elle dîne avec lui.
Repoussant sa chaise, il se leva d’un bond.
— Soit. Sers le dîner dans sa suite. Pour deux personnes.
Sur ces mots, il coinça deux flûtes à champagne entre les doigts d’une de ses mains,
s’empara d’une bouteille de prosecco glacé de l’autre, et se dirigea vers la suite pour y affronter le
Pitbull.
Qui ne fut pas ravie de le voir arriver.
— Qu’est-ce que vous voulez encore ? lui demanda-t-elle d’un ton peu amène, et de toute
évidence prête à lui claquer la porte au nez, si la réponse ne lui plaisait pas.
Ignorant la question, il s’engouffra dans la suite comme s’il en était le propriétaire — ce qui
était le cas, d’ailleurs, nul ne pouvait prétendre le contraire. Il déposa les flûtes sur la table en
merisier, déboucha le prosecco à grand bruit et versa le liquide pétillant dans les flûtes.
Pivotant sur lui-même, il en tendit une à son invitée.
Au lieu de la prendre, elle fronça son petit nez de lutin.
— Je n’ai aucune raison de trinquer avec vous, déclara-t-elle sèchement.
— Comme vous voulez ! répliqua-t-il, trempant les lèvres dans sa propre flûte. Dommage,
car c’est encore ce qu’il y a de mieux pour accompagner les carbonara de Leonardo.
— Je n’ai pas l’intention de dîner avec vous non plus.
Adam s’autorisa un sourire en coin. Ce petit bout de femme avait un sacré esprit de
contradiction. Rien à voir avec les femmes qui passaient dans sa vie d’habitude, avec leur désir de
lui plaire, de le séduire par leurs divers talents… Non qu’il les décourage dans leurs efforts,
d’ailleurs. Il trouvait même amusant de les voir s’escrimer ainsi. Cette Madeline St. Clair, en
revanche… C’était bien simple : elle ne faisait même pas semblant de l’apprécier !
Alors pourquoi la trouvait-il si charmante ?
Elle sursauta en entendant Henry s’excuser, derrière elle.
Et ouvrit des yeux comme des soucoupes en le voyant passer avec un chariot roulant qu’il
poussa solennellement jusqu’à la table. Il s’apprêtait à la dresser, avec des assiettes Wedgwood et
des couverts en argent, lorsqu’elle s’insurgea.
Les poings sur les hanches, ce qui eut pour avantage de faire ressortir son adorable poitrine,
elle s’écria :
— J’ai demandé un plateau, me semble-t-il. Pas deux couverts. Alors rembarquez-moi ça
tout de suite.
Imperturbable, Henry déposa un plat en argent recouvert d’un couvercle entre les deux
assiettes, puis un saladier de laitue arrosée de vinaigrette, et, ce qui fut sans doute le coup de
grâce, une corbeille pleine de pain italien, si fraîchement sorti du four que son arôme se diffusa
dans toute la pièce.
Immédiatement, Madeline cessa toute jérémiade.
Adam choisit cet instant pour soulever le couvercle du plat creux.
— Les spaghettis carbonara sont habituellement considérés comme un plat rudimentaire, le
plat des pauvres, si vous préférez, expliqua-t-il. Leonardo les a élevés au niveau du grand art.
En un geste sûrement inconscient, Madeline se passa une langue gourmande sur les lèvres et
fit un pas vers la table en merisier…
Puis elle s’arrêta brusquement. Ses yeux se tournèrent vers la fenêtre, revinrent à la table,
repartirent vers la fenêtre…
Et elle se détourna résolument.
Intrigué, Adam examina le paysage crépusculaire sans rien y voir de particulier. New York
était magnifique, de cette hauteur. Seuls les plus hauts gratte-ciel se détachaient sur le ciel encore
pastel.
Il se tourna vers Madeline. Elle s’était laissée tomber sur le canapé et avait posé ses pieds
nus sur la table basse.
Elle boudait ? Grand bien lui fasse ! Elle ne tiendrait pas longtemps, de toute façon. Il savait
de source sûre que les spaghettis carbonara étaient son plat préféré et qu’elle ne pouvait résister au
pain italien. Et si le martini était un de ses cocktails de prédilection, elle affichait une préférence
marquée pour le prosecco brut avec ses pâtes.
Il s’installa donc seul devant la table et prit soin de faire claquer les couverts en se servant.
De couper le pain aussi bruyamment que possible, aussi. Et de mâcher goulûment le croûton
brûlant qu’il venait de porter à sa bouche.
Madeline croisa les bras, juste en dessous de ses seins, ce qui lui donna une nouvelle
occasion d’en admirer la courbe.
Il se servit un deuxième verre de prosecco, tenant la bouteille suffisamment haut pour que
l’on entende bien le liquide se déverser dans la flûte.
Il la portait à ses lèvres quand le Pitbull daigna enfin reposer les pieds sur la moquette.
— Ça suffit, tous ces bruits de bouche ! s’écria-t-elle. Je sais que ce repas est succulent. J’ai
entendu parler de Leonardo, figurez-vous. Eh oui. Même moi !
— Libre à vous de vous joindre à moi, Madeline…
— Vous n’avez rien compris, LeCroix. C’est Eve qui a donné la pomme à Adam. Pas
l’inverse !
— Et ? C’est le rôle d’Eve, que vous jouez, dans cette petite comédie ?
Il secoua lentement la tête pour marquer sa déception.
— Vous êtes à contre-emploi, vous ne trouvez pas ?
Elle le foudroya du regard, à l’instant précis où il portait sa fourchette à sa bouche. Les pâtes
couvertes de sauce restèrent en suspens sur la fourchette.
Madeline les dévora littéralement des yeux.
Fort de cette mini-victoire, Adam garda la fourchette entre ses doigts deux ou trois secondes
supplémentaires avant de l’enfourner avec gourmandise. Sa langue s’enroula autour des pâtes, ses
lèvres se refermèrent dessus et…
Oui. Madeline St. Clair salivait, à présent. Et elle n’avait pas faim que de pâtes, il aurait pu
en jurer.
Frappé de plein fouet par un désir soudain, il sentit son sexe se durcir…
Et avala de travers.
Il essaya de tousser discrètement. En vain. Laissant retomber la fourchette sur son assiette, il
se leva d’un bond, une main autour de la gorge. Sa hanche alla heurter la table, sa flûte se
renversa, de petits points noirs se mirent à danser devant ses yeux.
Et puis, sans savoir comment, il sentit l’obstacle remonter le long de son larynx, et vit une
bouchée de pâtes s’échapper de ses lèvres et atterrir sur la moquette.
Il prit appui sur la table, le temps de recouvrer son souffle et ses esprits.
— Ça va ? s’enquit Madeline, visiblement inquiète.
Ses bras étaient enroulés autour de son torse, ses mains minuscules fermement appuyées sur
son plexus solaire.
— Encore une fois ? proposa-t-elle.
— Non, non… ça va.
En fait, ça n’allait que très moyennement. Il avait la gorge à vif et ses yeux le brûlaient tant
qu’il en pleurait.
— M… merci, Madeline. Je crois bien que vous m’avez sauvé la vie.
« Après avoir failli me tuer, avec votre regard langoureux », se garda-t-il d’ajouter.
— Ce qui prouve bien que ce n’est pas mon jour, marmonna-t-elle en le relâchant.
Lorsqu’il la vit hausser les épaules d’un air penaud, il fut pris d’une hilarité qui se
transforma vite en fou rire.
Un fou rire tel qu’il fut obligé de s’accrocher au dossier de sa chaise pour ne pas rouler au
sol.
Bon sang ! Il n’avait pas ri d’aussi bon cœur depuis des années. Une éternité, à bien y
réfléchir. Et quel plaisir c’était, de se laisser aller à cette hilarité incontrôlable, presque
douloureuse, à deux doigts de l’hystérie pure et simple.
Certes, sa réaction était celle d’un homme qui venait d’échapper à la mort. Mais Madeline
l’avait achevé, avec sa remarque dévastatrice. Elle avait de l’humour, semblait-il.
Lorsqu’il parvint enfin à relever les yeux vers elle, il s’aperçut qu’elle riait, elle aussi. De lui,
pas avec lui assurément. Mais il ne l’avait encore jamais vue dans cet état. C’était bien simple : on
aurait dit une collégienne indisciplinée.
Libre. Désinhibée.
D’une sensualité à couper le souffle.
*
Maddie essuya la larme qui lui coulait sur la joue. La vue d’Adam LeCroix en si mauvaise
posture l’avait mise en joie.
Dommage qu’aucun paparazzo n’ait assisté à la scène. Sa réputation de gros dur en aurait
pris un sérieux coup. Parce que, pour l’heure, le grand Adam LeCroix n’avait vraiment rien
d’intimidant.
En fait, il ne paraissait plus dangereux du tout, bien au contraire. Il semblait normal et… oui,
il fallait bien l’avouer, presque sympathique.
Bien sûr, la jeune femme ne croyait pas une seule minute qu’il soit l’un ou l’autre. En
revanche, elle ne pouvait nier que ce type était franchement sexy. Rien que de le voir refermer les
lèvres sur cette fourchette de pâtes…
Fort heureusement, il avait failli étouffer avant qu’elle
commette l’irréparable. Il n’aurait plus manqué qu’elle laisse transparaître le désir fou qui
l’animait !
Enfin, l’incident était clos, à présent. LeCroix s’était ressaisi, il la toisait de son mètre
quatre-vingts… et elle se faisait l’effet d’une fourmi.
Elle chercha une pique, quelque remarque bien sentie à lui lancer. En vain. Ce fou rire avait
dû libérer en elle une bonne dose d’endorphines, car elle n’avait plus envie de râler ou de railler
son hôte. Pour un peu, elle aurait même éprouvé une certaine indulgence envers lui.
Il dut s’en apercevoir car, poussant son avantage, il lui prit la main et, la dévisageant de ses
yeux plus bleus que l’océan, murmura, de sa voix profonde, aux intonations exotiques :
— Merci, Madeline.
Et il l’embrassa.
Un léger baisemain, certes, mais… ouah !
Quel feu d’artifice !
De loin, de très, très loin, elle entendit la voix de la raison lui souffler : « C’est son truc,
Maddie. Il te fait son numéro de charme. C’est comme ça qu’il attire tous ces top models sur son
yacht. »
Malheureusement, elle devait être aussi sensible à son charme que les bimbos avec lesquelles
il aimait tant s’exhiber, car au lieu de réagir, elle se figea sur place, telle une biche devant les
phares d’une voiture. Pire, elle laissa Adam lui caresser les doigts du bout du pouce, comme pour
faire pénétrer ce baiser dans sa chair, la tatouer.
La marquer à jamais.
C’était reparti… Ce désir fou. Comme dans la limousine, en plus intense. Les lèvres d’Adam
étaient terriblement attrayantes. Ses cheveux retombaient sur son visage, épais, soyeux et aussi
noirs que ceux que l’on prêtait au diable. Quant à cette caresse infime, elle était…
Oui. Jouissive.
Adam exerça une dernière pression sur ses doigts avant de lui relâcher la main. Elle
l’examina à la dérobée. Etrangement, elle était exactement pareille qu’avant.
LeCroix se détourna, et elle eut l’impression que la lumière venait de s’éteindre. Ou que le
soleil s’était définitivement couché.
Elle n’eut pas le temps d’analyser cette sensation inédite qu’il lui prenait le bras pour
l’entraîner vers le canapé. Elle se laissa faire comme dans un rêve.
Une fois qu’elle fut assise, Adam lui glissa une flûte entre les doigts.
— La mienne est cassée, dit-il. Nous allons devoir partager.
Partager un verre avec Adam LeCroix ?
Il aurait probablement été plus sage de refuser.
Elle n’en eut pas le temps. Déjà le diable était de retour, cette fois avec la bouteille et le plat
creux. Prenant place à côté d’elle, il enroula quelques spaghettis autour de sa fourchette et fit mine
de la faire manger.
Instinctivement, elle ferma la bouche.
Malheureusement, il lui sourit, et… elle posa les yeux sur ses lèvres et fut incapable de
regarder ailleurs. A présent qu’elle en connaissait la douceur, la fermeté, elle les imaginait se
promener ailleurs que sur ses doigts… En désespoir de cause, elle les regarda bouger tandis qu’il
reprenait la parole.
— Ce ne sont que des pâtes, Madeline. Rien de bien dangereux, si ?
Excellente question. A laquelle elle ne sut quoi répondre.
LeCroix effleura délicatement ses lèvres du bout de la fourchette tiède. Vaincue, elle ouvrit la
bouche.
Elle ne le regretta pas. Les pâtes fraîches étaient couvertes d’une sauce à la fois légère et
consistante, la pancetta découpée en tranches extrêmement fines. Le mélange était magique.
Un délice.
La jouissance pure et simple, sur une assiette en porcelaine.
Les papilles en extase, elle ferma les paupières et laissa échapper un long murmure
appréciateur.
Et s’empressa de prendre possession de la fourchette pour y enrouler une deuxième bouchée.
Lorsqu’elle eut terminé, Adam lui prit la main pour l’attirer vers lui.
— Hé ! protesta-t-elle. Allez vous chercher des couverts !
— Si vous y tenez…
Il attrapa le plat avant de se lever.
— Et laissez-moi ça ici, ajouta-t-elle sans vergogne.
Adam haussa un sourcil. Elle plissa les yeux, avala une gorgée de prosecco… et se rendit.
— D’accord. On partage, marmonna-t-elle.
Il s’empara de la flûte, la termina et la remplit lentement. Elle en profita pour enfourner à la
hâte deux bouchées d’affilée.
— Celle-ci est pour moi, ordonna Adam, désignant la troisième.
Gardant la fourchette, elle lui donna la becquée à son tour.
— Le pain doit être encore chaud, si vous en voulez.
Elle s’empressa d’aller le chercher.
— Mince ! s’exclama-t-elle en revenant. J’ai oublié le couteau.
— On s’en passera, répondit Adam, rompant un morceau de pain avant de le lui tendre.
Elle poussa un nouveau soupir d’aise et mordit dedans, faisant tomber quelques miettes sur
son T-shirt. Elle les écarta du bout du doigt et but une autre gorgée de prosecco.
LeCroix avait trouvé son… non, ses points faibles, et elle n’en avait cure.
— Une autre, murmura-t-il.
Elle s’exécuta, enroulant les pâtes avec style avant de lui tendre la fourchette. Ses lèvres se
refermèrent dessus, il battit des paupières et la surprit en train de le contempler. Elle eut
l’impression de se noyer dans un océan bleuté.
Bien qu’un peu hébétée, elle parvint à soutenir son regard. Le temps parut s’arrêter.
Elle était ivre, et ce n’était pas dû au vin.
Pour une raison ou pour une autre, elle s’attarda soudain sur les mains d’Adam LeCroix. Et
fut… oui. Fascinée, là encore.
Raffinées, bien que larges, elles se terminaient par de longs doigts d’artiste et, curieusement,
n’avaient rien de lisse. Elles étaient même légèrement calleuses et constellées de minuscules
cicatrices blanchâtres, bien distinctes sur sa peau hâlée.
Soudain, elle aperçut une longue estafilade, à l’intérieur de sa paume. Sans réfléchir, elle lui
attrapa le poignet et lui fit ouvrir les doigts pour examiner la blessure de plus près.
— C’est tout récent, ça ! s’exclama-t-elle. Vous vous êtes égratigné sur le pare-chocs de la
Honda, tout à l’heure ?
Elle fit glisser un doigt sur la coupure. Adam ne broncha pas.
— C’est assez profond, reprit-elle. Vous devriez vous faire faire une piqûre antitétanique.
— J’y ai eu droit pas plus tard que la semaine dernière, répondit-il, relevant la manche de son
pull-over en cachemire pour lui montrer une autre balafre, encore plus longue, sur son avant-bras.
Elle fut étonnée par sa musculature, rare chez un homme d’affaires, et s’empressa… de ne
pas y faire attention.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-elle.
— Un accident d’escalade. J’ai perdu l’équilibre et… Pour faire court, disons que j’ai eu un
peu de mal à le retrouver.
— Vous auriez pu vous tuer !
— Vous êtes déçue ?
Elle haussa les épaules.
— Pas plus que ça, non.
Adam partit d’un grand rire. Elle aussi. Elle se sentait bien, subitement. A l’aise, presque
insouciante.
Sa conscience en profita pour se rappeler à son bon souvenir. Elle aurait dû haïr ce type, au
lieu de flirter aussi outrageusement avec lui. Seulement il avait réussi à mettre ses défenses à mal.
D’abord en jouant les héros avec le chien qu’ils avaient trouvé, puis en manquant de s’étouffer, ce
qui lui avait donné l’occasion de jouer à la secouriste. Mieux encore, au lieu de prendre la mouche
ou de se murer dans un silence blessé comme l’auraient fait la plupart des hommes à sa place, il
les avait fait rire tous les deux.
Or elle aurait été bien en peine de dire à quand remontait la dernière fois où elle avait ri
autant.
Comme si cela ne suffisait pas, il l’avait gratifiée de ce baisemain bouleversant. Certes,
LeCroix n’avait rien d’un chevalier en armure et elle ne ressemblait guère à une gente damoiselle,
mais tout de même !
Enfin, et c’était sans doute le pire, ils mangeaient avec la même fourchette, comme deux
amants après une étreinte passionnée.
Or, elle n’éprouvait aucune répulsion. A bien y songer, elle trouvait même cela…
Elle fut interrompue dans ses pensées par son téléphone portable dont s’échappa soudain un
air des Stray Cats. La sonnerie de Parker.
Se levant d’un bond, elle gagna la chambre à coucher et tira l’appareil de son sac à main.
— Alors, Park ? Comment se porte notre rescapé ?
— En pleine forme ! Il se familiarise avec son environnement. Il renifle à droite à gauche, il
explore, quoi !
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. Une fois qu’il a été réhydraté, il est devenu impossible de le faire tenir
tranquille. Tu veux passer le voir ?
Maddie se rembrunit.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? Tu bosses ?
— En quelque sorte, oui, répondit-elle, la situation lui paraissant un peu compliquée à
expliquer. Dupont pourra sortir quand ?
— Dupont ? Tu ne t’es pas trop creusé la cervelle, sur ce coup-là, ma belle ! Enfin. Je peux le
libérer demain, à condition que quelqu’un veille à ce qu’il y aille mollo.
Parker laissa passer une seconde avant de reprendre :
— Ce type, LeCroix… Tu crois qu’il a vraiment l’intention de l’adopter ? Parce qu’en ce qui
me concerne, c’est toi qui l’as amené jusqu’ici. Si tu préfères que je le garde quelques jours de
plus, il n’y a aucun problème.
Maddie hésita quelques secondes. En même temps, quelle autre solution s’offrait à elle ?
— LeCroix fera en sorte que l’on s’occupe de lui.
— Tu n’as pas l’air bien enthousiaste, lui fit remarquer Parker.
— Je ne le suis pas. Je doute fort que ce type soit capable d’amour ou même d’affection. Cela
dit, il t’a donné sa parole. Il trouvera de bons maîtres à notre protégé.
— Bon sang, Mads ! Si LeCroix te déplaît tant que ça, qu’est-ce que tu fabriques avec lui ?
— Rien de compromettant, fais-moi confiance. Notre relation est d’ordre strictement
professionnel.
Et elle avait tout intérêt à faire en sorte qu’elle le reste.
— Ah, dit Parker, manifestement soulagé. Bon. On se retrouve pour un brunch dimanche,
avant d’aller promener les chiens ?
— Ça marche.
On n’était que mercredi. D’ici la fin de la semaine, Adam et elle seraient rentrés d’Italie.
Lorsqu’elle retourna dans le salon, Adam se tenait devant la fenêtre. Les mains dans les
poches, il admirait les lumières de Manhattan. Les vestiges de leur dîner avaient été débarrassés,
et l’ambiance avait changé.
Maddie s’interdit d’en être déçue.
— Le chien a complètement récupéré. Il sortira demain, annonça-t-elle.
— Je vois, laissa tomber Adam, une pointe de cynisme dans la voix. Alors comme ça, votre
héros fait des miracles, en plus du reste ?
Maddie se raidit.
— Parker est un homme merveilleux. En plus d’être un excellent vétérinaire, il est
complètement désintéressé. Je doute que ce soit le genre de qualité que vous appréciez, LeCroix,
mais pour ma part, j’admire.
Adam se tourna vers elle pour la toiser de son regard au laser.
— Dans ce cas, pourquoi ne l’épousez-vous pas ?
— Quoi ? s’exclama-t-elle, éberluée.
— Il est amoureux de vous, et vous paraissez très attachée à lui.
— Parker n’est pas amoureux de moi, qu’est-ce que vous racontez ?
— Il est amoureux de vous. Je sais ce que je dis.
— N’importe quoi ! Et même s’il l’était, je n’ai aucune intention de me marier. Ni avec lui ni
avec qui que ce soit d’autre.
Puis, afin d’éviter de s’expliquer, ce qui l’aurait amenée à dévoiler certains détails plus
personnels, elle contre-attaqua.
— Et puis, qu’est-ce que vous savez de l’amour, vous ? Ou du mariage, d’ailleurs… Vous
n’êtes même pas fichu de rester plus d’une semaine avec vos conquêtes.
Il haussa les sourcils avec un dédain marqué.
— Tiens donc ! Et vous tenez ces renseignements d’où ? Vous lisez la presse à scandale ?
Maddie sentit ses joues s’empourprer, mais ne s’avoua pas vaincue pour autant.
— Vous allez peut-être me dire que vous avez une fiancée cachée sur une île de rêve ? Une
épouse, même, pourquoi pas ?
Elle n’aurait su expliquer pourquoi, mais la réponse lui importait, subitement.
Les lèvres sensuelles d’Adam LeCroix s’étirèrent en un sourire glacial.
— Que ferait un type comme moi, incapable d’amour ou d’affection, d’une fiancée ou d’une
épouse, vous pouvez me le dire ?
Elle accusa le coup. LeCroix venait de la citer presque mot pour mot, et elle n’avait fait
qu’exprimer le fond de sa pensée.
Cela ne l’empêcha pas de riposter. Avec agressivité et ressentiment.
— Ah ! parce que, en plus du reste, vous écoutez aux portes ?
Adam baissa les yeux, et cette fois encore, la pièce parut plus sombre.
— C’est tout ce que vous trouvez à me répondre ? Avouez plutôt que vous vous sentez un peu
bête, Madeline, non ? demanda-t-il, très calme.
A court d’arguments, elle le regarda s’avancer vers la porte et sortir.
Il croisa Henry qui poursuivit imperturbablement son chemin et déposa un nouveau plateau
sur la table.
Son dessert préféré, remarqua-t-elle. Le cheese-cake. Une part, deux cuillers.
Ainsi que deux capuccinos brûlants.
Qu’il aille se faire voir, ce scélérat !
*
Adam devait absolument se calmer. Se défouler. Sous peine de faire quelque chose d’idiot.
Comme revenir sur ses pas et se laisser aller à un nouveau tir croisé avec Madeline St. Clair, qui
ne ferait qu’exacerber sa frustration.
Gagnant sa propre suite à grands pas, il y entra et referma la porte derrière lui. Une fois à
l’intérieur, il s’avança vers le dressing, se déshabilla et se mit à fouiller dans ses tiroirs. Le tout en
se repassant en boucle les accusations blessantes de son invitée.
Blessantes, elles l’étaient d’autant plus qu’il se pouvait qu’elles soient fondées.
Car on pouvait se demander si Adam LeCroix était capable ne serait-ce que d’affection, ou si
ses parents l’avaient privé de cette fibre-là aussi.
Il réfléchit à la question tout en enfilant un T-shirt et un pantalon de jogging en quelques
mouvements rageurs.
Une chose était certaine : ses géniteurs ignoraient le sens des mots « tendresse » ou «
affection ». Ils se battaient comme des chiffonniers, s’envoyant des piques à la figure, quand ce
n’était pas des assiettes et quand ils n’en venaient pas tout simplement aux mains.
Un jour, sa mère avait surpris son père dans les bras d’une autre. Et bien qu’Adam ait réussi à
les séparer, elle avait eu le temps d’arracher une oreille à son mari.
Résultat ? Ce dernier en avait joué ! Se comparant à Van Gogh, il s’était mis à peindre dans
des tons plus sombres qu’avant l’incident. Pire encore, même avec une oreille en moins, son
physique de beau ténébreux et son air absent avaient continué à lui valoir les faveurs de femmes
de tous âges et de tous niveaux intellectuels. Il en avait usé sans vergogne, les mettant dans son lit
et les y gardant jusqu’au jour où il se lassait d’elles.
Evidemment, la mère d’Adam avait riposté. Elle s’était jetée dans les bras d’autres hommes,
ce qui avait titillé la jalousie du peintre — c’était le but — et ranimé les braises de la discorde.
Un cycle sans surprises, et surtout sans fin.
Alors, oui, le couple infernal était doté de sentiments, la jalousie étant le principal. En
revanche, ni l’un ni l’autre ne savaient dispenser leur amour. Ils reportaient leurs tumultes
intérieurs, leur passion, toutes leurs émotions sur leur travail.
Oh ! Ils avaient été géniaux, l’un comme l’autre !
Comme peintres. Pas comme parents.
Et Adam se targuait de faire mieux qu’eux, dans sa vie affective.
Il s’était entouré des rares personnes qu’il considérait comme de véritables amis. En fait,
pour la plupart, elles travaillaient pour lui. Henry, Fredo et quelques autres qu’il avait rencontrés
au fil des ans. Des hommes qui s’étaient battus à ses côtés, au sens premier du terme, dans chaque
nouvel endroit où il avait atterri et avait été obligé de se faire sa place.
Car si les adultes étaient cruels, les enfants l’étaient encore plus. Adam avait toujours été
l’intrus. Les gamins des rues le trouvaient trop cultivé, ceux de la haute trop vulgaire. Il n’avait sa
place nulle part, ce qui le rendait vulnérable. Il aurait été incapable de dire combien de fois les
petits caïds du coin l’avaient battu comme plâtre. Bien sûr, ses parents avaient été trop absorbés
par leurs chicaneries pour remarquer qu’il avait un œil au beurre noir ou pire.
De temps en temps néanmoins, il s’était trouvé quelqu’un pour prendre son parti. Aussi,
abandonnant ses ennemis de jeunesse à leur médiocrité, s’était-il attaché à rechercher ses alliés de
l’époque. Fredo, pour commencer, qui n’avait pas hésité à se porter à son secours, lors d’une
bagarre perdue d’avance dans un parc de Florence. Puis Henry, qui lui avait sauvé la mise dans
une ruelle mal famée de Liverpool.
Alors oui, songea-t-il en poussant la porte de sa salle de musculation. Oui, il savait ce
qu’était l’affection. Il éprouvait de la tendresse, voire de l’amour, envers Fredo, Henry et d’autres,
des hommes et des femmes qui l’avaient connu et épaulé quand il n’était encore personne.
Cette période était révolue, à présent. Il était devenu quelqu’un. L’empire financier qu’il
avait construit à la force du poignet en était la preuve. « Frottez-vous à moi, à présent, disaient ces
millions. Essayez donc, pour voir ! »
Il répartit son poids équitablement sur ses deux jambes, souleva les haltères dont il venait de
s’emparer, et se remit à ruminer.
Rares étaient ceux qui l’avaient pris de front, il fallait bien l’avouer. Et ceux qui tentaient le
coup — Hawthorne en était le dernier exemple — ne l’attaquaient plus avec un couteau ou une
batte de base-ball, non. Au lieu de cela, ils rampaient dans les salles de réunion, fomentaient leurs
coups bas plus insidieusement que n’importe quel meneur de bas étage.
Toutefois, mieux valait continuer à s’entretenir, de manière à rester en forme et à pouvoir se
battre en cas de besoin. On ne savait jamais à quel moment l’adversaire décidait de changer de
tactique.
Ni à quel moment un tableau de maître tomberait entre de mauvaises mains, auquel cas il
conviendrait d’agir.
Cette dernière pensée le ramena à Madeline St. Clair.
Cette demi-portion avait bien du courage, de le braver ainsi. Elle n’était pas du genre à se
planquer dans une allée sombre, prête à lui tomber dessus, ça non ! Elle ne louvoyait pas, elle. Elle
n’entrait dans aucune catégorie, en somme. Elle avait sa personnalité bien à elle.
S’il était honnête avec lui-même, et il l’était généralement, il devait bien reconnaître que
Madeline, toute minuscule qu’elle était, occupait une place importante dans son esprit. C’était une
adversaire de choix, trop rusée pour qu’il la quitte des yeux un seul instant. Parce que si jamais
elle parvenait à prouver qu’il avait bel et bien dérobé La Dame en rouge, elle n’hésiterait pas une
seconde à l’envoyer en prison.
Il ne l’en admirait que davantage, d’ailleurs. Elle… oui… elle comptait, pour lui. Il lui était
attaché.
Mais pas au sens où on l’entendait d’habitude.
Du moins, c’est ce qu’il aurait encore prétendu ce matin même. A ce moment-là, il aurait
affirmé qu’il lui tenait rigueur de l’avoir inquiété, cinq ans plus tôt. Qu’il était dans son bon droit
en la mettant sur le fil du rasoir à son tour.
Ce soir cependant, il ne savait plus très bien ce qu’il pensait de tout cela. Une seule chose lui
apparaissait avec certitude : il lui aurait volontiers tordu le cou, à ce Pitbull !
Il termina une série de mouvements et s’empara d’autres poids, plus légers. Pour se lancer
dans un exercice particulièrement épuisant et qu’il n’aurait jamais réussi à exécuter s’il n’avait
pas été aussi furieux.
Les poings refermés, il souleva les poids et attendit que la douleur dans ses biceps exacerbe
sa colère.
Cette femme le rendait fou. Il avait envie de la secouer.
Et surtout, il avait envie d’elle.
Ce qui était le pire, dans cette affaire.
6
— Il fait combien de kilomètres carrés, cet appartement, au juste ? demanda Maddie avec
une curiosité non feinte.
— Je ne pourrais pas vous donner les dimensions exactes, madame, lui répondit Bridget. Tout
ce que je peux vous dire, c’est qu’il occupe tout cet étage ainsi que celui d’au-dessus.
En clair, il coûtait une fortune.
— A ce niveau-ci, vous trouverez les suites réservées aux invités, la salle à manger, la
galerie. Toutes les pièces dans lesquelles M. LeCroix reçoit, si vous préférez, expliqua Bridget
avec fierté. L’étage supérieur est le domaine privé de M. LeCroix. Sa suite, le gymnase, la piscine.
Enfin, il y a le toit, évidemment.
Evidemment.
— Un endroit exquis, poursuivit Bridget avec enthousiasme. Il y a plusieurs jardins, une
serre où nous faisons pousser des herbes aromatiques, et tellement de fleurs que nous ne savons
qu’en faire.
Elle souligna son propos d’un grand geste de la main en direction des vases disposés un peu
partout dans la pièce.
— Il y a aussi une magnifique terrasse pour les soirées et…
— C’est bon, l’interrompit Maddie, trouvant qu’elle en faisait un peu trop. Je vois le tableau.
C’est le banal lot des riches et des célébrités.
Le sarcasme échappa totalement à Bridget.
— Absolument, répondit cette dernière. Nous recevons régulièrement des gens connus. Des
acteurs, des musiciens, des mannequins.
Baissant la voix, elle ajouta, d’un ton désapprobateur :
— Elles ont un appétit de moineau, ces filles. Ça rend Leonardo malade, de les voir renvoyer
leur assiette à peine entamée. Pas comme hier soir ! précisa-t-elle en souriant. Notre chef était
content ! Apparemment, vous avez apprécié ses spaghettis carbonara.
Maddie grinça des dents. Par comparaison avec un mannequin, elle était forcément perdante.
Sur tous les tableaux.
Soucieuse de couper court à la conversation, elle se leva brusquement du canapé sur lequel
elle était installée.
— Bien ! Merci pour le café, Bridget.
La femme de chambre se hâta de tourner les talons.
— Le petit déjeuner est servi dans la salle à manger, dit-elle avant de sortir. Si vous préférez
rester ici, appelez les cuisines. Je vous apporterai ce que vous désirez.
Sur une nouvelle courbette, elle gagna la porte et la referma doucement derrière elle.
Aussitôt, Maddie se reprocha son attitude. Elle s’était conduite comme la dernière des
garces. Qu’est-ce qui lui avait pris, de congédier aussi sèchement cette pauvre fille ? Elle n’était
pas jalouse, tout de même ?
Jalouse des top models, elle ?
Non. Impossible. Le semblant d’attirance qu’elle avait éprouvé pour Adam LeCroix, la veille
au soir, n’avait été que le fruit du hasard. La résultante d’une journée aussi longue qu’éprouvante
et se terminant en beauté par une soirée inhabituelle dans un endroit inconnu. A l’instar de la
plupart des voyageurs en terre étrangère, elle était allée vers ce qu’elle connaissait déjà — en
l’occurrence, un homme qu’elle méprisait pourtant profondément.
Elle était là, l’explication. En tout cas, c’était la version qui lui convenait le mieux, et elle
avait bien l’intention de s’y tenir.
Et pour achever de s’en convaincre, elle allait prendre son petit déjeuner dans la salle à
manger. Pas parce qu’elle avait envie de voir Adam, non. Pour se prouver qu’elle le détestait
toujours autant, au contraire.
Elle déambula à travers un véritable dédale de couloirs et de galeries, et dut se perdre car elle
traversa une salle de bal — oui, une salle de bal ! — ornée de fresques et d’innombrables
chandeliers Waterford. Lorsqu’elle parvint enfin à destination, Adam était là, planté devant la baie
vitrée comme à son habitude, le téléphone vissé à l’oreille, la tête baissée vers Central Park qui
s’étirait dans toute sa splendeur, des dizaines d’étages plus bas.
A en juger par sa posture, il était tendu à l’extrême.
— Je ne veux pas le savoir ! dit-il avec emphase. Non seulement je tiens à le récupérer, mais
en plus, je veux la peau du salopard qui me l’a volé. J’ajoute que si c’est le fait d’un de mes
employés vous avez intérêt à le coincer rapidement, tes hommes et toi !
Il s’interrompit pour écouter ce que son interlocuteur lui disait, puis reprit :
— Non. Laisse la polizia en dehors de cette affaire. Ils vont débarquer avec leurs gros sabots,
le coupable va prendre peur et nous filer entre les doigts.
Il consulta sa montre et conclut :
— Je devrais être à la villa d’ici une douzaine d’heures. Nous déciderons ensemble de la
marche à suivre.
Sur ces mots, il glissa le téléphone dans la poche de son costume à cinq mille dollars, et
pivota lentement, un rictus narquois aux lèvres.
— On écoute aux portes, Madeline ?
La jeune femme avait eu tout le temps de réfléchir à ses propos et de les regretter. Elle
estima donc qu’en plus d’avoir mérité la pique c’était l’occasion rêvée de faire preuve de
grandeur… et de s’excuser.
Sauf qu’elle en fut incapable.
Aussi se contenta-t-elle de traverser la salle à manger — ce qui l’obligea à longer une table
étincelante et aussi longue qu’une piste d’atterrissage — pour gagner le buffet qui croulait
littéralement sous les victuailles.
Déposant une portion d’œufs brouillés sur une assiette en porcelaine, elle s’adressa à son
hôte sans se retourner :
— De toute évidence, vous avez fort à faire en Italie. Je vais être dans vos pattes et…
— Détrompez-vous. Votre présence m’est indispensable.
Il la rejoignit d’un pas nonchalant, et elle sentit l’odeur discrète de son savon. Il ne portait
pas d’after-shave, le gredin. Encore un défaut à ajouter à une liste déjà longue. Elle détestait le
parfum, chez les hommes.
Adam souleva un couvercle, faisant apparaître… des toasts à la française. Son péché
mignon… Elle en eut aussitôt l’eau à la bouche. Sauf qu’elle s’était déjà servie plus que
généreusement, et qu’elle se voyait mal remettre ses œufs brouillés dans le plat.
Elle en était à ce point de son dilemme lorsque Adam lui retira son assiette des mains.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-elle, outrée. Vous m’ôtez le pain de la bouche, à
présent ?
— Non, rassurez-vous. Je ménage votre conscience, rien de plus. Je suis sûr que vous pensiez
à tous les enfants qui meurent de faim, sur Terre.
— Ça existe, les enfants affamés, je vous signale. Enfin, je suppose que cela ne vous
empêche pas de dormir.
Il haussa les sourcils.
Les joues de Maddie s’enflammèrent. Elle avait fait une bourde monumentale. Elle savait
très bien qu’Adam était à la tête d’une association caritative qui nourrissait des milliers d’enfants.
Une fois encore, elle avait parlé sans réfléchir. Et ce coup-ci, sa conscience la titilla suffisamment
pour qu’elle rende à César ce qui lui appartenait.
— D’accord, d’accord, marmonna-t-elle. Je n’aurais pas dû dire cela.
Elle prit une inspiration avant d’ajouter :
— Je suis désolée.
En guise de réponse, il la toisa de ses yeux dévastateurs. A cette distance, elle en voyait les
moindres détails, les plus infimes stries qui brillaient comme le soleil sur la surface bleue de la
mer.
Pour le moins déstabilisant.
Adam piqua dans trois toasts qu’il déposa sur une assiette propre.
— Les enfants mal nourris ne vous reprocheront pas cette petite gâterie, dit-il. Je vous
agrémente cela d’une louche de sirop d’érable tiède ?
Maddie examina son hôte avec suspicion. Ses plats préférés au menu, hier puis ce matin…
C’était bizarre, tout de même.
Comme si de rien n’était, Adam ajouta deux tranches de bacon sur les œufs brouillés et garda
l’assiette pour lui.
— Je présume que vous avez apporté votre matériel professionnel, enchaîna-t-il, prenant
place à la table. Nous avons rendez-vous avec Jonathan Hawthorne à 10 heures.
Maddie alla s’asseoir aussi loin de lui que possible.
— Vous n’avez pas l’impression d’aller plus vite que la musique ? s’enquit-elle. Parce que si
j’ai pris le temps de relire votre contrat, hier soir, nous n’avons pas encore vraiment discuté de
cette affaire. J’ignore totalement ce que vous attendez de moi ce matin, par exemple.
— Mon but, commença-t-il en saupoudrant ses œufs d’une quantité alarmante de sel, est de
présenter ma conseillère dans le règlement de ce différend. De vous agiter sous le nez de
Hawthorne, si je puis m’exprimer ainsi.
— Faites donc.
Elle porta à sa bouche un morceau de toast et… Oh, Seigneur !
C’était succulent. Croquant à l’extérieur, fondant à l’intérieur. Quant à ce sirop d’érable,
c’était une pure merveille.
Elle fit un petit bruit de gorge, et alla jusqu’à fermer les yeux pour savourer à loisir le léger
arrière-goût de vanille qui lui titillait les papilles.
— Du grand art, non, ces toasts à la française ? lui lança Adam, moqueur. Ils ont été préparés
par Leonardo en personne.
En guise de réponse, elle avala une gorgée du café le plus doux et le plus puissant qu’elle ait
jamais goûté.
Une combinaison mortelle…
— Bien ! dit-elle, se sentant dans de meilleures dispositions, subitement. Hawthorne est un
crétin. Allons lui montrer à qui il a affaire, exactement.
*
Maddie se regarda dans la glace et s’envoya son fameux regard de pitbull, celui qui lui
servait à menacer ses adversaires des pires maux de la Terre. Elle avait revêtu son tailleur bleu
pervenche, chaussé ses escarpins les plus hauts, orné ses oreilles des minuscules diamants qu’une
de ses conquêtes lui avait offerts, et son poignet de la montre Cartier qu’elle avait acquise au
rabais.
Elle ne manquait pas de chien. Hawthorne n’avait qu’à bien se tenir. Si tout allait bien, elle
n’en ferait qu’une bouchée.
C’était plutôt réconfortant, en cette période pour le moins troublée !
Son téléphone se mit à sonner, sur l’air de Cruella d’Enfer, cette fois. La sonnerie qu’elle
avait attribuée à sa meilleure amie, Vicky Westin, faisant référence à sa mère, la cruelle Adrianna
Marchand.
— Salut, Mads. Ça va ?
— Super ! mentit-elle joyeusement.
Elle pouvait difficilement mettre son amie au courant de la dernière mission dont Adrianna
l’avait chargée. Vicky aurait aussitôt appelé sa mère et se serait énervée — pour rien, car jamais
l’inflexible Adrianna n’aurait accepté de revenir sur sa décision.
— Et toi ? Tes répétitions ? demanda-t-elle, faisant référence au rôle que Vicky avait
décroché dans une petite production de Broadway, le deuxième depuis son renvoi de Marchand,
Riley & White.
— Pas trop mal !
Vicky s’interrompit quelques secondes avant d’en venir à la raison de son coup de fil.
— Je t’appelais pour te dire que nous avons fixé une date.
— Pour la première ? Super ! Je serai là. Tu peux compter sur moi.
— Non. Pas pour la première, Mads. Pour notre mariage.
— Ah… Eh bien, je serai là aussi, j’imagine.
— Allez, Maddie. Tu pourrais faire un effort et te réjouir pour moi !
Maddie se laissa tomber sur le lit géant.
— Je me réjouis, ma belle ! Je me réjouis ! Je suis ravie que tu sois amoureuse. Seulement…
Elle se massa la tempe avec lassitude.
— Je ne comprends pas pourquoi tu tiens tant à te marier.
— Tu en veux toujours à Ty ? Tu ne devrais pas. Fais-moi confiance. Il s’est racheté, et pas
qu’un peu !
— Si tu le dis…
Bien que le fameux Tyrell soit effectivement remonté dans l’estime de Maddie, celle-ci
n’avait pas oublié les affres par lesquelles il avait fait passer Vicky, au début de leur relation.
Cela dit, le problème n’était pas Ty, mais le mariage en lui-même. Cette institution d’un
autre âge qui donnait à un homme un pouvoir beaucoup trop grand sur sa femme. Enfin, qui avait
besoin d’un bout de papier pour vivre en couple, au XXIe siècle ? On pouvait coucher ensemble
sans être marié, de nos jours, non ? On pouvait même acheter un appartement ou une maison, faire
des enfants ! Alors d’où venait cette propension maladive à se mettre volontairement la corde au
cou ?
Vicky était trop excitée pour se laisser démonter, néanmoins.
— Le deuxième samedi de juillet. Au ranch. Alors note-le et débrouille-toi pour être libre.
— Le deuxième samedi de… ? Mais c’est dans moins de trois semaines !
— Je sais. Je te préviens un peu tard, seulement nous avons dû jongler entre le travail de Ty
au ranch et le soir de la première, au théâtre. Alors c’était ça, ou on attendait Noël.
— Justement ! Pourquoi ne pas attendre Noël ? Il y aura de la neige, des illuminations… Et
cela vous donnera six mois supplémentaires pour vous assurer que vous êtes compatibles,
expliqua-t-elle dans l’espoir, sans doute futile, de ramener son amie à la raison. Pour l’instant,
c’est tout beau, tout nouveau. Retrouvailles sous la couette cinq fois par jour, galipettes classées X
et…
— Tu nous épies ? l’interrompit Vicky en riant.
— Arrête, Vic. Je te parle sérieusement. Tu imagines ce qu’il se passera, dans cinq ans, quand
tu auras un ou deux gamins et que tu seras coincée au fond de ton ranch, sans emploi digne de ce
nom ? Ty aura beau jeu de te prendre en otage !
Vicky laissa échapper un soupir avant de répondre :
— Je sais que nous n’avons pas été gâtées, côté parents, ma chérie. Ni l’une ni l’autre. Ma
mère est un véritable cauchemar et ton père était, et doit toujours être, cent fois pire.
Non. Pas cent fois, mille fois pire ! Vicky ne connaissait pas toute l’histoire. Tout ce qu’elle
savait, c’était que le très respectable M. St. Clair tombait sur sa fille à tout bout de champ et sans
aucune raison. S’il la trouvait plongée dans un livre, il la traitait de pauvre fille, incapable de se
faire des amis. Si elle jouait avec ses copines, en revanche, il trouvait le moyen de la priver de
sortie sous un prétexte quelconque. Lorsqu’elle finissait son assiette, elle se bâfrait, mais quand il
estimait qu’elle picorait, il l’obligeait à sortir de table et à partir sans manger. Qu’elle marche
normalement, il l’accusait de ne penser qu’à elle et de faire un boucan infernal, qu’elle se déplace
sur la pointe des pieds et c’était l’inverse : elle se déplaçait sournoisement, comme les voleurs de
la pire espèce.
Bref, elle ne faisait rien de bon. Pire, elle n’avait aucun moyen d’échapper à la vigilance
paternelle. Elle ne pouvait pas respirer sans qu’il trouve à y redire.
Et tout cela n’était que la partie visible de l’iceberg.
Alors oui, bien sûr, Vicky savait certaines choses. Mais elle ignorait l’essentiel.
— Seulement, en toute sincérité, ta mère aurait pu vous protéger, Lucille et toi, tu ne penses
pas ? poursuivit Vicky.
— Tu ne connais pas mon père, répliqua Maddie, hésitant un instant avant de poursuivre.
Combien de fois avaient-elles eu cette conversation douloureuse ?
— C’est quelqu’un d’important, dans notre petite ville. Il siège au conseil municipal, au
conseil d’administration de l’école. Ma mère n’avait pas d’argent, pas de métier et aucun proche
vers qui se tourner. En revanche, elle avait deux enfants, et je peux te dire que mon père s’est bien
servi de nous, à ce niveau-là !
Combien de fois avait-il menacé sa mère de les lui enlever ? De demander leur garde en
sachant qu’il l’obtiendrait ? La pauvre femme s’était soumise à son bon vouloir, bien sûr. Pour ne
pas perdre ses filles.
Mauvais calcul, car elle avait fini par les perdre, le jour où elles avaient quitté le domicile
familial pour ne jamais y revenir.
Alors, avec un père aussi horrible et une mère aussi inefficace, comment Maddie aurait-elle
pu être attirée par les vertus du couple ? Comment aurait-elle pu croire en elle-même, tout
simplement ?
— Bref ! dit-elle, repoussant cette pensée. Si tu es heureuse de te marier, je n’ai plus qu’à me
réjouir avec toi, effectivement.
— Parfait ! D’autant que je tiens à ce que tu sois mon témoin.
Maddie fut à la fois touchée et désemparée par cette requête.
— Tu… tu en es sûre ? Parce que autant te dire tout de suite que je n’y connais rien, en robes
de mariée et autres fout… réjouissances du genre.
— Ne t’en fais pas. Ma future belle-sœur a pris les choses en main. Tout ce que tu auras à
faire, c’est venir avec une grosse boîte de mouchoirs. Ty et moi avons décidé de rédiger nos vœux
nous-mêmes, et l’émotion risque d’être à son comble.
Ils allaient rédiger leurs propres vœux de mariage ? Maddie ne put réprimer un frisson. Si
elle avait un vœu à formuler dans ce domaine, c’était… de ne jamais avoir à en prononcer !
— Je t’enverrai cela par texto au fur et à mesure, poursuivit Vicky. Comme ça, tu pourras les
commenter, me donner ton avis.
— Je peux te le donner tout de suite. Je ne vois pas plus tartignolle, comme idée. Depuis
quand tu donnes dans l’eau de rose, ma cocotte ?
— Arrête, Mads. Essaie de garder l’esprit ouvert, si tu peux. Et n’oublie pas les mouchoirs.
— Les mouchoirs, c’est dans mes cordes. Ainsi que le contrat de mariage, d’ailleurs.
Vicky partit d’un rire joyeux.
— Quel optimisme ! J’adore… Non, sérieusement, je ne vois pas l’utilité d’établir un
contrat. Ty a beaucoup plus d’argent que moi.
— Pour l’instant. Quand tu seras une star et que tu gagneras vingt millions de dollars par
film, tu me remercieras, fais-moi confiance.
— Je croyais que je risquais de me retrouver à la tête d’une ribambelle de gamins que je
serais incapable d’élever seule, faute de moyens.
Maddie ne releva pas. Ce contrat était la seule chose qu’elle puisse faire pour protéger son
amie. Aussi décida-t-elle d’en faire une condition.
— En fait, j’ai un marché à te proposer. Tu signes un contrat, et je me charge des mouchoirs.
— Bon, bon, si tu y tiens vraiment… Ce n’est pas pour rien que l’on t’a surnommée le
Pitbull, dis donc !
Satisfaite d’avoir obtenu gain de cause, Maddie se fit plus conciliante.
— J’espère sincèrement que tu ne seras jamais obligée de le sortir de son tiroir, Vicky.
Seulement, un contrat de mariage, c’est un peu comme un préservatif, tu comprends ? Il vaut
mieux en avoir un et ne pas en avoir besoin que l’inverse.
*
Bleu pervenche. Une des couleurs préférées d’Adam.
A présent, toutefois…
Certes, cette tonalité donnait aux yeux de Madeline une nuance grise intéressante.
Malheureusement, le gris était la couleur du regard acier de la jeune procureur qui avait failli
l’envoyer en prison. Il préférait de loin la femme qui lui avait donné la becquée, la vamp au sang
chaud qui s’était léché les lèvres du bout de la langue. Celle qui avait élevé la spécialité de
Leonardo au rang d’expérience érotique.
Il avait décidé du menu de la veille dans l’unique but de mettre à mal les défenses de
Madeline. Mais ce faisant, il s’était piégé. Parce que, confronté à son évidente délectation, il avait
baissé sa garde, lui aussi.
Heureusement que les choses s’étaient gâtées avant qu’il ait eu le temps de se ridiculiser
davantage, finalement. Il n’était jamais bon de mélanger les affaires et le plaisir, c’était connu.
Encore moins avec une femme comme Madeline St. Clair.
Se glissant sur la banquette de la limousine, il ouvrit son ordinateur et fit mine d’ignorer sa
passagère. Ses talons aiguilles argentés le rendaient pourtant fou. Tout juste s’il ne les sentait pas
s’enfoncer dans son dos, tandis qu’elle enroulerait ses longues jambes autour de sa taille et que…
— Appelez votre Parker, ordonna-t-il soudain, principalement pour leur rappeler à tous les
deux qu’elle était à son service.
— Ce n’est pas mon Parker !
— Ah…
— Et je lui dis quoi, au juste ?
— Que nous passerons chercher Dupont à 11 heures.
— Je peux savoir où vous avez l’intention de le larguer, ce pauvre chien ?
Le dédain qu’il perçut dans sa voix le prit presque autant de court que la question en elle-
même. Il tourna la tête vers elle. Les bienfaits des toasts à la française et du sirop d’érable
s’étaient estompés, apparemment, car son expression était vaguement hostile.
— Je n’ai aucune intention de le larguer, comme vous le dites si élégamment.
— Vous m’avez parfaitement comprise, LeCroix. Cela dit, je reformule. Dans laquelle de vos
innombrables résidences allez-vous l’abandonner, cette pauvre bête ?
Il s’était posé la même question. Refermant son ordinateur, il considéra sa passagère avec
hauteur.
— Nulle part. Je le garde avec moi, déclara-t-il, plus pour la contrarier qu’autre chose.
— Dans ce cas, vous allez devoir vous équiper. Il y a une animalerie, sur Broadway.
A son sourire en coin, il comprit qu’elle l’avait piégé, et dans les grandes largeurs. Car
malgré son agacement, il était bien obligé d’admettre… qu’elle avait raison.
— Bien, répondit-il sèchement. Parlons de Hawthorne, à présent. Notre antagonisme ne date
pas d’hier, figurez-vous. Nous sommes embarqués dans une querelle de longue date, lui et moi.
Pour faire court, Hawthorne a une aversion profonde pour ma fortune, trop récente selon lui. De
mon côté, j’ai horreur des snobinards qui se croient au-dessus des autres sous prétexte que leurs
ancêtres sont arrivés dans ce pays avec le Mayflower.
— Eh bien, moi, je déteste les deux. Ce qui est aussi bien, d’ailleurs, car cela me permet de
regarder objectivement les deux aspects des choses.
Elle avait vraiment le chic pour le rabaisser. Pire encore, ses piques répétées lui faisaient
aussi mal qu’une goutte de vinaigre sur une coupure fraîche.
— Voyez tous les aspects que vous voulez, répliqua-t-il d’un ton sec. L’essentiel est que vous
n’oubliiez pas pour quel camp vous travaillez. C’est moi qui vous paie. Je peux mettre fin à notre
collaboration d’un simple claquement de doigts.
— Oh ! Je n’oublie pas, LeCroix ! Je n’oublie pas ! Sans quoi, je ne serais pas dans cette
bagnole, ce matin, croyez-le bien !
Adam serra les dents. Elle exagérait franchement, là. Il était fort possible qu’elle le déteste.
Peut-être même le méprisait-elle. Toutefois, hier, dans cette même bagnole, il avait senti un
certain courant passer entre eux. Dans les deux sens.
Et plus tard, dans la suite Emeraude, ils avaient été à deux doigts de s’embrasser quand son
maudit vétérinaire avait rompu le charme en l’appelant.
Alors qu’elle fasse la maligne tant qu’elle le pouvait encore.
Il voulait cette femme, et il l’aurait.
Mieux encore, elle en redemanderait.
Et au diable le précepte selon lequel on ne mélangeait pas les affaires et le plaisir !
7
Vicky : Tyrell, je fais le serment de toujours être agréable avec toi, de ne jamais te
provoquer à dessein. Si tu es en colère malgré tout, je promets de venir vers toi.
Maddie :… pour te botter les fesses.
*
Aucun des deux hommes n’ayant consenti à accueillir l’autre dans ses bureaux, la rencontre
eut lieu dans le salon privé d’un restaurant chic de Manhattan. Un service à café en argent et une
assiette de viennoiseries à l’odeur alléchante étaient disposés sur la table, ainsi que quatre tasses
en porcelaine.
Deux pour les duellistes, songea Maddie, et deux pour leurs témoins. Parce que c’était bel et
bien un duel qui se préparait : Adam et Hawthorne étaient venus là pour en découdre.
Oh certes, en apparence, on était entre gens civilisés, et les deux magnats se serrèrent la main
et firent les présentations d’usage. Toutefois, leur antipathie mutuelle était palpable. Ces deux-là
se détestaient cordialement.
Hawthorne s’était fait accompagner par son propre conseiller, Jason Brandt, un pur produit de
l’Ivy League, avec des épaules larges, un sourire facile et un regard de prédateur. Il se fit fort de
serrer la main minuscule de Maddie avec la plus grande douceur, comme s’il avait peur de la
casser. Ensuite, il l’ignora royalement. Sans doute pour lui signifier qu’elle était quantité
négligeable, indigne de son attention.
Lorsqu’il vit pâlir Hawthorne sous sa crinière argentée, néanmoins, Brandt changea
d’attitude. Reconnaissant sans doute celle que l’on avait surnommée le Pitbull, il plissa les yeux et
la foudroya du regard, d’un air de dire : « Malgré ta réputation, tu ne fais pas le poids, ma pauvre
fille. Les petits gabarits comme toi, je n’en fais qu’une bouchée. »
Elle le renvoya dans ses cordes d’un simple coup d’œil. Les gros gaillards comme lui ne lui
faisaient pas peur, à elle non plus.
Brandt sucrait toujours son café lorsqu’elle prit la parole pour dire son fait à Hawthorne. Elle
lui rappela les termes du contrat, les responsabilités de sa compagnie d’assurances, et lui décrivit
en détail le déroulement du procès auquel il pouvait s’attendre, s’il refusait de payer.
Elle enchaîna avec les articles croustillants que les journalistes ne manqueraient pas d’écrire.
L’interview d’Anderson Cooper, à laquelle elle assisterait aux côtés d’Adam… Les gros titres du
Wall Street Journal : « La célèbre Hawthorne Mutual n’honore pas ses contrats »… Le reportage
de 60 Minutes, montrant le chouchou du monde médiatique aux prises avec le mammouth des
assurances…
Pour finir, elle souligna les dommages qui pourraient s’ensuivre. Les parts de marché en
baisse, les assurés se rétractant, les bénéfices en chute libre et enfin, l’inévitable reprise de la
compagnie tout entière par une autre, en meilleure santé.
Laissant à peine à ses adversaires le temps de digérer tout cela, elle leur annonça la couleur :
soit ils remboursaient Adam LeCroix sous trente jours, soit Adam LeCroix lâchait ses chiens.
Moins de dix minutes plus tard, Hawthorne et son acolyte sortaient précipitamment de la
petite pièce.
Adam se tourna triomphalement vers elle.
— Brandt n’était pas loin de pisser dans son froc, si vous voulez mon avis.
Maddie referma son attaché-case avec un claquement sec.
— Je vous parie cinquante dollars que ce type n’a jamais fichu les pieds dans un tribunal. Si
Hawthorne l’a amené avec lui ce matin, c’est justement pour qu’il vous fasse le coup de la haute
bourgeoisie, avec ses cheveux blonds, ses dents bien blanches et ses entrées au Country Club.
Elle laissa échapper un ricanement de mépris et ajouta :
— Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est qu’ils aient pu penser un seul instant que
vous vous laisseriez impressionner par ce genre d’attitude.
— Si je ne vous connaissais pas, je prendrais cela pour un compliment, fit remarquer Adam,
amusé. Quoi qu’il en soit, Hawthorne et son diplômé de Harvard crânaient moins, quand ils sont
repartis.
— Nous les avons pris de court, c’est tout. A présent que Hawthorne sait que je suis de la
partie, il va passer aux choses sérieuses. Pour commencer, il va troquer son bellâtre contre un vrai
professionnel. Ensuite, ce sera à lui de décider. Soit il regarde la réalité en face et il paie, soit il se
laisse dépasser par son ego, et cette histoire se termine au tribunal.
— Et dans les deux cas, nous serons gagnants.
Il semblait confiant et, malgré elle, Maddie fut flattée dans son orgueil. Adam s’était montré
fort discret pendant l’entrevue. Il l’avait laissée aux commandes, ce qui était plutôt bien joué,
somme toute. Cela prouvait au moins qu’il était assez intelligent pour s’en remettre à l’experte
dont il s’était assuré les services. Cela montrait aussi qu’il lui faisait entièrement confiance.
Un observateur extérieur l’aurait sans doute décrit comme un homme hardi, responsable et
détaché. Le genre à ne pas se sentir atteint dans son amour-propre lorsqu’il perdait la partie.
Comme Maddie savait que ce n’était pas tout à fait vrai, force lui était d’admirer son brio. Sans
parler de l’habileté dont il avait fait preuve en la mettant dans son camp. Bien que ce soit sans
doute la pire des choses qui lui soit arrivée depuis qu’elle avait échappé aux griffes de son père,
elle devait bien avouer que, dans l’optique d’Adam LeCroix, c’était tout simplement un trait de
génie.
Elle se glissa dans la limousine et laissa tomber son attaché-case sur la banquette, en face
d’elle. Avant de monter, Adam donna quelques instructions à son chauffeur.
— Direction Starbucks, Fredo. Double cappuccino pour moi.
Puis, passant la tête à l’intérieur de la limousine, il ajouta :
— Il est encore trop tôt pour boire un verre et fêter ça, mais je vous offre un café.
— Parfait. Pour moi, ce sera un moka latte saupoudré de sucre vanillé.
Il relaya la commande avant de la rejoindre et l’étudia intensément tandis que la voiture se
mêlait à la circulation.
— Vous aviez raison, tout à l’heure. On ne m’impressionne pas facilement, déclara-t-il au
bout de quelques secondes.
Maddie haussa les sourcils pour marquer son scepticisme.
— Je reconnais que je m’attendais à ce que vous travailliez a minima, poursuivit-il. Or, ce
matin, vous êtes parvenue à me convaincre que vous étiez dans mon camp.
— Ne vous y fiez pas. Je suis une excellente comédienne. De plus, et bien que vous teniez à
surpasser Hawthorne à tous les niveaux, je dois vous avouer que je le trouve encore plus arrogant
et détestable que vous, et ce n’est pas peu dire.
— Arrêtez, vous allez me vexer !
Malgré elle, Maddie se mit à rire. Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle savourait toujours sa
victoire sur Brandt. Et puis, LeCroix avait un certain sens de l’humour, il fallait lui laisser cela.
Sans compter qu’il avait un sourire à se damner, avec ces lèvres pleines, ces dents régulières et ces
yeux pétillant de malice.
Il étendit ses longues jambes devant lui, envahissant du même coup l’espace dans la voiture.
Ses cheveux ridiculement soyeux et aussi noirs que le jais caressaient négligemment le col
immaculé de sa chemise, et son costume lui allait comme un gant.
Forcément, puisqu’il avait été taillé sur mesure.
Cela dit, il le portait de la même manière qu’un quarterback porte sa tenue. Comme s’il
s’agissait d’une seconde peau.
A bien y réfléchir d’ailleurs, le monde d’Adam lui allait comme une seconde peau.
L’appartement huppé, la limousine noire, le personnel obséquieux. Avec lui, tout cela paraissait
naturel.
Quant à sa belle assurance… Elle était craquante. Tout simplement !
Elle se fustigea. Cela suffisait comme ça. Reprenant son sérieux, et avec une impolitesse
délibérée, elle tira son téléphone de son sac pour passer ses e-mails en revue. Quand il
s’apercevrait qu’elle le snobait, il remballerait ses jambes interminables, son sourire ravageur, et
retournerait à son ordinateur. Ce qui vaudrait mieux pour tout le monde, surtout pour elle. Parce
qu’elle ne pouvait pas continuer à se laisser ébranler ainsi dans ses convictions.
Cela parut fonctionner à merveille. Adam ne tarda pas à s’emparer de son propre téléphone et
sembla oublier qu’il était accompagné.
Sauf que…
Son portable lui signala qu’elle avait reçu un texto, de la part d’un certain A. LeCroix.
Je présume que vous avez pris votre passeport.
Elle s’empressa de taper la réponse :
Mince ! J’ai complètement oublié !
— Ah, ah… Ça valait le coup d’essayer, Madeline ! Malheureusement pour vous, il n’est pas
trop tard pour passer le chercher.
— Vous n’avez pas besoin de moi, là-bas.
— Là-bas ? En Italie, vous voulez dire ? C’est à moi d’en juger.
— Sale type.
— Sale gosse.
Bon sang ! Elle recommençait à flirter avec lui !
Agacée, elle se tourna vers la vitre pour regarder dehors.
Fredo s’était garé en double file, en face d’un Starbucks. Elle le vit revenir vers eux avec
trois cafés, encastrés dans un plateau en plastique.
Avec un grand sourire, elle baissa sa vitre pour s’emparer de deux des gobelets. Sans lui
accorder un regard, elle tendit à Adam son double cappuccino, puis, d’un air faussement détendu,
étendit les jambes à son tour.
Et, par inadvertance, effleura le pied d’Adam LeCroix du bout du sien.
Traversée par un véritable courant électrique, elle retira sa jambe si précipitamment qu’un
peu de café s’échappa du gobelet. Et s’il manqua, de peu, son tailleur, il éclaboussa la banquette.
— Merde ! s’exclama-t-elle, se baissant en toute hâte pour ramasser sa serviette en papier.
Adam répara calmement les dégâts avec sa propre serviette.
— Merci, murmura-t-elle avant de prendre une longue inspiration.
Il était grand temps qu’elle se ressaisisse. C’était incroyable, tout de même ! Moins d’une
demi-heure plus tôt, elle avait fait suer sang et eau à Hawthorne et à son poulain, sans coup férir.
Et voilà qu’elle était en nage, à son tour.
Adam la gratifia d’un nouveau sourire, ce qui l’amena, une fois de plus, à baisser les yeux sur
ses lèvres.
Sur cette bouche si sensuelle…
— Vous bavez, lui fit-il remarquer.
Seigneur ! Cela se voyait tant que ça ?
— Vous devriez passer un petit coup de langue dessus, ajouta-t-il.
Elle adorerait, mais ce ne serait pas très sage.
— Madeline ?
A regret, elle s’arracha au spectacle que lui offrait la bouche d’Adam. Il pointa un index en
direction de son gobelet.
— Ça bave. Ça goutte, si vous préférez.
— Hein ? Oh… Oui.
Elle passa machinalement la langue sur le bord du gobelet, puis se tourna vers Adam. Ses
lèvres étaient toujours entrouvertes, mais il ne souriait plus. En revanche…
« Arrête, Maddie. Arrête ça tout de suite ! » s’ordonna-t-elle, ulcérée.
Fort heureusement, ils étaient arrivés à la hauteur de l’animalerie de Broadway. A peine la
limousine arrêtée, elle se précipita vers la portière pour l’ouvrir, coiffant Fredo au poteau.
Voyant qu’Adam faisait mine de lui emboîter le pas, elle perdit patience.
— Attendez-moi là. Je m’en sortirai toute seule, je vous assure.
Il la considéra comme si elle avait perdu la raison — ce qui était le cas, hélas.
Ce type avait le chic pour la rendre folle.
— Je n’ai encore jamais eu de chien, expliqua-t-il. Alors j’aimerais que vous me montriez de
quoi ils ont besoin. Vous n’allez pas me refuser cela ?
La requête semblait si raisonnable…
— Parfait, grommela-t-elle entre ses dents serrées, avant d’avancer à grands pas vers le
magasin.
Adam y parvint avant elle. Juste à temps pour lui ouvrir la porte, une fois de plus.
Comme ce n’était pas elle qui payait, elle s’en donna à cœur joie. Une couche bien
moelleuse, des couvertures épaisses, des croquettes et des pâtées diététiques, des jouets, des os en
plastique… et le collier le plus excentrique — et le plus cher ! — qu’elle put trouver.
Adam la suivit dans les allées, posant les bonnes questions, donnant son avis sur les tailles et
les couleurs. Le parfait gentleman, alors que de son côté elle continuait à râler et à montrer les
dents. Quand elle déchargea le contenu du chariot sur le tapis roulant de la caisse, il tendit sa carte
de crédit sans sourciller. Pourtant, la note était salée, elle y avait veillé !
D’un autre côté, ce n’était pas cela qui allait le ruiner. Le tout devait coûter moins cher que la
cravate qu’il portait ce matin.
Une fois en voiture, il s’adressa à Fredo.
— Arrêtez-vous devant l’immeuble de Mlle St. Clair, avant de vous rendre à la clinique
vétérinaire, si vous le voulez bien.
Maddie se renfrogna.
— Je ne vois vraiment pas en quoi je pourrai vous être utile, là-bas.
— Madeline, répliqua-t-il avec une patience infinie. Il vous en coûte tant que ça, d’aller faire
un tour dans un des plus beaux pays du monde ? D’occuper une suite luxueuse, dans un palace
avec vue sur la Méditerranée ?
— Vous avez raison. C’est tentant. Et cela me donne une idée… J’y vais, et vous, vous restez
ici.
— En clair, le problème, c’est d’aller en Italie avec moi.
— Le problème, c’est vous, point. Où que vous soyez.
Et principalement dans cette limousine qui lui paraissait de plus en plus exiguë. Une fois à
l’intérieur de cette fichue bagnole, Maddie ne pouvait plus ignorer son milliardaire de
propriétaire. Elle était envahie par sa présence, par son odeur, par… par ses satanées phéromones.
L’entendant étouffer un petit rire narquois, elle tourna vivement la tête vers lui.
— Pas drôle, grommela-t-elle.
— Oh que si ! répliqua-t-il, prenant toutes ses aises et, une fois de plus, envahissant son
espace à elle. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela m’amuse de vous déstabiliser ainsi. Je
n’en reviens pas moi-même.
— On se fait de sacrées illusions sur les grands de ce monde, si c’est comme ça que vous
prenez votre pied !
— Et vous, Madeline ? Comment vous le prenez, votre pied ?
— Cela ne vous regarde pas.
De nouveau, il l’étudia avec perplexité.
— Vous n’avez aucun hobby, murmura-t-il d’un ton songeur.
— Pas le temps. Je travaille beaucoup.
— Vous êtes payée en conséquence, me semble-t-il.
— Je mérite mon salaire. Et si vous pensez en apprendre davantage sur moi en fouillant dans
mon compte en banque, vous vous mettez le doigt dans l’œil, LeCroix. J’ai d’autres atouts, dans la
vie.
— Heureusement pour vous, non ?
Ainsi, il avait enquêté… Pas étonnant qu’il soit si sûr de son fait. Il savait que ses finances
étaient plus que précaires.
— Vous avez très peu d’amis, lui rappela-t-il impitoyablement.
— Je suis difficile.
— Un peu trop, peut-être, non ? C’est pour cela que vous n’êtes pas mariée et que vous
n’avez aucun espoir, dans ce domaine ?
Cette fois, c’en était trop !
— Pour votre gouverne, espèce de fouinard, je ne veux ni mari ni petit ami. A mon sens, les
hommes ne servent qu’à une chose, et je n’ai aucun souci sur ce plan-là.
— Vous parlez de sexe, peut-être ?
— Evidemment. Vous voyez autre chose, qu’un homme puisse m’apporter ?
— Oui. L’amour, par exemple.
Elle ricana.
— Le romantisme, précisa-t-il.
— Vous êtes sûr que vous êtes un homme ?
— La dernière fois que j’ai regardé, j’en avais tous les attributs.
Machinalement, elle baissa les yeux vers les attributs en question. Presque aussitôt, elle
détourna la tête. Malheureusement pour elle, son imagination continua à galoper.
Sans aucune honte.
— Qu’est-ce que je vous disais ? murmura Adam.
— Pff ! Qui me dit que ce n’est pas du rembourrage ?
Il eut un petit sourire confiant. Ah, la belle assurance du mâle fier de sa virilité !
— Ce n’est pas le sujet, Madeline. Nous parlions d’amour et de romantisme. Ce n’est pas
l’apanage des femmes, il me semble.
— De la même manière, les aventures sans lendemain ne sont pas l’apanage des hommes.
Parce que vous n’êtes pas un saint, LeCroix. Je n’ai encore jamais vu deux photos de vous en
compagnie de la même femme.
— Attendez que je tombe vraiment amoureux, et vous verrez.
Elle leva les yeux au ciel.
— Alors, c’est vrai ? Vous êtes un romantique dans l’âme ? Tant mieux pour vous ! N’oubliez
pas de me prévenir quand vous l’aurez trouvée, votre dulcinée ! Je prendrai une photo !
— Je n’y manquerai pas.
Penchant la tête sur le côté, il se remit à l’examiner. Avec une telle intensité que son regard la
pénétra tout entière, lui brûlant la peau, l’atteignant au plus profond.
Non ! Non, non et mille fois non !
— En attendant, dit-elle d’une voix plus stable que les battements fous de son cœur, cessez
de vous mêler de mes affaires.
« Et de me regarder comme ça. »
— Je ne suis pas là pour vous faire la conversation, LeCroix.
« Ni pour autre chose, d’ailleurs. »
— Nous ne sommes pas amis.
« Pas amants non plus. »
— Alors si vous voulez parler de votre romantisme effréné, adressez-vous à quelqu’un que
cela intéresse, conclut-elle.
« Et portez des pantalons moins seyants. »
*
Contrainte et forcée, Madeline monta chez elle pour prendre son passeport. Adam l’attendit
dans la limousine en ruminant.
Il lui devenait difficile de continuer à prétendre que cette femme n’était pour lui qu’un outil
comme un autre, parmi tous les moyens dont il disposait.
Le problème, c’était qu’il n’en était plus à la désirer. Ou plutôt si, mais ce n’était pas cela qui
l’embêtait.
Le désir, c’était simple. Facile. Il voulait Madeline St. Clair, et il l’aurait. Son corps de lutin
lui était acquis. Ce n’était qu’une question de temps.
Malheureusement, cela ne lui suffisait plus… Il rêvait de percer le mystère de cette femme,
de comprendre ce qui se passait dans son esprit tortueux. Elle constituait une énigme. Une énigme
qu’il tenait de plus en plus à résoudre.
Cette aversion marquée pour le mariage, par exemple. Il avait dû lui arriver quelque chose
pendant l’enfance, car ses sbires n’avaient rien trouvé, dans sa vie d’adulte, qui puisse l’expliquer.
S’emparant de son téléphone, il appela Giovanni, son détective, qui répondit à la première
sonnerie.
— Adam… Je n’ai rien de nouveau à te rapporter, depuis ce matin. Je suis navré.
— Je suis certain que tu fais ton possible, répliqua Adam, qui n’en attendait pas moins de son
personnel. C’est à propos de Madeline St. Clair que je t’appelle, à présent. Je veux que tu
remontes plus loin dans son passé. Jusqu’à sa petite enfance, pour être exact.
— Tu cherches quelque chose de précis ?
— Tout ce qui aurait pu la traumatiser d’une manière ou d’une autre. Des abus sexuels, un
petit ami infidèle. Bref, une raison à ses réactions épidermiques aux hommes.
— Si je puis me permettre, Adam, Mlle St. Clair a eu un bon nombre d’aventures. Avec des
hommes, pas avec des femmes. Ou alors, elle s’en est vraiment bien cachée.
— Ce ne sont pas ses ébats qui m’intéressent.
Adam en savait déjà trop, dans ce domaine. Au début, peu lui avait importé d’apprendre que
la jeune femme prenait des amants pour les quitter tout aussitôt. Après tout, il était mal placé pour
juger. A présent néanmoins, cela le contrariait légèrement, il devait bien l’avouer.
— Elle n’a jamais eu de relation durable, et je veux savoir pourquoi.
— Entendu, Adam. Je mets tout de suite un de nos hommes sur l’affaire.
A peine avait-il raccroché que Madeline sortait en trombe de son immeuble. Sans même
tourner la tête vers la limousine, elle prit le chemin de la clinique vétérinaire.
Evidemment, il y parvint avant elle, ce qui eut pour effet de l’irriter encore plus. Tout juste si
elle ne lui montra pas les dents. Il se retint d’éclater de rire.
Quel caractère ! Cette Madeline St. Clair avait une personnalité si forte qu’il oubliait
constamment sa petite taille.
Parker la salua d’un grand geste de la main avant de pousser la fameuse porte du fond.
Dupont apparut en trottinant.
Il repéra les deux nouveaux venus, remua joyeusement la queue…
… et se dirigea tout droit vers Adam. Qui, pour la première fois de sa vie, eut la joie toute
simple d’être accueilli avec exubérance par un chien.
Touché au plus profond de son cœur, il se baissa pour lui gratter les oreilles. Dupont s’appuya
sur sa jambe, exhibant sa vilaine blessure encore à vif sous le baume luisant qui la recouvrait. Il
était content, malgré tout. Cela se voyait dans ses grands yeux chocolat.
Lorsqu’il les posa sur Maddie, celle-ci se détendit visiblement. Oubliant sa mauvaise
humeur, elle s’accroupit devant lui. Le chien se glissa entre ses genoux et se laissa caresser avec
délice.
Adam s’accroupit à son tour.
— Le pauvre… Il n’a que la peau sur les os, murmura-t-il. On ne peut pas lui donner autre
chose que de la nourriture pour chiens ? Je pourrais peut-être demander à Leonardo de…
Il n’acheva pas sa phrase. Dupont s’était mis à lui lécher la main avec ardeur.
Ce fut un véritable choc. La gorge nouée par l’émotion, il éprouva le besoin irrépressible de
protéger l’animal de ce monde cruel. De l’accueillir chez lui. Et de gagner l’affection qu’il offrait
si généreusement.
Parker se dressa au-dessus d’eux.
— Je suppose qu’il sera bien, avec vous, reconnut-il, non sans une certaine amertume.
Adam leva les yeux vers lui. Le vétérinaire était particulièrement renfrogné. Il fallait que
Madeline soit aveugle pour ne pas s’apercevoir qu’il était fou d’elle.
Se redressant avec souplesse, Adam lui fit face.
— Nous veillerons sur lui, ne vous en faites pas, déclara-t-il, plus pour insister sur ce « nous
» que pour rassurer son interlocuteur.
Comme prévu, Parker se raidit encore plus.
— Il va avoir besoin d’attentions, au début, dit-il. Et d’affection. Surtout d’affection,
d’ailleurs.
— Nous ne le lâcherons pas d’une semelle, promit Adam. Et nous lui prodiguerons toute
l’affection dont il a besoin, soyez-en certain.
Madeline se releva à son tour. La voyant tituber sur ses talons, Adam s’empressa de lui
glisser un bras autour de la taille. Et s’émerveilla de sa minceur. Il aurait pu en faire le tour en
l’entourant de ses deux mains !
Comment une personne aussi minuscule pouvait-elle occuper autant de place dans sa vie ?
Il n’aurait su le dire.
Tous trois sortirent et se dirigèrent vers la limousine, Dupont collé à leurs jambes, et Adam
observa Madeline tandis qu’elle discutait avec Parker de la manière dont il fallait soigner sa
blessure. Il suffisait de les observer quelques secondes pour comprendre qu’ils avaient l’habitude
de travailler ensemble.
Et à les voir aussi à l’aise l’un avec l’autre, il eut la conviction aussi soudaine
qu’irrationnelle qu’ils étaient amants.
Piqué par la jalousie, et sans réfléchir, il fonça vers le vétérinaire, tête baissée.
Aussitôt, Fredo se planta devant lui.
— Dois-je annuler le plan de vol, monsieur ? demanda-t-il innocemment. Ce serait peut-être
mieux pour Dupont. S’il a besoin de repos, je veux dire…
Un peu hébété, Adam battit des paupières.
— Euh… Oui. Oui, faites.
Il prit une longue inspiration et se ressaisit.
— Bien sûr, reprit-il d’un ton plus assuré. Nous partirons demain.
— Je peux rester ici pour tenir compagnie à Dupont, si vous voulez, suggéra Madeline.
Adam ne se donna pas la peine de lui répondre. La villa de Portofino était le seul endroit où il
se sentait un tant soit peu chez lui. Alors, que cela lui plaise ou non, Madeline St. Clair l’y
accompagnerait.
Parker détailla la limousine d’un œil sceptique et se tourna vers Madeline.
— Mads ? Tu es sûre de ton coup ?
— Oui, oui. Tout va bien, répondit-elle, le gratifiant d’un sourire gracieux.
Elle n’avait pas autant d’égards pour lui ! songea Adam.
Agacé, il remercia le vétérinaire d’un ton sec.
Madeline étala une couverture sur la banquette, Dupont sauta dessus, tourna une ou deux fois
sur lui-même et se coucha, la gueule sur les pattes avant.
Parker se pencha pour lui tapoter le flanc une dernière fois.
— Tu pars avec panache, mon gars. Grand luxe et tout ! Allez, bon vent, vieux !
Il serra brièvement Maddie dans ses bras. Adam grinça des dents.
— Salut, Mads. A dimanche.
— Je ne crois pas, non, lui lança Adam, en faisant monter Madeline dans la limousine.
Dimanche, nous serons en Italie. Nous ne manquerons pas de vous appeler pour vous faire savoir
comment Dupont a supporté le trajet, cependant, conclut-il en se glissant sur la banquette à son
tour.
Là-dessus, il fit un signe à Fredo et, d’un coup d’œil impérieux, enjoignit poliment mais
fermement Parker à reculer d’un pas.
Fredo avait à peine refermé la portière que Madeline explosa.
— C’est quoi, votre problème, au juste ? Vous êtes complètement malade, ou quoi ? Parker
est la crème des hommes, et vous vous êtes comporté comme le dernier des mufles !
— De votre côté, vous ne voyez que ce que vous voulez bien voir, rétorqua-t-il sur le même
ton. Ce type s’est complètement entiché de vous.
— Entiché ? D’où sortez-vous une expression pareille ?
— D’un livre. Parce que je sais lire, imaginez-vous.
Il aurait dû s’arrêter là, il en avait parfaitement conscience. Hélas…
— Ce type veut coucher avec vous, poursuivit-il. A moins que ce ne soit déjà fait et qu’il ait
simplement envie de recommencer.
— Nous n’avons pas… Et puis qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous ne…
Dupont se mit à geindre. Aussitôt, Madeline baissa d’un ton.
— Nous lui faisons peur, murmura-t-elle, avant de s’agenouiller sur la moquette pour
caresser le chien. Pardon, mon bonhomme.
Adam changea de place pour s’installer auprès de Dupont.
— Il y a de grandes chances pour qu’il ait eu plus que sa part de hurlements, le pauvre,
reconnut-il. Il s’attend à prendre des coups au moindre éclat de voix, à présent.
— Des coups ? Non, mon beau. Rassure-toi. Nous ne te ferons aucun mal.
Elle continua à caresser le chien, jusqu’au moment où elle effleura la main d’Adam. Et bien
qu’elle ne l’ait pas fait exprès, ce fut plus fort que lui : il la recouvrit de la sienne.
Au lieu de se dérober, Madeline leva vers lui des yeux gris brouillés de larmes.
Comment avait-il pu les trouver froids, ces yeux ? Ils étaient lumineux, au contraire. D’une
profondeur rare et…
Il esquissa un sourire forcé.
— On fait la paix ? Par égard pour Dupont, je veux dire.
Elle mit un moment à répondre.
— D’accord, répondit-elle enfin. A condition que vous arrêtiez de me chercher des noises.
*
Evidemment, c’était trop demander.
Ils étaient à peine arrivés dans le vestibule du palace new-yorkais que, se tournant vers
Fredo, Adam lui demanda d’installer le panier du chien dans sa suite.
— Attendez une minute, intervint Maddie, furieuse. Je…
Dupont lui donna un petit coup de tête dans le genou.
Ravalant sa rage comme une pilule amère, elle poursuivit avec une grâce infinie :
— Je préférerais qu’il dorme avec moi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— C’est mon chien, répliqua Adam sur le même ton. Cela dit, libre à vous de monter lui
rendre une petite visite quand vous voulez.
Elle ne répondit pas mais bougonna tout le long du chemin qui la conduisait à la suite
Emeraude. Cette paix forcée la privait d’une bonne partie de ses moyens.
Elle se sentit d’humeur un peu moins maussade lorsqu’elle eut enfilé son jean. Ce n’était pas
le grand enthousiasme cependant, loin de là. Elle s’apitoyait sur son triste sort lorsque Bridget
vint lui demander ce qu’elle souhaitait manger.
— Je n’ai pas faim, grommela-t-elle. Donnez-moi la même chose que le gratin.
Devant l’air ahuri de Bridget, elle précisa :
— Le gratin. Le big boss. Le magicien d’Oz. Celui qui tire les ficelles. Vous ne voyez
vraiment pas de qui je veux parler ?
— Ah, si ! M. LeCroix… Il a demandé un repas léger. Une salade César et un des délicieux
soufflés de Leonardo.
Ma foi… Une salade César. Et surtout un soufflé… Ce n’était pas franchement facile à
cuisiner. A quand remontait la dernière fois où elle en avait dégusté ?
Elle plissa les yeux.
— C’est une habitude, chez lui ? s’enquit-elle de sa voix la plus suave.
— Je ne saurais vous dire, madame. M. LeCroix ne déjeune que très rarement ici. Vous
comptez partager sa table ?
— Non. Ou plutôt… ça dépend.
— Il a demandé à être servi dans sa suite pour pouvoir rester avec Dupont. Ce qu’il est
maigrelet, ce pauvre chien ! Enfin, M. LeCroix le remettra d’aplomb. Il a le chic, pour s’occuper
des chiens perdus sans collier.
— Parce que ça lui est déjà arrivé ? D’adopter un chien perdu, je veux dire.
— Un chien perdu ? Oh ! Non ! Jamais. Je parlais des gens comme Fredo, Henry et moi, entre
autres. On était tous dans un sacré pétrin quand M. LeCroix est venu à notre rescousse. D’après ce
qu’il m’a expliqué, il avait un certain nombre de dettes morales. Envers les gens qui l’ont aidé
quand il était jeune.
Maddie tendit l’oreille. La conversation prenait une tournure intéressante.
— Vous avez connu LeCroix à cette époque ? demanda-t-elle.
— Moi, non. Par contre, Ian, mon défunt mari, lui a sauvé la mise dans un pub de Dublin. Un
soir où il se battait pour une sombre histoire de fille dont on ne m’a jamais donné les détails.
Elle effleura machinalement la minuscule croix accrochée à une chaîne en or, autour de son
cou, et poursuivit :
— Ian était une tête brûlée, et à l’époque où ils se sont connus, M. LeCroix ne valait guère
mieux. Sauf qu’il s’est calmé, lui. Et qu’il s’est fait un nom. Il est revenu en Irlande pour donner
un coup de pouce à Ian, mais il est arrivé trop tard. Mon mari avait été abattu trois jours plus tôt
au cours d’une rixe dans une allée de Finglas.
Bridget s’interrompit quelques secondes, fixa un point invisible, à travers la baie vitrée, et
reprit :
— M. LeCroix est venu me voir juste après l’enterrement. Je n’avais pas un sou vaillant, à
l’époque. Et regardez un peu ce que je suis devenue. J’ai un emploi fixe, des économies. C’est la
belle vie, quoi ! Pour Henry, c’est un peu différent. Il n’est pas né sous une bonne étoile et…
Le portable de Maddie retentit. Sur le thème de Mayberry, cette fois. La sonnerie de Lucy.
— Désolée, Bridget. Nous reprendrons cette conversation plus tard, dit-elle, raccompagnant
la femme de chambre jusqu’à la porte. Ah, et je déjeunerai là-haut, moi aussi.
Avec le chien.
Parce qu’il n’était pas question qu’elle laisse LeCroix l’accaparer.
Elle retourna s’installer sur le canapé et posa les pieds sur la table basse. Elle se sentait
moins morose, subitement. S’il y avait une chose susceptible de lui remonter le moral, en ce bas
monde, c’était bien la perspective d’une longue conversation avec sa petite sœur.
— Salut, ma Luce, murmura-t-elle.
— Maddiiiiiieeeee ! Ce que je suis contente de t’entendre. Je n’ai pas beaucoup de temps.
— Pas grave, la rassura Maddie, malgré sa déception.
— Je voulais juste te dire que j’arrive…
Maddie se leva d’un bond.
— Tu quoi ? Tu arrives ici ?
— Ben oui, évidemment ! répondit Lucille en riant. Je me suis servie de tes références
bancaires pour prendre mon billet en ligne. J’espère que tu ne m’en voudras pas ?
— Non, non. Bien sûr que non. Seulement…
— Et j’amène Crash. Mon petit ami.
— Ton… petit ami ?
— Oui. Tu n’entends pas la musique ? C’est lui et son groupe. Ils sont en train de répéter.
Cela expliquait le tintamarre ambiant, à l’autre bout de la ligne.
— Je ne savais pas que…
— Je t’entends très mal ! cria Lucy. Tu m’entends, toi ? On arrive demain après-midi. Je
t’expliquerai tout.
— Attends ! Lucy, qu’est-ce que…
— J’ai hâte de te le présenter !
— Lucille…, dit-elle d’un ton plus ferme.
— Il faut que je te laisse !
La musique se fit plus forte puis s’arrêta totalement.
— A demain, Mads. Bisous, bisous !
Maddie garda son téléphone en main et le considéra comme s’il était responsable de ce
nouveau coup du sort.
Les choses n’allaient pas assez mal comme ça, il fallait encore que Lucy choisisse ce
moment pour se trouver un petit ami ? Et qu’elle décide de l’amener à New York justement le jour
où elle, elle était censée quitter le pays ?
Cela changeait tout. Elle ne pouvait pas laisser les deux jeunes gens seuls dans son
appartement. Il lui était déjà difficile d’accepter que sa petite sœur ait une vie sexuelle. Mais
qu’elle couche dans son lit avec… Crash, un pseudo-musicien ?
Non.
Pas question.
Elle n’irait pas en Italie, voilà tout.
LeCroix devrait bien se faire une raison.
8
Après une matinée pareille, Maddie pensait avoir un peu de répit. A tort, car lorsqu’elle
pénétra dans la suite de son hôte, ce fut pour constater qu’il avait troqué son costume d’homme
d’affaires contre un jean moulant à souhait, et un T-shirt noir qui mettait en valeur les bras les
plus sexy de la planète.
Et elle s’y connaissait, dans ce domaine. L’une des raisons — et pas la moindre ! — pour
lesquelles elle fréquentait les salles de musculation était sa passion pour les biceps masculins.
Et voilà que LeCroix se tenait devant elle, les biceps en évidence et, bien évidemment,
musclés à souhait.
Exactement comme elle les aimait, en somme.
S’arrachant à regret à sa contemplation, elle traversa le salon qu’elle passa rapidement en
revue. Il était immense. Au moins deux fois plus grand que celui de la suite Emeraude. Les tons
neutres recouvrant les murs mettaient en valeur d’autres œuvres d’art. Devant la cheminée en
marbre, un canapé de cuir noir et ses fauteuils assortis se partageaient l’espace avec une énorme
ottomane, poussée sur le côté pour faire de la place au panier de Dupont.
Une table aux pieds ciselés se tenait beaucoup trop près de la baie vitrée et de sa vue
plongeante sur Central Park. A l’autre bout de la pièce, le bureau d’Adam, en forme de L et
encombré d’écrans d’ordinateurs géants, était digne de celui d’un président à la Maison Blanche.
Toujours aussi retors, le maître de céans, après l’avoir fait entrer, la snoba. Une hanche
négligemment appuyée sur son bureau, les chevilles croisées et le nez plongé dans un prospectus,
il frottait son torse de play-boy du plat de la main en un mouvement qui faisait saillir ses muscles.
Cela eut pour effet de mettre sa libido, déjà à rude épreuve, en ébullition.
LeCroix ayant l’avantage, elle n’avait plus d’autre solution que d’être aussi désagréable que
possible.
— Où est le repas ? demanda-t-elle sans préambule.
Adam leva vaguement les yeux et désigna le téléphone d’un geste du menton.
— Prévenez les cuisines que vous déjeunez ici.
— J’ai prévenu Bridget, cela devrait suffire, non ?
Puis, avec un sourire carnassier, elle ajouta :
— Vous m’avez dit que je pouvais passer autant de temps que je le souhaitais avec Dupont.
Alors je m’installe ici. Cela ne vous dérange pas, j’espère ?
Sur ces mots, et dans l’espoir de l’agacer suffisamment pour qu’il renonce à l’emmener en
Italie, elle se laissa tomber sur le canapé, s’empara de son téléphone et se connecta à Facebook.
*
Ainsi, elle comptait s’installer dans sa suite ?
Grand bien lui en fasse. Pour sa part, Adam n’y voyait aucun inconvénient.
Ce n’était pas la place qui manquait. Et si Madeline St. Clair continuait à le reluquer comme
elle le faisait depuis son arrivée, elle ne tarderait pas à faire connaissance avec son lit king size.
— Ça tombe bien, répondit-il. J’ai un autre contrat d’embauche à vous faire relire. Ah ! Il y a
aussi un accord boursier, rédigé dans un jargon incompréhensible et pour lequel j’aimerais avoir
un deuxième avis. Le vôtre, en l’occurrence.
Il passa en revue une petite pile de dossiers, en choisit deux et les lui apporta. Elle les prit
sans un mot, les jeta sur un des fauteuils et se remit à jouer avec son téléphone.
Il le lui arracha des mains.
— Hé ! protesta-t-elle, se levant pour le récupérer.
Mais Adam ne l’entendait pas de cette oreille. Il leva le bras, mettant l’appareil un tout petit
peu trop haut pour que Madeline puisse l’atteindre. Elle sauta. Il leva le bras un peu plus.
Furieuse, elle lui enfonça un doigt rageur dans le torse.
— Rendez-moi mon téléphone, espèce d’abruti, ou je vous donne un coup de genou là où
vous savez !
La voyant joindre le geste à la parole, il glissa précipitamment le portable dans sa poche
arrière, referma sa main sur le genou que Madeline avait levé et la fit doucement basculer sur le
bras du canapé.
Elle atterrit sur le dos, pour se redresser tout aussitôt, manifestement outrée.
— C’est une agression en bonne et due forme, LeCroix ! Je vais porter plainte !
Il éclata d’un rire sonore.
Les yeux de Madeline brillèrent d’une lueur mauvaise…
… et Dupont se mit à gémir.
Tous deux se tournèrent vers lui.
— Regardez ce que vous avez fait, murmura Madeline, d’une voix douce largement démentie
par son expression furibonde.
— Toutes mes excuses, Dupont, dit Adam, sincèrement désolé.
Il s’avança vers Madeline pour la prendre par la taille.
— Tu vois, mon vieux ? ajouta-t-il. Nous sommes tous amis, dans cette maison.
— Amis intimes, précisa Madeline d’un ton railleur.
Elle semblait légèrement hors d’haleine toutefois.
Adam sentit son cœur s’emballer et se laissa aller à observer la jeune femme dont les yeux
lançaient des éclairs à présent. Le terrain était miné ? Tant mieux. Il avait le goût du risque.
Elle s’effleura les lèvres du bout de la langue.
Etait-ce une invitation ?
Il s’avança d’un pas. Les seins de Madeline se soulevaient et retombaient à moins de deux
centimètres de son torse. Elle posa les mains sur ses bras, puis les fit remonter, si lentement qu’il
en eut la chair de poule.
Bon sang, qu’elle était menue ! Il aurait pu la serrer contre lui et se délecter sans retenue de
ses lèvres pleines, s’il l’avait voulu.
Or, il le voulait.
Il referma les mains autour de la taille fine de Madeline St. Clair…
… et ce fut le moment que choisit Henry, maudit soit-il, pour frapper discrètement à la porte.
Le charme fut rompu.
Sans prévenir, Madeline leva le genou, l’atteignant à la cuisse. De nouveau, elle perdit
l’équilibre et il n’eut qu’à retirer son bras pour la faire retomber comme une masse sur le canapé.
Cette fois, elle se vexa. Répondant à son regard noir par un sourire des plus condescendant, il
la laissa fulminer tandis qu’il découvrait un à un les plats que Henry disposait sur la table. Deux
soufflés gonflés à souhait, une salade César toute fraîche et saupoudrée de parmesan râpé…
Décidément, son invitée avait bon goût. Il n’aurait eu aucun mal à s’habituer à ses plats préférés.
— Vous dînez ici, ce soir ? s’enquit Henry. Ou bien, puisque vous êtes à New York,
souhaitez-vous assister à ce gala, finalement, monsieur LeCroix ? Je me souviens vous avoir
entendu dire que M. Hawthorne y serait, lui aussi, et…
— Très juste, Henry. Faites savoir à Dyan que je m’y rendrai, en fin de compte. Précisez-lui
que je serai accompagné.
Cette dernière remarque eut pour effet de tirer Madeline de sa bouderie. Se levant d’un bond,
elle s’avança vers lui comme une furie.
Mais le voyant hocher la tête en direction du chien, elle exprima son mécontentement d’un
simple plissement des yeux et parla d’une voix aussi naturelle que possible.
— Il est hors de question que je vous accompagne à ce gala, LeCroix.
Comme s’il ne l’avait pas entendue, Adam continua à donner ses ordres à Henry.
— Faites venir Raquel. Nous n’avons que très peu de temps devant nous, aussi je m’en
remets à vous pour lui expliquer les tenants et les aboutissants de cette soirée. Quant à la tenue de
mon escorte, dites-lui qu’une taille zéro devrait suffire.
Il jeta un bref coup d’œil aux seins de Madeline et conclut :
— Elle rentrera dedans.
*
Comme elle était dans l’impossibilité de faire un nouvel esclandre devant le chien, Maddie
gratifia son hôte d’un double doigt d’honneur en bonne et due forme.
— Vous ne m’avez pas bien comprise, LeCroix, on dirait. Alors je répète. Il est hors de
question que l’on me voie en ville en compagnie d’un escroc notoire.
La remarque ne lui plut guère. Ses yeux bleus prirent une teinte du plus mauvais augure.
— C’est vous qui ne m’avez pas compris, St. Clair. C’est moi le patron, je vous le rappelle.
Et vous assisterez à ce gala. A mon bras. En tant qu’escorte.
— Ne comptez pas là-dessus ! grommela-t-elle, tremblant de tous ses membres, tant elle
avait du mal à se retenir de hurler.
— Vous m’appellerez Adam, poursuivit-il d’une voix doucereuse, et vous y mettrez du
sentiment. Ou devrais-je dire de l’affection ? Quoi qu’il en soit, aucune des personnes que nous
verrons là-bas ce soir ne doit douter une seule seconde que vous me croyez sincèrement innocent.
— Niet. Nein. Nada. No. Dans quelle langue faut-il vous le dire ? Je n’irai pas, point à la
ligne.
Elle vit sa mâchoire se crisper. L’instant d’après, il recula d’un pas pour se diriger vers la
table et se versa un verre de San Pellegrino. Il le vida presque d’un trait, s’efforçant
manifestement de retrouver son calme.
— Vous semblez oublier un détail, Madeline, reprit-il, pivotant sur lui-même pour lui faire
face. Vous êtes mouillée, dans cette histoire. Vous avez travaillé pour moi, en temps que
conseillère. La presse de Wall Street aura relaté toute l’histoire avant la fin de la journée. Si les
journaux à scandale ne s’en chargent pas avant eux, bien sûr.
Maddie crut qu’elle allait étouffer de rage.
— Vous les avez prévenus ? s’écia-t-elle.
— Je n’en ai pas eu besoin. Hawthorne avait déjà cela en tête au moment où il nous a quittés,
tout à l’heure. Il essayait de trouver la meilleure manière de tourner notre confrontation à son
avantage.
— Ah ? Et comment comptait-il s’y prendre, selon vous ?
Tout juste s’il ne la considéra pas avec pitié, pour le coup.
— Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Il leur dira que je vous ai achetée, bien sûr. Que vous
vous êtes vendue pour un peu d’argent, si vous préférez. Vous allez passer pour un mercenaire,
Madeline. Pour une femme de la pire espèce. Cupide et dénuée de principes.
Elle ouvrit la bouche et la referma. Evidemment… Comment ce détail avait-il pu lui
échapper ?
La réponse était simple. Elle avait été trop occupée à s’apitoyer sur son triste sort, voilà tout.
Trop inquiète pour Dupont, trop distraite par le charme d’Adam LeCroix pour imaginer un seul
instant que la réputation d’intégrité qu’elle s’était faite à la force du poignet risquait d’être ternie
à jamais.
Dire qu’elle avait compté là-dessus pour être réintégrée dans son ancienne fonction, une fois
les études de Lucille terminées !
Le choc fut si rude qu’elle vacilla et dut se rattraper au dossier d’un fauteuil pour ne pas
tomber.
— Vous le saviez depuis le début, murmura-t-elle d’une voix sourde. Cela faisait partie de
votre plan.
Il s’avança vers la baie vitrée pour contempler la vue. A travers les doubles rideaux à moitié
tirés, les rayons du soleil jouaient avec les bulles de son eau pétillante.
— Bien sûr, admit-il calmement. Je ne cherchais pas à me venger, de sorte que je n’ai pas
délibérément orchestré votre chute, si c’est ce que vous voulez dire. En revanche, j’ai toujours su
qu’il pouvait y avoir des retombées. Des dommages collatéraux, si vous préférez.
Elle le considéra sans rien dire. Maintenant qu’elle était redescendue sur terre, son esprit
rattrapait le temps perdu, envisageant des dizaines de scénarios plus humiliants les uns que les
autres, autant sur le plan social que sur le plan professionnel.
LeCroix considérait son verre avec ce que l’on aurait sans doute pris pour du regret chez un
homme doté d’une conscience. Lorsqu’il releva les yeux vers elle, cependant, ils étaient
totalement dénués d’expression.
— Aussi étrange que cela puisse vous paraître, Madeline, en assistant à ce gala avec moi, ce
soir, vous pourriez réparer les dégâts. Du moins en partie.
Elle laissa échapper un petit rire moqueur.
— C’est ça ! Bien sûr ! Faisons mine de sortir ensemble, cela arrangera mes affaires. Je me
demande pourquoi je n’y ai pas pensé toute seule.
— Les coups de cœur sont vite pardonnés, affirma-t-il sans se démonter. Mieux vaut que les
gens pensent que je vous ai séduite plutôt qu’ils s’imaginent que je vous ai corrompue, non ?
En toute logique… oui. Et cela ne faisait que souligner l’étendue des dégâts.
— Laissez-moi réfléchir, murmura-t-elle, se laissant tomber sur le canapé et s’enfouissant le
visage dans les mains pour s’éviter la disgrâce supplémentaire de s’évanouir devant Adam
LeCroix.
Parce que, en plus du reste, elle était sujette aux évanouissements.
Dupont se leva et se secoua, faisant claquer ses longues oreilles contre son cou, puis vint
s’appuyer contre sa jambe. Elle lui gratouilla la tête en continuant à cogiter.
Elle avait franchement mal joué, sur ce coup-là. Elle aurait dû envoyer paître LeCroix et
Adrianna Marchand dès le départ, et démarcher d’autres cabinets d’avocats pour leur proposer ses
services tant que sa réputation était encore intacte.
A présent, c’était fichu. Tout le monde allait penser qu’elle s’était vendue à un escroc. Et le
plus difficile à avaler, c’était que ce n’était pas entièrement faux. Parce que si l’argent de LeCroix
n’atterrissait pas directement dans son portefeuille, c’était bien cela qui avait motivé sa décision,
au bout du compte.
— Ne le prenez pas ainsi, Madeline, dit-il, prenant place sur l’ottomane. Je ne vous demande
pas d’en faire des tonnes avec moi. Nous allons nous exhiber ensemble, rien de plus. Nous boirons
un ou deux verres, nous danserons un peu, et puis nous repartirons. Ensemble.
— Je ne vois pas ce que cela vous rapportera, à vous.
— Disons que cela me plaît bien, de tricher un peu avec un type comme Hawthorne. Si
j’arrive à le convaincre que vous avez un intérêt personnel à ce que je récupère mon argent, je
serai ravi.
Maddie se remit à gratter la tête du chien, songeuse. C’était pour Lucille qu’elle avait
accepté ce marché de dupes. En outre, elle n’avait pas terminé son travail…
— Je ne vous accompagnerai pas sans contrepartie.
— Je viens de vous expliquer que vous y gagnez déjà quelque chose. Une chance de passer
pour une femme amoureuse plutôt que vénale.
— Cela ne suffit pas, rétorqua-t-elle, se levant pour arpenter le salon en évitant
soigneusement de s’approcher de la baie vitrée. Je veux rester à New York. D’ailleurs, je n’ai pas
le choix.
— Je peux savoir pourquoi ?
— Je n’ai pas à m’expliquer sur ce sujet.
— Ce n’est pas tout à fait exact, Madeline. Vous travaillez pour moi, lui rappela-t-il, avant de
lever un index pour l’empêcher de l’interrompre. Alors ne jouons pas sur les mots, si vous le
voulez bien. Je suis votre patron, et si vous avez une bonne raison pour ne pas m’accompagner en
Italie, je veux la connaître.
Elle se retint de montrer les dents. Ce qu’elle ne faisait pas pour Lucy, tout de même !
— Ma sœur arrive demain. Avec son petit ami. Ils dormiront chez moi.
— Eh bien, ils seront agréablement surpris de constater qu’ils ont l’appartement pour eux
tout seuls ! lança Adam d’un ton léger.
— Justement.
Elle s’enfonça les ongles dans la paume de la main pour se donner le courage de poursuivre :
— Il faut que je sois là pour…
Elle se tut.
— Pour ?
— Vous m’avez très bien comprise !
Il éclata de rire.
— Pour jouer les chaperons ? Madeline… Nous sommes au XXIe siècle, au cas où vous auriez
manqué un épisode. Votre sœur est à l’université. Alors, au risque de vous décevoir, je peux vous
annoncer sans crainte de me tromper qu’elle a déjà expérimenté la chose. Ne vous faites aucune
illusion là-dessus, ma chérie.
Elle laissa passer le « ma chérie ». L’heure était trop grave pour qu’elle se laisse détourner de
son propos.
— Je sais. Je ne suis pas complètement idiote non plus. Seulement, c’est la première fois que
Lucy me parle d’un vrai petit ami. Or, elle ne me l’a pas encore présenté. Je ne sais rien de lui.
— Je peux demander à mes… à mon personnel de faire une petite enquête, si vous voulez.
Comment s’appelle ce garçon ?
Maddie hésita un instant. La méthode lui paraissait cavalière.
D’un autre côté… tant pis !
— Je l’ignore. Elle l’appelle Crash… Vous croyez que cela suffira, comme base de départ ?
— Cela devrait, oui. Gio est un pro.
Sans perdre de temps, il s’empara de son téléphone pour appeler l’homme en question.
Lorsqu’il eut raccroché, Maddie crut bon de préciser :
— Même si ce jeune homme est irréprochable, je dois être là pour les recevoir.
— Pourquoi ?
— Parce que Lucille est ma sœur. Parce qu’elle est encore toute jeune et… et innocente. Et
que je dois la protéger !
— Vous n’avez qu’à déposer une boîte de préservatifs en évidence sur l’oreiller.
— Je ne parle pas de cela, LeCroix. Encore que… oui. Vous faites bien de me le rappeler.
Elle continua à faire les cent pas, presque avec désespoir.
— Le problème, c’est que Lucille est terriblement naïve, reprit-elle. Elle ne voit le mal nulle
part. Elle est convaincue qu’elle ne risque plus rien. Qu’elle est en sécurité, désormais.
— Pourquoi ? Ce n’était pas le cas, avant ?
L’intonation d’Adam avait changé, subitement.
Alarmée, Maddie se tourna vers lui. Il n’aurait plus manqué qu’il se mette à fouiller dans son
histoire familiale, à présent !
— Personne n’est jamais à l’abri du danger, répliqua-t-elle précipitamment. Je ne peux pas
aller me balader en Italie alors que je ne sais pas comment ce… Crash traite ma petite sœur !
— Dans ce cas, emmenons-les avec nous !
Décidément, il avait réponse à tout !
Que lui objecter, à présent ? Surtout sachant que Lucy ne voulait rien tant que se rendre dans
la patrie des grands maîtres de la peinture…
Adam retourna vers la table pour remplir un deuxième verre d’eau pétillante qu’il lui tendit.
Elle le but d’un trait en réfléchissant à toute vitesse.
— Vous avez toujours la solution, hein ? marmonna-t-elle pour finir.
— C’est ce que j’aime à croire, oui.
— Et s’ils n’avaient pas envie de nous suivre jusqu’en Italie ?
En guise de réponse, Adam haussa un sourcil dubitatif.
— D’accord, d’accord, murmura-t-elle. C’est peu probable.
Elle se remit à cogiter, et trouva vite un nouvel obstacle.
— Ce garçon, Crash… Il n’a peut-être pas de passeport. Auquel cas…
— Appelez votre sœur et posez-lui la question !
— Que… Pourquoi faites-vous tout ça ? s’enquit-elle en désespoir de cause.
— Vous voulez avoir une idée de la manière dont se comporte Crash avec Lucille, oui ou non
?
— Je ne vois pas ce que vous gagnez, dans l’affaire.
— C’est la deuxième fois en moins de dix minutes que vous m’interrogez sur mes
motivations, lui fit-il remarquer, manifestement agacé.
— Tout simplement parce que vous en avez forcément une. Je n’arrive pas à voir laquelle,
c’est tout !
Il laissa échapper un petit rire sans joie.
— Il m’arrive de m’interroger moi-même sur mes propres motivations, si cela peut vous
rassurer, avoua-t-il.
*
Adam était sincère. Il n’aurait su dire ce qui le poussait à agir ainsi. Son instinct lui dictait
qu’il devait emmener Madeline St. Clair dans sa villa de Portofino, voilà tout.
Or, il était homme à écouter son instinct. Depuis toujours.
Il tira une des chaises disposées autour de la table, et fit signe à la jeune femme de prendre
place.
— Si nous faisions honneur au repas que Leonardo nous a préparé, maintenant ? Raquel ne va
pas tarder à arriver.
Contre toute attente, Madeline secoua la tête avec obstination. Décidément, rien n’était
simple avec cette femme !
Il suffisait de se pencher sur ses rapports avec sa sœur pour achever de s’en convaincre.
Pourquoi avait-elle pris sa jeune sœur en charge dès que celle-ci avait atteint l’âge de seize
ans ? Pourquoi avait-elle renoncé à une carrière qu’elle avait pourtant convoitée et pour laquelle
elle s’était battue avec acharnement ? Pourquoi s’était-elle endettée pour envoyer sa cadette dans
une école préparatoire hors de prix, et maintenant, dans une des universités privées les plus
coûteuses du pays ?
Pourquoi, pourquoi, pourquoi… Il n’aurait de cesse d’obtenir des réponses.
Madeline St. Clair n’avait reçu aucune aide de ses parents. Ni pour sa cadette ni pour elle-
même. Adam savait par Gio qu’elle avait payé ses études à la fac de droit de Boston avec ses
propres deniers. Elle avait fait tout un tas de petits boulots à mi-temps, avait emprunté une somme
relativement importante à sa banque… et avait été si brillante qu’elle avait fini par entrer à
Harvard, grâce à des résultats proches de la perfection dans toutes les matières.
Une fois sortie de là, elle s’était entièrement consacrée à sa carrière. Le service de
recrutement du procureur général des Etats-Unis s’était empressé de la recruter, puis, prenant
toute la mesure de son potentiel, de la nommer à Manhattan. Le poste rêvé pour tout jeune
procureur un tant soit peu ambitieux.
Au cours des années qui avaient suivi, Madeline St. Clair s’était fait un nom, parfois au grand
dam de ses aînés. C’était bien simple : à ce jour, le Renoir volé constituait son seul échec, et
encore — uniquement parce que la politique l’avait, comme c’était trop souvent le cas, emporté
sur la morale et la justice.
Un beau jour, Lucille avait sonné à sa porte, et au lendemain matin de son arrivée, la
redoutable Madeline St. Clair avait tout laissé tomber.
Pour se mettre sous la coupe de cette sorcière d’Adrianna Marchand, qui payait davantage,
semblait-il. Ce qui n’empêchait pas Madeline d’être au bord de la faillite, attachée comme elle
semblait l’être à offrir à sa sœur ce que l’on pouvait acheter de mieux, en ce bas monde.
Et voilà qu’elle se tourmentait à propos du petit ami de sa sœur. Au point d’en être réduite à
supplier Adam de la laisser rester à New York.
Il aurait parié une petite fortune que l’apparition de ce garçon l’inquiétait plus que les
dizaines de milliers de dollars dont son compte en banque était délesté, année après année.
Qu’est-ce qui avait bien pu la mener à tout sacrifier ainsi ? A se faire un tel souci pour sa
sœur ?
Adam n’avait trouvé aucune explication à ce fait dans les rapports des limiers de Giovanni.
Et il y avait peu de chances pour que Madeline l’éclaire sur ce point.
La jeune Lucille, en revanche…
Oui…
En amenant les deux sœurs en Italie, il parviendrait bien à éclaircir le mystère non ? A
satisfaire enfin sa curiosité…
Dans l’immédiat, cependant, priorité à la salade César de Leonardo. Et comme c’était un
autre des plats préférés de Madeline St. Clair, elle s’en régalerait comme elle savait si bien le
faire.
Sinon, elle devrait s’expliquer, là encore.
*
Une heure plus tard, Adam en était à trouver son existence bien compliquée.
Pour commencer, Madeline avait refusé tout net de venir le rejoindre à la table pour partager
son repas avec lui comme la personne civilisée qu’elle était. Sans lui fournir la moindre
explication, bien sûr, de sorte qu’une fois de plus, il avait été frustré dans son désir de
comprendre.
S’il n’avait pas élevé la voix, cela n’avait été que par égard pour Dupont. La pauvre bête se
mettait à gémir dès qu’elle percevait la moindre tension autour d’elle.
Et voilà que Raquel s’y mettait, à présent ! En menaçant de repartir comme elle était venue.
— C’est une véritable garce, ta copine, Adam. Et tellement petite !
Venant de Raquel qui mesurait tout juste un mètre soixante, cela constituait une véritable
insulte.
— Elle est un peu difficile, je sais, reconnut-il d’un ton conciliant. Et loin d’être aussi
grande…
— Ou aussi bien bâtie que moi, enchaîna Raquel, soulevant des deux mains ses bonnets D. Tu
aimes les filles plantureuses, d’habitude, non ? Alors qu’est-ce que tu fiches avec cette nana ?
Raquel fronça le nez — du moins autant que ses injections de Botox le lui permettaient —, et
conclut :
— Je ne te comprends pas, Adam.
Il ne releva pas. Parfois, comme en ce moment, il ne se comprenait pas, lui non plus.
— Tu lui as montré les robes de soirée ?
— J’ai essayé, seulement ce petit chameau a refusé tout net de les regarder. Ah, elle a un
sacré caractère, ta poupée ! C’est le moins que l’on puisse dire !
Rejetant une chevelure blonde et bouclée à souhait sur une de ses épaules graciles, elle
enfonça le clou.
— Tu ferais bien d’aller lui parler, Adam. Parce que, si elle continue à me snober ainsi, je
m’en vais. De toute façon, avec la dégaine qu’elle a, ce n’est pas elle qui va me faire de la pub !
Adam se crispa. Elle exagérait, là. Car si Madeline pouvait être franchement pénible — pour
ne pas dire plus —, elle n’en restait pas moins belle, et il ne laisserait personne, pas même une
amie de longue date comme Raquel, prétendre le contraire.
Malheureusement, la styliste était intarissable.
— J’espère que tu ne passes pas par une nouvelle phase, poursuivit-elle. Que tu ne t’es pas
trouvé un faible pour les demi-portions à la langue fourchue, parce que…
— Raquel, l’interrompit-il d’une voix glaciale. Madeline est une amie. Une amie très chère.
Raquel écarquilla les yeux, puis battit des faux cils.
— Je… je ne disais pas cela méchamment.
— Je vais aller lui parler, ajouta-t-il, d’humeur plus conciliante, maintenant qu’elle avait
compris le message. Attends-moi là, je vais demander à Henry de te monter un rafraîchissement.
Une fois dans l’ascenseur, il roula des épaules, comme un boxeur avant de monter sur le ring.
Il entendait faire preuve de diplomatie, mais si jamais les choses tournaient mal, il était prêt à
monter au créneau.
Madeline le fit entrer et chargea immédiatement.
— Je ne veux plus la voir ! C’est une véritable psychopathe, cette fille !
Adam haussa un sourcil.
— Qui ? Bridget ?
— Ha, Ha. Très drôle.
Il la suivit à l’intérieur, s’amusant légèrement de la voir se poster sur l’un des bras du
canapé, les bras croisés et les dents serrées.
— Raquel est une excellente styliste. C’est elle qui habille les femmes avec qui je sors et…
— Parlons-en, de vos conquêtes, l’interrompit-elle. Brendi, Silky, Wendi, Allie… Vous ne
pouvez pas en trouver une qui ait un prénom normal ?
— Comme Maddie, par exemple ?
La boutade la fit bondir.
— Taisez-vous ! Bouclez-la et sortez d’ici ! s’exclama-t-elle, lui montrant la sortie d’un
index rageur. Demandez donc à votre chère Raquel de vous accompagner à ce gala. Elle a tous les
atouts pour ça. Elle ne sera pas la risée de l’assemblée, elle au moins !
Pris de court, il ravala l’ultimatum qu’il s’apprêtait à poser.
Madeline faisait plus qu’un simple complexe sur sa taille. Apparemment, elle se trouvait
aussi trop plate.
Esquissant un sourire qu’il savait sensuel, il murmura :
— Madeline, ma belle. Vos atouts…
Il laissa courir ses yeux sur son corps parfaitement proportionné avant de reprendre :
— Vos atouts sont tout simplement enchanteurs. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir sur ce
plan-là.
Elle rougit violemment.
— Je ne suis pas inquiète, espèce d’abruti ! C’est à ma sœur que je pense. Avez-vous songé
une seconde à ce qu’elle ressentira, quand je serai la risée de la presse du monde entier ?
— La risée de… ? Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que c’est ce qui va se produire. Je vois d’ici les gros titres des journaux. « Du
pitbull au chien de poche », énonça-t-elle, dessinant des guillemets dans les airs. Ou encore : «
LeCroix tient son mini-pitbull en laisse ». Avec des accroches pareilles, la Fox News aura de quoi
se gausser pendant des semaines. Sans parler des caricatures qui ne manqueront pas de s’ensuivre.
A votre avis, cela donnera quoi ? Mon visage sur le corps d’un minuscule toutou ? Avec un collier
à clous et une laisse en cuir ?
Elle fit une mimique presque cocasse, et poursuivit :
— Ce n’est pas tant l’impact que cela aura sur ma carrière qui m’ennuie. Je m’en relèverai.
Ce sont tous ces trucs personnels. On va se moquer de vous, dire que vous êtes tombé bien bas.
Que vous avez développé un goût pour les crevettes, tout d’un coup. C’est bien simple, si vous me
donnez dix dollars à chaque fois que l’on me lancera une pique, ce soir, je serai aussi riche que
vous !
Adam réprima difficilement un sourire. Il adorait son humour, même quand il était macabre.
Malheureusement, ce n’était pas vraiment le moment de le lui faire remarquer.
D’autant qu’elle n’avait pas tout à fait tort. C’était triste, mais c’était ainsi. Les médias
épluchaient sa vie et par conséquent celle de n’importe quelle femme qu’il approchait de près ou
de loin. Bien sûr, Madeline ne serait pas épargnée. Et vu leur passé, les vautours se jetteraient sur
elle comme sur une charogne.
Il aurait dû y penser avant. Cela dit, s’il l’avait fait, il n’aurait jamais su que sa petite taille
était son point faible. Qui aurait pu se douter qu’elle était aussi chatouilleuse sur ce point ? Pas
lui, en tout cas, qui trouvait cette particularité physique de plus en plus fascinante.
Oh ! Il voulait bien convenir qu’elle n’était pas le genre de femme sur lequel il s’attardait,
normalement. Pourtant, mettre ce petit corps svelte dans son lit était devenu une véritable
obsession.
Quoi qu’il en soit, il était trop tard pour revenir en arrière. CNN avait déjà annoncé leur
présence à cette fichue soirée. Le mieux qu’il puisse faire pour Madeline, dorénavant, était de l’y
emmener et de bien montrer qu’à ses yeux elle était la plus belle.
Encore fallait-il qu’il parvienne à la convaincre de le suivre. Et comme la flatterie ne l’avait
mené nulle part, il décida de changer de tactique.
— J’ignorais que vous étiez aussi susceptible ! lança-t-il d’un ton faussement léger.
Madeline se raidit visiblement.
— Je ne suis pas susceptible. Je me préoccupe de ma sœur, qui est particulièrement sensible,
figurez-vous. Dans le meilleur sens du terme. Et elle serait vraiment bouleversée de me voir
ridiculisée ainsi, je peux vous l’assurer !
— Vous pensez qu’elle préférerait vous savoir malheureuse comme les pierres ?
— Je suis malheureuse !
Sans doute était-il trop sensible, lui aussi, car ce cri du cœur lui fit l’effet d’une gifle.
— Pourquoi, Madeline ? Qu’est-ce qui vous rend si malheureuse ? On ne peut pas dire que
vous soyez en prison, ici ! Vous avez accès à tous les équipements. La salle de musculation, la
piscine, la terrasse… Demandez-moi ce que vous voulez, vous l’obtiendrez sur-le-champ. Des
petits plats, quelque chose à boire…
A court d’arguments, il se passa une main dans les cheveux.
— C’est si dur, pour vous, de sortir avec moi ce soir ? Si ça se trouve, nous passerons un
excellent moment. On pourrait danser, par exemple. Tout comme vous, j’adore danser. Je…
Il ne savait vraiment plus quoi dire et commençait à se faire l’effet d’un idiot.
Madeline le dévisagea d’un air de se demander s’il n’avait pas perdu la raison.
Et merde ! Il y avait de quoi se poser la question, en effet !
Furieux contre lui-même, il tourna les talons pour gagner la sortie avant de perdre le peu de
dignité qu’il lui restait.
— Vous assisterez à cette soirée, décréta-t-il sans se retourner. Alors de deux choses l’une.
Soit vous ravalez votre hargne et vous vous montrez un peu plus coopérative avec Raquel, soit je
viens vous habiller moi-même. Compris ?
*
Comment savait-il qu’elle aimait danser ?
Maddie se mit à arpenter la suite de long en large, les sourcils froncés. De toute évidence,
LeCroix était allé bien au-delà des vérifications d’usage. Il avait identifié ses amis. Il s’était
renseigné sur ce qu’elle aimait manger, sur ses loisirs. Il en savait sûrement plus qu’elle-même
sur l’état de son compte en banque !
Et surtout, surtout, il en savait beaucoup trop sur Lucy.
Il ne connaissait pas les dessous de l’affaire, cependant. Il ignorait tout de leur enfance, par
exemple. De cela, elle était certaine. Parce que, s’il avait su, c’est du dégoût qu’elle aurait lu sur
son visage d’Adonis.
Un oiseau passa dans le ciel à la vitesse de l’éclair. Elle frissonna. Pourquoi les gens
s’acharnaient-ils à vivre à de telles hauteurs, à se mettre constamment au bord du gouffre ? Ils
n’espéraient tout de même pas se réveiller un beau matin et marcher sur les nuages !
Elle détourna la tête mais ne tira pas les rideaux. Cela aurait soulevé trop de questions. Or
s’il était une chose dont elle ne voulait sous aucun prétexte, c’était d’avoir à avouer à LeCroix son
vertige maladif.
D’autant que d’ici peu elle se trouverait dans son avion privé, entre ciel et mer…
Un coup discret frappé à la porte la fit redescendre sur terre.
Raquel.
Qui lui demanda humblement :
— Mademoiselle St. Clair ? Etes-vous prête à essayer les tenues que je vous ai apportées ?
Mademoiselle St. Clair ? Tiens donc ! Elle n’était plus un gremlin, tout d’un coup ? Ni une
lilliputienne ou un hobbit, la dernière insulte que lui avait lancée la styliste avant de claquer la
porte, tout à l’heure ?
— Si on veut, rétorqua-t-elle sèchement.
Raquel traversa le salon et se dirigea tout droit vers la chambre.
Maddie la suivit sans se presser.
Elle devait reconnaître qu’elle était curieuse de les voir, ces fameuses tenues. Seulement, tout
à l’heure, elle avait été trop occupée à affronter la belle Raquel pour leur jeter un seul coup d’œil.
Les robes étaient accrochées dans le dressing. Trois véritables bijoux, dûment baptisés
Saphir, Onyx et Emeraude.
— Je peux les retoucher pour qu’elles conviennent à votre stature, expliqua poliment Raquel.
La Saphir…
Ses doigts manucurés en effleurèrent le corset orné de perles.
— La Saphir soulignera votre minceur, minauda-t-elle. J’ajoute qu’elle plairait
particulièrement à Adam.
— Comme si je me souciais une seule seconde de ce qui lui plairait ou non !
La styliste, si agressive tout à l’heure, laissa passer la remarque.
— Celle-ci, l’Onyx, peut être portée en toutes circonstances, continua-t-elle, imperturbable.
Elle fit glisser sa main sur la jupe en mousseline qui voleta dans l’air comme un écran de
fumée.
— Toutefois, Adam a exprimé une préférence marquée pour la robe Emeraude.
Ses yeux se portèrent brièvement sur ceux de Maddie.
— Il paraît que… hum… cela fait ressortir le vert.
Interdite, Maddie chercha en vain une réponse bien sentie. Il était rare que l’on remarque que
ses yeux changeaient de couleur suivant les vêtements qu’elle portait.
Elle tourna lentement la tête vers le salon.
La suite Emeraude…
Ainsi, ce n’était pas un hasard, ça non plus ?
— Et j’aurais tendance à être du même avis que lui, conclut Raquel. La robe Emeraude vous
irait à merveille.
— Minute, grommela Maddie, retrouvant son aplomb. Je suis encore capable de choisir ma
propre tenue.
Se faisant l’effet d’une naine par comparaison à la belle styliste, elle s’approcha pour palper
les tissus. La mousseline noire était si légère que le moindre souffle la faisait danser. La Saphir
était une splendeur. Digne d’une star de cinéma.
Quant à la robe Emeraude…
Un véritable enchantement.
Maddie l’effleura du bout des doigts. La matière était légèrement granuleuse, l’apparence
vaguement métallique.
— C’est de la soie Dupioni, expliqua Raquel. Les vers sont cultivés en très petites quantités
et leur production est tissée à la main, selon les méthodes traditionnelles. Cette robe est une pièce
unique, bien sûr.
— Bien sûr, murmura distraitement Maddie.
Elle n’avait aucune idée de ce que ce bout de chiffon pouvait coûter. Une petite fortune, sans
aucun doute. En tout cas, de quoi rembourser trois fois son découvert à la banque.
Elle aurait dû s’en détourner, ne serait-ce que par principe.
Seulement, elle avait terriblement envie de la porter. De se sentir, l’espace d’une soirée, aussi
belle que… que…
Assez belle pour s’exhiber au bras d’Adam LeCroix, en tout cas.
C’était complètement idiot de sa part. LeCroix n’était qu’un escroc, et elle aurait dû se
moquer éperdument de ce qu’il pensait de son physique.
Malheureusement pour elle, ce n’était pas le cas.
Bien qu’il lui en coûte de se l’avouer, elle voulait qu’il la voie dans cette robe, ne serait-ce
que l’espace de quelques heures.
Et qu’il en perde la vue.
9
Vicky : Je fais le serment de t’épauler dans l’adversité. Dans la maladie, dans la
pauvreté comme dans la souffrance, je serai à tes côtés. Et si tu as des ennemis, je te
soutiendrai, je le jure.
Maddie : A condition que les ennemis en question ne soient pas des zombies, parce que
dans ce cas-là je me tire.
*
Henry l’attendait dans le vestibule.
— Madame ? Si vous voulez bien me suivre ? M. LeCroix vous attend en bas.
Maddie dissimula tant bien que mal sa déception. Elle avait raté son entrée. Adam ne s’était
même pas donné la peine de venir l’accueillir en personne.
Tant pis pour lui. Il ne savait pas ce qu’il perdait. Levant le menton, elle gratifia Henry d’un
sourire faussement confiant et s’engouffra dans l’ascenseur.
Le majordome lui emboîta le pas.
— Puis-je me permettre de vous dire que vous êtes resplendissante, mademoiselle St. Clair ?
demanda-t-il obséquieusement en appuyant sur le bouton du rez-de-chaussée.
— Permettez-vous, Henry, permettez-vous ! lança-t-elle, ravie. A condition que vous
m’appeliez Maddie, néanmoins.
Il hocha imperceptiblement la tête.
— A côté de vous, les étoiles vont paraître bien pâles, ce soir.
La jeune femme se crispa légèrement.
— Des étoiles ? Quelles étoiles ? On les voit à peine, à New York !
Henry étouffa un petit rire.
— Je parlais des étoiles de Hollywood.
— De… Des stars du cinéma, vous voulez dire ? demanda-t-elle, épouvantée.
— Parfaitement. Ce gala est une soirée caritative, et de nombreuses vedettes ont eu à cœur de
se rallier à la cause.
Maddie réprima difficilement une grimace. Il ne lui manquait plus que ça ! Un troupeau de
gazelles aux jambes interminables, essayant de ne pas trébucher sur le roquet accroché au bras
d’Adam LeCroix…
— Et c’est quoi, cette cause ? s’enquit-elle.
— Une collecte de fonds pour les acteurs handicapés. Cela attire tous les grands noms de
l’industrie du film, forcément.
Les doigts crispés sur sa pochette en perles, Maddie secoua lentement la tête. Dépenser des
millions de dollars dans un gala pour que des sommes misérables atterrissent dans les poches de
pauvres bougres oubliés des studios…
C’était une blague. Un coup de pub. Comment s’était-elle laissé embarquer dans une
aventure pareille ?
L’ascenseur s’arrêta, la porte s’ouvrit et Henry sortit, tendant un bras devant lui.
— Madame…
Maddie scruta le hall d’entrée de l’immeuble. Tout était si grand, si sophistiqué, si différent
de son environnement habituel qu’elle se fit l’impression d’être Cendrillon. C’était exactement ce
que la pauvre fille avait dû éprouver, quand elle était arrivée au bal. Quant à ce qu’elle avait
éprouvé lorsque son carrosse s’était transformé en citrouille et qu’elle avait compris qu’elle
n’était toujours qu’une servante…
Comme bien souvent, quand elle était désemparée, Maddie réagit par la colère.
LeCroix pouvait aller se faire voir, avec ses starlettes ! Il n’avait qu’à en ramener une dans
son palace et passer la nuit avec elle. Ce n’était pas son problème. Elle, elle allait remonter dans
ses appartements.
Joignant le geste à la parole, elle appuya sur le bouton de l’ascenseur. La porte commençait à
se refermer lorsque Henry passa la main dans l’interstice pour l’arrêter.
Adam s’avançait vers eux.
Et ce fut comme si le soleil venait de percer à travers un amas de nuages.
Son smoking semblait avoir été spécifiquement conçu pour lui. Il avait la taille et la carrure
idéales pour le porter. Sa belle assurance, accessoire ultime, complétait le tableau.
Quant à son visage…
Bon sang… Son visage ! Les peintres de la Renaissance l’auraient supplié de leur servir de
modèle pour représenter Apollon, avec ses cheveux soyeux et ses lèvres pleines…
Lorsqu’il l’aperçut, il lui sourit avec une telle spontanéité qu’une fois encore son univers fut
complètement chamboulé.
Et sans savoir comment elle était arrivée là, elle se retrouva devant Adam LeCroix qui lui
prit les deux mains et la fit reculer d’un pas pour pouvoir l’admirer.
— Vous êtes éblouissante, murmura-t-il simplement.
Bien que son cœur batte la chamade, Maddie hocha négligemment la tête.
— Vous n’êtes pas trop mal non plus, je dois dire.
Adam laissa échapper un petit rire joyeux. Gardant une de ses mains dans la sienne, il lui fit
traverser le hall, et tous deux gagnèrent la sortie.
— Merci, Peter, dit Adam au portier, lui glissant un billet au passage.
— A votre service, monsieur LeCroix. Sacrée voiture, dites donc !
Comme elle s’attendait à monter dans la limousine, Maddie fut un peu surprise de voir Adam
se diriger vers un autre véhicule, bleu métallisé, celui-là. Une…
— Non ! Je rêve ! s’exclama-t-elle en portant une main à son cœur. Une Bugatti Veyron !
Elle la contempla en salivant presque, avant de se tourner vers Adam.
— C’est… Nous allons…, balbutia-t-elle avec incohérence.
— C’est, et nous allons, répéta-t-il, manifestement content de lui.
Maddie s’avança vers la luxueuse voiture de sport aussi précautionneusement que s’il s’était
agi d’une apparition, susceptible de s’envoler à tout moment. Lorsqu’elle fut à sa hauteur, elle ne
put résister à la tentation d’en caresser la carrosserie.
Adam s’approcha à son tour et posa une main légère sur son dos.
— Je savais que cela vous plairait, murmura-t-il.
Ainsi, LeCroix savait également qu’elle était abonnée à Car & Driver.
Oh ! Et puis quelle importance, après tout ? Ce n’était qu’un détail parmi d’autres !
Lorsqu’il lui eut ouvert la portière du passager, elle se glissa sur le siège et prit le temps
d’admirer les jauges encastrées, les commandes compactes.
— On dirait un cockpit, dit-elle dans un souffle, tandis qu’il s’installait au volant. On se
croirait dans un avion.
— Vous ne croyez pas si bien dire, ma belle !
Sur ces mots, il appuya sur l’accélérateur, et la Bugatti s’envola littéralement.
Adam conduisait habilement, se faufilant en douceur entre les files de voitures. La ville
défilait devant eux en un spectre de lumières colorées.
— Je forcerais le chemin pour aller plus vite, si je ne craignais pas d’être arrêté, lui dit-il, lui
décochant un nouveau sourire, aussi craquant que la Bugatti.
Aux anges, Maddie posa la nuque sur l’appuie-tête. Le toit ouvert offrait une vue imprenable
sur le crépuscule, sur les gratte-ciel qui semblaient s’élever jusqu’au firmament, tout là-haut.
Face à un spectacle aussi sublime, ses problèmes lui paraissaient insignifiants, subitement.
Incroyable… Elle se trouvait à bord d’une Bugatti Veyron.
En compagnie de l’homme le plus sexy, le plus saisissant de la planète.
Cendrillon, quoi.
*
Adam était aux anges. C’était de l’extase à l’état pur, qu’il lisait sur le visage de Madeline.
Et c’était à lui qu’elle devait son émerveillement.
Elle faisait inlassablement courir sa main sur le siège pour sentir les douze cents chevaux du
moteur vibrer sous le cuir souple.
— Vous avez de beaux joujoux, Adam. Il faut vous laisser ça.
Il sourit. Elle lui reconnaissait enfin une qualité ! Et surtout, elle venait de l’appeler par son
prénom. Un véritable miracle en soi.
— On l’emmènera au Texas par avion, un de ces jours, dit-il d’un ton désinvolte. Ils sont
moins stricts avec les limitations de vitesse, là-bas.
Madeline partit d’un rire léger qui sonna étonnamment doux à ses oreilles.
— Même les Texans risquent de vous chercher des noises, si vous roulez à trois cents à
l’heure.
— Pour cela, il faudrait encore qu’ils puissent me rattraper, lui fit-il remarquer.
Il s’arrêta à un feu. Les lumières de Broadway se reflétaient sur le capot étincelant. Maddie
regarda autour d’elle, l’air un peu perdu, et sembla surprise de constater qu’ils étaient à la hauteur
de la 42e Rue.
— Où allons-nous, comme ça ? s’enquit-elle.
— Au Cipriani.
— Vous ne préférez pas rouler toute la nuit ? Parce que, moi, cela me conviendrait
parfaitement.
Elle semblait un peu déphasée. Ses joues étaient toutes roses, ses cheveux légèrement
ébouriffés. On aurait dit une femme qui venait de faire l’amour et voulait recommencer… Ses
yeux paraissaient si verts qu’Adam dut se faire violence pour ne pas lui effleurer un bras.
— Tout à l’heure, répondit-il, se forçant à regarder devant lui. D’abord, on sort le grand jeu à
ces rigolos. Ensuite, je vous emmène où vous voulez.
« Dans mon lit, de préférence », songea-t-il.
Devant l’entrée du Cipriani, des gens en tenue de soirée émergeaient de limousines noires par
petits groupes de deux ou trois.
Adam tendait ses clés à un voiturier boutonneux lorsque Madeline lui attrapa le bras.
— Vous êtes complètement fou ? s’exclama-t-elle. Vous n’allez tout de même pas confier la
Bugatti à ce… gamin ! Il pourrait vous l’abîmer ou vous la voler !
Elle fronça les sourcils en direction de l’adolescent qui s’était déjà engouffré à l’intérieur du
véhicule.
Adam lui sourit avec indulgence.
— Ce n’est qu’une voiture, ma belle !
— Oui. Une voiture à deux millions de dollars, au bas mot. La seule du genre qui soit
autorisée à emprunter les routes, dans le monde entier, bon sang ! Supposons que ce morveux tout
juste en âge de conduire décide d’aller faire un tour avec ? Qu’il se mette en tête de voir ce que ce
petit bijou a dans le ventre, sur une des pistes de JFK ?
— Eh bien, il passerait une mauvaise nuit dans les locaux de la police new-yorkaise, que
voulez-vous que je vous dise ? Cela lui donnerait une belle histoire à raconter à ses petits-enfants !
— Comment pouvez-vous être aussi désinvolte ?
Son indignation était si grande qu’elle levait vers lui un menton qui tremblait presque. Et il
ne put résister à l’envie de le prendre dans les mains, ce menton. Cette femme était tellement
virulente, tellement désirable…
Et aussi fine que de la porcelaine de Chine.
Il laissa courir un pouce sur sa joue, tandis que de l’autre main, il remontait le long de son
bras, effleurant la soie de sa robe, jusqu’à ce qu’il ait atteint sa gorge, encore plus soyeuse que le
tissu.
Il la maintint un instant comme ça…
Puis l’embrassa.
*
Oh ! Ce baiser… D’une douceur extrême, d’une chaleur exquise, juste la sensation des lèvres
charnues d’Adam LeCroix se posant sur les siennes…
Les mains puissantes d’Adam lui encadraient le visage, aussi délicatement que si elle avait
été une figurine de porcelaine que l’on risquait de briser si on n’y prenait garde.
Quelque part, loin, très, très loin, Maddie entendit la voix de sa conscience lui crier :
« Repousse-le ! Dégage-toi de lui, bon sang ! »
Ce qui était effectivement la seule chose à faire. Elle posait donc les paumes sur le torse
d’Adam pour s’exécuter lorsqu’il darda sa langue, brûlante et humide, sur le bord de ses lèvres.
Alors, telle Eve dans le jardin d’Eden, elle goûta le fruit défendu… et délicieux. Meilleur que
n’importe quel mets au monde.
De sorte qu’au lieu de le repousser… elle l’attira à elle.
En un éclair, ils furent emportés par leur désir trop longtemps refoulé. Les bras musclés
d’Adam se refermèrent sur elle, l’obligeant à se mettre sur la pointe des pieds. Se pelotonnant
contre sa large poitrine, elle se pressa contre son érection naissante…
Et le temps s’arrêta.
Comme s’ils n’avaient aucun passé tumultueux en commun, comme si elle pouvait se donner
à cet homme en toute impunité.
Heureusement qu’ils étaient vêtus et qu’il y avait du monde, sinon ils auraient fait l’amour
là.
Sur ce trottoir, devant l’entrée du Cipriani.
Cette folle étreinte ne dura qu’un instant, hélas. Soudain, Maddie entendit un rire tonitruant,
juste derrière elle.
Se dégageant vivement, elle tenta de reprendre ses esprits.
— Prenez une chambre, les amis ! leur lança une voix à l’accent traînant.
Adam jeta un coup d’œil indigné par-dessus l’épaule de Maddie. Au lieu de s’insurger,
néanmoins, il se fendit d’un sourire.
— Madeline ? Permettez-moi de vous présenter Dakota Rain. Un modèle de subtilité, comme
vous venez de le constater.
Dakota Rain…
L’un des acteurs les plus cotés de Hollywood. En compétition avec son propre frère. Et
incontestablement la seule personne susceptible de la distraire des charmes de son… patron du
moment.
— Dakota, voici Madeline St. Clair.
— Notre procureur en jupon, commenta Dakota, baissant la tête et la gratifiant du sourire en
coin qui faisait son succès. Ravi de vous rencontrer, mademoiselle St. Clair.
— De même, monsieur Rain, murmura Maddie, intimidée malgré elle.
Elle serra la main qu’il lui tendait, et crut qu’elle allait s’évanouir lorsqu’il la prit par le
coude.
— Si nous nous appelions par nos prénoms ? proposa-t-il de sa voix traînante. Maddie et
Dakota, c’est tout de même plus simple, vous ne trouvez pas ? D’autant que j’ai le sentiment que
nous allons devenir les meilleurs amis du monde.
Là-dessus, et sans autre forme de procès, il la guida vers l’entrée du Cipriani.
Adam l’arrêta net.
— Trouve-toi quelqu’un d’autre, lui dt-il, se saisissant de la main de Maddie pour la glisser
sous son propre bras. Tiens, ce n’est pas Ashley qui descend de voiture, là-bas ?
— Aïe ! répondit Dakota, faisant mine de se dissimuler derrière Adam. Je suis mal, là. Vous
ne pouvez pas imaginer à quel point cette fille est rancunière. C’est incroyable !
De nouveau, il baissa la tête vers Maddie, pour lui faire un clin d’œil, cette fois.
— A plus tard, beauté !
Et il s’empressa d’entrer dans l’hôtel.
— N’ayez pas l’air si déçue, grommela Adam, un peu sèchement.
— Déçue, moi ? Vous plaisantez !
Elle prit un malin plaisir à le considérer comme s’il était devenu fou, subitement.
— Dakota Rain vient de m’appeler beauté, au cas où cela vous aurait échappé !
— J’ai entendu. Et j’ai vu. Vous étiez… subjuguée, il n’y a pas d’autre mot, répliqua-t-il,
visiblement écœuré.
— Normal ! J’ai vu tous ses films. Sans exception.
Le portier les fit entrer dans un hall plein à craquer. Adam leur fraya un chemin parmi la
foule, sans cesser de grommeler. De toute évidence, il était sérieusement contrarié.
— Ne vous fiez pas à ce type, ma belle. Dakota n’est pas le héros romantique que vous voyez
sur le grand écran, figurez-vous. Loin s’en faut. Il est capable de vous mettre dans son lit avant
que vous ayez le temps de comprendre ce qui vous arrive, pour vous laisser tomber tout aussi vite.
Maddie leva les yeux au ciel. Comme si elle s’était attendue à partir sous le soleil couchant
au bras de Dakota Rain…
Cela dit, la remarque tombait à pic, et elle sauta sur l’occasion.
— Merci du conseil, mais je suis une grande fille. Suffisamment pour savoir que le
romantisme n’existe pas.
Jugeant qu’elle en avait assez dit sur le sujet, elle tira sur la manche de son compagnon de
soirée.
— Allons jusqu’au buffet. Je meurs de faim.
— Bien fait pour vous. Vous n’aviez qu’à manger ce midi, quand je vous l’ai proposé,
marmonna-t-il, l’air toujours aussi dépité.
Cela ne l’empêcha cependant pas de glisser les doigts entre les siens pour faire son entrée
avec elle.
La foule, en sequins et bijoux d’orfèvre, était des plus hétéroclite. Les vedettes discutaient
avec des politiciens de tous bords, la jet-set new-yorkaise trinquait avec des hommes d’affaires
plus ou moins recommandables.
Bien qu’impressionnée, Maddie joua les blasées. Tout cela était bien superficiel ! De
l’esbroufe. De la frime.
Tout… sauf la salle de réception.
Conçue avec un faste outrancier, elle débordait littéralement de colonnes, de tapisseries et de
vases géants dont s’échappaient des plumes gigantesques. Il y avait même des arbres, des vrais et
de taille respectable, ornés de guirlandes lumineuses.
Un véritable tableau de maître, tout droit tiré d’un conte de fées et rendu réel par la présence
de la faune qui évoluait en ces lieux.
Son entrée au bras d’Adam LeCroix ne passa pas inaperçue. Et bien qu’elle s’y soit attendue,
elle ne put s’empêcher de grincer des dents. Elle détestait attirer l’attention sur elle, même dans
les circonstances les plus propices. Or celles-ci étaient loin de l’être, propices !
Toutefois, les plus agaçants n’étaient pas ceux qui la dévisageaient, mais ceux qui faisaient
comme si elle n’était pas là.
— Adam, mon beau !
Le roucoulement ravi provenait d’une splendeur tout en jambes et dotée d’une cascade de
cheveux blonds à se damner. Elle se planta devant Adam qu’elle considéra avec des yeux d’un
violet bien trop intense pour être naturel.
Des yeux qui allaient de pair avec ses seins démesurés, songea Maddie, d’humeur peu
charitable, subitement. On aurait pu installer des chaises longues, sur un balcon pareil. Et servir
des cocktails à quatre personnes !
— Cela fait une éternité que je ne t’ai pas vu ! poursuivit la nouvelle venue, lui passant
langoureusement un ongle vermeil sur le col de la chemise. Tu n’appelles jamais, tu ne réponds
pas à mes mails…
— Andrea ! Quelle merveilleuse surprise ! Toujours aussi belle, à ce que je vois !
D’un geste discret, il fit avancer Maddie d’un pas.
— Madeline, ma chérie. Voici Andrea Lyon.
Les lentilles violettes se posèrent quinze bons centimètres plus bas. Andrea haussa
légèrement les sourcils, puis eut un petit sourire railleur. Visiblement, elle attendait qu’Adam
tapote Maddie sur le haut du crâne et l’envoie jouer avec les gamines de son âge.
Au lieu de quoi, il la serra de plus près, avant de dire :
— Andrea ? Je te présente ma compagne, Madeline St. Clair.
Bien que cela n’en vaille pas vraiment la peine, Maddie jubila intérieurement en voyant
Andrea perdre de sa superbe. Cela ne dura pas, malheureusement. Car la chipie avait du répondant.
Passant de l’attitude de la maîtresse négligée à celle de la femme fatale, elle gratifia Adam
d’un clin d’œil aguicheur.
— Je serai à New York tout le week-end, lui chuchota-t-elle à l’oreille, mais suffisamment
fort pour que Maddie l’entende. Au cas où tu te lasserais de ta demi-portion, tu sais où me trouver
!
Et sur ces paroles charitables, elle retourna se mêler à la foule.
Maddie se tourna vers Adam, une main tendue devant elle.
— Vous me devez dix dollars.
— Vous ne préférez pas que je vous paie un verre ?
— Si. Parce que, si vous avez couché avec beaucoup de femmes comme celle-là, je vais en
avoir besoin.
Il leur fallut une éternité pour traverser la salle. Quand ils n’étaient pas retardés par les
anciennes maîtresses d’Adam — ou par celles qui rêvaient de le devenir —, c’étaient les hommes
politiques qui lui tapaient dans le dos, ses pairs qui l’interpellaient ou des acteurs de renom qui
venaient lui serrer la main.
Bref, on se l’arrachait.
Et tous, sans exception, manifestèrent leur surprise devant les attentions qu’Adam avait pour
sa compagne d’un soir.
— Quelque chose m’échappe, lui dit-elle, lorsqu’ils furent enfin devant le bar. Vous vouliez
que l’on pense que je m’étais éprise de vous, non ? Alors pourquoi ce petit numéro de cirque ?
Il haussa les sourcils d’un air interrogateur.
— Allez, LeCroix, vous savez très bien de quoi je parle. Les regards à la Clint Eastwood, le
bras autour de ma taille comme si je vous appartenais…
Au lieu de la relâcher, Adam resserra son emprise.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit d’un numéro, comme vous dites ?
Maddie dut se passer la langue sur les lèvres pour les humecter, tant elles étaient devenues
sèches, brusquement.
— Tout. Et permettez-moi de vous dire que vous êtes parvenu à l’effet inverse de celui que
vous souhaitiez obtenir. Les gens pensent que c’est vous qui êtes amoureux de moi. Je peux même
vous assurer que la nouvelle est déjà sur Twitter.
— Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent, cela ne me dérange pas le moins du monde.
— Vous, peut-être. Vos admiratrices, c’est moins sûr.
Leur tour étant arrivé, Adam se tourna vers le barman le temps de commander deux martini-
gin avec des olives.
Maddie le dévisagea d’un œil noir.
— Parce que votre fouinard de détective m’a suivie dans un bar, en plus du reste ? lança-t-
elle.
Il haussa nonchalamment les épaules.
— Simple coïncidence. Il se trouve que le martini-gin est ma boisson préférée.
— Mais bien sûr, répliqua-t-elle d’un ton railleur.
— Puisque je vous le dis !
Elle dut se faire violence pour dissimuler son amusement.
— Vous êtes vraiment insupportable.
— Ah ! Je monte en grade, alors ! Ce matin, j’étais un crétin.
— L’un n’exclut pas l’autre, rétorqua-t-elle.
Deux verres givrés apparurent sur le bar, de minuscules éclats de glace brillant à la surface,
et surmontés de trois olives géantes.
Adam lui tendit un verre sans lui lâcher la taille, et leva le sien pour porter un toast.
— Aux femmes faciles et aux voitures de course ?
— Aux hommes musclés et aux voitures de sport !
Ils partirent d’un rire étouffé, trinquèrent et burent en s’observant par-dessus leur verre. Le
petit épisode du trottoir, tout à l’heure, planait encore entre eux.
Et puis Adam releva la tête, et sa bonne humeur s’évanouit.
— Hawthorne nous a repérés, murmura-t-il entre ses dents. Il vient vers nous.
— Je croyais que c’était le but.
— Ça l’est, je suppose, admit-il dans un soupir.
Le sentant la relâcher, elle recula de quelques centimètres.
A contrecœur, d’ailleurs, car la chaleur de son bras autour de sa taille lui manqua aussitôt.
Ils s’étaient tenus beaucoup trop près l’un de l’autre, elle en avait eu conscience, mais tant
pis. Elle avait aimé ça. Et qui aurait pu le lui reprocher ? La plupart des femmes présentes dans
cette salle auraient laissé tomber leur cavalier sans hésitation pour prendre sa place.
De toute manière, Adam ne la laissa pas aller bien loin. Juste assez pour qu’elle puisse se
retourner et faire face à leur adversaire. Lorsque ce fut le cas, il reposa une main légère sur son
dos, et elle s’en trouva étonnamment soulagée. Cela lui donna l’impression qu’ils étaient unis,
d’une certaine manière. Et pour autre chose que pour le différend qui opposait Adam à Hawthorne.
L’assureur ne se donna pas la peine de saluer son adversaire. Il s’adressa à elle, dissimulant
mal ses intentions derrière un masque de politesse extrême.
— Mademoiselle St. Clair ! Je dois avouer que je ne m’attendais pas à vous voir en ces lieux,
ce soir…
Il s’interrompit, le temps de regarder d’un air appuyé la main d’Adam toujours posée sur le
bas de son dos, et poursuivit :
— Toutefois, puisque vous semblez toute disposée à vous vendre, autant aller jusqu’au bout,
n’est-ce pas ?
Sentant Adam se raidir, elle lui tapota doucement le poignet. Elle était assez grande pour se
défendre.
En fait, elle était en terrain connu. Celui où le pitbull qu’elle pouvait être faisait des
merveilles.
— Trois mots, Hawthorne, rétorqua-t-elle d’un ton glacial. Dommages et intérêts. S’il y a une
chose que les jurys adorent faire, dans ce pays, c’est obliger les compagnies d’assurances qu’ils
jugent trop gourmandes à piocher dans leur réserve. Alors n’oubliez pas d’apporter votre carnet de
chèques, au tribunal.
Puis, pour faire bonne mesure, elle ajouta :
— Ah, et pendant que vous y serez, faites-vous accompagner d’un avocat digne de ce nom.
Parce que je ne ferai qu’une bouchée de Brandt, je peux vous l’assurer.
Sur ces paroles lapidaires, elle reprit une gorgée de martini-gin.
Hawthorne, le visage cramoisi, dévisagea Adam un instant avant de tourner les talons et de
s’éloigner.
— Impayable ! s’exclama Adam, réprimant difficilement un petit rire. Prévenez-moi, la
prochaine fois. J’apporterai ma caméra !
Mais Maddie avait l’esprit en berne, à présent. Si son avenir professionnel était déjà bien
compromis, la phrase vengeresse de Hawthorne l’avait anéantie. « Toute disposée à vous vendre »,
avait-il dit ?
Oui. Du moins en apparence. Or, c’étaient les apparences qui comptaient, dans ce milieu.
— En tant qu’avocate, dit-elle sévèrement, je vous le déconseille fortement.
— Allez, vous n’allez pas me dire que vous n’aimeriez pas revoir la scène sur YouTube, si ?
Elle ne répondit pas. Elle avait repéré le présentateur d’un journal télévisé, non loin d’eux. Il
rôdait, sans aucun doute à l’affût d’un scoop.
— Je sens que cette histoire va faire un tabac, marmonna-t-elle.
Ce qui, à ses yeux, n’était pas une bonne nouvelle, loin de là.
De plus en plus tendue, elle reposa son verre.
— Vous savez où sont les toilettes ? demanda-t-elle.
Lorsqu’il lui eut montré le chemin, elle estima rapidement le temps qu’il lui faudrait pour se
frayer un chemin parmi les gazelles et se tourna vers lui.
— Je risque de ne pas revenir avant un bon bout de temps. Je vous retrouve où ? Près de la
sortie, j’espère !
Il partit d’un grand rire… ce qui le rendit encore plus sexy, si c’était possible.
Seigneur ! Les choses étaient assez compliquées comme cela sans qu’elle se pâme devant
LeCroix comme une midinette !
La mine renfrognée, elle se dirigea vers la file d’attente.
Mais elle n’atteignit jamais sa destination. Le sénateur Michael Warren, ex-procureur général
du district est de New York, l’intercepta avant.
La prenant fermement par le bras, il l’entraîna dans un coin, la coinça contre le mur et se
servit de sa corpulence pour les mettre tous deux à l’abri des regards indiscrets.
Lui, son ancien patron, l’homme qui l’avait trahie dans l’affaire du Renoir volé.
— Hé ! protesta-t-elle, tentant de se dégager. Ça va pas, la tête ? Tu te prends pour l’homme
des cavernes ou quoi ?
Décidément, elle était cernée, ce soir. Et si son nouvel interlocuteur était un blond aux yeux
noisette, il n’en restait pas moins dominateur, avec ses quatre-vingt-dix kilos.
— C’est quoi ce cirque, Maddie ? répliqua-t-il, furieux. Tu peux m’expliquer ce que tu
fabriques, au juste ?
Il s’empara de ses mains pour les emprisonner entre ses énormes doigts.
— LeCroix est un escroc, un malfrat…
— Je suis au courant, merci, l’interrompit-elle.
— Et cela ne t’empêche pas de flirter outrageusement avec lui ?
— Je ne flirte pas avec LeCroix, répliqua-t-elle, se sentant rougir malgré tout. Je le
représente, nuance. Au cas où tu l’aurais oublié, je travaille pour un cabinet privé, à présent.
De nouveau, elle tenta de se dégager, mais Michael resserra son emprise, le visage radouci,
néanmoins.
— Je ne t’ai pas oubliée, Maddie, tu sais. Tu occuperas toujours une place de choix dans mon
cœur.
Exaspérée, elle poussa un soupir.
— Oh ! Je t’en prie ! Nous avons couché ensemble une fois. Une seule. Peu de temps avant
que tu me trahisses et que tu présentes tes excuses à LeCroix.
— Je n’avais pas le choix, tu le sais très bien. Et de toute manière, tu ne serais jamais restée
avec moi. Parce que tu n’es pas du genre à t’engager. J’aurais eu bien de la chance, si notre liaison
s’était prolongée de quelques mois avant que tu me plaques.
Bien que ce soit l’entière vérité, elle se refusa à l’admettre.
— Assez pleurniché. Lâche-moi, maintenant.
Il resserra encore son emprise.
— LeCroix sait qu’il n’a qu’une semaine à passer avec toi avant que tu le jettes, lui aussi ?
Un mois grand maximum ? Tu lui as avoué qu’ensuite tu lui briserais le cœur et qu’il ne s’en
remettrait jamais ?
— Franchement, Michael ! Tu n’as pas l’impression d’exagérer un peu, là ? Garde ton baratin
pour les électeurs. Et ne t’en fais pas trop pour LeCroix. Même s’il en avait un, de cœur, je peux te
garantir que ce n’est pas à moi qu’il l’offrirait !
— Je peux t’assurer que ce n’est pas de la compassion que j’éprouve envers lui. De la
jalousie, peut-être. De la rage, sans doute, à l’idée qu’il ait réussi à t’impliquer dans sa dernière
arnaque, mais…
— Ce n’est pas une arnaque, le coupa-t-elle, formulant ainsi à voix haute ce qu’elle avait
refusé de s’avouer jusque-là. Je t’accorde que j’ai nourri quelques doutes sur la question, moi
aussi, mais je suis convaincue, à présent. On lui a bel et bien volé un tableau, et il est furax. La
preuve : il a mis toute une flopée de détectives privés sur l’affaire.
— Je te trouve bien naïve, sur ce coup-là, Maddie. Tu ne vois pas que ce type te mène en
bateau ?
Il se pencha vers elle pour appuyer son propos.
— Pour La Dame en rouge, il se fichait éperdument que tu le penses coupable ou non. La
seule chose qui lui importait était que tu sois dans l’impossibilité de le faire condamner. Cette
fois, il joue beaucoup plus gros.
— Mon pauvre Michael. Tu perds complètement les pédales ! Il a beaucoup moins à perdre,
cette fois-ci, au contraire.
Et, sur le ton qu’elle aurait utilisé pour parler à un simple d’esprit, elle poursuivit :
— Quoi qu’il en soit, je représente Adam LeCroix, à présent. Je suis sa conseillère juridique.
De sorte que ce que je pense importe peu. Je suis à son service. Coincée, si tu préfères. Même s’il
m’avouait qu’il a fraudé, je ne pourrais rien faire d’autre que le planter là.
Michael Warren la regarda avec pitié.
— Tu ne comprends vraiment pas, hein ? Ce type veut te baiser. Ça se voit comme le nez au
milieu du visage !
— Pfft ! Tu es jaloux, c’est tout !
Agacée, elle essaya de nouveau de se dégager. Malheureusement pour elle, son coude alla
heurter le mur, et elle fut traversée par un courant électrique.
— Aïe ! Bon sang ! Pousse-toi de là, Michael ! Tout de suite !
Elle tenta de lui échapper. En vain. Pire, il la prit par les épaules et la secoua sans
ménagement.
— Ce mec a volé un Renoir, Maddie. Alors qui nous dit qu’il n’a pas fait pire ? Qu’il n’a pas
blessé quelqu’un ?
— Je t’arrête tout de suite. Si LeCroix a effectivement volé La Dame en rouge, il n’y a eu
aucune violence, me semble-t-il.
— Taratata. LeCroix n’en était sûrement pas à son coup d’essai. Et nous n’avons aucune idée
des dommages collatéraux que ses exactions ont pu entraîner.
— Ne sois pas ridicule. LeCroix n’est pas le sinistre personnage que tu es en train de me
dépeindre.
Michael la considéra un instant avec horreur.
— Non… Je n’y crois pas… Tu le défends, à présent ? Ma pauvre Maddie, tu es tombée bien
bas.
— Je m’en tiens aux preuves, voilà tout. La seule chose que nous avions contre lui, c’était le
vol de La Dame en rouge. Je n’ai aucune intention de lui imputer d’autres délits que celui-là. De
plus, si je puis me permettre, comment se fait-il que tu l’aies blanchi, si tu le pensais coupable, toi
aussi ?
Michael prit une inspiration si profonde qu’elle vit ses narines s’élargir.
— Comme je te l’ai expliqué à l’époque, j’ai davantage d’utilité au sénat qu’Adam LeCroix
n’a de pouvoir de nuisance, où qu’il aille. Du moins, c’est ce que je pensais jusqu’à ce soir.
Jusqu’à ce que je te voie minauder devant lui et…
— Michael ! lança Adam, posant une main lourde sur l’épaule de Warren. Vous avez retrouvé
ma compagne, à ce que je vois !
— Bas les pattes, LeCroix, grommela Michael. Vous agressez un sénateur.
Adam le considéra avec mépris.
— Contrairement à vous, qui harcelez une femme sans défense.
Sans prévenir, Michael pivota pour faire face à son adversaire.
— J’essaie de lui faire entendre raison. De la protéger. De vous, LeCroix !
— Ah oui ? En la coinçant dans un coin ? En la dominant de toute votre hauteur pour
l’intimider ?
La phrase, formulée froidement, sembla figer le temps.
Voyant le visage de Michael s’empourprer, Maddie s’interposa entre les deux hommes.
— Ça suffit comme ça, les garçons. On se croirait à un concours de quéquettes. Vous avez un
peu passé l’âge, l’un et l’autre, non ?
Elle jeta un petit coup d’œil derrière les deux hommes, vit que l’altercation commençait à
attirer les vautours et ajouta :
— Souriez tous les deux, et vite !
Mais Michael ne l’entendait pas de cette oreille.
— Maddie…, commença-t-il, la reprenant par le coude.
— Souris, Michael, ou je te donne un bon coup de genou là où je pense, et je m’écarte pour
que tout le monde te voie plié en deux, les mains sur tes bijoux de famille. Les journalistes
n’attendent que ça !
Il dut voir à son expression qu’elle ne plaisantait pas, car il bougea légèrement les lèvres vers
le haut. On aurait dit un homme en train de subir un examen de la prostate, mais cela ferait
l’affaire.
Maddie se tourna vers Adam, qui lui décocha un de ses regards noirs avant de marmonner :
— Je sourirai quand il t’aura relâchée.
Elle se libéra elle-même, sans quitter Adam des yeux.
Lentement, très lentement, il desserra les dents.
Après avoir esquissé un sourire forcé en direction des photographes — et sans un regard pour
Warren —, il prit le coude de Maddie.
— On s’en va, déclara-t-il.
Et il l’entraîna vers la sortie.
10
Dès qu’ils furent sur le trottoir, Maddie donna un grand coup de coude à Adam. Forcé de la
relâcher, il se frotta les côtes.
— Bon sang ! Qu’est-ce qui me vaut…
— Vous. Ça vous apprendra à me promener comme une marionnette. Et à vous conduire
comme un vrai barbare. « Lâchez-la… C’est une femme sans défense… » Et puis quoi encore ?
Adam la dévisagea d’un air hébété.
— Attendez… Warren était dressé devant vous, avec ses trois tonnes cinq. Il vous a secouée
comme une poupée de chiffon. J’aurais dû lui coller un bon coup de poing, oui !
— Ça suffit comme ça, LeCroix. Arrêtez de jouer les héros avec moi. Dupont, Bridget, les
enfants affamés. Tout ça, c’est du pipeau. Vous êtes un escroc, pas un héros.
La remarque eut pour effet de le faire sourire pour de bon.
— L’un n’exclut pas forcément l’autre, comme vous l’avez dit tout à l’heure.
— Alors vous avouez ? demanda-t-elle. Vous avez bel et bien volé le Renoir ?
Il la considéra d’un air impassible.
— Ce n’était qu’une remarque en passant.
Maddie fulmina en silence tandis que le voiturier boutonneux ramenait la Bugatti. Adam ne
parut pas se préoccuper du coup de frein brutal par lequel il arrêta la voiture. Tirant une liasse de
billets de son portefeuille, il les lui tendit négligemment.
Maddie, elle, se fit fort de foudroyer l’adolescent du regard. Puis elle se précipita vers la
portière pour l’ouvrir avant qu’Adam puisse le faire.
Sans défense, elle ?
Décidément, elle aurait tout entendu !
Adam parvint à lui prendre le bras avant qu’elle soit installée. Elle se dégagea vivement.
— C’est mon bras, pas un gouvernail, dit-elle d’un ton sec. Alors cessez de vous en servir
pour me guider là où le vent vous mène.
Il leva les deux mains en l’air en signe de reddition.
— Je voulais seulement vous proposer de prendre le volant.
— Oh…
L’attention était délicate. Dommage que ce ne soit pas possible.
— Merci. C’est gentil, mais je préfère me faire conduire.
— Vous partez déjà ? leur lança une voix, non loin de là.
Dakota s’avança jusqu’à la voiture en titubant légèrement, les yeux rivés sur Adam.
— Juste au moment où les choses commençaient à devenir intéressantes, ajouta-t-il. Une
bonne bagarre, ça aurait mis un peu d’animation, pourtant !
— Madeline m’a convaincu de ne pas leur montrer que j’ai des couilles, marmonna Adam.
— Quoi ? Alors là, chapeau bas, miss Madeline. Vous êtes un produit rare. A votre place, la
plupart des femmes auraient cherché à obtenir l’effet inverse.
En temps normal, Maddie aurait su faire taire ces deux malotrus. Malheureusement, et à sa
grande honte, elle était sous le charme. Intimidée par le charismatique Dakota Rain qui la faisait
rougir comme une collégienne.
Adam crut bon de s’interposer, une fois encore.
— Tu rentres bredouille, Dakota ?
L’acteur ouvrit les mains.
— J’ai abandonné mes admiratrices dès que je t’ai vu aux prises avec notre bon sénateur. J’ai
cru que tu allais avoir besoin d’aide, sur ce coup-là, vieux. Maintenant, je n’ai plus qu’à tout
recommencer. Madeline ? Vous n’avez pas une sœur, par hasard ? Parce que si elle vous
ressemble, je peux attendre…
Adam laissa échapper un petit rire méprisant, repoussa Dakota, et contourna la Bugatti.
L’instant d’après, il démarrait en trombe.
A cette heure-ci, la plupart des autres véhicules étaient des taxis. Il se fraya un chemin entre
eux avec la même facilité que s’ils avaient été à l’arrêt. Maddie tint sa langue aussi longtemps
qu’elle le put, mais quand Adam fit une queue-de-poisson à un des malheureux conducteurs, elle
s’insurgea.
— Bon sang, Adam ! Pourquoi vous laissez-vous atteindre par Dakota Rain comme ça ?
— Je ne me laisse pas atteindre, protesta-t-il, levant malgré tout le pied de l’accélérateur.
— C’est un plaisantin, apparemment. Il n’a pas l’air de prendre quoi que ce soit au sérieux,
lui encore moins que le reste.
Elle ne précisa pas que c’était un peu décevant, pour la fan qu’elle était et qui préférait le
voir jouer dans des rôles dramatiques plutôt que dans des films d’action.
Adam freina pour s’arrêter à un feu et se tourna vers elle.
— Dakota est un ami, si vous voulez vraiment tout savoir. Un vrai pote. Il n’aurait pas hésité
une seconde à coller une raclée à un sénateur en exercice, s’il avait pensé que cela me sauverait la
mise. Le seul problème avec lui, c’est qu’il veut toujours ce qu’il ne peut pas avoir.
Maddie faillit s’étrangler de surprise.
— Dakota Rain ? Vous pouvez me dire ce qu’une star comme lui peut… désirer et ne pas
obtenir ?
— En cet instant, oui. Par exemple, ce qu’il voulait ce soir, c’était vous.
— Dans ce cas, vous faites erreur.
— Pas du tout. C’est vous qu’il veut, je vous dis.
— Vous ne m’avez pas comprise. S’il me veut, il n’a qu’à demander. D’ailleurs… Faites
demi-tour, s’il vous plaît.
Adam lui décocha un regard noir, pour ne pas dire dangereux. Le feu étant passé au vert, il
redémarra à une telle allure qu’elle sentit son estomac lui monter à la gorge.
— Enfin, Adam ! Du calme !
— Vous n’aviez qu’à prendre le volant, répliqua-t-il, comme si cela constituait une excuse en
soi.
Se détournant pour admirer les lumières de Broadway par la vitre entrouverte, elle avoua
d’une toute petite voix :
— Je n’ai pas le permis.
Adam ralentit.
— Pardon ?
Les yeux rivés sur l’avenue qui s’étirait devant elle, elle répéta :
— Je n’ai pas le permis de conduire, d’accord ? Je vis à New York. Je n’ai pas besoin de
voiture. Ou de permis.
Silence.
— Allez ! s’exclama-t-elle. Dites ce que vous avez à dire. Crachez le morceau !
— Ce que j’ai à dire ? Que j’ai envie d’une pizza.
Il se gara devant un renfoncement, au-dessus duquel clignotait l’enseigne anodine d’un
certain Luigi.
— On ne peut pas laisser la voiture ici ! lui fit-elle aussitôt remarquer.
— Tout à fait d’accord. D’ailleurs, on ne descend pas.
Il fit signe au colosse en costume sombre qui venait d’émerger de l’ombre.
— Bonsoir, Roberto.
S’ensuivit une longue tirade en italien, à l’issue de laquelle le colosse hocha gravement la
tête. Après avoir empoché le billet de cinquante dollars qu’Adam lui tendait, il disparut.
Maddie examina d’un œil sceptique le restaurant plutôt miteux.
— Leur pizza est bonne ? s’enquit-elle.
— C’est la meilleure de tout New York.
— Sûrement pas. C’est Antony qui fait la plus succulente des pizzas de cette ville. Je le sais
d’autant mieux que son restaurant est situé à moins de trois cents mètres de chez moi.
— Je vous parie vingt dollars que celle de Luigi est encore meilleure.
— Tenu !
Roberto revint vers la voiture, un carton plat à la main.
Adam le fit passer à Maddie.
— Un peu rapide, vous ne trouvez pas ? demanda-t-elle, reniflant bruyamment l’emballage.
— J’ai passé la commande quand vous m’avez quitté, tout à l’heure.
Sa voix se fit plus dure lorsqu’il précisa :
— J’aurais dû rester avec vous, d’ailleurs. Je suis désolé que vous ayez eu à vous confronter
à Warren.
— Ce n’est pas grave, affirma-t-elle, soulevant le couvercle. Je suis… Ouah ! Pâte fine,
sauce épaisse et fromage… Plein de fromage.
— J’ignorais que vous aviez été amants.
— Qui ?
— Warren et vous.
— Tant mieux. Parce que cela ne vous regarde pas.
Sur ce, et abandonnant toute réserve, elle s’empara d’une part de pizza, la mangea et finit par
lécher ses doigts brûlants.
— Il est amoureux de vous, reprit Adam.
— Michael ? Vous plaisantez ? Il est capable de tomber amoureux trois fois dans la semaine.
C’est un juriste hors pair, et je veux bien croire qu’il fait un bon sénateur, mais en ce qui concerne
sa vie amoureuse, il est franchement nul. Un véritable loser.
— Donc, ce n’était pas réciproque ?
— Quoi ?
— Son engouement pour vous.
— Il me semble vous avoir dit que cela ne vous regardait pas.
— Allez, vous pouvez bien faire un petit effort pour satisfaire ma curiosité, non ?
— Allez vous faire voir, LeCroix.
— Par vous ?
Il haussa des sourcils suggestifs, et elle éclata de rire.
*
Le portier se précipita vers eux en les voyant arriver.
— Je vais garer votre petit bijou, monsieur LeCroix, annonça-t-il, empochant le nouveau
billet qu’Adam venait de lui glisser.
Maddie attendit qu’ils soient dans le hall pour lancer :
— Vous êtes sacrément généreux, question pourboires, LeCroix ! Je préférerais être votre
portier que votre avocate.
Adam prit le temps de composer le code de l’ascenseur avant de lui répondre :
— C’était ça, ou vous vous passiez de la meilleure pizza de New York, ma belle.
— La meilleure, la meilleure… ça reste encore à prouver. Je n’ai pas dit mon dernier mot sur
le sujet !
Profitant de ce qu’ils sortaient de la cabine pour entrer dans le somptueux appartement
d’Adam, elle ajouta :
— Luigi a un restaurant bien modeste, pour un type comme vous, qui vit dans un tel luxe.
— Luigi est un ami.
— Ah… Comme Henry, Bridget… et Fredo, je suppose ?
Bien que manifestement surpris, Adam ne releva pas.
— J’ai rencontré Luigi en Sicile. Il rêvait de monter son propre restaurant dans le Nouveau
Monde, et moi je rêvais de pouvoir déguster ses pizzas, même quand je suis à New York. Alors on
a fait affaire, que voulez-vous !
Il lui prit le carton à pizza, s’attardant plus que nécessaire sur ses mains qu’il contempla d’un
regard bleu impassible.
— Et vous, Madeline ? De quoi rêvez-vous ?
Maddie se hérissa. Elle n’entrerait pas dans ce petit jeu-là. Elle ne savait que trop bien où
cela risquait de la mener.
Directement dans le lit d’Adam LeCroix.
— De trois parts de ce supposé délice, ainsi que d’un autre morceau du succulent cheese-cake
que Henry nous a servi hier.
Adam baissa lentement les yeux vers son décolleté, et esquissa un sourire.
— Vous n’êtes pas bien exigeante, pour une femme parée d’un tel collier.
Elle écarquilla les yeux. Elle avait complètement oublié l’énorme émeraude accrochée à une
chaîne torsadée en or, que son hôte lui avait prêtée avant de partir.
— Il a appartenu à la fille d’un prince ottoman, poursuivit-il. Au XVe siècle. C’était son
cadeau de fiançailles.
Il toucha la pierre, puis effleura sa peau d’un doigt brûlant. Maddie tressaillit. Son cœur, qui
battait déjà la chamade, s’emballa pour de bon.
Soucieuse de dissimuler son émoi, elle feignit la désinvolture la plus totale.
— Une pièce coûteuse, donc. Et comment est-il arrivé entre vos mains, ce collier ? De la
même manière que La Dame en rouge ?
— Non, madame le procureur. Je ne l’ai pas volé. Je l’ai gagné au poker, figurez-vous.
Rien que ça…
— Et qu’est-ce que vous aviez mis en jeu, de votre côté ? Une île tropicale ? Une navette
spatiale ?
— La Bugatti, répondit-il sobrement.
Pour le coup, Maddie ne put réprimer un petit cri d’indignation.
— La… la Bugatti ? Vous êtes malade ? Je… je disais ça comme ça. Je…
Et soudain, la vérité lui apparut dans toute son évidence. Elle portait un collier d’une
valeur… de deux millions de dollars !
— Ce n’est pas possible ! s’exclama-t-elle. Retirez-moi ça tout de suite ! Ou plutôt, non. Je
vais le faire moi-même.
Adam l’en empêcha d’une pichenette.
— Du calme, ma belle. Ce n’est qu’une pierre précieuse !
— Oui. Tout comme la Bugatti n’est qu’une voiture, et le duplex sur Central Park un simple
appartement. Seulement vous oubliez un détail, LeCroix. Tout cela, c’est votre réalité à vous. Pas
la mienne. Pas celle du commun des mortels non plus, d’ailleurs.
— Je suis habitué au luxe, dit-il sans se démonter, avant de faire glisser un doigt lascif le
long de la chaîne en or. Et vous faites honneur à ce bijou, croyez-le bien.
C’était exactement la chose à dire, en l’occurrence. En même temps, elle ne perdait pas de
vue que l’art de la séduction était une deuxième langue, chez cet homme.
Une langue qu’il parlait couramment.
Sans prévenir, il brandit le carton à pizza.
— A propos de pari, je vous rappelle que vous avez misé vingt dollars sur la qualité des
pizzas de Luigi.
Il fit courir sa main le long de son bras, puis glissa les doigts entre les siens.
— Je suis prêt à faire monter les enchères, si vous souhaitez relever le défi, ajouta-t-il.
Elle fit de son mieux pour paraître insensible à son contact, à sa voix, à son regard.
— Désolée. Je n’ai ni voiture de sport ni collier de prix à mettre en jeu.
— Je peux vous suggérer d’autres mises, si vous voulez, murmura-t-il, portant sa main à ses
lèvres pour y déposer un baiser.
Et comme la fois précédente, elle fut complètement chamboulée. Elle n’avait pas réussi à
trouver de parade à ce geste d’un autre âge.
Fort heureusement, et comme par magie, Henry surgit de nulle part pour débarrasser son
patron.
— Nous dînerons dans ma suite, lui dit Adam. Faites-nous monter un brunello, ce soir, si
vous le voulez bien.
Puis il attira Maddie à l’intérieur de la cabine d’ascenseur.
Et, comme la dernière des starlettes en mal de romantisme, elle se laissa faire.
*
Cette fin de soirée s’était déroulée sans encombre.
Malgré cela, Adam faisait les cent pas dans sa suite lorsque Madeline entra comme une furie.
— Vous me prenez vraiment pour une demeurée, hein ! s’exclama-t-elle, jetant la laisse de
Dupont sur le bureau. Vous aviez vraiment besoin de me faire suivre par Henry ?
— Le parc n’est pas sûr, à cette heure tardive. Il est minuit, pour le cas où vous n’auriez pas
vu le temps passer.
— Je suis assez grande pour me défendre toute seule. C’est ce que je fais depuis des années,
figurez-vous !
Elle avait beau parler doucement pour ne pas effrayer le chien, elle fulminait littéralement.
Après dîner, elle était descendue pour troquer la robe émeraude qui lui allait si bien contre un
jean et un sweater prune assez seyants, il devait l’avouer.
Ses cheveux frisottaient par endroits, et ses yeux, gris perle à cet instant, étaient rétrécis par
la colère.
Il avait envie de la dévorer toute crue.
Malheureusement, ce ne serait encore pas pour ce soir, semblait-il.
A un moment donné, entre le rez-de-chaussée et l’appartement, le charme avait cessé
d’opérer. Il n’aurait su dire ce qui s’était passé, ce qu’il avait dit ou fait, mais à partir de là, les
choses étaient allées à vau-l’eau.
Cela avait commencé lorsque Madeline avait posé, en un geste quelque peu théâtral, l’une
des émeraudes les plus grosses du monde sur le bureau, avant de se lancer dans une leçon de
morale bien sentie sur ces deux millions de dollars qui auraient mieux servi les intérêts des
enfants mal nourris, en Afrique ou ailleurs. Certes, il n’avait rien arrangé en lui faisant remarquer
qu’elle n’avait eu aucun scrupule à monter dans la Bugatti, mais tant pis. Elle l’avait bien cherché.
Elle s’était ensuite plainte de la lumière diffuse que prodiguaient les chandeliers. A
l’entendre, elle ne distinguait qu’à peine ses couverts et ne voyait pas ce qu’elle mangeait. Elle
s’était tellement acharnée qu’il avait fini par allumer tous les plafonniers, comme dans un
vulgaire supermarché.
Dire qu’il avait voulu faire preuve de romantisme !
Et pour finir, après lui avoir tendu, à contrecœur, les vingt dollars qu’elle lui devait
largement, puisque, de son propre aveu, il avait gagné son pari, elle lui avait annoncé qu’elle allait
promener le chien.
Seule.
Comme s’il allait la laisser errer dans Central Park, au beau milieu de la nuit, avec, pour
seule protection, un chien convalescent !
Et, bien sûr, elle n’avait pas apprécié qu’il lui colle un garde du corps aux basques.
Plus que maussade, il s’avança vers la baie vitrée et contre-attaqua.
— Vous avez eu votre sœur au téléphone ?
— Oui, grommela-t-elle.
— Son petit ami possède un passeport ?
— Oui.
Adam jeta un coup d’œil au reflet de Madeline, sur la vitre. Elle boudait toujours, à en juger
par ses bras croisés, ses sourcils froncés et son visage fermé.
— Lucille et lui voudront sans doute un peu d’intimité, poursuivit-il, bien que conscient de
mettre de l’huile sur le feu. La propriété dispose d’une maison d’amis et…
— Pas question ! Ils dormiront dans la villa principale et dans des chambres séparées. Non.
Mieux encore, Lucille dormira avec moi.
— Et si elle décide d’aller rejoindre Crash au beau milieu de la nuit ?
— Elle ne le fera pas. Du moins si elle sait que je ne dors pas.
— Ah, parce que vous comptez veiller pendant une semaine entière ? Génial ! Excellente
idée, Madeline !
— Et vous ? Vous vous figurez peut-être que je vais accepter la situation sans protester ? Que
je vais faire comme si un pauvre type qui se prétend musicien parce qu’il a une guitare et se fait
appeler Crash n’était pas en train de débaucher ma petite sœur à quelques mètres de moi ?
— Je crois pouvoir dire sans me tromper qu’il l’a déjà débauchée, votre Lucille. Si ça se
trouve, il s’y applique en ce moment même, d’ailleurs.
— Merci, LeCroix ! C’est sympa de me le rappeler !
Manifestement défaite, elle se laissa tomber sur le canapé.
Dupont s’extirpa de son panier pour aller vers elle, et elle le caressa distraitement.
Adam n’était pas d’humeur pour ce genre d’éclat. Et surtout, il n’avait aucune intention de
laisser la soirée se terminer autrement qu’il l’avait envisagé.
Aussi, s’arrêtant devant la fenêtre et enfonçant les mains dans ses poches, fit-il mine
d’admirer la vue. Son but final était le canapé, dont il devrait approcher aussi subrepticement
qu’un chat à l’affût d’une souris. Parce que s’il prenait Madeline de front elle regagnerait sa
propre suite en claquant la porte. Cela ne faisait aucun doute dans son esprit.
— Le sexe n’est pas forcément sordide, vous savez ?
— Dit l’homme qui a planté sa graine sur tous les continents, répliqua-t-elle, sarcastique.
D’accord… Il lui avait donné le bâton pour se faire battre, sur ce coup-là.
Mais il n’allait pas abandonner.
— Quand deux personnes éprouvent certains sentiments l’un envers l’autre…
Il s’interrompit en l’entendant renifler de mépris.
— Ma mère m’a tenu ce petit discours l’année de mes douze ans, LeCroix. Je sais tout sur les
sentiments qui transforment un acte purement biologique en autre chose de tellement précieux que
cela en devient sacré. Du baratin, tout ça. Je n’y crois pas une seconde.
Adam se renfrogna. Il ne savait jamais sur quel pied danser, avec Madeline St. Clair. Et à cet
instant, il se sentait particulièrement en porte-à-faux.
Aussi décida-t-il de ne plus prononcer un mot tant qu’il n’aurait pas trouvé la réplique
imparable.
Au bout de quelques secondes, il s’avança vers le bar pour verser le reste du brunello dans les
verres.
— Merci, dit Madeline lorsqu’il lui en tendit un. Il n’y a pas à dire, même si la situation est
franchement déplaisante, on ne meurt ni de faim ni de soif, chez vous !
Bien que piqué au vif par la remarque, Adam la laissa passer. Il se baissa vers Dupont qui
roula aussitôt sur le dos, dans l’espoir de se faire caresser. Comprenant le message, il prit place
sur l’ottomane pour frotter le ventre du chien.
— Si cela vous intéresse toujours, dit-il au bout d’un moment, je me suis renseigné sur le
compte de ce fameux Crash.
— Et vous allez m’annoncer que c’est un serial killer.
— Cela dépend de ce que vous entendez par serial. Deux meurtres, ça vous suffit ou il vous
en faut davantage ?
— Très drôle ! Allez. Crachez le morceau.
Se relevant pour la rejoindre, il tenta de se souvenir de la dernière fois où il avait dû en faire
autant, pour mettre une femme dans son lit.
Il n’y parvint pas, car cela ne lui était encore jamais arrivé. En temps normal, ces dames lui
tombaient dans les bras sans qu’il ait à lever le petit doigt.
— Son vrai nom est George Lemon, dit-il. Vingt et un ans, originaire d’Ogunquit, dans le
Maine. Caucasien, aîné de trois sœurs, parents toujours ensemble et en activité. Bref, une petite
famille de la classe moyenne bien proprette.
Au lieu de paraître soulagée comme il s’y était attendu, Madeline lui rit franchement au nez.
— C’est bien ce que je craignais. Parce que l’on ne sait jamais ce qui se passe, dans ces
familles proprettes, comme vous dites.
Il dressa l’oreille. Son cynisme et son intonation en disaient davantage que ses paroles.
Devait-il en déduire qu’elle en avait trop vu, dans l’exercice de ses fonctions, ou bien qu’elle
parlait d’expérience ?
— Quoi d’autre ? reprit-elle sèchement. Il se drogue ? Il a fait un ou deux mômes à des
gamines encore plus jeunes que lui ?
— Rien de tout cela. Aucune arrestation connue, pas de cure de désintoxication et pas
d’enfants illégitimes.
Elle plissa les yeux d’un air soupçonneux.
Qu’il trouva tout à fait sexy.
Elle se mordilla la lèvre.
Là, elle était sexy en diable…
Il bougea légèrement et s’interdit de fantasmer sur les petites dents blanches de son invitée.
Il était toujours sous le coup de leur comédie de ce soir. Faire mine d’être l’amant de
Madeline, la toucher, l’embrasser, se coller à elle… Il aurait pu s’attendre à une nuit d’amour
grandiose, après une soirée pareille.
N’importe quelle autre femme lui aurait déjà sauté dessus ! Ou l’inverse, d’ailleurs.
Seulement Madeline St. Clair n’était pas n’importe quelle femme, et malgré sa fascination, il
se sentait bien à l’étroit, dans ses vêtements.
— Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? Vous cherchez les emmerdes ou quoi ? lui lança-t-il,
tentant de se concentrer sur la conversation en cours. D’après mes sources, ce… Crash est plutôt
un bon gamin. En pleine forme, beau comme un dieu et intelligent. Il joue de la guitare dans un
groupe et profite des avantages que ça lui rapporte, rien de plus !
La voyant réagir, il leva une main impérieuse.
— Ce qui n’en fait pas un pervers pour autant, précisa-t-il. C’est un garçon normal, avec le
taux de testostérone lié à son âge, si je puis m’exprimer ainsi.
— Et avec Dieu sait quelle maladie sexuellement transmissible !
— Votre sœur pourrait attraper une MST avec n’importe quel autre partenaire, lui fit-il
remarquer.
Madeline pâlit visiblement.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, nous avons affaire à un étudiant bien noté, doué dans
toutes les matières artistiques, surtout la musique, à un génie de l’informatique qui ne semble
avoir ni pulsions violentes ni problèmes d’addiction à un produit chimique quelconque. En outre,
avec un nom comme George Lemon, je ne pense pas que l’on puisse lui en vouloir de se faire
appeler Crash. Pour un rockeur, c’est mieux, non ?
A sa grande satisfaction, Madeline étouffa un gloussement.
— D’accord. Il peut rester en vie. Je veux dire… inutile de lui envoyer vos tueurs à gages. Du
moins dans l’immédiat.
Elle termina son verre et se redressa sur le canapé.
— Merci d’avoir pris la peine de fouiller un peu dans le passé de ce garçon. Je me sens…
disons… un tout petit peu rassurée.
— Je vous en prie, Madeline, dit-il, tendant un bras pour lui prendre la main.
Elle le laissa faire. Elle accepta même qu’il lui caresse la paume du bout du pouce.
Et soudain, il fut partagé entre le désir de la protéger et l’envie de lui faire l’amour. Cette
femme était comme le verre filé. Il risquait de la casser, s’il n’y prenait pas garde.
Il l’attira plus près de lui et, là encore, elle ne lui opposa aucune résistance. De sorte qu’il se
demanda pourquoi il s’était tant inquiété, pourquoi il en avait autant fait.
Elle était souple comme l’argile. S’enhardissant, il fit remonter un doigt sur un de ses seins.
Bon sang, ce qu’il la désirait !
C’était bien simple, il en avait presque perdu la faculté de respirer.
Elle leva les yeux vers lui. Leurs lèvres se touchaient presque, à présent, tant elles étaient
proches…
Lorsqu’elle se remit à parler, cependant, ce fut pour le contrarier dans ses espérances.
— Si vous vous imaginez que je vais coucher avec vous pour vous remercier de m’avoir
rendu ce petit service, vous vous trompez !
Il se figea, reprit sa position initiale.
— Madeline…
Les mots sortaient difficilement.
— … ce n’est pas ça. Vous… vous ne m’avez pas compris.
— Quoi ? Vous ne voulez pas coucher avec moi ? J’aurais pourtant juré que vous n’avez rien
eu d’autre en tête de toute la soirée !
— Non. Ou plutôt, si…
En désespoir de cause, et comme il le faisait si souvent lorsqu’il était perplexe, il se passa
une main dans les cheveux pour les ramener en arrière.
— Je reprends, marmonna-t-il. La réponse est « oui ». Oui, j’ai envie de vous. Bien sûr !
Mais seulement si c’est réciproque…
Elle le considéra d’une telle manière qu’il se fit l’effet d’un débutant.
— Je… je vois que ce n’est pas le cas, ajouta-t-il très vite. J’ai mal interprété votre… Bref !
Veuillez accepter mes excuses.
Madeline hésita. D’un côté, elle aurait voulu le haïr, cela se voyait à son expression, mais de
l’autre, elle sentait qu’il était sincère, ce qui la perturbait.
Au bout de quelques secondes, il vit ses épaules s’affaisser légèrement, puis son visage se
détendre.
Elle n’alla pas jusqu’à lui sauter au cou cependant. Tapotant le crâne de Dupont, elle se leva
et lâcha, dans un murmure :
— Je les accepte.
Et elle sortit de la suite sans se retourner.
Adam regarda la porte se refermer derrière elle, puis se tourna vers le chien.
— Gros succès, ironisa-t-il.
Dupont leva vers lui un regard empreint de compassion.
Henry frappa à la porte et entra, un sourire vaguement narquois aux lèvres.
— Tu peux verser le prochain salaire de Fredo sur mon compte, vieux, déclara-t-il d’emblée.
Ton tableau de chasse vient d’en prendre un sérieux coup.
— Depuis quand vous pariez sur ma vie sexuelle, tous les deux ?
— Depuis qu’elle présente un minimum d’intérêt, rétorqua son majordome et ami, sans se
démonter. Ça doit te faire un sacré choc, dis donc, de te faire rembarrer par un minuscule bout de
bonne femme comme la petite St. Clair !
C’était le moins qu’on puisse dire ! Mais Henry n’aurait pas la satisfaction d’être conforté
dans sa conviction.
— C’est bon ? demanda Adam, se dirigeant vers sa chambre. Tu as fini de te payer ma tête ?
— Loin de là, répondit Henry, en se frottant les mains. Malheureusement pour moi, j’ai autre
chose à te dire, de plus important. J’ai eu Gio au téléphone.
— Et ?
— Il m’a confirmé ce que tu pensais. C’est bien quelqu’un de chez nous qui a fait le coup. Le
système de sécurité externe est intact. Personne, aucun intrus, j’entends, ne s’est approché de la
villa ou de ses environs immédiats ce soir-là. Seule l’alarme intérieure, celle qui aurait dû se
déclencher quand on a retiré le tableau du mur, est endommagée. Or, on n’a pu la mettre hors
service que de l’intérieur.
Adam se passa une main dans les cheveux en jurant. Il ne ferait qu’une bouchée du fumier
qui lui avait fait ça !
— Gio sait de qui il s’agit ?
— Pas encore, non. D’ailleurs, autant te prévenir tout de suite : il est possible que nous ne le
sachions jamais.
— C’est inacceptable ! Il doit bien y avoir des empreintes électroniques quelque part, non ?
— Les seules empreintes qu’on ait pu relever sont les tiennes, vieux.
Adam laissa échapper un nouveau chapelet de jurons.
— Bordel ! Quand Hawthorne apprendra ça, il aura beau jeu de refuser de payer.
Ce n’était pas cela qui le contrariait le plus, toutefois, mais le fait qu’un de ses proches ait
trahi sa confiance.
Prenant une longue inspiration, il réfléchit à toute vitesse.
— Tu crois que Maribelle… ?
— Elle n’est pas assez retorse pour ça, Adam. Elle se contente de claquer ton fric, c’est tout.
— Elle me déteste suffisamment pour avoir payé un homme de main.
Henry balaya sa théorie d’un haussement d’épaules.
— Maribelle est tout sauf idiote. Elle sait que tu la ficherais dehors, si tu parvenais à prouver
qu’elle t’a fait un coup pareil. Tu la vois vraiment tuer la poule aux œufs d’or, toi ?
— Les gens sont capables de tout, quand ils sont motivés par la haine. En tout cas, de bien
plus que lorsqu’ils agissent par amour.
— Tu dis ça parce que tu n’as jamais été amoureux.
Adam n’en aurait pas juré. En même temps, il ne pouvait nier qu’il n’avait jamais connu
l’amour. Ses rares passions n’avaient été que de courte durée. Et parfois désastreuses et lourdes de
conséquences, comme dans le cas de Maribelle.
— Je te parie tout ce que tu veux que c’est elle, déclara-t-il avec force. Ton prochain salaire,
par exemple. Si je me trompe, je le double.
Tirant son téléphone de sa poche, il appela Giovanni pour le mettre sur le gril. Comme le
détective n’avait rien à lui dire de plus, il déclara, d’un ton glacial :
— Je veux le fumier qui m’a arnaqué, compris ? Alors interroge tout le monde, sans
exception. Avec une attention particulière pour Maribelle.
— Elle est notre principale suspecte, lui assura Giovanni. Nous faisons tout notre possible.
Ah. Avant que tu raccroches… Au sujet de Mlle St. Clair, nous n’avons trouvé aucune trace d’abus
sexuel dans sa jeunesse. Aucun petit ami particulièrement violent non plus.
— Vous êtes remontés jusqu’à quand ?
— Jusqu’à sa naissance. A première vue, elle a eu une enfance ordinaire. Sa mère était une
simple femme au foyer, son père, qui siège au conseil municipal de leur ville depuis vingt-cinq
ans, brigue la fonction de maire. Le reste du temps, il est agent immobilier. Les St. Clair ont été
mariés pendant trente-cinq ans, et ils vivaient encore ensemble lorsque Mme St. Clair est décédée.
Pour autant que nous sachions, ton… amie a grandi dans un milieu normal de la classe moyenne,
et sans histoire, a priori.
— Oui, marmonna Adam, songeur. Seulement on ne sait jamais ce qui se passe, à l’intérieur
de ces foyers sans histoire.
— Tu veux que nous continuions à chercher ?
— Non, répondit-il, songeant qu’il finirait bien par découvrir la vérité lui-même.
Concentrez-vous plutôt sur notre voleur. Et quand vous l’aurez trouvé, n’appelle pas la police,
Gio. Je me charge personnellement de la suite.
Henry avait écouté la conversation avec un amusement manifeste.
— C’est drôle de te voir aussi revanchard, dit-il une fois qu’Adam eut raccroché. Après tout,
la boucle est bouclée, non ? Ta mère ne t’a pas enseigné la règle d’or : ne fais pas aux autres ce
que…
— Ma mère faisait aux autres ce qu’elle n’aurait pas voulu qu’on lui fasse. Constamment. La
seule chose que j’ai apprise de mes parents, c’est que l’on pouvait délibérément rater sa vie. Je ne
peux que me féliciter qu’ils m’aient négligé, la plupart du temps, sans quoi, ils auraient réussi à
me pourrir la mienne !
Il laissa tomber son téléphone sur le bureau avant de poursuivre :
— Quant à ta règle d’or, tu peux te la garder. En l’occurrence, elle n’est pas de mise. Je vole
de l’art par amour de l’art. La Dame en rouge venait de passer un siècle enfouie sous un drap, dans
un grenier poussiéreux de la campagne française. Elle méritait mieux que de finir dans la datcha
d’un sinistre personnage comme Akulov.
Il se mit à arpenter la pièce avec nervosité.
— Ce malfrat est à l’origine de ce qui est arrivé à Rasheed et à sa famille. Tu le sais aussi
bien que moi.
Rasheed…
Encore un de ses anciens amis qui, à l’instar de Ian, le mari de Bridget, avait été tué avant
qu’il soit en mesure de lui venir en aide.
— Auquel cas, il pourrait s’agir d’une vengeance, tu ne crois pas ? suggéra Henry.
Adam secoua vigoureusement la tête.
— Non. Akulov n’a jamais pensé une seule seconde que je lui avais repris le Renoir. Il me l’a
dit lui-même, au cours d’une audience. Selon lui, je cite, je ne suis « pas assez couillu pour cela ».
Sans compter que ce truand n’est pas du genre à se satisfaire d’une revanche aussi insidieuse. Il
s’en serait pris directement à moi, il m’aurait envoyé ses sbires pour me faire subir les pires
tortures. Question d’honneur, tu comprends ?
— Dans ce cas, c’est un règlement de comptes.
— Je ne vois pas autre chose. Notre voleur est passé devant six autres tableaux, d’une valeur
équivalente ou supérieure à celle du Monet. Or il n’en a pris qu’un, celui-là. Tu peux me dire
pourquoi ?
— Parce qu’il était à la place d’honneur. Et que de toute évidences c’était ton préféré.
— Exactement. Il, ou plus vraisemblablement elle, a opté pour mon tableau de prédilection.
— En résumé, ce que souhaitait ton voleur, c’était… ça.
Henry désigna d’un hochement de tête le sillon que son patron creusait dans la moquette.
— Te savoir en train de ronger ton frein en t’interrogeant sur l’identité de ton voleur. Faire en
sorte que tu ne penses plus qu’à lui et que tu te lances à sa recherche. En fait, il voulait attirer ton
attention, et il, ou elle, puisque tu y tiens, a réussi son coup.
— On peut le dire, oui, reconnut Adam dans un soupir. Or, seule une personne parfaitement
consciente de l’intérêt que je porte à tout ce qui touche de près ou de loin à l’art pouvait anticiper
ma réaction.
Henry eut une moue dubitative.
— Une personne comme Maribelle, par exemple… Excuse-moi, Adam, mais je ne la vois pas
se lancer dans une entreprise pareille. Elle ne se serait pas risquée à mettre sa petite existence si
confortable en jeu. Et si elle l’avait fait, si elle avait vraiment engagé quelqu’un de l’extérieur, ça
aurait été par appât du gain… Non. Elle n’est pas assez subtile pour viser ton tableau préféré,
crois-moi.
Henry avait raison, au moins sur un point. Maribelle, la plus grosse erreur qu’il ait commise
à ce jour, ne s’intéressait qu’à elle. Elle avait trouvé un filon, et il était peu probable qu’elle ait
tout risqué, même pour atteindre son ex au plus profond.
Seulement lui, il voulait que ce soit elle, la coupable. Parce qu’elle était la seule personne à
qui il n’avait jamais accordé sa confiance, à Portofino. Les autres étaient comme Henry et Fredo.
Des gens qui lui avaient sauvé la mise quand ils n’avaient rien à y gagner. Il les aimait, et
Maribelle était tout à fait du genre à se délecter de le voir douter d’eux.
— Du nouveau sur le Matisse ? demanda-t-il, dans l’espoir de se départir de sa morosité. Tu
sais quand aura lieu le transport ?
— Dans huit jours. J’aurai tous les détails quarante-huit heures à l’avance.
Henry hésita une seconde avant d’ajouter :
— A ta place, je laisserais tomber.
Surpris, Adam se retourna vivement vers lui.
— Pour que Rosales le récupère ? Ce type fait du trafic d’enfants, je te rappelle ! Il a
quasiment vidé notre orphelinat brésilien. Ils doivent être en Thaïlande, à l’heure qu’il est, ces
pauvres mômes, ajouta-t-il, afin de faire bonne mesure.
— C’est moche, je le sais, reconnut Henry. Seulement, je trouve que tu prends cela beaucoup
trop à cœur.
— Arrête. C’est un tableau, que je vais lui piquer. Pas ses attributs masculins, ce qui serait
beaucoup plus gratifiant, crois-moi !
— Quoi qu’il en soit, je pense que tu devrais réfléchir à la question. Surtout au vu des
circonstances.
— Qui sont ?
— Madeline, qu’est-ce que tu crois ? Je ne comprends pas ton acharnement à vouloir
l’amener à Portofino. Tes secrets les mieux gardés sont sur cette propriété. La Dame en rouge,
Maribelle, ton…
— Je m’occupe de Madeline. Quant à Maribelle, je tiens à ce qu’elle reste dans ses quartiers,
si je puis dire. Fais-lui passer le message.
Il s’interrompit une seconde et reprit, avec force :
— Et dis-lui bien que si je vois quiconque se promener dans un des endroits où Madeline
serait susceptible d’aller c’est elle que je tiendrai pour responsable. Elle devra en assumer les
conséquences. Et je peux t’assurer que ça ne lui plaira pas.
11
Vicky : Je fais le serment de travailler à tes côtés, de t’aider à parvenir à tes fins, quel
que soit ton but.
Maddie : A moins que ce soit complètement idiot.
*
Maddie se réveilla aux aurores et, d’un œil critique, examina son reflet dans le miroir. Elle
dormait mal, ces derniers temps, et cela commençait à se voir sérieusement.
Elle tira de sa trousse de toilette un flacon de somnifères et le contempla un instant. Malgré
toutes les épreuves qu’elle avait traversées, elle n’avait jamais eu recours à une drogue, légale ou
non. Pourtant, ce matin, elle regrettait de ne pas avoir avalé un de ces petits comprimés
prétendument magiques. Une bonne nuit de sommeil l’aurait sans doute aidée à affronter la
journée à venir.
Parce que les choses n’allaient pas être simples, aujourd’hui non plus.
Pour commencer, LeCroix devait l’emmener dans ses bureaux new-yorkais. Et si,
officiellement, il avait du travail à lui confier, elle le soupçonnait de chercher un moyen de
l’humilier, maintenant qu’elle l’avait éconduit.
Ah, s’il avait su à quel point elle avait eu envie de s’abandonner !
Seulement, l’intensité de son propre désir avait été telle que, prenant peur, elle avait fait
l’inverse de ce que son cœur lui dictait. Là-dessus, Adam avait joué sa carte maîtresse, celle du
service qu’il lui avait rendu, et elle n’avait plus eu d’autre choix que de la lui jeter à la figure. Si
elle avait monnayé son savoir-faire, son corps, lui, n’était pas à vendre.
Se détournant du miroir, elle poussa un soupir de découragement.
Si la matinée s’annonçait éprouvante, l’après-midi risquait de l’être encore plus. Sa petite
sœur, Lucy, la personne à laquelle elle tenait le plus au monde, était censée arriver juste après
déjeuner. Or, au lieu de l’emmener voir une exposition ou à un spectacle quelconque, elle allait
devoir faire preuve d’amabilité envers ce Crash, alors qu’en réalité elle n’aurait qu’une envie :
jouer les pitbulls et lui sauter à la gorge.
Ça, c’étaient les réjouissances de la journée.
Demain serait encore pire, puisque tous quatre s’envoleraient pour l’Italie.
Le départ avait été retardé d’une journée, mais Maddie avait déjà des sueurs froides à la
pensée de ce qui l’attendait. L’avion la réduisait à l’état d’une gamine terrorisée. Et l’idée
qu’Adam la voie dans cet état la révulsait.
Et quand ils atterriraient — à condition qu’ils atterrissent ailleurs que dans l’océan, bien sûr
—, que gagnerait-elle ? Une semaine dans cette fameuse villa de Portofino.
Une semaine… Sept longues journées à faire les quatre volontés d’Adam LeCroix, et autant
de nuits à fantasmer sur lui. Tout cela pendant que Lucy, sa douce, son innocente Lucy, offrait son
cœur si tendre à un dénommé George Lemon.
Le pire dans tout cela, ce qui rendait la situation presque insupportable, était qu’elle avait
perdu le contrôle de ses sentiments. Ses angoisses concernant la relation de Lucy et Crash étaient
rationnelles, elles au moins. Avec Adam, il en allait différemment. Elle passait du désir au rire et
de la fureur à l’agacement à une telle vitesse qu’elle ne savait plus où elle en était.
Elle aurait tant voulu détester ce type, pour l’affront qu’il lui avait fait, cinq ans plus tôt !
Pour ce qu’il lui faisait aujourd’hui ! Malheureusement, pour une raison qui lui échappait
totalement, elle n’y parvenait pas.
En fait, elle en était venue… à l’apprécier !
Encore une chose qui lui échappait et qu’elle devait absolument garder pour elle.
Elle devait cesser de palper les biceps de LeCroix. De lui caresser le torse tandis qu’il faisait
courir sa langue brûlante sur ses lèvres.
C’était fini, tout ça ! Plus de baisers langoureux, au vu et au su des paparazzi.
Et surtout, surtout, pas de sexe. Elle ne devait franchir le pas sous aucun prétexte.
Même si elle désirait cet homme comme elle n’avait encore jamais désiré quiconque.
*
Vers 10 h 30, Adam se résigna à convoquer Madeline dans son bureau.
Elle y entra, le regard noir et une liasse de documents en main.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle avec agressivité. Je suis occupée.
— Je sais. Occupée à exaspérer le personnel de mon service juridique. Mon conseiller en
chef n’en peut plus. Il souhaite que je vous transfère dans un autre service.
— Votre conseiller en chef est un abruti, répliqua-t-elle, agitant les documents devant elle. A
se demander comment vous avez réussi à faire fortune avec un tel blaireau comme bras droit !
Adam regagna sa place, derrière son long bureau en chêne.
Il était sur son terrain, dans cet immeuble. Et il n’entendait pas se laisser malmener par une
demi-portion comme Madeline St. Clair.
— Vous pourriez laisser tomber Marchand, Riley & White et venir travailler pour moi, vous
savez, suggéra-t-il. Vous auriez carte blanche pour constituer votre propre équipe et…
— Moi ? Jamais de la vie ! Même si vous me payiez un million de dollars !
— Vous préférez trimer pour la délicieuse Adrianna ? demanda-t-il, piqué au vif.
— Malgré tous ses défauts, elle est honnête, elle au moins. On ne peut pas en dire autant de
vous !
Adam sentit son calme le déserter. Désignant du doigt un second bureau, beaucoup plus petit
que le sien, à l’autre bout de la pièce, il déclara d’un ton qu’il espérait sans réplique :
— Installez-vous là. C’est la place de Dyan, ma secrétaire, quand j’ai besoin d’elle pour une
raison quelconque. Vous trouverez tout ce dont vous avez besoin dans les tiroirs.
— Parce que vous vous imaginez que je vais travailler dans la même pièce que vous, peut-
être ?
— Oh que oui ! Vous vous êtes mis tout le monde à dos, dans cette entreprise. C’est le seul
endroit qu’il vous reste.
Madeline croisa les bras d’un air obstiné, sans doute dans l’espoir de l’avoir à l’usure.
La pauvre…
Elle n’avait aucune idée du tableau qu’elle offrait, ainsi. Sa moue boudeuse était une
véritable invitation au baiser, et sa posture aurait poussé le plus civilisé des hommes à l’entraîner
dans son lit sans autre forme de procès.
L’espace d’un instant — furtif, il ne fallait pas exagérer —, il se surprit à plaindre Michael
Warren, ainsi que tous les hommes qu’elle avait séduits avant lui, et qu’elle avait laissés tomber
presque aussitôt. Une chose était certaine : lui ne se laisserait pas utiliser ainsi.
— Asseyez-vous, ordonna-t-il.
— Cessez de me donner des ordres, répliqua-t-elle. Je sais ce que j’ai à faire.
La coupe était pleine !
Se relevant d’un bond, Adam se dirigea vers elle, la prit à bras-le-corps et la posa sur la
chaise.
Sa réaction fut jubilatoire.
— Vous… Vous…
— Vous l’avez bien cherché, Madeline, grommela-t-il avant de regagner sa place.
Le téléphone sonna. Adam lança à l’irascible avocate un regard lui ordonnant de se taire, et
prit l’appel.
— Oui, Dyan. OK. Passez-le-moi.
Puis, faisant pivoter son fauteuil vers la baie vitrée pour admirer la vue qu’offrait le
cinquantième étage, il se remit au travail.
*
Maddie étouffait presque de rage. Il l’avait posée là… de force.
Ni plus ni moins.
Il l’avait soulevée comme le poids plume qu’elle était, et l’avait assise sur cette chaise…
« Avec des bras aussi musclés, je ne vois pas ce qu’il y a de si étonnant à cela », lui souffla
une petite voix intérieure.
D’accord. Seulement, il l’avait fait contre son gré. Adam LeCroix l’avait prise d’un endroit
pour la mettre là où il voulait, comme un pion sur un échiquier.
Ce ne serait pas mal, dans un lit… Il pourrait faire d’elle ce qu’il voulait, comme la ligoter
ou…
Stop ! Du calme.
Elle repoussa le fantasme aussi fermement qu’elle le put. Elle n’était pas adepte du bondage.
A moins, bien sûr, que ce soit elle qui soit aux commandes.
Tout cela ne faisait que prouver à quel point Adam LeCroix était dangereux, en fin de
compte. Il provoquait en elle les réactions les plus surprenantes.
Son regard se porta sur le bureau en forme de U et tellement démesuré qu’il prenait toute la
place, dans cette pièce pourtant spacieuse.
D’un bureau pareil, avec toutes les commandes qui le surplombaient, LeCroix aurait pu
ordonner le départ d’une navette spatiale ou déclencher la Troisième Guerre mondiale. D’ailleurs,
il en paraissait parfaitement capable ainsi, son fauteuil de ministre légèrement incliné vers
l’arrière, tandis qu’il débitait chiffres, taux et prévisions à la vitesse grand V.
Mais le plus irritant restait son charme fou, même lorsqu’il parlait affaires. En temps normal,
elle n’était pas attirée par ce type d’homme hyperpuissant, à la mise impeccable. Un pompier en
sueur lui faisait davantage d’effet.
Hélas, il y avait une exception à toute règle. Et même en costume trois-pièces, LeCroix
n’était que virilité.
Maudit soit-il !
Sans prévenir, il fit pivoter son fauteuil. Et comme Maddie n’eut pas le temps de détourner la
tête, il la surprit en pleine contemplation.
— Vois ça avec Willis, lança-t-il, avant de raccrocher.
Après l’avoir observée une seconde, il prononça son nom.
— Madeline ?
— Que… Quoi ? marmonna-t-elle, la gorge sèche.
— Il vous faut autre chose ?
« Oui. Vous, nu, me prenant sur votre bureau de roi de la finance. »
— Hein ? demanda-t-elle, se ressaisissant. Non, non. Tout va bien. Ou plutôt, tout va mal,
puisque je suis coincée ici et que je suis obligée d’écouter vos négociations à la noix. Mais pour
répondre à votre question, non. Je n’ai besoin de rien que vous puissiez m’apporter. De rien !
Le voyant hausser les sourcils comme s’il s’apprêtait à répliquer, elle s’arracha à sa
contemplation et forma deux piles avec les documents étalés devant elle.
— Comme je vous le disais tout à l’heure, votre conseiller en chef est un nigaud, reprit-elle.
Ces contrats d’assurance…
Elle posa bruyamment une main sur l’une des deux piles avant de poursuivre :
— … présentent de telles brèches que vous pourriez vous y engouffrer avec votre jet privé.
Quant à ça…
Elle posa un doigt sur la seconde pile.
— Je ne suis pas experte en commerce international, mais je peux vous dire que ça sent
l’arnaque à plein nez.
Adam se leva et s’avança vers elle.
— L’arnaque à plein nez ? C’est du jargon officiel, ça ?
— Non, mais ça a le mérite d’être clair. Ce que j’ignore encore, c’est la nature de
l’entourloupe.
Le bureau qu’Adam lui avait attribué était suffisamment large pour qu’il consulte les
dossiers incriminés de l’endroit où il se tenait. Cela ne l’empêcha pas de le contourner pour étaler
les contrats d’assurance sur le plan de travail, tandis que, de sa main libre, il gratouillait
négligemment le crâne de Dupont.
Maddie fit rouler sa chaise sur le côté pour se donner un peu d’espace. Si LeCroix ne portait
pas d’eau de toilette, il avait une odeur toute personnelle.
Et singulièrement enivrante.
— Je crois voir ce que vous voulez dire, murmura-t-il, tandis qu’il passait en revue les
clauses qu’elle avait surlignées. Vous avez une idée de ce que nous pouvons faire pour remédier au
problème ?
— Nous… ou plutôt vous pouvez exiger un certain nombre d’amendements.
Elle lui colla son brouillon sous le nez.
— Voilà ce que cela devrait donner.
Adam lut attentivement les notes, puis la considéra de son regard perçant.
— Deux millions de dollars, Madeline.
— Non.
Toujours aussi soucieuse de garder ses distances, elle se leva pour aller se servir de l’eau
dans un verre en cristal.
— Cinq.
— Arrêtez votre cirque, LeCroix. Même si j’acceptais votre proposition, vous ne me payeriez
jamais une somme pareille.
Il la rejoignit, les mains dans les poches, l’air désinvolte. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut
avec le plus grand sérieux, néanmoins :
— Je ne suis pas du genre à faire des promesses en l’air. Cinq millions de dollars et, en sus,
tous les avantages liés à la fonction.
Maddie alla se réfugier derrière le canapé. Elle s’en voulait terriblement d’être aussi tentée
par la proposition. En même temps, qui n’aurait pas été séduit, à l’idée de toucher cinq millions de
dollars par an ? Personne. Du moins personne de sa connaissance.
— Merci, dit-elle. Je préfère continuer à galérer avec mes deux cent mille dollars annuels.
Pour vous, c’est de la menue monnaie, j’en ai parfaitement conscience. A moi, cela me suffit
amplement.
Adam continuait à se rapprocher, et elle était bloquée entre le canapé et le mur. Une fois ce
géant campé devant elle, elle n’aurait plus aucun moyen de s’échapper.
Il s’arrêta à un pas d’elle, et scruta son visage d’un air interrogateur.
— Vous êtes coincée, Madeline, lui fit-il remarquer. Je vous fais peur ?
— Pff ! Vous rêvez, mon pauvre !
— Bizarre. Parce que cette petite veine qui bat à tout rompre sur votre cou semble indiquer le
contraire.
Levant une main vers elle, il la posa délicatement sur sa gorge.
Maddie sentit sa tension augmenter d’un cran.
Profitant de cet instant de faiblesse, il fit remonter sa main sur son menton.
— Cinq millions de dollars… Réfléchissez. Cela résoudrait pas mal de vos problèmes, non ?
murmura-t-il. En tout cas, vous n’auriez plus à vous soucier de ce que pense votre conseiller
bancaire.
Son murmure était comme une brise tropicale sur sa peau enflammée.
La raison aurait voulu qu’elle se dégage, sorte de ce bureau au plus vite. Seulement, c’était si
bon, si enivrant ! Le contact d’Adam LeCroix, sa proximité, la lueur fervente qui brillait dans ses
yeux… Autant de preuves de désir qui s’incrustaient sous sa peau…
Inclinant la tête, il posa sa bouche sensuelle sur ses lèvres.
— Je pourrais m’occuper de vous, Madeline. Je pourrais… Aïe !
Il se plia en deux, en réaction au coup de poing qu’elle venait de lui donner.
— Quoi que vous en pensiez, LeCroix, tout ne s’achète pas. Je ne suis pas à vendre, figurez-
vous.
Elle longea le mur et se dirigea vers la porte.
— Et je peux vous dire tout de suite que ce n’est pas en mettant une avocate chevronnée dans
votre lit que vous tirerez votre épingle du jeu !
*
D’accord…
C’était tout ce qu’il avait gagné à se laisser guider par ses envies.
Adam se laissa retomber dans son fauteuil et se frotta le ventre. Il en avait vu d’autres, et de
plus rudes, mais Madeline l’avait atteint par surprise. Comme d’habitude, d’ailleurs.
Exaspéré, il appuya sur l’Interphone.
— Par où est-elle partie ?
Il n’avait pas besoin de préciser de qui il parlait. Où qu’elle soit allée, elle n’avait pu que
passer devant Dyan, à la vitesse d’une tornade de force cinq.
— Elle a essayé de prendre votre ascenseur personnel. Comme il ne s’ouvre qu’avec vos
empreintes digitales, elle a… Elle a juré comme un diable et pris l’autre ascenseur.
Adam tapota son bureau du bout des doigts.
— Et ensuite ?
— Ensuite ? D’après les caméras de sécurité, Mlle St. Clair s’est arrêtée au quarante-
huitième étage.
Le quarante-huitième… L’étage du service juridique.
— Evidemment… J’aurais dû m’en douter.
— A propos, monsieur, j’ai Brady en ligne. Il souhaite vous parler.
— Passez-le-moi.
Il prit le temps de se masser les tempes avant de saluer son interlocuteur.
— Brady. Bonjour. Vous avez un souci ?
Comme s’il ne savait pas ce qui lui valait cet appel… Brady était le chef du service juridique,
justement.
— Oui, monsieur. Votre harpie. Elle est revenue. Le voilà, le problème !
Brady était asthmatique, et lorsqu’on le stressait, ses bronches sifflaient littéralement.
— Elle nous rend dingues, reprit-il. C’est bien simple, Alice vient de lui jeter une agrafeuse
au visage.
— Elle l’a touchée ?
— Non, heureusement, mais c’est un pur hasard. Si cette vipère avait été plus haute de deux
centimètres, Alice l’aurait défigurée à vie.
Il reprit difficilement son souffle.
— Mlle St. Clair doit dégager. Maintenant. Je ne plaisante pas !
Adam était si tendu, subitement, qu’il avait les épaules en feu.
— Passez-la-moi.
Il consacra la minute suivante à regarder le Chrysler Building, sans voir autre chose que la
petite Madeline St. Clair.
Madeline, levant son beau visage vers lui, comme elle l’avait fait quelques instants plus
tôt…
Ce qu’il était attrayant, ce visage ! Ces pommettes fines sous une peau de satin, ces yeux
acier et légèrement cernés, ce matin, sans doute parce qu’elle avait mal dormi… Un régal.
Cette femme était belle.
Et malheureuse au point d’en vouloir au monde entier.
Dès lors, comment résister à l’envie de la protéger ?
Ou à celle de…
— Quoi encore ? lança-t-elle dans le combiné, d’une voix si forte qu’il en grimaça.
— Vous êtes retournée semer la panique dans mon service juridique, répondit-il d’un ton
conciliant.
— Ah, parce que c’est ma faute, à présent ? Ces gens sont complètement cinglés. Votre…
Alice, par exemple. Elle vient de me jeter une agrafeuse à la figure. Une agrafeuse, Adam. Vous
vous rendez compte, un peu ? Vous avez de la chance qu’elle m’ait manquée, parce que je peux
vous assurer que je vous aurais collé un procès au cul, et ce n’est pas cette bande d’incapables qui
vous aurait tiré de ce mauvais pas !
Jugeant la situation ingérable, Adam changea de tactique.
— OK. On s’en va.
Il réglerait les affaires courantes de chez lui. Cela lui permettrait au moins de limiter la
casse.
— Fredo est en bas, avec la limousine, dit-il. Descendez, je vous rejoins. Et par pitié, plus un
mot à aucun de mes employés.
Adam s’empressa de raccrocher avant que Madeline trouve quelque chose à lui objecter,
fourra deux ou trois dossiers dans son attaché-case et jura copieusement entre ses dents.
Tout cela était sa faute, et il le savait. C’était lui qui avait eu la brillante idée de l’amener
dans ses bureaux. Il aurait dû se douter qu’il courait au désastre. Pourtant, il avait eu à cœur de lui
montrer l’empire qu’il avait construit. Il aurait tant voulu qu’elle reconnaisse sa puissance…
Hélas, ce ne serait jamais le cas. Madeline St. Clair se souciait comme d’une guigne de son
succès. Elle ne voyait pas en lui l’homme que voyaient la plupart des êtres humains. Pour elle, il
n’était qu’un malfrat. Un arnaqueur, doublé d’un pervers.
Ce qui, de manière un peu perverse, justement, ne lui déplaisait pas tant que ça.
Parce qu’elle avait raison, du moins en partie. Et que cela ne l’en rendait que plus désirable.
Il la rejoignit à l’arrière de la limousine. Elle s’était réfugiée à l’extrémité de la banquette,
comme pour éviter toute contagion.
Dupont se précipita à l’intérieur, posa son museau sur les genoux de la jeune femme qui le
gratifia d’un regard adorateur.
Un regard dont Adam aurait voulu être l’objet, il devait bien l’avouer.
Il réprima un soupir. Il lui restait un point à aborder, et pas le plus facile. Autant le faire tout
de suite, pendant que Madeline était prisonnière. Et pendant que Dupont était là pour tempérer…
— Ma proposition n’avait rien à voir avec le sexe, dit-il. Je me suis mal fait comprendre, et
j’en suis désolé, croyez-le bien. Je sais que je suis allé trop loin. J’ai mélangé les genres, de sorte
que mes propos ont pu vous paraître ambigus et…
— Personnellement, je n’ai perçu aucune ambiguïté dans ce que vous m’avez proposé,
répliqua-t-elle froidement. Je dirais même que cela m’a paru très clair.
L’agacement le rendit agressif.
— Parfait ! Alors dans ce cas, je reconnais que je vous aurais volontiers fait l’amour contre
le mur de mon bureau. Mais ce n’était pas en rapport avec l’argent. Je vous propose cinq millions
de dollars pour votre travail, Madeline. Pas pour que vous couchiez avec moi. La preuve, l’offre
est toujours valable.
Un long silence suivit ses propos. Si long et si lourd que l’on aurait entendu une mouche
voler.
— Merci, dit-elle enfin. Seulement, la réponse est toujours la même. C’est non.
Adam relâcha le souffle qu’il n’avait pas eu conscience de retenir.
— Cela dit, poursuivit-elle, et plus sérieusement, votre cher Brady est un maillon faible. Il
est amoureux fou d’Alice qui le sait et qui en profite pour le mener par le bout… du nez, pour être
polie.
Dans un élan de solidarité masculine, Adam faillit éclater de rire.
Son hilarité fut de courte durée cependant. Les affaires étaient les affaires, et puisqu’il s’était
octroyé les services d’une conseillère hors pair, autant en profiter.
— Bien. Et selon vous, lequel des deux doit partir ?
*
Ce fut Brady, finalement. Alice conserverait son poste.
— Je crois en avoir terminé avec vous, cette fois, déclara Maddie, non sans une certaine
satisfaction. J’ai accompli ma tâche.
Adam la gratifia d’un sourire dévastateur.
— Vous êtes certaine de ne pas vouloir assurer la relève ?
C’était tentant, bien sûr, à bien des égards…
Mais totalement hors de question.
Se détournant, elle se concentra sur Dupont, étendu entre eux, les quatre pattes en l’air.
— Attendez. Il faut absolument que Parker voie ça ! s’exclama-t-elle.
Tirant son portable de son sac, elle prit une photo du chien et l’envoya à son vétérinaire
préféré, avec un petit mot d’explication.
Lorsqu’elle releva la tête, Adam l’examinait avec attention.
— Vous êtes drôlement proches, Parker et vous, non ?
— Je vous ai déjà dit que nous étions amis, LeCroix. Et je répète : ce ne sont pas vos oignons.
Il eut un rictus outrageusement sexy.
— Je ne connaissais pas cette expression !
— Normal. Vous n’avez pas grandi dans les zones rurales de Nouvelle-Angleterre.
— Effectivement. C’était comment ?
— Très provincial. Rien à voir avec ce que vous avez pu vivre dans votre enfance.
Ce type avait voyagé dans le monde entier. Elle, elle n’avait jamais bougé. Son unique
déplacement en avion avait été un tel fiasco qu’elle s’était juré de ne jamais recommencer
l’expérience.
Adam haussa les épaules avec une nonchalance tout européenne.
— On a coutume de dire que le quotidien des petites villes est idyllique, fit-il remarquer. Ce
n’est pas l’impression que la vôtre vous a donnée ?
— Pas du tout, non.
Elle aurait fait n’importe quoi pour changer de sujet de conversation. Elle parlerait affaires
avec LeCroix tant qu’il le voudrait.
De sa vie privée, en revanche, non.
Sous aucun prétexte.
Hélas, Adam ne paraissait pas décidé à s’arrêter là.
— Cela ne vous manque pas ? demanda-t-il. Vos amis, je veux dire. Votre famille.
— Mes amis sont ici, à New York. Quant à mes parents, ils sont morts.
Elle ne précisa pas que son père était toujours en vie, malheureusement. C’était à ses yeux, et
à ceux de Lucy, qu’il était mort. Pour les autres, il se portait comme un charme.
— Cela nous fait au moins un point commun. Nous sommes tous deux orphelins, seuls au
monde.
— Je ne suis pas seule au monde, protesta-t-elle. J’ai Lucille… et tout un tas d’autres gens
qui me sont chers.
Enfin, tout un tas, il fallait le dire vite.
Il la dévisagea un instant d’un regard trop assuré et trop pénétrant pour qu’elle puisse le
soutenir.
— Vous non plus, vous n’êtes pas seul au monde, lança-t-elle, dans l’espoir d’inverser les
rôles. Vous ne pouvez pas prétendre le contraire, avec toutes ces femmes qui se pâment devant
vous !
— Toujours le sens de l’à-propos, Madeline. J’avais justement quelque chose à vous montrer,
à ce sujet.
Il ouvrit son attaché-case pour en sortir un exemplaire du Post qu’il posa devant lui.
La photo était là. En noir et blanc. Elle occupait la une.
Leur étreinte sur le trottoir, devant le Cipriani.
L’espace de quelques secondes, Maddie resta sans voix. Elle sentit son sang se retirer de son
visage, et balbutia :
— Vous… vous saviez ce que vous faisiez en m’embrassant en public. Vous le saviez
pertinemment.
Pourquoi cela lui faisait-il autant de mal ? Pourquoi considérait-elle cela comme une trahison
? Elle savait bien qu’Adam LeCroix n’avait aucune morale.
— Pour tout vous avouer, répliqua-t-il, jetant le tabloïd sur la banquette opposée, sur le
moment, j’avoue que j’ai pensé à tout sauf aux paparazzi.
— C’est ça ! rétorqua-t-elle d’un ton qu’elle aurait voulu railleur mais qui fut pathétique,
même à ses propres oreilles.
Elle se tourna vers la vitre, dans l’espoir de reprendre ses esprits. Ce n’était pas le fait
d’avoir cru en la sincérité de ce baiser qui la gênait. C’était elle. Sa propre réaction. Sa certitude
qu’Adam LeCroix était aussi éperdu de désir qu’elle l’avait été elle-même, à ce moment-là.
— Je suis sincèrement désolé, Madeline.
— Oh ! Par pitié ! Comme si j’allais croire que vous vous sentez tout piteux de m’avoir
humiliée en public. Dans deux secondes, vous allez me dire que mes intérêts vous tiennent à cœur,
c’est ça ?
Elle baissa la vitre pour sentir l’air frais sur son visage et regarder défiler la Cinquième
Avenue.
Saks, Lord & Taylor, des femmes en talons hauts qui faisaient leur shopping, d’autres qui
attendaient leur déjeuner devant un cocktail… Le train-train de la New-Yorkaise oisive, quoi.
Mais elle ne se laisserait pas aller à la tristesse ou à l’amertume. La colère lui paraissait plus
saine, plus facile aussi.
Adam LeCroix avait semé la pagaille dans sa vie. Dans une existence qui, à défaut d’être
parfaite, lui appartenait en propre. Elle vivait comme elle l’entendait et faisait ses propres choix,
pour des raisons qui n’appartenaient qu’à elle. Alors…
— Madeline, reprit Adam, posant une main sur la sienne.
Elle se dégagea vivement. LeCroix tenait les ficelles du porte-monnaie, c’était ainsi et elle
n’y pouvait rien. Mais en aucun cas elle ne lui laisserait deviner son attirance pour lui. Il ne devait
pas savoir, par exemple, qu’il la mettait en émoi, rien qu’en prononçant son nom.
— Nous en avions discuté avant, déclara-t-il d’un ton ferme. Et je continue à penser que c’est
mieux ainsi. Il est préférable que les gens croient que vous vous êtes entichée de moi.
Elle se mordilla la lèvre inférieure. Il ne croyait pas si bien dire !
— J’ajoute qu’il vaudrait mieux que votre sœur le croie aussi, poursuivit-il.
— Vous plaisantez ? s’exclama-t-elle. Il ne manquerait plus que Lucy me pense amoureuse
de vous ! Je ne constitue peut-être pas le meilleur des exemples, mais elle n’en a pas d’autre, je
vous signale.
Le regard bleu cobalt d’Adam perdit toute expression.
— Vous préférez lui expliquer la véritable raison de notre collaboration ?
Aïe. Là, il marquait un point. Si jamais sa Luce apprenait qu’elle avait sacrifié son avenir
professionnel et ravalé son orgueil pour elle, elle risquait d’arrêter ses études sur-le-champ.
— Je… Laissez-moi réfléchir, marmonna-t-elle.
— Pendant que vous y êtes, n’oubliez pas que votre sœur aura déjà vu cette photo quand elle
arrivera à New York. Elle a été publiée dans la plupart des journaux à travers tout le pays.
Il avait raison, là encore, hélas.
— Les gens n’ont vraiment rien d’autre à faire que de se préoccuper de la vie amoureuse
d’Adam LeCroix ? lança-t-elle d’un ton hargneux.
— Disons que vu ce qui s’est passé entre nous il y a cinq ans, ce n’est pas forcément moi la
vedette, en l’occurrence. Votre nom est aussi connu que le mien, lui rappela-t-il.
Elle baissa les yeux vers le Post, toujours ouvert à la page où était imprimé l’article. Le titre
s’étalait en grosses lettres : « Le Pitbull mange dans la… main du Piranha ».
Joli ! Elle ne s’était pas beaucoup trompée, dans ses prévisions de la veille.
— Pourquoi n’ont-ils pas carrément écrit « dans le pantalon du Piranha » ? C’est bien ce
qu’ils sous-entendent, non ?
— Le Post ne se permettrait jamais une telle grossièreté, lui fit remarquer Adam avec un
petit sourire.
Maddie renifla avec mépris et se remit à regarder à travers la vitre.
— Je ne peux peut-être pas avouer l’entière vérité à ma sœur, mais il est hors de question que
je lui fasse croire que nous formons un couple, décréta-t-elle fermement.
— Comme vous voudrez. Seulement, il faut que nous nous entendions sur la version que nous
allons lui donner.
Maddie prit une longue inspiration et réfléchit à toute vitesse.
— Lucy était encore au lycée, quand vous avez volé La Dame en rouge. Je serais étonnée
qu’elle s’en souvienne. Ce n’est pas le genre de choses dont on parlait, à la maison.
— Vraiment ? J’aurais pourtant cru que vos parents seraient fiers de voir leur fille aînée faire
la une de la presse internationale !
— Elle va en lire le compte rendu aujourd’hui même, enchaîna-t-elle sans relever. Ces
maudits journalistes ont dû la ressortir de leurs tablettes, ne serait-ce que pour expliquer la
légende de la photo… Peu importe, cependant.
Elle se détendit légèrement. Elle venait de trouver une explication à peu près plausible.
— Je vais lui dire que nous n’avons jamais été les ennemis jurés que l’on a bien voulu
décrire, reprit-elle. Que les journalistes en ont fait des tonnes pour vendre leur torchon. Et qu’en
réalité, nous nous sommes quittés en bons termes, ce que, bien évidemment, la presse ne s’est pas
donné la peine de rapporter parce que cela ne présentait aucun intérêt. Ce qui expliquera que vous
ayez pensé à moi quand vous avez eu besoin d’aide, dans cette histoire d’assurance.
— Nous serions plus crédibles en nous tutoyant, je crois.
— Si vous y tenez.
— Et le baiser ?
— Le baiser ? Ah… Eh bien… on dira que c’était un défi.
Elle avait improvisé, mais l’idée lui plaisait tellement qu’elle ne put s’empêcher de la
développer.
— Oui. C’est ça ! Un pari. Votre vieux copain Dakota Rain vous a mis au défi d’embrasser le
Pitbull, pour voir si vous vous en sortiriez vivant. Une fois que Lucy vous aura rencontré en
personne, elle sera toute prête à croire que vous n’êtes pas du genre à vous défiler devant ce genre
de défi.
— Je vais prendre cela comme un compliment, répliqua sèchement Adam. Après tout, il y a
peu de chances pour que vous m’en fassiez d’autres.
— Vous n’aurez pas d’autre baiser non plus. Si vous réessayez, c’est bien simple, je mords !
12
— Maddiiiiiiiie ! hurla Lucille, avant de se précipiter vers sa sœur et de la serrer dans ses
bras à l’étouffer.
— Salut, sœurette, répondit celle-ci d’une voix à peine audible.
Adam dissimula tant bien que mal son étonnement. Madeline avait omis de lui dire que sa «
petite Lucille » faisait vingt bons centimètres et pesait au moins quinze kilos de plus qu’elle.
Relâchant son étreinte, la nouvelle venue tournoya dans le hall d’entrée, avec un tel entrain
que les volants de sa jupe voletèrent autour d’elle.
— Je n’y crois pas ! Cet appart est carrément génial ! Je…
Elle n’acheva pas sa phrase. Son regard venait de se poser sur l’une des statues exposées dans
le vestibule.
— C’est… c’est un Rodin, non ? murmura-t-elle lorsqu’elle eut recouvré l’usage de la
parole.
Elle avança timidement vers la figure de bronze, montée sur un piédestal en marbre.
— En effet, rétorqua Madeline avec désinvolture. Il n’y a que ça, ici. Des pièces uniques. Tu
es dans un musée, ma Luce.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, rectifia Adam, s’avançant d’un pas. Toutefois, si vous
appréciez Rodin, vous trouverez un de ses bustes dans la galerie. Il devrait vous plaire.
Madeline esquissa un sourire.
— Lucille ? Je te présente Adam LeCroix. L’heureux propriétaire de ce modeste intérieur,
entre autres.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, dit-il, serrant la main que Lucille lui tendait. J’ai
beaucoup entendu parler de vous.
Il n’y avait pas à dire, les deux sœurs étaient aussi dissemblables que l’on puisse l’être. La
chevelure de la cadette, plus foncée, retombait en une cascade soyeuse sur ses épaules. Ses yeux,
d’un bleu-vert incandescent qui rappelait les eaux de la Méditerranée, brillaient d’un mélange de
malice et d’émerveillement.
— C’est vraiment gentil de nous recevoir, monsieur LeCroix, murmura-t-elle. Merci
beaucoup.
— Adam. Appelez-moi Adam.
Lucille rejoignit en sautillant le jeune homme élancé qui avait émergé de l’ascenseur en
même temps qu’elle. Les cheveux longs aux mèches peroxydées, un jean coupé aux genoux, un
blouson de cuir noir ouvert sur un T-shirt Metallica, il avait tout l’air de ce qu’il était : un rockeur
en herbe.
Radieuse, Lucille lui passa un bras autour de la taille.
— Mads ? Voici Crash.
A l’entendre, on aurait cru qu’elle avait gagné le gros lot. En tout cas, elle semblait
convaincue d’avoir la bénédiction de sa sœur.
Adam observa Madeline à la dérobée. Parfaitement immobile, elle jaugeait le musicien de
son regard d’acier. Crash se soumit à l’examen en véritable adulte. Au lieu de se troubler et de
passer d’un pied sur l’autre, il attendit le verdict, avec curiosité mais sans angoisse apparente.
Comprenant que ce petit numéro pouvait durer un moment, Adam posa une main sur le dos
de Madeline et l’entraîna discrètement vers Crash.
— Enchanté, jeune homme, déclara-t-il.
Comme Madeline restait muette, il la pinça juste assez fort pour la faire réagir.
— Bonjour, Crash ! lança-t-elle, d’un ton à la limite de la raillerie.
Et elle lui serra la main à son tour, avec une vigueur inaccoutumée qui ne démonta guère le
musicien.
— Lucy n’arrête pas de parler de vous, dit-il, d’une voix de ténor chaleureuse et beaucoup
plus mûre qu’on ne l’aurait pensé en le voyant. Je suis vraiment content de vous voir enfin en
chair et en os !
Afin, sans doute, de faire bonne mesure, il se fendit d’un sourire à faire fondre un glacier.
Malheureusement pour lui, Madeline était imperméable à ce genre de séduction, Adam était
bien placé pour le savoir. Le sourire qu’elle retourna au jeune Crash fut aussi affable que celui
d’un crocodile.
Soit Crash était indifférent, soit il ne s’aperçut de rien, car ce fut le plus naturellement du
monde qu’il se tourna vers Adam.
— Merci, m’sieur. C’est sympa de nous emmener avec vous en Italie. Vous ne pouvez pas
savoir le plaisir que ça nous fait !
— Il faudra que vous me donniez la recette de votre potion magique, ajouta Lucille d’un ton
de conspirateur. Parce que vous devez en avoir une, si vous avez réussi à convaincre ma sœur de
quitter le plancher des vaches pour quelques heures !
Interloqué, Adam se tourna vers Madeline. Elle était écarlate. Plus encore, elle refusait de le
regarder dans les yeux et semblait avoir perdu sa langue.
Bon sang ! Pourquoi ne lui avait-elle pas dit qu’elle avait peur de l’avion ? Il n’y avait
aucune honte à avoir ! Pourquoi avoir passé sous silence ce qui semblait être une véritable phobie
?
— On a à peine l’impression d’être dans les airs, à bord de mon Gulfstream, déclara-t-il d’un
ton léger, dans l’espoir de rassurer Madeline. C’est comme un petit appartement. En outre, mes
pilotes sont chevronnés. Triés sur le volet.
Lucille se rapprocha de sa sœur et lui caressa affectueusement le bras.
— Et puis je serai là, Mads. Avec toi. Je ne te quitterai pas de tout le trajet, promis.
Madeline esquissa un sourire crispé.
— Ça ira, murmura-t-elle comme pour s’en convaincre elle-même.
Crash crut bon d’apporter sa contribution.
— A ta place, bébé, je ne m’en ferais pas trop. Ta sœur n’a pas l’air du genre à se laisser
impressionner par un tas de ferraille.
Il baissa la tête vers Madeline, la dévisagea un instant et ajouta :
— Je dirais même qu’elle est tout à fait capable de le démolir, cet avion, s’il la ramène trop.
La remarque eut pour effet de faire rire Madeline.
Lucille l’imita.
— Çà, ma sœur ne fait pas dans la dentelle, quand on lui marche sur les pieds ! s’exclama-t-
elle. Un soir, dans un bar, le Blue… quelque chose, des types complètement bourrés et
franchement odieux nous faisaient du gringue. On les a envoyés balader une fois, deux fois, et
comme ils n’arrêtaient pas, Maddie a eu une idée géniale. On a compté jusqu’à trois, on a tiré sur
la ceinture de leur pantalon et on a versé nos martinis à l’intérieur. Tu aurais vu leur tête !
En un geste inconscient, elle prit la main de son aînée. Manifestement, l’amour
inconditionnel que Madeline lui portait était réciproque.
— On était mortes de rire, toutes les deux ! poursuivit-elle. Vous comprenez, le martini, c’est
plutôt sucré, et ça a dû leur coller aux…
— On a compris, bébé ! l’interrompit précipitamment Crash.
— Si nous montrions leurs chambres à nos invités, ma chérie ? suggéra Adam.
Madeline attrapa la balle au bond.
— Excellente idée. Suis-moi, Lucy. Ta suite se trouve à côté de la mienne. Toi, Crash, tu dors
à l’autre bout de l’appartement.
Lucy adressa une grimace résignée à son petit ami — apparemment, elle s’était attendue à ce
que sa sœur les oblige à coucher dans des chambres séparées. Crash lui renvoya un clin d’œil
complice.
Adam en déduisit qu’il y aurait quelques déplacements furtifs pendant la nuit et, contre toute
attente, se prit à envier les deux jeunes gens.
Le sentiment le prit par surprise. Il n’avait pas l’habitude de jalouser ses prochains, encore
moins un gamin à peine sorti de l’enfance.
Cela dit, son monde était bouleversé, depuis peu, et à moins qu’il ne se remette à tourner
normalement d’ici l’heure du coucher, la triste réalité était là. Ce gringalet allait passer la nuit
entre les bras d’une femme splendide tandis que lui, Adam LeCroix, en serait réduit aux plaisirs
solitaires.
*
Lucy se laissa tomber sur le canapé de la suite Emeraude et tapota le coussin, à côté d’elle.
— Arrête de tourner en rond, et viens t’asseoir à côté de moi, Mads. Dis donc, tu sais que tes
yeux sont vraiment verts, dans cette pièce ? On dirait que c’est fait exprès !
— Oui, répondit distraitement Maddie, prenant place auprès d’elle. Parle-moi plutôt de
Crash.
Elle avait eu l’intention d’adopter un ton léger, comme pour lancer une banale discussion
entre filles. Hélas, sa tension était palpable dans sa voix, elle l’entendait bien. Elle tenta de se
rattraper en toussotant, puis croisa les jambes en une pose faussement détendue.
— Il est super, répondit Lucy dans un soupir. Et tellement gentil ! Il a tout un tas de petites
attentions pour moi. Il m’apporte des Milk Duds1, par exemple. J’aime toujours autant ça, tu
sais… Et puis, il sait cuisiner.
Elle laissa retomber sa tête sur le dossier du canapé et soupira d’aise.
— Il fait de ces sauces piquantes… Un vrai délice ! Tu n’en reviendrais pas.
Maddie pouvait difficilement reprocher à sa cadette de s’attacher à ce genre de détail, alors
qu’elle avait quasiment vendu son âme au diable pour une assiette de spaghettis carbonara. D’un
autre côté…
— C’est très bien, qu’il fasse la cuisine, reconnut-elle. Seulement…
Elle hésita quelques secondes avant de poursuivre :
— Il fait aussi de la musique, si j’ai bien compris. De sorte que les filles doivent lui tourner
autour et que…
Lucy la fit taire d’un regard indigné.
— Il ne va pas voir ailleurs, si c’est là que tu veux en venir. D’abord parce que ce n’est pas
son genre, et ensuite parce que je le saurais tout de suite.
— Toutes les femmes pensent qu’elles comprendraient tout de suite que leur parte naire les
trompe, Lucy. Or, prends Vicky par exemple. Elle ignorait totalement que ce fumier de Winston
couchait avec sa secrétaire, jusqu’au jour où nous sommes passées le voir à son bureau et que nous
les avons pris sur le fait.
— Ce n’est pas pareil, Mads. Winston a toujours été nul. Je n’ai jamais compris ce que Vicky
lui trouvait.
— Je t’accorde que je n’ai jamais aimé ce type, mais là n’est pas la question. Crash joue dans
un groupe de rock, bon sang !
— Tu peux parler ! Tout le monde sait qu’Adam LeCroix est un play-boy !
— Et alors ?
— Et alors ? répéta Lucy, médusée. Et alors, il n’est pas sérieux, c’est tout ! Qu’est-ce que tu
fabriques avec un séducteur pareil ?
— Rien. Du moins rien de compromettant. Je travaille pour lui. Tu ne vois pas comment je
suis habillée ? Tailleur et hauts talons ? Notre relation est d’ordre strictement professionnel.
— Arrête, Mads. Je t’ai vue dans ses bras, à la fin du journal télévisé.
Maddie secoua obstinément la tête de droite à gauche.
— Non. Nous ne… C’était un pari. Ce baiser est le résultat d’un pari. Un de ses amis l’a mis
au défi et…
Elle ne termina pas sa phrase. Elle se faisait l’effet d’une gamine en train de nier l’évidence.
— C’est ça, railla Lucy. Adam LeCroix t’a roulé une pelle parce qu’il avait fait un pari. Et tu
as détesté ça. Ce qui explique que tu te sois débattue en te collant à lui.
Maddie fut tirée de ce mauvais pas par un petit coup discret, frappé à la porte. L’instant
d’après, Bridget annonçait :
— Le dîner sera servi dans vingt minutes.
Lucy se leva d’un bond.
— Merci, Bridget. Ah, et merci d’avoir déballé mes affaires. Vous n’auriez pas dû vous
donner ce mal, cela dit. Nous repartons dès demain.
— Je n’en suis pas sûre, madame, répondit la domestique. J’ai entendu M. LeCroix demander
à Henry de tout annuler.
— Qu’est-ce que… ? Bon sang ! s’exclama Maddie, se levant à son tour. Lucy ? Je te
retrouve dans la salle à manger. J’ai deux mots à dire à Adam.
Elle tambourina à sa porte et entra dans la suite sans attendre d’y être invitée.
— Ecoutez-moi bien, LeCroix. Je… Oh ! Nom d’une pipe ! s’écria-t-elle, se couvrant les
yeux. Vous ne pouvez pas mettre une tenue décente ?
— Pourquoi ? Je n’ai pas le droit de me promener torse nu dans ma propre chambre ?
Maddie écarta les doigts et entreprit de fixer un point invisible, derrière l’épaule gauche
d’Adam.
Une épaule musclée, bronzée à souhait et beaucoup trop sensuelle, d’ailleurs.
Agacée, elle revint à la réalité du moment.
— Bridget vient de nous annoncer que l’on ne partait plus, finalement. C’est vrai ?
— Oui. J’ai changé d’avis. Nous travaillerons tout aussi bien d’ici.
Maddie fronça les sourcils.
— C’est à cause de ce que Lucy a dit tout à l’heure ? Parce que j’ai peur de l’avion ?
Il s’avança vers elle, et elle ne put s’empêcher de baisser les yeux, d’abord pour les poser sur
son visage, puis sur son torse et enfin plus bas, sur…
Se reprenant vivement, elle revint à son visage de dieu grec. Adam fit un nouveau pas en
avant, l’obligeant ainsi à renverser la tête pour soutenir son regard.
— Madeline…
Pourquoi son prénom, qu’elle n’avait pourtant jamais vraiment aimé, lui paraissait-il si
exotique, lorsque c’était Adam LeCroix qui le prononçait ?
— Ma chérie…
Et pourquoi ce terme affectueux, qui l’avait tant offusquée deux jours plus tôt, lui paraissait-
il tout naturel, à présent ?
Il fit glisser un index sur son front.
— Tu aurais dû me dire que tu détestais l’avion…
Enfin, pourquoi restait-elle là sans bouger, au lieu de se mettre hors de sa portée ?
— Donc, puisque tu en as peur, on annule, c’est tout, conclut-il
La remarque rompit le charme.
— Je n’ai pas peur, compris ? rétorqua-t-elle, piquée au vif. Les hauteurs me rendent un peu
nerveuse, c’est tout. Et puis, on est bien obligé de penser au pire, quand on s’apprête à traverser
l’Atlantique dans une prison de ferraille, non ? Or, si vous… Si tu es inconscient, moi pas. Cela
dit, il est trop tard pour changer nos plans maintenant. Nous allons en Italie, un point c’est tout.
Elle vit ses lèvres frémir. Manifestement, il avait bien du mal à conserver son sérieux.
— Je ne comprends pas bien ta démarche, Madeline. Tu as tout fait pour que l’on reste ici. Et
maintenant que je me range à ton avis, tu insistes pour partir ? Tu crains de baisser dans mon
estime, c’est ça ?
— Pff ! Parce que vous… Tu t’imagines que je me soucie de ce que tu penses de moi, peut-
être ? Non. Je tiens à ce que nous y allions parce que c’est ce que nous avons promis à Lucy, que
c’est son rêve le plus cher et que je ne veux pas qu’elle soit déçue.
Adam haussa les épaules.
Ah, ces épaules…
— Crash et Lucille n’ont pas besoin de nous pour aller à Portofino. Ils peuvent très bien…
— Pas question ! l’interrompit-elle avec véhémence. Crash est beau gosse, il le sait, et Lucy
est folle de lui. Si je ne suis pas là pour les surveiller, ils vont passer leur temps à… à forniquer.
— Ce qu’ils feront de toute manière, ma belle. D’ailleurs, j’aimerais bien savoir pourquoi tu
tiens tant à les en empêcher.
Maddie trouva la question particulièrement stupide.
— Pourquoi ? Enfin, Adam, vous… Tu as vu ma sœur, non ? Elle est… magique. Elle
s’enthousiasme pour un rien… C’est une rêveuse !
Soucieuse de s’éloigner de lui, elle s’avança vers la cheminée devant laquelle Dupont
dormait paisiblement, le ventre bien rempli apparemment.
— Si ce n’était qu’une question de sexe, cela me serait égal, reprit-elle. Seulement, ça ne
s’arrête pas là. Lucy est amoureuse de ce type. Vraiment amoureuse.
— Tu es en train de me dire que tu préférerais qu’elle couche avec des garçons dont elle n’a
rien à faire ? lui demanda-t-il, l’air sincèrement ébahi.
— Non ! Bien sûr que non ! Enfin… Si. Peut-être.
Elle soupira. Elle ne parvenait pas à s’expliquer.
— Tu ne comprends pas, Adam. Aucun garçon ne lui a encore fait de mal, et je n’ai aucune
envie de voir un musicien à la manque et shooté à la testostérone lui briser le cœur.
— Qu’est-ce qui te fait penser que c’est lui qui lui brisera le cœur et pas l’inverse ?
Elle leva un index accusateur vers lui.
— C’est bien ce que je disais. Tu ne comprends rien à rien. Normal, puisque tu n’as jamais
été amoureux.
— Toi non plus, répliqua-t-il, imitant son geste.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, la referma, puis explosa.
— Je connais des femmes qui l’ont été, figure-toi. Et je peux t’assurer qu’elles ne s’en sont
jamais sorties indemnes.
Hochant la tête d’un air songeur, elle poursuivit, plus pour elle-même que pour lui :
— Ou alors, elles se sont mariées, et quand les choses se sont gâtées, elles avaient deux
gamines pleurnichardes, ce qui les a obligées à rester et à souffrir en silence.
— C’est ce qui est arrivé à ta mère, Madeline ? demanda Adam d’une voix douce. C’étaient
ta sœur et toi, ces gamines pleurnichardes ?
La question lui fit l’effet d’une gifle. Elle recula d’un pas et marcha sur la queue de Dupont
qui jappa plaintivement.
— Oh non !
Elle s’agenouilla, prête à prendre le chien dans ses bras pour le consoler. Mais il cherchait
déjà à se faire pardonner sa réaction, le pauvre, et il lui lécha la joue avec une telle ardeur qu’elle
en tomba sur les fesses.
— Désolée, Dupont, mon beau. Je ne l’ai pas fait exprès.
Et soudain, sans prévenir, elle sentit les larmes lui monter aux yeux, puis couler sans retenue.
Elle tenta de les dissimuler en enfouissant son visage dans la fourrure du chien… Mais trop tard.
Adam venait de s’asseoir à côté d’elle.
Il tendit une main vers ses cheveux. Elle se déroba à la caresse.
— Arrête, ordonna-t-elle. Ce n’est pas moi qui ai mal, c’est Dupont.
— Tiens donc ! lança-t-il, moqueur, tapotant le dos du chien sans la quitter des yeux. Dans ce
cas, tu peux me dire pourquoi tu pleures ?
— Parce que je lui ai marché sur la queue ! Voilà pourquoi !
Elle avait parlé d’un ton brusque, comme un animal blessé, justement. Dupont gémit
doucement.
— Et cesse de me faire crier, ajouta-t-elle, plus doucement. Il prend peur quand on élève la
voix. Tu le sais, pourtant ! Oh…
A sa grande honte, un véritable sanglot lui était monté à la gorge. Elle tenta de le réprimer en
s’enfonçant les ongles dans la paume des mains.
Pourquoi fallait-il qu’elle craque, ici, dans la suite d’Adam LeCroix ? Pourquoi fallait-il que
Lucy s’amourache du premier venu ? Et puis tous ces gens qui s’en prenaient à de pauvres bêtes
sans défense comme Dupont… Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Pourquoi Adam sentait-il si bon ?
C’en était trop. Elle était à bout. Tout lui échappait, semblait-il.
Aussi, abandonnant la partie, se laissa-t-elle aller dans les bras puissants d’Adam.
*
— Ouah ! Un risotto ! Je n’y crois pas ! s’exclama Lucy, bondissant littéralement sur sa
chaise. J’adore ça ! Mads aussi, d’ailleurs. C’est un de ses plats préférés.
— C’est vrai ? demanda Adam, feignant la surprise.
Il était assis au bout de l’immense table, Madeline à sa droite, Lucy et Crash à sa gauche.
— Si je vous le dis !
Lucy porta sa fourchette à sa bouche et savoura le riz, les paupières closes.
— Mmm… C’est divin. Tu ne trouves pas, Mads ?
— Délicieux, lui répondit distraitement cette dernière.
Elle n’avait goûté le plat que du bout des lèvres. En fait, elle paraissait plus intéressée par
son verre de vin.
Adam fronça légèrement les sourcils. Madeline ne lui avait pas accordé un seul regard,
depuis qu’ils étaient à table. Miraculeusement, il ne restait aucune trace de sa crise de larmes sur
son beau visage. A la voir ainsi, personne ne se serait douté que, moins d’un quart d’heure plus tôt,
elle sanglotait dans ses bras.
Enfin, il ne fallait rien exagérer. Elle s’était abandonnée… l’espace de dix bonnes secondes.
Après quoi, elle avait couru se réfugier dans sa suite.
— Vachement bon, décréta Crash, entre deux bouchées.
Doté de l’appétit féroce des garçons de son âge, il eut vite terminé sa part. Et parut
légèrement frustré lorsque Bridget s’avança pour débarrasser son assiette.
— Filet mignon en plat de résistance, l’informa Adam. A volonté.
Il fit un signe discret à Bridget qui s’empressa d’aller voir Leonardo en cuisine pour lui
demander de doubler les doses.
— Super ! rétorqua Crash, un sourire craquant aux lèvres.
Posant un bras sur le dossier de la chaise qu’occupait Lucille, il lui caressa la nuque du bout
des doigts. Le geste lui était venu si naturellement que l’on ne pouvait douter du degré d’intimité
qui unissait les deux jeunes gens.
Madeline termina son verre de vin d’un trait.
Adam se demandait jusqu’à quel point il avait le droit, en son âme et conscience, de la laisser
s’enivrer lorsque Henry apparut.
— M. Rain, annonça-t-il, s’écartant aussitôt pour laisser passer Dakota.
— Je sais, je sais. Je suis en retard, lança ce dernier avec son fameux accent traînant. A ma
décharge, les deux premiers magasins dans lesquels je me suis arrêté étaient à court de brunello.
Adam se rembrunit.
— Je ne me souviens pas t’avoir invité !
Dakota agita une main désinvolte devant lui.
— Un simple oubli. Je l’ai tout de suite compris, vieux.
Il déposa un baiser sur la joue rougissante de Madeline, puis se pencha au-dessus de la table
pour prendre la main de Lucille.
— Dakota Rain, dit-il simplement.
Comme la jeune fille le dévisageait, bouche bée, Madeline crut bon de faire les présentations.
— Voici Lucille, ma sœur.
Dakota partit d’un rire sonore.
— Non ! C’est pas vrai ! Mon rêve se serait-il réalisé ? Ah, non. Elle a un petit ami, à ce que
je vois.
— Oui. Crash… Crash Lemon, marmonna Madeline.
Dakota lui serra la main avec chaleur. Le jeune homme hocha poliment la tête. De toute
évidence, il était beaucoup moins épaté que sa dulcinée par cette rencontre avec le joli cœur de
Hollywood.
S’il avait su à quel point Adam le comprenait !
Dakota s’installa à côté de Madeline et se renversa sur le dossier de son siège, le temps que
Bridget lui mette un couvert.
— Merci, beauté, murmura-t-il avant de la gratifier d’un clin d’œil qui sembla beaucoup
l’amuser. Soyez gentille, dites à Leonardo que je prendrai les choses là où elles en sont. Ah, et
apportez-moi un tire-bouchon, s’il vous plaît. Il faut que je fasse boire Adam, sans quoi il risque
de me jeter dehors sous prétexte que je flirte un peu avec sa femme.
— Je ne suis pas sa femme, rectifia Madeline. Je suis son avocate.
Adam s’abstint de tout commentaire. C’était l’entière vérité, non ?
— Tiens, tiens…, murmura Dakota.
Puis, défiant Adam du regard, il déplaça sa chaise d’un ou deux centimètres.
Vers celle de Madeline.
— Vous restez combien de temps à New York ? lui demanda-t-il.
— Je vis ici.
Adam remarqua qu’elle avait délaissé son vin. Sans doute était-elle trop occupée à minauder
devant Dakota Rain.
— Ah ! Dans ce cas, vous pouvez peut-être faire quelque chose pour moi. Il se trouve que
demain soir…
Cette fois, Adam s’insurgea.
— Nous partons pour l’Italie demain matin.
— Ah bon ? intervint Lucy, s’arrachant à sa contemplation de l’acteur. Je croyais que c’était
annulé.
— Madeline m’a fait revenir sur ma décision, rétorqua Adam, avec un sourire pincé.
Le coup était bas, mais il n’allait tout de même pas se laisser doubler par Dakota.
— C’est vraiment dommage, affirma ce dernier dans un soupir.
Il déboucha la bouteille et remplit les verres que Bridget venait d’apporter. Puis, trinquant
avec Madeline, il ajouta :
— En même temps, ce n’est que partie remise, ma jolie. Je suis ici tout l’été pour un
tournage. On se verra à votre retour aux Etats-Unis.
Adam réprima difficilement un juron. Cette certitude qu’avait Dakota de pouvoir mettre
Madeline dans son lit lui était tout bonnement insupportable. Et le fait qu’il ait sans doute raison
aggravait les choses.
Fort heureusement, Crash intervint avant qu’il se ridiculise pour de bon.
— Je suis fan de votre frère, lança-t-il d’un ton innocent. C’est un sacré bon acteur.
Dakota se redressa sur sa chaise pour examiner le jeune homme comme s’il ne l’avait pas
encore remarqué.
Adam sursauta, lui aussi, mais pour une tout autre raison. Décidément, ce garçon lui était de
plus en plus sympathique.
A sa grande déception cependant, Dakota finit par hocher la tête avec une sincérité apparente.
— C’est vrai. Ça m’ennuie de chanter ses louanges, vu que c’est mon petit frère, mais c’est
un acteur-né. Il joue bien mieux que moi.
— Pas du tout ! s’exclama Lucille.
Elle se pencha en avant si brusquement que la main de Crash glissa de l’endroit où elle était
toujours posée, au creux de sa nuque.
— Vous êtes incroyable, dans Cry for me. Avec ma sœur, on le regarde à chaque fois que je
viens à New York, et à chaque fois, on pleure comme des Madeleine. Pas vrai, Mads ?
Madeline acquiesça vigoureusement.
— Si. La scène du couteau. Je ne sais pas, mais ça me touche au plus profond.
Sans doute afin d’illustrer son propos, elle porta une main à son cœur.
— Et quand la police vient vous chercher ! Cette expression, votre regard…, enchaîna
Lucille, la voix brisée par l’émotion.
— Je n’arrive toujours pas à croire que l’on ne vous ait pas attribué l’Oscar pour ce film,
s’insurgea Madeline. Vous le méritiez largement !
— Tout à fait d’accord, renchérit sa sœur avec emphase.
Adam jeta un coup d’œil à Crash. Il semblait bien sombre, le pauvre. Les sœurs St. Clair n’en
avaient plus que pour Dakota, qui en faisait des tonnes dans la fausse modestie.
Elles avaient raison au moins sur un point : il méritait un Oscar. Pour sa prestation de ce soir.
Même son accent californien était teinté d’une note d’humilité, à présent.
— Au risque de contredire les femmes aussi belles qu’intelligentes que vous êtes, je dois
rétablir la vérité, dit-il. Denzel la méritait plus que moi, cette statuette en or, cette année-là.
Sur un haussement d’épaules nonchalant, il resservit une tournée de brunello.
— La prochaine fois, peut-être…, conclut-il d’un ton léger.
— Peut-être ? C’est sûr, vous voulez dire ! s’écria Lucille.
Madeline approuva d’un petit signe de la tête.
— Un autre rôle aussi intense que celui-là, et le gotha du cinéma sera bien obligé de
reconnaître votre talent !
Ce fut le geste qu’elle fit ensuite qui vint définitivement à bout de la patience d’Adam. La
voyant tapoter le poignet de ce pauvre Dakota Rain, il laissa échapper un petit cri de dégoût qui fit
tourner la tête aux deux femmes.
Elles le foudroyèrent du regard, d’un air si outré qu’il commit une erreur de débutant.
— Avant que vous sortiez vos mouchoirs, mesdames, je préfère vous prévenir que derrière
cette belle simplicité votre Dakota chéri cache une pensée beaucoup plus lubrique. Sous la forme
d’une partie de jambes en l’air à trois, pour être précis.
Madeline prit fort mal son propos.
— C’est dégoûtant, ce que tu dis là, Adam. Tu es jaloux, c’est tout.
Alors là, c’était le bouquet ! Sans prendre le temps de réfléchir, il riposta :
— Jaloux, moi ? De quoi, tu peux me le dire ?
— De Dakota. Parce qu’il est beau, super sexy et célèbre, répondit-elle sur le même ton de
défi.
La colère d’Adam n’avait plus de limites à présent.
— Ah ! Et c’est pour ça que tu te jettes à son cou ?
— Je ne me jette pas à son cou ! protesta-t-elle, le fusillant du regard. Je profite de la
compagnie d’un homme charmant et qui ne se prend pas pour le nombril du monde. Cela me
change, figure-toi.
— Pas nombriliste, lui ? Permets-moi d’en douter ! Cela dit, là n’est pas la question.
— Ah bon ? Alors elle est où, la question, au juste ?
— La question est…
Incapable de répondre, il se tut.
Une chose était certaine, cependant. Cette querelle n’avait rien à voir avec Dakota.
Aussi, baissant les bras, inspirat-il longuement.
Très longuement.
Cette femme avait le don de le faire sortir de ses gonds en quelques mots, c’était le moins
qu’on puisse dire !
Néanmoins, il commençait à voir un schéma se dessiner dans leur relation.
Oui… c’était ça !
Il avait partagé un moment intime avec Madeline. Pour une fois, elle avait baissé sa garde et
s’était tournée vers lui. Or, elle détestait se sentir vulnérable. Elle s’en voulait, et du coup, elle se
vengeait.
Sur lui.
Le doute était d’autant moins permis qu’il s’était produit exactement la même chose, au
lendemain du soir où ils avaient dégusté les carbonara de Leonardo.
Ainsi qu’après la soirée du Cipriani, d’ailleurs.
Et la même scène se produisait à chaque fois que Madeline se laissait un tant soit peu
submerger par le désir fou qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre.
C’était sa façon de se défendre. Dès qu’elle se sentait mollir et le laissait approcher, elle se
débrouillait pour le repousser. Elle se débattait, en somme. Rendant coup pour coup et campant
sur ses positions.
En d’autres termes, il lui faisait peur, il s’en rendait compte à présent. Pas parce qu’il était
son gagne-pain et qu’elle se sentait menacée, mais parce qu’elle craignait qu’il mette ses défenses
à mal.
La révélation fut aussi étonnante que réconfortante. Parce qu’à présent il savait. Madeline
réagissait d’autant plus violemment qu’elle se sentait succomber.
Vue sous cet angle, la journée avait été particulièrement productive.
Et la nuit à venir ne serait peut-être pas aussi morne qu’il l’avait pensé, après tout…

1. Caramels enrobés de chocolat au lait.


13
Vicky : Je fais le serment de ne jamais te blesser à dessein. Si je le fais malgré moi, je
promets de m’excuser.
Maddie : Pas avant d’en avoir touché deux mots à mon avocate préférée, cependant.
*
Maddie n’était pas la seule de sa famille à avoir la faculté de se déplacer avec une discrétion
toute féline. Lucy avait déjà parcouru la moitié de l’immense corridor lorsque Maddie s’aperçut
qu’elle était sortie de sa chambre.
Sans même prendre le temps d’enfiler son déshabillé, elle se précipita à la poursuite de sa
proie… et faillit s’évanouir en entendant une porte s’ouvrir derrière elle.
Une silhouette massive en émergea et, avant qu’elle puisse crier, la bâillonna d’une main
ferme, la prit à bras-le-corps et la ramena dans la suite Emeraude.
Son ravisseur referma la porte d’un coup de pied, puis la reposa sur la moquette, sans la
lâcher pour autant.
En d’autres circonstances, elle aurait été terrorisée. Mais elle savait où elle était, et si son
cœur battait à tout rompre, ce n’était pas de peur mais de rage.
— Laisse ta petite sœur tranquille, ma belle, lui chuchota Adam à l’oreille.
A en juger par son intonation, la situation l’amusait beaucoup.
— Il ne t’appartient pas d’intervenir, ajouta-t-il sur le même ton.
— Parce que tu t’imagines que je…
De nouveau, il posa une main sur sa bouche.
— Mmm… Mfff !
Elle tenta de le mordre. Sans succès. Il avait positionné ses doigts de telle manière qu’elle ne
pouvait y enfoncer les dents.
Exaspérée, elle lui donna un coup de pied dans le mollet. Hélas, ses mules ne firent que
glisser sur la toile de son jean. En désespoir de cause, elle lui marcha sur les pieds, ce qui n’eut
aucun effet, là non plus, ce fumier ayant gardé ses chaussures.
En clair, il avait tout prévu.
D’une voix caressante, il murmura :
— Je suis bien plus fort que toi, ma chérie. Tu ne peux pas m’échapper. Surtout si c’est pour
aller embêter les jeunes.
Elle ne se contenait plus. Frustrée de se sentir aussi impuissante, elle traita Adam de tous les
noms, sous son bâillon improvisé. Qu’il la relâche, et il verrait ce qu’elle savait faire, avec ses
quarante-cinq kilos ! En tout cas, il apprendrait que l’on n’enlevait pas un pitbull impunément.
Dans l’immédiat, cependant, elle était coincée.
Pire, et de manière totalement perverse, cela ne lui déplaisait pas vraiment…
Une raison supplémentaire de résister de toutes ses forces.
Ce don qu’avait Adam, de lui faire aimer ce qui aurait dû lui faire horreur, de lui faire désirer
ce sur quoi elle n’aurait jamais dû fantasmer… Tout cela était bien trop dangereux.
Ses propres réactions étaient trop imprévisibles.
Ce qu’elle vivait en cet instant en était l’exemple frappant.
Le bras qui lui entourait la taille se resserra, de sorte qu’elle fut littéralement collée à une
érection monumentale.
Elle aurait dû paniquer, là encore… Au lieu de quoi elle sentit sa peau s’enflammer, puis son
corps prendre feu.
Littéralement.
Elle voulait… elle avait envie de…
Non !
Non, non, non, et mille fois non !
Se tortillant dans tous les sens, elle tenta une nouvelle fois d’échapper à Adam… et
l’entendit inspirer bruyamment.
— Continue, ma belle, dit-il dans un souffle. Continue à t’agiter comme ça. C’est… jouissif.
Et, comme si son corps ne lui obéissait plus, elle se lova contre lui.
Non. Ceci était parfaitement inacceptable. Elle devait lutter, se débattre. Elle frappa Adam de
sa main libre, mais il lui mordilla l’oreille avec une telle sensualité qu’elle laissa échapper un
gémissement éloquent.
Qui sembla décupler le désir d’Adam. Lui renversant la tête en arrière, il l’étreignit plus fort
et referma la bouche sur son cou. Ils formaient un étrange couple subitement, le prédateur et sa
proie, lui rugissant et elle tremblant comme une feuille en attendant qu’il la dévore.
La main brûlante d’Adam se fraya un chemin dans le décolleté de sa nuisette. Ses doigts
légèrement calleux lui effleurèrent un mamelon, puis s’enhardirent jusqu’à lui pétrir le sein,
venant définitivement à bout de ses dernières réticences.
S’abandonnant, elle lui enfonça les ongles dans les cuisses pour l’attirer plus près d’elle. Elle
l’aurait absorbé tout entier, si elle l’avait pu. Malgré elle, elle murmura son nom, puis le supplia
— oui, le supplia — d’agir. De lui donner ce qu’elle voulait tant, et plus encore.
— Bon sang, murmura-t-il d’une voix rauque.
Il la fit pivoter et la poussa contre la porte. Puis il releva sa nuisette, fit descendre sa petite
culotte sur ses cuisses, prit un de ses seins entre les lèvres et lui enfonça un doigt dans le sexe.
— Bon sang, répéta-t-il.
Il se retira presque aussitôt, suscitant chez elle un nouveau râle, venu de ses entrailles, elle
aurait pu le jurer.
C’était sa bouche qu’il voulait, à présent. Il la recouvrit de ses lèvres charnues, enroula la
langue autour de la sienne, et replongea deux doigts en elle, la caressant plus vite, plus fort,
l’amenant au bord de l’extase.
— Ouvre les jambes, Madeline, laisse-moi entrer en toi.
Son souffle était ardent, sa voix saccadée.
— Tu es en moi. Tu… tu es là, Adam, haleta-t-elle, sentant son excitation augmenter encore
d’un cran.
— Enroule tes jambes autour de ma taille. Prends-moi en toi.
— Oui, gémit-elle. Oui… Oui…
Plus rien n’avait d’importance, dorénavant. Plus rien sauf l’assouvissement de ce désir fou.
Elle se débarrassa de la petite culotte qui avait glissé sur ses chevilles, tout en s’attaquant à
la ceinture, puis à la fermeture Eclair du jean d’Adam.
— Je n’ai pas de préservatifs…
— Moi si, chuchota-t-il.
Ivre de désir, Maddie fit glisser le jean vers le bas, tandis qu’Adam sortait le préservatif de
son emballage.
Elle voulut le prendre dans sa main pour le sentir vibrer à son contact, mais il l’en empêcha.
— Plus tard, marmonna-t-il entre ses dents. Si tu me touches maintenant, je risque
d’exploser.
— Non… Non, pas tout de suite.
Lui enroulant les bras autour de la nuque, elle se colla à lui. Les dents serrées, Adam finit de
dérouler le préservatif sur son sexe.
Dès qu’il fut prêt, il referma ses mains puissantes autour de sa taille, la souleva et, à son
grand soulagement, s’enfonça en elle. En un seul assaut, intense, qui la remplit tout entière et la
cloua littéralement contre la paroi en bois.
Il était énorme, immense, mais elle était prête à l’accueillir. S’arc-boutant, elle l’absorba
plus profondément. Puis elle agita les hanches, resserra les cuisses autour de sa taille et croisa les
chevilles derrière son dos.
L’obscurité qui régnait dans la suite rendait la scène irréelle. Elle aurait pu être entre les bras
d’un parfait étranger, d’un maniaque, d’un fou.
Mais c’était bien Adam LeCroix qu’elle étreignait ainsi. Adam avec son odeur musquée, avec
ses bras musclés. Elle y posa les mains pour les faire descendre le long de ses muscles bandés par
l’effort.
La prenant avec une vigueur renouvelée, il chercha ses lèvres, les mordilla.
— Viens. Jouis avec moi, chuchota-t-il. Inonde-moi de ton plaisir.
— Oui… Oui, murmura-t-elle, aussi excitée que lui. J’y suis presque. Ne t’arrête pas.
Surtout, ne…
Elle laissa retomber sa tête en arrière et ne remarqua qu’à peine que, dans son élan, elle avait
heurté la porte. Elle n’était plus que sensations, désormais. Totalement concentrée sur le pénis qui
allait et venait dans son sexe.
Le cri qu’elle poussa lorsqu’elle atteignit l’orgasme ne lui parvint que de très loin. La
réponse d’Adam exacerba son plaisir. Il allait lui faire l’amour toute la nuit. Il ne s’arrêterait pas
là, c’était certain.
Il recommença à l’assaillir, de plus en plus vite, de plus en plus fort, et jouit à son tour.
Elle sentit les doigts d’Adam se crisper sur ses fesses, son corps se raidir à l’extrême, puis il
se renversa en arrière dans un cri.
Ses jambes le lâchant, il se rendit et, toujours soudés l’un à l’autre, tous deux se laissèrent
tomber sur l’épaisse moquette.
*
Adam ouvrit les yeux, se demanda brièvement où il était, et ne fut pas mécontent de
découvrir qu’il gisait sur la moquette de la suite Emeraude, Madeline toujours empalée sur lui et
lovée contre son torse.
Il n’eut pas le temps de savourer la sensation, cependant. Déjà, elle s’éveillait.
Refermant un bras sur son corps frêle, il lui murmura à l’oreille :
— Ne bouge pas, ma douce. Pas encore.
A sa grande surprise, il la sentit se détendre contre lui.
Il gémit doucement, se délectant du moment. Cela ne durerait pas, il le savait. D’ici peu, la
belle tenterait de se dégager, de lui échapper. De se débarrasser de lui comme on le faisait avec
une bouloche accrochée à un vêtement en laine.
D’une simple chiquenaude.
Eh bien, non. Il ne la laisserait pas faire. Parce que, s’il ignorait encore la nature de ce qui se
passait entre eux, il percevait quelque chose. Une ferveur indéniable dans une relation
compliquée, mais qui méritait d’être explorée.
Madeline ne voudrait rien entendre, bien sûr. Elle lui rirait au nez, l’accuserait d’être
immature. Elle lui dirait que leur étreinte avait été le résultat d’une attirance purement physique.
Qu’il n’y aurait ni lendemain ni conséquences.
Sauf qu’il avait eu son compte de relations charnelles aussi fugaces que dépourvues de
sentiments. Et aucune d’entre elles n’avait ressemblé à celle-ci. Jamais il n’avait voulu une
femme aussi complètement. Corps et âme — venin et irascibilité compris.
Même Maribelle, qu’il avait pourtant cru aimer, n’avait pas suscité en lui une telle attente.
L’envie de l’avoir à lui. Entièrement.
Sans doute était-ce risqué. Peut-être qu’il se comportait comme un papillon de nuit attiré par
la flamme de Madeline St. Clair, auquel cas il se brûlerait les ailes, c’était certain. Toutefois, il
n’était pas arrivé à la position qu’il occupait dans la vie en jouant la carte de la sécurité. Il avait
toujours pris des risques.
Et il était bien décidé à prendre celui-là.
Que Madeline le veuille ou non.
Ce ne serait pas aisé. Elle ne lui avait pas pardonné l’affaire de La Dame en rouge. Et surtout,
surtout, elle avait un problème avec les relations amoureuses.
Il pouvait difficilement le lui reprocher. Ces dix dernières années, il n’avait pas consacré plus
d’un week-end à une femme. En outre, s’il avait été à la recherche d’une compagne, Madeline
était la dernière personne vers laquelle il se serait tourné. On pouvait difficilement faire plus
dissemblables qu’eux ! Elle, procureur et lui… cambrioleur.
Il se pouvait que ce soit justement cela qui le fascine, d’ailleurs. Pour elle, les choses étaient
noires ou blanches. Pour lui, il existait tout un tas de nuances, allant du gris anthracite au gris pâle
de l’ardoise battue par les éléments. Et alors que Madeline faisait la distinction entre le bien et le
mal, lui, il zigzaguait joyeusement entre les deux.
Quoi qu’il en soit, le lien qui les unissait était fort. Bien plus puissant que leurs deux
volontés réunies. Il avait tenté d’y résister, et il s’en était trouvé incapable.
Aussi devait-il amener Madeline à se rendre à l’évidence à son tour. Lui montrer qu’ils
étaient faits l’un pour l’autre.
Or, c’était le moment. Elle était inerte, abandonnée sur lui… Exactement telle qu’il la
voulait.
Il glissa une main sous la soie de sa nuisette, lui caressa doucement les épaules, et
redescendit vers le renflement de ses fesses.
Elle ne lui opposa aucune résistance.
Encouragé, il lui effleura le bout des seins. Elle ne se déroba pas, ne protesta pas non plus.
Elle le laissa jouer, lui pincer un mamelon jusqu’à ce qu’il durcisse entre ses doigts.
Ils étaient splendides, ces seins. Et parfaitement adaptés à la taille de sa main. Il s’en régala,
et sentit son sexe encore dur vibrer dans le ventre de Madeline.
Il allait devoir se retirer pour attraper un autre préservatif, dans sa poche. Non qu’ils aient
vraiment besoin de se protéger, d’ailleurs. Pour avoir eu accès au dossier médical de Madeline —
Gio ne faisait pas les choses à moitié —, il la savait aussi exempte de maladies que lui-même.
Cependant, il tenait à ce que l’initiative vienne d’elle. Il voulait gagner sa confiance sans la
bousculer ; l’équilibre étant plus que précaire, il préférait ne rien précipiter.
Il accepterait donc d’enfiler ce fourreau de latex, du moins dans l’immédiat. Car bientôt, cela
aussi devrait changer.
Se frottant la joue contre sa tempe, il étouffa un petit soupir de contentement.
Madeline était docile. De toute évidence, et bien qu’elle soit trop orgueilleuse pour le lui
faire savoir, elle se délectait de leur étreinte, elle aussi.
Ah, cet orgueil démesuré !
Son érection grandissante n’attendrait plus bien longtemps. Dès qu’il aurait enfilé le nouveau
préservatif, il porterait Madeline jusqu’à son lit, et il la ferait gémir, la ferait…
… ronronner ?
La prenant par les épaules, il la força à s’asseoir. Elle cligna les yeux, sembla sur le point de
les refermer, puis se ressaisit.
— Quoi ? demanda-t-elle, toujours aussi agressive.
— Tu dormais ! s’exclama-t-il, sa voix montant d’une octave tant son indignation était
grande.
— Plus maintenant, non ! Parce que tu m’as réveillée, espèce de fumier !
Elle lui posa les deux mains sur le torse pour le repousser. Un rai de lumière provenant de la
chambre lui permit de voir qu’elle ne plaisantait pas.
— Je me lève.
— Bon sang, Madeline. C’est tout ce que tu trouves à dire, après un épisode pareil ?
Sans un mot, elle se redressa, l’abandonnant à son triste sort.
Elle baissa sa nuisette, dissimulant ainsi le corps magnifique qu’il avait caressé avec une
telle ferveur, et se tourna vers lui.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici, LeCroix ? lança-t-elle, d’un ton de défi.
— Je dois vraiment m’expliquer sur ce point ? répliqua-t-il, dans un effort désespéré pour
sauver le peu de dignité qu’il lui restait. On vient de faire l’amour, pour le cas où tu l’aurais déjà
oublié.
— Pff ! On vient de baiser, tu veux dire. Un petit coup en vitesse. Bang, bang, bonsoir,
madame ! Allez. Merci pour tout, et maintenant, fiche-moi le camp, conclut-elle, désignant la
porte d’un geste du menton.
Adam se leva d’un bond, faillit se prendre les pieds dans son jean, et le remonta
précipitamment. Au lieu de refermer sa braguette, cependant, il secoua énergiquement la tête.
— Non.
Madeline écarquilla les yeux.
— Non ? Comment ça, non ? Un peu, que tu vas sortir d’ici, mon petit bonhomme. Et vite, en
plus ! J’ai à faire, moi !
Sur cette déclaration apparemment sans appel, elle tendit la main vers la poignée de la porte.
Exaspéré, Adam la rattrapa par un coude pour la plaquer contre lui.
— Il est hors de question que tu ailles harceler ta sœur. Pas sous mon toit.
C’était la dernière chose à dire, manifestement, car Madeline se mit à fulminer.
— Comment oses-tu…
En désespoir de cause, il l’embrassa. Il n’avait pas eu le choix, d’ailleurs. Sa bouche était là,
offerte, irrésistible. Comme Madeline tentait de lui échapper, il lui emprisonna la nuque. Au pire,
il goûterait sa fureur…
Et comme il aimait vivre dangereusement, surtout dans le domaine érotique, il darda la
langue pour se frayer un passage entre ses dents. Tant pis, si elle le mordait. Il aurait fait
n’importe quoi pour la pénétrer, d’une manière ou d’une autre.
A sa grande joie, elle ne put réprimer un bruit de gorge sans équivoque. L’instant d’après, elle
jouait avec sa langue, plus ou moins consciemment. Il s’écoula moins d’une seconde avant qu’elle
se colle contre lui.
Cette femme était une contradiction ambulante. Une énigme, qu’elle ne parvenait peut-être
pas à résoudre elle-même.
Et elle le rendait dingue.
— Le lit, grommela-t-il.
— Non.
Il ne tint aucun compte de ses objections. La soulevant comme le poids plume qu’elle était, il
la porta jusqu’à la chambre.
Son lit n’était pas défait — elle avait dû guetter le moment où Lucille, la croyant endormie,
irait rejoindre son petit ami.
Revenant à la réalité du moment, il la laissa tomber sur le matelas. Elle se releva aussitôt,
s’agenouillant pour lui faire face. Il la repoussa d’une seule main. Cette fois-ci, elle atterrit sur les
oreillers, et il en profita pour s’allonger sur elle.
— Enlève-toi de là, gros lourdaud ! lança-t-elle en lui donnant un grand coup de poing dans
l’épaule.
Il prit appui sur les coudes pour contempler son visage furieux.
— Madeline, dit-il d’une voix douce mais ferme. Que tu sois d’accord ou non, je vais
t’embrasser.
— C’est du viol pur et simple ! Je te le ferai payer ! Et cher !
Son expression était féroce, mais il savait faire la différence entre la hargne et l’excitation.
Aussi se pencha-t-il encore un peu vers elle pour la regarder dans les yeux. Ils brillaient de mille
feux émeraude, à la lumière tamisée de la lampe de chevet.
— Je ne te ferai aucun mal, beauté. Jamais. Quoi qu’il arrive.
Il attendit qu’elle enregistre ces mots avant d’ajouter :
— Embrasse-moi. Une fois. Une seule fois, mais vraiment. Ensuite, je te laisserai, si c’est
vraiment ce que tu veux.
Frémissant comme une feuille entre ses bras, les pupilles dilatées par la fièvre qui l’animait,
Madeline déglutit à plusieurs reprises avant de se rendre et de tourner la tête d’un demi-
centimètre.
Alors, mû par l’enjeu, par sa réflexion, par tout ce qui l’animait, il plongea pour prendre cette
bouche presque offerte.
Avec retenue, toutefois, en muselant son désir animal. Il commença tout doucement, faisant
courir la langue sur ses lèvres résolument fermées, puis y plantant les dents.
Madeline se tenait immobile, à présent. Les poings refermés sur la couverture, et raide de
tension. Adam la mordilla un peu plus fort, sa langue fébrile tenta une nouvelle fois de se frayer
un passage.
Elle le laissa faire, mais sans desserrer les dents.
Il posa une main sur sa joue, la caressa, lui effleura la commissure des lèvres.
Qu’elle entrouvrit enfin.
Pour pousser un petit cri de désir, qui la fit vibrer tout entière. Adam le sentit, ce cri.
Et en comprit le sens.
C’était du désir à l’état pur.
Il ne contenait plus le sien qu’à grand-peine. Il n’existait plus que par ces lèvres, cette langue
chaude, et ce pouce qu’il lui avait glissé dans la bouche.
Madeline ne se débattait plus que pour le principe. Il percevait son dilemme à la sueur qui
perlait sur sa peau.
La pauvre… Elle ne le savait pas encore, mais elle avait perdu la bataille avant même de
commencer. En fait, dès l’instant où elle était entrée dans la salle de conférences de Marchand,
Riley & White, elle avait été sienne.
Il fit courir le pouce sur l’intérieur soyeux de sa joue. Elle se débattit plus fort, gémit plus
bruyamment… et puis se rendit.
Dardant la langue à son tour, elle lui rendit son baiser, l’agrippa par les cheveux et l’attira à
elle.
Il la fit rouler avec lui de manière qu’elle le chevauche. Lorsque ce fut le cas, il la poussa
doucement en arrière pour lui arracher sa nuisette. Puis, sans perdre un instant, il tendit les mains
vers ses seins, ces petites merveilles qui ne demandaient qu’à être cajolées.
Mais Madeline n’était pas totalement soumise. Se remettant à genoux, elle entreprit de le
débarrasser complètement de son jean, puis rampa sur lui, les lèvres humides et entrouvertes, le
regard sombre.
— Ton T-shirt. Enlève-le, ordonna-t-elle.
Il s’exécuta avant de la reprendre par les bras pour l’attirer à lui. Il voulait sentir ses seins sur
sa peau en feu. Puis il lui glissa une main dans les cheveux, passa l’autre sur ses fesses et enfonça
deux doigts fébriles dans sa féminité.
— Baise-moi, dit-il dans un souffle rauque.
— Oui, gémit-elle, se déhanchant contre son sexe tout en fouillant dans les poches de son
jean.
Il laissa échapper un grognement proche du désespoir.
— Attends ! Je veux te goûter.
Elle arracha l’emballage du préservatif d’un coup de dents féroce.
— Tout à l’heure.
— Promets-le.
— Sur tout ce que tu veux…
Reculant de quelques centimètres, elle entreprit de dérouler le préservatif sur son sexe en feu.
La seconde d’après, elle s’empalait sur lui.
— Mmm… J’adore ta queue.
— Elle est à toi. Pour la nuit, si tu veux.
Il ne se lassait pas du spectacle que cette femme lui offrait ainsi, si fine, si souple… et
couverte de sueur.
Lorsqu’elle se pencha en avant, les mains sur son torse, et ses seins somptueux à portée de
ses lèvres, il lui demanda, d’un ton presque suppliant :
— Ouvre les yeux, ma belle.
Il voulait voir leur expression, tandis qu’il lui caressait les seins. Et surtout, il voulait qu’elle
le voie.
— Tais-toi, haleta-t-elle. Baise-moi en silence.
— Non !
Se servant de sa force et du semblant de volonté qu’il lui restait, il se rassit, la fit rouler sous
lui et la cloua sur le lit. Elle parut tellement surprise qu’il ne put réprimer un sourire triomphant.
Il l’avait forcée à ouvrir les yeux. Une petite victoire en soi.
Sans cesser de la caresser, il s’enfonça sauvagement en elle puis, comme elle faisait mine de
détourner la tête, l’obligea à le regarder.
— Tu as l’habitude de mener la danse, hein, ma belle !
Nouvel assaut, ponctué de soupirs de plus en plus sonores.
— De te faire prier, d’attendre que tes victimes n’en puissent plus…
Il plongea en elle avec une ardeur renouvelée.
— C’est ça, ton truc, hein ? Seulement, ça ne marche pas avec moi.
— Ne…
Il ne la laissa pas terminer sa phrase. S’emparant de sa bouche, il y enfonça la langue et
l’embrassa à lui en couper le souffle. Elle lui enfonça les ongles dans les fesses avec une
agressivité sans doute destinée à lui faire mal, mais qu’il remarqua à peine.
Il était perdu. Submergé par la force de son désir, par sa volonté de soumettre le Pitbull.
Il ne ralentit pas la cadence, ne changea pas de rythme. Il préférait laisser Madeline mener sa
propre bataille intérieure et attendre qu’elle se rende de son plein gré.
Quand ce fut le cas, lorsque, se résignant enfin à collaborer, elle souleva les hanches pour
l’attirer plus profondément en elle, il eut le sentiment qu’ils étaient en symbiose totale. Même
leurs cœurs battaient en cadence, semblait-il.
Il fit glisser une main entre leurs corps soudés, la posa sur le centre de sa féminité et la
caressa sans retenue.
Comme elle le voulait, il le savait.
Et lorsqu’il l’entendit crier de plaisir, il redoubla d’ardeur, la prenant avec force, se perdant
en elle.
14
Madeline dormait profondément quand Adam sortit de son lit.
Il se tint au-dessus d’elle un long moment pour la contempler, la grisaille de l’aube faisant
ressortir les cernes, sous ses yeux.
Elle paraissait perdue, dans ce lit immense. Minuscule.
Infiniment vulnérable.
Elle lui aurait sauté à la gorge, s’il lui en avait fait la remarque. A l’état de veille, Madeline
St. Clair n’avait qu’un but dans la vie : convaincre son monde — et se convaincre elle-même —
qu’elle était inflexible. Aussi dure que l’acier.
Ce qui était un leurre.
Elle était meurtrie, voilà tout. Et comme tout animal blessé, elle mordait dès qu’on
l’approchait d’un peu trop près.
Adam devait trouver ce qui lui avait fait tant de mal. Lorsqu’il le saurait, il pourrait l’aider à
panser ses plaies.
Parce que la nuit avait porté ses fruits, d’une certaine manière, et il était sous le charme.
Derrière une façade intransigeante se cachait un être aussi malléable et aussi généreux qu’il
l’avait espéré.
Aussi en voulait-il davantage.
Il voulait Madeline tout entière.
Corps et âme.
Dans l’instant toutefois, mieux valait la laisser dormir !
Il remontait le couloir à pas de loup lorsqu’il se trouva nez à nez avec Lucille, qui regagnait
sa chambre.
Interdite, elle s’immobilisa devant lui comme une biche aux abois.
— Bonjour, lui lança-t-il avec le même naturel que s’il lui arrivait tous les matins de sortir
de la chambre de Madeline, son T-shirt à la main et la braguette à peine refermée.
— Bon… bonjour, murmura Lucille, manifestement décontenancée. Euh… Je croyais que
vous… que ma sœur ne faisait que travailler pour vous. Elle m’a assuré que vous ne… que vous
n’étiez pas amants.
Adam la gratifia de son plus beau sourire.
— Ce qui était vrai hier soir ne l’est plus ce matin, répondit-il simplement.
Lucille redressa le menton et le jaugea de ses grands yeux bleu-vert. Il s’attendait à ce
qu’elle le sermonne, à ce qu’elle lui fasse promettre de ne pas faire de mal à sa grande sœur. Aussi
fut-il fort surpris de l’entendre déclarer :
— Prenez garde à vous, Adam. Maddie n’est pas tendre. Elle risque de vous briser le cœur.
Posant ensuite un doigt sur ses lèvres, elle ajouta :
— Et surtout, ne lui dites pas que vous m’avez surprise en train de regagner ma chambre,
d’accord ?
Pour toute réponse, il se contenta d’acquiescer, et poursuivit son chemin.
De retour dans sa suite, il se pencha vers le panier de Dupont.
— Désolé, vieux. Je t’ai un peu négligé. Ce soir, tu dormiras avec nous. Promis !
Il sourit. La jeune Lucille se trompait. Madeline ne se contenterait pas d’une seule nuit. Une
semaine, une année complète, une décennie même, n’auraient pas suffi à assouvir le désir qui les
animait, l’un comme l’autre.
Rien que de repenser à leurs ébats, il se sentit à l’étroit dans son jean.
Il s’approcha de la baie vitrée. Il avait rarement l’occasion de voir le jour se lever sur New
York, et ce matin-là lui parut particulièrement glorieux. La grisaille de l’aurore avait été balayée
par le soleil qui éclairait le sommet des gratte-ciel d’une lueur rouge feu, tandis que les rues
étaient toujours plongées dans l’obscurité.
La journée s’annonçait magnifique. Il avait hâte qu’elle commence.
Il se dirigeait vers le téléphone pour demander qu’on lui monte un café lorsque Henry, après
avoir frappé discrètement, pénétra dans la suite, un plateau en main.
— Tu lis dans mes pensées ? lui demanda Adam.
— Non. J’ai entendu l’ascenseur.
Remarquant le T-shirt qu’il tenait toujours, Henry eut un claquement de langue faussement
réprobateur.
— Tu as réussi à arracher la jolie Lucille à son petit ami ? Tu ne manques pas d’air, dis donc
! Je n’aurais jamais cru ça de toi !
— Tu as vraiment l’esprit mal tourné, répliqua Adam d’un ton sec. Lucille sort à peine de
l’enfance, et il ne me viendrait pas à l’idée de l’arracher à qui que ce soit. Encore moins à Crash,
qui m’est fort sympathique.
— Ah ? Alors c’est Maddie ?
Henry haussa les sourcils d’un demi-centimètre avant de poursuivre :
— Je t’avoue que ça n’arrange pas mes affaires. Non seulement Fredo va récupérer sa paie,
mais en plus, il va empocher la moitié de la mienne, avec vos histoires.
— Parce que vous vous êtes remis à parier sur ma vie sexuelle ?
— On en profite, que veux-tu ? D’habitude, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Mais l’arrivée
de la belle Madeline parmi nous a mis un certain piment à l’affaire. Elle nous a redonné le goût du
risque, si tu préfères.
— Pas pour longtemps. Vous pouvez arrêter, tous les deux, parce que vous allez vous ruiner,
sur ce coup-là.
— Tu en as déjà terminé avec elle ? demanda Henry, une nuance de déception dans la voix.
Dommage. Elle me plaisait bien, cette minuscule bonne femme. En fait, nous l’apprécions tous,
malgré ses travers.
— Par « travers », tu entends « agressivité », je suppose. Rassure-toi. Chien qui aboie ne
mord pas. Et cela vaut pour Madeline aussi. Par ailleurs, nous nous entendons à merveille. Alors
encore une fois, cesse de spéculer sur ses chances ou sur les miennes. Je ne suis pas près de me
lasser d’elle.
Sur ce, et ignorant le silence ébahi qui suivit sa déclaration, il désigna d’un geste du menton
la laisse que son majordome et ami tenait dans sa main libre.
— C’est moi qui vais promener le chien, aujourd’hui, annonça-t-il.
Dupont avait compris le message. Sautant de son panier avec entrain, il passa devant un
Henry toujours médusé et suivit son maître en trottinant.
*
— Et merde ! grommela Maddie, les yeux rivés sur le plafond immaculé.
Qu’est-ce qui lui avait pris ? Qu’avait-elle fait ? Et surtout, comment allait-elle faire pour
réparer son erreur ?
Elle roula sur le côté pour sortir du lit, et grimaça. Elle avait mal partout. Normal. Une nuit
pareille, après des mois d’abstinence, cela revenait à courir un marathon sans entraînement.
Elle boitilla jusqu’à la salle de bains, entrevit son reflet dans le miroir… et se remit à
grimacer.
Se penchant au-dessus du lavabo pour mieux voir l’étendue des dégâts, elle ne put que
constater que ses lèvres étaient tuméfiées. Comme le reste de son corps, sans doute.
Une bonne douche, voilà ce qu’il lui fallait.
Elle resta sous le jet brûlant pendant une petite éternité, et lorsqu’elle ressortit, elle marchait
presque normalement.
Bridget frappa à la porte du salon et entra aussitôt, d’un pas léger.
— Bonjour, madame, chantonna-t-elle.
Décidément, Maddie ne s’habituerait jamais à ces domestiques qui déboulaient dans vos
appartements sans prévenir ! En même temps, comment résister à l’odeur du café fumant que la
femme de chambre lui apportait ?
— Il fait un temps splendide, poursuivit cette dernière avec entrain. Je vais préparer votre
valise pendant que vous déjeunez. Fredo voudrait charger la voiture au plus vite. Qu’est-ce que
vous comptez porter, pour le voyage ?
— Un jean, un T-shirt et… et ce pull-over, répondit Maddie, désignant son cachemire prune.
La caféine commençant à faire son effet, elle parvint à se tirer de sa semi-torpeur, le temps
d’ajouter :
— Excusez-moi, Bridget. Je ne vous ai pas dit bonjour, et je ne vous ai pas demandé
comment vous vous portiez.
— Très bien, madame ! Très bien… Si ce n’est que vous allez me manquer, tous les quatre,
quand vous serez en Italie.
Elle se baissa pour ramasser le couvre-lit tombé sur le sol, pendant la nuit.
— Je vais profiter de votre absence pour faire nettoyer votre suite de fond en comble.
Comme ça, tout sera prêt pour votre retour.
— C’est gentil, mais je vis à New York, moi aussi. Alors je ne vous reverrai pas. Il faut bien
que je rentre chez moi, non ?
La femme de chambre fronça les sourcils, perplexe.
— Comment ça ? M. LeCroix vient de me dire que vous revenez dans une semaine, et qu’il
m’appartiendra de m’occuper de vous.
« Quel culot ! » faillit s’exclamer Maddie, outrée.
— Eh bien, M. LeCroix s’est trompé, voilà tout !
Bridget, assez maligne pour comprendre que la conversation avait pris un tour épineux,
changea de sujet avec le plus grand naturel.
— Votre adorable sœur est déjà dans la salle à manger, avec son fiancé. Ce qu’il est gentil, ce
garçon ! Et poli avec ça !
Mince…
Maddie avait complètement oublié Lucy et Crash. Ils avaient dû faire l’amour toute la nuit,
les chenapans… Cela dit, le gamin avait un certain charme, il n’était pas vilain à regarder. Et on
pouvait difficilement reprocher à Lucy d’avoir envie de lui.
De plus… elle était mal placée pour juger sa petite sœur. Car si elle n’avait pas demandé
grâce, vaincue par l’épuisement, elle serait toujours en plein exercice, elle aussi. Et Adam serait
là, sur elle, à l’aider à réaliser des fantasmes qu’elle n’avait jamais pensé avoir, à lui apporter des
sensations encore inédites.
Certes, elle ne manquait pas d’imagination, dans ce domaine, pourtant, même dans ses
pensées les plus folles, elle n’avait jamais imaginé de telles caresses…
Il n’en demeurait pas moins vrai que, contrairement à son écervelée de sœur, elle ne
commettrait pas l’erreur de tomber amoureuse, elle.
A bien y réfléchir, d’ailleurs, il n’y avait aucune raison pour que cette nuit torride change
quoi que ce soit à sa relation avec Adam. Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait dans ce
genre de situation. Elle avait travaillé avec Michael Warren pendant des mois, après leur week-end
crapuleux. Et si Adam se mettait des idées en tête, elle saurait le faire taire de ce regard glacial
qui avait remis Warren à sa place.
Car il était inconcevable qu’elle se lance dans une relation durable avec quiconque.
*
Lucy et Crash étaient seuls dans la salle à manger.
— Salut, les jeunes ! lança Maddie du même ton chantonnant que Bridget, tout à l’heure.
— Oh ! Tu es de bonne humeur, toi, lui fit remarquer sa sœur, un sourire narquois aux lèvres.
Ce n’est pas ton genre, à cette heure-ci.
Plissant les yeux, Maddie grommela :
— Ça te défrise, sœurette ?
— Ah ! Je préfère ça. Une Mads de mauvais poil le matin, ça me paraît tout de même moins
déstabilisant !
Maddie lui tira la langue et se tourna vers Crash avec un sourire forcé. Il leva sa fourchette
en guise de salut, puis se remit à manger et à chahuter avec Lucy.
S’avançant vers le buffet d’un pas rageur, Maddie s’efforça d’ignorer leurs gloussements.
Comment avait-elle pu laisser sa sœur lui filer entre les mains comme ça, la nuit précédente ?
C’était tout bonnement impardonnable.
Elle versa une dose généreuse de sirop d’érable sur la petite montagne de toasts à la française
qu’elle s’était servie, et retourna s’installer face aux deux tourtereaux.
— Crash, tu pourrais…
« Lâcher ma sœur deux secondes ? »
— … me passer le café ?
— Bien sûr, répondit-il, très poli.
Poli, oui. Bridget avait raison sur ce point.
— Tu as bien dormi ? lui demanda Lucy, hilare.
— Comme un bébé, lui répondit Maddie d’un ton léger. Et toi ?
— Pareil. Les lits sont incroyables, ici. On a l’impression d’être allongé sur un nuage.
On ne se refaisait pas. Le procureur qui sommeillait en Maddie bondit.
— Les lits ?
Lucy ne se démonta pas.
— Tu t’es levée un peu plus tard que d’habitude, alors je suppose que tu trouves le tien
confortable, toi aussi.
Puis, battant innocemment des paupières, elle ajouta :
— Parce que tu as dormi, non ?
D’accord. Cela suffisait comme ça. La qualité des matelas, du sommeil des uns et des
autres… Le terrain était miné.
Tendant sa fourchette en direction de la porte, Maddie demanda :
— Tu as fait un tour dans la galerie pour aller admirer le Rodin dont Adam t’a parlé ?
Comme prévu, Lucy tomba dans le panneau.
— Ah oui, la galerie ! J’avais oublié ! s’exclama-t-elle, avant de se lancer dans un long
monologue sur son sujet de prédilection.
Rodin par-ci, Degas par-là.
Maddie connaissait le discours par cœur. Prenant ses aises, elle continua à s’empiffrer en
silence.
Elle en était à sa deuxième tasse de café quand Adam entra à son tour. Il portait un pantalon
noir taillé sur mesure et un pull-over bleu nuit qui, en plus d’épouser à merveille sa carrure
d’athlète, rehaussait encore le bleu invraisemblable de ses yeux.
Maddie hoqueta, déglutit un peu trop vite… et avala de travers.
Ce fut si subit qu’elle laissa tomber sa tasse et se mit à tousser comme une damnée,
éclaboussant la nappe blanche et même le T-shirt de sa sœur, pourtant assise à un bon mètre d’elle.
— Mads ! s’écria cette dernière, se levant précipitamment pour aller lui taper dans le dos.
— Ça va, ça va ! protesta Maddie. Doucement, tu me fais mal.
Lucy recula d’un pas et l’examina avec inquiétude.
— Ça va, je te dis, insista Maddie. J’ai fait une fausse route, rien de bien grave. Retourne
t’asseoir.
Les joues en feu, elle se servit de sa serviette pour tenter de réparer les dégâts en évitant
soigneusement de croiser le regard d’Adam.
Elle en avait suffisamment vu pour savoir qu’il avait ramené ses cheveux encore humides en
arrière, qu’il n’avait rien perdu de sa superbe… et que lorsqu’elle s’était étranglée il s’était
précipité vers elle, lui aussi.
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour sentir qu’il l’observait à la dérobée, tout en
remplissant son assiette, et qu’il avait toujours les yeux rivés sur elle lorsqu’il s’assit à son côté et
se servit un café.
Il la guettait. Comme un fauve, il attendait patiemment le moment où elle se déciderait à le
regarder en face.
Elle planta sa fourchette dans un morceau de toast, sans oser la porter à sa bouche, toutefois.
Elle avait la gorge serrée, et cela n’avait rien à voir avec le petit incident de cette fausse route.
C’était lui. Adam.
Il se tenait trop près d’elle. Il sentait trop bon. Et cela la ramenait à leurs ébats de la nuit. A
son contact, au goût de ses lèvres et aux mots doux qui s’en étaient échappés.
Cette nuit enflammée ne serait pas sans conséquences, finalement ; elle avait changé la
donne, qu’elle le veuille ou non.
Cela dit, elle n’était pas obligée de l’admettre.
Aussi, reculant sa chaise, elle jeta un regard noir à Adam et lui lança avec agressivité :
— Tu es obligé de te coller à moi comme ça ? Ce n’est tout de même pas la place qui
manque, dans cette salle à manger !
*
D’accord… Le ton était donné.
Adam avala une gorgée de café et le trouva singulièrement amer.
En même temps, malgré sa déception, il n’était pas très étonné.
Lucille laissa échapper un petit rire gêné.
— Mads n’est pas du matin, expliqua-t-elle. Il lui faut au moins deux grands cafés bien
serrés pour se conduire en personne civilisée. Trois, quand elle n’a pas assez dormi.
— Ce n’est pas vrai, grommela Madeline. J’ai besoin d’espace pour manger, c’est tout. Vous
ne pouvez pas me lâcher un peu, tous autant que vous êtes ?
Au lieu de prendre la mouche, Lucille gratifia Adam d’une mimique complice.
— A quelle heure on part ? s’enquit-elle.
— 9 heures.
— On limousine ?
— Du verbe limousiner ? lança Madeline d’un ton mi-railleur, mi-ronchon. C’est nouveau ?
Ça vient de sortir ?
— Ça s’appelle un néologisme. Si le verbe « limousiner » n’existait pas, ta sœur vient de
l’inventer et elle a bien fait, commenta Adam. Oui, Lucille. On limousine. Henry est déjà au
hangar, avec Dupont et les bagages.
Sa remarque eut pour effet de faire réagir Madeline qui se décida enfin à lui faire face. Avec
indignation, bien sûr.
— Tu ne vas pas reléguer Dupont dans la soute à bagages, j’espère !
— Bien sûr que non, répondit-il, notant au passage la tension qui animait son regard. Il
voyagera en cabine, avec nous.
Se renversant sur son siège, il posa le bras sur le dossier de la chaise que Madeline occupait.
Aussitôt, et sans doute pour se soustraire à son contact, elle se pencha en avant.
La vue de sa poitrine si près de cette assiette chargée donna à Adam une idée géniale. Il les
arroserait de sirop d’érable, ces seins laiteux… Et il les lécherait du bout de la langue…
Bientôt. Très bientôt…
Madeline allait devoir s’habituer à sa proximité, car il avait la ferme intention d’envahir son
espace personnel aussi souvent que possible.
— Il y a combien d’heures de vol, jusqu’à Portofino ? demanda Crash entre deux bouchées.
— Sept.
Madeline accusa le coup. Son visage crispé prit une pâleur mortelle. Elle avait sans doute été
trop perturbée pour s’inquiéter du vol, jusqu’à présent. Trop occupée à s’en faire pour sa sœur.
Trop occupée à faire l’amour avec lui, songea Adam.
S’ils avaient voyagé seuls, il lui aurait fait oublier qu’ils survolaient l’Atlantique en
remettant cela. Mais les choses étant ce qu’elles étaient, il en fut réduit à tenter de la rassurer.
— D’après mon pilote, ce sera un vol sans histoire, dit-il. Aucune turbulence en vue.
Hélas, avec la belle insouciance de la jeunesse, Crash réduisit ses efforts à néant.
— J’ai déjà entendu ce genre de discours, dit-il d’un air moqueur. C’est exactement celui
qu’on nous a tenu, la dernière fois que je suis allé à Los Angeles. Sauf qu’il y a eu un trou d’air et
que l’avion a fait un plongeon de… je ne sais pas moi, au moins deux kilomètres en deux secondes
! Et je peux vous dire que ça fait un effet bœuf ! C’est un peu comme sauter en parachute… sans
parachute.
Lucille dut lui donner un coup de pied car il sursauta violemment.
— Aïe ! Qu’est-ce que j’ai dit ?
Madeline semblait à deux doigts de l’évanouissement, à présent. Adam posa une main sur la
sienne et constata qu’elle était gelée. Elle ne la retira pas, ce qui, en temps normal, l’aurait réjoui.
Vu les circonstances, il s’en attrista. Sa détresse était si grande qu’elle n’avait même plus
l’énergie de le repousser.
— Tout ira bien, déclarat-il d’un ton ferme.
Il était tourné vers Lucille, mais c’était à Madeline qu’il s’adressait, en réalité.
— On court beaucoup moins de risques en traversant l’océan en avion qu’en montant dans le
New Jersey en voiture. Il n’y a qu’à lire les statistiques.
— Absolument, renchérit Lucille, comme si la chose allait sans dire. Et puis nous jouerons
au poker, hein, Mads ? Avec un peu de chance, tu récupéreras ta mise. J’ai une sacrée longueur
d’avance sur toi, je te rappelle.
Madeline fit un effort visible pour se ressaisir. Elle se redressa lentement, eut un sourire
forcé.
Tout cela pour sa petite sœur, comprit Adam, touché malgré lui.
— Vous avez raison, tous, murmura-t-elle, dégageant sa main sans un regard pour lui. Allez !
Que la fête commence.
*
Maddie attendit d’être seule dans sa suite pour craquer. Comment avait-elle pu oublier qu’ils
prenaient l’avion ce matin ? Cela revenait à oublier qu’on allait servir de petit déjeuner aux lions,
dans une arène romaine.
Accablée, elle se laissa tomber sur le canapé.
Ce bon canapé, bien ancré au sol. Il avait beau se trouver au soixantième étage d’un gratte-
ciel, il ne risquait pas de s’envoler, lui ! Pas comme ce maudit avion qui flotterait bientôt, sans
aucune amarre, dix bons kilomètres au-dessus des profondeurs de l’océan.
Sentant son estomac se rebeller, Maddie se plia en deux. Quelle idée elle avait eue, de
manger autant ! Elle avait horreur de vomir. Ça lui remontait dans le nez, lui piquait la gorge et…
Lucy frappa discrètement et passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Oh ! Mads, murmura-t-elle avec compassion.
La rejoignant, elle s’assit à côté d’elle pour la prendre dans ses bras.
— Crash est un gros lourdaud quand il s’y met, dit-elle. Je lui ai sonné les cloches. Façon
Madeline St. Clair.
— Quand Madeline St. Clair n’est pas morte de trouille, tu veux dire.
— Arrête ça tout de suite. Tu es la femme la plus courageuse, la plus intelligente et la plus
sensée que je connaisse. Tu peux bien te pardonner une petite phobie, non ? Qu’est-ce que ça peut
faire ? Tout le monde a des angoisses !
— Pas toi. Tu n’as peur de rien, murmura Maddie, s’abandonnant dans les bras de sa cadette.
J’aimerais tellement être aussi optimiste, aussi positive que toi !
— C’est de toi que je tiens ça, je te rappelle. Parce que tu es ma grande sœur et que tu m’as
toujours protégée. On ne se fait pas de mouron, quand on a un pitbull comme chien de garde !
— Je ne pourrai pas faire grand-chose pour toi si l’avion pique une tête dans l’océan.
Elle se frotta l’estomac en petits cercles. En général, cela suffisait à faire passer sa nausée.
Lucy jeta un regard en direction de la chambre adjacente.
— Tu devrais prendre un cachet. Je vais t’en chercher un, si tu veux. Comme ça, tu dormiras
pendant le vol.
— Pour être dans les vaps quand on atterrira sur l’eau en urgence ? Merci bien !
— Bon. Changeons de sujet, alors. Qu’est-ce que tu as fait, cette nuit ?
Maddie se raidit.
— Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai dormi, quelle question !
— Justement. Je craignais que tu aies passé ton temps à t’angoisser pour ce matin. Or tu me
répètes que tu as bien dormi. J’en déduis que tu as trouvé un truc pour te détendre. On peut savoir
lequel ?
— J’étais tellement dans l’action que j’ai complètement zappé cette histoire d’avion.
— Dans l’action ? répéta Lucy. Quelle action ? Avec Adam ?
Maddie retint un soupir. Et merde ! Encore une fois, elle s’était trahie.
Décidément, ce n’était pas son jour !
— Mais non, idiote, répliqua-t-elle fermement. C’est ce dîner avec Dakota Rain. Il m’a mise
dans un état pas possible. Je lui aurais sauté dessus, si je ne m’étais pas retenue.
— Tu m’étonnes… Il est encore plus sexy dans la vraie vie qu’à l’écran. Et c’est un sacré
dragueur, ajouta Lucy avec un petit gloussement. Crash a failli l’étriper. Quant à Adam… C’est
bien simple, j’ai cru qu’il allait exploser, quand Dakota t’a fait son numéro de charme !
— Pff ! Dakota est du genre volage. Il ne se fixera jamais, fais-moi confiance. Et de toute
manière, ce ne sont pas les affaires d’Adam.
— Il n’y a vraiment rien, entre toi et lui ?
Maddie éluda la question.
— Adam LeCroix est un arnaqueur, ma Luce. Un escroc de la pire espèce. Ne perds jamais ça
de vue. Ne baisse pas ta garde, quoi qu’il arrive.
— Tu as raison. On ne sait jamais, des fois qu’il essaie de me voler mes… mes quoi,
d’ailleurs ? Je ne possède rien. En tout cas, rien de valeur.
— Si. Ton cœur. Ta confiance en autrui. Ta réputation aussi. Adam n’en ferait qu’une
bouchée, je peux te le garantir. Et après cela, tu n’aurais plus que tes yeux pour pleurer.
Lucy la regarda avec inquiétude, soudain.
— Mads… Il t’a fait du mal ?
— Non ! Non, non, rassure-toi.
Certes, il avait ruiné sa carrière, mais Lucy n’étant pas directement concernée, mieux valait
qu’elle n’en sache rien. Du moins pour l’instant.
— Il ne peut pas me blesser, reprit-elle. Pas vraiment. Je sais à qui j’ai affaire, tu comprends
? Le tout est que tu te souviennes que ce type ne peut nous apporter que des ennuis. Rien d’autre.
Manifestement intriguée, Lucy pencha la tête sur le côté.
— Tu es sûre de ce que tu avances, là, Mads ? Parce que, moi, je trouve Adam plutôt cool,
comme ça, au premier abord. Prends Dupont, par exemple. Il l’adore, c’est évident. Et nous. C’est
plutôt sympa de sa part, de nous avoir invités à vous accompagner en Italie, Crash et moi, non ? Et
puis il est tellement cultivé. Tu l’as entendu parler d’art, de cuisine, de voyages ?
Tout cela n’était que trop vrai, mais Maddie refusait de s’attarder sur ce genre de détails. La
place d’Adam LeCroix était au fond d’une cellule exiguë, pas ailleurs.
— Sans compter, poursuivit Lucy, intarissable, qu’il est sacrément beau. Je pourrais passer
des heures à le contempler. Euh… ne répète pas ça à Crash. Il en ferait une jaunisse !
— Tiens, à propos de Crash, dit Maddie, ravie de changer de sujet. Où en êtes-vous, au juste ?
Je veux dire… C’est sérieux, entre vous ?
— Nous sommes amoureux.
Lucille avait dit ça avec le plus grand naturel. Comme si la nouvelle n’avait rien de
bouleversant ou d’exceptionnel.
Maddie se frotta l’estomac avec une énergie renouvelée.
— On s’est rencontrés à un de ses concerts, lui expliqua sa cadette, des étoiles dans les yeux.
Tu devrais le voir sur scène. Ça le transforme complètement !
Maddie se retint à grand-peine de secouer la tête, tant son agacement était grand.
Ça le transformait en quoi, exactement, ce morveux ? Il passait du George Lemon
maigrichon et doté d’un appétit féroce au Crash Je-ne-sais-quoi, tout aussi maigrelet mais équipé
d’une guitare ?
— Et cela donne quoi, au juste ? demanda-t-elle, se forçant à rester calme.
— Ce n’est plus le même, tout simplement. En temps normal, c’est un type adorable comme
on en rencontre un peu partout, tu vois ? Eh bien, figure-toi que, sur scène, c’est une véritable bête
de sexe. Les filles en sont dingues. Elles n’hésitent pas à soulever leur T-shirt pour qu’il leur
gribouille un petit autographe sur les seins, c’est dire !
— Par pitié, dis-moi que tu n’en fais pas partie.
— De ?
— Du fan-club prêt à se déshabiller en public pour un autographe.
— Moi ? s’exclama Lucy, l’air sincèrement effaré. Jamais de la vie ! La preuve, le soir où on
s’est rencontrés, je repartais discrètement quand Crash est sorti par la même porte que moi, pour
prendre l’air.
— Pour prendre l’air, c’est ça ! Avoue plutôt qu’il t’a suivie !
— Non ! Sérieusement, Mads. C’était une pure coïncidence. Toujours est-il que je lui ai dit
que j’aimais bien son groupe, ce à quoi il m’a répondu qu’il aimait bien mon sourire. Et voilà
comment on écrit l’histoire !
— Tu es un peu jeune pour avoir une histoire, ma Luce. Comment peux-tu imaginer une seule
seconde que c’est de l’amour que tu éprouves pour ce garçon ? Du désir, je veux bien… De
l’attirance, si tu y tiens. Mais c’est tout ! Tu connais Crash depuis… quoi… deux semaines ?
— Une. On s’est rencontrés samedi dernier.
— Quoi ? s’écria Maddie, si interloquée qu’elle en oublia ses crampes d’estomac. Et au bout
de huit jours, tu prétends que c’est le grand amour !
Lucy haussa négligemment les épaules.
— Parfois, on sait, c’est tout, répondit-elle sereinement.
— N’importe quoi ! Bientôt, tu vas me dire que c’est le destin, ton karma ou une autre
baliverne du genre.
Elle fusilla sa sœur du regard avant d’ajouter d’un ton sans réplique :
— On ne peut pas savoir si on est vraiment amoureux au bout d’une semaine. Ce n’est tout
simplement pas possible.
— Moi si. Et je pensais que tu t’en réjouirais pour moi.
— Ne compte pas là-dessus. Je peux te certifier que Crash, tu parles d’un nom, soit dit en
passant, Crash te brisera le cœur. Tu es tellement sensible, ma Luce…
Elle hésita deux secondes avant d’enfoncer le clou.
— J’espère que tu utilises un moyen de contraception, au moins. Deux, même !
Pour le coup, Lucy éclata de rire.
— Ne t’en fais pas pour ça, Mads ! Nous ne sommes pas encore prêts à fonder une famille.
— Parce que vous avez déjà parlé des enfants que vous pourriez avoir dans une autre vie ?
— Bien sûr. Quand on est amoureux, on aborde tous les sujets, non ? Là-dessus, ma grande, il
va falloir que l’on y aille. Le chauffeur nous attend.
Maddie reposa une main sur son ventre.
C’en était trop. Lucy se croyait amoureuse d’un rockeur, depuis qu’Adam avait eu accès à
son corps il occupait toutes ses pensées, et comme si cela ne suffisait pas, elle allait être obligée
de monter dans un avion.
Il allait lui en arriver beaucoup d’autres, comme ça ?
*
Le Gulfstream G650 d’Adam était un appareil dernier cri et flambant neuf.
Evidemment. Il n’était pas du genre à racheter le jet privé d’un autre homme d’affaires.
L’engin était allé directement de la chaîne de montage à son hangar.
Transie, paralysée par l’angoisse, Maddie regarda Lucy et Crash grimper les marches de la
passerelle et s’engouffrer à l’intérieur du monstre d’acier.
— Madeline, ma chérie, murmura Adam derrière elle. Tu ne veux vraiment pas que l’on
annule ?
Elle sentit sa gorge se nouer.
— Pas question, marmonna-t-elle entre ses dents.
Elle avança d’un pas puis, de nouveau, se figea.
Adam lui prit la main.
— Tu es gelée, murmura-t-il avec compassion. Il fait 25° à l’ombre, et ta peau est glacée.
Elle fut parcourue d’un frisson.
— Ça suffit comme ça, déclarat-il, faisant signe au pilote. Je ne veux pas t’imposer une
épreuve pareille.
— Si. Il faut absolument que je prenne cet avion.
— Au nom de quoi ? Il n’y a aucune honte à avoir !
— Ce n’est pas ça. C’est… Je ne sais pas. J’ai peut-être un peu honte, effectivement, mais il
y a autre chose.
Elle s’interrompit, le temps de prendre une longue inspiration.
— C’est une lutte entre ce fichu zinc et moi, à présent, reprit-elle. Je ne peux pas le laisser
remporter la partie.
Elle s’était à moitié attendue à ce qu’Adam lui rie au nez. A son grand étonnement, il hocha
la tête comme s’il la comprenait parfaitement.
— D’accord. Alors tu es prête ?
— Dans une seconde.
Dès que ses pieds, pris dans le béton, seraient dégagés…
— Il faut juste que je…
Elle regarda autour d’elle comme une bête traquée.
Que quoi, au juste ?
Et puis Dupont passa la tête par la porte de l’avion et jappa joyeusement. Puis il descendit
gauchement les marches pour venir les chercher. Il avait hâte de partir, apparemment.
Mais pas sans eux.
S’accroupissant devant lui, Maddie enroula les bras autour de son cou blessé, puis enfouit le
visage dans son pelage. Ce pauvre chien était si reconnaissant, si courageux… Elle ne pouvait pas
le décevoir.
Les jambes en coton, elle le suivit à l’intérieur de l’avion.
Lucy et Crash étaient déjà comme chez eux. Un verre à la main, ils se déshabillaient
littéralement du regard.
Ils pouvaient faire l’amour devant elle, s’ils le souhaitaient, songea Maddie. S’envoyer en
l’air autant qu’ils le voulaient, sans mauvais jeu de mots. C’était le cadet de ses soucis, pour
l’instant !
Sa préoccupation était d’une tout autre nature. Plus immédiate et plus palpable. Dans cette
sueur froide qui lui dégoulinait dans le dos, par exemple.
Lui posant une main apaisante au creux des reins, Adam la fit avancer dans l’allée et prendre
place sur un des sièges de cuir blanc disposés en carré, avant de s’asseoir à son côté.
Comme s’il avait perçu son anxiété, Dupont s’allongea à ses pieds.
— Je peux faire quelque chose pour vous, Maddie ? lui demanda Henry de sa voix la plus
stylée.
C’était la première fois qu’il s’autorisait à l’appeler par son surnom. Surprise, Maddie leva
les yeux vers lui. Elle devait avoir une mine cadavérique, pour qu’il semble aussi soucieux.
— Pas tout de suite, répondit Adam, comme elle restait muette. Tout à l’heure, peut-être.
Demandez à Jacques de décoller au plus vite, s’il vous plaît.
Se penchant ensuite vers elle, il lui attacha sa ceinture. Il s’abstint de lui demander une
dernière fois si elle était vraiment sûre de vouloir partir. Ce fut une bonne chose, d’ailleurs, car
elle aurait renoncé. Ce voyage lui semblait insurmontable. Au point qu’elle dut se faire violence
pour ne pas exiger qu’on la laisse redescendre immédiatement.
Lucy vint s’asseoir face à elle. Une fois attachée, elle tendit son verre à Crash pour pouvoir
prendre les genoux de sa sœur entre ses mains.
— Ne t’en fais pas. Je suis là, ma grande. Adam aussi, ajouta-t-elle, gratifiant ce dernier d’un
sourire lumineux.
Maddie s’aperçut qu’il lui avait repris la main. Et qu’elle s’y était agrippée à s’en faire
blanchir les articulations.
L’humiliation suprême.
— Ça va, ça va, dit-elle du bout des lèvres.
Crash donna un petit coup de coude à sa dulcinée.
— Tu n’as pas fini ton verre, bébé.
Il observa attentivement Maddie et ajouta :
— J’ai l’impression qu’un verre ne vous ferait pas de mal à vous non plus, Mads. Tenez !
Et il lui tendit le sien.
— C’est gentil, intervint Adam, mais il me semble plus sage d’attendre un petit peu.
Les réacteurs se mirent à rugir et Maddie se recroquevilla sur elle-même. L’avion vibra
légèrement, puis se mit à rouler sur la piste.
Terrorisée, elle ne put retenir un gémissement plaintif que personne n’entendit.
Personne, sauf Dupont, qui lui donna un petit coup de museau dans le mollet. Baissant
imperceptiblement la tête, elle croisa son regard chocolat, empli de compassion. A défaut d’avoir
peur avec elle, il la comprenait, c’était évident.
Mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur le sujet. L’appareil prit de la vitesse, puis
décolla, la plaquant à son siège. Elle ferma les yeux, serra les dents à s’en faire mal. Son anxiété
n’avait plus de limites désormais. Tout juste si elle parvenait à respirer.
Puis Adam posa ses doigts légers sur sa joue…
… et l’embrassa.
La sensation de ses lèvres brûlantes sur les siennes la ramena à une autre réalité. Cette langue
voluptueuse était bien réelle. Elle la caressait, la rassurait, et l’espace de quelques secondes,
Maddie s’abandonna totalement à ces merveilleuses sensations.
Elle rouvrit les yeux et plongea dans ceux d’Adam, aussi brillants que des saphirs, remplis de
promesses et de questions qui lui parurent bien plus dangereuses qu’un vol transatlantique.
A regret mais résolument, elle se dégagea, s’aventurant même jusqu’à lui lâcher la main.
— Merci de m’avoir distraite de mon angoisse.
— Je ne t’ai pas distraite, je t’ai embrassée, murmura-t-il d’un ton de doux reproche.
— C’est bien ce que je dis. Tu m’as embrassée, et ça m’a distraite. La preuve, ça a marché !
Elle pointa un pouce vers le hublot. Si elle était toujours incapable de regarder le ciel, elle
savait que les nuages défilaient autour d’eux.
— Le plus dur est passé, non ? ajouta-t-elle.
Au sourire crispé qu’Adam lui renvoya, elle comprit qu’il était frustré.
Tant pis pour lui ! Un moment d’égarement, l’embrasement des sens, rien de tout cela ne
faisait d’eux un couple.
Certes, le corps de cet homme était un véritable enchantement. Certes, Adam était un amant
hors pair. Il l’avait fait jouir comme personne avant lui. L’expérience avait été tellement probante
qu’elle n’excluait pas la possibilité de la renouveler, une fois ou deux, dans la semaine à venir.
Après tout, l’Italie était le pays parfait pour cela, non ?
Mais elle ne pouvait oublier qu’Adam LeCroix avait échappé aux mains de la justice. Qu’il
avait resurgi dans sa vie et l’avait complètement chamboulée. Qu’il était en train de saboter sa
carrière.
Il était hors de question qu’il ravisse son cœur, par-dessus le marché. Son casier judiciaire
était suffisamment chargé comme ça.
Henry revint avec des boissons, et cette fois, elle en accepta une.
— A la vertu des distractions, alors, lui dit Adam, levant son verre.
Il aurait été difficile à Maddie de les nier, ces vertus, vu qu’ils avaient décollé sans qu’elle
s’évanouisse.
Toutefois, Adam devait comprendre que leur relation resterait purement physique.
— A la vertu des distractions, répéta-t-elle.
Elle lui laissa le temps d’avaler une gorgée du breuvage sucré avant d’ajouter :
— Aussi éphémères soient-elles.
15
Vicky : Si nous ne sommes pas d’accord sur un sujet ou l’autre, je promets d’essayer de
comprendre et de respecter ta position.
Maddie : Ensuite, je me ferai un plaisir de t’expliquer en quoi tu as tort.
*
Madeline entra comme une furie dans la suite d’Adam.
— Je n’y crois pas ! Tu as fait installer les jeunes dans l’aile ouest de la villa ? Et comment
je les surveille, moi ?
— Justement. Tu les laisses tranquilles. C’était l’idée, ma chérie. Ils sont adultes, ils sont
consentants, ils ont le droit de faire l’amour autant qu’ils en ont envie. Et je peux t’assurer qu’ils
n’ont que cela en tête.
— Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua-t-elle. Ils sont en plein exercice en ce moment
même, et je n’arrive pas à trouver leur chambre. Cette villa est un véritable labyrinthe !
— Pas tant que ça. En fait, c’est tout simple, ma belle. L’aile ouest est la réplique exacte de
celle où nous nous trouvons. Les appartements de ta sœur sont adjacents à ceux de Crash, tout
comme les tiens sont adjacents aux miens.
— Ça aussi, je voudrais que tu m’expliques ! Pourquoi tu m’as mise dans ces…
appartements-là, et pas ailleurs. Ce n’est pas la place qui manque, ici non plus !
En guise de réponse, il lui décocha un sourire entendu.
Les joues de Madeline s’enflammèrent.
— Si tu t’imagines que…
Elle n’acheva pas sa phrase. Sa voix s’était faite rauque, et son expression l’avait trahie.
— Trop tard ! lança-t-il, la voyant hésiter.
En deux grandes enjambées, il la rejoignit et se tint si près d’elle qu’elle fut obligée de
renverser la tête en arrière pour continuer à le foudroyer de son regard noir.
Adam fit glisser un doigt autour du coquillage que formait son oreille délicate puis, avec la
même douceur, traça le contour de sa mâchoire crispée.
L’instant d’après, il lui encadrait le visage des deux mains et se penchait vers elle.
Il s’était attendu à ce qu’elle se crispe. Au lieu de quoi, il vit ses grands yeux s’écarquiller,
puis ses lèvres s’entrouvrir.
Leur baiser, aussi magique qu’inespéré, fut une longue caresse, leurs langues s’entortillant,
se titillant, se goûtant…
Celle de Madeline avait un petit goût de fraises. Adam en avait fait placer un panier sur sa
table, d’ailleurs, avec la conviction qu’elle n’y résisterait pas. Sous ses dehors rigides, cette
femme était une sensuelle, une charnelle.
Il lui apprendrait à accepter ce trait de son caractère. Il la régalerait des mets les plus fins,
des meilleurs vins. Lui ferait découvrir les innombrables chefs-d’œuvre et toutes les merveilles
qui faisaient de l’Italie le plus beau pays du monde.
Il lui ferait l’amour sous les étoiles, dans la mer… Partout où ils iraient !
Et il commencerait dans cette chambre, à la lueur des rayons de la lune rousse.
Faisant remonter les doigts le long de ses bras minces puis sur ses épaules, il s’empara de sa
nuque.
Elle était aussi délicate qu’une orchidée. Aussi précieuse. Ce soir, il lui ferait l’amour.
Lentement. Tendrement. Il prendrait tout son temps. L’éternité, si cela pouvait amener Madeline à
comprendre la tendresse qui le submergeait.
La sentant poser une main sur la boucle de sa ceinture, il fut parcouru d’un frisson enivrant.
Il approfondit son baiser, se donna de tout son être…
… et Madeline, parvenue à ses fins, baissa la fermeture de son jean, s’engouffra dans son
boxer, et prit son sexe dans sa main brûlante.
— Il te reste des préservatifs ? demanda-t-elle, le ramenant à une réalité plus crue. Alors
finissons-en.
— Attends !
Ce n’était pas d’une étreinte à la va-vite dont il avait envie. Ce qu’il voulait, en cet instant,
c’était faire l’amour à cette femme délicieuse.
Avec la délicatesse qu’elle méritait.
Il tenta de se dégager. En vain. Elle le tenait fermement.
— Qu’est-ce qu’il y a, don Juan ? Les préliminaires ont été un peu trop rapides à ton goût ?
Elle lui avait posé la question comme elle lui aurait lancé un défi.
Et sans cesser de le caresser.
— Je pensais…
— Je ne t’ai pas demandé de penser, l’interrompit-elle, glissant une main reptilienne sous sa
chemise pour le griffer, tandis qu’elle continuait à le masturber sans relâche. Ce que je veux, c’est
que tu me baises.
Il fit une dernière tentative.
— Si on…
— Non.
Elle enfonça les dents dans ses pectoraux.
— Puisque tu y tiens, dit-il, vaincu.
Et il la jeta sans ménagement sur le canapé.
*
L’eau tiède ruisselait sur la peau à vif de Maddie. Cette douche italienne était encore plus
délicieuse et plus revigorante, avec ses multiples jets tournants, que celle du duplex new-yorkais.
Ils étaient amovibles, d’ailleurs, ces jets. C’était bon à savoir. On pouvait inventer tout un tas
de jeux érotiques, dans une cabine de douche aussi spacieuse que celle-ci…
Peut-être aurait-elle dû accepter la proposition d’Adam, quand il avait tenté de l’attirer dans
sa salle de bains, en fin de compte. Toutefois, comme elle le lui avait clairement signifié, elle ne
pénétrait dans une salle d’eau en compagnie d’un homme que dans un seul cas : quand elle avait
envie de sensations fortes.
Pas pour prendre un bain.
Or c’était à l’évidence ce qu’Adam avait eu en tête. La baignoire de sa suite, de la mousse…
Et pourquoi pas une bouteille de prosecco et des chandelles, tant qu’il y était ? Avec ses velléités
de romantisme, il en était bien capable !
Qu’importe ! Elle ne tarderait pas à le faire redescendre sur terre. C’était urgent, d’ailleurs,
car elle n’avait aucune envie de renoncer au sexe. Pas encore. C’était trop bon, mieux que tout ce
qu’elle avait pu vivre jusqu’à présent. Pour un peu, l’harmonie qui régnait entre Adam et elle dans
ce domaine-là lui aurait fait peur. Ils savaient où et quand se mordiller, comment et quand se
titiller. Ils pressentaient l’instant où l’attente n’était plus de mise.
L’accord parfait.
D’une certaine manière, il valait mieux qu’il en soit ainsi. Ils jouaient le jeu et prenaient des
risques, pour s’apercevoir ensuite que leurs corps s’imbriquaient comme les pièces d’un puzzle,
quelle que soit la façon dont ils s’y prenaient.
Ils se perdaient l’un dans l’autre.
S’abandonnaient complètement.
Mais cela restait physique. Il n’y avait aucun sentiment là-dedans.
Maddie se sécha avec une serviette moelleuse avant d’examiner son reflet dans la glace. Elle
ne fut pas étonnée de découvrir huit traces rosâtres sur ses fesses — sa peau fragile marquait
facilement. D’où cette morsure sur son sein gauche et cette autre, au creux d’une de ses cuisses.
Cela avait été ce style d’étreinte. La chair pour la chair, la volupté sans aucune retenue, sans
aucune inquiétude du lendemain.
Un lendemain qui était vite passé, d’ailleurs. Et qu’ils avaient occupé de la même manière.
Une bonne demi-heure s’était écoulée depuis qu’Adam avait regagné sa suite, et Maddie sentait
toujours son poids sur son corps, la texture de sa peau moite sous les paumes de ses mains.
Elle roula des épaules, prise d’une démangeaison récurrente, en un endroit qu’elle ne pouvait
atteindre. Quand Adam la soulageait, c’était le paradis pur et simple. Mais dès qu’il arrêtait, ça
recommençait.
Enfin, elle avait toute la semaine pour se faire gratter le dos. Aussi fort que possible.
Aussi souvent que possible.
Toutefois, si Adam pensait pouvoir gagner son cœur, il se trompait, il s’en apercevrait vite.
Tout simplement parce qu’elle était imperméable à l’amour. Au romantisme. A toute forme
d’attachement de cette nature.
La nourriture, en revanche… Là, c’était autre chose.
Elle se sentait un appétit féroce, après tout cet exercice. Et Adam avait demandé des
calamars et des pâtes fraîches, pour dîner.
Vêtue du seul vêtement un peu frivole qu’elle avait emporté avec elle, une petite robe sans
manches au décolleté brodé de perles, elle se mit en route pour la terrasse.
Pour y arriver, il lui fallut marcher sur des planchers de bois sombre, passer sous des voûtes
aux motifs tarabiscotés, puis devant des statues, des frises ainsi que d’immenses tapisseries,
tissées par des femmes dont les descendantes étaient mortes et enterrées depuis bien longtemps.
Emergeant enfin d’une double baie vitrée grande ouverte, elle aperçut Lucy et Crash, à
l’autre bout de la terrasse éclairée par une multitude de petites bougies. Ils étaient enlacés, si
proches l’un de l’autre qu’ils ne formaient plus qu’un. Adam se tenait devant eux, et tous trois
discutaient gaiement, les yeux baissés vers la baie qui s’étalait à des dizaines de mètres au-
dessous d’eux.
Nul doute que le maître de céans embobinait le jeune couple avec des considérations de
milliardaire. Cette pensée agaça tant Maddie qu’elle les aurait interrompus sans ménagement…
s’ils ne s’étaient pas tenus à deux pas du vide, du néant le plus total, de l’abysse.
Car il faisait noir, au bout de cette terrasse. Il n’y avait ni lumière ni ombre, là-bas. Juste
trois êtres humains, comme suspendus au-dessus de la baie de Portofino.
Aussi, choisissant la sécurité, se dirigea-t-elle vers une table en céramique sur laquelle les
bougies dispensaient leur lueur diffuse. Après s’être servie un grand verre de prosecco, elle
regarda autour d’elle — partout, sauf en direction de l’abîme.
Adam avait bon goût, on ne pouvait pas lui retirer cela. La terrasse, démesurément grande,
était décorée de grandes vasques de pierre renfermant de jeunes arbres et de pots de terre cuite
débordant de fleurs. Les chaises longues et les tables bistro disposées çà et là invitaient à la
convivialité ou à l’intimité, selon l’humeur de chacun et les circonstances.
A l’autre extrémité, une piscine brillant de mille feux dans l’obscurité formait une petite
oasis bleutée. Enfin, il y avait le coin-repas, si on pouvait l’appeler ainsi. Une grande table, plus
cinq autres, plus petites, conçues pour quatre personnes. Sur l’une d’elles, quatre couverts étaient
disposés de manière que chaque convive puisse bénéficier de la vue.
Bref, un cadre idyllique. Au milieu duquel une jeune fille un peu fleur bleue comme Lucy ne
pouvait que s’éprendre davantage de son rockeur en herbe.
Le visage fermé, Maddie se força à faire quelques pas en direction du petit groupe. Tous trois
se retournèrent lorsqu’ils l’aperçurent.
— Madeline, ma chérie. Viens admirer la vue avec nous, lui proposa Adam, lui tendant une
main.
— Je la vois très bien d’ici, merci.
Lucy vint à sa rencontre et lui prit le bras.
— N’aie pas peur, Mads. La rambarde est à peine surélevée, en fait. En dessous, cela descend
tout doucement jusqu’à la mer.
— Je n’ai pas peur, marmonna Maddie, agacée.
Soucieuse de prouver son propos, elle se laissa guider vers le gouffre.
Et s’obligea à regarder en bas.
Lucy avait raison. Il n’y avait pas de précipice. Rien qu’une pente douce, recouverte d’un
tapis d’herbe.
La chute interminable dans l’obscurité n’était pas pour ce soir.
Adam lui posa une main au creux des reins et l’y laissa. Elle envisagea bien une seconde de
s’éloigner, puis renonça. La brise était fraîche, et la main de son amant si chaude, à travers l’étoffe
de sa robe légère… Pourquoi se refuser ce petit plaisir ?
— Y a pas à dire, mec, lança Crash. C’est vraiment le pied, ici. Vous n’avez pas besoin d’un
autre jardinier, d’un valet ou d’un chauffeur, par hasard ? Parce que je pourrais passer ma vie ici,
moi !
— Moi aussi ! s’exclama Lucy, se blottissant contre lui. Je ne pensais pas qu’un endroit aussi
merveilleux puisse exister.
C’en fut trop pour Maddie qui se hérissa. Elle refusait d’entrer dans leur manège. A sa
connaissance, il ne les mènerait nulle part. Ou alors, droit dans le mur.
— N’exagérons rien ! lança-t-elle, moqueuse. Ce n’est qu’une grande baraque avec vue sur la
mer.
Lucy lui lança un regard effaré.
— Enfin, Mads, ouvre les yeux ! On pourrait tourner un film, dans un décor pareil ! Une
magnifique histoire d’amour !
— Tout à fait d’accord, renchérit Crash, hochant la tête vers leur hôte d’un air complice. Ce
palace a été conçu pour séduire.
L’occasion était trop belle pour que Maddie la laisse échapper.
— Exactement. Pour séduire. Pour s’amuser un peu. Rien à voir avec l’amour, avec un grand
A.
Puis, jouant les grandes sœurs aguerries, elle ajouta, d’un ton sentencieux :
— L’amour et le sexe sont deux choses différentes, ma Luce. L’amour te transporte alors que
le sexe… le sexe n’est qu’un exercice corporel.
— Pas toujours, intervint Adam.
— Ne te mêle pas de ça, tu veux bien ? grommela-t-elle. Je parle à ma sœur, au cas où tu ne
t’en serais pas aperçu.
Elle tenta de se dégager, en vain. Refermant un bras autour de sa taille, il la serra contre lui.
— Tu dis cela par esprit de contradiction, poursuivit-il d’une voix de velours. En réalité, tu
sais aussi bien que moi que si le sexe peut être dépourvu de sens, exempt de sentiments, ce qui
n’enlève rien à la chose, d’ailleurs, il peut aussi être révélateur de quelque chose de beaucoup plus
profond.
Maddie réagit avec son arme de prédilection : le sarcasme.
— C’est ton psy qui t’a conseillé cela ? De baiser autant de femmes que tu le peux, des top
models, de préférence, jusqu’à ce que tu trouves celle que tu cherches ? Celle qui donnera un sens
plus profond à tes frasques ?
Il l’étudia un instant à travers des paupières mi-closes.
— Dans mon cas, ça a fonctionné, dit-il enfin.
Exaspérée sans bien savoir pourquoi, Maddie se libéra de son emprise d’un coup de coude.
— Eh bien, je vais continuer à essayer, alors ! Parce que cela n’a pas fonctionné, pour moi.
De nouveau, Adam lui sourit. Avec un aplomb horripilant.
— Si tu crois que deux ou trois…
Elle se rattrapa juste à temps. Elle avait failli se trahir, une fois encore. Et de la manière la
plus crue qui soit.
— … machos italiens super canons me feront voir la lumière, envoie-les jusqu’à ma suite,
dit-elle. Je te ferai un rapport en bonne et due forme, dès demain matin.
Pour toute réponse, il lui décocha un clin d’œil complice.
Qu’il aille au diable !
Voyant sa sœur s’éloigner au bras de Crash, elle voulut suivre le mouvement. Adam la retint
de justesse.
— Cesse de traiter ta sœur comme une gamine.
— Ma sœur est une gamine ! rétorqua-t-elle, furieuse.
Il se mit à lui frotter le bras, et comme le geste était plus réconfortant que sensuel, elle le
laissa faire.
— Regarde-la, Madeline. Et imagine que tu la croises dans la rue. Que tu ne l’aies jamais
vue. Qu’est-ce que tu te dirais ? « Quelle belle gamine. Elle me paraît bien fragile » ou bien «
Cette jeune femme splendide est suffisamment mûre pour gérer ses histoires de cœur toute seule,
cela se voit à sa démarche assurée » ?
— Ça dépend. Si elle était accompagnée d’un garçon comme Crash, j’aurais tendance à
penser qu’elle court au désastre parce qu’il a une tête à la faire souffrir.
— Il me semble aussi entiché d’elle qu’elle de lui. Par ailleurs, permets-moi de te faire
remarquer que si tu interviens, si tu tentes de te mettre entre eux deux, tu risques gros.
Il avait raison. En les séparant — à condition que ce soit faisable, bien entendu —, elle
s’attirerait les foudres de sa cadette. Elle aurait peut-être plus de succès en s’en prenant
directement à Crash, en essayant de l’intimider. En le convainquant de rentrer chez lui et d’oublier
tout ça.
Il s’en remettrait. Lucy aussi. En revanche, s’ils oubliaient de se protéger et qu’ils avaient un
enfant, ils seraient coincés à vie.
Adam lui effleura la joue et la força à le regarder. Ses yeux étaient presque noirs, à la lueur
vacillante des bougies.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, Madeline, pour que tu cesses de croire en l’amour ?
— Qui te dit que j’y ai cru un jour ?
— Je me croyais blasé. Revenu de tout. Pourtant, à côté de toi, je fais figure d’optimiste.
— Je ne suis pas blasée, je suis réaliste, nuance. Je pensais que nous avions au moins ça en
commun.
— Nous avons énormément de choses en commun, ma belle.
— Ah bon ? Lesquelles ?
— Le goût des nourritures terrestres, pour commencer. Une envie subite de prosecco glacé et
de calamars tout juste sortis de la mer.
— Un peu léger, non ? Quelle femme n’apprécierait pas ce genre de… nourritures terrestres,
comme tu le dis si bien ?
— Admettons. La Bugatti. Tu sais combien de femmes, ou d’hommes, d’ailleurs, auraient su
dire, au premier coup d’œil, qu’il s’agit d’une Veyron ?
— Des millions, répondit-elle, si vite qu’elle se crut obligée de rectifier. OK. La Bugatti
aussi. A propos, quel genre de voiture conduis-tu, ici, en Italie ?
— Une Ferrari, pourquoi ?
Elle sentit son cœur s’emballer.
— Quel modèle ?
— Spider 458.
— Rouge ?
— Tu en as déjà vu qui ne le soient pas ?
— Euh…
Elle se passa la langue sur les lèvres et demanda :
— Et on a beaucoup d’endroits où aller ? Pour le travail, je veux dire.
— Pas pour le travail, non, ma belle. Pour le plaisir.
De nouveau, il fit courir le bout de ses doigts sur son bras dénudé. Et à son grand désarroi,
elle sentit ses entrailles s’enflammer.
— J’ai un pied-à-terre sur le lac de Côme, reprit Adam, imperturbable. Tout petit, tranquille,
avec une vue d’une beauté à couper le souffle. On y passera une nuit, toi et moi. Seuls.
Sa voix avait l’exotisme d’une jungle. La gravité et la profondeur d’un instrument de
percussion.
— Nous mangerons des pâtes fraîches, nous boirons du brunello, et nous ferons l’amour sous
les étoiles.
Maddie fut parcourue d’un délicieux frisson.
Qu’elle réprima aussitôt.
— On baisera sous les étoiles, tu veux dire. Comme des lapins !
— Cela aussi, si tu y tiens. Mais avant cela, nous ferons l’amour.
— Pas question, mon p’tit bonhomme. Tant que ce n’est qu’une histoire de cul, je veux bien.
Si c’est du romantisme que tu cherches, tu peux laisser ta Ferrari au garage. Parce que tu n’en
auras pas besoin. Du moins avec moi.
16
Henry remplit deux tasses de café brûlant, en donna une à Adam et s’installa face à lui.
— Laisse tomber le Matisse, vieux. Le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Adam reposa la tasse sur son bureau sans y toucher, s’avança vers la baie vitrée et baissa la
tête vers la piscine. Lucille et Crash s’ébrouaient dans l’eau turquoise avec Dupont.
Madeline…
Il déglutit à plusieurs reprises.
Madeline se faisait bronzer sur une chaise longue, dans un bikini rose à peine plus grand
qu’un mouchoir de poche.
Il se força à détourner le regard.
— Trop tard. Gio s’est mis d’accord avec mon comparse. L’opération aura lieu samedi.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu tiens tant à prendre ce risque, insista Henry. Tu n’es
plus tout seul, à présent. Pense à la belle Maddie. Elle…
— Ce n’est pas une raison valable.
Il se passa la main dans les cheveux avant de se résoudre à admettre la triste vérité.
— Madeline se fiche éperdument de moi. Tout ce qu’elle veut, c’est s’envoyer en l’air.
Henry fit claquer sa langue et secoua la tête d’un air narquois.
— Eh bien ! Décidément, on aura tout vu. Elle a réussi à te mettre à genoux ? Du haut de ses
cent cinquante centimètres ?
Agacé, Adam se remit à contempler la vue. Que répondre à cela ? Il avait enfin trouvé une
femme qui l’émouvait et dont il voulait comprendre les mystères, et elle le traitait comme elle
avait traité ses prédécesseurs. En d’autres termes, elle se servait de lui, jusqu’au moment où,
lassée de leurs étreintes — ou rassasiée, ce qui était à peine plus flatteur —, elle le plaquerait sans
autre forme de procès.
— Tu n’as qu’à la sevrer.
Adam pivota pour dévisager son vieil ami d’un air interrogateur.
— La sevrer ? Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Arrête de la baiser. C’est qu’elle est coriace, cette minuscule bonne femme. Ce n’est pas
avec des caresses que tu l’amadoueras, crois-moi.
C’était précisément ce qu’Adam avait essayé de faire.
— Tu ne peux pas en être sûr à cent pour cent, objecta-t-il. Je finirai peut-être par l’avoir à
l’usure !
— Je peux te garantir que non, lui assura Henry. C’est pourquoi je te conseille de cesser de
lui donner ce qu’elle veut, jusqu’à ce qu’elle t’offre enfin quelque chose en retour. Donc je répète,
arrête de la baiser.
— Je n’y arriverai jamais.
Il était catégorique. Leur deuxième nuit italienne avait été aussi torride que la première. Il
l’avait passée à se nourrir du corps souple de Madeline, et il n’avait qu’une idée en tête :
recommencer. Se perdre dans les méandres de sa féminité. La faire hurler de plaisir.
Henry haussa les épaules en un geste d’impuissance.
— Bon ! marmonna Adam, rendu acerbe par le dépit. Explique-moi ton idée, puisque tu t’y
connais si bien en la matière.
— Recommence tout à zéro. Comme au début. Ne la lâche pas d’une semelle. Régale-la de
ses plats préférés. Fais-lui partager ton univers et débrouille-toi pour qu’elle s’y sente à l’aise. Ça
a fonctionné, non ? C’est comme ça que tu l’as mise dans ton lit, en tout cas !
— Il faudrait savoir, Henry ! Tu viens de me dire que j’ai commis une erreur.
— L’erreur, ce n’est pas de lui avoir donné un avant-goût de ce qui fait ton existence. C’est
de lui avoir offert ta queue, comme un collégien en mal de sexe. C’est là que tu t’es trompé, mon
pote. La preuve : à présent, elle te tient. Elle te mène par… le bout du nez.
— Qui te dit que ce n’est pas l’inverse ?
Henry secoua la tête d’un air désabusé.
— Décidément, les hommes sont d’éternels rêveurs. Non, Adam. Ce n’est pas l’inverse.
Alors, tiens-lui la dragée haute, à la belle Maddie. Force-la à sortir de sa coquille, à te mériter.
C’est ça ou tu la renvoies chez elle sans tarder. Sinon, tu vas souffrir, vieux. Ça aussi, je peux te le
garantir.
*
— Dupont n’est vraiment pas doué, déclara Lucy. Il ne sait pas attraper une balle, il n’essaie
pas d’aller la chercher, et c’est encore pire avec un Frisbee.
— Il sait nager, c’est déjà ça, lui fit remarquer Crash, étendu sur un transat.
Torse nu, il paraissait moins efflanqué. Lucille se tourna vers lui et le considéra
amoureusement.
— Tu l’as jeté à l’eau, grommela Maddie. Que voulais-tu qu’il fasse d’autre ?
— Couler à pic. Et comme il ne voulait pas se noyer, il a nagé, comme un grand ! lança
Adam, surgissant de nulle part.
Maddie laissa courir les yeux sur son corps, de la chemise en soie bleue qui épousait son
large torse au renflement de son sexe emprisonné dans un jean délavé.
Comme il se rapprochait, elle se concentra sur son visage. Son sourire en disait long : il
croyait avoir deviné ses pensées.
Grand bien lui fasse ! Si tel était le cas, il était plus perspicace qu’elle. Parce que s’il savait
ce qui se passait dans sa petite tête, elle, de son côté, avait bien du mal à comprendre.
Ils avaient encore passé la nuit dans le même lit et ne s’étaient endormis qu’une fois épuisés.
Jusque-là, rien à redire. Malheureusement, elle s’était réveillée blottie contre Adam qui avait
refermé un bras autour de sa taille et une main sur un de ses seins.
Or elle n’était pas du genre à se laisser enlacer ainsi dans son sommeil. D’un autre côté,
Adam s’était tellement donné et il dormait si paisiblement qu’il aurait été franchement cruel de le
secouer. Alors elle s’était détendue et, à sa grande surprise, avait fini par se sentir…
Oui. Apaisée. Presque heureuse.
Ce n’était qu’un leurre, bien sûr. Une illusion dangereuse qui l’avait suffisamment effrayée
pour qu’elle prenne le taureau par les cornes, si elle pouvait s’exprimer ainsi, et relance l’action.
Seulement à présent, au grand jour, elle se rendait compte que sa peur ne l’avait pas quittée.
Nonchalamment, Adam glissa une main sous ses chevilles croisées, les souleva, s’assit à
l’extrémité de la chaise longue et reposa ses jambes sur ses cuisses.
Le geste paraissait si naturel… Comment pouvait-il être aussi sûr de lui, quand elle, elle se
débattait avec ses doutes et ses angoisses ?
Il entreprit de lui caresser la plante des pieds du bout des doigts. De l’autre main, il lui
malaxait les orteils avec une douceur infinie. La sensation était délicieuse…
— On lui apprendra à jouer, à ce pauvre chien, dit-il. Cela n’a pas dû lui arriver souvent !
Maddie redescendit sur terre. Incapable de se résoudre à retirer ses pieds, elle ricana avec
mépris.
— Il n’y a pas que les jeux, dans la vie ! Je te rappelle que tu m’as traînée jusqu’ici pour des
raisons professionnelles. Si ma mémoire est bonne, tu avais même l’intention de me faire trimer
comme une bête de somme.
— Très juste, rétorqua-t-il d’un ton léger. Tu devrais être penchée sur ton bureau, et tenter de
déchiffrer des clauses écrites en lettres minuscules au bas des documents. Au lieu de quoi tu
paresses au soleil, au-dessus de la mer. Et moi, je laisse faire…
Il secoua la tête, l’air faussement réprobateur.
— Je ne suis pas là pour lézarder devant ta piscine de luxe, marmonna-t-elle, de plus en plus
contrariée. J’ai l’air d’une Playmate ? Tu veux que je mette des oreilles de lapin ?
La question était à peine sortie de ses lèvres qu’elle la regretta. Elle venait de lui donner le
bâton pour se faire battre.
Il considéra avec un amusement à peine dissimulé le haut de son bikini, puis le bas, tout aussi
minimaliste.
Elle l’avait trouvé sur son lit en sortant de la douche. L’étiquette y était restée attachée, sans
doute pour prouver que le maillot n’avait jamais été porté, et elle était restée sans voix devant le
prix effarant de cette petite fantaisie.
Seul un écervelé pouvait débourser neuf cent quatre-vingt-quinze dollars pour deux
morceaux de textile qui, attachés ensemble, n’auraient pas suffi à emballer un club sandwich !
Un écervelé ou un milliardaire, bien sûr.
En attendant, elle allait devoir rattraper sa bourde, et la tâche ne serait pas facile.
— En fait, je me demande ce que je fais là, alors que je devrais travailler, reprit-elle
sèchement.
— Tu prends un peu de bon temps, peut-être ? suggéra-t-il, s’efforçant manifestement de
conserver son sérieux. C’est plutôt agréable, non ?
— Non.
S’arrachant à sa caresse, elle fit pivoter ses jambes sur le côté et reposa les pieds sur les
dalles humides.
— Et puis, arrête de me tripoter comme ça.
— Je ne peux pas, répliqua-t-il, s’en prenant à un de ses bras cette fois. J’aime trop le contact
de ta peau. C’est la parfaite illustration de l’expression « une main de fer dans un gant de velours
».
Et il traça une courbe sur son épaule.
Elle aurait dû se lever. S’extraire de cette chaise longue une bonne fois pour toutes, traverser
la terrasse en tapant des pieds et regagner sa suite.
Au lieu de quoi elle ferma les yeux pour profiter pleinement de la caresse.
Du dos de la main, Adam remonta vers son cou, puis vers sa joue. Il ne faisait que l’effleurer,
ses doigts avaient la légèreté d’une plume. Elle lui tendit sa gorge, attendant qu’ils descendent un
peu plus bas, qu’ils se glissent sur le renflement de ses seins, que…
Mais soudain, plus rien.
Elle se rapprocha un tout petit peu, dans l’espoir de retrouver la sensation.
Comme rien ne venait, elle ouvrit les yeux…
… pour constater qu’Adam était debout devant elle. Pire encore, il avait chaussé ses lunettes
de soleil, de sorte qu’elle ne pouvait plus déchiffrer son expression.
— En fait, il faut que nous descendions à Portofino, déclarat-il. J’ai un déjeuner d’affaires.
— Ah. Bien. Parfait, répondit-elle, tentant de se ressaisir. Quand ?
Il consulta sa montre.
— Rendez-vous sous le portique dans quarante minutes. Tu trouveras de quoi t’habiller dans
ton dressing.
— Je ne suis pas une poupée Barbie. Je suis assez grande pour savoir ce que je dois porter.
— Je crois que mon choix te plaira, riposta-t-il, un rictus moqueur aux lèvres. Cela vaudrait
mieux, d’ailleurs, parce que c’est ça ou y aller toute nue. A toi de voir.
— Qu’as-tu fait de mes vêtements ? cria-t-elle, presque sûre de la réponse.
— Tes vêtements ? répéta-t-il innocemment. Tes vêtements…
— Rends-les-moi. Tout de suite !
— Trop tard. Ils sont en route pour New York. Ils étaient totalement inadaptés au climat de la
région.
— Comment ça, inadaptés ? Les gens ne portent ni costume ni tailleur, sur la Riviera ?
— Pas pour déjeuner, non.
Puis, sans doute pour mettre fin à ses objections, il annonça :
— On descend en Ferrari.
*
Madeline avait jeté son dévolu sur une robe dos nu aussi blanche que les nuages moutonneux
qui défilaient dans le ciel bleu et s’en allaient au loin. Deux bandes de soie se croisaient sous sa
poitrine et disparaissaient derrière sa nuque, exposant son ventre plat, légèrement hâlé. Elles
formaient une nouvelle torsade sur le bas de son dos, pour se refermer en un V, deux centimètres
au-dessus de son nombril. De là, un drapé mousseux retombait délicatement, formant une jupe qui
ondulait autour de ses cuisses fines.
Un véritable enchantement.
Madeline s’était accrochée tant qu’elle l’avait pu à sa mauvaise humeur, mais le trajet en
Ferrari avait fini par la calmer un peu. Le sifflement admirateur des hommes, tandis qu’ils
gagnaient le port, était presque venu à bout de sa morosité, et quand elle avait compris que le
déjeuner serait servi à bord du yacht, elle s’était rendue.
Avec sa mauvaise foi habituelle, bien sûr. En déclarant qu’elle s’adapterait à la situation,
puisqu’elle n’avait pas le choix.
A présent, debout sur le pont du Signorina in rosso, et la Méditerranée donnant à ses yeux
cette couleur verte qu’Adam aimait tant, elle ressemblait à une star.
Et surtout, elle souriait.
Autour d’eux, les boutiques et les maisons colorées de Portofino. Un tableau impressionniste,
grandeur nature. Des villas étaient accrochées aux collines boisées environnantes. Leurs vitres
luisaient de mille feux, sous le soleil de midi.
Et devant eux, le soleil. Il semblait émerger de l’horizon, et ses rayons formaient une allée de
diamants sur les eaux qui s’écartaient docilement, tandis que le yacht s’éloignait du port.
Adam fit courir une main sur le dos de Madeline, puis la posa sur ses reins. Ses bras et ses
épaules satinées étaient offerts au soleil.
— Bien qu’il m’en déplaise, il est de mon devoir de te conseiller de te couvrir, ma belle.
Sinon, tu vas souffrir, ce soir !
Madeline pivota pour lui faire face et fit retomber ses lunettes de soleil sur son nez.
— J’ai tout prévu. Je me suis enduite de lait protecteur.
— Partout ?
— Partout où je risquais de prendre un coup de soleil.
Elle posa une main sur sa hanche, ce qui fit ressortir ses seins. Un geste tout à fait machinal,
du moins en apparence.
— On n’avait pas un rendez-vous d’affaires ?
— Si.
Il fit signe à Gio, debout à la poupe, de venir les rejoindre.
— Je te présente Giovanni. C’est lui qui enquête sur le vol du Monet.
Il enchaîna en italien. Ce qui se dirait dans les minutes à venir n’était pas destiné aux oreilles
de Madeline.
— Gio, voici Mlle St. Clair. Je préférerais qu’elle pense que tu ne parles pas l’anglais.
— Entendu.
Gio serra la main que la jeune femme lui tendait et lui sourit poliment.
— Où en es-tu, Gio ? demanda Adam, sans autre préambule.
— Le voleur s’est servi de ton ordinateur.
— De mon… Lequel ? Celui qui se trouve dans mon bureau ?
— Oui. Il, ou elle, a utilisé ton mot de passe pour désactiver le système de sécurité.
Adam prit le temps de digérer l’information. Tout cela ne lui plaisait pas du tout.
— Et les autres ? demanda-t-il sèchement. Les mots de passe nécessaires aux moments clés
du procédé ?
— Nous n’avons pas encore compris comment, mais une chose est certaine, notre voleur a
réussi à s’infiltrer dans le logiciel et à le reprogrammer. En d’autres termes, tous tes mots de passe
ont été effacés.
— Ce n’est pas possible !
— Et ce n’est pas impossible non plus. Vois-tu…
S’ensuivit une longue explication technique qu’Adam écouta d’une oreille distraite. Bien
qu’il soit plus calé en informatique que la plupart de ses semblables, les finesses que lui exposait
Gio le dépassaient complètement.
— En résumé, conclut ce dernier, nous avons affaire à un expert. Seules quelques rares
personnes au monde sont capables de telles manipulations. Et aucune d’entre elles ne travaille
pour toi.
— Donc, l’un de ces petits génies est à la solde d’un de mes employés.
— C’est pourquoi je cherche à les localiser. Il serait intéressant de savoir sur quel continent
ils se trouvaient, le jour du vol.
— Il est peu probable que le hacker ait agi personnellement. En revanche, il ou elle a très
bien pu expliquer la marche à suivre à un exécutant…
Il prit appui sur le bastingage et réfléchit quelques secondes.
— L’argent, Gio. Il ne reste plus que ça. Ce tableau a forcément été monnayé.
— C’est la première chose à laquelle nous avons pensé, et cela ne nous a menés nulle part.
Nous avons examiné la moindre transaction sur les comptes en banque de ton personnel dans son
intégralité, et cela sur les six derniers mois. Toutes sont justifiées.
— Même celles de Maribelle ? Avec son train de vie, elle aurait eu beau jeu de…
Mais déjà, Gio secouait la tête.
— Ses dépenses sont simples, à défaut d’être raisonnables, Adam. Vêtements de luxe,
voyages et réagencement de sa villa. J’ai personnellement passé tous ses comptes au crible. Je suis
remonté jusqu’à l’année dernière sans rien trouver d’anormal.
— C’est forcément elle. Je ne vois personne d’autre.
Maribelle s’était attribué le statut de victime, lorsqu’ils s’étaient séparés. Bien
qu’Américaine, elle avait du sang italien dans les veines, et Adam l’imaginait sans peine
s’embarquant dans une petite vendetta à sa manière.
— Non. Si tu veux mon opinion, et je me base à la fois sur ce que j’ai appris sur cette femme
au fil des ans et sur mes propres interactions avec elle, reprit Gio Maribelle est bien trop futée
pour ça. Elle n’allait pas risquer sa villa, sa rente et tout le reste, dans le simple but de te voler un
tableau aussi difficile à revendre.
— C’est également l’avis de Henry, et je veux bien admettre que cela n’a aucun sens.
Seulement, vous ne la connaissez pas aussi bien que moi.
Adam et Maribelle étaient à couteaux tirés depuis près de dix ans, à présent. Et il s’était
toujours demandé à quel moment elle contre-attaquerait.
— Envoie-moi une copie de ses comptes, ordonna-t-il. Je les éplucherai moi-même.
Ils discutèrent les points de détail, puis Gio monta dans la vedette pour regagner le rivage.
Quand Adam se tourna vers Maddie, elle avait remonté ses lunettes noires sur son front et le
dévisageait, les yeux plissés.
— D’après ce que j’ai compris, ton Monet n’a toujours pas réapparu, dit-elle.
Il haussa un sourcil, feignant la surprise.
— Il y a deux jours, tu refusais de croire qu’il m’avait été volé. Tu as changé d’avis ?
— Disons que le mensonge a fini par me paraître un peu gros. Surtout maintenant que,
comme tu ne rates pas une occasion de me le rappeler, je suis ton avocate.
Parfait ! Elle avait au moins accepté cette idée. L’étape suivante consistait à faire en sorte
qu’elle devienne plus que cela. Seulement, comment faire, pour qu’elle en arrive là ?
En lui faisant part des conclusions de Gio, pour commencer.
Elle l’écouta attentivement avant de résumer la situation.
— En clair, il y a un traître parmi tes employés, c’est bien ça ?
— Il semblerait, oui.
Jusqu’à présent, Adam avait évité toute allusion à Maribelle. Bientôt cependant, si tout allait
comme il le voulait, il n’aurait plus le choix. Il devrait s’expliquer sur les conséquences de leur
relation passée.
Bientôt, mais pas tout de suite.
Posant une main sur le dos de Madeline, il la guida jusqu’à l’arrière du yacht. L’équipage
avait dressé une petite table sous l’auvent. Une énorme grappe de raisin rouge et une bouteille de
pinot grigio étaient disposées sur la nappe blanche.
Maddie le regarda sortir le vin de son seau à glace. Lorsqu’elle fut servie, elle le goûta et
laissa échapper un petit bruit de gorge appréciateur.
C’était le bruit qu’elle faisait quand un mets lui paraissait délicieux.
Le bruit qu’elle faisait entre les bras d’Adam aussi…
Et qui le rendait fou.
La voyant passer le bout de la langue sur ses lèvres, il se fit violence pour détourner la tête et
contempler la mer. Le port était loin derrière eux, à présent. Le capitaine avait mis le moteur en
vitesse de croisière. Des embarcations en tout genre glissaient sur l’eau scintillante. De simples
bateaux de pêche, quelques voiliers et un yacht trois fois plus gros que le Signorina in rosso.
— Je m’étonne que tu n’aies pas opté pour ce genre de modèle, lui fit remarquer Madeline,
moqueuse, en désignant le Léviathan d’un geste du menton.
— Parce que pour toi, c’est la taille qui compte ?
— Celles qui prétendent le contraire sont des menteuses, rétorqua-t-elle.
Elle s’empara d’un grain de raisin et le fit craquer entre ses dents.
— De plus, tu n’as personne à envier sur ce terrain-là, ajouta-t-elle d’une voix suave.
Adam réprima un sourire. Voilà qui était plutôt agréable à entendre. Et suffisamment excitant
aussi pour qu’il en conçoive un émoi certain.
— Cela dit, un yacht comme celui-ci est à la portée du premier magnat venu, conclut-elle
— J’ai eu plus gros, mais j’ai vite renoncé. Cela m’amenait trop souvent là où je ne voulais
pas aller. Le moindre de mes associés se croyait autorisé à s’inviter pour une croisière d’un mois.
— Parce que tu conviais des top models et des vedettes de cinéma, j’imagine. Que veux-tu,
cela a tendance à attirer les foules.
— C’est vrai. Sur un yacht plus modeste, il est plus facile de limiter le nombre d’invités.
— Et puis les orgies sont tellement plus intimes, commenta-t-elle d’un ton railleur.
— Tu ne devrais pas croire tout ce que tu as lu à mon sujet, ma belle.
— Lire des articles te concertant, moi ? Tu plaisantes ?
Il lui jeta un regard éloquent.
— Jamais de la vie ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas ma faute si tu es partout ! Quand on
allume la télévision, tu es sur le plateau, quand on ouvre un journal, ta photo s’étale en première
page… Les guerres, les famines, rien de tout cela ne fait la une des infos. Mais dès que le grand
Adam LeCroix change de chemise ou de petite amie, les médias se bousculent pour couvrir
l’événement !
Il partit d’un rire sonore et se renversa sur son siège.
— Tu exagères, là.
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Le pire, c’est que ça te plaît, tout ce tapage autour de
ta petite personne.
— C’est vraiment ce que tu penses ?
— C’est ce que tout le monde pense, Adam.
— Dans ce cas, il faudra que je songe à augmenter le salaire de mon attaché de presse.
— Pour le remercier d’avoir réussi à convaincre la planète que tu ne vois aucune objection à
montrer tes fesses à tous les passants ?
— Parce qu’il focalise l’attention des journalistes sur les apparences, et que pendant ce
temps-là je peux mener ma barque comme je l’entends, rectifia-t-il. Ils croient avoir accès à ma
vie privée, et ils se trompent.
Madeline ne paraissait toujours pas convaincue.
— Ainsi, Cannes, Saint-Tropez, tes frasques avec les plus belles femmes du monde, tout ça,
c’est du bluff ? Des coups de pub ? En réalité, le véritable Adam LeCroix préfère rester chez lui
avec un bon Sudoku, c’est ça ?
— Pour info, je préfère les mots croisés, ma belle. Autrement, oui. J’avoue. Je me donne
délibérément en pâture à la presse. Cela m’évite d’être harcelé par des paparazzi en quête d’une
histoire bien juteuse.
Elle l’étudia longuement d’un air songeur. Pour une fois, elle paraissait intéressée par ses
propos, pas par ce qu’il cachait dans son pantalon.
Il la laissa faire. Le but était qu’elle voie au-delà du personnage public. Qu’elle découvre
l’homme qu’il était réellement.
— Tu es en train de me dire que toute cette frime est destinée à protéger l’homme plutôt
secret que tu es, au fond ?
— Je n’y avais pas pensé en ces termes, mais… oui. Je suis assez solitaire. J’aime avoir du
temps pour moi. J’irais même jusqu’à dire que j’en ai besoin. Quand je donne une soirée pour mon
plaisir, j’invite de préférence quelques amis proches. Et quand une femme m’intéresse vraiment,
je ne parade pas avec elle devant les journalistes.
Il lui effleura le bras.
— D’ailleurs, tu n’en vois aucun dans les parages, si ?
Si elle ne se dégagea pas, elle ne mordit pas à l’appât non plus.
— D’accord. Cela explique ce yacht relativement modeste. Mais pas ta villa tentaculaire. Pas
ton duplex new-yorkais aux airs de palace non plus. Ces deux endroits sont faits pour des
réceptions somptueuses, pour des dizaines d’invités !
— J’aime recevoir, à l’occasion. Comme tout le monde. Le tout est que l’on n’envahisse pas
mon espace personnel. Comme tu l’as constaté, ma suite à New York se trouve à l’étage supérieur
du duplex. A distance respectable de celles de mes hôtes. Pareil pour la villa. Les visiteurs
dorment dans l’aile ouest, pas dans la mienne.
— Je suis une visiteuse et je dors dans l’aile est, lui fit-elle remarquer à juste titre.
— Tu es la première, Madeline. La seule.
La déclaration aurait suffi à conquérir la plupart des femmes.
Pas Madeline St. Clair.
Qui renifla avec mépris.
— A d’autres ! Tout ce que tu voulais, c’était m’éloigner de Lucy et de son musicien. Pour
une raison un peu perverse, tu aimes l’idée qu’ils s’envoient en l’air sous ton toit.
Pour une femme de sa trempe, elle pouvait se montrer singulièrement obtuse, par moments.
— C’est ça ! s’exclama-t-il avec impatience. Tu m’as démasqué. D’ailleurs, j’espère que
c’est ce qu’ils font, au moment où nous parlons. Dans son lit à lui, dans son lit à elle, dans la
piscine, sur la terrasse. Pourquoi tu ne leur fiches pas la paix, à ces pauvres gamins ?
— Parce que ma sœur ne sait pas où elle met les pieds ! Voilà pourquoi !
— Comment veux-tu qu’elle apprenne, si elle ne fait pas ses propres expériences ?
— Par moi. Par ce que j’ai à lui enseigner.
Madeline tapota la table du bout des doigts.
— Tu ne m’avais pas parlé d’un déjeuner ? demanda-t-elle. Parce qu’il n’y a pas grand-
chose, sur cette desserte !
Malheureusement pour elle, il n’était pas homme à se laisser distraire aussi facilement.
— Que veux-tu que Lucille apprenne de toi, au juste ? demanda-t-il. Tu as sans doute de
sages conseils à lui prodiguer sur les relations amoureuses…
— Parfaitement. J’entends lui faire comprendre leur futilité. Il faut qu’elle sache que cela ne
mène à rien.
— Et tu sais cela… d’expérience ?
Elle lui lança un regard noir.
— Tu ignores tout de ma vie sentimentale.
— Détrompe-toi. Je sais que tu n’as jamais passé plus de trois jours avec le même homme,
par exemple.
Elle en resta momentanément sans voix. Momentanément, hélas…
— Parce que tu es allé fouiller dans ma vie privée, en plus du reste ? Mais tu te prends pour
qui, au juste ?
Adam se serait donné des claques. Cette fois, il s’était vraiment trahi. Comme il était trop
tard pour revenir en arrière, il haussa les épaules avec désinvolture.
— Je ne mets pas une personne à un poste de confiance sans m’être assuré au préalable
qu’elle a un passé irréprochable, répondit-il, très professionnel.
— Ah oui ? Si tu tries vraiment les gens sur le volet, comment se fait-il que tu te sois fait
berner par un de tes propres employés ?
— Je te le dirai dès que je le saurai.
Les hostilités étaient ouvertes, et la guerre aurait éclaté si Armando, un véritable colosse au
physique plutôt avantageux, n’était pas apparu avec leur repas.
Voyant ce que dissimulait le couvercle en argent, Madeline s’exclama :
— Une pizza ! Vous êtes un magicien, Armando.
Agacé par le sourire radieux qu’elle avait adressé au domestique, Adam le renvoya dans la
soute.
— Ce n’est pas lui qui l’a préparée, je te signale, marmonna-t-il. Tu viens de lui donner une
érection qu’il ne méritait pas.
— Tu n’as qu’à me présenter au chef. Je serai ravie de rendre à César ce qui lui appartient.
— Au risque de te décevoir, le chef est une femme, sur ce yacht.
— Pas grave. Je suis prête à varier les plaisirs, si cela me vaut des repas aussi divins.
Adam réprima difficilement un soupir.
Madeline et les amours saphiques…
Encore une vision qui allait le tourmenter, ces jours prochains.
*
Sa robe se révéla être un véritable instrument de torture. Elle dissimulait à peine ses courbes
sous un voile de soie, et offrait le reste de sa peau soyeuse aux ardents rayons du soleil.
Debout à la proue, elle clignait les yeux pour se protéger de la lumière qui se reflétait sur
l’eau.
Ils approchaient de la côte.
Les deux coudes appuyés sur le bastingage, Adam, tournant le dos à la baie, contemplait
Madeline.
Le vent faisait voleter ses cheveux, voltiger les pans de sa robe. Ses pieds étaient nus, et le
vernis rose qui recouvrait ses ongles était du plus bel effet, sur sa peau bronzée.
Elle avait retiré ses sandales après son deuxième verre de vin. Au troisième, elle avait laissé
Adam glisser une main sous sa jupe diaphane.
Puis elle avait tenté de l’entraîner dans la cabine du bas.
Il avait résisté. Il lui en avait coûté, mais il avait tenu bon.
Et Henry allait l’entendre, si jamais l’abstinence ne lui gagnait pas l’amour de cette femme !
Elle avait fait mine de prendre son rejet avec dédain, mais sa frustration avait été manifeste.
A l’égale de la sienne, d’ailleurs.
La vérité était que le désir les consumait tous les deux.
Le refouler était un supplice, et Adam avait dû se rappeler ce qu’il avait à y gagner pour ne
pas y céder. Car il en voulait davantage qu’un simple assouvissement de ses sens. Il voulait
découvrir ce qui animait Madeline St. Clair.
Ce qui l’émouvait.
Jusqu’à présent, elle avait réussi à éluder toute question un tant soit peu personnelle. Il devait
donc essayer de l’atteindre en abordant son sujet de prédilection.
— A présent que tu as essayé les deux, tu préfères quoi ? La Bugatti ou la Ferrari ?
Madeline eut une petite moue songeuse.
— Euh… C’est difficile à dire. On a tracé, à New York. Sans les feux rouges, on serait arrivés
au Cipriani en moins de cinq minutes, et on n’était pas tout près. Ici, avec tous ces virages, on n’a
jamais pu dépasser les cinquante kilomètres à l’heure.
— Je sponsorise un circuit automobile, près de Milan. On pourrait y faire un saut en Ferrari,
histoire que tu voies ce qu’elle a dans le moteur, qu’en penses-tu ?
La proposition parut l’enchanter.
— D’accord. Seulement, cela va faire pencher la balance du côté de la Ferrari, et je ne suis
pas sûre que ce soit bien équitable.
— Pas grave ! Quand nous rentrerons à New York, nous prendrons la Bugatti pour aller sur le
circuit de Watkins Glen. Cela te permettra de juger en toute objectivité.
Elle ne dit ni oui ni non.
Il avança son bras d’un demi-centimètre pour qu’il touche le sien.
Et fut parcouru par une véritable décharge électrique.
— Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu n’as pas ton permis de conduire, lança-t-il ton
léger.
Madeline hésita si longtemps qu’il craignit qu’elle ne lui réponde pas, là non plus. A son
grand soulagement, elle finit par hausser les épaules, d’un air de dire que cela n’avait aucune
importance.
— J’ai laissé passer ma chance, c’est tout. En général, on apprend avec ses parents, quand on
est encore au lycée. Moi, pas. Et comme je me suis inscrite dans une université urbaine, je n’en ai
plus eu besoin.
— Tu aimes les voitures, pourtant !
Elle éclata de rire. Ce rire qui était devenu la musique préférée d’Adam. Enfin, juste après les
doux gémissements qu’elle laissait échapper pendant l’amour.
— Oui. Malheureusement, j’ai des goûts de luxe, dans ce domaine, répondit-elle. Et on ne
trouve pas une Bugatti à deux millions de dollars sous les sabots d’un cheval.
— Pourquoi tu n’as pas pris quelques cours de conduite quand tu étais au lycée, comme tout
le monde ?
— Parce que personne n’a voulu m’apprendre.
— Ah ? Et pourquoi ?
De nouveau, elle hésita. Adam se débarrassa d’une peluche fictive, sur sa chemise, puis fit
mine d’examiner le ciel, comme si la réponse ne l’intéressait qu’à moitié.
— Ma mère ne conduisait pas, murmura Madeline au bout d’un moment qui lui parut
interminable. Quant à mon père… nous ne nous entendions pas, lui et moi.
Ça, il l’avait compris. Pour quelle raison lui aurait-elle affirmé que son géniteur était mort,
autrement ?
— Et tu n’avais ni oncles, ni tantes, ni… Je ne sais pas, moi ? Des amis de la famille ?
— Mon père ne les aurait jamais laissés faire. Et comme je te l’ai dit, le temps que je sois en
âge d’apprendre toute seule, ce n’était plus une priorité.
Jugeant sans doute qu’elle en avait trop dit, elle se retourna et fit quelques pas sur le pont.
— J’espère que tu es content de toi ! lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Tu m’as traînée
jusqu’ici pour un rendez-vous d’affaires qui a duré, en tout et pour tout, cinq petites minutes, et
auquel je n’ai rien compris. Ensuite, tu t’es débrouillé pour faire traîner les choses, de sorte que
ma sœur et Crash ont eu tout le loisir de forniquer comme des malades.
« Quelle chance ils ont ! » faillit-il s’exclamer, regardant Madeline s’éloigner, les bandes de
mousseline dansant autour de ses cuisses satinées.
*
Il n’y avait pas à dire. Portofino était le plus beau village du monde.
Ce fut ce que Maddie décida tandis qu’ils déambulaient sur le front de mer, entrant dans les
boutiques pour en ressortir aussitôt, puis sirotant un cappuccino sous la marquise à rayures
blanches et vertes d’un café chic.
Au bout d’un moment, Adam l’entraîna dans une rue latérale. Une échoppe minuscule y
proposait des glaces de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Irrésistible…
— Adam ! s’écria une femme d’âge moyen, sortant sur le trottoir pour venir l’embrasser
chaleureusement.
Elle se lança dans de longues palabres en italien, et il n’y avait pas besoin de savoir parler la
langue pour comprendre que le discours était plus qu’affectueux. D’autant que la brave dame ne
cessait de tapoter le bras et de pincer les joues de son visiteur.
Quand Adam fit les présentations, la femme regarda Maddie avec des yeux ronds puis, la
prenant par les épaules, l’embrassa avec la même effusion que si elle venait de retrouver une de
ses filles partie à l’autre bout du monde depuis des années.
— Magdalena est une vieille amie, expliqua Adam, repassant à l’anglais.
— Laisse-moi deviner. C’est toi qui as financé cette échoppe, je me trompe ?
— Non. Et à présent, elle en a sept du même acabit. Sur toute la Riviera italienne.
Magdalena retourna derrière son comptoir et poussa sans ménagement les deux jeunes filles
qui faisaient mine de s’y affairer. En réalité, elles ne faisaient rien du tout, bien trop occupées à
faire les yeux doux à Adam.
— Ce sont ses filles, reprit Adam. Angelina et Maria.
— Il ne faudrait pas trop les pousser pour qu’elles te sautent dessus !
— Eh bien, fais valoir tes droits, ma belle ! répliqua-t-il, glissant les doigts entre les siens.
Maddie aurait dû jouer les blasées, bien sûr. Mais comment ne pas admirer cet homme, avec
ses cheveux de jais ébouriffés par la brise, sa peau bronzée ? Comment ne pas se perdre dans ses
yeux encore plus bleus que la mer et brillant du plaisir de la voir aussi éblouie ?
Magdalena leur tendit deux cônes d’un rose vif particulièrement appétissant.
— Sorbet à la cerise, traduisit Adam. C’est tout nouveau.
Maddie goûta la glace du bout de la langue, et attendit que le parfum des cerises se diffuse
sur ses papilles.
— Magique…, murmura-t-elle.
Et Adam l’embrassa.
Ses lèvres fraîches avaient le goût des fruits. Sa langue aussi.
— Ce murmure, chuchota-t-il. Il me bouleverse complètement. Recommence.
Un appétit soudain serra le ventre de Maddie. C’était d’Adam dont elle avait faim.
Une faim insatiable.
Elle lui mordilla la langue, avant de lui faire remarquer :
— Magdalena nous observe. Elle va s’imaginer qu’il y a quelque chose entre nous.
— Et elle aura raison, ma chérie, rétorqua-t-il, la mordillant à son tour.
Du fond de leur échoppe, Angelina et Maria laissèrent échapper un petit rire faussement
réprobateur.
Maddie les entendit à peine.
Le regard d’Adam était si brûlant qu’il aurait suffi à faire fondre sa glace.
Elle avait envie de lui. Tout de suite. En fait, elle n’y tenait plus. Quand il avait soulevé les
pans de sa jupe, tout à l’heure, sur le yacht, elle avait dû se faire violence pour ne pas se jeter à
son cou. Hélas, alors même qu’ils se déshabillaient du regard, il l’avait quasiment repoussée sous
prétexte qu’il voulait parler.
Parler !
La plupart des hommes ne pensaient qu’au sexe, surtout quand ils savaient que cela ne les
mènerait pas devant l’autel. Adam, lui, voulait qu’on lui fasse la conversation.
De toute évidence, elle avait piqué sa curiosité, avec sa réticence à raconter sa vie. Elle lui
avait jeté un os, quand il l’avait questionnée sur son permis de conduire, mais cela ne suffirait pas.
Si elle voulait un nouvel aperçu de ce qu’il savait faire entre les draps, elle devrait entrer
dans son jeu. Lui confier d’autres détails personnels sans aucune importance, afin de lui faire
croire qu’elle était décidée à partager un peu de sa vie avec lui.
Elle ne risquait pas grand-chose. D’ici quelques jours, ils retourneraient chacun chez soi.
Et si une semaine était beaucoup plus que ce qu’elle avait accordé à ses amants précédents,
elle ne craignait rien. Elle était imperméable.
Rétive à toute forme d’engagement.
Dardant la langue pour déguster sa glace, elle regarda les pupilles d’Adam se dilater.
Oui… Un peu d’intimité totalement feinte, deux ou trois confidences, et elle en ferait ce
qu’elle voudrait.
17
Vicky : Si une chose te tient vraiment à cœur, je promets de m’y intéresser, moi aussi.
Maddie : A moins que ce ne soit complètement crétin. Auquel cas, tu iras te faire voir
ailleurs.
*
Lucy était étendue sur le canapé dans la suite de sa sœur, ses talons nus posés sur un des
coussins.
— Tu sais qu’il y a une deuxième villa, sur cette propriété ? s’enquit-elle.
Maddie enroula ses cheveux sur le sommet de son crâne et s’empara d’une serviette de
toilette pour la draper autour.
— Ah ? Ce doit être la résidence du petit personnel, répondit-elle distraitement.
— Je ne pense pas, non. Henry et les autres ont leurs quartiers dans mon aile. Et le terrain de
la villa en question est délimité par une haie, ce qui donne à supposer qu’il s’agit d’un endroit
privé.
— Je ne sais pas. Tu n’as qu’à demander à Adam ce qu’il en est, si cela t’intéresse tant que
ça.
— C’est ce que j’ai fait. Il m’a répondu d’une manière plutôt évasive. Tout juste s’il ne m’a
pas interdit de m’aventurer dans cette zone-là.
Maddie dressa l’oreille. Se pouvait-il que La Dame en rouge soit cachée là-bas ?
La question ne préoccupait manifestement pas Lucille plus que cela, car elle enchaîna :
— Vous avez été absents pendant des heures, Adam et toi ! Il paraît qu’il t’a emmenée sur
son yacht, pour finir. Vous vous êtes bien amusés ?
— Bof.
— T’as raison, Mads, dit Lucy, levant les yeux au ciel. Ça doit craindre un max, de naviguer
sur la Méditerranée en compagnie de l’homme le plus cool et le plus sexy du monde.
— N’exagérons rien. Sexy, si tu veux. Pour le reste…
— Il est super cool, Mads ! Tu ne peux pas prétendre le contraire ! C’est bien simple, Crash
ne jure plus que par lui.
— J’ai remarqué, oui… Et vous, qu’est-ce que vous avez fait de votre journée ? s’enquit
Maddie, bien que peu pressée d’entendre la réponse.
— Oh ! Ce que l’on fait dans un endroit comme celui-ci. On a barboté dans la piscine, on
s’est fait bronzer, et puis on a fait une sieste.
Une sieste…
S’essayant à la nonchalance, Maddie poursuivit :
— Vous devriez descendre à Portofino, c’est magnifique. Et puis, vous pourriez aller à la
plage.
— C’était notre intention. Seulement, c’était tellement calme, ici… Si intime que l’on a
préféré en profiter.
Ce fut plus fort qu’elle. Tordant sa serviette entre ses mains, Maddie murmura :
— Luce ? Je crois que cette histoire va trop loin. Ton… Crash a beau être sympathique, il
n’en reste pas moins un mec pour autant. Tu ne vas pas te fixer à ton âge, enfin !
— Oublie tout ça, marmonna Lucy en se redressant.
Le ton était empli de compassion. Et bien qu’elle sache parfaitement de quoi parlait sa
cadette, Maddie joua les innocentes.
— Je ne plaisante pas, Lucy. Ne te laisse pas embobiner par le premier venu. Tu es jeune, tu
as toute ta vie devant toi…
Lucy agita les bras pour la faire taire.
— Quand je disais « oublie tout ça », ce n’est pas de Crash dont je parlais, mais de notre
père, Mads. Et je répète. Il est grand temps que tu passes à autre chose.
— Jamais de la vie ! s’écria Maddie, montant sur ses grands chevaux. Et je ne tiens pas à ce
que tu oublies, toi non plus. Tu as grandi sous le même toit que moi, non ?
— Si. Et ça n’a pas été une partie de plaisir. Papa est un pervers. Quant à maman… Notre
pauvre petite mère… Que veux-tu que je te dise ? Elle n’a été qu’un exemple parmi d’autres de la
soumission des femmes de sa génération à l’autorité masculine. L’important, c’est que nous ayons
fini par échapper aux griffes de notre père. Et que maman ait pris la tangente aussi. Enfin, d’une
certaine manière…
Elle se leva et s’avança vers elle.
— Je sais que ça a été beaucoup plus dur pour toi que pour moi, Mads. Parce que tu es
l’aînée, tout simplement. Surtout, ne te méprends pas. J’ai toujours su que tu me défendais, même
quand j’étais toute petite. Que tu te sacrifiais pour qu’il ne s’en prenne pas à moi. Par contre,
quand il te brutalisait, ce fumier, tu n’avais personne vers qui te tourner.
Lucy avait raison : elle avait beaucoup plus souffert que sa cadette. Quand leur père avait fait
irruption dans sa chambre, le soir de son seizième anniversaire, elle avait essayé de lui échapper.
Et lorsqu’elle avait compris qu’elle n’aurait pas le dessus, elle…
Lucy prit ses mains entre les siennes, l’arrachant à ces horribles souvenirs, et poursuivit :
— Moi, si. Parce que tu as toujours été là pour moi.
— Tu veux finir comme maman ? Tu es vraiment prête à prendre ce risque ?
— Ça n’arrivera pas. Parce que je ne suis pas maman, justement. Je ne suis ni démunie ni
seule au monde. Et je suis assez intelligente pour ne pas m’offrir en pâture à un malade.
Maddie ne dit rien et la contempla, le cœur serré soudain. Sa petite sœur semblait si forte, si
sûre d’elle…
— Il faut que tu te fasses confiance, ma grande, poursuivit cette dernière. Tu ne tomberas pas
dans le même panneau que maman, toi non plus. Tu resteras la femme géniale et indépendante que
j’admire et que j’aime tant. Adam est un homme bien. Il s’occupe de ses amis d’enfance, il adore
Dupont. Et je peux te dire qu’il est fou de toi. S’il nous a invités ici, Crash et moi, c’était pour
pouvoir passer la semaine en ta compagnie. Or il ne nous connaissait pas. On aurait pu être
drogués jusqu’aux oreilles, ou complètement à la ramasse. Ça ne l’a pas arrêté pour autant.
— Tu ne sais pas tout.
— Je sais qu’Adam n’a d’yeux que pour toi et qu’il ne perd pas une occasion de te toucher. Je
sais qu’il a un cœur d’or et qu’il ne ressemble pas du tout au portrait qu’en font les médias. Ça me
suffit. D’accord, il est un peu arrogant par moments, seulement il faut être réaliste. Ce type est
multimilliardaire, Mads, et il s’est fait tout seul ! Il y a de quoi être fier de soi, tu ne crois pas ?
Elle s’avança jusqu’à la table pour piquer une fraise dans le saladier.
— Oublie les parents, Mads. Adam et toi n’avez absolument rien en commun avec eux. Alors
ne laisse pas passer ta chance.
Elle croqua joyeusement dans la fraise juteuse, et se mit à glousser de plaisir, comme la
gamine qu’elle était.
Maddie la regarda, avec un mélange de peur et d’envie.
La peur, parce que sa petite sœur semblait avoir oublié les sombres souvenirs de leur enfance
et s’exposait sans crainte aux périls de l’avenir.
Et l’envie, parce qu’elle était sortie de l’ombre pour s’offrir à la lumière, et avançait
bravement sur la route cahoteuse qui la mènerait, peut-être, au bonheur.
Et cela, Maddie l’avait toujours cru impossible.
*
— Adam ? Ce serait possible, de demander à Fredo de nous déposer au Madrigal ? s’enquit
Lucy.
Maddie leva vivement le nez de sa crème caramel.
— Le Madrigal ? C’est le nom d’une boîte de nuit, ça, non ?
— Où les têtes couronnées font la fête avec le petit peuple… à condition qu’il soit riche ou
célèbre, précisa Lucy.
Elle haussa les sourcils d’un air facétieux et ajouta :
— D’après Henry, si on arrive en limousine, on devrait pouvoir entrer.
Maddie se renfrogna. Quand elle avait suggéré à Lucy de sortir un peu de la villa, c’était un
déjeuner civilisé, dans une trattoria du front de mer, qu’elle avait eu en tête. Pas une nuit de
débauche, en compagnie d’une jeunesse dorée et par conséquent dégénérée !
Pour autant, elle ne pouvait interdire à sa sœur d’aller faire la fête.
De sorte qu’elle n’avait plus qu’à l’accompagner.
Et c’était la dernière chose dont elle avait envie ! Le soleil, l’air de la mer, le chianti de ce
soir et le vin du déjeuner l’avaient rendue légèrement comateuse.
Mais elle ne pouvait pas confier sa précieuse Luce au jeune Crash. S’il paraissait à peu près
capable de la défendre à une soirée étudiante, il en irait différemment dans ce lieu de perdition, où
la moitié des clients seraient accompagnés par leur gorille.
C’était du Pitbull, dont Lucy aurait besoin, ce soir.
Aussi, réprimant un soupir de lassitude, Maddie repoussa-t-elle sa serviette pour se lever.
— Gerardt va vous accompagner. Il connaît les codes, dans ce genre d’endroit, intervint
Adam.
— On peut savoir qui est ce Gerardt ? demanda Maddie, méfiante.
— Mon chef de sécurité.
En d’autres termes, un garde du corps. Embauché par Adam, donc chevronné. Probablement
aussi efficace qu’un pitbull. Un vrai.
— Merci, Adam, murmura-t-elle, lorsque les deux tourtereaux eurent disparu dans la nuit
noire. Il se passe tellement de choses, dans ces boîtes de nuit européennes, à ce qu’on dit…
— On exagère beaucoup, la rassura-t-il. Toutefois, nous serons plus tranquilles, tous les deux.
Et je peux te promettre que Gerardt ne quittera ni ta sœur ni Crash des yeux. C’est une vraie mère
poule, cet homme, sous ses dehors de brute épaisse.
Lui posant une main au creux des reins, il la guida jusqu’à la rambarde, au bout de la
terrasse. Elle se sentait tellement en confiance qu’elle ne songea même pas à protester.
Au-dessous d’eux, les lumières de Portofino formaient un collier de diamants autour du port.
D’autres dansaient sur la mer. Celles des yachts, modestes ou surdimensionnés.
— Je m’étonne que tu n’aies pas eu envie de te joindre à eux, murmura-t-elle.
— Moi ? Non. A une époque, j’aurais sauté sur l’occasion. A présent, je ne sais pas… Cela ne
me dit plus rien.
— Ah oui, c’est vrai, j’oubliais ! Tu préfères faire des mots croisés dans ton rocking-chair,
comme un vieux papi.
— Cela dit, je peux aller chercher ma canne et boitiller jusqu’à la voiture, si tu veux
t’exhiber dans cette robe.
Machinalement, Maddie en palpa le tissu. Encore une petite plaisanterie qui avait dû coûter
une fortune. En soie rouge, avec un décolleté plongeant, ouverte jusqu’au bas de son dos… et
terriblement courte.
Une merveille.
Elle l’adorait. Tout comme elle adorait les autres tenues — sans nul doute créées par Raquel
— par lesquelles Adam avait fait remplacer ses tailleurs stricts.
Elle n’avait pas tout à fait digéré cette histoire de garde-robe réexpédiée à New York,
cependant. Aussi mit-elle un point d’honneur à grimacer.
— Elle est un peu habillée, pour un simple dîner sur cette terrasse, tu ne trouves pas ?
— Tu es faite pour porter de la soie, Madeline.
— Tu ne m’as pas vraiment laissé le choix !
Avec une lenteur délicieuse, Adam fit remonter sa main sur son dos nu.
— Tu préfères tes tailleurs, c’est ça ?
— Non. Je préfère les pantalons de jogging. Il n’est pas dans mes habitudes de déambuler
dans des tenues à trois mille dollars, figure-toi.
— Fais-toi plaisir, ma chérie. Tu es sur la Riviera, après tout.
— C’est-à-dire pas à ma place.
Elle haussa les épaules avec une résignation feinte.
— Mais comme je suis coincée ici, et que me faire belle semble être une partie de mon
travail, je n’ai plus qu’à m’exécuter.
— Ton sens du sacrifice est confondant. Je suggère que l’on envoie une photo de toi à la
délicieuse Adrianna Marchand pour lui montrer à quel point je te martyrise.
— Surtout pas ! répondit-elle en riant. Elle serait capable de prélever le prix de cette petite
fantaisie sur mon salaire annuel !
Adam continua à lui caresser le dos.
— Elle ne m’a pas l’air facile, comme patronne. Je ne comprends pas ce que tu fais dans ce
cabinet d’avocats. Tu n’as pas trouvé mieux ?
Maddie réprima un sourire moqueur. Il recommençait avec ses questions indiscrètes, sous
couvert d’une conversation sans intérêt particulier. D’un autre côté, la réponse était facile, cette
fois-ci.
— Adrianna est la mère de ma meilleure amie, expliqua-t-elle. J’ai été pistonnée. En outre, le
cabinet d’avocats Marchand, Riley & White est plutôt bien placé sur le marché, du moins dans sa
catégorie.
— Il n’en reste pas moins vrai qu’il y a une différence énorme entre défendre des géants de
l’assurance et enfermer de vrais criminels à vie. Tu étais… Comment dire ? Tu t’impliquais
vraiment, dans ta fonction de procureur adjoint, non ?
Comme il savait de quoi il parlait, elle lui jeta un nouvel os.
— On est beaucoup moins bien payé dans le public que dans le privé. Or, j’avais besoin
d’argent. C’est aussi simple que ça.
*
Aussi simple que ça… Tiens donc !
Si Madeline espérait le calmer avec ce genre de déclaration complètement erronée, elle allait
être déçue !
— Si je comprends bien, tu es passée outre tes principes parce que la délicieuse Adrianna
Marchand te proposait davantage de fric que le bureau de Michael Warren. En revanche, tu refuses
d’entrer au service du groupe Adam LeCroix qui te propose la modique somme de cinq millions
de dollars par an…
La remarque la fit sourire.
— Il y a une différence entre cesser de pourchasser les escrocs et empocher leur fric, Adam.
— Parce que tu en es toujours à cette malencontreuse histoire de tableau ? Décidément, la
disparition de La Dame en rouge t’a traumatisée ! J’avoue que j’ai un peu de mal à te comprendre,
ma chérie. Il suffit de regarder mes galeries, à New York ou ici, pour savoir que, lorsque j’ai envie
d’un tableau, je l’achète !
— Ce genre d’argument aurait pu marcher avec un jury, si j’avais réussi à te traîner devant
un tribunal. Seulement, moi, je sais que ce n’est que du baratin. Ce qui te plaît, dans tout ça, c’est
le danger. Tu es shooté à l’adrénaline, rien d’autre.
Il effleura une de ses épaules nues du revers de la main.
— Si j’étais vraiment coupable de ce dont tu m’accuses, nous formerions un couple d’enfer,
non ? Moi faisant des pieds de nez à la prison, toi franchement déterminée à m’y enfermer et à en
jeter la clé…
— J’avoue que ce serait plutôt tordu. Si nous formions un couple, évidemment. Ce qui n’est
pas le cas, je te rappelle.
Adam ne releva pas la pique.
— Il y a une petite faille, dans votre théorie, maître. Je peux me procurer ma dose
d’adrénaline ailleurs. Quand je le veux. Et de manière beaucoup moins compliquée.
— En faisant quoi ? De l’escalade ? Du parachutisme ? Du saut à l’élastique ? Oui, bien sûr.
Tu pourrais même t’offrir un tour du monde en montgolfière, si l’envie t’en prenait. Seulement,
cela ne te suffirait pas. Parce que tu ne ferais que défier les lois de la gravité. Une force contre
laquelle tu ne peux rien.
Elle lui enfonça un index dans le torse avant de poursuivre :
— Or, ce sont les gens que tu aimes défier. Les plus astucieux, les meilleurs dans leur
domaine.
Adam réprima un sourire. C’était elle, la plus astucieuse d’entre tous. Ne venait-elle pas de le
lui prouver par cette belle démonstration ?
— Ça me semble un peu faible, comme raison de mettre ma liberté en jeu, ma belle.
— Tout à fait d’accord. C’est d’ailleurs cela que je ne comprends pas, chez toi. Pourquoi
risquer l’incarcération dans le simple but d’ajouter un Renoir à ta collection, alors que tu as de
l’argent et des œuvres d’art à ne plus savoir qu’en faire ?
Elle s’interrompit un instant, les sourcils froncés.
— D’un autre côté, tu as les moyens d’engager les meilleurs avocats du pays, ce qui te
garantit l’impunité, reprit-elle. Ou presque, parce qu’on ne sait jamais… Tu pourrais aussi te
retrouver en prison, et servir de fiancé à un codétenu…
— Là, tu me vexes. J’aime à penser que je serais capable de me défendre, même entre les
murs d’un pénitencier.
— A ta place, je n’en serais pas si sûre, Adam. Je ne doute pas que tu puisses tirer ton épingle
du jeu dans un Country Club, même à dix contre un. A Sing Sing, en revanche, un beau garçon
comme toi ne ferait pas long feu, je peux te l’assurer. Tu passerais de l’un à l’autre, comme une
pute à cinq dollars, et tu n’aurais rien à dire. Du moins jusqu’à ce qu’un caïd décide de faire de toi
son protégé.
Malgré lui, Adam fut parcouru par un frisson d’angoisse.
— Charmant ! C’est réconfortant de savoir que tu as fait tout ton possible pour que je me
retrouve dans ce genre de situation. Et encore plus de savoir que tu n’hésiterais pas à
recommencer, si tu en avais l’opportunité !
La remarque fut accueillie par un long silence.
— Je ne peux pas admettre le vol, avoua Madeline, quelques instants plus tard. Et je suis
convaincue que l’on doit être puni, quand on a enfreint la loi. En même temps…
Elle ne termina pas sa phrase et Adam laissa ses derniers mots planer entre eux. Son
ambivalence constituait un progrès. Pas encore tout à fait au niveau de ce qu’il attendait de cette
femme, mais les choses évoluaient dans le bon sens. Un jour prochain, il parviendrait à lui faire
entendre qu’en récupérant les œuvres d’art tombées entre les mains de purs tortionnaires il ne
faisait que rétablir l’équilibre. Il rendait la justice, lui aussi.
A sa façon.
Dans l’instant, cependant, mieux valait changer de sujet.
— Tu n’es pas la première à avoir quitté la fonction publique pour gagner davantage, dit-il
d’un ton neutre. Il n’y a aucune honte à vouloir vivre dans un certain luxe.
— Oui. C’est ça. Je roule sur l’or ! Comme si tu n’avais pas vu mon appartement. Comme si
tu ne savais pas où passe mon salaire, espèce de fouinard.
— Lucy était encore mineure, quand tu l’as prise en charge, non ? demanda-t-il, ne se
donnant pas la peine de nier l’évidence.
— Oui. Et alors ?
— C’était à tes parents, de s’occuper d’elle sur le plan financier. Il y a des lois, là-dessus, il
me semble.
— Il n’y a pas que l’argent, dans la vie, riposta-t-elle sèchement.
— C’est toi qui en as parlé la première, ma chérie ! Et je sais d’expérience que c’est souvent
le cœur du problème. Alors ? Que s’est-il passé ? Ils lui ont coupé les vivres parce qu’elle avait de
mauvaises fréquentations ? Une affaire de drogue, peut-être ?
Il n’en fallut pas plus pour la faire bondir.
— Lucy n’aurait jamais fait une chose pareille, pourquoi dis-tu ça ? Je ne comprends même
pas que ça te soit venu à l’esprit ! Enfin, tu l’as vue, non ? Elle est équilibrée, bien dans sa peau et
beaucoup trop intelligente pour tomber dans ce piège-là !
Adam savait que plus il insisterait sur ce terrain plus il y avait de chances que Madeline
s’ouvre à lui. Elle aurait fait n’importe quoi, pour défendre sa petite sœur.
— Elle aurait pu commettre une erreur, suggéra-t-il. Et puis, il y a bien une raison à ce départ
précipité du cocon familial, non ? Alors il m’a paru logique de penser que tes parents l’avaient
jetée dehors.
— Laisse tomber la logique, grommela-t-elle.
Ses yeux lançaient des éclairs à présent. Même la main qu’il lui avait posée sur le bas du dos
ne parvenait plus à l’apaiser.
— Lucy est partie de cette maison de son plein gré, reprit-elle d’une voix tendue. Et elle est
venue chez moi parce qu’elle savait que je la comprendrais, que je l’hébergerais et qu’elle n’aurait
plus jamais rien à craindre. Si j’ai quitté mon poste de procureur, c’était pour pouvoir m’occuper
d’elle comme elle le méritait. Je n’ai pas hésité une seule seconde. Alors garde tes suspicions et
tes remarques à la con pour toi ! Lucille est une jeune fille adorable, innocente, et elle aura une
existence parfaite !
Son indignation était telle qu’elle en tremblait. La voyant lever une main pour se dégager, il
s’en empara et la posa sur son torse.
— Madeline, ma chérie… Pardonne-moi, murmura-t-il, désolé.
Il avait été trop loin, il s’en rendait compte à présent. Avec une arrogance impardonnable, et
sans aucun ménagement, il avait arraché le pansement recouvrant une blessure qui n’avait jamais
cicatrisé.
Une blessure bien plus profonde qu’il ne l’avait pensé… Une blessure estampillée au cœur
même de sa personnalité.
Elle haletait presque, à présent.
Emu, secoué par son propre manque de tact, il referma les bras autour des frêles épaules de
Madeline.
— Laisse-moi te serrer contre moi, ma chérie. Si tu n’as pas besoin de réconfort, moi si.
Et il caressa sa peau frémissante en lui chuchotant des mots doux à l’oreille. Lorsque, cessant
enfin de lui résister, elle lui entoura la taille des bras, acceptant à la fois son affection et son
soutien, il eut l’impression d’être un géant.
Et fut pris d’un désir de protection presque primitif.
Aussitôt suivi par le désir, tout aussi primitif, de lui faire l’amour.
*
Incapable de résister à la chaleur d’Adam sur sa peau glacée, Maddie se frotta contre sa
chemise pour mieux sentir ses pectoraux sur sa joue.
Son cœur battait contre son oreille à un rythme rassurant qui en appelait à ses sens.
Elle aurait dû le lui arracher, ce cœur ! Après tout, il avait pratiquement traité Lucille de
droguée.
Au lieu de quoi elle se renversa en arrière pour offrir son cou à ses lèvres brûlantes. Il y
déposa de doux baisers, puis remonta vers son oreille.
Sa voix rauque et basse se fit impérieuse.
— Je te veux, Madeline. Ici. Maintenant.
Elle sentit son corps s’enflammer comme une torche.
Adam s’était refusé à elle toute la journée. A présent, ses mains fébriles faisaient glisser les
bretelles de sa robe et se glissaient sous l’étoffe rouge.
Il fit courir ses lèvres sur sa joue, puis prit sa bouche avec une ardeur encore inédite. Elle
sentit un gémissement monter en elle, une véritable supplique qui la fit vibrer tout entière et
chamboula son univers.
Il en déduisit qu’il avait un droit sur son corps. Ecartant la soie rouge, il referma une paume
sur son sein pour le pétrir avec la même vigueur que s’il avait attendu cet instant toute sa vie.
Avec le même entrain désespéré que si c’était la dernière fois.
Elle commença par s’abandonner, lui laissant le contrôle des opérations pendant quelques
secondes torrides. Puis, sortant de sa torpeur, elle lui arracha sa chemise avec une telle frénésie
que les boutons sautèrent. Et quand elle eut enfin accès à sa peau, si lisse sur ses muscles bandés,
elle le griffa, le mordit, le molesta sans relâche.
La soulevant d’un bras ferme, il balaya la table du revers de l’autre main. Les assiettes et les
verres s’écrasèrent au sol, et elle se retrouva sur le dos, aussi offerte que le festin qu’ils venaient
de terminer.
Adam recula d’un pas, le temps de retirer ce qui restait de sa chemise, revint vers elle pour
remonter sa robe jusqu’à la taille, et passa une main sous la courbe de ses fesses. Le temps de
faire sauter le minuscule triangle de dentelle qui lui servait de petite culotte, et…
Posant une bouche vorace sur le cœur de sa féminité, il se régala d’elle.
Ce fut tout simplement divin.
Si bon que Maddie, consciente de perdre tout contrôle, releva la tête pour lui ordonner
d’arrêter.
Mais déjà ses doigts se joignaient à sa langue. Alors, laissant retomber la tête sur la table,
elle s’arc-bouta et s’accrocha à une mèche de ses cheveux de jais, tout en le suppliant de la
relâcher, de mettre fin à ce supplice, immédiatement.
Comme d’habitude, il ignora ses prières et fit ce qu’il voulait. Il s’enfonça plus
profondément en elle, la caressant plus fort, l’amenant au-delà de ses limites, là où ses sens
régnaient en maître et où la raison, les hésitations et les arrière-pensées n’avaient aucune place.
Seules la bouche et les mains d’Adam existaient encore. La seule chose qui comptait était ce
qu’il en faisait. Et sa seule préoccupation à elle était d’assouvir son désir fou.
Elle se tendit de tout son être…
… et Adam lui fit perdre tout sens de la réalité.
*
C’était la première fois qu’Adam parvenait à l’orgasme en caressant une femme.
Madeline l’avait complètement retourné.
Bouleversé.
Si elle voyait la trace de sperme qui maculait son pantalon, il serait définitivement perdu.
Parce que alors elle saurait qui tirait les ficelles, dans leur petit jeu.
Pour l’instant, cependant, elle était inerte. Seule sa poitrine, qui se soulevait et retombait
lentement, montrait qu’elle était encore en vie.
Il se hissa sur la table et s’étendit à son côté, un coude sous le menton, pour la contempler.
Ses paupières étaient closes. Son ventre plat vibrait toujours sous la paume de sa main.
— Madeline, ma douce, lui murmura-t-il à l’oreille.
— Quoi ? fit-elle en un souffle à peine audible.
— Tu es délicieuse.
Ses lèvres gonflées esquissèrent un sourire.
Au diable l’abstinence ! Pourquoi Henry ne lui avait-il pas conseillé de cesser de respirer,
tant qu’il y était ?
— Je vais te porter jusqu’à ton lit, et y passer la nuit avec toi.
— Ah.
On était loin de l’exultation, mais elle n’avait pas protesté non plus.
Se redressant, il la prit dans ses bras et l’emmena à l’intérieur de la villa.
18
— Dormir jusqu’à midi, ronchonna Madeline. Comme s’il n’y avait pas mieux à faire !
Adam changea de vitesse et se tourna vers sa passagère. Ainsi, avec le toit de la Ferrari
ouvert, le soleil faisait ressortir les rares mèches blondes de ses cheveux.
— C’est de leur âge, que veux-tu ?
— Cela me serait égal, si je ne les avais pas trouvés enroulés comme deux chiots dans le lit
de Lucy.
— Ce que tu n’aurais jamais su, si tu n’avais pas été voir ce qui se passait dans sa chambre.
Madeline haussa les épaules.
— J’ai frappé. Seulement, comme elle ne m’a pas répondu, j’ai été obligée d’entrer pour
m’assurer qu’elle était bien rentrée.
— Gerardt nous aurait prévenus, s’il y avait eu un problème.
— Que tu dis !
Adam partit d’un rire joyeux. Il était impossible de gagner, avec cette femme. Elle pouvait
être d’une mauvaise foi incroyable, et ce matin, elle était particulièrement ronchon. Lucy et Crash
s’apprêtaient à partir pour une croisière de quelques jours le long de la Riviera… sans chaperon.
— Ils ronflaient comme des sonneurs, poursuivit-elle. A se demander comment ils pouvaient
dormir, vu le boucan qu’ils faisaient !
Elle regarda la rue principale du village qui s’étirait devant elle d’un œil morne.
— Crash avait une main sur son sein. Pour qui se prend-il, ce gamin ?
— C’est exactement dans cette position que nous avons dormi, nous aussi, lui fit remarquer
Adam. Ce n’était pas désagréable, si ?
Pour le coup, ce fut lui qui essuya ses foudres.
— Oui, eh bien, ne t’y habitue pas trop, à mes seins ! Tu n’as aucun droit dessus. Seulement
l’usufruit.
Il étouffa un nouveau rire. Il était presque plus amusé par son attrait pervers pour cette
femme ombrageuse que par l’absurdité de sa déclaration. L’usufruit et aucun droit sur ses seins,
lui ? Bien sûr que si.
En fait, comme il s’y était plus ou moins attendu, elle réagissait à leur petite fantaisie de la
veille, sur la terrasse, ainsi qu’à l’étreinte torride à laquelle ils s’étaient livrés au réveil.
A la manière de Madeline St. Clair. En tirant sur les civils.
Et elle n’en avait pas terminé.
— Et puis, on va où, comme ça ? Pas à un autre de tes prétendus rendez-vous d’affaires,
j’espère ? Parce qu’une journée à buller avec les oisifs de ce monde, passe encore, mais il ne
faudrait pas que ça devienne une habitude !
Jugeant que la plaisanterie avait assez duré, il s’arrêta sur le bord de la route.
— Je t’emmenais tester cette voiture sur un circuit automobile. Tu préfères que je fasse
demi-tour ?
Elle fit courir une main sur le cuir de son siège.
— Tu ne m’as pas dit qu’on allait sur un circuit.
— Je te le dis maintenant. Alors ? On continue ou on rentre à la villa ?
Cachant avec soin son amusement, il la regarda se débattre avec son dilemme. Elle s’était
coincée toute seule, avec son offensive contre les oisifs. A présent, il lui était difficile de revenir
en arrière.
— Je suppose que l’on n’a pas le choix, dit-elle avec une réticence feinte. Tout le monde
t’attend, non ? La valetaille a changé ses plans pour que le big boss puisse faire joujou sur son
circuit, je me trompe ?
Là, c’en était trop. Adam fit demi-tour et appuya sur l’accélérateur. Puis, conduisant d’une
seule main, il s’empara de son portable.
— Changement de plan, Marco, grommela-t-il dans l’appareil. Je n’aurai pas besoin de la
piste aujourd’hui. Ciao.
Madeline se hérissa.
— Bravo ! Avec ça, tu leur as fait changer leurs plans deux fois dans la même journée !
Il lui lança le téléphone.
— Tu n’as qu’à le rappeler, si tu veux. Il n’est pas trop tard !
Elle serra le téléphone dans sa main en se mordillant la lèvre inférieure. Adam secoua
imperceptiblement la tête. Madeline n’avait pas l’habitude qu’on la prenne au mot, semblait-il.
— En même temps, la météo s’y prête…, commença-t-elle.
— Grand soleil, vingt-cinq degrés à l’ombre, la météo se prête à tout, si tu vas par là.
Il n’avait aucune intention de l’aider à se tirer de ce mauvais pas. Si elle voulait faire un tour
sur ce circuit, elle devrait le demander. Clairement.
Elle continua à tergiverser.
— Que va-t-il se passer, maintenant ? Le circuit va rester vide toute la journée ?
— Sûrement, oui, répondit-il, feignant l’indifférence la plus totale.
— C’est une grosse perte d’argent, non ?
— Je peux me le permettre.
— Et merde ! D’accord. Tu as raison. Allons-y.
— Voilà ! Tu n’avais qu’un mot à dire, ma chérie !
Et il refit demi-tour.
*
L’expérience se révéla exceptionnelle. Maddie n’avait jamais rien vécu de semblable.
Bien qu’elle ait été obligée d’enfiler une combinaison ignifugée trois fois trop grande pour
elle et malgré le casque, obligatoire lui aussi, la vitesse vertigineuse à laquelle Adam avait poussé
la Ferrari lui avait donné le grand frisson.
A présent, alors qu’un serveur particulièrement mignon versait du prosecco dans sa flûte, elle
observait Adam. Ses cheveux étaient aplatis à cause du casque — les siens aussi, sans doute, mais
quelle importance ? — et, derrière ses lunettes de soleil, il semblait aussi radieux qu’elle. De toute
évidence, il s’était bien amusé, lui aussi, et elle sentait que l’adrénaline se déversait toujours dans
ses veines.
— Ils ont ouvert le restaurant rien que pour nous ? s’enquit-elle.
La vue sur le circuit était extraordinaire.
— Si je te réponds par l’affirmative, tu vas me reprocher d’avoir privé la valetaille de son
jour de congé.
— Non ! Parce que je ne doute pas une seconde que tu leur aies donné une compensation.
Adam était ainsi, elle l’avait remarqué. Etonnamment attentionné, et plus que généreux
quand il s’agissait de distribuer son argent.
Attentionné au lit, aussi…
— On va à Watkins Glen dès la semaine prochaine avec la Bugatti, déclarat-il. Comme ça, tu
pourras comparer les vertus des deux voitures.
Elle se crispa légèrement.
La semaine suivante, elle aurait réintégré son appartement de Brooklyn.
— J’aurai repris le travail, lui rappela-t-elle. Chez Marchand, Riley & White.
— Hawthorne n’a toujours pas payé. Il va faire traîner l’affaire aussi longtemps qu’il le
pourra.
— De deux choses l’une, Adam. Soit ton ami Gio retrouve le Monet dans les jours à venir,
soit il a disparu pour de bon, auquel cas Hawthorne paiera. Il n’a aucune envie de te prendre de
front, crois-moi.
— Tu lui as fait peur, j’en conviens.
— Il faut croire, oui. De sorte que j’ai rempli mon contrat et que mon travail est terminé.
Elle leva son verre, porta un toast, puis avala une gorgée de vin.
Adam ne l’imita pas et lui jeta un coup d’œil… inquiet ?
— Madeline, j’ai prévenu Adrianna que j’aurais besoin de tes services tout l’été.
— Besoin de mes services ? Besoin de me sauter, tu veux dire ?
— Désolé. J’ai mal choisi mes mots. Je voudrais que tu m’aides à tirer l’affaire du Monet au
clair. Ainsi qu’à réorganiser mon service juridique. Et j’ai d’autres dossiers à te confier. Tout cela
devrait nous amener à la fin du mois de septembre.
— Tu viens de parler de l’été. Maintenant, c’est fin septembre. J’aime bien savoir où je vais,
moi ! Et je déteste que l’on m’utilise ! Je suis avocate, pas pute de luxe !
— Bon sang, Madeline ! Je ne te paie pas pour que tu couches avec moi, tu le sais très bien !
Tu es la meilleure avocate que je connaisse, et comme tu me l’as fait remarquer à plusieurs
reprises, les termes de mes contrats laissent à désirer. Mon attirance envers toi n’a rien à voir là-
dedans !
— Dans ce cas, peux-tu me dire ce que je fais ici, au lieu de relire tes contrats ou d’aider
Brady à faire ses cartons ?
— Je pensais que l’expérience d’aujourd’hui t’avait plu, répondit-il, manifestement blessé.
Elle se radoucit. Il aurait été dommage de renoncer à tester la Ferrari sur ce circuit désert, en
effet.
— A juste titre, Adam. J’ai adoré. C’est le genre de chose qui ne m’arrivera qu’une fois dans
ma vie, et je suis heureuse de l’avoir faite. Seulement, cela n’a rien à voir avec mon travail. Je ne
fais que m’amuser, ici.
— Tu n’as qu’à te considérer en vacances. Quelques jours de repos et de détente avant de
rentrer à New York, cela ne nous fera pas de mal, si ?
— Du repos, de la détente… et des orgasmes à répétition, c’est bien ça ?
— Je ne vois pas pourquoi on s’en priverait, rétorqua-t-il, lui décochant un de ses sourires
dévastateurs.
Maddie reposa sa flûte de prosecco et passa les doigts dans ses cheveux emmêlés. Les choses
prenaient un tour trop sérieux. Adam devait comprendre que leur petite aventure prendrait fin dès
leur descente de l’avion.
— Ecoute, Adam. C’est bien beau, les orgasmes, le yacht, la Ferrari et la Bugatti. Je n’aurais
jamais cru prononcer ces paroles un jour, mais tu es un chic type, finalement. Mais je reste une
avocate, tu restes un escroc, et je ne fais pas dans les relations durables.
— Tu ne fais pas non plus dans les relations éphémères. J’aimerais bien savoir pourquoi.
— Parce que c’est plus simple ainsi. Je n’ai aucune intention de me fixer.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai vu trop de couples mal assortis. Trop de gamins pris en otages par leurs
parents. Je n’ai aucune intention de me faire piéger de cette manière.
Adam retira ses lunettes et la dévisagea de son regard perçant.
— Tout le monde a assisté à ce genre d’abus, Madeline. Moi le premier, et de près. Mes
parents étaient tellement absorbés par leur peinture et si occupés à se torturer l’un l’autre qu’ils
ont oublié jusqu’à mon existence.
Maddie se rembrunit. Elle ignorait ce détail.
— C’est moche, en effet, reconnut-elle. Seulement, mis à part ta propension à voler des
tableaux de maître, tu t’en es plutôt bien sorti, non ?
— Tu trouves ? Tu vois une épouse dévouée quelque part, dans mon entourage ?
— Oh je t’en prie ! N’importe quelle célibataire, sur cette planète, donnerait dix années de sa
vie pour devenir Mme Adam LeCroix. Sans parler de celles qui sont déjà mariées et qui
n’hésiteraient pas une seconde à divorcer !
— Contrairement à toi, qui me reproches chaque instant passé en ma compagnie, conclut-il
avec amertume.
Elle laissa échapper un petit rire nerveux. S’il avait su à quel point elle s’était mise à
redouter la fin de cette petite escapade ! C’était bien simple, elle en était arrivée à compter les
jours avec angoisse. Elle avait bien dû se l’avouer, ce matin, lorsqu’elle s’était réveillée entre les
bras d’Adam, une fois encore.
Décidément, il était temps qu’elle mette un terme à cette folie.
— Chacun d’entre nous connaît des couples mal assortis, reprit-il. Et généralement, cela
n’empêche pas les gens d’avancer en espérant qu’ils parviendront à faire mieux.
— Je fais partie des rares personnes qui tirent un enseignement des erreurs des autres, voilà
tout.
— Ah ! Et on peut connaître tes conclusions ?
— Elles sont simples : les femmes sont toujours lésées, dans l’affaire. Et une fois qu’elles
ont des enfants, elles sont fichues.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que les enfants sont un excellent moyen de pression.
— Et à ton avis, cela ne marche que dans un sens ?
— Probablement pas. Mais la plupart du temps, c’est la mère qui doit céder. En admettant
que le père n’abandonne pas toute sa famille sans autre forme de procès, bien sûr. Les laissant
sans ressources, évidemment. Et dans les deux cas qui se retrouve dans la panade ? C’est maman !
Le serveur déposa deux assiettes devant eux. Soles poêlées au beurre citronné. Une merveille,
rien qu’au fumet qui s’en dégageait, songea Maddie, qui en oublia quelque peu leur discussion
désagréable sur les vertus du couple.
Il avait aussi apporté un risotto, ainsi qu’une salade verte et une miche de pain frais.
Le risotto lui fondit littéralement sur la langue.
— Mmm… Succulent ! s’exclama-t-elle, aux anges. Je n’ai pas été déçue par les repas une
seule fois, depuis notre rencontre.
— Tu m’en vois ravi. Cela me donne au moins l’impression d’être bon à quelque chose,
ronchonna Adam.
Bien décidée à ne pas plomber l’atmosphère, Maddie le gratifia d’un clin d’œil malicieux.
— Tu mérites dix sur dix, sur l’échelle de la sensualité, Adam. La nourriture, le vin, le
sexe… et les voitures.
Elle leva son verre.
— Surtout les voitures.
Il trinqua avec elle.
— On a construit des relations durables sur moins que ça, lui fit-il remarquer.
— On a aussi construit l’Empire romain sur des chimères, et regarde ce qu’il en est advenu !
— Alors tu ne te marieras jamais ? Tu n’auras pas d’enfants ?
— Eh non !
Elle rompit le pain, lui en tendit un morceau.
— Tu as devant toi une vieille fille en puissance. Je finirai entourée par une dizaine de chats.
— Et si tu tombes amoureuse ?
— Je ne tomberai pas amoureuse, répliqua-t-elle, catégorique.
— Tu n’en sais rien !
— Que si ! J’ai été vaccinée le soir de mes seize ans.
— Comment ? Que s’est-il passé, le soir de tes seize ans ?
Bon sang ! Elle se serait giflée. Pourquoi cherchait-elle toujours à avoir le dernier mot ?
— Cela ne te regarde pas.
— Ton père a abusé de toi, c’est ça ?
Maddie bondit sur ses pieds. Le coup était rude. Et porté là où ça faisait le plus mal.
— Espèce de salaud !
Des deux mains, elle renversa la table, puis tourna les talons.
Elle était arrivée à la porte quand Adam la rattrapa.
— Maddie…Elle se dégagea vivement, sans même remarquer qu’il venait de l’appeler par
son diminutif.
— Fiche-moi la paix ! Et laisse ma sœur tranquille ! s’écria-t-elle, avec la férocité d’une
tigresse, prête à lui arracher les yeux.
— Pardonne-moi, je t’en supplie. Je ne voulais pas te blesser.
— Menteur ! C’est tout ce que tu cherches à faire depuis le début !
Elle déploya un bras pour désigner le restaurant, la piste automobile qui s’étirait devant eux.
— Parce que c’était bien cela, l’idée, non ? Me mener en bateau pour mieux m’humilier
ensuite ?
Elle le toisa avec mépris avant d’ajouter :
— Désolée de n’avoir pas coopéré en m’entichant de toi, par-dessus le marché. Ton ego doit
en prendre un sacré coup !
— Chérie, je…
Elle le gifla.
— Je ne suis pas ta chérie, fumier !
Sur ces belles paroles, elle ouvrit la porte à toute volée et sortit.
*
Une fois sur le parking, elle se planta devant la Ferrari, le cœur battant à tout rompre. Elle
n’aurait pas hésité une seule seconde à la voler, si elle avait su conduire !
Tant pis. Elle marcherait, ça lui ferait le plus grand bien.
Le ciel était sans nuages, la brise légère. Par une si belle journée, elle aurait pu parcourir des
kilomètres sans aucun problème.
Sauf qu’elle n’avait pas les chaussures adéquates.
Avec leurs talons compensés, elles étaient faites pour aller de la voiture au restaurant, pour
paresser sur les yachts ou à l’intérieur des villas de luxe. Pas pour marcher sur l’asphalte. Elle
boiterait avant même d’avoir atteint la route, et le temps qu’elle trouve une âme charitable prête à
appeler un taxi, elle aurait les pieds en sang.
Tournant la tête, elle vit la Ferrari sortir de son emplacement et se diriger vers elle.
La reddition lui apparut comme une pilule amère qu’elle n’était pas certaine de pouvoir
avaler.
Adam ne tarda pas à la rejoindre, bien sûr.
— Monte, Madeline, lui ordonna-t-il, ralentissant pour avancer au même rythme qu’elle.
Le ton était impérieux, froid. Semblable à celui qu’il avait utilisé la semaine précédente,
dans les bureaux de Marchand, Riley & White. Pourquoi en serait-il allé autrement ? Les masques
étaient tombés, à présent, et il n’avait plus besoin de faire semblant.
A son grand effarement, elle se rendit compte que cela la blessait davantage que ces fichues
sandales.
Et continua à marcher obstinément.
— Ne sois pas ridicule, insista-t-il. Laisse-moi au moins te ramener à la villa. Tu pourras
repartir avec ta sœur dès que tu le voudras. Dans le Gulfstream ou sur une ligne commerciale,
comme tu le préféreras.
Elle n’avait pas vraiment le choix. Elle monta donc en voiture sans lui accorder un regard, et
ils sortirent du circuit dans un silence de mort.
Le visage résolument tourné vers la vitre, elle tenta de mettre un peu d’ordre dans ses
pensées.
La plupart des sentiments qui l’animaient en cet instant lui étaient familiers. La colère,
l’humiliation, la soif de vengeance, rien de bien nouveau là-dedans. Toutefois, s’y ajoutait un
chagrin indéniable, dont elle ne savait que penser. Formant une boule à la hauteur de son plexus
solaire, il semblait battre à la même cadence que son cœur, avec une insistance de mauvais augure.
En d’autres termes, il ne disparaîtrait pas comme ça.
La douleur fut encore plus aiguë quand elle repensa à la manière dont elle s’était réveillée, ce
matin. Lovée contre Adam qui lui avait passé un bras autour de la taille, elle s’était sentie
merveilleusement bien. En sécurité aussi…
Cette pensée lui donna la nausée. Elle eut une impression de vide. Puis ce fut la panique.
Qu’elle le veuille ou non, Adam avait réussi à l’atteindre à un niveau personnel.
Elle s’était attachée à lui.
Ce fut la colère qui la sauva. Bon sang ! Elle avait donné dans le panneau. Ce fumier…
— Maddie ?
— Tais-toi, répliqua-t-elle sèchement.
— Je ne vois pas comment tu pourrais m’empêcher de parler.
Elle plongea dans son sac à main, en tira une lime à ongles et la lui posa contre la gorge.
— Comme ça, par exemple.
— Tu ne te serviras pas de cette lime. C’est contraire à tous tes principes. Et à la loi.
— Aucun jury ne me condamnera, vu les circonstances.
— Peut-être, mais tu serais tenaillée à vie par ta conscience.
— Tu me connais moins bien que tu ne le penses, marmonna-t-elle, furieuse qu’il la
connaisse si bien, justement.
— Assez pour savoir que tu es capable de me coller un coup de poing en pleine figure, mais
que jamais, sous aucun prétexte, tu ne t’en prendrais à ma jugulaire.
Ecœurée, elle lança la lime à ongles par-dessus son épaule. L’objet atterrit sur la route. Perdu.
A jamais.
Dans l’espoir de se donner une contenance, elle se remit à regarder défiler le paysage. Un
coup d’œil furtif dans le rétroviseur lui permit de constater que ses joues étaient cramoisies. Elle
en fut ravie. La fureur était, de loin, préférable au chagrin d’amour.
Un chagrin d’amour…
Mon Dieu !
Voilà d’où provenait cette boule d’angoisse, au creux de sa poitrine. Et c’était pire que tout ce
qu’elle avait imaginé, que tout ce qu’elle avait connu. La migraine, la grippe, une mauvaise chute
dans l’escalier… Une main autour de la gorge, six côtes cassées… Les règles les plus
douloureuses de l’histoire de l’humanité… Tout cela n’était rien, à côté de ce qu’elle éprouvait en
cet instant.
Adam s’arrêta sur le bas-côté de la route, au-dessus d’une vue spectaculaire. Après avoir
coupé le moteur, il se tourna vers elle.
— Je croyais que tu me ramenais à la villa, grommela-t-elle.
— C’est ce que je vais faire. Une fois que tu m’auras écouté.
— Pas question. Roule, lui ordonna-t-elle d’un ton buté, fixant le panorama sans le voir.
— Maddie, ma chérie…
Exaspérée, elle se tourna vers lui.
— Cesse de m’appeler comme ça, je t’ai dit !
Il aurait dû s’en souvenir : sa joue portait encore la marque de ses cinq doigts.
— Je m’exécuterais volontiers si tu ne m’étais pas si chère, justement.
Il repoussa ses cheveux en arrière avant de poursuivre, non sans une certaine lassitude :
— Et à mon corps défendant, si je puis dire… Tu es bien la dernière femme à laquelle je
pensais m’attacher.
Maddie tressaillit. Le nœud de douleur qui s’était niché dans son plexus semblait hésiter
entre s’envoler et s’installer là définitivement.
Elle parvint néanmoins à pousser un soupir méprisant.
— Arrête ton baratin et avance, je te dis.
— Je ne bougerai pas d’ici tant que tu ne m’auras pas écouté, décréta-t-il. Tu n’iras pas bien
loin, avec des chaussures pareilles. Nous sommes à des kilomètres de la villa, et comme tu n’es
pas idiote au point de monter dans la voiture d’un parfait inconnu, tu es coincée.
— Parfait ! Crache le morceau ! Vide ton cœur. Mens, triche, vole tous les tableaux de la
Terre. Fais ce que tu veux, ça m’est égal !
Il la dévisagea longuement, de son regard plus bleu que le ciel au-dessus de lui. Il ne s’était
pas rasé, et sa mâchoire semblait légèrement râpeuse. Le vent avait ramené ses mèches sombres
sur son front.
Elle eut envie d’y passer la main pour les repousser en arrière.
Il le fit lui-même, d’un mouvement qui en disait long sur sa contrariété.
— Ce genre de situation est tout nouveau, pour moi, dit-il enfin. Alors je commets erreur sur
erreur, ce dont je n’ai pas vraiment l’habitude.
Elle aurait dû sauter sur cette occasion pour lui envoyer une nouvelle pique. Au lieu de quoi
elle retint son souffle. Malgré elle, elle était suspendue à ses lèvres.
— J’ai une petite expérience des femmes…
Il ne reculait pas devant les euphémismes, c’était le moins que l’on puisse dire !
— … pourtant, avec toi, je ne fais rien de bon. Tu es un terrain miné et je pose constamment
les pieds sur le détonateur. Sans le vouloir, je te fais du mal. Je nous fais du mal. A tous les deux.
Posant un bras sur le dossier de son siège, il lui enserra la nuque dans sa main tiède.
— J’essaie de comprendre pourquoi. Pourquoi tu es aussi susceptible et…
— Je ne suis pas susceptible, protesta-t-elle.
Puis, s’apercevant qu’elle se contredisait, elle ajouta :
— Je t’accorde que je suis un peu chatouilleuse sur certains points. Et puisque tu le sais,
pourquoi t’acharnes-tu à les aborder ?
— Parce que je voudrais te comprendre.
— Il n’y a rien à comprendre. Je suis une femme normale. Parfaitement banale.
— Tu es la femme la plus fascinante que j’aie jamais rencontrée, au contraire.
Elle commençait à mollir. Pas bon du tout, ça.
Horripilée par sa propre faiblesse, elle se força à rectifier le tir.
— Je suis sûre que tu dis ça à toutes tes conquêtes.
— Je ne l’ai jamais dit à personne.
Du bout des doigts, il la caressait, inlassablement.
Sentant ses sens s’éveiller, elle se rebella.
— Si tu m’as impliquée dans cette histoire d’assurance, c’était dans le seul but de
m’humilier.
— Non. Je voulais avoir la mainmise sur Hawthorne. Cela dit, je veux bien admettre qu’au
début j’ai pris un certain plaisir à te voir te débattre.
— C’est toujours le cas. Tu prends ton pied à me regarder me tortiller comme un ver sur un
hameçon. Au sens propre du terme.
Il eut un large sourire.
— Tu vois ? lança-t-il. C’est bien ce que je disais. Jusqu’à la semaine dernière, j’aurais pu
jurer que tu n’avais aucun sens de l’humour. En tout cas, je n’en avais vu aucune trace lors de
notre première rencontre, il y a cinq ans.
— Et alors ? Tu n’avais pas encore vu ma petite culotte non plus, que je sache.
— Non. En revanche, j’avais aperçu ton soutien-gorge.
— Menteur !
— Je te le jure ! Dans cette affreuse salle de conférences, avec ces horribles néons qui
grésillaient au-dessus de nos têtes. Tu t’es penchée sur la table pour me mettre des documents
compromettants sous le nez, ton chemisier s’est entrouvert, et… et voilà.
— Je ne te crois pas. Décris-le, ordonna-t-elle, croisant les bras sur sa poitrine.
— En soie, couleur pêche, bordé de dentelle, avec un minuscule nœud blanc au centre.
Oh, Seigneur ! Il ne mentait pas.
— Je rêve… Tu es vraiment incroyable, LeCroix. Tu aurais pu finir en prison, et au lieu de
t’inquiéter de ton sort, tu matais mes dessous ?
— Je voulais voir tes seins. Ce maudit soutien-gorge m’en a empêché.
Elle éclata de rire. Parce que… oui, cet homme était drôle.
Drôle et tellement sexy, avec ce sourire démoniaque aux lèvres et ces yeux si bleus, qui la
scrutaient sans relâche…
Il fit descendre son index le long de sa gorge, tira légèrement sur son décolleté et y jeta un
coup d’œil.
— Ah ? Blanc virginal, aujourd’hui !
Manifestement amusé, il faufila l’index sous la bretelle de son soutien-gorge et, avec une
lenteur insupportable, la fit glisser de son épaule.
— Madeline…
Sa voix rauque et sensuelle était comme une caresse sur sa peau.
— Je ne me lasse pas de te caresser, murmura-t-il.
— Je ne t’ai jamais demandé d’arrêter.
Le sexe restait acceptable. C’était une chose qu’elle comprenait, qu’elle contrôlait aussi. Le
reste, les sentiments et l’émotion, tout cela n’était que folie passagère.
— Je ne veux pas que tu penses que je me sers de toi. Que ceci est une ruse ou une simple
manifestation de mon désir. C’est toi que je veux. Tout entière.
— Eh bien, prends-moi, au lieu de discuter ! lança-t-elle, tirant sur sa chemise pour l’attirer à
elle.
Il posa sa main libre sur la sienne.
— Tu es prête à entendre que je t’apprécie… énormément ? Que tu n’es pas une simple
passade, pour moi ?
— Si ça peut te faire plaisir, répondit-elle distraitement.
Dans l’instant, c’était le tableau de bord qui l’intéressait. Parce qu’il constituait un obstacle à
son bonheur immédiat.
— Rentrons, proposa Adam.
— Inutile.
Ils parviendraient bien à trouver un moyen, non ? Ce n’était pas une malheureuse boîte de
vitesses qui allait les arrêter ! Relâchant la chemise d’Adam, elle tendit la main vers la fermeture
de son pantalon. Il la repoussa.
— S’il te plaît, ma chérie. C’est important, pour moi.
— Quoi ? Nous n’avons pas besoin d’un lit pour nous envoyer en l’air, que je sache !
— Je ne parle pas de ça, répondit-il avec un agacement manifeste. Il est important que tu
comprennes ce que je te dis.
— Pour toi, peut-être. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de jouir dans les cinq minutes à venir.
— Bon sang, Madeline ! Pourquoi rends-tu les choses si dures ?
Elle lui aurait fait remarquer qu’il ne s’en était pas plaint jusqu’à présent, si elle n’avait pas
perçu le tumulte qui l’habitait. Un véritable mélange de frustration, de désir, d’affection et de…
Non. Pas ça…
Ce qui lui fit peur, d’ailleurs. Parce que pour une fois, pour la première fois de sa vie, ce
qu’elle lisait dans les yeux d’un homme lui… la…
L’atteignait au plus profond.
L’espace de quelques secondes confondantes, elle se plongea dans le regard bleu d’Adam.
Puis la réalité l’atteignit de plein fouet.
Elle s’était… Oui. Amourachée d’Adam LeCroix.
Elle, Madeline St. Clair.
Pour le coup, elle perdit vraiment les pédales.
Se réfugiant contre la portière, elle tendit ses deux bras devant elle, en signe de rejet.
— Ne me touche pas. Surtout, ne me touche pas.
— Maddie…
— Démarre. Démarre cette putain de bagnole ou je te promets que je rentre à pied ! Semelles
compensées ou pas.
*
Adam roula, les yeux fixés sur la route et les mains fermement serrées sur le volant. En
pensée néanmoins, il était à des dizaines de kilomètres. De retour dans l’immense salle à manger
qui surplombait le circuit automobile, il réécrivait l’histoire.
Dans cette nouvelle version, il se délectait de la joie qu’avait éprouvée Madeline dans la
Ferrari, se réjouissait de la lueur coquine qui brillait dans ses yeux, et gardait ses questions
indiscrètes pour lui.
Il était trop pressé, le problème était là. Il n’avait pas eu la patience d’attendre que Madeline
s’ouvre à lui de son plein gré, alors il l’avait harcelée de questions, et à présent, tout était gâché.
C’était foutu, comme aurait hurlé son supérieur, quand il était à l’armée.
Le silence s’éternisait. Les minutes semblaient durer des heures.
Observant sa passagère à la dérobée, il constata qu’elle s’était rassise normalement sur son
siège. Elle fixait le paysage d’un regard absent, le visage fermé, hostile. Enfin, elle ne semblait
plus ni terrifiée ni enragée, c’était déjà ça. Et elle ne lui donnait plus l’impression d’être capable
de descendre en marche, dans le simple but de lui échapper.
Contre toute logique, il en tira un certain réconfort. Il y avait une toute petite chance pour
que ce ne soit pas complètement foutu, finalement.
L’esquisse d’un nouveau plan commença à se former dans son esprit. Il l’examina sous toutes
les coutures, sans parvenir cependant à passer outre le conseil que lui aurait prodigué Henry… «
Ne fais pas ça, Adam. N’oublie pas qui est cette femme. Souviens-toi qu’elle a tenté de te jeter en
prison, il y a cinq ans. »
Et son vieil ami aurait eu raison.
Ce qu’il s’apprêtait à faire était osé, risqué, tout ce qu’on voulait. Mais il se faisait l’effet
d’un parieur jouant sa dernière carte. Et puisque c’était pile ou face, il devait tenter sa chance.
Parce que les faits lui apparaissaient enfin dans toute leur évidence. Au terme de cinq
longues années et de quelques jours beaucoup trop courts, il pouvait dire sans crainte de se
tromper qu’il était amoureux de Madeline St. Clair.
*
Sa propriété était délimitée par une haie, l’accès en était protégé par un portail. Il attendit en
silence que Gerardt le leur ouvre.
Passant devant sa villa sans s’arrêter, il aborda un tournant, traversa une plantation d’oliviers,
et gagna un deuxième portail, fermé lui aussi.
La gorge nouée par l’angoisse, il entra le code et poursuivit sa route jusqu’à la porte d’une
villa un peu plus petite que la sienne, à défaut d’être moins luxueuse.
— Lucy m’a parlé de cet endroit.
C’étaient les premiers mots que prononçait Madeline depuis leur départ du circuit. Ils étaient
sortis de sa bouche avec une indifférence marquée. Sans doute était-elle trop lasse pour se
préoccuper de quoi que ce soit.
Elle sortirait de sa torpeur une fois à l’intérieur, cela dit. Pour le meilleur ou pour le pire.
Adam contourna la voiture pour lui ouvrir la portière. Elle descendit à contrecœur.
— J’ai une valise à préparer, je te rappelle, marmonna-t-elle.
— Accorde-moi encore quelques minutes, s’il te plaît, murmura-t-il, lui posant une main sur
le bas du dos pour la faire avancer. Je suis sur le point de te faire partager mon plus grand secret.
Une femme leur ouvrit la porte.
— Monsieur LeCroix ! Quel plaisir de vous voir !
Bien que son intonation soit légèrement stricte, son expression était affable.
— Bonjour, Giselle. Voulez-vous avoir l’obligeance de prévenir Madame de mon arrivée ?
— Tout de suite. Si vous voulez bien attendre dans le salon.
Elle disparut dans un escalier en colimaçon, tandis qu’il faisait traverser le hall d’entrée à
Madeline pour l’amener dans une pièce plus grande que son appartement de Brooklyn.
Comme il l’avait prévu, Madeline paraissait intriguée, à présent. La voyant observer les
lieux, il en fit autant pour la première fois depuis des années. Le carrelage sophistiqué, les
meubles rares mais confortables et fabriqués par un menuisier norvégien de renommée mondiale.
La cheminée au manteau de marbre, les fenêtres donnant sur la terrasse spacieuse et dont la vue
sur la mer n’avait d’égale que celle de sa propre villa…
Henry avait raison, là encore. Maribelle savait comment dépenser l’argent qu’il lui donnait.
Mais le silence avait un prix. Il lui coûtait un peu plus cher avec chaque année qui passait.
Pourtant, bien que Maribelle le haïsse au point de le ruiner si elle l’avait pu, elle avait gardé son
secret.
Il n’y avait rien à redire là-dessus.
Selon un schéma bien rôdé, elle les fit attendre vingt bonnes minutes. Madeline fut beaucoup
plus patiente qu’il ne l’aurait pensé. Quand la maîtresse des lieux daigna enfin faire son
apparition, avec la souplesse d’un chat siamois, Madeline la jaugea longuement, avec une
méfiance marquée.
La sachant complexée par sa taille, Adam ne s’imagina que trop bien ce qu’elle pensait de
Maribelle. Avec son mètre soixante-quinze et sa minceur légendaire, cette dernière ne passait pas
inaperçue. La première fois qu’Adam l’avait vue, et malgré sa préférence pour les femmes un peu
plus enrobées, il avait été subjugué, lui aussi.
Dix ans plus tard, Maribelle était toujours aussi blonde, aussi mince, aussi belle et aussi
sensuelle qu’elle l’avait été ce soir-là. Seulement, maintenant, elle ne lui servait plus qu’à une
chose : à lui rappeler que la vraie beauté se trouvait à l’intérieur d’un être humain.
Elle traversa la pièce d’une démarche féline, et lui tendit une joue indifférente. Puis, jetant
un regard hautain à Madeline, elle laissa tomber :
— Je croyais t’avoir dit que Giselle faisait parfaitement l’affaire, Adam. Je n’ai aucune
raison de changer de bonne.
Rien n’excitait cette vipère comme une bonne pique bien sentie. Mais il garderait son calme ;
l’enjeu était trop important.
— Je te présente Madeline St. Clair. Une de mes amies, dit-il, ravalant sa hargne.
Maribelle n’avait rien perdu de ses talents d’actrice. Elle feignit l’étonnement avec une
expression qui aurait pu lui valoir un Oscar.
— Oh ! Navrée, mademoiselle St. Clair. Absolument navrée. Je vous avais prise pour…
Au lieu de terminer sa phrase, elle se pencha légèrement pour tendre une main à celle qu’elle
considérait manifestement comme une intruse.
— Ce n’est rien, rétorqua Madeline, d’un ton glacial. Appelez-moi…
Elle hésita une seconde avant de secouer la tête.
— Non. Pour vous, ce sera effectivement mademoiselle St. Clair.
Et elle ponctua sa déclaration d’un sourire carnassier.
Un pitbull.
Adam était amoureux d’un pitbull. Il n’avait qu’à bien se tenir.
Ses pensées durent se lire sur son visage, car le sourire factice de Maribelle se mua presque
en une grimace.
S’avançant vers la baie vitrée qui ouvrait sur la terrasse, elle l’ouvrit de quelques
centimètres.
— Dominick ? Ton père est là !
19
Vicky : Mon cœur sera un livre ouvert. Je promets de n’avoir aucun secret pour toi.
Maddie : Je n’irai tout de même pas jusqu’à te parler de ce week-end particulièrement
arrosé, à la Barbade. Il ne faut pas pousser.
*
Traversant la terrasse à la vitesse de l’éclair, les joues rosies par l’excitation, Dominick
pénétra dans la pièce… et se figea sur place. Avec ses cheveux de jais et ses yeux bleu vif, il était
le portrait craché de son père.
Maddie afficha un sourire affable, puis se rendit compte que ce n’était pas sa présence qui
avait perturbé le petit garçon.
Elle observa le visage fermé d’Adam à la dérobée. De toute évidence, il n’avait pas plus
l’intention de faire tournoyer son fils dans les airs que de le serrer dans ses bras.
— Dominick ? Viens dire bonjour à Mlle St. Clair, ordonna Adam d’une voix monocorde.
Dominick avança d’un pas et tendit une main potelée.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, mademoiselle St. Clair, dit-il gravement, avec un
fort accent italien, mais dans un anglais impeccable.
— Moi de même, Dominick, répondit-elle avec la même gravité. Appelle-moi Maddie, ce
sera plus simple.
Il consulta son père du regard. Pour toute réponse, celui-ci se contenta de hocher la tête.
Une seule fois. Avec une froideur rare, chez lui.
— Vous êtes la nouvelle bonne ? demanda poliment Dominick.
Maribelle ricana.
— Non. Je suis avocate, lui expliqua Maddie, le gratifiant de son plus beau sourire. Je
travaille pour ton papa.
— Vous êtes américaine ! s’exclama-t-il, battant des paupières, ce qui fit ressortir des cils
incroyablement longs.
— C’est exact. Je viens de New York. Tu y es déjà allé ?
— C’est beaucoup trop dangereux, là-bas. Il vaut mieux que je reste ici avec ma mère. C’est
pour ma sécurité.
Ne sachant comment réagir, Maddie se tourna vers Adam. Au lieu de l’aider, ce dernier
s’adressa à Maribelle :
— Que se passe-t-il, ici ? Comment se fait-il que Dominick joue dehors en plein milieu de la
journée ?
Elle haussa les épaules en un geste aérien.
— Roland est en haut. Il t’expliquera.
— C’est le précepteur de Dominick, expliqua Adam avec un bref regard à Maddie. Excuse-
moi un instant.
Et il la laissa là, avec le petit garçon et sa charmante mère.
« Merci, LeCroix. Sympa ! » songea-t-elle, agacée.
Maribelle ne lui proposa pas de s’asseoir. Pas plus qu’elle ne lui offrit à boire, bien qu’elle
soit allée vers le bar pour se servir un verre de vin qu’elle sirota lentement, sans cesser de toiser sa
visiteuse.
Dominick avait de meilleures manières que sa mère. Prenant bien garde à ne pas mettre les
pieds sur le canapé blanc, il s’assit et tapota la place à côté de lui.
— Vous n’allez pas rester debout, Maddie, si ?
Elle fut incapable de lui résister. Il était charmant, ce petit bonhomme. Et il ressemblait
tellement à son père ! Aussi, après avoir retiré ses sandales, disposa-t-elle sa jupe de manière à
pouvoir s’asseoir en tailleur tout en restant décente.
— Alors, raconte-moi un peu, Dominick. Quel âge as-tu ? En quelle classe es-tu ?
— J’ai neuf ans. Je ne vais pas à l’école. J’étudie avec M. Roland.
— Ah. Parle-moi de tes copains, alors. Comment s’appelle ton meilleur ami ?
— Henry, répondit-il sans hésiter.
— Henry ? Le majordome de ton papa ?
— Oui. C’est lui qui m’a appris à nager.
— Tu as une piscine ?
— J’ai le droit d’aller dans celle de papa quand il n’est pas là.
— Seulement quand il n’est pas là ?
Maribelle eut un petit claquement de langue désapprobateur.
— Cessez de cuisiner mon fils, maître. Vous n’êtes pas dans un tribunal, ici.
D’un pas nonchalant, elle alla se poser sur une chaise avec la légèreté d’une écharpe de soie
tombant sur un coussin.
— Si vous voulez savoir quel père exemplaire fait Adam, posez-lui directement la question,
reprit-elle. Demandez-lui donc à quand remonte la dernière fois où il a passé plus d’une heure en
compagnie de son fils.
Vaguement gênée, Maddie se tourna de nouveau vers le petit garçon qui la dévisageait d’un
air solennel.
Elle l’avait effectivement cuisiné. A sa décharge, elle avait été prise de court. En arrivant
dans cette villa, elle s’était attendue à ce qu’Adam lui mette La Dame en rouge sous le nez.
Histoire d’enfoncer le clou.
Au lieu de quoi il lui avait présenté un fils dont personne ne soupçonnait l’existence.
Le fils caché d’Adam LeCroix… Le secret le mieux gardé du monde occidental. Comment
Adam était-il parvenu à un tel résultat ?
Et surtout, pourquoi ?
La curiosité la démangeait, mais Maribelle avait raison. C’était Adam qu’elle devait
interroger sur ce sujet. Pas son fils.
Un peu penaude, elle demanda :
— Dis-moi, Dominick, tu as eu l’occasion de croiser Dupont, depuis notre arrivée ?
— Non. C’est qui ? Il travaille pour papa ?
— L’inverse. C’est ton papa qui travaille pour lui. Il lui obéit au doigt et à l’œil.
Dominick se mit à glousser. C’était la première réaction un tant soit peu infantile qu’il ait
eue, jusque-là.
— Papa n’est au service de personne. C’est le patron de tout le monde, pas vrai, maman ?
Il ne faisait que répéter ce que sa mère lui avait dit, c’était évident.
— Tout à fait, mon chéri. Et tu peux parier ta cagnotte qu’il est en train de le rappeler à
Roland, au moment où nous parlons. Pauvre Roland ! Je ne voudrais pas être à sa place. Il va se
repentir de t’avoir laissé jouer dehors, par cette journée splendide, au lieu de te faire trimer
comme une brute.
Le garçonnet baissa la tête. Une goutte de sang s’échappait d’une égratignure, sur son genou.
Il l’essuya d’une chiquenaude.
— J’espère qu’il ne va pas se faire disputer, dit-il d’une toute petite voix.
— Ne t’inquiète pas pour cela, mon chéri, le rassura sa mère. J’irai lui remonter le moral,
tout à l’heure.
Elle se tourna vers Maddie.
— Alors ? Qui est ce mystérieux Dupont ?
A son rictus railleur, Maddie comprit qu’elle pensait qu’il s’agissait d’un nom d’emprunt.
Celui d’un espion ou d’un tueur à gages, pourquoi pas ?
— Un chien. Un bâtard qu’Adam a recueilli après qu’il a été abandonné dans la rue et laissé
pour mort, expliqua-t-elle tranquillement.
Maribelle reprit une gorgée de vin. Il en fallait davantage pour l’impressionner,
apparemment. Dominick, en revanche, ouvrait de grands yeux.
— Papa a un chien ? Il est guéri ? Il est là ?
— Oui. Ton père a un chien. Il se porte comme un charme et il est là. Tu aimerais le voir ?
— Oh oui ! s’exclama Dominick, bondissant du canapé. On va le chercher ?
— Si tu n’as pas peur de marcher un peu, oui, bien sûr ! Il est resté à la villa.
— Ah.
Dominick se rassit, la tête basse.
— Je n’ai pas le droit d’aller là-bas quand papa y est.
Maddie interrogea Maribelle du regard. Elle lui répondit d’un haussement d’épaules qui
signifiait : « Je vous l’avais bien dit, non ? »
Maddie n’en revenait pas. Adam prodiguait plus d’amour à un chien perdu qu’à son propre
fils ?
Elle ébouriffa les cheveux du petit garçon.
— Dans ce cas, je l’amènerai jusqu’ici. Tout à l’heure, si tu veux !
Les yeux bleus de Dominick se remirent à pétiller.
— Il sait rattraper une balle ?
— Pas encore. Il essaie, mais il n’a pas encore pris le coup. Tu pourrais peut-être lui
apprendre, qu’en penses-tu ?
— Oui. J’ai des balles de tennis. Je vais les chercher !
Il courut vers la porte-fenêtre, puis s’arrêta.
— Il est gros ? Je veux dire, il a une grosse gueule ?
— Suffisamment pour attraper une balle de tennis, je pense.
Ravi, Dominick se faufila dans l’entrebâillement de la baie vitrée.
Maddie releva la tête vers Maribelle qui affichait une indifférence proche de l’ennui.
— Désolée, murmura-t-elle. J’aurais dû vous demander votre permission, avant de promettre
à votre fils d’amener Dupont jusqu’ici. Cela ne vous dérange pas ? Il est vacciné et je peux vous
certifier qu’il n’a pas de puces.
— Du moment qu’il ne grimpe pas sur les meubles, répondit Maribelle avant de feindre un
bâillement. Adam l’a trouvée où, cette bestiole ?
— A Brooklyn.
— Ah ? Il recommence à s’encanailler ? Son fight…
— En bas de mon immeuble, l’interrompit Maddie.
Les sourcils parfaitement épilés de Maribelle se soulevèrent d’un ou deux millimètres.
— Je croyais que vous habitiez New York.
— Dont Brooklyn fait partie.
— Oui, bien sûr. Et vous dites que vous êtes avocate… Spécialisée dans quelle branche,
exactement ?
La ridule inquiète qui s’était installée entre ses sourcils démentait sa nonchalance.
Maddie comprit immédiatement où elle voulait en venir.
— Pas en droit familial, si c’est le sens de votre question.
Malgré son soulagement palpable, Maribelle ne se détendit pas vraiment.
— Dans ce cas, que faites-vous ici ?
En dépit de tout, Maddie se sentit singulièrement proche de cette femme, subitement.
— Adam est le patron de tout le monde, non ?
Les yeux de Maribelle s’arrondirent. Cette fois, sa surprise était sincère. Elle n’eut pas le
temps de répliquer, cependant, car des bruits de pas retentirent dans le couloir.
Les deux femmes se tournèrent vers la porte.
Adam s’arrêta sur le seuil.
— Madeline, lança-t-il d’un ton impérieux qui semblait indiquer qu’elle devait se précipiter
vers lui.
Agacée, elle mit un point d’honneur à étendre un bras nonchalant sur le dossier du canapé.
Malgré sa contrariété, il fut bien obligé d’entrer dans la pièce.
— Où est Dominick ?
Maribelle prit le temps de terminer son verre avant de répondre :
— Parti chercher des balles de tennis pour jouer avec ton chien.
Adam jeta un regard noir à Maddie, qui lui sourit avec ingénuité.
— J’ai l’intention de l’amener ici tout à l’heure pour qu’ils s’amusent un peu, tous les deux,
dit-elle.
Elle ne lui demandait pas sa permission. Elle l’informait, voilà tout. Son intonation avait été
suffisamment éloquente pour qu’il ne s’y trompe pas.
Du coin de l’œil, elle vit Maribelle qui l’observait, avec intérêt, cette fois.
— D’après Roland, tu as dispensé Dom de cours, aujourd’hui ? reprit Adam.
— C’est exact, répondit Maribelle. Il fait trop beau pour qu’il passe sa journée le nez dans les
livres. Il a entrepris de construire une forteresse.
— Une forteresse ? Pour quoi faire ?
— Pour rien, Adam ! Pour s’amuser ! Tu te souviens du sens de ce mot ? Tu n’as jamais joué,
quand tu étais petit ?
Comme il ne répondait pas, elle poursuivit :
— Cela ne te suffit pas, de savoir ton fils coincé ici, sans petits copains avec qui jouer ? Il a
bien le droit de se distraire un peu, non ?
Adam se tendit visiblement. De toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’ils
s’affrontaient ainsi, tous les deux.
Maddie ne put s’empêcher d’intervenir :
— Dominick a des problèmes scolaires ? Des difficultés d’apprentissage peut-être ?
Ce fut Maribelle qui lui répondit, sans cesser de foudroyer Adam du regard :
— Vous plaisantez ? Ce gamin est surdoué. Il a atteint un niveau quasi universitaire dans la
plupart des domaines. Ce n’est pas de cours dont il a besoin, mais de loisirs. Et d’un peu plus
d’attention de la part de…
— Ça suffit comme ça, l’interrompit Adam. Madeline ? On y va.
Et il se dirigea vers la porte.
Maddie décida d’obéir, pour cette fois.
— Je reviens d’ici une heure avec Dupont, promit-elle à Maribelle qui leva vaguement une
main en guise de réponse.
*
Adam l’attendait, debout devant la portière ouverte de la Ferrari.
— Je ne suis pas Dupont, lui lança-t-elle sèchement. Il ne suffit pas de me siffler pour que je
vienne.
— Non. Il suffit de te baiser, rétorqua-t-il sur le même ton.
Sidérée, elle se figea, en équilibre au-dessus du siège, un pied toujours dehors.
— Quoi ? Je rêve ! s’exclama-t-elle. J’ai dû mal entendre.
Pour toute réponse, Adam lui appuya légèrement sur l’épaule pour qu’elle finisse de
s’asseoir.
Puis il referma la portière.
Les sourcils froncés, elle le regarda contourner la voiture.
Il se glissa derrière le volant, mais au lieu de démarrer, il se mit à fixer un point invisible
devant lui. Sa mâchoire était rigide, sa nuque raide.
Maddie lui donna dix secondes avant d’exploser.
— Bon sang, Adam ! C’est quoi, ce bordel ?
La question portait sur plusieurs points. Il n’avait que l’embarras du choix.
Il tourna lentement la tête vers elle et l’incendia du regard. Presque aussitôt néanmoins, la
flamme qui avait embrasé ses yeux bleus s’éteignit.
Il laissa retomber ses épaules et soupira.
— Pardonne-moi. C’est juste… Je ne sais pas. Tu paraissais… sur le point de faire amie-
amie avec Maribelle. J’ai eu du mal à le supporter. Tu ne la connais pas. Moi, si.
— C’est l’évidence même. Je n’ai pas eu d’enfant avec elle, moi.
Il ne répondit rien à cela.
— Enfin, Adam. Tu as un gamin. Un fils que tu te crois obligé de cacher. Qu’est-ce que tu as
fichu, pour en arriver là ?
— C’est une longue histoire, murmura-t-il, baissant les yeux.
— Longue d’au moins neuf ans et neuf mois. Mais cela ne me regarde pas et ça m’est
complètement égal. En revanche, le fait que Maribelle et lui soient séquestrés…
Il releva les yeux d’un air incrédule.
— Séquestrés ? Tu plaisantes !
— Une cage dorée reste une cage, Adam.
Et surtout, la maltraitance restait la maltraitance. Le cœur battant à tout rompre, elle
poursuivit :
— Tu as pris ton fils en otage. Tu te sers de lui pour avoir la mainmise sur ton ex.
— Ce serait plutôt l’inverse. C’est elle qui se sert de Dominick pour parvenir à ses fins.
Depuis le départ.
La colère le reprenant, il fit tourner la clé de contact et démarra en trombe.
— Elle m’a fait un enfant dans le dos, pour parler crûment. Elle savait très bien que je n’étais
pas prêt. Je n’avais que vingt-six ans, nom d’un chien !
Le portail était resté ouvert. Il le passa et regagna la route beaucoup trop vite, abordant le
virage avec la même énergie et la même maîtrise que celles dont il avait fait preuve sur le circuit.
Maddie s’agrippa néanmoins à son siège.
Des deux mains.
— Tu es marié ? Avec Maribelle, je veux dire.
— Jamais de la vie ! Je n’ai pas eu d’autre choix que d’accepter l’enfant, mais elle n’a pas
réussi à me traîner devant l’autel. Par ailleurs, je peux t’assurer que j’ai vérifié que Dominick était
bien mon fils, avant de le reconnaître.
— Ensuite, tu l’as caché ici. Et sa mère n’a eu qu’à obéir, sinon tu le lui aurais retiré.
Il partit d’un rire amer.
— Là encore, tu te trompes, Madeline !
Les pneus crissèrent lorsqu’il s’arrêta devant la villa. Coupant le moteur, il se tourna vers
elle.
— C’est Maribelle qui mène la danse, figure-toi. Et elle met la barre toujours un peu plus
haut. Dominick vient d’avoir neuf ans, ce qui veut dire que le silence de sa mère s’élève à neuf
millions de dollars. L’an prochain, ce sera dix. Et ainsi de suite. Cela augmente chaque année, à la
date de l’anniversaire de notre rejeton.
— Je ne comprends toujours pas. Pourquoi tu paies ? Pourquoi tu le caches, cet enfant ?
Il referma les mains sur le volant, avec une telle force que ses articulations en blanchirent.
— Pour sa propre sécurité, voilà pourquoi. Si on savait que j’ai un fils, on pourrait le
kidnapper. Or je ne suis pas sûr de pouvoir vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Il soupira et reprit :
— Ici, au moins, Dom est à l’abri. Même si on venait à soupçonner son existence, on ne peut
entrer dans cette propriété que par les airs. Or, pour cela, Gerardt est équipé. De missiles
antiaériens.
Maddie aurait pu lui faire remarquer que c’était le genre d’équipement dont s’armaient les
terroristes de tous bords, bien sûr. Seulement, comment jeter la pierre à un homme qui était allé
aussi loin pour protéger sa descendance ?
Une fois de plus, Adam la faisait douter. Difficile de discerner le bien du mal, dans ces
conditions. Même quand, comme elle, on avait des principes.
Il avait dû percevoir sa réticence, car il ne s’étendit pas sur le sujet.
— Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg, précisa-t-il. L’autre, c’est que Dominick est
une source d’embarras pour moi.
Pour le coup, elle se redressa sur son siège. Sur ce point-là, elle n’était pas partagée. A ses
yeux, il n’y avait pas de demi-mesure possible.
— Qu’est-ce que tu dis ? Dominick est un gamin merveilleux. Tu devrais en être fier !
s’insurgea-t-elle.
— Tu ne m’as pas compris. Ce n’est pas lui en tant que personne qui me gêne. C’est le fait
qu’il existe. Qu’il soit venu au monde. L’idée que je me suis fait avoir par Maribelle, comme le
débutant que j’étais à l’époque.
Il se passa une main dans les cheveux, suffisamment gêné pour avoir l’air penaud.
— Je sais. Cela doit sembler idiot, mais c’est comme ça.
Maddie réfléchit quelques secondes avant de résumer l’histoire.
A sa façon.
— Si j’ai bien compris, Maribelle a tenté de te forcer à l’épouser en tombant enceinte. Ce qui
t’a tellement énervé que tu as refusé de lui donner satisfaction. Et à présent, vous vous torturez
mutuellement, aux dépens de votre fils, parce que vous êtes blessés dans vos orgueils
surdimensionnés.
Elle ouvrit la portière, mais ne descendit pas de voiture pour autant.
— Au final, vous êtes dans une impasse. Tu as l’argent, Maribelle a l’enfant. Tant qu’elle
accepte tes conditions et qu’elle continue à se taire et à élever votre fils dans le plus grand secret,
tu paies. Si tu cesses de payer, elle vend l’histoire à People pour une petite dizaine de millions de
dollars, et elle emmène le gamin à Hollywood. Parce que je l’ai reconnue, Adam. Je l’admirais
beaucoup, comme actrice. Au point que je me demandais ce qu’elle était devenue. Enfin, là n’est
pas le propos.
Secouant la tête, elle conclut avec tristesse :
— Ce n’est pas joli joli, tout ça ! Pas étonnant qu’il règne une telle tension, dans cette villa
de rêve !
*
Debout devant la fenêtre de son bureau, Adam regarda Madeline disparaître au bout du
raccourci menant à la villa annexe.
Dupont trottinait joyeusement devant elle.
Frustré, il enfonça les mains dans ses poches.
On l’abandonnait. Peu importait qu’il soit le grand Adam LeCroix. Sa gloire
n’impressionnait ni Madeline, ni sa sœur, ni Crash. Ni personne, en fin de compte. Les gens
avaient d’autres sujets de préoccupation, d’autres connaissances qui les intéressaient bien plus que
lui.
Il était à deux doigts de suffoquer, tant la constatation était douloureuse. Il ne s’était pas senti
aussi seul, aussi… oui, inutile depuis son enfance.
Même Dupont lui avait tourné le dos !
Il se rembrunit encore plus. Il n’avait que faire d’un chien, de toute façon. Autant que Dupont
reste ici, avec Dominick. C’était un fardeau. Une plaie. Moche comme un pou, et toujours dans ses
pattes.
Il ne pouvait pas en dire autant de Dominick, puisque ce dernier n’avait pas le droit
d’approcher la villa principale lorsqu’il y séjournait. Ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché le
gamin de s’y faufiler en douce, une ou deux fois, pour casser les pieds à Henry ou à Fredo et faire
quelques bêtises.
Il prenait très mal ces intrusions, d’ailleurs. Après avoir renvoyé le gosse chez lui, il appelait
généralement Maribelle pour la menacer de tous les maux de la Terre. Elle contre-attaquait,
sortant ses griffes, et lorsque la dispute éclatait enfin, ni l’un ni l’autre ne se souciaient de ce que
Dominick pouvait ressentir.
Madeline lui avait fait une belle leçon de morale, tout à l’heure. A l’entendre, Maribelle et
lui n’étaient que deux entêtés immatures, deux nombrilistes qui, miraculeusement, avaient conçu
un enfant merveilleux qu’ils ne méritaient ni l’un ni l’autre.
Fidèle à sa réputation, elle n’avait pas mâché ses mots.
Et le pire, c’était qu’elle avait raison.
Sur toute la ligne.
Malheureusement, il n’y avait pas grand-chose à faire pour remédier à la situation. Il
assumait sa paternité, personne ne pouvait prétendre le contraire. Il subvenait aux besoins de son
fils, assurait son éducation, lui mettait le pied à l’étrier. Et lorsque les choses n’allaient pas tout à
fait comme il le voulait… eh bien, il chassait Dominick de son esprit, tout simplement !
C’était d’ailleurs ce qu’il avait de mieux à faire, dans l’immédiat. Travailler, histoire de se
changer les idées.
Sauf que Gio avait emporté son ordinateur pour le faire analyser.
La disparition du Monet.
Encore une source de contrariété. Pour l’instant, le détective n’était certain que d’une chose :
le système de sécurité avait été désamorcé à partir de son ordinateur personnel. Celui auquel il
était le seul à avoir accès.
Exaspéré, il se remit à arpenter la pièce spacieuse. Le soleil de l’après-midi se reflétait sur le
parquet ciré, sur le secrétaire en acajou. Il s’arrêta devant le bar, se versa deux doigts de scotch, en
but une gorgée puis reposa son verre et l’oublia là.
Ses pas le ramenèrent près de la fenêtre devant laquelle il se planta, les yeux rivés sur le
sentier qui s’étirait devant lui.
La seule bonne nouvelle était que Madeline ne lui avait pas demandé d’envoyer quelqu’un
chercher sa sœur, sur le yacht.
Il lui restait donc au moins une nuit avec elle.
Et il devrait se surpasser.
Il ne lui reparlerait pas de son père, c’était certain. De toute façon, sa réaction avait achevé
de le convaincre. Madeline avait été abusée sexuellement, et ce bon M. St. Clair était le violeur.
C’était la clé du mystère. Du moins la réponse à un bon nombre de questions. Cela expliquait
qu’elle soit partie de chez ses parents dès l’âge de dix-huit ans et qu’elle ait fait tant de sacrifices
pour sa sœur. Qu’elle se soit juré de ne jamais se marier et de ne jamais avoir d’enfants, aussi.
Enfin, cela expliquait qu’elle se méfie de ce qui pouvait se cacher derrière la façade des maisons
bourgeoises normales.
Ce qu’il ne comprenait toujours pas, en revanche, c’était que sa mère ne l’ait pas protégée.
Malgré son enfance plutôt malheureuse, il savait que les mères étaient censées intervenir, dans ces
cas-là. Et qu’en général c’était ce qu’elles faisaient. Sans hésiter.
Même Maribelle défendait Dominick !
Il se remit à faire les cent pas, son esprit tourmenté passant des parents de Madeline aux
siens, puis le ramenant immanquablement à sa relation avec Maribelle.
C’était pourtant Madeline qui avait eu le sort le moins enviable, songea-t-il. Parce que ses
parents à lui auraient presque fait figure de saints, malgré leur narcissisme. Déjà parce qu’ils ne
l’avaient jamais molesté. Ensuite, parce que, bien qu’il ait toujours pensé qu’il n’avait pas été
désiré, ils ne le lui avaient jamais dit explicitement. Ils s’étaient contentés de l’ignorer, la plupart
du temps.
Soudain, une pensée encore plus dérangeante que les autres s’imposa à lui. En tant que père,
il devait se situer quelque part entre les LeCroix et les St. Clair.
Certes, il ne s’en était jamais pris à Dominick physiquement. Mais n’avait-il pas interdit à
son fils l’accès de sa villa ? Ne l’avait-il pas rejeté ouvertement, sans se préoccuper une seule
seconde des dommages qu’il pouvait causer ?
Parce qu’il ne devait pas se leurrer : son attitude se retournerait fatalement contre lui, d’une
manière ou d’une autre, à un moment proche ou lointain. Il suffisait de voir l’impact que ses
parents et ceux de Madeline avaient eu sur le caractère de leur progéniture pour le comprendre.
Il enfonça les mains encore plus profondément dans ses poches et jura entre ses dents.
Il était particulièrement fier d’avoir compris très tôt d’où lui venaient certains traits de son
caractère. Dès lors, comment ne s’était-il pas interrogé plus tôt sur les conséquences que sa
froideur pouvait avoir sur Dominick ? C’était une forme de maltraitance, ça aussi !
Il retourna vers le bar pour avaler une nouvelle gorgée de scotch et tenta de soulager sa
conscience malmenée.
Il ferait amende honorable. En portant un peu plus attention à son fils. En lui demandant
comment allaient ses études. Oh ! Il ne serait jamais le genre de père dont Dominick rêvait, de
toute évidence. Leur passé était déjà trop chargé pour cela.
Toutefois, à défaut d’aimer sincèrement son fils, il pouvait cesser de se comporter comme le
dernier des salauds, peut-être.
*
Maddie était tombée amoureuse de sa petite sœur dès l’instant où leurs parents l’avaient
ramenée de la maternité, enveloppée dans une jolie petite couverture rose.
Elle avait changé les couches de « bébé Lucille », lui avait fait chauffer ses biberons et lui
avait chanté des berceuses, le soir venu. Quand elle se mettait à pleurer, elle faisait en sorte de
distraire leur père. Et si elle faisait une bêtise, elle se dénonçait à sa place.
Puis elle était partie pour la fac, laissant Lucille, alors âgée de quatre ans, entre les mains peu
fiables de leur mère.
Et elle n’était jamais revenue.
Autrement dit, elle avait fui.
Et abandonné sa sœur.
Après la faculté de droit et l’université, elle était passée aux bureaux du procureur, mais
même pendant ces premières années pour le moins éprouvantes, ses pensées n’avaient jamais été
bien loin de Lucille. Au point que lorsque sa cadette avait atteint l’âge de la puberté, elle avait
chargé un détective privé d’aller lui remettre un colis, en mains propres, et surtout à l’insu de
leurs parents.
Le colis contenait cinq cents dollars, un téléphone portable, un chargeur, et une lettre.
Elle n’avait eu aucune nouvelle de sa petite sœur pendant trois longues années. Et bien que
consciente que Lucille avait très bien pu jeter le portable et s’acheter de l’herbe avec les cinq
cents dollars, elle était restée chez elle toute la journée des seize ans de sa cadette.
Au cas où.
L’appel lui était parvenu à 21 h 30. Le taxi s’était arrêté en bas de chez elle à minuit.
Et elle s’était retrouvée grande sœur pour la deuxième fois de sa vie.
Dès le lendemain, elle avait démissionné de son poste de procureur et pris l’emploi que lui
proposait la mère de Vicky.
Elle ne l’avait jamais regretté.
Ce qu’elle s’était toujours reproché, en revanche, était de n’avoir pas volé au secours de
Lucille plus tôt.
Et voilà qu’elle était confrontée au petit Dominick, avec son regard si vif et si semblable à
celui d’Adam, avec ce rire joyeux qui, s’il l’avait d’abord surprise, semblait être ce qui le
caractérisait le plus. Il aurait mené une existence heureuse et saine, si ses parents l’avaient fait
passer avant leur ego meurtri…
Il s’amusait comme un petit fou, à courir derrière Dupont qui n’avait appris qu’une seule
chose à ce jour : garder la balle entre les dents une fois qu’il avait réussi à la rattraper.
Maribelle descendit de la terrasse pour venir la rejoindre, à l’ombre d’un peuplier.
— Les gamins et les chiens, dit-elle.
— Eh oui ! Comment se fait-il que Dominick n’en ait jamais eu ?
Maribelle haussa les épaules, mais de manière beaucoup moins étudiée qu’au début.
— Il n’en a jamais demandé, et je vous avoue que je n’y ai pas pensé. C’est un tort, parce que
j’ai rarement vu mon fils aussi heureux.
Dupont freina des quatre pattes, puis se remit à courir dans la direction opposée, échappant
de justesse au garçonnet hilare.
Dominick tournoya sur lui-même, trébucha et tomba la tête la première.
Maddie se crispa. Dupont revint en arrière et, battant la queue d’un air penaud, déposa la
balle devant le nez du gamin. Dominick se mit à hurler de rire, roula sur le côté, s’empara de la
balle et recommença à jouer, pour le plus grand plaisir du chien.
— Il est sacrément dur au mal ! fit remarquer Maddie.
— Il tient ça de son père, répondit Maribelle, lui souriant du coin des lèvres. Pour ma part, je
suis du genre à me mettre à pleurer parce que je me suis cassé un ongle. Adam est l’inverse. Il
adore l’affrontement. Encaisser, rendre coup pour coup. Ça le porte.
— Il pratique la boxe, vous voulez dire ?
— Non. Il se bat. Vous ne l’avez jamais vu après une bonne bagarre ? C’est quelque chose, je
peux vous le dire ! Les yeux au beurre noir, des pansements partout, le bras en écharpe, le torse
bandé jusqu’à ce que ses côtes se ressoudent…
Maddie écarquilla les yeux. Voilà qui était nouveau !
— Et cela ne fait pas la une des journaux ? s’exclama-t-elle. Adam LeCroix se battant
comme un chiffonnier, c’est pourtant le genre d’information dont les tabloïds raffolent, non ?
Maribelle lui jeta un regard en coin.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Adam a un certain nombre de secrets,
soigneusement gardés.
Des secrets, oui.
Un enfant.
Ou un tableau volé, par exemple.
— Vous vous souvenez de Fight Club ? poursuivit Maribelle. Vous savez, ce film dans lequel
des types shootés à la testostérone se tapent dessus. Il n’y a qu’une règle… Vous connaissez la
suite, j’imagine.
— Je ne risque pas de l’oublier. Brad Pitt complètement déchaîné, le T-shirt en lambeaux.
Sacré spectacle !
Cette fois, Maribelle lui décocha un sourire franc.
— Il est encore plus sexy à la ville.
— Impossible !
— Mais vrai. Bref. C’est ça, le truc d’Adam. Il possède un fight-club, lui aussi.
— Quoi ? Mais… pourquoi ?
— Il a grandi dans la rue. Ce que vous savez déjà, puisque vous avez tenté de l’épingler pour
la disparition de La Dame en rouge.
Ainsi, Maribelle avait fait une petite recherche sur Google…
Intéressant !
— Tenté, oui. C’est le mot, grommela Maddie. Mon patron de l’époque m’a mis des bâtons
dans les roues. Pour le reste, je ne sais quasiment rien de son enfance, si ce n’est que ses parents
étaient peintres et qu’il a réussi à transformer leurs tableaux en or, si je puis m’exprimer ainsi.
— Tout le monde sait cela, Madeline. « Adam LeCroix, le génie des finances qui a réussi à
tirer soixante millions de dollars de soixante tableaux, cinq années à peine après la disparition de
leurs auteurs », et patati, et patata… Ce que vous semblez ignorer, c’est qu’il a eu une enfance de
vagabond, ni plus ni moins. Ses parents étaient des squatters professionnels. Ils passaient d’un
mécène à l’autre, prenant leurs aises jusqu’à ce que leurs hôtes se lassent et les chassent. Le tout
en se battant comme des chiffonniers, en se trompant à la première occasion, et surtout en
négligeant leur fils.
Comme une chatte, elle offrit son cou gracile aux rayons du soleil, inspira lentement, puis
reprit :
— Une enfance à la Dickens, si vous préférez. Adam était livré à lui-même les trois quarts du
temps. Il a été la tête de Turc des pauvres comme des riches. Il s’est fait tabasser plus souvent
qu’à son tour. Je tiens ces informations de Henry, qui connaît Adam mieux que personne. Et bien
qu’il soit d’une discrétion exemplaire, j’ai réussi à lui soutirer l’essentiel, au fil des ans.
Apparemment, oui. Et elle était tout à fait disposée à lui raconter ce qu’elle savait, nota
Maddie.
— De sorte qu’Adam a vite appris à veiller sur lui-même, conclut Maribelle. A se battre et à
protéger son territoire. Je pense que c’est la raison pour laquelle il est tant attaché à la notion de
loyauté. C’est le genre d’homme que l’on ne trahit qu’une fois. Décevez-le, et il vous bannira à
tout jamais.
Tout cela expliquait bien des choses, songea Maddie.
La loyauté infaillible d’Adam, pour commencer. Envers ceux qu’il appelait ses amis, comme
Henry, Fredo et Bridget, entre autres. Ses talents de gamin des rues, qu’il entretenait en passant
des heures dans son gymnase… et en jouant les monte-en-l’air.
Son incapacité totale à être un père digne de ce nom, aussi.
Maddie leva les yeux vers Maribelle, superbe, avec son mètre soixante-quinze, et comprit
que cette dernière parlait d’expérience.
Elle avait trahi Adam, et depuis, elle était reléguée dans cette villa.
Aussi loin de lui que possible, au vu des circonstances.
20
— Si on allait faire un petit plongeon dans la piscine ? proposa Maddie.
Dominick baissa la tête.
— Papa est à la villa, murmura-t-il d’un ton de regret.
— Ne t’occupe pas de ton père. Je m’en charge.
Interdire à son propre fils l’accès à la piscine. Non, mais il fallait le faire, tout de même !
Après avoir envoyé Dominick chercher ses affaires, elle remonta voir Maribelle pour lui
parler de son projet.
— Vous nous accompagnez ?
— Non. C’est gentil, merci.
Maddie lui en fut reconnaissante. En maillot de bain à côté d’elle, ses jambes auraient paru
encore plus minuscules que d’habitude. Quant à la superbe poitrine de l’ancienne actrice, c’était
bien simple, Maddie aurait pu s’en servir comme d’auvent.
— Ne soyez pas surprise s’il renvoie Dominick sans autre forme de procès, la prévint
Maribelle.
— S’il fait une chose pareille, je dors ici, ce soir !
— Pas de problème. Je demanderai à Giselle de vous préparer une chambre.
Les deux femmes éclatèrent de rire, pour se ressaisir presque aussi vite, un peu gênées. Elles
se sentaient étrangement proches, et ni l’une ni l’autre ne comprenaient vraiment cette complicité
inattendue.
Dominick fut particulièrement silencieux, sur le sentier menant à la villa paternelle.
— Va prendre la température de l’eau avec Dupont, pendant que je monte me changer, lui dit
Maddie, dès qu’ils furent arrivés.
« J’en profiterai pour informer ton père qu’il n’est pas le patron de tout le monde,
contrairement à ce que vous semblez tous penser », se garda-t-elle d’ajouter.
Adam vint aussitôt à sa rencontre. Il avait dû les voir arriver, car il semblait d’humeur
ombrageuse.
Cela dit, l’attaque étant la meilleure des défenses…
— L’avion est prêt ? lança-t-elle. Tu as prévenu ton pilote ?
— Non. J’espérais…
— Tant mieux. Parce que je vais peut-être rester quelques jours supplémentaires, finalement.
A condition que tu fasses attention à ce que tu dis, bien sûr.
— Promis.
Il se passa une main dans les cheveux, ce qui était toujours signe de tension, chez lui.
— C’est une excellente nouvelle, Madeline. Parce que je… je voulais te parler.
— Parfait. On discutera à la piscine, dit-elle, passant devant lui pour rejoindre sa suite.
Dominick y est déjà, avec Dupont. On s’est dépensés, dans le jardin, je peux te le dire. Cela ne
nous fera pas de mal de nous rafraîchir un peu.
Adam la suivit jusqu’à ses appartements.
— Maddie, je…
— Va te mettre en maillot de bain. J’arrive tout de suite.
Là-dessus, elle lui claqua la porte au nez.
Elle retira son T-shirt en se demandant si elle n’était pas en train de commettre une nouvelle
erreur. Rien de tout cela ne la concernait, au fond. D’un autre côté, tant pis. Le petit Dominick
méritait mieux que sa cage dorée.
Adam aussi, d’ailleurs. Il était coincé dans le trou qu’il avait creusé lui-même dix ans plus
tôt, à une époque où il s’acharnait encore à atteindre le sommet, travaillant d’arrache-pied et
faisant des paris hasardeux. Tout cela pour montrer au monde entier et à ceux qui avaient douté de
ses capacités quel genre d’homme il était.
Elle comprenait mieux, à présent, son besoin presque maladif de faire ses preuves, de se
mettre en valeur, d’épater la galerie. Ignoré par des parents incompétents, battu par les gamins des
rues, tourmenté par les gosses de riches écervelés et ravis d’avoir trouvé plus faible qu’eux…
C’était à tous ces gens qu’il faisait un bras d’honneur désormais.
A eux… et à Maribelle.
Or, si cette dernière avait mérité ce qui lui était arrivé, dix années avaient passé depuis
qu’elle avait tenté de le piéger. Et a priori, elle avait au moins autant changé que lui. En tout cas,
elle regrettait son acte : il lui avait coûté sa carrière hollywoodienne, en plus de l’obliger à vivre
dans un mensonge permanent. La seule chose qu’elle ne regrettait pas, de toute évidence, était
d’avoir eu Dominick.
Maddie arracha l’étiquette d’un nouveau bikini dont elle enfila le bas, aussi ridiculement
petit que le précédent.
Elle n’éprouvait pas de compassion excessive envers Maribelle, qui était assez grande pour
se défendre toute seule. En revanche, Dominick n’était qu’un petit garçon. Il avait besoin de toute
l’aide que l’on pouvait lui apporter.
Elle traversa le corridor pieds nus, colla son oreille à la porte d’Adam et n’entendit rien. De
deux choses l’une. Soit il était dans sa salle de bains, occupé à se changer, soit il était sorti pour
renvoyer son fils d’où il venait.
Quelque peu inquiète, elle se rendit à la piscine.
Assis sur le bord, Dominick donnait de petits coups de pied dans l’eau tandis que Dupont
pataugeait en rond, dans l’espoir de l’y attirer.
Aucun signe d’Adam.
— Alors, elle est bonne ? demanda-t-elle.
— L’eau est toujours à la même température, dans cette piscine. Vingt-cinq degrés.
Ce gamin était décidément beaucoup trop sérieux pour son âge. Se faufilant derrière lui, elle
le poussa.
Il coula à pic.
— Merde ! jura-t-elle, sautant à son tour.
Ce n’était pas bien profond, mais Dominick n’avait pas pied. Elle le prit par les aisselles en
revoyant mentalement ses cours de sauvetage.
Il remonta à la surface et éclata de rire. Lorsqu’elle le lâcha, il se mit à nager. Et comme un
poisson, le brigand !
— Tu m’as fichu une sacrée trouille ! protesta-t-elle, indignée.
— C’est le risque, quand on chahute dans une piscine.
— Attends, mon bonhomme. C’est qui l’adulte, ici ? Toi ou moi ?
Dupont s’étant mis entre deux, elle ajouta, sur le même ton :
— Bon sang, Dupont ! Ce bassin est presque aussi grand que le lac Michigan. Tu es obligé de
te coller à nous comme ça ? Allez. Ouste ! Fiche-moi le camp, tu veux ?
Dominick se remit à rire.
Et s’arrêta net, entre deux hoquets.
Maddie jeta un coup d’œil derrière elle et vit Adam.
En bermuda.
Ce corps ! Encore plus craquant de Brad Pitt dans Fight Club.
S’arrachant à sa contemplation pour se tourner vers Dominick, elle s’aperçut qu’il était
paralysé par l’angoisse.
— On fait la course ? lui proposa-t-elle.
Il battit des paupières d’un air incertain. Maddie se retourna.
— Hé, Adam ! On fait la course ?
Elle savait ce qu’elle faisait. De notoriété publique, Adam LeCroix n’avait jamais su résister
à un défi.
Sans répondre, il plongea pour réapparaître plusieurs mètres plus loin. Il rejeta ses cheveux
en arrière. Le bleu de ses yeux était encore plus vif que celui de la piscine.
— Je suppose que vous allez me demander de vous donner de l’avance, dit-il.
— Absolument ! Deux longueurs. Je commencerai quand Dom sera arrivé à l’autre bout. Et
toi, tu attends que je sois à mi-chemin pour te lancer. Et personne ne crie à la tricherie si Dupont
se met en travers. Le perdant va nous chercher à boire.
Ce fut elle qui perdit.
— C’est la faute de Dupont, ronchonna-t-elle, avant de se hisser sur le bord.
Adam s’approcha d’elle et lui attrapa une cheville.
— Il y a des rafraîchissements dans le cabanon. Dom ? Qu’est-ce que tu bois ?
Le gamin les rejoignit timidement.
— Un Coca, s’il te plaît.
— Pour moi, ce sera un gin tonic, déclara Adam, faisant remonter sa main jusqu’au genou de
Maddie.
La sensation était délicieuse. Tant et si bien qu’elle tarda à se dégager.
Puis Dupont s’en mêla. Il avait trouvé une balle qu’il tenait fermement entre les crocs. Adam
lâcha Maddie pour la lui reprendre et la lancer à l’autre bout du bassin. Quelques secondes plus
tard, les trois mâles se bousculaient joyeusement pour la rattraper.
De quoi consoler Maddie d’avoir à jouer les barmaids.
*
Malheureusement, avec Adam, les choses n’étaient jamais aussi simples qu’elles le
paraissaient au premier abord.
— Je veux dîner seul avec toi, dit-il.
C’était en même temps une supplique… et un ordre.
Adam LeCroix dans toute sa splendeur.
— Cela ne va pas être possible, malheureusement. J’ai prévenu Henry que je mangerais avec
ton fils, répondit-elle, peu disposée à se laisser manipuler.
Elle retira son maillot et entrouvrit la porte de sa salle de bains pour passer la tête dans la
chambre.
Adam était assis sur le bord de son lit, une moue boudeuse aux lèvres.
— Rien ne t’interdit de te joindre à nous, précisa-t-elle, dans l’espoir de l’amadouer.
— Nous avons à discuter, toi et moi.
— Quand on discute, les trois quarts du temps ça se termine mal. Ce ne serait peut-être pas
une mauvaise idée de faire une pause, histoire de profiter du repas en toute sérénité, qu’en penses-
tu ?
Le voyant ouvrir la bouche pour protester, elle retourna dans la salle de bains.
— On pourrait peut-être inviter Maribelle ? suggéra-t-elle.
— Hors de question !
Elle sourit. Comment faire accepter la présence de Dominick à son père ? En le menaçant de
convier Maribelle. C’était aussi simple que ça !
Et bien triste.
— D’accord. Oublions ton ex. Lève tes fesses trempées de mon lit et va prendre une douche.
— J’arrive, dit-il, apparaissant derrière la vitre de la cabine.
— Dans ta salle de bains.
— Impossible. Je dois recenser les taches de rousseur que tu as sur les fesses.
— Très drôle !
Adam posa une main sur la vitre.
— Pourquoi es-tu si difficile, aujourd’hui ?
— Parce que tu es en disgrâce, au cas où tu l’aurais oublié. Je ne suis toujours pas convaincue
que ce voyage n’était pas destiné à m’humilier, Adam. Et en admettant que ce ne soit pas le cas, je
n’apprécie pas beaucoup les hommes qui négligent leurs enfants, figure-toi.
Il recula d’un pas.
— Tu ne comprends pas, Madeline. Avec toi, il faut que les choses soient noires ou blanches.
Il n’y a pas d’intermédiaire. Or, ce n’est pas aussi simple que tu le crois.
— Eh bien, explique-moi.
— Je le ferai… si tu me laisses entrer.
Elle repensa à la main d’Adam sur sa cheville, à sa douce caresse le long de sa jambe…
… et fit coulisser la porte.
Une fois sous le jet, Adam considéra d’un air gourmand ses seins couverts de mousse. Elle le
laissa faire. L’eau lui dégoulinait sur les épaules, sur le torse, et elle détailla son corps parfait sans
fausse honte.
Il fit saillir ses muscles. Et bien sûr, elle ne put résister. Tendant un bras, elle lui palpa les
biceps.
Il n’en fallut pas davantage pour qu’il la projette contre la paroi et entreprenne de la caresser,
de jouer avec le bout de ses seins.
Puis il l’embrassa. Avec la même fougue que si sa bouche lui appartenait.
Elle ne resta pas passive, loin de là. Lui offrant sa langue, ses lèvres, ses seins, elle lui
enfonça les ongles dans les fesses, se frotta sans relâche contre son sexe dressé.
La vapeur les enveloppait. Adam fit courir ses lèvres le long de sa joue, le long de sa gorge…
Puis il poussa un râle rauque. L’appel du mâle, qui la traversa tout entière. Inconsciemment, elle
lui répondit avec un gémissement qui monta du plus profond de son être.
Il lui attrapa les bras pour les enrouler autour de sa nuque. La souleva par la taille et lui fit
refermer les cuisses autour de ses hanches.
Puis il la fit lentement redescendre et s’enfonça en elle.
A peine avait-elle eu le temps de s’adapter à son sexe en elle qu’il la prenait avec la même
ferveur qu’un étalon montant une jument. Elle sentit les dents d’Adam s’enfoncer dans son épaule,
ses doigts se crisper sur ses fesses, et s’abandonna.
L’eau lui piquant les yeux, elle les ferma, ce qui ne fit que renforcer ses sensations. La joue
râpeuse d’Adam qui brûlait la sienne, la moiteur de sa peau, son sexe énorme qui l’emplissait tout
entière…
L’étreinte fut rapide. Tous deux étaient trop fébriles pour les subtilités. Adam prit son clitoris
entre les doigts, la faisant crier encore plus fort. Elle s’empara d’une mèche de ses cheveux pour
l’attirer plus près d’elle. Son dos déjà meurtri cognait contre le carrelage, sous le coup des assauts
répétés d’Adam qui murmurait son nom comme il aurait récité un mantra.
Il leva vers elle des yeux fous. Plus bleus que jamais.
— Viens, haleta-t-il. Viens en même temps que moi. Jouis sur moi.
— Oui. Oui, oui, oui…
Baissant la tête pour rencontrer sa bouche, elle l’embrassa comme elle n’avait jamais
embrassé un homme avant lui. En prenant toute la passion qui l’animait, en l’absorbant avec
délice et en lui communiquant la sienne jusqu’à ce qu’ils explosent en un cri qui, s’il sépara leurs
lèvres enflammées, acheva de souder leurs corps.
*
Madeline roula sur le flanc pour redescendre des oreillers qu’ils avaient empilés au milieu de
son lit.
— Je ne sais pas ce que tu prends comme produit, mais tu devrais racheter le fabricant.
— Fais-moi une offre, répliqua Adam, la défiant du regard.
Elle eut un petit reniflement méprisant et entrouvrit péniblement un œil.
— Aucun homme ne parvient naturellement à une érection pareille, moins de dix minutes
après avoir joui avec une telle force.
— C’est toi, la pilule miracle, ma chérie. Et je commence à être franchement accro.
Au lieu de commenter, elle consulta l’horloge.
— Je dois retourner chercher Dominick à la villa dans une demi-heure. Tu auras le temps ?
— Pour une petite dernière ? Sûrement, oui.
— Très drôle, LeCroix ! Décidément, tu es en forme, aujourd’hui ! Trêve de plaisanteries. Tu
devais m’expliquer quelque chose, il me semble.
Adam savait à quoi elle faisait allusion. Seulement, il n’avait aucune hâte de redescendre sur
terre. Lorsqu’il lui faisait l’amour, Madeline était concentrée sur lui. Consentante, réactive, prête
à tout et à plus encore.
Mais lorsqu’il s’agissait de Dominick, elle ne faisait même pas mine de coopérer.
Ce n’était pas ce qu’il attendait d’elle, d’ailleurs. Ce qu’il voulait, c’était qu’elle le
comprenne.
Alors autant s’expliquer, effectivement.
— Comme je te l’ai dit, Maribelle m’a piégé. Je l’aimais beaucoup, plus que toutes les
femmes que j’avais rencontrées avant elle. Seulement, cela ne lui suffisait pas. Alors elle s’est
débrouillée pour tomber enceinte. Afin de me ligoter, de s’assurer que je ne la quitterais pas. Ce
qui n’était pourtant pas dans mes intentions immédiates.
— Sauf qu’elle t’a vu venir, je me trompe ? Je veux dire, avec ta réputation, même à
l’époque, il aurait fallu être sacrément naïve pour s’imaginer que tu allais te laisser passer la
bague au doigt sans protester.
— Et selon toi, c’est une excuse suffisante pour faire venir au monde un enfant non désiré ?
C’est un être humain, qu’elle a conçu, Madeline. Et ensuite, elle m’a demandé de m’en occuper.
— D’une part, elle ne l’a pas conçu toute seule. Et de l’autre, c’est ce que tu fais ? T’occuper
de ton fils, je veux dire.
— Tu as vu jusqu’où je suis allé pour assurer sa sécurité, non ? C’est Fort Knox, ici.
Dominick ne risque rien.
— Ton Monet non plus ne risquait rien, lui rappela-t-elle judicieusement.
— Ne m’en parle pas…
Il fit mine de se relever, mais elle lui posa une main sur le torse. Avec une telle fermeté
qu’elle réussit à le clouer au lit.
Il posa sa propre main dessus. Il aurait parlé pendant des heures, si cela lui avait permis de la
garder là, cette main délicate…
— La sécurité, c’est bien beau, mais cela ne suffit pas, reprit-elle. Les bons parents sont ceux
qui te protègent d’autre chose que des vrais méchants. Que fais-tu du monstre caché sous le lit ?
De la peur du noir, de l’avenir, de l’inconnu ?
— Dominick n’est pas tout seul, ma chérie. Contre toute attente, Maribelle s’est révélée une
excellente mère. Ou plutôt, elle l’est devenue. Au début, elle ne voulait rien changer à son mode
de vie. Elle laissait le petit avec les domestiques des semaines entières pendant qu’elle séjournait
à Monaco, à Saint-Tropez, ou qu’elle retournait à Hollywood pour claquer le fric que je lui
donnais. Elle a accumulé les aventures, aussi. Sans doute dans l’espoir de me blesser.
Maribelle n’était pas parvenue à ses fins, là non plus. Il s’était vaguement tenu informé de
ses frasques, sans plus.
Et lui aussi avait laissé son fils entre les mains des domestiques. Sans aucun remords.
— Ça lui a passé, avec le temps, poursuivit-il. Dorénavant, il est rare qu’elle s’absente plus
de deux ou trois jours. Elle passe le plus clair de son temps ici, avec Dominick.
— C’est-à-dire cloîtrée dans cette villa.
Il haussa les épaules.
— Elle la fait entièrement rénover deux fois par an, si cela peut te rassurer. Et quand je ne
suis pas là, c’est-à-dire les trois quarts du temps, Dom et elle ont toute la propriété pour eux.
— Tu ne t’es jamais demandé ce que Dom pensait de tout cela ? Il doit avoir du mal à
accepter l’idée que tu aies honte de lui, non ?
— Je n’ai pas honte de lui !
Il ne voulait pas voir son fils, c’était différent ! Dominick lui rappelait trop de mauvais
souvenirs.
— Tu l’as déjà pris dans tes bras, ce petit bonhomme ? Tu as déjà joué au foot avec lui ? Tu
lui as déjà raconté une histoire ?
— Non, avoua-t-il. Cela dit, mon père ne l’a jamais fait pour moi non plus. C’est tout juste
s’il s’est aperçu de ma présence.
— Je vois. C’est un cercle vicieux. Tu reproduis avec ton fils le schéma parental. Ce qui est,
si je puis me permettre, une forme de maltraitance. Emotionnelle, certes, mais cela ne change rien
à l’affaire.
C’était une chose de l’admettre, et une autre, toute différente, de l’entendre de la bouche de
Madeline…
Or il n’était pas encore prêt. Aussi, se redressant d’un bond, la foudroya-t-il du regard.
— Cela n’a rien à voir, au contraire, déclara-t-il sèchement. Personne n’entraînera jamais
mon fils dans une allée sombre pour le battre comme plâtre ou le maintenir pendant que d’autres
se défoulent sur lui. Personne ne lui cassera le nez ou le bras. Personne, tu m’entends ? Du moins,
pas tant que je serai en vie !
Les yeux de Madeline avaient repris la couleur verte qu’il aimait tant, sur les draps sauge. Ils
le contemplaient calmement, avec une compassion rare chez elle.
Il s’aperçut qu’il avait du mal à respirer et que de petites gouttes de sueur commençaient à
perler sur son torse.
— Je protège mon fils, murmura-t-il, la voix rendue rauque par l’émotion. Personne ne peut
lui faire du mal.
— Personne, non. Sauf toi. Et sa mère.
*
— Youpiiiiii ! De la pizza ! hurla Dominick, manifestement très à l’aise avec Madeline.
Dupont peut en avoir aussi ?
De son bureau, deux étages plus haut, Adam n’entendit pas la réponse de sa maîtresse. En
revanche, il perçut le rire de son fils qui se tortillait comme une anguille sur sa chaise.
Henry avait allumé des torches pour délimiter la terrasse. Le soleil commençant à disparaître
à l’horizon, leurs flammes de plus en plus rouges semblaient embraser le ciel.
A présent, Henry finissait de découper la pizza. Il remplit deux verres, l’un de vin, l’autre de
soda, puis, discrètement, retira le troisième couvert.
Adam continua à observer son fils et la femme qu’il aimait, assis autour d’une des petites
tables rondes, le seul chien qu’il ait jamais eu allant et venant à leurs pieds.
Absorbé comme il l’était par le spectacle, il n’entendit pas la porte s’ouvrir derrière lui.
— Tu es vraiment borné, quand tu t’y mets ! lui lança Henry, faisant irruption dans le bureau.
Adam se tourna brièvement vers lui, puis reprit sa position initiale. Il lui aurait été difficile
de contredire son vieil ami sans rougir.
— Va les rejoindre. Va manger de la pizza avec ton fils. Va boire un verre de bon vin avec ta
compagne.
Adam secoua énergiquement la tête.
— Non. Ça ne serait bon pour personne. Je ne ferais que susciter de faux espoirs.
— Pourquoi faux ? Qu’est-ce qui t’empêche de reconnaître Dominick publiquement ? Vous
vous ressemblez comme deux gouttes d’eau !
— Et alors ? C’est un avantage ?
— Pour le commun des mortels, oui.
Il rejoignit Adam devant la fenêtre.
— Et puis, Maddie… Enfin, regarde-la ! Elle est en train de se moquer du grand Adam
LeCroix, là. C’est un véritable pied de nez, qu’elle lui fait. Elle te défie, vieux !
Son ami le toisa avec une impatience qui ne lui ressemblait guère et ajouta :
— Tu veux que je te dise ? Tu es en train de tout foutre en l’air.
Il avait raison, comme toujours. Pourtant, Adam restait figé sur place.
— Et puis oublie cette histoire de Matisse, marmonna Henry entre ses dents. Le Monet, cette
foutue Dame en rouge… Tous les chefs-d’œuvre dont tu rêves et que tu n’obtiendras jamais par
des voies légales. Il est là, ton trésor, ton bien le plus précieux ! Sur cette terrasse. Alors va le
chercher, bon sang ! Maintenant.
De nouveau, le rire de Dominick s’éleva. Adam vit Madeline agiter un doigt faussement
réprobateur devant Dupont qui venait de s’enfuir avec un morceau de pizza entre les crocs.
Que Henry puisse imaginer une seule seconde Adam LeCroix dans son rôle de père était
parfaitement ridicule ! A mourir de rire.
Malheureusement, il avait la gorge trop nouée pour rire.
Pendant de longues années, il s’était fermé à des notions aussi absurdes que celle d’un foyer
ou d’une famille. Et voilà que Madeline St. Clair, la dure, l’insolente, la minuscule Madeline,
remettait en cause ses convictions les plus profondes.
Comme ça ! Comme si la forteresse dont il s’était entouré était en vulgaire carton-pâte.
Elle avait raison de penser qu’elle avait été piégée. Mais pas au sens où elle l’entendait.
Il n’avait pas voulu l’humilier, c’était même tout le contraire. Il avait comploté, orchestré et
mené son plan à bien presque inconsciemment, parce que consciemment il était trop têtu pour
savoir ce qui était bon pour lui.
Elle l’avait intrigué dès leur première rencontre, cinq ans auparavant. Elle l’avait attiré, et
elle avait bien failli causer sa perte. Et sous prétexte que ce dernier point l’avait exacerbé, il avait
remisé la jeune femme dans un coin de son esprit.
Décidément, il était expert dans l’art de la fugue ! Très doué, quand il s’agissait de refouler
des émotions gênantes.
Malheureusement pour lui, son subconscient l’avait rattrapé à la première occasion. A sa
façon, Hawthorne les avait réunis, et dès l’instant où Adam s’était retrouvé face à face avec
Madeline — ou du moins dans les cinq minutes qui avaient suivi —, il avait compris qu’il n’aurait
de cesse de mettre cette femme dans son lit.
Il lui avait fallu un peu plus de temps pour s’apercevoir que le sexe ne lui suffisait pas.
Depuis sa mésaventure avec Maribelle, il rejetait sans pitié tout ce qui ressemblait de près ou de
loin à une relation. Pourtant, de Madeline, il voulait tout.
Le corps et l’âme.
Il en allait différemment avec Dominick, en revanche. Là, il ne s’était pas attendu à ce qui se
passait en lui, ce soir. Il avait délibérément — et avec une cruauté sans pareille — refusé son
affection à son propre enfant, avant même qu’il ne voie le jour. Or, un après-midi avait suffi à ce
qu’il cesse de le considérer comme une menace ou comme une preuve de sa stupidité.
Ce qu’il voyait, dorénavant, c’était son fils. Et ce changement de point de vue le bouleversait.
Henry l’avait laissé ruminer en silence, sans bouger d’un pouce.
Il toussota pour se rappeler à son bon souvenir.
— Cette fois, tu ne pourras pas revenir en arrière, déclara-t-il, croisant fermement les bras
sur son gilet rayé. Tu ne peux plus faire comme si Dominick n’existait pas, comme si ce n’était
pas la chair de ta chair. Je t’ai vu jouer avec lui, tout à l’heure, à la piscine. Je t’ai observé. Et je
peux te dire que tu étais heureux, Adam.
Heureux…
Adam baissa les yeux vers la femme qui lui était si chère, vers le fils qu’elle avait amené sur
son territoire pourtant bien gardé.
Vers le chien dont il avait tant rêvé, enfant.
C’était cela qu’il voulait. Cela ne faisait plus aucun doute dans son esprit.
Une femme, un enfant, un chien…
Un véritable foyer, en somme.
La question était de savoir comment y parvenir.
*
Adam traversa la terrasse, la gorge nouée, l’air faussement détaché. Dès que Dupont le vit
apparaître, il bondit vers lui pour lui faire la fête.
Lui grattant les oreilles, il sourit du coin des lèvres.
— Désolé d’être en retard, j’avais à faire, lança-t-il d’une voix moins assurée qu’il ne
l’aurait souhaité.
Les yeux de Madeline se mirent à briller à la lueur des torches.
— Pas de problème ! s’exclama-t-elle, poussant une chaise du bout du pied. Henry
s’apprêtait à nous apporter une deuxième pizza.
Adam prit place. Son fils n’avait encore rien dit, et il ne savait qu’en penser. Pendant des
années, Dominick avait tout fait pour attirer son attention. Or, depuis quelques mois, il se faisait
plus discret.
Avait-il renoncé ? Perdu tout espoir ?
Il se força à soutenir le regard du petit garçon, à plonger dans les profondeurs de ses yeux
bleus, si semblables aux siens.
Il s’obligea à sourire aussi. Pas de la manière glaciale à laquelle Dominick était habitué, mais
avec chaleur. Avec sincérité. De ce sourire qui lui était venu si naturellement, quand ils avaient
chahuté dans la piscine avec Dupont.
Dans l’instant, cependant, il avait l’impression de n’avoir jamais couru plus grand risque.
Aussi son soulagement fut grand lorsque Dominick lui retourna son sourire.
Adam se remit à respirer, se tourna vers Madeline, et constata qu’elle était radieuse.
Il avait enfin fait ce que l’on attendait de lui, semblait-il.
21
Maddie regagna le lit sur la pointe des pieds et s’arrêta un instant pour contempler, non sans
une certaine gourmandise, le corps somptueux de son amant du moment.
Il était étendu sur le dos, un bras déployé sur les oreillers, l’autre coincé sous la tête. Son
torse, sur lequel elle comptait une, deux, trois… non, quatre tablettes de chocolat dures comme du
bois semblait encore plus bronzé, sur le drap blanc.
Un triangle de poils sombres pointait vers le sud, semblant indiquer le chemin du paradis,
comme si elle risquait de ne pas voir la véritable tente que formait le sexe dressé d’Adam, sous le
coton immaculé.
Il aurait fallu qu’elle soit aveugle !
Les paupières closes d’Adam étaient partiellement dissimulées par un fouillis de cheveux
noirs.
— Toi, tu es en train de me mater, je le sens, murmura-t-il paresseusement.
— Tiens donc ! Et quel effet cela te fait ?
Il ouvrit les yeux, les laissa courir sur le corps nu de Maddie qui sentit sa peau s’embraser.
Souriant, il lui fit signe d’approcher.
Elle ne se fit pas prier. Posant docilement une joue dans le creux de son épaule, elle se nicha
contre lui.
Une douce chaleur avait remplacé toute cette tension qu’elle avait ressentie, la veille.
Elle s’efforçait de ne pas y penser, mais la tâche n’était pas aisée. Elle était là depuis la veille
au soir, cette douce chaleur. Depuis qu’Adam les avait rejoints à table, depuis cette partie de ping-
pong effrénée avec Dominick.
Bien qu’il ait joué de la main gauche pour leur laisser une chance de gagner, il les avait
battus à plate couture. Et, alors qu’elle était pourtant la plus mauvaise joueuse que la Terre ait
porté, elle n’avait pas boudé, pour une fois !
Ils s’étaient trop amusés pour cela, riant et échangeant des plaisanteries, comme une famille
unie. En admettant qu’une telle chose existe, bien sûr.
Seulement, cela n’existait pas.
L’espace d’une soirée néanmoins, ils avaient oublié cette dure réalité, et à présent, tandis que
les premières lueurs de l’aube se déversaient dans la chambre, Maddie éprouvait toujours cette
sensation de bien-être.
Soit. Elle se résignerait donc à l’accueillir. Peut-être même à en profiter.
Pour l’instant.
Pour le temps que cela durerait…
Caressant les pectoraux d’Adam du creux de la main, elle se concentra sur son souffle qui
faisait monter et redescendre sa poitrine à une cadence régulière. Du bout de l’index, elle traça
ensuite une ligne sur ses tablettes de chocolat.
— Je ne comprends pas comment tu peux avoir des abdominaux pareils avec la cuisine que
Leonardo te prépare.
— Je fais du sport. Je soulève des haltères.
— Pff ! Je ne t’ai jamais rien vu soulever de plus lourd qu’une bouteille de vin !
— Si, toi ma chérie. Et plus d’une fois !
Exact. En outre, être soulevée, pétrie, manipulée de cette manière-là était ce qu’elle avait
vécu de plus excitant à ce jour.
Elle fit glisser son index un peu plus bas, s’arrêta à la limite du drap.
— Bon, d’accord. Admettons. Et autrement ? Comment tu brûles tes calories ?
— L’escalade. Le jogging. Les haltères.
Il agita les hanches pour l’inciter à descendre un peu plus bas.
Mutine, elle entreprit de jouer avec quelques poils frisés.
— Tu te bats aussi ? demanda-t-elle, curieuse malgré elle.
Comme il gardait le silence, elle remonta d’un centimètre.
— Oui, marmonna-t-il entre ses dents. Je me bats, si tu veux tout savoir.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, déployant la main juste au-dessus de son érection.
— Ça me fait du bien.
— Quoi ? Te faire taper dessus ?
— Pas sur le moment, non. C’est après… Quand je me rends compte que j’ai survécu. Ou,
mieux encore, que c’est moi qui ai remporté la victoire. Tout cela me fait un bien fou.
— Tu n’es vraiment pas un homme ordinaire.
— Pour le moment, je suis comme n’importe quel homme en érection. Alors…
Au lieu de terminer sa phrase, il referma la main sur la sienne et la glissa sous le drap.
*
— C’est un rendez-vous d’affaires comme un autre, déclara Adam avec le plus grand sérieux.
Madeline esquissa une moue dubitative.
— Pour moi, cela ressemble plutôt à une nouvelle partie de plaisir.
— Détrompe-toi. J’ai acheté ce vignoble tout récemment. En ma qualité de nouveau
propriétaire, je me dois de le visiter, et je n’ai que trop attendu.
Adam l’abreuva d’informations diverses sur la région du Piémont, sur la qualité et la quantité
du barolo que l’on produisait sur ses terres, et se prépara à subir l’interrogatoire en règle qui ne
manquerait pas de suivre.
A sa grande surprise, après l’avoir longuement étudié entre ses yeux plissés, elle demanda :
— On prend la Ferrari ?
— Non. La Ducati.
Elle écarquilla les yeux, puis hocha la tête d’un air entendu.
— D’où la présence de ce pantalon en cuir dans ma garde-robe, je suppose.
Ce fut un véritable enchantement, que de la voir émerger de la villa entièrement vêtue de
cuir. Le perfecto assorti à son pantalon épousait ses formes parfaites comme une seconde peau, et
le rouge carmin dont elle avait recouvert ses lèvres renforçait encore sa sensualité naturelle.
— Je veux sentir tes bras autour de ma taille tout le long du chemin, Madeline, ordonna-t-il
tout en l’aidant à attacher son casque.
— Pourquoi ? Tu as peur que je tombe ?
— Non. Mais je te connais, ma belle. Je dois me concentrer sur la route, pas sur l’endroit où
tes mains baladeuses risquent de s’égarer.
Il démarra lentement, comme quand il lui faisait l’amour, pour lui donner le temps de
s’adapter. Quand il jugea le moment venu, il mit les gaz, et la moto s’envola comme un missile
sur la route sinueuse.
Il contourna Gênes, se faufila à travers les collines, passa devant des oliveraies argentées,
ainsi que des vignes qui s’étiraient en lignes régulières à perte de vue, gorgées de soleil sous le
ciel sans nuages.
C’était ça la liberté. Derrière sa visière, il était un homme comme un autre. Un motard
anonyme, sillonnant les routes italiennes, sa compagne derrière lui, le monde à ses pieds.
Lorsque son vignoble lui apparut, il envisagea une seconde de continuer son chemin, de
monter vers les Alpes, de gagner la Suisse… De rouler, et de ne plus jamais s’arrêter.
Il serait allé au bout du monde, ainsi, le petit corps de Madeline collé au sien.
Seulement, il ne la voyait pas. C’était l’inconvénient de la moto. Il ne pouvait ni parler à sa
passagère ni se régaler de son sourire mutin.
Il ralentit pour s’engager sur le sentier qui menait à sa nouvelle propriété.
Les yeux de Madeline brillaient comme des diamants, lorsqu’elle retira son casque. Mû par
une montée de testostérone, il la fit tournoyer dans les airs, lui arrachant un petit cri de
ravissement.
— C’était génial ! s’exclama-t-elle en riant.
Passant un bras autour de sa taille pour la maintenir, il lui sourit.
— Tu es comme moi, Madeline. Complètement accro à la vitesse.
— Mes cheveux ne sont pas devenus tout blancs, avec ces sensations fortes ?
— Ils ne sont pas blancs, non. Un peu plaqués par le casque, sans plus.
Elle entreprit de lui ébouriffer les cheveux.
— Les tiens aussi, rétorqua-t-elle.
— Mmm… Continue, c’est bon…
— C’est moi qui dis ça, d’habitude !
Son sourire entendu le mit en émoi.
Sans cesser d’enrouler ses mèches entre ses doigts agiles, elle s’approcha et lui mordilla la
lèvre. Il en profita pour l’embrasser. Elle approfondit leur baiser… et laissa échapper ce délicieux
bruit de gorge qui avait le don de le rendre fou.
Lorsqu’elle se dégagea, les yeux brillants et les lèvres en feu, il prit un air faussement
contrit.
— Bon sang, Maddie. Je ne suis jamais rassasié de toi.
— Ce qui fait de nous des partenaires sexuels accros à la vitesse.
— Nous sommes plus que cela, précisa-t-il, dans l’espoir qu’elle le reconnaisse enfin.
— Oui. Deux combinaisons de cuir hors de prix, plantées devant une Ducati. Allez ! ajouta-t-
elle, lui donnant une petite tape sur l’épaule. Repose-moi sur la terre ferme, King Kong !
Il réprima une grimace.
Il aurait tant voulu qu’elle lui dise à voix haute ce qu’il lisait dans ses yeux quand il lui
faisait l’amour ! Hélas, elle n’était visiblement pas prête. En insistant, il n’aurait fait que la
renforcer dans son entêtement.
Aussi la laissa-t-il glisser contre lui, avant de la relâcher, bien malgré lui.
Elle retira son blouson, dévoilant un petit débardeur de soie du meilleur effet.
— Il fait horriblement chaud, dès que l’on arrête de rouler à la vitesse de la lumière.
— On a été un peu trop vite pour Fredo, j’ai l’impression, dit Adam. Enfin, ce n’est pas bien
grave. Il ne devrait pas tarder à arriver avec nos vêtements de rechange.
— Tu plaisantes ?
— Non, pourquoi ? Tu viens de dire toi-même que le cuir n’était pas très adapté aux
températures estivales. De plus…
Il s’interrompit, le temps de lui prendre la main et de déposer un baiser sur ses doigts. En
général, cela avait pour effet de lui mettre des étoiles dans les yeux.
— … quand nous aurons goûté les vins dont je suis à présent le fier négociant, nous serons
trop ivres pour rentrer à moto. Il faudra bien que quelqu’un nous ramène à la maison, non ?
*
Maddie commençait à s’accoutumer à ce mode de vie. Pas aux serviteurs parfois obséquieux
et souvent intrusifs, pas aux bikinis hors de prix non plus, mais à la fréquentation des Plus-Riches-
Que-Riches, aux escapades en Ducati ou autres Ferrari, et aux prétendus déjeuners d’affaires sous
les rayons chauds du soleil méditerranéen.
Sans parler de ses ébats échevelés avec Adam, à l’arrière de la limousine, sur le chemin du
retour. Sans doute avaient-ils été stimulés par les vapeurs du barolo…
Il n’y avait pas à dire. Cet homme connaissait parfaitement les secrets de l’anatomie
féminine. Mieux encore, il possédait les sex-toys les plus sophistiqués de la planète.
Enfin, il la faisait rire. De lui, d’elle-même…
Bref, cette existence était toxique.
Et comme toute drogue, elle menait droit à la dépendance.
Dès lors il n’était peut-être pas surprenant que cette liesse et ces étreintes torrides donnent à
penser à Adam qu’ils étaient unis par autre chose que le sexe.
Elle allait devoir le ramener sur terre.
Elle lui tapota le torse. Adam ouvrit des yeux ensommeillés, la dévisagea de son regard bleu
azur, et bougea légèrement la tête qu’il avait posée sur ses cuisses nues.
— Tu restes sur ta version de ce matin ? C’est ce que tu appelles un déjeuner d’affaires, ça ?
S’enivrer au soleil avant de s’envoyer en l’air sur la banquette arrière d’une limousine ?
Il lui sourit paresseusement et referma une main tiède autour de son poignet.
— Certes, le dernier volet de cette merveilleuse journée supplante tout le reste. Toutefois, je
dirais que dans l’ensemble, elle a été productive. Nous avons visité le chai, rencontré le personnel,
goûté la marchandise… et surtout, nous avons profité d’un déjeuner délicieux, en compagnie de
l’exploitant de ces vignes. Cela m’a permis, en plus d’établir une relation avec lui, de lui montrer
que je n’étais pas un amateur, mais un homme d’affaires éclairé, qui sait parfaitement où il va.
Il fouilla dans une des poches de son pantalon, tombé sur le plancher, et en sortit une clé USB
qu’il brandit devant lui.
— J’ai tous les comptes du vignoble, là-dessus. Ainsi que les contrats passés avec les
fournisseurs, les assureurs et autres grossistes. J’aimerais que tu te penches dessus, et que tu me
dises ce qui ne va pas, le cas échéant.
Il lui glissa la clé entre les seins.
Il avait réponse à tout. Encore un trait de caractère particulièrement plaisant.
En fait, elle aimait beaucoup trop de choses, chez cet homme. La douceur ridiculement
soyeuse de ses cheveux de jais entre ses doigts. La barbe de deux jours qui lui assombrissait les
joues.
Et surtout, la lueur chaude qui brillait dans ses yeux océan.
De nouveau, elle sentit ce rayonnement dans sa poitrine. Cette douce chaleur, si agréable…
Dégageant son poignet, elle se mit à rouspéter.
— Tu ne veux pas te redresser, Adam ? Tu es pire que Dupont ! Toujours en train de
quémander une caresse !
Il lui décocha un sourire savant, celui qui lui faisait relever la commissure gauche de ses
lèvres un peu plus haut que l’autre et creusait son beau visage d’une fossette vaguement canaille.
Un sourire à lui donner le vertige.
A moins que ce soit le mal des transports, bien sûr…
— Je me suis dit qu’on pourrait dîner avec Dom, ce soir encore, murmura-t-il.
La petite boule de chaleur qui roulait en elle faillit exploser.
Mais elle ne voulait pas donner de faux espoirs à Adam. Aussi secoua-t-elle la tête.
— Je crois que vous devriez passer un peu de temps tous les deux, sans que je sois là pour
intervenir.
Le regard qu’il lui jeta fut des plus expressif.
— J’ai besoin que tu sois là pour intervenir, comme tu dis. Dominick aussi. Nous sommes
encore un peu gauches, en présence l’un de l’autre. Et si je suis prêt à reconnaître que c’est
entièrement ma faute, cela ne change rien à l’affaire. Dans l’immédiat, cela nous aide beaucoup,
de t’avoir avec nous.
Il enroula les doigts autour des siens avant d’ajouter, d’un ton suppliant :
— C’est important, Maddie. S’il te plaît. Fais-le pour Dom, si tu ne le fais pas pour moi.
C’était le corps tout entier de Maddie que cette petite boule de bien-être réchauffait, à
présent.
— Oui… Evidemment. Vu sous cet angle…
Tant pis, si cela donnait de faux espoirs à Adam, après tout.
Elle lui retirerait ses illusions… plus tard.
Dans l’immédiat, elle avait mieux à faire.
22
Vicky : Je promets de cheminer à tes côtés, dans la lumière comme dans l’obscurité, par
un temps radieux comme sous la tempête.
Maddie : Sauf s’il y a des zombies, encore une fois. Auquel cas… tu connais la suite.
*
Madeline prit appui contre la tête du lit et croisa les bras sur ses seins nus avec
détermination.
— Bon, c’est bien beau tout ça, seulement, tous ces ébats, ça pervertit dangereusement la
situation !
Adam fit courir une main de la cheville au sexe encore humide de sa compagne.
— Belle déclaration, dit-il, amusé malgré lui. Presque shakespearienne, par sa profondeur et
sa complexité.
Il ponctua son propos d’un baiser sonore au creux du genou.
— N’essaie pas de m’amadouer, LeCroix. Tu sais très bien où je veux en venir. Avant qu’on
couche ensemble, les choses étaient claires. Toi, tu étais le magnat et moi, le sous-fifre. Cela me
convenait parfaitement.
— Tu détestais ça, tu veux dire !
Prenant appui sur son coude, il étudia la moue boudeuse de sa belle.
Le soleil baignait la chambre d’une lumière crue. Encore une journée radieuse en
perspective.
— Et je peux avoir tes impressions, à présent que nous… couchons ensemble ? Comment te
sens-tu, ma chérie ?
Pour sa part, lui se faisait l’effet d’un chiot en mal d’amour.
A son grand désarroi, il vit le front de Madeline se creuser d’une ride soucieuse. Elle n’avait
aucun état d’âme, elle, visiblement. Au mieux, elle était… agacée.
— Comme quelqu’un qui devrait commencer à mériter l’argent que tu verses à Cruella
d’Enfer, au lieu de baiser le patron à lui en faire perdre le sens du commerce.
— Je vois…
Il fit glisser un doigt sur l’intérieur soyeux de sa cuisse.
— Ta conscience te torturerait moins si je te licenciais ?
Elle se mordilla la lèvre inférieure d’un air songeur.
— Si tu me vires, je n’ai plus qu’à rentrer à New York.
— Alors que tu préférerais rester ici, avec moi…
Ce qu’il n’aurait pas fait, pour se l’entendre dire !
Malheureusement, elle se contenta de hausser les épaules.
— Ce petit séjour est bien agréable, seulement, il faudra bien que je retourne travailler, un
jour ou l’autre !
Quelle entêtée ! Pourquoi s’obstinait-elle à nier qu’ils s’étaient engagés dans une relation
torride, à laquelle ni l’un ni l’autre n’avaient envie de mettre fin ?
Roulant sur le côté pour descendre du lit, il se résigna à jouer le rôle d’Adam-le-magnat dans
toute sa splendeur.
Du moins autant qu’il pouvait le faire dans cette tenue…
— Si c’est du boulot que tu veux, Madeline, bouge tes fesses de là. Je vais te faire trimer
toute la matinée. Prépare-toi néanmoins à faire un saut jusqu’à la plage en milieu d’après-midi.
J’ai promis à mon fils qu’on irait se baigner dans la mer. Tu ne voudrais pas le décevoir,
j’imagine.
— Tu emmènes Dominick à la plage ? s’exclama Madeline, dubitative. Tu vas enfin
t’afficher en public avec lui ?
— Je parle de ma plage privée. Gerardt ira assurer le périmètre avant que nous y
descendions.
La voyant prête à protester, il l’arrêta d’un geste.
— Je dois assurer sa sécurité, je te rappelle. J’ai mis Gerardt sur l’affaire et…
Il laissa sa phrase en suspens. Le sujet continuait à le rendre nerveux. Exaspéré, il se passa
une main dans les cheveux pour les ramener en arrière.
— J’ai prévu de ramener Dom à New York avec nous, la semaine prochaine, expliqua-t-il.
Seulement, il va nous falloir davantage de gardes du corps. Si je peux me passer de Fredo, parce
que je suis assez grand pour me défendre en cas de besoin, il en va différemment pour Dominick.
Il va avoir besoin de protection. Toi aussi, d’ailleurs, une fois que la vérité sur notre relation aura
été relayée par les journaux.
— Quelle vérité ? Je n’ai pas besoin de garde du corps, moi ! Pour la bonne et simple raison
que nous n’avons pas de relation.
Il la considéra en silence. Puis, délibérément, il fit courir ses yeux sur les draps froissés, sur
les oreillers éparpillés, avant de revenir sur elle.
— Ce n’est que du sexe, dit-elle, sans grande conviction cependant. Mais peu importe. Ce
n’est pas la question. Maribelle est d’accord pour que tu emmènes Dom à New York ?
C’était ce que l’on appelait changer de sujet sans se soucier des transitions !
— Elle vient avec nous. Elle doit être présente à la conférence de presse que Dyan a
organisée pour jeudi prochain.
— Tu vas un peu vite en besogne, Adam. Avant-hier, tu adressais à peine la parole à ton fils,
et tu comptes le donner en pâture aux journalistes dès la semaine prochaine ? Tu ne trouves pas
cela prématuré ?
— Je n’ai que trop tardé, au contraire. Tu me l’as fait remarquer toi-même, et pas de la
manière la plus délicate qui soit. Pour le reste, tu ne peux pas nier qu’il y a quelque chose de fort
entre nous, ma chérie. Je le savais déjà il y a cinq ans. Dans des circonstances différentes, nous
aurions vécu tout cela beaucoup plus tôt.
— Dans des circonstances différentes, oui. Si tu n’avais pas été un escroc, par exemple.
Il s’autorisa un sourire suffisant.
— Si j’étais un escroc il y a cinq ans, c’est que je le suis toujours. Or cela n’a plus l’air de te
déranger outre mesure.
— Parce que notre relation, comme tu t’obstines à l’appeler, est purement physique. Merci
d’avoir apporté de l’eau à mon moulin, conclut-elle avec un sourire sans joie.
Décidément, il était impossible de remporter la victoire, avec cette femme !
*
Ils travaillèrent d’arrache-pied toute la matinée, puis s’arrêtèrent pour déjeuner, sur une des
tables près de la piscine, à l’ombre d’un immense parasol.
Maddie déplia une serviette et la posa sur sa robe bain de soleil bleu turquoise. Bien que ce
ne soit pas une tenue de travail très orthodoxe, ils étaient sur la Riviera, comme Adam aimait tant
le lui rappeler !
— Je dois reconnaître que tu n’es pas trop mauvais, dans ta partie, déclarat-elle d’une voix
douce.
C’était un euphémisme ! Il avait mémorisé davantage d’informations qu’elle n’aurait pu en
stocker sur une clé USB, et il y accédait à la même vitesse qu’un ordinateur. Il n’oubliait rien. Les
noms, les dates, les détails les plus insignifiants semblaient gravés dans sa mémoire, et quand il
donnait un ordre, son personnel faisait l’impossible pour lui donner satisfaction.
— Tant de compliments, ironisa-t-il. N’en rajoute pas, ma chérie ! Tu vas me faire rougir.
Il leur versa un verre du barolo qu’ils avaient rapporté du vignoble.
Elle y trempa les lèvres. Une merveille.
— OK. Tu es doué pour les affaires, reconnut-elle. Tu n’as pas besoin de moi pour t’en
convaincre, cela dit. Il te suffit de te pencher sur tes résultats pour le constater.
Elle planta sa fourchette dans une feuille de laitue, hésita un instant, puis posa la question qui
l’avait taraudée cinq années auparavant :
— Quand est-ce que l’on estime en avoir assez ?
Il haussa légèrement les sourcils.
— Assez de quoi ?
— De tout !
Elle désigna la villa d’un geste.
— Tout ceci est à toi, Adam. La moitié du monde libre t’appartient. Pourtant, tu continues à
racheter des entreprises et à en créer de nouvelles. Alors je répète ma question : quand estimeras-
tu que tu es suffisamment riche ? Que tu as assez… accumulé ?
Adam se renversa sur son siège et considéra, comme s’il les voyait pour la première fois, la
villa, la pelouse impeccablement tondue qui l’entourait, et la baie de Portofino, au-dessous d’eux.
— Je n’ai jamais réfléchi à la question, avoua-t-il.
— Vraiment ? Tu n’as aucun but précis ? Je ne sais pas, moi… Tu pourrais t’être mis en tête
de devenir l’homme le plus riche de la planète.
— Non… Ce n’est pas une question de richesse. Du moins, ça ne l’est plus, parce que c’est
comme ça que cela a commencé. Alors je suppose que c’est le pouvoir qui m’aiguillonne, à
présent. Le fait de savoir que j’ai la capacité de changer le monde, en mieux. Du moins c’est ce
que je m’efforce de faire.
Elle était tout à fait prête à lui reconnaître cette qualité.
— Ta fondation change le cours de bien des vies, c’est vrai.
Des milliers par jour, en fait. Comme tout le reste, dans l’univers d’Adam, la fondation
LeCroix était tentaculaire, efficace et abondamment subventionnée.
— J’ai d’autres projets dans ce domaine, précisa-t-il. Pour lesquels je vais avoir besoin de
l’aide d’un excellent avocat, pour le cas où tu connaîtrais quelqu’un.
— Pas moi, en tout cas. Ce n’est pas ma partie.
— Tu apprends vite, tu l’as encore prouvé ce matin. Par ailleurs, je te fais confiance, et crois-
moi, ce n’est pas le cas du premier juriste venu.
L’espace d’une seconde, elle fut tentée. Très tentée. Travailler avec Adam lorsqu’il était
lancé était plus que stimulant. Malheureusement…
— Les choses sont assez compliquées comme ça, dit-elle. Pas la peine d’en rajouter.
— Ah oui, j’oubliais. Le sexe pervertit notre situation…
Elle leva son verre en signe d’acquiescement.
— Blague à part, si tous les milliardaires étaient aussi généreux que toi, le monde se porterait
beaucoup mieux.
— Je te l’accorde. Toutefois, ne te fais pas trop d’illusions à mon sujet, ma belle. La vérité
toute nue, c’est que je n’ai jamais eu de foyer et que l’on ne s’est pas privé de me le faire
remarquer. J’avais quelque chose à prouver. Au monde comme à moi-même.
Il laissa échapper un petit rire désabusé.
— On pourrait même dire que je passe ma vie à lécher mes blessures, ce qui n’a rien
d’héroïque, il faut bien l’avouer.
Etrangement émue par sa franchise, elle lui prit la main.
— On ne peut pas te reprocher d’avoir voulu te débarrasser de ton statut de victime, Adam.
Seulement, c’est chose faite, dorénavant. Alors tu pourrais passer à autre chose, non ?
Il la considéra un instant sans rien dire.
Elle s’agita sur son siège. Son regard était un peu trop inquisiteur à son goût. Trop pénétrant
aussi.
— Je pourrais te retourner la question, ma belle.
Elle se raidit.
— Je ne suis pas… Je ne veux pas…
Adam lui posa une main sur la cuisse. Sa chaleur traversa le tissu et lui brûla la peau.
Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix douce, apaisante :
— Personne ne peut te faire de mal, Madeline. Tu es une adulte, tu es intelligente et pleine de
bon sens. Tu ne seras plus la victime de personne.
C’était l’évidence même. Elle avait appris à protéger ses arrières depuis bien longtemps, et
elle n’avait nul besoin d’être rassurée sur ce point. Encore moins sur un ton aussi paternaliste.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais aucun son n’en sortit. La colère qui était montée en
elle semblait avoir été effacée par la caresse qu’Adam lui prodiguait.
Prise de court, elle chercha l’inspiration dans le visage de son amant. Une raison de
s’insurger, quelque chose… En vain. Tout ce qu’elle y vit fut une bonté sans limites.
De la générosité pure… et un amour inconditionnel.
Cette constatation fit monter en elle des émotions encore inconnues. Une explosion de
sentiments divers, qu’elle ne comprit pas plus qu’elle ne parvint à les maîtriser. Le regard au laser
d’Adam lui oppressait la poitrine, la courbe sensuelle de ses lèvres lui serrait la gorge.
Et soudain, elle éprouva le besoin de lui confier son secret. De partager son fardeau avec lui.
Malheureusement, sa honte fut plus forte qu’elle. Incapable de prononcer un mot, elle se mit
à pleurer.
De frustration. D’angoisse.
— Ma chérie… Pardonne-moi, murmura Adam, manifestement bouleversé.
S’agenouillant devant elle, il la prit dans ses bras. Dupont, jamais en reste dans ce genre de
situation, vint poser son museau sur ses genoux.
Elle baignait dans la bienveillance. Dupont la déversait sur ses mains, Adam l’en recouvrait
de ses bras puissants. Submergée par toutes ces démonstrations d’amour, elle s’abandonna, posant
sa joue contre l’épaule d’Adam pour sangloter sans retenue.
Quand ses pleurs furent calmés, Adam lui embrassa doucement les cheveux.
— Nous sommes pareils, toi et moi, Madeline. Même si cela te chagrine de te l’entendre
dire.
— C’est ça. Profite de ce que je suis à terre pour me terrasser ! Ne te gêne surtout pas !
Il éclata de rire.
— Madeline, ma chérie… Je t’adore !
*
Se laissant tomber sur sa serviette de plage, Adam ferma les yeux pour se protéger des rayons
aveuglants du soleil. Il avait beau faire du sport, il n’avait pas l’énergie d’un gamin de neuf ans. Il
avait soulevé son fils pour le faire tournoyer dans les airs et le rejeter dans les vagues un nombre
incalculable de fois. Résultat : il était épuisé.
Il se concentra sur le rire joyeux du petit garçon, qui faisait du bodyboarding avec Madeline.
Dominick était un excellent nageur. Un athlète en puissance.
Un fait qu’Adam découvrait bien tardivement, d’ailleurs. Au point qu’il se demandait
pourquoi il s’était tellement entêté dans sa détermination à rejeter son fils.
Il y avait des raisons évidentes, bien sûr. Celles qu’il s’était données avant même que
Dominick ne voie le jour. A présent, il en voyait une autre, encore moins glorieuse.
Il avait été terrorisé par la paternité, voilà tout. Quasiment certain qu’il ne ferait pas un bon
père, ce qu’il avait prouvé en négligeant son fils pendant neuf longues années.
Pire encore, si Madeline ne lui avait pas ouvert les yeux, il aurait persisté dans cette voie.
Et comment l’avait-il remerciée ? En la faisant pleurer. Sans le vouloir, certes. Seulement,
c’était dans ces moments-là qu’il causait le plus de dégâts. Quand il était trop désireux de
s’exprimer pour prendre en considération la sensibilité de la personne à laquelle il disait ses
vérités.
Il fut tiré de sa morne réflexion par les cris paniqués de son fils.
— Papa ! Viens vite ! Dupont ! Il… il est en train de se noyer.
Adam se retrouva dans l’eau en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, jurant entre ses
dents.
C’était sa faute ! Il aurait dû veiller sur son chien. Le faire sortir de l’eau. Dupont était
exténué, à force de jouer dans les vagues. Il sortait tout juste de convalescence et…
… et le ressac était en train de l’emporter. Il avait beau se débattre tant qu’il le pouvait, le
courant était trop fort pour lui.
Madeline était déjà au large. Et si elle nageait de toutes ses forces, elle était retardée par la
planche de Dominick, toujours accrochée à sa cheville. Adam plongea dans une vague, refit
surface de l’autre côté, et constata que Dupont avait disparu.
Dominick, qui trépignait sur la plage, lui désigna un point invisible, au loin.
— Là-bas ! cria-t-il.
Adam partit en crawl dans la direction que son fils lui avait indiquée. C’était dans ces
moments-là, que l’on se félicitait de se maintenir en forme.
Apercevant brièvement la tête du chien, il redoubla d’efforts. Ses muscles shootés à
l’adrénaline lui obéissaient mieux que jamais.
Il dépassa Madeline, plongea à l’endroit où il avait vu couler Dupont et se mit à tourner en
rond pour fouiller les eaux troubles.
Il repéra enfin le corps inerte du chien, qui coulait à pic. Plongeant de nouveau, il se glissa
sous l’animal, le jeta sur son épaule et donna un grand coup de pied dans le sable pour remonter
vers le soleil.
Il refit surface à l’instant précis où Madeline le rejoignait avec la planche.
— Posons-le là-dessus, dit-elle.
Tous deux hissèrent péniblement Dupont, puis Adam ramena la planche jusqu’au rivage.
Dominick était dans tous ses états.
— On va le ranimer, hein, papa ? J’ai appris les mouvements. Je sais le faire sur un être
humain. Ça doit être pareil avec un animal, non ?
— Je n’en sais rien, mon garçon, avoua Adam, étendant le chien sur le flanc.
Madeline les rejoignit, hors d’haleine.
— Regarde au fond de sa gueule, ordonna-t-elle d’une voix saccadée. Assure-toi que rien ne
lui obstrue la gorge. Voilà. Comme ça. Maintenant, redresse-lui le cou. Maintiens-lui le museau
fermé et souffle-lui dans les narines.
Adam s’exécuta sans poser de questions, tandis que Madeline se lançait dans un massage
thoracique.
Dominick tournait en rond autour d’eux, répétant inlassablement le nom du chien et luttant
visiblement contre les larmes.
Une minute s’écoula. Une éternité, pendant laquelle Adam tenta d’insuffler de l’air à la
pauvre bête et Madeline de lui faire recracher l’eau qui lui avait envahi les poumons.
Pas de réaction.
Adam se mit à transpirer.
Bon sang ! Si jamais Dupont mourrait, il ne se le pardonnerait jamais…
Puis, miraculeusement, le corps de l’animal se souleva. Adam eut juste le temps de reculer
avant que le chien se mette à tousser, puis à cracher.
— Dupont ! s’écria Dom, se jetant au cou de son nouvel ami.
Et il se mit à pleurer.
A gros sanglots.
Madeline l’écarta doucement de l’animal.
— Laisse-lui le temps de reprendre son souffle, bonhomme.
Eperdu, le gamin s’accrocha à son cou à elle, et continua à sangloter.
Dupont fut pris de tremblements irrépressibles. Il paraissait épuisé, mais il respirait. Ses
yeux sombres étaient rivés sur Adam, qui lui caressa la tête.
— Désolé, mon gars, murmura-t-il, terriblement ému.
— Papa ? demanda Dominick entre deux hoquets. Il… il va s’en tirer ?
— Oui, ne t’en fais pas. Il nous a fichu une belle trouille, hein ?
En vérité, Dupont venait de leur rappeler que la vie était infiniment fragile, et que l’on
pouvait perdre un être cher à n’importe quel moment.
Adam considéra son fils, avec ses os saillants et ses bras grêles, et se mit à trembler à son
tour. Dominick était si petit, si vulnérable. Il aurait pu se noyer, lui aussi !
Pire encore, une semaine auparavant, il n’aurait pas été là pour se porter à son secours !
Il se tourna ensuite vers Madeline. Tout aussi délicate, tout aussi fragile. Qu’adviendrait-il
d’elle, s’il n’était pas là pour la protéger ?
Ils avaient besoin de lui. Tous. Dominick, Madeline et Dupont.
Vraiment besoin de lui.
La jeune femme était toujours agenouillée dans le sable, Dominick sur les genoux. Elle dut
lire sur son visage l’émoi qui l’habitait. A moins qu’elle n’ait eu envie, à cet instant, de chaleur
humaine, elle aussi.
Quoi qu’il en soit, dans un élan rare, elle lui ouvrit son bras libre.
Rampant jusqu’à elle, il vit ses yeux briller d’une lueur suspecte.
— Assez de larmes, balbutia-t-il, bien qu’il ne réprime les siennes qu’à grand-peine. Nous
sommes sains et saufs. Ça va aller, maintenant.
Et il referma ses bras sur son petit monde.
23
Adam était radieux.
Son existence avait enfin un sens.
Tout en s’habillant, il exposa ses projets immédiats à Henry qui l’écouta attentivement,
appuyé sur le jambage du dressing.
— Les jeunes rentrent de croisière ce soir. Nous dînerons avec eux. Du coup, Dom restera
chez sa mère. Gerardt est d’accord avec moi, il est préférable que je le cache encore pour une
semaine. Jusqu’à l’annonce officielle.
— Vous mangerez sur la terrasse ? s’enquit Henry, imperturbable.
— Oui. Parfait. Demain, il faudrait que tu te charges de mettre Lucille et Crash dans l’avion.
Moi, j’emmène Madeline au lac.
— Elle est d’accord ?
— Elle n’est pas encore au courant. C’est une surprise. En revanche, elle a accepté de passer
le week-end ici pour m’aider à préparer le départ de Dominick. J’arriverai bien à faire traîner les
choses jusqu’en début de semaine… Nous ne regagnerons New York qu’une fois la conférence de
presse annoncée.
— Tu as un sacré culot, tu sais. Tu t’imagines que Maddie va te laisser faire sans broncher,
sans doute ?
— Elle sait que j’ai besoin d’elle ici. Maribelle et Dom aussi.
Il enfila un T-shirt en soie, et ajouta :
— De plus, elle m’aime.
Henry s’esclaffa.
— Elle le sait, ça aussi ?
— Elle refuse encore de se l’avouer, mais ça viendra. Nous allons nous marier, annonça
Adam, souriant à son ami d’enfance.
— Vous êtes fiancés ? s’exclama Henry, perdant tout son flegme.
— Ça ne va pas tarder.
— Tu penses sincèrement que Maddie acceptera de t’épouser ?
Adam sentit l’agacement le gagner. Il en avait assez, de toutes ces questions !
— Je ne suis pas un monstre, que je sache ! répliqua-t-il sèchement.
— Non. Tu es un voleur. Bon, j’imagine qu’avec tout ça tu laisses tomber ? Le vol du
Matisse, j’entends.
— Bien sûr que non, qu’est-ce que tu crois ? Tout est en ordre ?
Henry soupira et hocha la tête avec une réticence marquée.
— Oui. Fredo a revu l’itinéraire une bonne centaine de fois. Les trajets de secours aussi.
Quant à la date et à l’heure prévues, mon homme m’a encore assuré, il y a moins de cinq minutes,
qu’il n’y avait rien à y changer.
— Récite-moi encore une fois le plan dans ses moindres détails.
Ce ne serait pas la dernière. Il ferait encore répéter ses acolytes une bonne demi-douzaine de
fois dans les quarante-huit heures à venir.
Henry s’exécuta sans rechigner.
— A 9 h 15 précises, tu sors de la propriété par le portail ouest. A 9 h 16, Fredo passe te
prendre dans la Maserati noire.
Il décrivit chaque étape, minute par minute, jusqu’au moment le plus délicat de l’opération.
— Quand tu auras atteint la galerie sud-est, ce sera le troisième tableau sur ta droite. Il est
exposé dans un cadre assez étroit et doré à l’or fin.
— Notre acolyte est sûr de son coup ? Parce que je n’aurai pas le temps de tâtonner, et que je
serai plongé dans l’obscurité.
— Catégorique.
Adam sortit du dressing pour regagner la chambre, Henry sur les talons.
— Le système de sécurité est franchement vieillot, précisa ce dernier. Il a au moins dix ans
de retard sur la technologie moderne. C’est l’opération la plus facile que tu aies jamais entreprise.
Du gâteau, par rapport au vol de La Dame en rouge. Toutefois, je me dois de te reposer la question,
Adam. Tu es certain de vouloir aller jusqu’au bout de ce nouveau larcin ? Si jamais Maddie
l’apprend…
— J’ai l’intention de tout lui dire… une fois que le Matisse sera en ma possession, s’entend.
— Quoi ? Tu es complètement malade, mon pauvre !
— Non. Je ne veux avoir aucun secret pour la femme que j’aime, rétorqua Adam, le gratifiant
d’une claque amicale dans le dos. C’est différent.
— Tu prends un risque énorme ! insista Henry, de plus en plus soucieux.
L’agacement d’Adam monta encore d’un cran.
— Madeline et moi ne sommes pas si différents l’un de l’autre que tu sembles le penser,
Henry. Nous avons les mêmes idéaux, elle et moi. Nous n’y parvenons pas de la même manière,
c’est tout.
Il sourit avec assurance et ajouta :
— Quand je lui aurai parlé de l’infâme trafic d’enfants auquel s’est livré Rosales, elle me
comprendra.
Sur ces mots, il entra dans la salle de bains, et lança à travers la porte :
— A présent, rappelle-moi la marche à suivre en cas de débâcle.
*
— Maddiiiiiiiiiiie ! hurla Lucy.
Elle traversa la pièce à la vitesse de l’éclair pour étreindre sa sœur à lui en couper le souffle.
— Oh ! Cette croisière ! Epique ! Inoubliable ! Tu n’as pas idée du nombre de gens friqués
que nous avons croisés, sur la Riviera !
— Si. L’endroit a la réputation d’attirer les riches.
Maddie s’interrompit pour jeter un coup d’œil derrière sa cadette.
— Je ne vois pas Crash. Tu l’as largué pour un émir du pétrole ?
— Ne rêve pas, Mads. Il est monté se changer. Moi, j’étais trop pressée de te voir. Où est
Adam ? Qu’est-ce que vous avez fait tous les deux, pendant notre absence ?
— Oh ! Rien de spécial. On a travaillé, tout ça…
Elle aurait évoqué le petit Dominick si elle avait mieux connu Crash. Lucy était tout à fait
capable de garder un secret, mais il en allait peut-être différemment pour le jeune rockeur.
— Tout ça… Je vois. En clair, vous avez passé votre temps au lit, affirma Lucy, hochant la
tête d’un air entendu.
Heurtée, Maddie se renfrogna. Les termes ne lui paraissaient pas des plus élégants.
Mais en même temps…
— J’allais justement t’annoncer que nous sortons officiellement ensemble, Adam et moi,
déclara-t-elle. Ça durera ce que ça durera.
— C’est-à-dire tant que le sexe sera un feu d’artifice.
— Oui. Bon. Si tu veux. Je n’ai pas envie de m’étendre sur ce sujet.
— Tu joues les puritaines, maintenant ? ironisa Lucy, lui pinçant le nez.
Maddie eut un petit sourire amusé. Sa Luce était la seule personne au monde à pouvoir se
permettre ce genre de familiarité.
— J’adore cet endroit, poursuivit Lucy en l’entraînant vers la terrasse. Dommage que nous
soyons obligés de rentrer demain !
— A ce propos… il y a eu un petit changement de plan. Je reste ici ce week-end. Tu pourrais
retarder ton départ de deux jours, toi aussi, non ?
— Impossible. Crash joue dans un bar de Providence, samedi soir. Cela dit, je suis ravie que
tu passes quelques jours supplémentaires dans ce petit paradis. Et encore plus ravie que tu aies
décidé de donner sa chance à Adam.
— Ne t’emballe pas. Adam n’est qu’un amant parmi d’autres. Une distraction, si tu veux.
— Tiens, la voilà qui arrive, ta distraction. Dans toute sa splendeur.
Maddie ne put s’empêcher de se retourner pour voir Adam arriver, dans toute sa splendeur,
comme l’avait si bien formulé sa cadette.
Cela dit, elle n’avait pas exagéré. Adam LeCroix était beau comme le diable. Quant à son
sourire…
A tomber par terre.
— Bonsoir, Lucille, lança-t-il avec chaleur, mais les yeux rivés sur Maddie.
Enroulant un bras autour de ses épaules, il l’attira à lui comme si elle lui appartenait.
Quelle présomption !
Maddie se serait indignée si elle en avait été capable. Ce qui n’était pas le cas, visiblement,
car elle se surprit à l’enlacer en retour.
Crash les rejoignit et serra Lucy contre lui.
— Purée, Adam ! Votre yacht est génial ! Merci pour la croisière ! Vraiment !
Puis, se tournant vers Maddie, il la gratifia de son sourire communicatif.
— Salut, Mads ! Vous avez drôlement bronzé, dites donc ! Vous êtes allée à la plage ?
Elle lui retourna son sourire.
Un sourire sincère, pour une fois. Bien que ce gamin ne soit qu’un petit plaisantin, il adorait
Lucy, lui aussi. Il n’y avait aucun doute sur la question. Et, comme ça durerait ce que ça durerait,
là aussi, pourquoi ne profiterait-il pas du moment présent ?
— Oui. Nous sommes allés à la plage cet après-midi, répondit-elle. Dupont aurait bien des
choses à vous raconter, s’il pouvait s’exprimer. Il a failli se noyer, le pauvre.
— Dupont ! s’écria Lucy, se baissant vers le chien pour l’embrasser à l’en étouffer.
— C’est Adam qui est allé le repêcher, expliqua Maddie, non sans fierté.
— Ce qui n’aurait servi à rien si Madeline ne m’avait pas dit quoi faire ensuite, enchaîna
Adam, tout aussi fier.
— Vous formez vraiment une bonne équipe, tous les deux ! s’exclama Lucy.
Crash se pencha vers le chien.
— Tu veux que je te dise, mon bon Dupont ? Tu as des parents géniaux.
Maddie tressaillit.
Des parents ?
— Attends ! Nous ne sommes pas…
Adam la fit taire d’un baiser. Et pas des plus chaste.
Un vrai baiser. Enamouré. Enflammé.
Envoûtant.
Trop.
Elle posa les deux mains sur son torse, dans l’intention ferme de le repousser.
Malheureusement, ses doigts se prirent dans l’étoffe de son T-shirt, et Adam en profita pour
l’embrasser avec une fougue renouvelée.
Ce qui lui arracha un petit gémissement.
Lorsqu’ils relevèrent la tête, Lucy et Crash avaient disparu.
— C’est malin ! s’exclama-t-elle, feignant la même indignation que si elle n’avait fait que
subir. Tu as fait peur aux jeunes. Je te parie que nous ne les reverrons pas avant demain matin.
— Tu rigoles ? Crash ne sauterait un repas sous aucun prétexte. Ne t’inquiète pas, ma chérie.
Je serais franchement étonné si ces jeunes gens ne redescendaient pas pour faire honneur à la
cuisine de Leonardo. En outre, je doute fort que ta sœur ou lui soient gênés par nos effusions.
— Eux, peut-être pas. Moi, si. C’était la première fois que je me donnais ainsi en spectacle,
en présence de Lucille. Et je peux te dire que ça m’a fait un drôle d’effet !
Malgré tout, elle ne protesta guère lorsque, sans lui lâcher la taille, il la guida jusqu’à leur
table.
Tout avait changé.
Tout.
Absolument tout.
Comme prévu, cela avait commencé par le sexe. Leurs corps collés l’un à l’autre avaient fait
des merveilles, et les draps s’étaient enflammés.
Mais le sexe n’avait été que l’appât accroché par Adam à un hameçon dans lequel elle avait
mordu — et à pleines dents. Depuis, Adam l’embobinait avec son esprit vif, son sens de l’humour,
ses voitures de sport…
… et avec son cœur, aussi étrange que cela puisse paraître.
Elle ne se serait jamais doutée qu’Adam LeCroix avait un cœur… gros comme ça ! Mais le
savait-il ?
Il était méfiant en amour — ce qu’elle comprenait parfaitement, vu sa notoriété —, mais une
fois qu’il avait accordé sa confiance à ses amis, son fils ou son chien, son amour semblait ne plus
avoir de limites.
C’était peut-être à elle de se montrer méfiante. Parce que, en ce qui concernait les relations
amoureuses, elle ne se laisserait pas piéger.
Jamais.
Sous aucun prétexte.
Toutefois, puisqu’elle était consignée dans cette villa pour le week-end, autant tirer le
meilleur parti des endorphines qui se déversaient dans ses veines. Cette euphorie donnait encore
un peu plus de piquant aux joies du sexe.
Quant au petit spectacle auquel Adam et elle se livraient en se tenant la main et en
s’embrassant devant tout le monde comme deux lycéens enamourés, il n’était pas désagréable non
plus, en fin de compte.
Alors pourquoi ne pas jouer le jeu pendant quelques jours supplémentaires ?
C’était plutôt inoffensif, non ?
En tout cas, ce n’était pas comme si Adam et elle avaient décidé de se marier !
24
Vicky : Je promets de t’aider à surmonter toutes les épreuves, à exhorter tes peurs. Je
promets d’être ton phare quand tu seras plongé dans les ténèbres.
Maddie : Sauf s’il y a un zombie dans les parages, etc.
Tu connais la suite, Vic.
*
Les rayons du soleil matinal se reflétaient sur le capot de la Ferrari. Adam chaussa ses
lunettes de sport et serra brièvement la main de Madeline, assise à son côté.
— Détends-toi, ma chérie. Il fait un temps magnifique, et on m’a informé qu’il en irait ainsi
jusqu’à New York.
La jeune femme se tordit les mains avec nervosité.
— J’aurais dû les accompagner jusqu’à l’aéroport. Si jamais l’avion disparaît, je n’aurai
même pas embrassé Lucy une dernière fois.
— Mon Gulfstream ne disparaîtra pas, répondit Adam avec conviction. Par ailleurs, je ne
vois pas très bien en quoi le fait que tu leur dises au revoir sur le tarmac puisse changer quoi que
ce soit au cours des choses.
— Moi si. J’aurais au moins pu me dire que je n’avais pas abandonné ma petite sœur pour
aller m’envoyer en l’air dans les Alpes.
Adam réprima une grimace.
On pouvait compter sur Madeline St. Clair pour réduire l’escapade romantique qu’il avait
organisée pour eux dans sa villa du lac de Côme à une vulgaire nuit dans un motel miteux de Las
Vegas !
En même temps, il détestait la voir dans cet état d’angoisse. Aussi lui reprit-il la main pour
la serrer doucement dans la sienne.
— Tu veux que je fasse demi-tour ? lui proposa-t-il. On a encore le temps, tu sais. On
arrivera juste pour les voir décoller.
— Non.
Madeline laissa échapper un soupir, puis se détendit légèrement.
— Tu as raison. Ma présence ne changerait pas grand-chose à l’affaire. Merci de me l’avoir
proposé, cependant, répondit-elle, exerçant une petite pression sur sa main.
Adam sentit son cœur se gonfler de joie.
Tout doucement, il commençait à comprendre que c’était ce genre de petites choses qui la
touchait le plus : ces attentions les plus insignifiantes qu’il pouvait avoir envers elle.
Il lui avait offert une garde-robe créée par une styliste de renom, et elle n’en avait eu cure.
Lorsqu’il lui avait proposé un emploi à cinq millions de dollars par an, elle avait refusé tout net.
En revanche, il avait suffi qu’il lui suggère un retour à l’aéroport pour qu’elle le gratifie de son
premier vrai sourire de la journée.
Pourquoi avait-il mis si longtemps à s’apercevoir que l’argent ne remplaçait pas l’amour ? Ni
pour Dominick ni pour Madeline. Ni pour lui, d’ailleurs.
La richesse avait des avantages, cependant, il ne pouvait pas le nier. Sa propriété du lac de
Côme en était un. Car devant le spectacle des montagnes qui plongeaient dans l’eau limpide, des
villas gigantesques construites sur des promontoires ou taillées dans la roche et des jardins plantés
de fleurs multicolores, Madeline resta sans voix.
Il s’engagea sur une route étroite, longea des murs en pierre coupés par des portails ouvrant
sur d’immenses demeures au bord du lac. Au bout de quelques centaines de mètres, et après avoir
appuyé sur une télécommande placée sous le pare-soleil, il franchit une grille en fer forgée étroite,
pénétra dans une modeste propriété, et s’arrêta devant les marches d’une coquette villa en pierre
de taille.
Madeline examina les vasques fleuries alignées de part et d’autre de l’escalier, les marches
inégales de pierre grise qui descendaient vers le lac, puis se tourna vers lui avec inquiétude.
— C’est un peu… Comment dire ? Rudimentaire. Il s’agit d’une simple maison… proprette,
sans plus ! Les gens risquent de se demander si les entreprises Adam LeCroix ne sont pas en train
de péricliter, tu ne crois pas ?
Il eut un petit rire étouffé.
— Ne t’inquiète pas pour cela, ma chérie. Personne ne sait que cet endroit m’appartient. Je
l’ai acheté au nom de Henry. Il n’y a ni cuisinier ni majordome, ici. Juste un jardinier et sa femme
qui se charge du ménage et des courses quand c’est nécessaire.
Il descendit de voiture et entraîna Madeline à l’intérieur, curieux de voir sa réaction.
— On dirait que cette maison est là depuis toujours, fit-elle remarquer. Pour un peu, on la
croirait sortie du sol, comme une plante.
— Bien que ce ne soit pas tout à fait le cas, tu as raison, dans un sens. Certaines parties de
cette habitation sont très anciennes. Le carrelage a plus de deux cents ans, par exemple. Tout
comme les colonnes de marbre qui soutiennent le toit en terrasse. J’ai procédé à quelques
changements, bien sûr.
Il les lui désigna au fur et à mesure qu’ils visitaient les lieux.
— La cuisine était entièrement à refaire… Là, j’ai fait installer un Jacuzzi, et ici…
Il ouvrit la porte de la chambre.
— Ici, un water bed.
Madeline se tourna vers lui pour le considérer d’un air entendu.
— Un water bed, voyez-vous ça ? Tu avais l’intention de filmer des vidéos privées ?
— Je n’ai pas encore essayé. Cela dit, si ça te tente, ma chérie…
Au lieu de terminer sa phrase, il projeta Madeline sur le matelas qui se mit à bouger dans
tous les sens.
— Ouah ! s’exclama cette dernière, un peu étourdie, visiblement. Je n’ai encore jamais fait
ça dans un lit pareil.
— A mon avis, tu aimeras.
Il s’étendit près d’elle, s’appuya sur un coude et la contempla en silence.
C’était son avenir, qu’il voyait dans les yeux gris-vert de cette femme. C’était avec elle qu’il
passerait sa vie, qu’il travaillerait et partirait en week-end.
Avec elle qu’il fonderait une famille.
Comment pouvait-il en être autrement ?
— Maddie, murmura-t-il comme s’il répétait un mantra. Bellissima Maddie…
Voyant une ligne barrer son front délicat, il se prépara à une rebuffade qui, à sa grande
surprise, ne vint pas.
La ridule s’effaça, et Madeline lui sourit avec tendresse. Puis, du bout du doigt, elle traça un
sillon le long de sa joue et chuchota :
— Adam…
Il sentit son cœur se gonfler, presque à lui en faire mal. Il avait tant de choses à dire à cette
femme… et tellement envie de les lui dire tout de suite ! Hélas, Madeline était une biche à peine
apprivoisée, il ne le savait que trop. Un faux mouvement, et elle se sauverait à toutes jambes.
Or il ne l’avait pas amenée jusqu’ici pour la harceler mais pour profiter avec elle d’un
moment intemporel. Pour que, loin de Lucille, de Dominick et du passé auxquels leurs proches les
renvoyaient, ils puissent faire un pas en direction de leur avenir.
Comme il craignait malgré tout de prononcer les mots fatidiques, il prit la main de Madeline
et la posa sur ses propres lèvres. Il sentait son pouls pulser, au creux de son poignet. Alors il ferma
les yeux et inspira profondément pour que leurs cœurs battent au même rythme.
Madeline lui effleura le torse, ouvrit un ou deux boutons de sa chemise et glissa une main
sous l’étoffe pour le caresser avec une telle légèreté qu’il en eut des frissons.
Lorsqu’elle le fit retomber sur le dos, ce fut avec douceur, pour une fois. Elle se mit à cheval
sur lui, et il sentit le matelas onduler doucement sous le poids de leurs corps.
— Tu n’as jamais eu le mal de mer, sur ce truc ? demanda-t-elle, tirant sur les pans de sa
chemise pour les faire sortir de son pantalon.
— Pas encore, non. Je suggère que nous provoquions un mini-tsunami, pour voir ce que ça
donne.
Au lieu de répondre, elle continua à le déshabiller. La boucle de sa ceinture, la fermeture
Eclair de son jean…
Dans laquelle elle plongea une main brûlante pour en faire émerger une splendide érection.
Sans cesser de l’observer à travers ses paupières mi-closes, il s’empara de ses cuisses, nues
sous sa robe d’été vaporeuse sans bretelles qui ne tenait que par miracle. Il la lui retirerait plus
tard, pour se régaler de ses formes parfaites.
Plus tard… Quand elle ne serrerait plus son pénis entre ses doigts agiles.
Dans l’instant, il se contenta donc de glisser les pouces sur les attaches de son string pour le
faire glisser. Elle laissa échapper un petit soupir, et il vit son excitation monter encore d’un cran.
Il ne désirait plus qu’une chose, à présent : allonger Madeline sur le dos et se perdre dans la
chaleur de son sexe déjà humide. Mais aujourd’hui, elle semblait moins fébrile que d’habitude.
Moins… pressée.
C’était ce dont il avait rêvé. Qu’ils prennent le temps de se caresser, de s’explorer.
Pourtant, cela constituait un véritable supplice.
— J’adore tes bras, murmura-t-elle. Replie-les.
Sa perplexité dut se lire sur son visage, car elle répéta :
— Replie-les, je te dis ! Retire ta chemise et fais saillir tes muscles. Comme Popeye.
Comme il n’en faisait rien, elle insista :
— Allez, s’il te plaît… Pour me faire plaisir !
Vaincu, il s’exécuta. Déployant le bras droit, il referma son poing et le fit monter vers son
épaule. Voyant les pupilles de Madeline se dilater jusqu’à en paraître noires, il oublia sa gêne et
répéta l’exercice avec l’autre bras.
— Ouah. Il n’y a pas à dire. J’adore ton corps. Quand tu bandes tes muscles comme ça, c’est
une splendeur !
— Il n’y a pas que mes muscles, qui bandent, répliqua-t-il, refermant une main autour de la
sienne pour l’accompagner dans sa caresse.
— Excellente idée ! Tu t’occupes de ça, pendant que je…
Au lieu de terminer sa phrase, elle posa les deux mains sur son torse, les fit remonter jusqu’à
ses épaules avec une lenteur extrême, puis redescendre sur ses bras.
Et elle recommença. Inlassablement. Son petit corps ferme penché au-dessus du sien. Il allait
devenir fou… Ses seins n’étaient qu’à deux petits centimètres de sa bouche.
C’était insupportable. Ce désir, cette chaleur… Toute cette attente…
Tant et si bien qu’il renonça aux longs préliminaires sur lesquels il avait si souvent fantasmé.
Lâchant son sexe, il baissa la robe de Madeline jusqu’à la taille pour se régaler de ses seins. La
bouche refermée sur un mamelon, il malaxa l’autre entre ses doigts tandis que de sa main libre, il
fouillait sous sa robe.
Madeline était… plus que prête.
Et lui, il ne tiendrait plus bien longtemps.
Aussi, la renversat-il d’un geste brusque pour prendre ce corps tant désiré d’une seule
poussée.
Les seins somptueux de sa maîtresse étaient un régal pour les sens. Ses ongles, aussi
coupants que le diamant, s’enfonçaient dans ses muscles. Elle s’arc-bouta, se tendit de tout son
être, dégageant une force incroyable.
Dire qu’il l’avait crue fragile… Madeline St. Clair n’avait rien d’une petite chose sans
défense, en fait ! Au contraire, elle était dotée d’une force incroyable, en plus d’avoir la souplesse
d’une chatte.
Elle allait et venait à une cadence de plus en plus rapide.
— Adam…
Elle lui encadra le visage des deux mains, le regarda longuement dans les yeux… et il sut
qu’elle l’avait enfin accepté.
Qu’elle acceptait l’idée qu’ils ne fassent plus qu’un.
— Jouis en même temps que moi, grommela-t-il entre ses dents.
Ce qu’ils firent avec bonheur et passion.
Tant pis pour les préliminaires et la lenteur.
*
Ils passèrent l’après-midi à boire du vin et à faire l’amour. Seule la faim les fit sortir de la
chambre. Après avoir mis sur un plateau du poulet froid et une salade verte, ils montèrent sur le
toit et dînèrent en regardant le soleil disparaître derrière les montagnes.
L’épilogue parfait d’une journée d’été tout aussi parfaite.
Petit à petit, des lumières se mirent à briller à l’intérieur des villas avoisinantes. Dans la plus
luxueuse d’entre elles, une terrasse sur deux niveaux était ornée de lanternes. Bientôt, de petits
groupes en tenue de soirée émergèrent d’embarcations que les bateliers arrimèrent en cercle
autour du dock.
Légèrement ivre, et parfaitement détendue, Maddie poussa un soupir d’aise.
— Dis-moi que tu ne regrettes pas de ne pas compter parmi les invités de cette réception,
murmura-t-elle.
— Moi ? Tu plaisantes ? Je n’échangerais ma place pour rien au monde. Je suis trop bien ici.
Il leur versa un peu de vin, puis se renversa sur sa chaise et posa ses pieds nus sur le muret.
— Dommage qu’on ait dû laisser Dupont à la villa. Il me manque un peu.
— On prendra une voiture plus grande, la prochaine fois qu’on viendra s’isoler ici, répondit
Adam. Je pense que le cadre lui plaira.
La prochaine fois…
Les sourcils légèrement froncés, Maddie attendit la réaction quasi viscérale que cette
remarque n’allait pas manquer de susciter chez elle. Elle allait être parcourue d’un frisson
d’angoisse, le sang allait lui monter à la tête, et elle rappellerait à Adam qu’il n’y aurait pas de
prochaine fois. Que cette aventure ne pouvait plus durer bien longtemps.
A sa grande surprise, rien de tout cela ne se produisit. Ce fut même le contraire : la petite
boule de joie qui, apparemment, s’était installée sous son cœur diffusait sa dose de chaleur.
Le téléphone d’Adam vibra sur la table.
— C’est mon pilote, annonça-t-il après avoir consulté le message qu’il venait de recevoir. Le
vol s’est déroulé sans problème. Lucille et Crash sont en route pour le duplex.
— C’est vraiment gentil à toi de les avoir envoyés passer la nuit là-bas. Je n’étais toujours
pas emballée à l’idée de les savoir dans mon lit en train de…
Elle illustra son propos en frissonnant exagérément.
Adam lui tapota la main.
— Je sais, ma belle. Et je crois que je commence à comprendre. Lucille te doit beaucoup. Ce
que tu as réussi à faire d’elle t’honore. J’ignore ce à quoi elle a été confrontée avant d’arriver à
New York, et je ne te le demande pas, mais une chose est certaine : tu as tout fait pour son
épanouissement, et le résultat est probant. Ta sœur est une jeune femme fantastique, et tu entends
qu’elle le reste.
— Je ne suis pas pour grand-chose dans cette belle réussite, tu sais ! Ma Luce est un être
d’exception. Elle est douée pour tout. La vie, les arts… Parce qu’elle a du talent, en plus. Et je ne
dis pas cela parce qu’elle est ma petite sœur. Tu…
Elle hésita un instant avant de poursuivre :
— Tu n’as peut-être pas fait attention, quand tu es venu chez moi l’autre jour, seulement les
quelques tableaux que j’ai accrochés çà et là sont ses œuvres.
— Détrompe-toi, ma chérie. Je les ai vus, ces tableaux. Et je les ai reconnus. J’en ai acheté
quelques-uns lors de son vernissage de Providence, l’année dernière.
— Quoi ? C’était toi, le collectionneur anonyme ?
— Oui. Lucille porte merveilleusement son nom. Elle semble guidée par une lumière
intérieure qu’elle parvient à faire passer dans son travail. C’est un don. Le signe d’une future
grande artiste.
Maddie fut ravie du compliment. Comme elle l’avait toujours pensé, Lucy était talentueuse.
Douée.
Elle réussirait, dans sa voie. Elle deviendrait célèbre.
Sauf que…
— Attends un instant, murmura-t-elle. Comment as-tu pu savoir, pour ce vernissage ? Il n’y a
eu aucune pub. En tout cas, pas à New York.
Adam se mit à faire courir sa main sur son bras.
— C’est que je me suis tenu au courant de ce que tu devenais, au fil des ans.
Pour le coup, elle se raidit.
— Ah ? Et pourquoi ?
— Parce que tu avais retenu mon attention, quelle question ! Je n’ai pas été clair sur ce point,
cette semaine ?
— Rien n’a été clair, cette semaine, Adam, rétorqua-t-elle, soudain moins amène. Rien.
D’ailleurs, si tu veux mon avis sur la petite dizaine de jours qui vient de s’écouler, je vais te le
donner.
Elle tenta de reprendre son calme avant de continuer.
En vain. Elle était furieuse, à présent.
— D’abord, tu surgis de nulle part et tu bouleverses mon quotidien en m’obligeant à te
suivre, commença-t-elle. Ensuite, tu te débrouilles pour m’attirer dans ton lit, et m’y maintenir…
Elle sentait la colère monter en elle. Elle était là, la réaction viscérale tant attendue tout à
l’heure.
— Et à présent, tu m’annonces tranquillement que tu te tiens au courant de mes faits et
gestes depuis cinq ans ? A quoi tu joues, LeCroix ?
A son grand agacement, au lieu de prendre la mouche, Adam lui décocha un de ses sourires
de charme.
— A rien. Il y a une certaine logique, si tu regardes les choses de mon point de vue à moi,
Madeline. J’ai le béguin pour toi et…
— Depuis cinq ans ?
— Depuis cinq ans. Et si je t’avais rencontrée encore cinq années plus tôt, j’aurais… disons
le béguin pour toi depuis une décennie.
Il lui caressa le creux du coude, en un geste qu’elle aurait sûrement apprécié si elle avait été
moins contrariée.
— C’est de la folie ! s’exclama-t-elle.
— Là, je suis tout à fait d’accord avec toi. C’est même la raison pour laquelle je suis encore
plus attentif qu’avant à ce que font mes anciens ennemis. J’en ai un certain nombre, et Dieu sait à
quel moment ils décideront de se venger !
Il dut s’apercevoir que ce n’était pas le moment de plaisanter, car il reprit aussitôt son
sérieux.
— Madeline, je peux te promettre que je ne t’ai suivie que de loin en loin. J’ai su que tu avais
démissionné du bureau du procureur et que ta sœur était venue vivre avec toi. J’ai su que tu
travaillais pour Marchand, Riley & White, et j’ai appris que ta sœur avait pu s’inscrire dans
l’école de son choix.
Il haussa nonchalamment les épaules et poursuivit :
— Vu que tu as dépensé une fortune pour l’y envoyer, j’étais curieux de voir son travail. Je
me suis toujours intéressé aux jeunes artistes, Madeline, tu le sais. J’en ai sponsorisé plus d’un, au
fil des ans. Quand j’ai vu ce que Lucille avait dans les tripes, j’ai envisagé de jouer les mécènes
pour elle aussi.
— Qu’est-ce qui t’en a empêché ?
Elle était frigorifiée, subitement. Cette conversation prenait un tour de plus en plus
dérangeant.
— Toi, répondit-il calmement. J’ai pensé que tu t’offusquerais de me voir intervenir. C’est
pourquoi je me suis contenté d’acheter quelques-unes de ses œuvres. Je savais que cela attirerait
l’attention sur elle, et je me suis dit que cela suffirait, du moins dans un premier temps.
Reposant les pieds par terre, il pivota sur sa chaise, de manière à pouvoir lui faire face.
— Madeline, ma douce… J’ai l’impression que cela te perturbe, de penser que j’ai toujours
été là, d’une certaine manière. Tu en déduis que je t’ai espionnée pendant cinq ans. Permets-moi
de te rassurer sur ce point. Gio, que tu as rencontré sur le yacht, enquête pour mon compte sur des
individus de toutes sortes, et pour différentes raisons. Parfois parce qu’ils ont été à mon service et
que j’ai envie de savoir ce qu’ils sont devenus. Parfois parce que j’aimerais les voir travailler pour
moi. Et parfois parce que ce sont mes concurrents… ou mes anciens ennemis.
De nouveau ce sourire, un peu plus timide, néanmoins.
— Tu es la seule personne qui ait tenté de me jeter en prison, lui rappela-t-il. Cela valait bien
un petit suivi, non ?
Maddie se détendit légèrement. Adam LeCroix n’était pas un obsédé. Juste un gros bonnet
entouré de sous-fifres — dont un qu’il avait payé pour savoir ce que devenait l’avocate qui avait
tenté de le faire coffrer une bonne fois pour toutes.
— Quand j’y repense, poursuivit-il, je me dis que j’aurais dû te rayer de la liste. Tu ne
représentais plus aucun danger ni pour moi ni pour mes entreprises.
— Raison de plus pour que je te repose la question. Pourquoi ?
— Parce que… Parce que quelque part au fond de moi, je savais, Madeline. Inconsciemment,
je savais que tu étais la femme que j’attendais.
— Cesse de dire des bêtises !
— Ce ne sont pas des bêtises. C’est la réalité.
Il n’avait pas cillé. Ses yeux étaient plus bleus que jamais, à la lumière vacillante de la
chandelle allumée entre eux deux.
Maddie le considéra avec méfiance.
— Je ne m’engagerai pas. Je n’irai pas plus loin avec toi, si c’est ce que tu sous-entends,
affirma-t-elle.
— Je ne sous-entends rien, je ne fais qu’énoncer une vérité. Le destin nous a réunis, le jour
où tu m’as montré ton soutien-gorge pêche, dans les bureaux glauques de Michael Warren. C’est
comme ça, on n’y peut rien !
— Baratin, là encore ! grommela-t-elle, de plus en plus agacée. Tu n’imagines pas le nombre
de criminels ou de délinquants qui fantasment sur les représentants du ministère public. C’est bien
simple, nous gagnerions un fric fou si nous acceptions de poser nus pour un calendrier à l’usage
des condamnés.
— Et des autres… Parce que je l’achèterais volontiers, moi, ce calendrier, s’il contenait un
nu de toi. En nombre. Un exemplaire pour chaque pièce de toutes mes propriétés.
Maddie entendit à peine sa dernière remarque, tant elle était absorbée par ses pensées.
Les choses étaient allées trop loin, sans qu’elle sache comment certes, mais le résultat était
là. LeCroix en savait davantage sur son compte que la plupart de ses proches. Et pas parce qu’il
avait fait enquêter ses détectives sur son compte, non. Parce qu’il était attentif. Attentionné.
Il savait comment la faire réagir, comment l’atteindre. Il devinait ses pensées, comprenait sa
manière de fonctionner.
Il l’excitait mieux que personne.
Et la faisait jouir comme elle n’avait jamais joui.
— Maddie ?
Elle regarda bouger ses lèvres et se laissa bercer par sa voix si caractéristique, avec ces
intonations rauques, ce léger accent européen.
Soudain, il enfonça une main dans sa poche arrière et en tira un petit objet rouge qu’il posa
entre eux sur la table.
Du bout de l’index, il le fit glisser vers elle. Il s’agissait d’une bande de velours, repliée à la
façon d’une enveloppe.
Elle eut un mouvement de recul.
— Je ne peux pas accepter de cadeaux venant de toi, Adam. Ce ne serait pas correct de ma
part.
— Ce ne sont pas les clés de la Bugatti, si cela peut te rassurer.
Il poussa l’objet vers elle avant de préciser :
— Ce qu’il y a là-dedans n’a aucune valeur marchande.
Tout cela était bien mystérieux. Tentant aussi, il fallait bien l’avouer. Pourtant, elle ne bougea
pas d’un pouce.
Au bout de quelques secondes, Adam décida pour elle. Lui attrapant le poignet, il le fit
pivoter et déroula la bande de tissu à l’intérieur de sa paume.
Elle contenait… un simple morceau de papier.
De plus en plus intriguée, elle le déplia, et lut : D-O-M-I-N-I-C-K.
— Que… ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est le code de l’ascenseur du duplex, à New York. J’aimerais que tu viennes t’y
installer, quand nous rentrerons.
Il marqua une petite pause avant de préciser :
— Avec moi.
Elle lâcha le morceau de papier comme s’il lui avait brûlé les doigts.
— Pas question !
— Faisons un compromis alors, dit-il, sans la quitter du regard. Tu gardes ton appartement et
tu me rends visite aussi souvent que tu le veux, pour la durée que tu veux.
Il était parfaitement sérieux.
Elle aussi.
— Ne le prends pas mal, Adam, seulement, c’est non. Et tu n’y es pour rien. C’est moi. Ma
personnalité. Je ne peux pas…
Elle inspira longuement, tenta de remettre un peu d’ordre dans ses pensées.
— Ceci… Nous deux, je veux dire… Cette relation, puisque tu t’acharnes à l’appeler ainsi,
est la plus longue que j’aie jamais eue. Et pour être tout à fait honnête avec toi, elle tire à sa fin. Je
n’ai jamais été la petite amie de personne et je n’ai aucune intention de commencer maintenant.
Elle attendit la réaction d’Adam les bras croisés. Il allait s’insurger, bien sûr. Essayer de la
convaincre. Lui sortir les banalités d’usage : « Nous allons tellement bien ensemble », « Essaie, au
moins », enfin, le genre d’argument qu’elle avait déjà entendu mille fois dans sa vie.
A sa grande surprise, il n’en fit rien. Il se contenta de baisser les yeux vers la bougie dont la
flamme vacillait sous la brise.
Malgré elle, elle fut vaguement déçue. Il aurait pu se battre un peu, tout de même, non ?
Insister, au moins pour la forme ! Cela ne l’aurait pas tué !
En même temps… Non. Elle se laissait emporter par son ego, là. En réalité, la réaction
d’Adam lui convenait parfaitement. Elle n’aurait pas aimé qu’il se mette à genoux, par exemple.
Qu’il rampe, dans l’espoir d’obtenir gain de cause. Elle avait toujours eu ce genre d’attitude en
horreur.
A bien y réfléchir, sa résignation était même productive. Puisqu’il acceptait son refus, peut-
être pourraient-ils continuer à se voir, de temps en temps, non ? A l’occasion… L’espace d’une
soirée, d’une nuit… Tant que cela ne les engageait à rien, ni…
Sans prévenir, Adam s’empara du bout de papier et le posa au-dessus de la flamme.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’exclama-t-elle, interloquée.
— Je ne suis pas une de tes passades, répondit-il d’une voix calme mais ferme. Je ne me
résume pas à un sexe et à quelques talents d’amant.
— Je n’ai jamais dit…
— Tu l’as pensé si fort que je l’ai entendu. Tu ne peux te résoudre à me voir sortir
complètement de ta vie, de sorte que tu envisages un petit arrangement entre amis. Avec plus,
puisque affinités. Une nuit torride, un week-end libertin de temps à autre. Quand la solitude se
fera sentir, j’imagine.
Elle se mordilla la lèvre. Il avait effectivement lu dans ses pensées…
Elle ne voyait toutefois pas l’utilité de le lui avouer.
— Je ne me sens jamais seule, répondit-elle dédaigneusement.
— Menteuse. Tu te sens constamment seule, au contraire ! Et tu sais pourquoi ? Parce que tu
t’es emmurée dans ton petit univers, et tu as peur d’en sortir.
— Je n’ai peur de rien !
— Si. De l’amour.
— N’importe quoi ! J’aime Lucy. J’aime Vicky. Et… Dupont.
D’accord, la liste était courte, et l’un des noms qu’elle venait de citer était celui d’un chien.
Mais cela n’en prouvait pas moins qu’elle savait aimer !
— Admettons, poursuivit Adam. Alors parlons de ta faculté à accepter l’amour d’autrui.
Même quand il s’agit de ta sœur, tu préfères donner que recevoir.
Bon. Là, il marquait un point, elle devait bien le reconnaître. Toutefois, elle avait d’autres
arguments à lui objecter.
— Je n’ai pas besoin d’amour, déclara-t-elle résolument. Eux, si. Lucy n’a que moi, comme
famille. Vicky a perdu son père il y a bien longtemps, et tu connais sa mère, la charmante
Adrianna. Etre la fille d’un dragon pareil est pire qu’être orpheline.
— D’accord, ils sont seuls au monde ou presque…
— Exactement. Or, ils méritent mieux.
C’était logique, non ? Comment un homme aussi intelligent qu’Adam LeCroix pouvait ne pas
comprendre une chose aussi simple ?
— Ils méritent d’être aimés, conclut-elle.
Adam hocha la tête, comme s’il venait de voir la lumière.
— Ah ! En résumé, ils ont le droit d’être aimés, et pas toi.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit !
— Donc, tu mérites que l’on t’aime, toi aussi ?
— Je… je ne mérite pas que l’on ne m’aime pas. Seulement, je ne suis pas facile. Je suis
même carrément imbuvable, selon certains. Je…
Elle haussa les épaules.
— Je ne suis pas aimable. Dans les deux sens du terme. Je suis… différente, voilà.
— Je vois, murmura-t-il.
A son intonation, elle devina qu’il ne voyait pas du tout, au contraire.
— Vicky et Lucy sont… chaleureuses, sociables, expliqua-t-elle, bien décidée à se faire
entendre. Elles sont lumineuses… Ce sont des filles bien !
— Toi aussi, tu es une fille bien, Madeline.
On pouvait difficilement faire plus obtus, non ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Je te parle de filles… de filles…
Elle s’interrompit, le temps de chercher le qualificatif approprié. Ce ne fut pas facile.
— De filles saines. Vicky et Lucy sont moralement saines. Voilà. C’est plus clair, à présent ?
— Par opposition à toi qui es… moralement malsaine ?
Exaspérée, elle leva les bras vers le ciel.
— Enfin, c’est quoi, ton problème ? s’exclama-t-elle.
— Je n’en ai pas, a priori. J’essaie simplement de suivre le cours de ta pensée. En résumé, tu
es en train de m’expliquer que tu ne peux pas accepter l’amour d’autrui parce que tu ne le mérites
pas, et que tu ne le mérites pas parce que tu n’es pas… saine.
— Tu déformes mes propos.
— Pas du tout. C’est exactement ce que tu viens de me dire, de manière plus ou moins
détournée et complètement irrationnelle. Alors je vais te poser une question. Où es-tu allée
chercher ça ? Parce que c’est du grand n’importe quoi, permets-moi de te le dire. Je m’étonne
qu’une femme de ta trempe et ton intelligence ait une opinion aussi déformée d’elle-même.
Elle se hérissa. Ce type commençait à l’agacer sérieusement, avec ses propos impudents !
— Ecoute-moi, bien, Adam. Tu crois me connaître, alors que…
— Je te connais.
— Non ! Nous avons passé une semaine ensemble, un peu plus en comptant l’épisode new-
yorkais. Et qu’est-ce que nous avons fait ? Rien, à part nous chamailler et nous envoyer en l’air.
— Ce sont les deux meilleures manières d’apprendre à se connaître, à mon sens.
— Ah vraiment ? C’est comme ça que tu fais connaissance avec tes conquêtes, toi ! Tu les
pousses à bout, et ensuite, tu les baises ? Ça les calme, sans doute ?
— Ne change pas de conversation, Madeline. Ce n’est pas de moi dont nous parlons, mais de
toi.
— Eh bien, cette conversation est terminée ! Retournons au lit.
Elle était déjà debout lorsqu’il la rattrapa par la main.
— Ma chérie, tu mérites d’être aimée, toi aussi, déclara-t-il d’une voix douce.
— Arrête avec ça, tu veux bien ? s’écria-t-elle, de plus en plus furieuse. Je ne t’ai pas attendu
pour exister, figure-toi ! Avant que le génialissime et richissime Adam LeCroix se pointe sur mon
lieu de travail pour m’arracher à mon quotidien sans me demander mon avis, j’avais une vie. Tu
peux faire enquêter ton fouinard sur mon compte autant que tu veux. Tu peux même demander à la
CIA de compléter son rapport. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que ce n’est pas en m’épiant et en
te renseignant à droite et à gauche que tu apprendras qui je suis vraiment.
— Dans ce cas-là, dis-le-moi. Dis-moi qui tu es.
Elle saisit son verre et le vida d’un trait. Malgré son agitation, elle ne perdrait rien de sa
superbe.
Les apparences.
Tout était dans les apparences.
— Je suis ta partenaire sexuelle, LeCroix, lança-t-elle avec assurance. Rien d’autre. Alors
retournons au lit. C’est encore là que nous sommes le mieux.
Au lieu de s’exécuter, Adam se renversa sur son siège et la déshabilla du regard. De plus en
plus troublée, elle résista à l’envie de passer d’un pied sur l’autre. Mieux valait adopter une
position agressive. En posant un poing sur sa hanche, par exemple.
— Je te connais, Madeline, que cela te plaise ou non, reprit Adam sans se départir de son
calme. Je sais, par exemple, que tu ne m’agresses jamais autant que lorsque tu es troublée. Je sais
que tu réduis ce qui nous unit à son expression la plus triviale quand tu prends peur. Quand tu te
sens dépassée par tes propres sentiments ou quand tu te crois sur le point de le devenir. Enfin, vu
le tour qu’a pris cette conversation, je sais aussi pourquoi tu réagis ainsi. Tu te crois indigne de
notre relation. Voilà. Elle est là, la véritable raison de tes rebuffades.
Elle tenta de ricaner. En vain. Elle avait les mains moites, subitement. Et la tête qui tournait.
Non…
Elle devait s’éloigner de cet homme. Vite, avant de perdre connaissance.
Pas sans tirer une dernière salve, cependant.
Pas sans lui assener une vérité assassine, qui l’anéantirait pendant une bonne semaine.
Elle ouvrit la bouche pour cracher son venin… et s’entendit dire :
— Mon père a essayé de me violer le jour de mes seize ans.
Ce fut à peine si elle sentit Adam la rattraper au vol.
La voûte étoilée se mit à tourbillonner au-dessus d’elle…
… et elle perdit connaissance.
25
Elle fut ramenée au monde des vivants par le doux roulis d’une mer presque étale.
— Te revoilà, ma chérie…
La voix d’Adam l’apaisa aussi sûrement qu’une berceuse.
Assis sur le bord du lit, le visage éclairé par la chandelle posée sur la table de chevet, il
réchauffait ses mains glacées dans l’une des siennes. De l’autre, il lui tamponnait les tempes avec
un linge frais.
— Adam…
Elle murmura son nom d’une voix à peine audible, même à ses propres oreilles.
C’était fort agréable, de dériver ainsi sur le water bed… Seulement, que faisait-elle là ?
Elle se revit sur la terrasse, en train de…
Oh non !
Atterrée, elle tenta de se redresser.
— Ce n’est pas vrai, ce que je t’ai dit tout à l’heure. Je… je voulais te faire taire, Adam. Te
choquer. Pour que tu me fiches la paix une bonne fois pour toutes.
Il exerça une petite pression sur son épaule pour la forcer à se rallonger.
— Chut, murmura-t-il, lui posant un index sur les lèvres.
Elle sentit sa gorge se nouer. Il ne voulait plus l’entendre. Le son de sa voix le dégoûtait,
maintenant qu’il savait.
Affolée, elle étudia son visage… et fut sidérée de ne rien y lire d’autre qu’une immense
compassion.
— Ce n’est pas ta faute, ma chérie. Tu n’as rien à te reprocher.
C’était ce qu’elle se répétait depuis près de vingt ans. Pourtant…
— Il se peut que j’aie tenté mon père par ma féminité, dit-elle timidement.
— C’est ce qu’il t’a dit ?
Elle hocha lentement la tête sans répondre.
— Que s’est-il passé au juste ?
Elle n’avait jamais raconté l’épisode à personne. Pas même à Lucy. Alors pourquoi se
sentait-elle suffisamment confiante pour se livrer enfin ? Ici, dans un endroit inconnu et justement
à cet homme ?
Elle n’aurait su le dire.
— Mon père était… ou plutôt est, parce que, contrairement à ce que je t’ai dit, il est toujours
en vie.
Elle réfléchit un instant, puis ajouta :
— Ce que tu savais déjà, j’imagine.
Adam acquiesça, ce qui ne suscita en elle aucune indignation. La source était tarie, semblait-
il. Ne restait plus qu’une lassitude immense.
— Pour moi, il est comme mort, reprit-elle. Je n’ai plus aucun contact avec lui. Et depuis que
Lucy est hors de sa portée, je ne pense plus à lui. Du moins plus très souvent.
Elle se tut, hésitant à poursuivre, mais le regard patient d’Adam lui donna la force de
continuer.
— Mon père est un tyran doublé d’un salaud. Il l’a toujours été. Avec nous trois, ma mère,
ma sœur et moi. Lucy pourrait te parler pendant des heures de ses multiples problèmes
psychologiques. Elle a le vocabulaire pour cela. Selon elle, il est atteint d’une névrose narcissique,
ce qui le pousse à abuser émotionnellement de son entourage. En clair, c’est un monstre. Un
prédateur. Avoir trois femmes à la maison était un véritable bonheur, pour lui. Le paradis !
Elle repoussa doucement Adam et se redressa. Elle ne pouvait pas se livrer à ce genre de
confidences en position allongée.
— Quand j’étais petite, il me reprenait sur tout. Je dis bien sur tout. Sur ma manière d’être,
de marcher, de m’asseoir, de manger… Et sur ma petite taille, bien sûr. Surtout sur ma petite
taille. Il ne cessait de me répéter que je n’étais pas minus, mais carrément débile. Chétive,
rabougrie, malingre, faible… Le temps passant, il a ajouté d’autres qualificatifs à son répertoire.
J’étais moche, idiote, bonne à rien, maussade, sournoise… Tu vois le tableau.
— Oui. Il a tout fait pour te dévaluer à tes propres yeux.
— C’est sûrement le terme qu’emploierait Lucy. Le hic, c’est que je n’étais pas aussi stupide
qu’il le pensait.
Elle se tapa une tempe du bout de l’index.
— Il y en avait là-dedans, déjà à l’époque ! J’ai très vite remarqué qu’il s’adressait à ma
mère avec la même violence qu’avec moi. Il la traitait de tous les noms, elle aussi, et je savais
qu’elle n’était rien de ce dont il l’accusait. Alors je me suis dit qu’il me mentait, et ses insultes
ont fini par me laisser de marbre.
— Sauf celles que tu as intériorisées jusqu’à en faire un complexe.
— Je suis un peu chatouilleuse sur ma taille, c’est tout. Je me suis débarrassée du reste.
Elle vit une lueur de doute traverser le regard d’Adam, mais il ne fit aucun commentaire.
— Revenons-en à mon cher géniteur. Quand il partait en vrille, nous marchions sur des œufs,
ma mère et moi. Notre but principal était de nous faire oublier. Là-dessus, Lucille est arrivée, et
cela a changé la donne. Elle pleurait, bien sûr, comme tous les bébés. Et qu’est-ce qu’il faisait, cet
abruti ? Il se penchait sur son berceau pour lui hurler dessus. Et comme je ne pouvais pas le
supporter, je faisais en sorte d’attirer son attention. J’étais l’aînée, tu comprends. Alors, au lieu de
me faire toute petite, je me suis fait remarquer autant que je le pouvais. Afin d’épargner Lucy.
— Et ta mère, dans l’histoire ?
— Ma mère, la pauvre… Elle n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même. Un robot ménager.
Tout juste bonne à faire le ménage et la cuisine.
Elle eut un petit rire sans joie.
— Vicky ne comprend pas qu’elle ne se soit pas insurgée, qu’elle n’ait pas renversé ce
dictateur pour prendre sa place. Elle oublie que sa mère est tout le contraire de la mienne.
— Ça me paraît logique. Des lâches dans le genre de ton père choisissent rarement des
épouses de la trempe d’Adrianna Marchand.
— En tout cas, le mien s’en est trouvé une sans métier, sans formation et seule au monde.
Maman n’avait aucune confiance en elle, de sorte qu’il n’avait aucun mal à la rabaisser. Et les
rares fois où elle se rebellait, il l’avait au chantage. Jusqu’à la naissance de Lucy, sa meilleure
arme, c’était moi. Il menaçait ma mère de m’emmener dans un endroit où elle n’aurait aucune
chance de me retrouver. Ça marchait à tous les coups.
Elle laissa échapper un soupir, et conclut :
— Elle se taisait, ravalait sa hargne et lui apportait ses chaussons, histoire de se faire
pardonner son impudence.
— J’imagine qu’il a proféré les mêmes menaces à propos de Lucille pour te faire plier, toi
aussi.
— Oui. Avec le même succès.
— Que s’est-il passé, le soir de tes seize ans, Madeline ?
— Je te l’ai dit tout à l’heure. Il…
Sa voix se brisa. Elle toussota à plusieurs reprises, et se força à continuer.
— Il a tenté de me violer.
C’était sorti plus facilement, cette fois-ci ; l’aveu ne l’avait pas mise au bord de
l’évanouissement, c’était un progrès.
— Tu as porté plainte ?
— Non, murmura-t-elle, baissant les yeux. J’avais trop peur qu’il enlève Lucy. Il nous tenait,
je te dis.
— Pourquoi n’as-tu pas tenté de voir un conseiller quelconque. Le CPE de ton lycée, une
assistante sociale.
— Parce que j’avais honte, tout simplement.
Une honte qui durait encore, d’ailleurs ; la seule pensée de ce qu’elle avait subi continuait à
la faire rougir.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, Madeline.
Il avait parlé d’un ton neutre, calme, comme pour l’assurer que la Terre ne s’arrêterait pas de
tourner si elle confiait enfin son lourd secret à autrui.
Ce qui lui donna la force de reprendre :
— Les jours d’anniversaire étaient toujours un cauchemar, chez nous. Il n’était question ni de
cartes, ni de gâteaux, ni de cadeaux, comme tu peux l’imaginer. C’était simplement l’occasion
pour mon géniteur de nous répéter que nous l’avions déçu. Nous n’étions pas à la hauteur de ses
espérances, ma mère ne ressemblait plus à rien. Quant à moi, j’étais malingre, et je le resterais
toute ma vie.
Elle frotta nerveusement ses mains moites contre son T-shirt.
— Le soir de mon seizième anniversaire, je suis montée me coucher à 22 heures, comme
d’habitude. Une fois dans mon lit, j’ai attendu, toutes lumières éteintes, d’entendre le bruit de la
clé de ma chambre tourner dans la serrure. Il m’enfermait à clé chaque soir, tu comprends. C’était
un genre de rituel. Mais il n’est pas venu et j’ai dû m’assoupir, parce que tout d’un coup je l’ai
trouvé debout de… devant mon lit.
Elle sentit sa gorge se serrer, son cœur battre un peu plus fort.
— Curieusement, mon père ne m’avait jamais frappée. Ce soir-là pourtant, j’ai cru que je n’y
échapperais pas. J’avais été effrontée, à table. Lucy avait renversé son lait, et il lui avait hurlé
dessus, une fois de plus. Prenant la défense de ma sœur, je l’avais carrément traité de vieille
merde. Adam, je…
Elle ferma les yeux. Le souvenir de cette soirée était presque aussi pénible que les faits en
eux-mêmes.
— A ce jour, je ne sais toujours pas ce qui m’est passé par la tête. Est-ce que je me suis sentie
forte parce que j’avais enfin seize ans ? Possible. Toujours est-il que je n’étais jamais allée aussi
loin. Du coup, j’ai pensé qu’il était venu me faire payer ça et je me suis protégé le visage avec
mes bras. Par réflexe, je pense. Seulement…
De nouveau, elle s’interrompit.
— Comme tu le sais déjà, je n’y étais pas du tout. Il m’a saisie par les poignets et les a fait
remonter au-dessus de ma tête, sur l’oreiller. Il les a maintenus là, d’une seule main, pendant que
de l’autre… de l’autre, il rejetait les couvertures, et le drap. Il… il…
Elle passa la langue sur ses lèvres sèches.
— Il m’a dit que je l’avais bien cherché, à… à force de me pavaner en minijupe et hauts
talons et de l’aguicher. Il m’a dit que j’étais comme ma mère, une petite pute qu’il avait ramenée
dans le droit chemin. Et qu’il allait faire la même chose avec moi.
Le nœud qui lui obstruait la gorge menaçait de l’étouffer, à présent. Elle se força à déglutir.
Péniblement. A plusieurs reprises.
— C’est une force de la nature, mon père. Je ne crois pas t’avoir donné ce détail. Il est…
immense. Il fait au moins trois fois ma taille et mon poids. Un vrai colosse.
Adam hocha imperceptiblement la tête mais ne dit rien.
— Il… il a repoussé mon T-shirt vers le haut et il… il m’a pincé un sein en marmonnant que
mes tétons étaient aussi insignifiants que des piqûres de moustique et en me traitant
d’épouvantail. Je… Cela ne m’a pas plu. J’avais beau pressentir qu’un autre danger, beaucoup plus
grand, me menaçait, ses propos m’ont révoltée. Et puis il me faisait mal. Tellement que j’avais
envie de vomir. Sauf que je n’ai pas bougé. Je suis restée là, raide comme une planche.
Elle se couvrit machinalement le pubis des deux mains.
— Il… il m’a arraché ma culotte et il…
Elle se tut.
— Il… ? murmura Adam.
— Il a enfoncé ses doigts dans mon sexe. Ça m’a fait horriblement mal. Je… J’étais vierge,
Adam. Personne ne m’avait encore… pénétrée. Et ses doigts étaient tellement gros, ses ongles
tellement pointus que…
Elle étouffa un sanglot.
— … que je me suis mise à pleurer. Il a retiré ses doigts avant de m’annoncer qu’il fallait
que je m’y habitue, parce que j’avais seize ans à présent, et que j’étais assez grande pour… pour
ça. A ce niveau-là, je valais mieux que le torchon qui dormait dans son lit. Là-dessus, il…
Elle tourna la tête vers la fenêtre ouverte. Des bruits divers lui parvenaient. Celui de la
réception, dans la villa d’en face. Celui, plus proche, des cigales.
Hélas, Adam la ramena à la réalité du moment.
— Continue, Madeline. Va jusqu’au bout. C’est important.
— Au début, je n’ai pas pensé à appeler au secours. Je me demande encore pourquoi. Sans
doute parce que je savais que je ne pouvais pas compter sur maman pour me tirer de ce mauvais
pas. Ou alors j’avais peur qu’il s’en prenne à ma sœur. Quoi qu’il en soit, j’ai fini par réagir. Et
quand j’ai crié, il s’est crispé et m’a enfoncé le bas de mon T-shirt dans la gorge. Je… je ne
pouvais plus respirer, Adam. Je ne peux pas te dire l’effet que ça fait. Il n’y a rien de pire au
monde.
Elle referma une main sur sa gorge.
— Pour le coup, j’ai complètement perdu les pédales. Il ne s’y attendait pas, je crois, parce
qu’il était déjà en train de baisser son pantalon quand je me suis mise à trembler de tous mes
membres. J’étais en pleine panique. J’étouffais, je suais à grosses gouttes et… et je lui ai flanqué
un grand coup de genou dans l’estomac. Il m’a lâchée, et j’ai eu le temps de retirer ce… ce truc de
ma bouche et de reprendre mon souffle.
Elle prit une longue inspiration. Comme ce soir-là, comme pour reprendre ses esprits…
Et se battre.
— Il est revenu à la charge, bien sûr. Parce qu’il était excité comme un pou et qu’il ne
pouvait pas s’arrêter là. J’ai vu son… sa…
Elle se cacha les yeux derrière les mains, pour se délivrer de cette funeste vision.
— Je… Il… il me barrait le passage. Je ne pouvais pas sortir par la porte. Alors j’ai grimpé
sur mon lit pour atteindre la fenêtre. Elle était ouverte parce qu’on était au mois d’août. J’ai senti
sa main sur ma cheville… et j’ai plongé, la tête la première.
Elle se frotta nerveusement le bras.
— J’ai atterri deux étages plus bas, et je me suis cassé le bras. Fracture ouverte en deux
endroits. Et plusieurs côtes. La dernière chose dont je me souviens, c’est de lui. De ce… monstre,
agenouillé près de moi, dans le jardin, avant d’appeler une ambulance. Et de ce dont il m’a
menacée.
Elle se tut. Son calvaire était terminé.
— Que t’a-t-il dit, Madeline ? lui demanda Adam, visiblement décidé à entendre l’histoire
dans son intégralité.
— Que… que si je parlais de cet incident à qui que ce soit, je ne reverrais jamais Lucille.
Voilà. Cette fois, c’était fini. A présent, Adam ne pouvait que comprendre en quoi elle était
indigne de son amour, de l’amour de quiconque, d’ailleurs. Ses parents étaient pervertis. Dévoyés.
Quant à elle, elle avait été tellement aguicheuse dans son enfance que son propre père n’avait pu
lui résister.
Sacré tableau !
— Madeline…
Elle fut plus que surprise de constater que la voix d’Adam était rauque d’émotion.
— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis navré que tu aies subi une horreur pareille. Et je
suis bien content que ton père soit toujours en vie, parce que je vais le tuer. De mes propres mains.
Interloquée, elle le dévisagea, les yeux ronds.
— Tu plaisantes ?
— Pas le moins du monde. Je commencerai par lui casser les deux bras, à ce salopard.
Ensuite, je lui broierai le larynx. Et je lui expliquerai pourquoi je lui fais cela. Il doit payer, ma
chérie.
— Non.
Elle voulut lui prendre les mains, s’aperçut qu’il les avait refermées en deux poings rageurs.
— Non. Tu ne peux pas faire une chose pareille.
— Je vais me gêner ! Il a bousillé ta vie, Madeline. Il t’a fait un mal insupportable !
— Non, il…
— Tu ne peux pas prétendre le contraire ! Tu te reproches de l’avoir aguiché, pour reprendre
les termes de ce malade. Son acte infâme a influé sur tous tes choix, par la suite.
— Je l’ai aguiché, d’une certaine manière ! Mon père n’avait pas tout à fait tort en me disant
que je m’habillais de manière provocatrice. Je portais bel et bien des minijupes, c’était la grande
mode, à l’époque, et je mettais des talons hauts, histoire de paraître moins petite.
— Bon sang ! s’écria Adam, la saisissant par les épaules. Il est hors de question que je
t’écoute faire porter à la gamine de seize ans que tu étais alors la responsabilité des abus de ce
malade ! Ton père s’est comporté comme un animal. Alors je l’abattrai comme on abat un chien
enragé. Et toi, tu iras danser sur sa tombe avec les talons les plus hauts que j’aurai pu trouver.
Malgré la situation, elle laissa échapper un petit rire nerveux, mais reprit très vite ses esprits.
— Ecoute-moi bien, Lancelot du Lac, je n’ai pas besoin qu’un chevalier en armure vole à
mon secours. J’ai quelques complexes, mais c’est le lot de tout le monde.
— Les tiens sont le résultat d’un réel traumatisme, Madeline. Et j’insiste. Tu n’es pas
responsable des atrocités commises par cette brute. Il est grand temps que tu acceptes cette idée et
que tu vives pleinement ta vie.
— Ma vie me convient parfaitement. Si tu es aussi furieux, c’est parce que je refuse de te
suivre dans ce que tu prévoyais d’en faire.
Elle vit sa mâchoire se crisper. Il ouvrit la bouche pour argumenter, peut-être même pour
hausser le ton, puis il se ressaisit et prit une longue inspiration, qu’il relâcha dans un sifflement.
— Pardon, ma chérie, murmura-t-il, lorsqu’il eut retrouvé son calme. Je m’énerve après toi
alors que c’est ton scélérat de père que j’ai envie d’étriper.
Il lui prit les mains pour déposer un baiser au creux de ses poignets.
— Tu es la femme la plus courageuse que je connaisse, ma chérie.
Elle écarquilla les yeux.
— Courageuse ? Où vois-tu du courage, dans cette malencontreuse histoire ? Je viens de
t’expliquer que j’ai passé des années à me faire aussi discrète que possible. Et cette nuit-là, j’ai
commencé par rester là, sans rien faire. Si je n’avais pas étouffé, je l’aurais laissé me violer, sans
réagir !
— Tu n’étais qu’une enfant, Madeline. Tu ne vas tout de même pas te reprocher d’avoir tout
fait pour assurer ta survie ! Ce serait oublier le reste. Le fait que tu te sois toujours mise entre
Lucille et ton père, par exemple. Et surtout, le fait que tu aies sauté par une fenêtre la tête la
première !
— C’est la peur qui m’a fait sauter, Adam. Pas le courage. La première chose que j’ai faite,
en rentrant de l’hôpital, a été de me procurer une cale pour coincer la porte de ma chambre de
l’intérieur. Je l’ai gardée pendant deux ans, cette cale. Et dès la remise des diplômes, au lycée, je
me suis enfuie sans demander mon reste. Je… je ne suis jamais revenue.
Soudain submergée par l’émotion, elle se recroquevilla sur elle-même.
— J’ai laissé ma petite sœur avec ce monstre. J’ai abandonné Lucy !
Et les larmes de culpabilité si longtemps refoulées se mirent à couler.
— Je l’ai abandonnée, murmura-t-elle. Je l’ai laissée là-bas. Je suis partie, et j’ai laissé ma
Luce toute seule avec ce… ce…
De nouveau, Adam la prit par les épaules et la secoua doucement.
— Arrête, Madeline. Tu n’es pas responsable de cela non plus. Que pouvais-tu faire d’autre,
tu peux me le dire ?
— L’emmener avec moi ! s’exclama-t-elle, sanglotant de plus belle.
— Une enfant de quatre ans ? Ton père vous aurait fait rechercher par la police. Il aurait
récupéré Lucille. Et ensuite… Il t’a bien dit qu’il l’emmènerait et que tu ne la reverrais jamais,
non ?
Incapable de parler, elle hocha la tête.
— Alors calme-toi.
Il la relâcha et se passa une main nerveuse dans les cheveux.
— Bon sang, Madeline, je me demande ce qui est le pire. T’entendre te reprocher la
perversité de ton père ou te voir te torturer l’esprit parce que tu as quitté ta famille sans emmener
ta petite sœur…
Il se leva, arpenta la pièce pendant de longues minutes, puis se tourna pour la dévisager avec
attention.
— D’autant que tu es entrée en contact avec Lucille, par la suite, non ? Tu l’as prévenue et tu
lui as donné les moyens de fuir à son tour si le pire se produisait.
Elle acquiesça. Dans son inquiétude, elle était même allée jusqu’à prévenir les services
sociaux de leur petite ville. Sous couvert de l’anonymat, bien sûr. Et sans grand succès. Son père
était un pilier de la communauté. Une personnalité, donc intouchable. Et puis Lucy n’aurait rien
eu à dire contre lui, puisqu’il ne l’avait pas encore touchée.
Il avait attendu le soir de ses seize ans.
Seulement, au lieu de perdre du temps à contacter les autorités compétentes, Lucy avait
couru se réfugier chez son aînée. Maddie étant devenue procureur, leur géniteur avait jugé
préférable de se faire oublier.
— Tu l’as accueillie, reprit Adam. Tu as démissionné de ton poste et pris un autre emploi
pour pouvoir t’occuper d’elle au mieux. Et tu continues. Tu trimes pour Adrianna Marchand et…
Il se crispa, comme frappé par une pensée soudaine.
— Et moi, j’en ai profité pour me servir de toi comme d’un pion sur un échiquier. En fait, je
ne vaux pas mieux que ton père. Moi aussi, je te harcèle pour mon propre plaisir, d’une certaine
manière.
— Non !
Maddie se leva d’un bond et, se précipitant vers lui, referma les bras autour de sa taille.
— Non, Adam. Tu n’as rien en commun avec lui. Je le déteste. Je le hais. Alors que toi, je
t’aime.
Il se figea sur place.
Elle aussi.
Elle tenta de faire machine arrière.
— Je veux dire que…
Rien ne vint.
Il était trop tard, de toute façon, car déjà, Adam l’embrassait.
Lui encadrant le visage des deux mains, il prit ses lèvres, joua avec sa langue, doucement
mais avec ferveur, tendrement mais sans compromis.
Il y avait beaucoup de choses, dans ce baiser. Une certaine vénération, de la passion… et de
l’amour.
Oui. De l’amour.
Celui qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
Inattendu, insondable. Venu sans prévenir, il les avait forcés à avancer sans filet.
Pour une longue chute dans un univers encore inexploré.
Et ils tombaient inexorablement.
Ils tombaient dans un puits d’amour.
26
Vicky : Je promets de ne jamais m’endormir en colère après toi. En cas de désaccord ou
de discorde, j’écouterai tes arguments et j’en tiendrai compte.
Maddie : Mais j’aurai toujours le dernier mot. Cela va sans dire.
*
Maribelle accueillit Maddie avec un sourire apparemment sincère.
— Merci d’être venue, Madeline. Dominick est absolument ravi !
— Merci à vous de m’avoir invitée !
Un peu désemparée, elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Cela aurait dû lui faire un drôle
d’effet, d’être invitée à dîner par l’ancienne star, à présent qu’Adam et elle étaient
officiellement… amoureux l’un de l’autre.
Pourtant, il n’en était rien. Elle se sentait même plutôt à son aise.
— Adam avait un dîner d’affaires particulièrement ennuyeux, d’après ce que j’ai compris,
dit-elle. Comme quoi, la vie de milliardaire n’a pas que des bons côtés.
— Je ne vous le…
Maribelle fut interrompue par des bruits de pas dans l’escalier. Deux secondes plus tard,
Dominick déboulait dans l’immense pièce, Dupont sur les talons.
— Maddie ! s’écria le petit garçon, se précipitant vers elle pour l’embrasser.
L’effusion fut si sincère et si brutale qu’elle en eut le souffle coupé.
Dupont ne fut pas en reste, d’ailleurs. Il lui fit une telle fête qu’elle crut que son cœur allait
exploser.
Tant de choses avaient changé, en si peu de temps ! Dominick, Dupont et, contre toute
attente, Maribelle.
Tout cela ajouté à son aveu de la veille…
Elle secoua la tête à ce souvenir.
En quelques minutes, elle s’était délivrée du fardeau qu’elle avait porté seule pendant près de
vingt ans.
Là. Comme ça.
Elle l’avait déposé aux pieds d’Adam, et tous deux l’avaient considéré avec dédain avant de
s’en éloigner à jamais.
Main dans la main.
De sorte qu’aujourd’hui…
Aujourd’hui était le premier jour du reste de sa vie.
Et tant pis, si l’expression était franchement galvaudée. Jamais elle n’avait été aussi
heureuse.
Dominick coupa court à ses réflexions en lui prenant la main pour l’entraîner vers la terrasse.
— Viens voir ce qu’on mange, ce soir !
Penchée au-dessus de la table, Giselle découpait une pizza encore fumante et garnie de tous
les ingrédients possibles et imaginables.
Maddie laissa échapper un petit sifflement d’appréciation.
— Je sais que tu adores ça, expliqua Dom, radieux. Alors j’ai demandé à Giselle de nous en
préparer une pour ce soir.
Infiniment touchée, Maddie se pencha vers lui.
— Merci, bonhomme. C’est vraiment gentil d’avoir pensé à moi.
Le repas fut fort sympathique. Entre deux bouchées, Dominick leur raconta les exploits de
Dupont. D’après lui, le chien avait beau faire de son mieux, il ne parvenait toujours pas à rattraper
une balle. Ni un biscuit, d’ailleurs. Un cas à part, ce chien. Même s’il restait un excellent
compagnon de jeux.
L’enthousiasme du petit garçon alla decrescendo, néanmoins. Lorsque Giselle servit le
dessert, il ne parlait plus que par onomatopées.
Une fois la table débarrassée, il s’adressa à sa mère du ton solennel qui avait tant étonné
Maddie, lors de leur première entrevue.
— J’aimerais faire visiter ma chambre à Maddie, si tu m’y autorises.
— Oui, bien sûr, mon chéri répondit Maribelle, l’air un peu surpris. A condition qu’elle soit
d’accord, évidemment.
— Si je suis d’accord, moi ? s’écria Maddie, ébouriffant les cheveux du petit garçon. Quelle
question ! Je veux la voir, cette chambre !
Comment résister à l’envie d’entrer dans une pièce probablement remplie de battes de base-
ball, de batraciens divers, de poissons rouges et de fossiles en tous genres ?
Elle fut néanmoins désarçonnée par l’humeur de Dominick qui semblait s’assombrir au fur et
à mesure qu’ils montaient les marches de l’escalier.
Parvenu devant une porte, tout au bout du couloir, il se mit à danser d’un pied sur l’autre.
— Qu’est-ce qu’il y a, Dom ? lui demanda-t-elle doucement. Tu caches un cadavre dans un
de tes placards ou quoi ?
La plaisanterie ne lui tira pas l’ébauche d’un sourire. Et ce fut sans un mot qu’il poussa la
porte.
A première vue, tout était normal. Un lit une place, un énorme coffre à jouets, un petit
bureau, des livres, des peluches et des albums Disney éparpillés çà et là.
Un désordre des plus ordinaire, en somme.
Maddie referma la porte derrière elle et se planta au milieu de la pièce, les bras résolument
croisés.
— Mon grand, on est entre nous, maintenant. Alors explique-moi ce qui te tracasse. Dupont
ne répétera rien à personne. Je réponds de sa discrétion
La boutade n’eut pas l’effet escompté, là non plus. Au lieu de lui répondre ou de partir de son
rire joyeux, Dominick se contenta de baisser la tête.
— Allez, Dom ! Confie-moi tes tracas. Je pourrai peut-être t’aider !
— C’est que… Papa est passé nous voir, tout à l’heure. Pour nous dire qu’il m’emmenait à
New York et que je séjournerais dans son du… du…
— Duplex ?
— C’est ça, oui.
— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ? Tu n’as pas envie de voir ton papa plus souvent ?
De faire des choses rigolotes avec lui ?
Dominick hocha vaguement la tête, sans toutefois cesser de contempler la moquette.
— Il ne s’était jamais occupé de moi, jusqu’à ce que tu arrives. Et tout d’un coup, j’ai
l’impression de l’intéresser. Alors… c’est toi ? Tu l’as forcé, je veux dire ?
Décidément, ce petit avait de qui tenir, question intelligence. Il ne s’en laissait pas conter,
malgré son jeune âge.
— Je lui ai simplement fait remarquer qu’il passait à côté de beaucoup de choses, répondit-
elle. Et pour répondre à ta question, non, Dominick, je ne lui ai pas forcé la main. Tu connais ton
père… Personne ne lui dicte sa conduite.
— Parce qu’il est le patron de tout le monde, murmura Dom, se déridant légèrement.
Maddie s’autorisa un petit rire moqueur.
— Pas de tout le monde, non. En revanche, il est son propre patron. On ne le commande pas.
Et il fait ce qu’il veut.
Elle se laissa tomber sur le lit, et attendit que Dominick la rejoigne.
A son grand désarroi, il resta où il était, une main posée sur son coffre à jouets.
Il paraissait si désemparé qu’elle crut bon de développer.
— Ecoute, Dom. Il est temps que tu comprennes que ton père est un homme comme les
autres. Un homme important, super intelligent, riche à millions, tout ce que tu veux, mais un
simple être humain, au même titre que toi, que ta maman, et que le reste de la population. Ce que
je veux dire, c’est que ton papa a des sentiments, lui aussi. J’irais même jusqu’à penser que c’est
un tendre, sous ses airs distants. Seulement, parfois, les adultes…
Elle réprima une petite grimace défaitiste. La psychologie enfantine n’était décidément pas
son fort.
— Comment t’expliquer cela ? reprit-elle malgré tout. Tes parents ont eu un désaccord, il y a
très, très longtemps. Ton père en a beaucoup voulu à ta mère, et ça t’est retombé dessus, alors que
tu n’avais rien à voir dans cette affaire. Tu sais ce que c’est, que d’être en colère après quelqu’un
et de t’en prendre à tous ceux qui ont le malheur de se trouver là au mauvais moment. Ça t’est
déjà arrivé à toi aussi, non ?
La question sembla plonger l’enfant dans une telle perplexité qu’elle se demanda si elle était
la seule à déverser sa mauvaise humeur sur son entourage, quand elle était contrariée.
— Bref. L’important est que ton papa n’en soit plus là. Il n’est plus en colère après ta mère et
surtout, il est désolé d’avoir perdu autant de temps avec toi.
— C’est ce qu’il m’a dit tout à l’heure, marmonna Dom, sans relever la tête. Presque mot
pour mot.
— Ça n’a pas l’air de te faire plus plaisir que ça, mon grand. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est que…
Il luttait contre les larmes, à présent.
— Maddie ? Je… J’ai fait une bêtise, murmura-t-il d’une voix tremblante. Papa ne me
pardonnera jamais.
Une larme glissa sur sa joue et alla s’écraser sur la moquette.
— C’est vraiment une grosse, grosse bêtise, Maddie. J’ai tout gâché !
Consternée, la jeune femme alla s’agenouiller devant lui.
— Dom, mon grand… Je suis sûre que tu exagères. Tu n’as rien gâché du tout, au contraire.
Ton père t’adore et…
— Il ne va pas m’adorer longtemps, quand il saura ce que je lui ai fait…
Du bout du doigt, elle le força à relever le menton. Son petit visage était crispé par l’angoisse
et le désespoir.
— Dis-moi ce que c’est, cette grosse bêtise, Dom. Je t’aiderai à la réparer. Promis.
Dominick la dévisagea un instant, une lueur d’espoir dans les yeux. De toute évidence, il ne
demandait qu’à la croire.
Comme il hésitait cependant, elle prit son expression d’avocate compétente. Celle qui laissait
supposer à ses clients qu’elle avait le pouvoir de faire disparaître tous leurs problèmes d’un coup
de baguette magique.
Elle dut être convaincante, car le petit garçon s’essuya les yeux du revers de la main et
redressa les épaules.
Puis il ouvrit le coffre à jouets, plongea la main à l’intérieur, et en sortit un rouleau de toile.
— J’ai volé le tableau préféré de papa, annonça-t-il piteusement.
*
— Adam, tu joues avec le feu. Pour la dernière fois, oublie le Matisse. Laisse tomber, je te
dis.
Adam décocha un sourire radieux à Henry.
— Tu as reconnu toi-même que ce serait un jeu d’enfant.
— Ce n’est pas l’opération de ce soir qui m’inquiète. Tu n’auras aucun problème avec ça. En
revanche…
Henry se tut, le temps de lui tendre une chemise en Lycra, aussi noire que le pantalon qu’il
venait d’enfiler.
— En revanche…
— Si c’est pour Madeline que tu te tourmentes ainsi, arrête tout de suite. Elle me croit à un
rendez-vous d’affaires, ce qui est plus ou moins le cas, d’ailleurs, tout bien considéré. Elle passe
la soirée avec Dominick.
A la simple évocation de Madeline, il sentait son cœur se gonfler de joie. La veille, dans la
villa du lac, elle avait cessé de lutter. Elle avait accepté son amour. Accepté leur couple. Et si elle
ne s’était pas encore engagée à vivre heureuse avec lui jusqu’à la fin de ses jours, elle avait
reconnu qu’elle l’aimait.
Mieux encore, sur le chemin du retour, ce matin, ils ne s’étaient pas disputés une seule fois.
Oh ! elle n’avait rien perdu de son franc-parler, loin de là ! Toutefois, ses piques avaient été plutôt
bon enfant, et elle s’était montrée très tendre, serrant la main qu’il avait posée sur sa cuisse, lui
caressant les doigts, les pressant entre les siens…
Lui prouvant son amour.
Un amour débordant, qui les emportait tous deux aussi sûrement qu’un torrent en crue.
— Parce que tu as mis Maribelle dans le coup, par-dessus le marché ? grommela Henry,
manifestement consterné.
— Je t’accorde que ce n’est pas l’idéal. Toutefois, tu connais mon ex. Elle a appris son rôle,
et elle le jouera à la perfection.
Il referma la boucle de sa ceinture à outils autour de ses hanches, la fit tourner jusqu’à ce
qu’elle soit bien en place, puis alla se noircir les joues dans la salle de bains.
— J’ai donné à Madeline le code de l’ascenseur du duplex. J’ai eu un peu de mal à la
convaincre, mais elle a fini par accepter de s’en servir.
Henry eut l’air surpris.
— Elle emménage avec toi ?
— Disons que les choses avancent tout doucement dans ce sens. Madeline n’est pas du style à
se jeter à l’eau sans en avoir jaugé les profondeurs, si tu vois ce que je veux dire. Cela dit, j’ai
confiance. Elle ne tardera pas à se rendre. Je ne vois vraiment pas ce qui l’en empêcherait.
En guise de réponse, Henry fit courir un regard éloquent sur la tenue de monte-en-l’air qu’il
portait.
Adam se contenta de rire. Il n’aurait pu être plus confiant, plus optimiste qu’à cet instant
précis.
Tout irait bien. C’était gravé dans la pierre.
— Les vertus de l’amour, mon ami ! lança-t-il, gratifiant Henry d’une tape amicale sur
l’épaule. Il n’y a rien d’aussi puissant, crois-moi !
*
C’était le moment ou jamais de faire preuve de sang-froid.
Maddie compta mentalement jusqu’à dix et afficha un sourire confiant.
— Rassure-toi, mon grand. Ton père ne va pas te tuer pour autant. Au contraire. Il va être ravi
de savoir ce qu’il est advenu de son tableau. Et encore plus de l’avoir récupéré.
Le petit garçon dut estimer qu’elle ne comprenait pas la gravité de la situation, car il s’agita
légèrement.
— C’est grave, ce que j’ai fait, Maddie ! Je suis entré en douce dans son bureau, et j’ai
bidouillé son ordinateur. Je me suis introduit dans le système, si tu préfères. Pour désamorcer les
alarmes et pouvoir lui piquer son tableau préféré.
— J’entends bien. Et j’ajoute que tu as accompli un véritable exploit. Attends-toi à ce que
ton père te cuisine sur la manière dont tu t’y es pris. Parce qu’il voudra s’assurer que personne
d’autre ne pourrait en faire autant. Il risque également de te demander ce qui t’a poussé à faire une
chose pareille, tu sais. Et je t’avoue que j’aimerais bien le savoir, moi aussi.
— Je voulais… Je voulais qu’il rentre à la maison.
Dominick réprima un nouveau sanglot.
— Tu sais, des fois, quand il est là, je me cache en dessous du bar, dans son bureau. Comme
ça, je le vois un peu. Et j’entends sa voix.
Maddie sentit sa gorge se serrer. Pauvre gamin… Il avait si longtemps recherché l’affection
de son père ! A présent qu’elle semblait lui être acquise, il ne voulait la perdre pour rien au
monde. Pourtant, il avait pris le risque d’avouer son méfait, au lieu de se débarrasser de la toile,
tout simplement.
— Tu as fait preuve d’un immense courage en avouant la vérité, Dominick. Cela ne peut
qu’épater ton père, quand il apprendra toute l’histoire.
Elle ne précisa pas qu’il lui faudrait sûrement un petit temps d’adaptation avant qu’il soit
épaté par les exploits de son fils.
— J’ai une idée, reprit-elle. Je suggère que tu me confies cette toile, afin que je la lui
rapporte et que je lui explique la situation. Voyons…
Sa montre indiquait 20 h 30. Les Européens dînant tard, il était tout à fait possible qu’Adam
n’ait pas encore quitté la villa.
— En me dépêchant un peu, j’arriverai peut-être à l’intercepter avant qu’il parte pour son
dîner. Qu’en penses-tu ?
Une lueur d’espoir se remit à briller dans les grands yeux bleus de Dominick.
— D’accord. Alors on fait comme ça.
Maddie ne perdit pas une seconde. Après avoir déposé un baiser sur le front du petit garçon,
elle prit la toile et la coinça sous son bras.
— Je ne serai pas longue, assura-t-elle. Et puis, ça va aller, tu verras. Bientôt, cette histoire
ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Elle redescendit les marches quatre à quatre et traversa le salon en courant.
— Je reviens ! lança-t-elle à Maribelle, assise sur le canapé, son ordinateur portable sur les
genoux.
Maribelle sursauta et se lança à sa poursuite.
— Madeline ? Non ! Attendez !
Trop tard. Maddie était déjà en route et elle n’avait pas une minute à perdre. Le supplice de
Dominick avait assez duré. Si elle voulait y mettre fin, elle devait convaincre Adam d’aller
rassurer son fils toutes affaires cessantes. La famille d’abord. Au pire, il arriverait en retard à son
dîner. Vu sa position, on ne lui en tiendrait pas rigueur.
Elle pénétra en toute hâte dans la villa, monta l’escalier et fonça vers la chambre d’Adam.
La porte était ouverte, et Adam était toujours là ; elle l’entendait discuter, probablement avec
Henry.
— Adam ! s’écria-t-elle, pénétrant dans la pièce, hors d’haleine. Je suis contente que tu ne…
Elle s’arrêta net.
De courir, de parler, et même de respirer.
Adam était déguisé en ninja. Vêtu de noir de la tête aux pieds. Seuls ses yeux donnaient un
peu de couleur à l’ensemble.
— Non… Je n’y crois pas, balbutia-t-elle dans un souffle. Tu… tu vas voler… quoi ? Un
autre tableau de maître, je suppose ? Ce soir même ?
Adam fit un pas vers elle.
— Laisse-moi t’expliquer…
Malgré le vertige qui s’était emparé d’elle, elle donna libre cours à sa colère, aiguillonnée
par la rage.
— Espèce de salopard ! marmonna-t-elle entre ses dents. Tu n’es qu’un menteur, un minable,
un… un trouduc !
Adam tenta de l’amadouer par un sourire timide.
— Je crois que tu as tout dit, ma chérie. Inutile de continuer.
— Je ne suis pas la chérie d’un escroc ! Je suis avocate, au cas où tu l’aurais oublié.
Elle avait l’impression que son sang s’était figé dans ses veines. Seules ses lèvres bougeaient
encore.
— Il ne te reste plus qu’à m’enfermer dans cette chambre. Parce que je peux t’assurer que si
je te vois sortir dans cet accoutrement je préviens la police !
Le sourire d’Adam s’évanouit. Il se tourna vers Henry, qui se tenait stoïquement derrière lui.
— Tu peux nous laisser une minute, s’il te plaît ?
Adam attendit que le majordome soit sorti pour reprendre :
— Il s’agit d’un Matisse.
La jeune femme reconnut cette intonation. C’était celle qu’il utilisait pour amadouer son
monde.
Et, dans ce cas, pour regagner sa confiance.
— Certains experts disent que c’est son meilleur tableau. Or il a été racheté par un dénommé
Rosales, le mois dernier. Et il l’a payé avec de l’argent sale.
— C’est ça ! Et toi, tu es le super héros prêt à sauver le monde en piquant ce tableau !
Elle avait dû se faire violence pour donner dans la raillerie. Parce qu’en elle tout s’écroulait.
— Ce type fait du trafic d’enfants, Madeline ! Il vend des gamins à des bordels en Asie du
Sud-Est. Des petites filles, des petits garçons de l’âge de Dominick, quand ils ne sont pas plus
jeunes !
— Je vois. Rosales est le méchant, et toi, le redresseur de torts. On est en plein Batman, là.
Tu es Bruce Wayne, Fredo conduit la Batmobile et Henry joue le rôle de Robin, c’est bien ça ?
Adam se crispa visiblement.
— Je rends la justice à ma façon, Madeline. La loi, c’est ton domaine, pas le mien.
— Ce qui t’autorise à écrire tes propres règles, bien sûr.
— Parfaitement. Pendant que tu suis aveuglément celles que d’autres ont rédigées pour le
bien de tous. Sauf que ta sacro-sainte loi place la barre tellement haut que les gredins de la pire
espèce passent en dessous. Et je parle bien de salauds du genre de Rosales. Ou de ton père, soit dit
en passant.
Bien qu’un peu secouée, elle ne céda pas. Elle n’était pas femme à transiger avec la justice.
Ni à se compromettre avec des malfrats, quelles que soient leurs motivations.
Après tout, elle avait une arme, elle aussi. Et pas des moindres.
— Tu peux parler ! s’exclama-t-elle. Parce que, comme père, tu te poses un peu là, mon gars.
Tu as fait du beau travail, avec ton fils ! Tiens, voilà le résultat !
Tirant la toile toujours coincée sous son bras, elle la déroula d’un geste sec et la brandit
devant elle.
Adam écarquilla les yeux.
— Non… Ne me dis pas que c’était Dominick ! balbutia-t-il, effaré.
— Eh bien, si ! C’était Dominick. Parce qu’il voulait attirer ton attention. Te faire revenir à
Portofino.
Elle eut un rire mauvais.
— Qu’est-ce qu’il y a, Adam ? Tu fais la tête ? Tu devrais pourtant être fier de toi ! Les
chiens ne font pas des chats, et ce petit garçon a un bel avenir de monte-en-l’air devant lui, si tu
veux mon avis.
Elle laissa tomber le Monet sur la moquette, et s’autorisa une dernière remarque.
— Ton fils t’adore, au cas où sa petite farce ne t’aurait toujours pas convaincu. Alors à ta
place, j’essaierais de redresser le tir pendant qu’il en est encore temps.
Elle se dirigea vers la porte, posa une main sur la poignée et conclut :
— Ah. Inutile de me courir après, cette fois, Adam. Je ne veux plus te voir. Plus jamais.
*
L’agitation que Maddie avait tant bien que mal réussi à contenir pendant cette courte
conversation ne tarda pas à se manifester.
Complètement hébétée, elle gagna sa suite en pilotage automatique, rassembla à la hâte ses
rares effets personnels — sa brosse à dents, son téléphone portable et son passeport —, et les jeta
dans son sac avant de ressortir.
C’était à peine si elle était capable de mettre un pied devant l’autre, à présent.
Comme une somnambule, elle prit le chemin de la villa de Maribelle.
Elle n’eut pas besoin de s’annoncer. Debout derrière la baie vitrée, et blanche comme un
linge, Maribelle la regardait approcher. Elle entra et, passant devant elle sans un mot, se rendit
directement dans la chambre de Dominick.
Allongé sur son lit, il sanglotait, agrippé à Dupont.
Malgré son désarroi, Maddie se força à respirer normalement et s’assit auprès de lui. Les
yeux gonflés de larmes, il la regarda, attendant le verdict.
— Ton père n’est pas trop fâché, affirma-t-elle, priant intérieurement pour que ce soit vrai. Il
t’aime, et il est content que tu te sois dénoncé.
— Il… il m’aime ? répéta l’enfant, étonné.
— Oui.
Elle aurait voulu être en mesure de lui dire que ce n’était pas rien, d’être aimé par Adam
LeCroix. Malheureusement, cela aurait été mentir. Ne venait-il pas de lui prouver le contraire ?
Aussi se contenta-t-elle de caresser les cheveux de Dominick. Ils étaient aussi épais, aussi
noirs et aussi soyeux que ceux de son père…
A cette pensée, son cœur se serra.
— Ecoute, mon grand. Il s’est passé… quelque chose. Je dois rentrer à New York
immédiatement.
Dominick se redressa d’un bond.
— Papa aussi ? Je peux venir avec vous ?
— Non. Je rentre seule. Ton père t’emmènera avec lui quand il rentrera. La semaine
prochaine, comme il l’a promis.
Là encore, elle croisait les doigts. Avec Adam, on n’était jamais sûr de rien, visiblement.
— Et Dupont ?
Elle échangea un regard avec Maribelle, qui se tenait sur le seuil de la chambre.
— Dupont est ton chien, à présent, mon chéri. C’est une responsabilité, que de s’occuper
d’un animal, expliqua-t-elle d’un ton grave. Surtout quand il a autant souffert que celui-ci. Tu es
prêt à l’assumer ?
Dominick acquiesça avec solennité.
— Je prendrai bien soin de lui, Maddie. Je vais continuer à lui apprendre à jouer. Comme ça,
il pourra te montrer ce dont il est capable, quand on se reverra, la semaine prochaine.
Maddie sentit sa gorge se nouer.
Qu’allait-elle faire, à présent ? Elle était tombée amoureuse de deux personnes. Le père et le
fils. Et c’était sans compter le chien…
Maribelle dut percevoir son émotion, car elle entra dans la chambre à son tour.
— Maddie doit s’en aller, bonhomme. Quant à toi, il est temps que tu dormes. Dupont a l’air
épuisé, lui aussi. Alors, dodo, d’accord ?
Maddie se leva et sortit avec la sensation d’avoir laissé la moitié de son cœur dans cette
chambre d’enfant.
— Adam vient d’appeler, lui dit Maribelle, une fois qu’elles furent redescendues. Il m’a
expliqué ce qui s’est passé.
— Ce n’était pas la peine, si ? Vous saviez déjà tout, j’imagine !
— Pour le Monet ? Non. Je vous assure que j’ignorais tout jusqu’à ce que vous sortiez d’ici
en trombe. Je sais bien que Dominick est un génie de l’informatique, mais pas une seule seconde
je n’ai imaginé qu’il ait été à l’origine de ce larcin.
Elle se massa les tempes, puis se ressaisit et se concentra sur elle.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Moi ? Quelle question ! Je vais prendre un taxi pour l’aéroport et foutre le camp d’ici.
— Je vous emmène, lui proposa Maribelle, attrapant son sac à main et ses clés. C’est le
moins que je puisse faire.
Sa Mercedes noire était digne de celle d’un cheik saoudien.
— C’est une voiture blindée, lui expliqua Maribelle. Je ne vous dis pas ce que ça consomme
au kilomètre.
Maddie se laissa tomber sur le siège en cuir, les lèvres pincées. Elle n’était pas d’humeur à
faire la conversation. Alors elle regarda par la vitre les villas environnantes. Toutes les lumières
étaient allumées, dans ces maisons heureuses où il faisait si bon vivre.
L’espace de quelques heures, elle avait oublié que ce genre de bonheur n’existait pas. Cela
avait été sa première erreur.
La seconde, et la pire, avait été de confier son secret le plus intime à Adam LeCroix. Non
qu’elle craigne de voir son calvaire s’étaler à la une des journaux, bien sûr. En aucun cas Adam ne
ferait une chose pareille. Seulement, il l’avait forcée à se confier à lui. Et elle l’avait laissé faire.
Pire, elle s’était sentie protégée, aimée…
Pathétique ! Comme la dernière des débutantes, elle était tombée dans le piège de l’amour.
Tout cela pour que, dès le lendemain, celui qu’elle avait pris pour l’homme de sa vie se
montre sous son vrai jour. Celui d’un escroc.
Adam LeCroix avait bafoué ses valeurs. Il avait foulé aux pieds ce qui lui importait le plus,
en ce bas monde. Pire encore, il lui avait demandé de renoncer à ses principes. De le comprendre.
De l’applaudir, même !
Une arrogance pareille, c’était plutôt rare !
— Madeline ?
— Quoi ? dit-elle sèchement, furieuse qu’on ne la laisse pas ruminer en paix.
— Vous savez, ce rapport quasiment maladif qu’Adam a avec l’art… C’est un peu compliqué
à expliquer, alors je vais faire court. C’est à cause de ses parents, qui ont toujours fait passer leurs
œuvres avant lui.
Elle parlait vite. De toute évidence, elle craignait d’être interrompue avant d’avoir dit ce
qu’elle avait à dire.
— De sorte qu’à présent il n’a plus le choix. Il doit penser que c’est plus important que tout
le reste, sinon il devrait accepter l’idée que lui-même n’avait aucune valeur aux yeux des gens qui
l’ont fait venir sur terre.
Maddie leva les yeux au ciel et applaudit.
— Bravo, Maribelle ! Vous avez trouvé ça toute seule ? Vous le comprenez tellement bien,
votre Adam, que je m’étonne que vous ne soyez plus ensemble. Vous auriez été très heureux, tous
les deux !
— Je n’ai pas compris cela toute seule, comme vous dites. Je le comprends seulement
maintenant. Des années après notre séparation. Avant cela, je me suis tapé la tête contre les murs.
Tant et si bien que j’ai fini par recourir aux services d’un thérapeute.
— Et vous me resservez les tuyaux que votre psy vous a donnés ? Merci bien. Vous pouvez
vous les garder.
— Vous êtes aussi têtue qu’Adam, si je peux me permettre.
— La flatterie ne vous mènera nulle part.
Maribelle laissa échapper un petit rire amer.
— Quelle garce vous faites, quand vous vous y mettez, Madeline ! Je devrais vous détester.
Vous avez obtenu l’amour de l’homme que j’aime sans faire aucun effort, mon fils s’est entiché de
vous en moins de trois minutes, et pour couronner le tout, vous avez amené un chien miteux chez
moi.
— Allez-y, Maribelle ! Ne vous gênez pas ! Détestez-moi, haïssez-moi tant que vous le
voulez. Cela m’est complètement égal.
L’ancienne star hollywoodienne haussa ses épaules fines.
— Curieusement, je n’y arrive pas. Parce que vous avez accompli un miracle, quoi que vous
en pensiez. Vous avez ouvert les yeux d’Adam sur la merveille ambulante qu’est son fils.
— Je l’y ai obligé, vous voulez dire ! Il n’a pas eu le choix !
— N’empêche que ça a marché. Il a suffi que vous arriviez et que vous le secouiez un peu
pour qu’il s’aperçoive qu’il ne faisait que répéter les erreurs de ses parents avec Dominick.
Elle lâcha le volant pour prendre sa main.
— Je ne veux pas que vous partiez, ajouta-t-elle. Notre famille dysfonctionnelle a besoin de
vous.
Le cœur de Maddie se mit à battre à tout rompre. Elle avait été à deux doigts d’y entrer, dans
cette famille dysfonctionnelle. Et pleinement !
Elle dégagea sa main de celle de Maribelle.
— Merci. J’ai ce qu’il me faut, question famille, figurez-vous.
Maribelle rejoignit la route principale puis tourna sur sa droite pour longer la côte.
— Où on va comme ça ? demanda Maddie.
— A Milan. Ce n’est pas tout près. Vous pouvez dormir, si vous voulez.
S’il y avait peu de chances qu’elle s’endorme, elle pouvait toujours faire semblant. Cela lui
éviterait au moins d’avoir à écouter les divagations de Maribelle.
Tout de même… Qui aurait pensé que l’ex d’Adam tenterait un jour de lui sauver la mise,
après ce qu’il lui avait fait ?
Enfin, ce n’était plus son affaire. En revanche…
Tirant son portable de son sac, elle chercha le numéro de Brandt dans le répertoire.
— Madeline St. Clair, annonça-t-elle, lorsqu’elle obtint la boîte vocale. Je vous appelle pour
vous informer que le Monet a été retrouvé. Nous retirons donc notre demande de compensation.
Par ailleurs, je ne représente plus les intérêts de M. LeCroix. Si vous avez des questions à lui
poser, passez par sa secrétaire. Elle saura vous répondre.
Après avoir raccroché, elle ferma les yeux.
Et fit semblant de dormir.
27
Adam appela Gerardt et le bombarda de questions.
— Quelle voiture ont-elles prise ? Pour quel aéroport ? Tu les vois, sur le GPS ?
— Elles sont parties avec la Mercedes, répondit Gerardt sans se départir de son flegme.
D’après le GPS, elles se dirigent vers Milan. Si elles roulent bien, elles devraient arriver à temps
pour le vol Alitalia de minuit.
— Ecoute-moi bien, Gerardt. Madeline n’est pas une grande voyageuse. Elle a une peur bleue
de l’avion. Alors fais en sorte que quelqu’un prenne ce vol avec elle, pour s’assurer que tout se
passe bien. Une femme, de préférence. Et surtout, qu’elle ne se fasse connaître que si c’est
indispensable. Compris ?
De sa main libre, il frotta vigoureusement ses joues et ajouta :
— Et débrouille-toi pour que Madeline voyage en première. Appelle la compagnie, et
demande qu’elle soit surclassée sous un prétexte quelconque. En aucun cas, elle ne doit apprendre
que cela vient de moi.
— Compris.
— Rappelle-moi à la minute même où elle s’enregistre. Je veux son numéro de vol, de siège,
tout !
— Entendu.
Il mit fin à l’entretien et jeta son portable à travers la pièce. Fort heureusement, il atterrit sur
le canapé.
— Et merde, grommela-t-il. Quel con ! Mais quel con je fais !
De rage, il donna un coup de pied dans son bureau. Si fort qu’il fit une entaille dans le bois
avec la pointe de sa chaussure.
— Ce n’est pas en t’en prenant aux meubles que tu feras revenir ta belle, lui fit remarquer
Henry, qui s’était prudemment réfugié dans un coin de la pièce.
— Elle reviendra d’elle-même, bougonna Adam, avec une assurance qu’il était loin
d’éprouver.
Parce que rien n’était moins sûr, au fond. Le choc avait été particulièrement rude, et le
chagrin qu’il avait lu dans les yeux de Madeline, terrible. Insondable. Il ne parvenait pas à
accepter l’idée qu’il en était la cause. Il avait compromis leur relation… par arrogance, tout
simplement.
Il ne lui restait plus que la colère.
— Elle ne va pas nous en faire une maladie non plus ! s’écria-t-il. Elle a été un peu surprise,
c’est tout. Elle finira bien par se rendre à la raison !
Henry partit d’un rire sans joie et totalement incrédule.
— Attends, vieux… Tu es sûr que nous parlons bien de la même femme, là ? Parce que je
peux te dire tout de suite que la Maddie que je connais préférerait mourir que de remettre les pieds
ici.
Il secoua la tête sans chercher à dissimuler son écœurement.
— Tu es vraiment nul, Adam. Tu as tout foutu en l’air. Par suffisance, par prétention. Parce
que tu te crois plus malin que les autres.
Pour le coup, Adam prit vraiment peur. Retournant vers le canapé à grands pas pour attraper
son téléphone, il appela Gio et le mit rapidement au courant des événements de la soirée.
— Poste un de nos hommes devant son immeuble. Qu’il me tienne au courant des moindres
faits et gestes de Madeline dans les jours à venir. Je veux être prévenu de son arrivée, et ensuite,
savoir quand elle sort, quand elle rentre et où elle est allée. De jour comme de nuit. Tu m’entends,
Gio ?
— Je fais mettre son téléphone sur écoute ? Tu veux des photos ?
— Non. Surtout, plus d’intrusion dans sa vie privée. Il ne manquerait plus qu’elle s’imagine
que je l’épie, par-dessus le marché.
De plus en plus exalté et vaguement conscient qu’il se contredisait, il se passa une main dans
les cheveux.
— Je veux m’assurer que tout va bien pour elle, qu’il ne lui arrive rien. C’est tout.
— Ça marche, répondit Gio avant de raccrocher.
Henry toussota derrière lui.
— Veiller sur elle ou l’épier, ça revient à peu près au même, à mon sens, fit-il remarquer, très
calme. Vu la manière dont tu t’y prends, il y a peu de chances pour que Maddie fasse la différence.
— Elle n’en saura jamais rien.
— Elle n’était pas censée savoir ce que tu comptais faire de ta soirée non plus.
— C’est la faute de Maribelle, et je peux t’assurer qu’elle me le paiera !
— Elle ne pouvait pas prévoir, Adam. Elle ignorait que c’était Dom qui avait le Monet. Et
puis, comment voulais-tu qu’elle devine que Maddie se précipiterait ici pour te le rendre ?
Adam se laissa tomber sur le canapé. Henry avait raison. Comme souvent, depuis quelque
temps…
— Qu’est-ce qui lui est passé par la tête, bon sang ? lança-t-il. Elle ne pouvait pas attendre
demain matin ?
Il était franchement injuste, là. Il s’en rendait compte. En même temps, il était tellement
furieux qu’il fallait bien qu’il se défoule, d’une manière ou d’une autre.
— Pour moi, elle a réagi… à la Maddie, répondit Henry. Avec générosité et grandeur d’âme.
Elle a voulu épargner à ton fils une autre nuit de tourment. Elle espérait pouvoir le rassurer, lui
dire que son père lui avait pardonné son incartade, et qu’il l’aimait plus que tout au monde.
Henry avait raison, là aussi.
Ce qui lui valut un regard noir.
— Je suis prêt à parier mon prochain salaire que c’est aussi pour cela qu’elle est repassée
chez Maribelle avant de quitter le pays, poursuivit Henry, croisant fermement les bras. Pour
rassurer Dominick. En d’autres termes, elle a mis son chagrin de côté, le temps d’aller voir ton
fils. Alors que toi, tu restes là, à te lamenter sur ton triste sort.
Adam réprima une grimace. Touché, là encore.
Il se leva, inspira longuement, et se tourna vers son vieil ami.
— Je vais parler à Dominick, annonça-t-il. De ce pas.
— N’oublie pas que ce n’est pas sa faute si Maddie t’a quitté.
— Maddie ne m’a pas quitté. Elle est bouleversée, nuance. Quant à Dominick, je ne peux tout
de même pas lui donner à penser que m’avoir volé mon tableau préféré est une chose acceptable,
quelles qu’aient été ses motivations !
Henry esquissa une petite moue.
Suffisamment éloquente pour qu’Adam s’avoue vaincu.
— Ne t’inquiète pas, Henry. Je sais parfaitement qui est responsable du vol du Monet. Ainsi
que du départ de Madeline, d’ailleurs.
*
La sonnerie du téléphone tira Adam de la torpeur dans laquelle il était plongé, avachi sur sa
chaise de bureau, où il avait veillé toute la nuit, les yeux dans le vague.
— Je t’écoute, Gio.
— Mlle St. Clair n’est pas rentrée chez elle.
Adam se redressa d’un bond.
— Quoi ? Elle aurait dû arriver il y a des heures. Où est-elle ?
— On ne le sait pas encore. Elle a pu prendre un autre vol, un train, un bus, un taxi.
Descendre dans un hôtel pour la nuit. On la recherche activement, Adam. J’ai mis tous mes
hommes sur l’affaire.
— Et sa sœur ? Elle devrait être chez moi, normalement. Vous l’avez interrogée ? Que dit-
elle ?
— Nous ne lui avons pas encore parlé.
— Bon sang, Gio ! Fais ton boulot correctement ! Je te paie assez cher, non ?
Le détective accusa le coup.
— Avec tout le respect que je te dois, Adam, il n’est que 6 heures du matin, ici. Je ne voulais
pas inquiéter inutilement la sœur de Mlle St. Clair. On peut la laisser dormir encore un peu
tranquillement, non ?
Adam réprima un soupir. La voix de la sagesse, là encore…
— Oui, bon. D’accord. Excuse-moi, marmonna-t-il.
Se levant, il s’avança vers la fenêtre et baissa les yeux vers la piscine qui scintillait plus que
jamais, sous le soleil de midi.
— Sa carte de crédit. Demande à tes hommes de surveiller ses transactions. Retraits compris.
— C’est fait, Adam.
— Je vais passer voir Maribelle. Il se peut que Madeline lui ait dit où elle allait. De ton côté,
tiens-moi au courant, Gio. Appelle-moi dès que tu as quelque chose.
*
Maribelle l’accueillit avec l’ébauche d’un sourire et un regard interrogateur.
— La nuit a été longue ?
Adam pénétra dans le salon, un endroit qu’il avait toujours détesté mais qui, en cet instant,
lui parut étrangement réconfortant. C’était ici que Dominick vivait. Dupont aussi, d’ailleurs.
Et surtout, c’était d’ici que Madeline était partie. Furieuse contre lui.
— Madeline a disparu, annonça-t-il. Elle n’a pas regagné son appartement de Brooklyn.
— Cela ne me surprend pas.
Et cela n’avait pas l’air de l’intéresser beaucoup non plus. En même temps, pourquoi en
aurait-il été autrement ? De son point de vue, le départ de Madeline, qu’elle ne pouvait que
détester, était probablement une bonne chose.
Se déplaçant avec sa grâce féline habituelle, elle alla décrocher le téléphone mural.
— Giselle ? Préparez un café, s’il vous plaît. Pour deux personnes.
Puis, se tournant vers Adam, elle ajouta :
— Nous le prendrons sur la terrasse.
— Je ne suis pas venu te rendre une visite de courtoisie, Maribelle.
— Dom est en haut, avec Roland. Tu tiens à ce qu’il entende notre conversation ?
Adam réprima une grimace d’agacement. Tout le monde semblait garder la tête froide, autour
de lui. Il était le seul à déraisonner, semblait-il.
Sans dire un mot, il suivit son ex-compagne dehors, et recommença à faire les cent pas.
Maribelle prit place dans un fauteuil, attendit que le café arrive et fit le service.
— Merci d’être passé voir Dominick, hier soir, murmura-t-elle.
— Il n’y a vraiment pas de quoi me remercier, rétorqua-t-il sèchement. Je ne vois pas en quoi
venir voir mon propre fils constitue un exploit.
— D’accord. Je suis heureuse que tu sois venu, alors. Dom était tout ragaillardi, ce matin. Je
le trouvais un peu triste, ces derniers temps. Cette histoire de Monet devait lui peser.
Elle semblait décidée à rester courtoise, malgré l’humeur massacrante qu’il lui offrait. Cette
constatation le poussa à changer de ton.
— Je regrette que l’on en soit arrivés là, avoua-t-il avec une certaine raideur. A ce que
Dominick se croie obligé de commettre un vol de cette ampleur pour avoir enfin mon attention, je
veux dire.
— Je suis entièrement d’accord avec toi. En même temps, puisque ça a marché, nous
pourrions peut-être nous dire que la fin justifie les moyens et passer à autre chose, qu’en penses-tu
?
Elle lui sourit et, bien que désemparé, il se résigna à baisser sa garde. Tirant le deuxième
fauteuil, il s’y installa.
— Tu as fait du bon travail avec notre fils, Maribelle. Et on ne peut pas dire que je t’aie
beaucoup aidée.
— Disons que Dom est un chouette gamin, malgré tout ce que nous lui avons fait subir.
Elle leva sa tasse, comme pour porter un toast.
— Parlons de Madeline, à présent. Tu as tout fichu par terre, tu le sais, je pense ?
— Non ! C’est elle qui dramatise la situation, nuance ! répliqua-t-il, sentant sa colère
rejaillir.
Il s’empara de sa tasse pour la reposer aussitôt d’un geste brusque.
— Je la connais. Elle finira par se calmer, déclara-t-il pour la énième fois de la journée.
Maribelle secoua lentement la tête. Elle n’y croyait pas, elle non plus.
— Ne te fais pas d’illusions, Adam. Tu l’as perdue. Et ne crois surtout pas que je m’en
réjouis, parce que c’est tout le contraire. La preuve, je suis allée jusqu’à tenter de la retenir.
Il ne chercha pas à dissimuler son scepticisme.
— Je t’assure que c’est la vérité, affirma-t-elle. Enfin… Elle aura eu une bonne influence sur
toi, c’est déjà ça. Regarde, nous prenons le café ensemble, comme les personnes civilisées que
nous pouvons être. C’est ce qu’il pouvait arriver de mieux à notre fils. Or, jusqu’à la semaine
dernière, ni toi ni moi n’aurions imaginé qu’une chose aussi banale puisse se produire, si ?
— J’avoue avoir un peu de mal à te comprendre, Maribelle. J’aurais plutôt pensé que tu
serais jalouse.
Il se faisait l’effet d’un idiot, en disant cela. Mais tout lui apparaissait sous un autre jour, ce
matin, et la candeur de son ex l’avait complètement désarmé.
— Oh ! Je le suis ! Seulement, pas au sens où tu l’entends.
Elle eut un petit rire joyeux, presque insouciant.
— Je lui laisse ton corps de dieu grec et tes talents d’amant, Adam. Ils ne m’intéressent plus.
Là où j’envie Maddie, c’est dans sa faculté à te tenir la dragée haute. Tu n’es pas son patron,
Adam ! Ce serait même plutôt l’inverse, à mon sens.
Il baissa les yeux vers sa tasse qui baignait dans une mare brunâtre, sur la soucoupe. Avec
une maladresse rare chez lui, il avait renversé la moitié de son café.
Encore un signe de son état d’esprit du moment. Car il avait beau répéter à l’envi que
Madeline lui pardonnerait son écart de conduite, il n’y croyait plus lui-même.
En résumé, Maribelle et Henry avaient raison : il avait merdé.
Et dans les grandes largeurs.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-il.
— L’oublier.
Il releva vivement la tête.
— Impossible, Maribelle. Je l’aime !
— Dans ce cas, change d’attitude. Cesse de faire le coq de basse-cour. N’essaie plus de la
dominer. Arrête de lui dicter sa conduite. Et surtout, montre un minimum de respect pour ses
valeurs. Maddie a fait un effort surhumain pour digérer l’histoire de La Dame en rouge et
t’accorder sa confiance. En t’embarquant dans cette relation, tu lui as implicitement promis que tu
ne jouerais plus jamais les Arsène Lupin. Que tu ne ferais plus rien qui puisse la froisser, du moins
dans ce domaine.
Elle se renversa dans son fauteuil, se tapota pensivement le menton et demanda :
— Comment t’es-tu défendu, quand elle a découvert le pot aux roses, hier ?
— En gros…
Il laissa échapper un soupir.
— En gros, je lui ai dit qu’elle se servait de la loi comme d’une béquille. Qu’elle obéissait à
des règles laxistes sans se poser de questions. Servilement, si tu préfères.
Il n’ajouta pas que, pour illustrer son propos, il l’avait renvoyée à l’impunité dont son père
avait bénéficié.
De quoi se cogner la tête contre les murs.
Un long silence suivit son aveu. Une pause interminable et si lourde de sens qu’il eut le
temps d’analyser la situation sans se mentir.
Il avait franchi les limites au-delà desquelles Madeline ne pouvait plus le suivre. Pire, sans
doute afin de faire bonne mesure, il les avait bafouées, ces limites. Il l’avait bafouée elle,
d’ailleurs.
Tout cela parce qu’elle l’avait pris la main dans le sac, lui avait fait honte et lui avait exprimé
son désaccord.
Maribelle avait bien raison de prétendre qu’il se comportait comme un coq de basse-cour.
Dénigrer ainsi les valeurs de la femme que l’on aimait constituait un abus de pouvoir lamentable.
Or Madeline avait suffisamment souffert des exactions paternelles pour reconnaître une
tentative d’intimidation quand elle y était confrontée.
Il fut tiré de sa réflexion par Maribelle, qui l’avait laissé réfléchir en sirotant son café.
— C’est comme ça, Adam. Les gens font des erreurs de parcours. Ils disent ou font des trucs
idiots, quand ils sont amoureux. Ils commettent des fautes monumentales, sans penser à l’autre
une seule seconde. Certains le font par amour, d’autres… malgré l’amour.
On n’aurait su être plus clairvoyant !
De toute évidence, Maribelle avait passé ces dix dernières années à réfléchir et à mûrir alors
que lui, il s’était enferré dans son arrogance.
Il parvint, mais difficilement, à regarder la mère de son fils dans les yeux.
— Je suis désolé, Maribelle. Je t’ai mal jugée. J’aurais dû te pardonner ton erreur de parcours
bien plus tôt.
Elle haussa les épaules et fit une petite moue, mi-figue, mi-raisin.
— J’ai très mal agi avec toi, Adam. Il m’a fallu des années pour me pardonner ma propre
conduite. Alors si je peux me permettre un conseil, ne fais pas comme moi. N’attends pas si
longtemps. Pardonne-toi maintenant, et va faire amende honorable auprès de Maddie, avant qu’il
soit trop tard.
— Je ne sais pas comment m’y prendre, avoua-t-il piteusement.
— Débrouille-toi pour que ce qui est important à ses yeux le devienne pour toi aussi. Fais-la
passer avant tout le reste. Si tu l’aimes vraiment, cela ne devrait pas être trop difficile !
Effectivement. Ce serait même un jeu d’enfant, maintenant qu’il avait les idées claires.
Encore fallait-il qu’il retrouve Madeline…
*
— Mlle St. Clair a retiré cinq mille dollars de son compte en banque, annonça Gio. A 9
heures ce matin, à l’agence de Times Square. Ensuite, elle s’est évaporée. Sa sœur n’a aucune
nouvelle, son employeur ne sait pas où elle est passée. J’ai appelé sa meilleure amie, Victoria
Westin, qui nie avoir eu le moindre contact avec elle. Pareil pour le vétérinaire dont elle semble
pourtant être proche.
— Tu t’es penchée sur sa carte de crédit ? Tu as essayé de retrouver sa trace par le biais de
son téléphone portable ? demanda Adam, à tout hasard.
En son for intérieur, il savait que Madeline était suffisamment intelligente pour avoir évité
de se servir de l’un ou de l’autre.
La réponse de Gio le conforta dans sa pensée.
— Elle n’a utilisé ni son téléphone ni sa carte de crédit, et je doute fort qu’elle le fasse dans
les jours prochains. Elle ne veut pas qu’on la retrouve, Adam. C’est aussi simple que ça.
Le détective s’interrompit, puis toussota avec gêne avant de demander :
— Tu as vu Maribelle ?
— Oui. Elle dit ne rien savoir de l’endroit où s’est rendue Madeline, et je la crois.
Adam frotta ses yeux fatigués. Maribelle lui avait donné un certain nombre de conseils, dont
un, essentiel : il devait renoncer à toute velléité de régenter l’existence de Madeline St. Clair.
Qui aurait cru qu’il se rangerait un jour à l’avis de son ex, en ce qui concernait sa vie
amoureuse ? Décidément, le destin se riait de lui, ces derniers temps.
— Laisse tomber, Gio, dit-il dans un soupir.
— Pardon ?
— Fais cesser les recherches. Dans leur intégralité.
Il raccrocha et s’approcha de la fenêtre. Le soleil qui se couchait sur Portofino diffusait ses
derniers rayons sur la mer. Dans le port, de petits bateaux amarrés dansaient paisiblement sur les
eaux. Un yacht voguait silencieusement vers le large.
Vingt-quatre heures plus tôt, Adam LeCroix était encore l’homme le plus heureux de la
planète. A l’aube d’une existence qu’il n’aurait jamais espéré avoir, même dans ses rêves les plus
fous.
Amoureux pour la première fois, et ravi de l’être.
Ce soir, s’il était toujours amoureux, c’était franchement l’horreur.
A tout hasard, et sans se faire trop d’illusions, il appela Lucille. Elle répondit à la première
sonnerie.
— Allô ?
— Bonjour, Lucille. Adam à l’appareil.
— Oh ! Adam… Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Il sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Tu as parlé à Madeline ? Comment va-t-elle ?
— Tu sais combien de temps ma sœur a attendu, avant de s’enticher de toi ? C’est moi qui
l’ai suppliée de te donner ta chance. Tout ça pour que tu lui brises le cœur ? Et tu oses m’appeler ?
Intérieurement, il se félicita de se trouver à distance respectable de la jeune artiste. Elle
vibrait littéralement d’indignation et n’aurait sans doute pas hésité à lui arracher les yeux, s’il
s’était tenu devant elle.
— Lucille, s’il te plaît. Qu’est-ce que Madeline t’a dit, au juste ?
— Ce qu’elle m’a dit ? En substance que tu étais un salaud doublé d’un menteur. Elle était
déchaînée. Je ne l’avais jamais vue dans un état pareil. Qu’est-ce que tu as fabriqué, bon Dieu ?
— J’ai fait une connerie. J’ai été arrogant. Idiot. Inconsidéré.
— Tu l’as trompée ?
— Non ! Non, bien sûr que non ! Je l’aime. Il faut que je le lui dise. Il faut… Il faut que je
m’excuse. Lucille, où est-elle ? Dis-le-moi, par pitié.
— Aucune idée. J’ai eu l’impression qu’elle m’appelait d’une gare routière, c’est tout ce que
je peux te dire.
Ce qui signifiait… Bon sang !
Qu’elle se trouvait dans un car, à destination de…
… n’importe où, en fait.
Seule.
Vulnérable.
— Quel con ! hurla-t-il, donnant un grand coup de poing dans le montant de la fenêtre.
S’il ne s’était pas retenu, il en aurait donné un autre, dans la vitre, cette fois.
Sa colère fut de courte durée, néanmoins.
Posant son front brûlant sur le carreau frais, il marmonna :
— Je ne la mérite pas.
— Je serais bien en peine de te contredire sur ce point, rétorqua Lucille. Maddie a un cœur,
elle.
— Et je le lui ai brisé…
De nouveau, il frappa contre le bord de la fenêtre.
En silence, il se rejoua la scène de la veille. Revit l’expression chagrine de Madeline.
Il l’avait trahie. Jamais elle ne lui pardonnerait son faux pas.
Il avait quasiment oublié Lucille lorsqu’il entendit un soupir, à l’autre bout de la ligne.
— Adam ? Ecoute, je… je ne sais vraiment pas où ma sœur se trouve en ce moment. En
revanche, je peux te dire où elle sera samedi.
28
Vicky déploya ses longues jambes et posa les pieds sur la rambarde du porche.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Maddie examina d’un œil critique les santiags neuves de son amie.
— J’en pense que tu vas droit vers la rupture de tendon, avec des chaussures pareilles.
— Oh ! Ça ?
Vicky fit pivoter sa cheville dans un sens puis dans l’autre pour exhiber sa nouvelle
acquisition. Il s’agissait de bottes de cow-boy noires, certes, mais à talons hauts, et piquées d’un
fil rose fluo.
— Les cow-boys du coin ne récurent pas les stalles en ballerines, figure-toi. Etonnant, non ?
Elle s’interrompit, le temps de ressortir la bouteille de chardonnay du seau rempli de glace
qu’elle avait posé entre leurs rocking-chairs.
— Cela dit, c’était du ranch dont je te parlais, pas de mes superbes santiags, précisa-t-elle,
tout en remplissant leurs verres. Tu le trouves comment ?
— Je…
Posant une main ferme sur son genou pour en faire cesser les tressautements, Maddie prit le
temps de regarder autour d’elle avant de répondre.
Les écuries, le paddock, les chevaux qui y paissaient tranquillement…
— Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais, déclarat-elle en toute sincérité. Ton ranch a
l’air… habité. On voit que vous vous y sentez bien. Que vous l’aimez, même.
Se tournant vers sa meilleure amie en passe de devenir officiellement la maîtresse des lieux,
elle ajouta :
— Ça ressemble à un vrai foyer, Vic. Je crois que tu as trouvé ta place.
Vicky eut une mimique un peu surprise, mais se reprit aussitôt.
— J’adore ce ranch, Mads, expliqua-t-elle dans un soupir. Surtout la réserve. C’est un endroit
fabuleux.
Tyrell, son futur époux, avait utilisé à bon escient les dommages et intérêts faramineux qu’on
lui avait versés à la mort de sa première épouse. Il avait fondé le Lissa Brown Memorial Refuge,
un refuge pour animaux, situé juste à côté du ranch.
— Pas plus tard que la semaine dernière, nous avons racheté deux éléphants à un cirque en
faillite, dit Vicky.
— Deux éléphants ? Rien que ça ! Tu m’emmèneras les voir, avant mon départ ?
— Avec plaisir !
Vicky marqua une pause et se pencha vers elle.
— Te connaissant, j’avais vraiment peur que tu détestes le Texas. Tu es tellement citadine…
— N’exagérons rien, marmonna Maddie. Mais avoue qu’il fait une chaleur infernale, ici. En
revanche, ton vin est frais. Alors, tout va bien !
Elle en avala une gorgée puis, du bout des pieds, fit balancer son rocking-chair.
— En effet… Tu me sembles relativement détendue, répliqua Vicky en grimaçant comme si
elle venait de dégoupiller une grenade.
Maddie savait ce qui lui valait ce ton prudent. Vicky s’attendait à une réponse explosive, du
genre : « Moi, détendue ? A proximité de mastodontes capables de m’écraser comme une vulgaire
fourmi ? Tu plaisantes ? »
— Je le suis ! répondit-elle. J’ai été injoignable pendant toute une semaine. Pas de téléphone,
pas de textos, pas d’e-mails, pas d’internet. Eh bien, tu veux que je te dise ? Ça m’a permis de
comprendre qu’on n’en avait pas tant besoin que ça, finalement. Au mieux, toute cette
merveilleuse technologie est chronophage.
Vicky hocha la tête, pas convaincue pour autant.
— Qu’est-ce que tu as fait de tes journées, alors ?
— J’ai réfléchi.
— Ah. Je vois.
— On ne prend plus le temps de réfléchir, de nos jours. Tout ce qu’on fait, c’est entrer des
données dans un système, sans prendre la peine de les analyser.
Vicky reposa bruyamment les pieds sur le plancher.
— Mads ! C’est bien toi qui me parles, là ? Parce que je ne te reconnais plus, je dois te
l’avouer.
Maddie lui décocha un sourire radieux.
— Je sais, je sais. Ça fait un peu Oprah Show. Ne t’inquiète pas, ça ira mieux quand j’aurai
définitivement réglé quelques derniers points de détail.
— Tu m’en vois ravie. N’empêche qu’on est loin de la Maddie que j’ai toujours connue.
— Oui, bon. C’est un peu normal. J’ai laissé quelques plumes, dans l’affaire. Je viens de me
relever d’un chagrin d’amour, je te rappelle !
Elle leva une main pour empêcher Vicky de l’interrompre.
— Je sais, je sais… J’avais juré mes grands dieux que je ne tomberais jamais amoureuse et
j’aurais mieux fait de tenir parole. Mais c’est déjà de l’histoire ancienne, tout ça. Je suis
complètement remise.
Elle disait vrai. L’épisode Adam LeCroix était une bavure, une simple erreur sur un parcours
par ailleurs exemplaire.
Soucieuse de s’épargner des questions gênantes, elle enchaîna :
— Cela dit, je dois reconnaître que l’expérience n’a pas été complètement inutile. Adam
m’a… disons libérée, en quelque sorte. Je… Comment dire ? Je traînais quelques casseroles,
comme tu le sais. Or, j’ai bien avancé dans ce domaine.
Elle avait encore du mal à parler de tout cela, même avec Vicky. Toutefois, jugeant que
verbaliser ses pensées constituait l’ultime test de vérité, elle se força à préciser :
— Tout d’abord, j’ai enfin accepté l’idée que Lucy est une adulte.
Vicky hocha la tête et attendit la suite.
— C’est la grande révélation de ces deux dernières semaines. Ma sœur est une adulte, elle est
intelligente, généreuse et elle a un cœur pur. Elle s’en sortira, dans la vie. Je serai toujours là pour
elle, bien sûr, seulement elle est grande, à présent. Suffisamment pour voler de ses propres ailes.
Satisfaite de cette première déclaration, elle marqua une pause. Le deuxième point de sa
démonstration lui semblait plus délicat à aborder.
— Parfait ! C’est un progrès, effectivement, lança Vicky, avec un sourire encourageant.
— Mon père, à présent. Je suis allée le voir, ce salopard.
— Oh, ma belle ! s’exclama Vicky, lui tapotant la main d’un geste compatissant.
— Oh ! Rassure-toi, je ne lui ai pas parlé ! Je ne l’ai même pas approché. Courageuse, mais
pas téméraire, comme on dit. Je suis seulement allée déjeuner dans le petit restaurant où il parade
devant ses copains. Je voulais l’observer. Le démystifier.
— Il ne t’a pas repérée ? Personne ne t’a reconnue ?
La question lui arracha un petit sourire.
— Non. Je m’étais déguisée. En garçon. Chemise de hockey, casquette de base-ball avec la
visière en arrière, et faux abdos. La totale.
Elle sentit son sourire s’évanouir.
— Et tu sais quoi ? Mon père est vieux, à présent. Ça a beau être parfaitement logique, cela
m’a fait tout drôle, de le voir comme ça… De me rendre compte que ce n’est qu’un vieux croulant
aux cheveux gris et qu’il n’a absolument rien de terrifiant.
Cette première constatation avait constitué un véritable choc pour elle. La deuxième avait été
encore plus marquante.
— Dans mon souvenir, c’était un colosse. Je t’aurais parié tout ce que tu voulais qu’il
mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix et pesait une bonne centaine de kilos. Eh bien, crois-
moi si tu le veux, mais c’est tout l’inverse ! Il fait moins d’un mètre soixante-dix, et sans doute à
peine quatre-vingts kilos.
— Cela ne change pas grand-chose à l’affaire, tu sais, lui fit remarquer Vicky. Ton père était
deux fois plus balèze que toi, et comme c’était un facho de la pire espèce, il me paraît tout à fait
normal que tu en aies eu une peur bleue !
— Je sais. D’ailleurs, je ne m’en veux pas pour ça. En revanche, j’en ai tiré une leçon, et pas
des moindres. Quand on a peur, on a tendance à exagérer l’ampleur du danger. Une fois que tu as
compris cela, la vie est moins compliquée.
Elle haussa les épaules, en partie pour appuyer sa théorie, en partie pour se débarrasser une
bonne fois pour toutes de son angoisse irraisonnée.
— En tout cas, ça m’a ouvert les yeux ! Cela dit, ne t’inquiète pas. Je ne suis pas encore
guérie de toutes mes névroses, conclut-elle.
— Ouf ! Tu me rassures. Vas-y doucement, d’accord ? Donne-moi le temps de m’habituer à
l’idée que ma meilleure copine est devenue une femme équilibrée !
— Très drôle ! Enfin, pour en revenir à mon père, la grande nouvelle est que je sais
dorénavant que le problème, c’était lui, pas moi. Je ne méritais pas qu’il me traite comme il l’a
fait. Ma mère et ma sœur non plus, d’ailleurs.
Ce dernier point avait achevé de la convaincre.
Et cela signifiait, en termes juridiques, qu’il y avait bien un coupable — lui —, et trois
victimes — sa femme et ses deux filles.
Ce n’était pas vraiment un scoop, bien sûr. D’une certaine manière, elle en avait toujours eu
conscience. Malheureusement, elle n’avait jamais réussi à intégrer cette réalité, du moins pas au
niveau émotionnel. Comment l’aurait-elle pu, quand la simple évocation de son père la plongeait
dans un abîme de culpabilité mêlée de honte ?
Elle comprenait parfaitement le mécanisme, dorénavant. Au lieu de se confronter à un
problème particulièrement douloureux, elle l’avait refoulé. Elle s’était surchargée de travail, en
plus de se réfugier derrière tout un tas de principes plus rigides les uns que les autres. Tout, pour
ne pas avoir à réfléchir à ce qui s’était vraiment passé.
Là-dessus, Adam était réapparu dans sa vie. Il avait déterré cette vieille histoire, lui avait
arraché les détails… et l’avait obligée à affronter la réalité en adulte qu’elle était.
Elle aurait voulu le détester encore plus, pour l’avoir ainsi forcée à parler. Elle aurait adoré
ajouter ce grief à son casier judiciaire déjà surchargé.
Malheureusement, c’était impossible. Du moins tant qu’elle voulait rester honnête avec elle-
même. S’il ne faisait aucun doute qu’Adam l’avait trahie, elle devait au moins lui laisser cela : il
l’avait amenée à se pencher sérieusement sur le passé, et sur le présent.
Et elle se sentait beaucoup mieux qu’auparavant.
— A nous, ma belle ! lança Vicky en levant son verre. Nous méritons bien ça, pour avoir
survécu à ce que nos parents nous ont fait subir, tu ne crois pas ?
Elles terminèrent leurs verres, Vicky les remplit une dernière fois et reposa la bouteille à
l’envers dans le seau à glace.
Agréablement grisée, Maddie ferma les yeux un instant, savourant la sensation. Puis elle les
rouvrit et sourit à Vicky.
— Enfin, je n’ai plus rien à redire à ton mariage, reprit-elle. Tyrell et toi serez probablement
heureux, tous les deux. Alors tu as ma bénédiction, si je puis dire.
Vicky partit d’un rire étranglé.
— Je t’entends déjà nous porter un toast, pendant ton discours de demain… « A Vicky et Ty
qui seront probablement heureux ensemble » ! Génial. On ne peut pas rêver mieux.
— Attends ? Parce que je dois faire un discours, en plus ?
— Eh oui ! J’ai oublié de te le dire. A moins que ce soit un acte manqué…
Vicky reposa les pieds sur la rambarde, puis se tourna vers elle, la mine grave.
— Bien ! Trêve de plaisanteries, Mads. Cesse de tourner autour du pot, et dis-moi qui est le
scélérat qui t’a fait autant de mal. Est… ou était, d’ailleurs ? Parce que je te connais. Tu es
capable de lui avoir réglé son compte !
— Oh ! Il est vivant ! Plus pour moi, mais je peux t’assurer que pour le reste de la planète il
est bien vivant ! Sinon, ça se saurait.
Elle prit le temps d’écarter une mouche qui tournait autour de son verre avant d’expliquer :
— Ta mère m’a collé un dossier particulièrement merdique sur le dos, et je me suis retrouvée
chez son client, en Italie. C’est un type riche à milliards et sexy en diable, un charmeur, quoi… Et
comme l’idiote que je suis, je me suis laissé avoir par le vin et la cuisine italienne.
Vicky hocha la tête d’un air entendu. L’instant d’après, elle croisait les mains, signe qu’elle
se préparait à l’interroger sans relâche pour démêler le vrai du faux.
Maddie se tendit. Adam restait une préoccupation majeure. La seule avec laquelle elle n’en
avait pas encore terminé. Mille cinq cents kilomètres de bus plus loin et au moins quatre mille
d’avion plus tard, elle pensait toujours à lui.
Et le sujet était encore trop sensible pour qu’elle se sente prête à en parler.
Elle se demandait comment détourner la conversation lorsqu’elle remarqua un nuage de
poussière, au loin. Un véhicule s’approchait du ranch à la vitesse grand V.
— Tiens ! Voilà Ty, on dirait ! Il a fait vite, dis donc ! lança-t-elle, étonnée.
Toujours selon le précepte « courageuses, mais pas téméraires », les deux femmes avaient
envoyé Ty chercher Adrianna à l’aéroport.
Vicky porta une main à son front pour se protéger du soleil.
— Non. Ce n’est pas lui. Il conduit un pick-up, je te rappelle. Et ça, c’est une voiture.
Elle cligna les yeux.
— Une voiture bleue, apparemment. Je n’attends personne. Je me demande qui ça peut être…
Maddie se leva d’un bond.
— Le fumier !
Sans prendre le temps d’expliquer quoi que ce soit à son amie éberluée, elle descendit les
marches tête baissée, et se planta en plein milieu de l’allée, les poings sur les hanches.
La Bugatti s’arrêta, la poussière retomba, la portière du conducteur s’ouvrit.
Adam en sortit, déployant son corps élancé avec son flegme habituel. Il resta longtemps
immobile, à l’observer à travers ses lunettes noires, par-dessus le toit de la voiture. Puis il retira
ses lunettes, les jeta sur son siège et referma la portière avec une brusquerie qui n’annonçait rien
de bon.
Comme Maddie restait muette, il contourna la voiture à grands pas.
Il était toujours aussi majestueux, ses cheveux étaient tout ébouriffés par le vent, et ses joues,
plus creuses que dans son souvenir.
Ses yeux, en revanche, étaient aussi bleus que le ciel du Texas.
Elle entendit vaguement Vicky demander, du haut du porche :
— Ouah ! A qui avons-nous l’honneur ?
« A une source d’emmerdements, voilà à qui nous avons l’honneur », songea amèrement
Maddie.
— Tu peux repartir d’où tu viens, LeCroix ! lança-t-elle. Tu n’es pas le bienvenu dans ce
ranch. Nous sommes en pleins préparatifs d’un mariage. Tu déranges.
Adam continua à avancer et s’arrêta à quelques centimètres d’elle. De près, sa virilité était
presque irrésistible.
Pire, son regard était brûlant.
Inflexible aussi.
Maddie, ne voulant pas reculer, fut obligée de lever la tête vers lui, ce qui acheva de l’irriter.
Pinçant les lèvres, elle tenta de l’intimider à son tour.
— Il me semble t’avoir dit clairement que je ne voulais plus te voir.
— Je t’ai entendue. Néanmoins, nous n’en avons pas tout à fait terminé. Il reste quelques
points à éclaircir, selon moi.
Sa voix était comme une gorgée d’eau fraîche après une semaine dans le désert.
Malgré elle, Maddie s’en régala.
Pour maudire tout aussitôt sa soif inextinguible.
— Comment as-tu su que j’étais ici ?
— Par ta sœur.
— Elle va m’entendre, je peux te l’assurer.
— Cela ne fait aucun doute. Seulement, tu ne lui fais pas peur, Madeline. Et tu ne me fais pas
peur à moi non plus.
Ses yeux bleus étaient rivés sur elle. Il la contemplait avec une telle intensité qu’elle dut
céder et reculer d’un pas.
Soucieuse malgré tout de sauver la face, elle s’essaya au mépris.
— Crache le morceau avant que j’attrape un torticolis.
Adam fit un nouveau pas en avant.
— Tu es partie. Tu m’as planté là et tu as disparu dans la nature.
— Quoi ? Ne me dis pas que ton limier a perdu ma trace !
— Ne fais pas l’innocente, Madeline. C’est exactement ce que tu voulais. Pendant ce temps,
je me suis fait un sang d’encre. J’ai passé des nuits entières à me demander si tu étais encore en
vie. Et je ne te parle pas des journées que je qualifierais volontiers d’interminables.
Voilà qui expliquait ses traits tirés et ses joues creuses.
Mais elle refusa de culpabiliser, cependant.
— Tu m’as prise pour une idiote, Adam. Tu m’as dit que tu m’aimais et dans la foulée, tu
m’as envoyée manger chez ton fils, avec ton ex, pour pouvoir sortir en douce et aller voler… je ne
sais quoi.
— J’avais l’intention de tout t’avouer dès le lendemain. J’avais besoin de temps, pour
t’expliquer la…
— Du temps ? le coupa-t-elle, furieuse. Combien de temps faut-il pour dire « Je suis un
voleur, un menteur et un roublard », selon toi ?
— Ce n’est pas ainsi que je vois les choses.
— Tout le problème est là, LeCroix. Tu te prends pour un chevalier en armure. Un redresseur
de torts. Alors que moi, je te prends pour ce que tu es : un vulgaire escroc !
*
Cette dernière remarque hérissa Adam.
Et pas qu’un peu.
Au terme d’une semaine pendant laquelle il n’avait fait qu’attendre, il était à cran.
Il n’avait pratiquement pas dormi et, pour la première fois de sa vie, avait perdu tout appétit.
Sans Dominick et Dupont, il serait devenu fou, purement et simplement.
Finalement, il avait pris le taureau par les cornes et s’était envolé pour le Texas. Dans un élan
d’optimisme parfaitement injustifié, il avait laissé son fils et le chien à Austin, sous bonne garde,
en leur promettant de ramener Maddie sous peu. Ensuite, il avait roulé pendant des heures dans
cette contrée aussi déserte qu’aride, le cœur en berne, prêt à s’agenouiller devant Madeline si elle
acceptait de l’écouter.
Et voilà qu’elle l’accueillait à grand renfort de sarcasmes et d’injures !
Bien que conscient de ce que sa déception n’était pas tout à fait légitime, il chargea à son
tour.
— Tu rêves toujours de me voir en prison, hein ? Malgré ce qui s’est passé entre nous, tu
continues à me juger et tu es aussi intransigeante qu’il y a cinq ans. En d’autres termes, tu n’as pas
évolué d’un iota, Madeline.
— Ce qui s’est passé entre nous, comme tu le dis si bien, se limite à un échange de fluides
corporels. Rien d’autre.
— Si tu en avais été aussi convaincue que cela, tu n’aurais pas pris la tangente au premier
incident.
— Dans mon milieu, le vol n’est pas un simple incident, LeCroix. Plus encore, ce genre de
petite plaisanterie a un prix : dix ans derrière les barreaux.
Et voilà ! C’était reparti ! La grande, l’intègre Madeline St. Clair lui resservait son credo.
En même temps, la dernière fois qu’ils s’étaient affrontés sur ce sujet, il en avait ri. Pire
encore, il avait ri d’elle et de ses valeurs, ce qui avait constitué une erreur.
Une erreur monumentale, sur laquelle il avait eu toute la semaine pour cogiter.
— Maddie, je…
Il prit une longue inspiration, expira lentement, et reprit :
— Je te demande pardon.
Elle plissa les yeux d’un air méfiant. Il crut qu’elle allait le rembarrer, mais pour une fois, et
à sa grande surprise, elle garda ses réflexions pour elle.
Il tenta de nouveau sa chance.
— Je t’ai fait du mal et…
La jolie blonde qu’il avait aperçue sur le porche descendit les marches et rejoignit Madeline.
— Bonjour. Je suis Vicky Westin, dit-elle en lui tendant la main.
La seconde d’après, elle écarquillait les yeux.
— Et vous… Vous êtes Adam LeCroix, non ? Incroyable ! Pardon… Bienvenue, je veux dire.
Adam s’empressa de lui serrer la main. C’était à l’amie la plus chère de Madeline qu’il avait
affaire. S’il s’était écouté, il aurait essayé de la charmer, de la mettre dans son camp, dans l’espoir
de faire plier l’objet de tous ses tourments.
Malheureusement, cela n’aurait rien changé. Il ne s’agissait pas de faire plier Madeline,
justement. Ce qu’il voulait, c’était qu’elle choisisse de rester avec lui.
En toute liberté. En son âme et conscience.
— Je ne suis pas venu m’inviter à votre mariage, déclarat-il poliment. Il fallait que je voie
Madeline, et elle est… particulièrement difficile à joindre, ces derniers temps.
— Ainsi c’est vous, le fameux client, murmura Vicky en se tournant vers son amie avec un
air entendu. Vous préféreriez sans doute avoir un peu d’intimité pour mener cette… conversation à
bien. Seulement, j’ai bien peur que nous ayons de la compagnie d’ici peu. En la personne de ma
chère mère, conclut-elle, désignant le chemin de terre d’un geste du menton.
— Il ne manquait plus qu’elle ! s’exclama Madeline. Va-t’en, Adam. Tout de suite ! Vite !
Elle tenta de le repousser des deux mains.
— Pourquoi ? Cela tombe plutôt bien, pour moi, répliqua-t-il. Je voulais voir Adrianna,
justement. J’ai un certain nombre de choses à lui dire.
— Quoi, par exemple ? Que la semaine de travail acharné prévue s’est transformée en
semaine de vacances aux frais de la princesse ? Trop tard. Je le lui ai déjà annoncé par texto.
Sur ces mots, Madeline tenta de le faire pivoter. Sans succès.
Au lit, c’était sa force qui l’excitait le plus. Ici, cela constituait un obstacle, des plus agaçant,
apparemment.
On ne pouvait pas tout avoir !
Le pick-up se gara derrière la Bugatti, la mine grincheuse d’Adrianna visible à travers le
pare-brise.
Poussant la lourde portière pour l’ouvrir, elle ignora royalement le bras que sa fille lui
tendait et descendit tant bien que mal du véhicule. Sa jupe portefeuille un peu trop courte
s’entrouvrit sur des cuisses étonnamment toniques.
La poussière qu’elle souleva en posant les pieds par terre retomba aussitôt sur ses escarpins
en daim. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Sans doute avait-elle mieux à faire, dans l’immédiat.
— Tyrell conduit comme un dingue, annonça-t-elle, en guise de bonjour.
Ce dernier, qui tirait les deux valises démesurément grandes de sa future belle-mère du
véhicule, rétorqua d’un ton qui en disait long sur son exaspération :
— Je vous ai dit et redit que la vitesse était limitée à cent à l’heure.
— Et alors ? Cela ne rend pas la route plus sûre pour autant, que je sache ? Franchement,
Victoria, on a raison de penser que le Texas est une terre de bouseux !
Afin, sans doute, de renforcer son propos, elle fit courir un regard aussi désapprobateur
qu’éloquent sur la maison principale, les écuries, les chevaux, avant de se concentrer sur la petite
assemblée qui se tenait devant la Bugatti.
Quand Adrianna reconnut enfin Adam, elle commença par faire des yeux ronds avant de se
tourner vers Madeline avec un air furieux.
Jugeant qu’il était temps d’intervenir, Adam se mit nonchalamment dans la ligne de mire.
— Adrianna ! s’exclama-t-il, la gratifiant d’un sourire dévastateur. Quel plaisir de vous voir
ici !
— Adam ! Si je m’attendais…
Adrianna pâlit légèrement, puis se ressaisit.
— Je suis ravie de vous voir, moi aussi.
Se tournant vers Madeline pour la fusiller du regard, elle ajouta :
— Cela dit, ce n’était pas la peine de parcourir tout ce chemin pour vous plaindre auprès de
moi de mon employée. Elle répondra elle-même de son manque de professionnalisme, croyez-le
bien.
— Je ne te dois aucune explication, Adrianna, intervint Madeline, exaspérée. Nous avons
retrouvé le Monet, j’en ai informé Hawthorne, et j’ai pris une des semaines de vacances que tu me
dois depuis si longtemps.
— Puisque la situation est aussi simple que cela, répliqua Adrianna d’un ton venimeux, peux-
tu m’expliquer pourquoi Adam a appelé notre cabinet pour nous demander où tu étais passée ?
Peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas répondu au téléphone de la semaine ? Non. Pour moi, il est
évident que tu as failli à ta tâche et que tu as fui pour échapper aux conséquences, voilà tout !
De nouveau, Adam s’interposa.
— C’est tout le contraire, Adrianna ! Je suis ravi des services de Madeline. En retrouvant
mon tableau, elle m’a épargné une bataille juridique coûteuse et particulièrement hasardeuse, je
dois bien l’avouer.
Il eut un petit sourire contrit et ajouta :
— Savez-vous que je lui ai proposé un emploi et qu’elle l’a refusé ? Apparemment, pour
m’octroyer ses services, je dois passer par votre cabinet. Vous confirmez ?
La question sembla amadouer Adrianna. Madeline, en revanche, perdit définitivement son
calme.
— Il est hors de question que je revienne travailler pour toi, LeCroix !
Adrianna se crispa visiblement.
— Ce n’est pas à toi de choisir nos clients, Madeline. C’est mon rôle. Alors si Adam te veut,
eh bien… il t’aura, ma fille !
— Il ne m’aura pas ! Vous m’entendez, tous ? Il ne m’aura pas ! Je ne suis pas un objet, que
je sache !
Elle était tellement furieuse qu’elle se tourna vers Adam et le repoussa des deux mains, avec
un peu plus de succès que précédemment.
— Madeline ! s’exclama Adrianna, fonçant sur elle.
Adam tenta de se mettre entre elles et récolta un coup de pied dans le tibia de la part de
Madeline.
Qui pivota vers Adrianna, les poings serrés, prête, visiblement, à s’en servir.
Adam la rattrapa par un bras, Vicky par l’autre.
Et puis, Tyrell s’en mêla.
— Quoi que vous pensiez du Texas, tous autant que vous êtes, lança-t-il avec son accent
traînant, nous ne maltraitons pas les femmes, dans cet Etat. Même quand elles sont désagréables,
insolentes, voire carrément effrontées.
Madeline se dégagea et lui décocha un regard noir. Au lieu de se braquer, Tyrell opta pour un
terrain neutre.
— Chouette bagnole, dit-il, faisant le tour de la Bugatti. Je n’en avais encore jamais vu de
semblable.
A la grande satisfaction d’Adam, Madeline leva les yeux au ciel. De toute évidence, elle avait
rarement entendu de remarque plus stupide.
— Evidemment ! lança-t-elle avec ironie. C’est une Bugatti Veyron. Ça coûte la bagatelle de
deux millions de dollars, ces petites choses, de sorte que ça ne court pas les rues.
Un silence ébahi s’ensuivit. Tyrell fut le premier à retrouver l’usage de la parole.
— Et ça roule à… ?
— Un peu plus de trois cents à l’heure. En gros, tu passes de l’arrêt à cent à l’heure en cinq
secondes.
— Et tu sais ça comment ? s’enquit aigrement Adrianna.
— Ce ne sont pas tes oignons ! lui rétorqua sèchement Madeline.
Adrianna n’attendait que ça. Elle sauta sur l’occasion à pieds joints.
— Surveille ton langage, Madeline. Parle-moi sur un autre ton, sinon…
— Maman, intervint Vicky. S’il te plaît…
— N’essaie pas de m’amadouer sous prétexte que je suis ta mère, Victoria. Ton amie est allée
trop loin ! Elle a laissé un de nos meilleurs clients en plan, et à présent, elle se permet de le
malmener. Alors, si elle veut garder son boulot, je peux…
— Adrianna ! dit Adam, d’un ton qu’il savait suffisamment impérieux pour la faire taire. Je
n’accepterai pas que vous vous serviez de moi pour congédier Madeline. Je n’ai rien à lui
reprocher, bien au contraire. Elle a rempli à merveille son rôle de conseillère.
Il reprit son souffle et passa directement à l’argument qu’il avait prévu de garder pour la fin.
— J’ajoute que, pour l’en remercier, je tiens à lui donner une petite prime.
Prenant la main de Madeline, il y déposa la clé de la Bugatti.
Cela eut l’effet d’une bombe sur la petite assemblée qui digéra la nouvelle dans un silence de
plomb.
Adam n’entendait plus que les battements de son propre cœur. Le moment était crucial. Il
allait signer la fin des hostilités entre Madeline et lui.
Madeline baissa les yeux sur la clé. L’instant d’après, elle relevait la tête vers lui, pour
l’affronter dignement.
A la Madeline St. Clair.
Autrement dit, en pitbull.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Adam ?
— Tu m’as bien dit que tu apprendrais à conduire, si je te donnais la Bugatti, non ?
Il feignit la plus grande décontraction. En aucun cas, Madeline ne devait deviner que son
destin tout entier dépendait de sa réponse.
— Alors voilà, conclut-il. Cadeau, sans arrière-pensée. Tu ne me dois rien.
Madeline le fixa avec attention, mille sensations diverses défilant dans ses yeux.
Manifestement, elle cherchait à comprendre ce qui avait changé en lui au cours de la semaine.
Il avait initialement prévu de ne lui offrir la voiture qu’une fois qu’ils seraient réconciliés. Il
tenait à ce qu’elle prenne le geste pour ce qu’il était : un simple cadeau. Pas un appât, et surtout
pas un pot-de-vin. Seulement, il avait mis une machine en marche, en appelant Adrianna dès son
retour à New York. Ce qui les avait tous conduits à une possibilité qu’il n’avait pas envisagée :
celle que Madeline perde son travail par sa faute.
De sorte qu’il n’avait plus eu d’autre choix que de s’ériger en rempart. En digne
représentante de Marchand, Riley & White, jamais Adrianna ne franchirait le pas.
En d’autres termes, elle ne licencierait pas Madeline tant qu’il la soutiendrait.
En revanche, il était beaucoup moins sûr de la réaction de celle qu’il appelait encore sa belle.
Sachant de quoi elle était capable, il attendit sa réponse, le cœur battant et les poings serrés au
fond de ses poches.
Après avoir longuement considéré la clé qu’elle tenait en main et l’avoir caressée du bout du
pouce d’un air d’envie, elle se tourna vers Tyrell.
— Avec deux millions de dollars, on peut nourrir un certain nombre d’éléphants ou d’autres
bestioles en perdition, non ? demanda-t-elle. Et pendant longtemps, si je ne m’abuse ? Alors, à toi
de jouer, l’ami !
Sur cette belle déclaration, elle glissa la clé dans la poche de la chemise de Tyrell, regagna le
porche et entra dans la maison.
La moustiquaire claqua avec un bruit retentissant derrière elle.
Trois visages perplexes se tournèrent vers Adam.
Il n’avait qu’une envie : emboîter le pas à Madeline.
Pour la forcer à l’écouter.
A croire en lui.
En sa rédemption.
Pourtant, une force supérieure le cloua sur place. Il devait reprendre ses esprits, respirer un
grand coup… et se faire à l’idée qu’il avait tout perdu.
Tyrell lui tendit la clé de la Bugatti.
— Non, dit-il en la refusant. Cette voiture appartient à Madeline, à présent. Elle a le droit
d’en disposer comme elle l’entend.
Puis, voyant Adrianna ouvrir la bouche, sans doute pour vociférer, il l’arrêta d’un geste de la
main.
— Plus un mot, Adrianna. Si jamais j’apprends que Madeline a eu à souffrir de cette
malencontreuse histoire, c’est vous que je tiendrai pour responsable, compris ?
Bien que visiblement froissée, Adrianna s’abstint de tout commentaire. Elle hocha la tête
avec raideur, tourna les talons et se dirigea à son tour vers la maison.
Tyrell laissa échapper un sifflement admiratif.
— Bon sang ! Je n’aurai pas vécu pour rien ! Ce n’est pas tous les jours que l’on rive son clou
à ma… chère belle-mère !
Il désigna son pick-up de la tête.
— Montez, l’ami. Je vous ramène à Austin.
— Merci. C’est gentil, mais je préfère appeler mon chauffeur.
— Il n’est pas rendu, le pauvre. Entrez donc ! On va se boire une petite bière bien fraîche, en
attendant.
— Non. Je vais attendre sur le porche, si cela ne vous dérange pas.
— Comme vous voulez ! lui répondit Tyrell, reprenant son chapeau posé sur le coffre du
pick-up. Si jamais vous changez d’avis, n’hésitez pas à venir nous rejoindre. C’est qu’il fait vite
soif, dans nos contrées !
*
Adam s’installa dans un des rocking-chairs et contempla la bouteille de vin blanc vide qui
dansait doucement au milieu des glaçons, dans un seau.
Il envoya un message à Fredo.
Et attendit.
Maddie ne serait pas longue. Le simple fait de le savoir assis sous ses fenêtres suffirait à la
rendre folle.
Elle allait fulminer, faire les cent pas, jurer comme un charretier, et puis, bien avant que
Fredo arrive, elle sortirait comme un volcan pour exprimer sa fureur.
A ce moment précis, il lui ouvrirait son cœur et s’en remettrait entièrement à elle.
Il en allait de son avenir tout entier.
Il la gagnerait ou la perdrait définitivement.
Comme ça. Sur un dernier coup de poker.
29
Postée devant la fenêtre de la cuisine Maddie fulminait.
— Non mais, regarde-le, ce fumier ! Installé là comme si ce ranch lui appartenait, en train de
se balancer bien gentiment, pendant que ses sous-fifres triment pour lui !
— Mmm, fit distraitement Vicky.
Occupée à découper des carottes sur le plan de travail, elle avait manifestement cessé
d’écouter ses doléances depuis un bon moment.
Ty apparut sur le seuil de la cuisine, un petit sourire aux lèvres. Dans la vitre, Maddie vit
Vicky secouer négativement la tête, puis Ty hausser les épaules, tourner les talons et ressortir.
« Super ! LeCroix va finir par me mettre les mariés à dos, en plus du reste ! » songea-t-elle,
furieuse.
— Ça suffit comme ça ! s’écria-t-elle. On l’a assez vu, ce pitre. Il va repartir d’où il est venu,
et vite fait !
Elle trouva Ty en train de consulter son iPad, dans le salon.
— Donne, dit-elle simplement, tendant la main, paume ouverte.
Il feignit la surprise la plus totale.
— Et mes éléphants, alors ?
Au lieu de répondre, elle agita l’index.
Ty tira la clé de la Bugatti de sa poche. Elle la prit et se précipita dehors.
Adam leva vaguement la tête vers elle, lorsqu’elle arriva. Sans manifester le moindre
étonnement, qui plus est.
Il semblait parfaitement à sa place, sur ce porche, avec son jean légèrement passé et un T-
shirt si moulant que l’on voyait une fine traînée de sueur dégouliner entre ses pectoraux. Si l’on
ajoutait à l’ensemble les cheveux coiffés avec les doigts et la barbe de trois jours qui lui
obscurcissait les joues, on obtenait un cow-boy des plus sexy, se remettant d’une longue journée
de travail à cheval.
Elle lui agita la clé de la Bugatti sous le nez.
— Allez, cow-boy. Remonte sur ta selle. Il est temps de mettre les bouts, si tu vois ce que je
veux dire.
Il jeta un bref coup d’œil à la clé, un autre, tout aussi éphémère, sur elle.
Et posa nonchalamment les pieds sur la rambarde.
Exaspérée, elle lui donna une grande claque sur la cuisse du revers de la main.
— Du balai ! Fiche le camp ! Déguerpis ! En quelle langue faut-il te le dire ?
— Je préfère attendre que Fredo arrive. Il est en route.
— Tu n’auras aucun de mal à le repérer quand tu le croiseras, sur ces routes désertes.
— Dominick est avec lui. Ainsi que Dupont, d’ailleurs. A mon avis, ils seraient fort déçus de
ne pas te voir.
A ces mots, elle sentit sa bouche s’ouvrir puis se refermer. Des larmes idiotes lui montèrent
aux yeux, prêtes à jaillir. Elle les refoula tant bien que mal, mais ne put s’empêcher de demander :
— Ah… Ils vont comment ?
Pour toute réponse, Adam s’empara de son portable pour y chercher une vidéo. Incapable de
résister, Maddie se pencha au-dessus de lui pour la regarder.
Dupont, beaucoup plus en forme que la semaine précédente et franchement remplumé,
courait dans tous les sens sur la pelouse verte de la villa principale de Portofino.
Hors champ, Dominick hurla son nom, l’encouragea à pleins poumons, puis une balle de
tennis apparut à l’écran. Le chien prit un virage à cent quatre-vingts degrés, s’élança vers le ciel et
rattrapa la balle comme un pro.
La caméra se tourna vers Dominick qui avait entamé une petite danse triomphale, et le film
s’arrêta.
Maddie s’aperçut qu’elle souriait aux anges… et que deux larmes renégates lui avaient
échappé.
Les essuyant avec colère, elle se redressa.
— C’est bien, dit-elle. Ils ont l’air d’avoir la pêche. Je suis contente pour eux. A présent, va-
t’en.
Adam glissa tranquillement son téléphone dans sa poche.
— Je ne peux pas. La Bugatti est déjà à ton nom.
Si la vidéo avait attendri Maddie, elle n’en était pas encore au point de revenir sur sa
décision.
— Je ne peux pas l’accepter, déclara-t-elle d’une voix ferme.
— Eh bien, donne-la à Tyrell ! Si je n’ai pas bien compris cette histoire d’éléphants, il n’en
reste pas moins que cela a été ton premier réflexe, non ? Alors ne te gêne surtout pas pour moi.
Avant de lui passer la main toutefois, va jeter un coup d’œil sur le siège du passager. J’y ai laissé
quelque chose qui devrait t’intéresser.
Quoi encore ? L’émeraude de la princesse turque ?
— Je ne vois rien qui puisse m’intéresser, venant de toi, répliqua-t-elle, feignant
l’indifférence la plus totale. Si ce n’est, peut-être, le pantalon de cuir avec lequel j’ai goûté aux
joies de la moto.
Adam esquissa un sourire. Pas celui qui la faisait craquer, mais presque.
— Va voir ! Tu décideras de ce que tu veux en faire une fois que tu sauras de quoi il retourne
!
Maddie entama une petite bataille intérieure contre la curiosité qui la tenaillait et, bien
évidemment, perdit la partie.
— Si tu insistes, grommela-t-elle, feignant la réticence la plus totale.
Elle descendit les marches en tapant des pieds, ouvrit la portière de la Bugatti et aperçut un
tube en carton.
Un tube suffisamment long pour renfermer une toile de maître.
Interdite, elle jeta un coup d’œil furtif derrière elle. Adam continuait à se balancer dans son
rocking-chair, l’expression indéchiffrable.
Glissant le tube sous son bras, elle remonta sur le porche et laissa tomber l’objet sur les
genoux d’Adam.
— Ton fils aurait fini par trouver le courage de te la rendre lui-même, lui fit-elle remarquer.
Tu ne me dois rien.
Il la contempla d’un air bizarre. C’en était fini, de l’impassibilité. Cette fois…
— Ce n’est pas le Monet que tu tiens là, Madeline.
— Dans ce cas, qu’est-ce que… Oh !
Non…
Elle sentit le sang se retirer de son visage, fit un bond en arrière et, prise de vertige, chancela.
Adam fut debout dans la seconde qui suivit. La rattrapant au vol, il l’installa à la place qu’il
venait de libérer.
— La tête entre tes genoux, ordonna-t-il, lui appuyant doucement sur la nuque pour l’obliger
à se pencher en avant. Parfait… Maintenant, respire. Tout va bien, ma chérie. Je suis là.
Il était là, oui. Et bien là.
Pire encore, sa présence était rassurante. Ce que Maddie aurait aimé comprendre, puisqu’il
était à l’origine de son étourdissement.
— Ce… C’est… La Dame en rouge ? balbutia-t-elle sans chercher à se redresser.
Des deux mains, Adam entreprit de lui masser le dos.
— Oui.
— Pour… Pourquoi ?
— Tout simplement parce que je t’aime, ma chérie.
— Je ne vois pas le rapport.
Adam étouffa un petit rire contrit.
— Je suis un romantique dans l’âme. On ne se refait pas, que veux-tu ?
Romantique ?
Qu’y avait-il de romantique dans le don d’un Renoir volé et par conséquent invendable ?
Maddie se redressa lentement.
Agenouillé à son côté, Adam était au même niveau qu’elle, ce qui lui donnait l’avantage.
C’était d’autant plus injuste qu’elle n’avait pas d’autre choix que de se perdre dans les
profondeurs dangereuses de ses yeux bleu azur.
— Madeline…, commença-t-il, lui posant une main sur la jambe.
Encore une injustice, cette main apaisante sur sa peau…
— Quoi que tu penses de moi, je tiens à ce que tu saches que je ne voulais ni te blesser ni te
trahir, l’autre soir. Le vol du Matisse était prévu de longue date et planifié dans ses moindres
détails. De plus, au risque de me répéter, je t’aurais tout avoué dès le lendemain.
Malheureusement, tu m’as pris de court, mes explications n’ont pas été bien convaincantes, c’est
le moins que l’on puisse dire et…
Il laissa échapper un soupir.
— Je te demande pardon, Madeline.
Maddie aurait voulu se détourner. Se lever quitter cet escroc de milliardaire pour toujours.
Malheureusement, elle était totalement fascinée par ce qu’elle lisait dans son regard.
— Ce que je t’aurais expliqué, si tu m’en avais laissé le temps, c’est que j’ai un faible pour
l’art, reprit-il.
Elle partit d’un petit rire incrédule.
— Un faible ? Non, Adam. Tu as un faible, comme tu dis, pour les voitures de sport. A
contrario, tu es littéralement obsédé par l’art.
— Appelle cela une obsession si cela peut te faire plaisir. Tu ne seras pas la première. Tout
mon entourage semble avoir une théorie sur la question. Henry, Maribelle, Gio. Si ça se trouve, ils
ont parfaitement raison, d’ailleurs. Toutefois, la question n’est pas de savoir comment ou pourquoi
j’en suis arrivé là.
Il cilla une ou deux fois avant d’étudier attentivement son visage.
— Il se trouve que je suis très attaché aux œuvres d’art, Madeline. A l’art en général. Aux
merveilles de ce monde. Alors, ça me rend malade de voir des rebuts de l’humanité, tortionnaires
ou autres pédophiles, émerger de la lie et s’essuyer les pieds dessus pour effacer les traces
sanglantes de leurs exactions. D’autant que la justice ne fait rien pour les arrêter, ceux-là. Tu en
conviendras avec moi, non ?
Tout cela était d’une logique imparable. Il était tellement passionné ! C’était à un escroc dans
son bon droit qu’elle avait affaire, en fin de compte !
— Quand, comme moi, on vit dans un tel état d’esprit, poursuivit-il, on n’a aucun remords à
s’accaparer des tableaux que ces criminels ont achetés avec de l’argent aussi sale.
La voyant ouvrir la bouche pour protester, il leva une main impérieuse.
— Je m’empresse d’ajouter que, si je suis aiguillonné par le goût du risque, comme tu me
l’as fait remarquer à juste titre, notre terre regorge de trésors inestimables. De sorte que, si je ne
faisais cela que pour avoir ma dose d’adrénaline, il y a bien longtemps que j’aurais élargi mon
champ d’action.
— Ce que tu n’as pas fait ?
Il eut un sourire furtif.
— Si j’en avais eu la moindre envie, tu me l’aurais fait passer lors de notre première
rencontre, il y a cinq ans. Parce que tu as été particulièrement pointilleuse, sur ce coup-là. Au
point que j’ai vraiment cru que c’en était fait de moi, pour le coup !
Reprenant son sérieux, il se saisit de ses mains.
— J’ai volé La Dame en rouge, c’est vrai. Je l’avoue. Dans le simple but de l’arracher à ce
fumier d’Akulov. Aujourd’hui, c’est entre tes mains que je la remets, cette toile si prisée. En
même temps que mon propre sort.
Maddie ne savait plus que dire. Et encore moins que faire !
Elle tenait Adam LeCroix. Ce n’était pas trop tôt !
Mais alors qu’elle aurait dû savourer sa revanche, elle avait envie de pleurer.
Pourquoi avait-il attendu qu’elle ne soit plus son avocate pour lui avouer son crime ?
— Je t’entends réfléchir jusqu’ici, dit-il à mi-voix. Laisse-moi terminer, avant d’appeler le
FBI, si tu veux bien.
— Non. Tais-toi. Plus un mot tant que tu ne seras pas dûment représenté.
— Ce que j’ai à ajouter ne constitue pas un délit. Et il faut que je te le dise, parce que c’est la
véritable raison qui m’a fait venir jusqu’ici.
Ses yeux s’étaient mis à briller d’une lueur toute particulière.
— Je ne peux pas changer mon regard sur le monde pour toi, Madeline. Au plan moral,
j’entends. Ma notion de l’éthique est sans doute un peu particulière, mais c’est ainsi. En revanche,
je suis tout à fait prêt à accepter l’idée que tu ne voies pas les choses comme moi. Par
conséquent…
Il pencha légèrement la tête sur le côté avant de conclure :
— Je te propose de raccrocher, Madeline. De ranger mon armure et mon épée au placard, et
d’arrêter de jouer les monte-en-l’air. Définitivement. Pour toi, je suis prêt à le faire. A renoncer. A
laisser les pires salopards blanchir leur argent par le biais des œuvres d’art.
Maddie tenta tant bien que mal de dissimuler son émotion.
— Pourquoi maintenant ? s’enquit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Tu ne pouvais pas
prendre cette décision la semaine dernière, quand il en était encore temps ? Cela me serait allé
droit au cœur, et tu le sais très bien.
— Parce que, comme tu me l’as si souvent reproché, je suis trop sûr de moi. Et que dans mon
arrogance j’ai pensé que tu finirais par comprendre que tu faisais fausse route et que tu te
rangerais à l’avis du grand Adam LeCroix. Comme tout le monde, quoi !
Il étouffa un nouveau rire. Gêné, cette fois-ci.
— Crois-moi, cela sonnait moins pompeux ou égocentrique dans ma tête, quand j’ai ressassé
mon discours, en route.
Bien que ce dernier aveu ait dû lui en coûter, il ne cilla pas.
— Quelle que soit la manière dont on regarde les choses, je sais dorénavant que j’ai eu tort.
J’ai franchi la ligne rouge. Je ne peux que m’en excuser et te promettre, encore une fois, que cela
ne se reproduira pas.
Maddie ouvrit la bouche pour protester, mais il ne lui laissa pas le temps de s’exprimer.
— Je ne te promets pas de rester dans les clous pour le restant de ma vie, et je ne doute pas
une seconde que tu me remettras vite sur le droit chemin. Je jure simplement de ne plus jamais
voler quoi que ce soit.
Maddie se passa les mains sur le visage.
— Bon sang, Adam… Tu ne comprends donc pas ? Il ne te suffit pas de t’excuser. Tu viens de
m’avouer un vol ! En bonne et due forme, et pas des moindres !
— Tu as toujours su que j’étais coupable, Madeline.
— C’est possible, seulement, tu viens de l’avouer à voix haute. Et je n’ai rien d’une autruche,
au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Je ne peux pas m’enfouir la tête dans le sable et faire
comme si je n’avais rien entendu !
Elle désigna du menton le tube qui avait roulé par terre.
— Il y a un tableau d’une valeur de plusieurs millions de dollars, là-dedans ! Que veux-tu
que j’en fasse ? L’accrocher quelque part dans mon appartement ? Ce Renoir a été volé, Adam !
Volé !
Eperdue, elle se prit la tête entre les mains.
— Pourquoi tu me fais ça à moi ? Pourquoi me mets-tu devant un tel dilemme ?
— Pour te prouver que nous sommes faits l’un pour l’autre, ma chérie. Pour te montrer
jusqu’où je suis prêt à aller pour que tu restes avec moi. Tu m’as décrit la vie en prison dans les
termes les plus éloquents qui soient, et je peux t’assurer que je n’ai aucune envie d’y moisir.
D’ailleurs, autant te prévenir tout de suite, je mettrai tous les moyens en ma possession pour
éviter cela, le cas échéant. D’un autre côté, j’ai parfaitement conscience que tu pourrais me
dénoncer. En clair, je sais exactement quels risques j’encours. Je…
Laissant sa phrase en suspens, il lui encadra le visage des mains et, des deux pouces, lui
caressa tendrement les joues.
— Je ne suis pas ton patron, Madeline. Je ne suis pas le maître du monde. Cela ne m’a pas
empêché de te manipuler, de te mettre le dos au mur, de te faire chanter, d’une certaine manière. A
présent…
Il lui déposa un baiser ardent sur le front.
— A présent, ma chérie, je m’en remets à toi. Mon avenir tout entier est là. Entre tes mains.
*
Lorsqu’il vit dans quel tourment il venait de plonger la femme qu’il aimait, Adam en vint
presque à regretter son geste. Décidément, quoi qu’il fasse, il avait l’art de la blesser, semblait-il.
Elle le considéra longuement, d’un regard aussi sévère que troublé, avant de reprendre la
parole :
— Je me trouve dans une position délicate, Adam. Si je te laisse repartir avec La Dame en
rouge, je me rends complice de ton vol. Et si je te dénonce, tu vas droit en prison.
Elle lui enfonça un index dans la poitrine. Avec force. Et à plusieurs reprises.
— Tu ne pouvais pas rester en Italie et laisser ce putain de Renoir en dehors de tout ça ?
Adam sourit avec une assurance qu’il n’était pourtant pas en position d’afficher.
— J’en ai été incapable, parce que je t’aime, Madeline. C’est aussi simple et aussi compliqué
que cela. Parce que j’ai confiance en toi, aussi. Au point de m’en remettre entièrement à ta
décision.
Et cette dernière démarche constituait un véritable acte de foi en soi.
Il voulait faire de cette femme son épouse, la mère de ses enfants, son associée en affaires.
Si elle éprouvait envers lui la moitié de l’amour qu’il lui portait, elle ne refuserait rien de
tout cela. Mieux, elle l’accepterait tel qu’il était, et surtout, elle croirait en sa promesse.
Quant à La Dame en rouge… ils trouveraient bien une solution ou une autre !
Se dégageant, Madeline tira son téléphone de sa poche, fit défiler le répertoire et appuya sur
une touche.
Adam réprima difficilement un soupir de soulagement.
Première victoire : elle n’avait pas appelé le 911.
Sa jubilation fut de courte durée, cependant, car il l’entendit dire :
— Madeline St. Clair. Je voudrais parler au sénateur Warren.
Pause.
Interminable.
— Michael ? Ah, bonjour. Je… Oui, oui. Ravie, moi aussi. Ecoute, tu as toujours quelques
copains au bureau du procureur général, non ?
Anéanti, Adam s’absorba dans la contemplation du vieux plancher en bois.
Il avait brisé le cœur de cette femme merveilleuse. Il lui avait causé un chagrin fou.
Et il l’avait perdue à jamais.
En bonne avocate, elle alla droit au but, sans louvoyer et s’exprimant clairement.
— Parfait, enchaîna-t-elle. Parce que je suis en possession de La Dame en rouge, et que je
voudrais te la remettre au plus vite.
Nouvelle pause, encore plus longue que la précédente.
— Non. Aucune idée de l’endroit où elle était. Je l’ai trouvée sur mon palier. Comme ça, sans
explications !
Adam releva les yeux vers elle et la dévisagea en silence.
Elle paraissait calme, à présent. Parfaitement maîtresse d’elle-même. Et il n’y avait plus
aucun trouble dans son regard, aussi froid que l’acier.
— Ne fais pas l’imbécile, Michael. En admettant que tu incrimines LeCroix pour cette
affaire, le ministère public devra prouver sa culpabilité. Or, au risque de te paraître cruelle, je te
rappelle que tu n’as pas le nez propre, toi non plus, dans cette affaire. C’est toi qui risques de faire
la une des journaux, mon vieux. Pour avoir laissé LeCroix s’en tirer la tête haute quand nous le
tenions dans nos filets, il y a cinq ans.
La réponse de Warren dut la satisfaire, car elle acquiesça, un sourire aux lèvres.
— C’est ça, Michael. Garde l’information pour quelques privilégiés. Négocie-la à bon prix,
pendant que tu y seras. On n’a jamais assez d’alliés, dans ton milieu…
Au grand amusement d’Adam, elle leva les yeux au ciel et agita la main avec impatience
tandis que Warren continuait à lui débiter son discours.
Au bout d’un moment, elle l’interrompit.
— Oui, oui. Bien sûr. Fais comme tu l’entends. Je te vois lundi, chez toi. Pardon ? Non. Pas
pour dîner. Je te rappelle, Michael. A plus tard !
Une fois qu’elle eut raccroché, tous deux se considérèrent un instant en silence.
Adam fut le premier à reprendre la parole :
— Voilà une affaire rondement menée. Tu ne manques pas de bagout, dis donc.
— Pourquoi crois-tu que je suis si bien payée ?
Il se rapprocha d’elle, et le désir qui les taraudait fut encore plus palpable, à la distance
infime qui les séparait.
— L’espace d’un instant, j’ai craint que…
Il s’interrompit, toussota et reprit :
— Tu m’as fait peur, tu sais.
— Bien fait pour toi.
— Qu’aurais-tu fait, si notre bon sénateur avait refusé d’entrer dans ton jeu ? Intègre comme
il l’est…
— Lui ? Tu as une idée de ce que cette petite supercherie va lui rapporter ?
— Non. Et toi, là-dedans ? Qu’est-ce que tu gagnes ?
— Je n’ai plus de dilemme, ce n’est déjà pas si mal…
Elle appuya son propos en laissant courir ses yeux gris-vert sur son torse, puis plus bas.
L’instant d’après, elle se passait la langue sur les lèvres.
Adam dansa presque d’un pied sur l’autre. Son corps en feu réagissait déjà.
Maddie lui prit la main, la lui fit ouvrir et y déposa délicatement la clé de la Bugatti.
— Elle est à toi, Madeline. Garde-la.
— Je sais qu’elle est à moi. J’ajoute que tu vas devoir m’apprendre à conduire. Avant cela,
néanmoins, je serais partante pour un petit parking.
Il ouvrit des yeux étonnés, ce qui lui valut un grand éclat de rire.
— Pour ta gouverne, LeCroix, un parking, en langage codé américain, c’est une joyeuse
partie de jambes en l’air sur la banquette arrière, ou avant, d’une voiture.
*
Le comté de Texas Hill était sillonné de routes désertes, idéales pour ce qu’ils voulaient faire.
Pourtant, ils optèrent pour le petit chemin de terre qui partait de l’écurie.
Maddie attendit à peine qu’Adam ait coupé le moteur, à l’ombre d’une mangeoire, pour lui
arracher son T-shirt de manière à pouvoir contempler son torse luisant de sueur. Elle y passa les
mains avec ferveur, tandis qu’il plongeait dans son soutien-gorge, pour en faire jaillir ses seins
qu’il se mit à mordiller comme deux pommes mûres.
Mais elle n’avait pas l’intention de se contenter de caresses, cela dit.
Adam s’était rendu, il avait fait fi de son amour-propre et lui avait offert son cœur. A présent,
elle voulait son corps.
En elle.
Jusqu’à l’épuisement.
Elle détacha la boucle de sa ceinture, prit sa virilité brûlante entre les mains, puis dans la
bouche, tout en se penchant entre les deux sièges.
Adam, qui avait dû renoncer à ses seins pendant l’exercice, entreprit de glisser les mains sous
sa jupe. De ses paumes calleuses il lui pétrit les fesses puis glissa deux doigts agiles à l’intérieur
de sa petite culotte.
Il faisait une chaleur infernale, dans la voiture fermée. Un véritable sauna !
Pressée de le sentir enfin en elle, Maddie se redressa contre lui. Hélas, lorsqu’elle atteignit
son but, elle se heurta au volant, à l’exiguïté des sièges… A tout !
En désespoir de cause, Adam ouvrit la portière et tous deux sortirent du véhicule, à moitié
nus.
Ils coururent jusqu’à la grange, ignorant les chevaux et les balles de foin.
Six selles étaient posées sur une poutre, à la hauteur de leur taille.
Adam la poussa vers la plus large. Lorsqu’il la vit balancer les hanches à une ou deux
reprises, tel un torero agitant son chiffon rouge, il ne se contrôla plus. Relevant sa jupe et faisant
glisser sa petite culotte vers le bas d’un même geste, il la pénétra sans attendre.
*
Elle l’accueillit avec bonheur. Les mains puissantes d’Adam marquaient la cadence, son sexe
donnait et prenait sans relâche. Les préliminaires n’étaient plus de mise. Tous deux étaient dans
l’urgence. Ce qu’ils voulaient, c’était aller plus vite, plus fort.
Toujours plus vite, toujours plus fort.
Leurs peaux moites glissant l’une contre l’autre, leurs corps s’imbriquant l’un dans l’autre.
Maddie tenta de s’arc-bouter pour reprendre les commandes. Mais Adam ne la laissa pas
faire. Une main au creux de ses reins, l’autre sur le cœur de sa féminité, il continua à l’assaillir, la
rendant folle, l’amenant au bord de l’orgasme avant de ralentir la cadence.
Elle ne pouvait ni le toucher ni le voir.
Seule la sensation était là.
Adam LeCroix, en elle.
Avec toute sa vigueur, toute son ardeur.
Alors elle s’abandonna, s’offrit encore plus à ses assauts. Leurs corps unis étaient la seule
chose qui comptait, à présent. Le reste n’existait plus. Autour d’eux, le monde était devenu
insignifiant, inconsistant.
Leur tension augmenta encore d’un cran, leurs muscles se tendirent davantage…
L’univers dans son intégralité se contracta et explosa dans un big bang sonore.
30
Même Maddie fut obligée de reconnaître que le mariage était plutôt réussi, finalement.
Il eut lieu en fin de journée, dans une prairie jonchée de fleurs sauvages.
La mariée se rendit jusqu’à l’autel, un pacanier centenaire, sur le dos d’une jument
dénommée Brescia. Le soleil couchant donnait à ses cheveux clairs une couleur or du plus bel
effet, et sa robe blanche toute simple ondulait sous la brise douce.
L’émerveillement et la dévotion sans bornes qui se lisaient dans le regard de Ty, tandis qu’il
la regardait approcher, n’étaient pas du cinéma.
Et Maddie n’eut plus aucun doute. Ces deux-là seraient heureux ensemble.
Ty fit descendre sa promise de cheval avant de passer les rênes à un Dominick plus rayonnant
que jamais.
Maddie alla rejoindre Vicky pour lui tendre son bouquet et en profita pour l’embrasser
tendrement.
Puis elle regagna le petit cercle de proches qui s’étaient rassemblés autour des mariés.
En dehors d’Adam, auprès de qui elle se tenait, elle connaissait presque tout le monde. Il y
avait Cody, le frère et le témoin de Ty, accompagné de son épouse, Julie. Matt, le frère de Vicky,
était là, lui aussi, avec sa femme, Isabelle. Jake McCabe, le meilleur ami de Ty, observait la scène
d’un œil bienveillant tandis que sa femme, Lil, berçait leur bébé sur son épaule.
Le prêtre, un homme d’une carrure impressionnante, répondant au nom de Buster, qui
cumulait sa fonction avec celle de barman, fit son discours, puis ce fut au tour des mariés de
prononcer leurs vœux.
Comme Vicky l’avait promis, quelques larmes coulèrent.
Et contrairement à ce que Maddie avait prédit, l’échange des vœux fut un grand moment.
Il y avait tant d’amour dans les yeux de Vicky, et une telle émotion dans sa voix, que ses
serments à l’eau de rose devinrent de la poésie pure.
Cynique comme elle l’était, Maddie aurait aimé ricaner. Souligner le fait que ces vœux
seraient bafoués, et plus souvent qu’à leur tour.
Toutefois, l’atmosphère féerique qui régnait autour d’elle avait dû émousser son sens de la
dérision car, en un éclair, elle comprit que ce qui comptait ce n’était pas la perfection, finalement.
Il suffisait de mettre tout son cœur dans ce que l’on faisait.
Et d’aimer.
Inconditionnellement.
*
Le temps que la cérémonie se termine, le soleil avait disparu, et les étoiles commençaient à
scintiller dans le ciel comme d’infimes sequins.
Dominick ramena Brescia à l’écurie, en compagnie de son père et de Madeline.
Donnant un petit coup de coude à celle qu’il considérait désormais comme sa fiancée, Adam
désigna une des selles et interrogea Madeline du regard.
Elle eut une petite moue amusée.
— Ce n’est pas celle-là. La nôtre avait un pommeau beaucoup plus conséquent. Ou devrais-je
dire… une corne ?
Tous deux se mirent à rire comme des collégiens.
Sur le porche de la maison, les invités avaient commencé à grignoter. Buster versait à boire à
qui lui tendait son verre. Un brouhaha bon enfant montait vers le ciel.
— Il y a un bon nombre d’heureux couples, on dirait, fit remarquer Adam.
— Eh oui… Comme quoi, ça peut exister.
Il se sentit ragaillardi par la remarque.
Par la journée merveilleuse qu’ils venaient de passer aussi, à faire du cheval avec Dominick
et Dupont, puis à rendre visite aux éléphants, dans la réserve de Ty.
Seulement, demain matin, ils repartaient pour New York. Ils retournaient à la réalité, et qui
savait se qui se produirait alors ?
Madeline était tellement imprévisible…
Il dessella Brescia, montra à son fils comment la brosser puis, après lui avoir passé le relais,
retourna auprès de sa belle.
— Au fait, demain, nous pourrions rentrer en voiture, si tu préfères cela à l’avion, suggéra-t-
il.
— Tout est préférable à l’avion, pour moi, Adam. Seulement, j’ai promis à Michael de lui
rapporter La Dame en rouge dès lundi. Je ne voudrais pas être en retard, des fois qu’il change
d’avis. Tu connais le proverbe : « Il faut battre le fer… »
— Et toi ? Tu n’as pas changé d’avis ?
— A propos de La Dame en rouge ? Non.
— Et à propos de nous ?
Elle se frotta les bras comme si elle avait froid, malgré la chaleur ambiante.
C’était mauvais signe.
— Je ne suis toujours pas prête à emménager avec toi, répondit-elle enfin. En revanche…
Adam se tendit. Son bonheur dépendait de ce « en revanche »…
— Ces vœux, poursuivit la jeune femme. Ceux que Vicky a prononcés ce soir, devant nous…
J’aimerais que nous travaillions là-dessus ensemble, pendant quelque temps. Si tout va bien, c’est-
à-dire si nous nous accordons sur les termes, alors, oui. Je viendrai m’installer avec toi.
Elle lui décocha un sourire presque timide.
— Ensuite, si nous continuons à nous entendre, si nous ne nous chamaillons pas pour un oui
ou pour un non, je… j’accepterai peut-être de… tu sais…
— De m’épouser ?
— Oui. Ça.
Se forçant à dissimuler son allégresse, il hocha gravement la tête.
— Tu as raison. Allons-y doucement, déclara-t-il.
— Bien ! s’exclama-t-elle, manifestement ravie, elle aussi. Nous sommes d’accord. Tout est
parfait.
Puis, lui enserrant la taille, elle posa la joue contre son torse.
Il se délecta de sa chaleur, de son odeur divine, et la serra contre lui. Il était… au-delà du
bonheur à l’état pur.
Il ne lui restait plus qu’à remercier le ciel. Ce qu’il fit, avant de se promettre de ne rien
précipiter.
Deux secondes plus tard, il passait mentalement en revue son agenda.
— Toi, tu es en train de planifier, murmura-t-elle sans se détacher de lui. Je t’entends
jusqu’ici.
— Qui ? Moi ?
Madeline releva la tête pour le dévisager, les yeux plissés.
— Allez, avoue. Tu cherches la date idéale pour notre mariage, je me trompe ?
— Eh bien, disons que vu que tu t’opposes catégoriquement à ce que j’organise un autre
cambriolage…
— Très drôle ! dit-elle, avant de lui planter un index dans les côtes, comme elle semblait en
avoir pris l’habitude. Souviens-toi tout de même que tu n’es pas mon patron, à moi.
— Oh ! Je ne m’inquiète pas, ma chérie. Si jamais j’oublie, tu me le rappelleras !
— Tu peux compter sur moi, murmura-t-elle, reprenant sa place dans ses bras.
Ce qui lui permit… de retourner sans vergogne à son agenda mental.
Octobre était un mois merveilleux, à Portofino.
Il y faisait un temps splendide.
Le temps idéal pour un mariage.
*
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« Un mariage à tout prix » :
1/ Attirance coupable
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Tentation défendue, à paraître en décembre 2016
TITRE ORIGINAL : THE WEDDING VOW
Traduction française : ISABEL WOLFF-PERRY
© 2015, Cara Connelly.
© 2016, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de : Couple : © SHUTTERSTOCK / GALINA TCIVINA
Réalisation graphique couverture : E. COURTECUISSE (HarperCollins France) Tous droits réservés.
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers, LLC, New York, U.S.A.
ISBN 978-2-2803-6561-1
HARPERCOLLINS FRANCE

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13


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