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Revue d'histoire et de

philosophie religieuses

La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev


Alexandre Kojevnikoff

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Kojevnikoff Alexandre. La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev. In: Revue d'histoire et de philosophie
religieuses, 14e année n°6, Novembre-décembre 1934. pp. 534-554 ;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1934.2921

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1934_num_14_6_2921

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La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev (f)

Le rôle que joue la métaphysique dans l’œuvre de Soloviev est


très important. Elle est le centre de gravité et la base de toute sa
pensée, et ce n’est qu’en partant d’elle que l’ensemble de cette
pensée peut être vraiment compris. C’est en elle qu’il faut chercher
la dernière justification de toutes les doctrines de Soloviev. Par elle,
on saisit le lien qui unit ces différentes doctrines, constituant ainsi
un tout complet, homogène et ordonné, auquel on peut appliquer
le nom de « système de philosophie ». Et ce n’est qu’en se rappor¬
tant à la doctrine métaphysique ·— point de départ de la pensée
de Soloviev — que l’on peut comprendre le sens et la portée des
changements que cette pensée subit.

(1). Note bibliographique.


Écrits de Soloviev composés en français et publiés en France :
1. Le Saint-Vladimir et l’Etat chrétien, a L’Univers », numéros des i,
11, 19 et 22 septembre 1888.
2. L’Idée russe. Paris, 1889.
3. La Russie et l’Eglise universelle. Paris, 1889 (3e éd., 1923).
Traductions françaises et allemandes :
1. Séverac, V. Soloviev. Choix de textes. Paris, 1910.
2. Soloviev , Trois entretiens. Trad, par Tavernier. Paris, 1916.
3. Solovjeff, Ausgerwählte Werke. Aus dem Russischen von Harry
Köhler. [Le vol. I (Iéna, 1914) contient : « Les fondements spi¬
rituels de la vie », « Le mystère du progrès », « Lettres du dimanche
et de Pâques », * Trois entretiens » ; le vol. II (Iéna, 1916) : « La
justification du bien » ; le vol. III (Stuttgart, 1921) : « Douze
conférences sur l’Homme-Dieu » ; vol. IV (Stuttgart, 1922) :
« La question nationale en Russie » (Ire partie, chap. I-II et IV-
VI ; IIe partie, chap. I-II) ; « L’idée russe » ; « De la décadence de
l’idée médiévale ».]
4. Solowjoff, Judentum und Christentum. Üb. von Keuchel. Dres¬
den, 1911.
5. Solowjoff, Das Befreiungswerk der Philosophie, üb. von Keuchel.
Berlin, 1911.
6. Solovjeff, Russland und Europa. Üb. von Köhler. Iéna, 1917.
7. Solowjew, Drei Reden dem Andenken Dostojewskis gewidmet. Üb.
von Galin. Berlin, 1921.
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Cette position centrale de la métaphysique apparaît clairement


lorsqu’on considère, dans leur ordre chronologique, l’ensemble
des écrits de Soloviev. On voit alors qu’ils peuvent être répartis en
trois groupes différents, correspondant aux trois périodes d’acti¬
vité littéraire du philosophe. Pendant la première période, Soloviev
publie une série d’écrits, qui constituent une introduction histo¬
rique et critique à son système de métaphysique : en démontrant
l’impossibilité du scepticisme, du matérialisme et du positivisme,
en étudiant la dialectique immanante des problèmes philosophiques,
en analysant l’histoire de la philosophie, en considérant enfin,
l’ensemble de l’évolution historique de l’humanité, Soloviev croit
pouvoir démontrer la nécessité de l’avènement d’une métaphy¬
sique religieuse et mystique — synthèse et aboutissement de tous
les efforts philosophiques antérieurs — il croit même pouvoir démon¬
trer que cette métaphysique absolument vraie et définitive dort,
dans un avenir immédiat, apparaître en Russie ; et, bien entendu,
cette métaphysique n’est rien d’autre que la sienne. Puis, dans la
deuxième période (la plus courte des trois), Soloviev expose les
grandes lignes de sa métaphysique, exposé qui possède dès le début
k caractère d’un système complet et achevé. Enfin, pendant Ta
dernière période, de beaucoup la plus longue, il semble se désin¬
téresser des questions théoriques et proprement métaphysiques :
dans quelques livres et dans un grand nombre d’articles, publiés
un peu partout, il développe ses doctrines morales et esthétiques,
sa philosophie de l’histoire, sa théorie de l’amour, son idéal théo-
cratique, ses idées ecclésiastiques et politiques... Mais toutes ces
doctrines ne sont que des applications des idées générales de sa
métaphysique qu’elles présupposent. En partant de ses idées méta¬
physiques et en se posant les problèmes mêmes que Soloviev a étu¬
diés, on comprend le sens véritable et la raison profonde de ses
réponses. Inversement, en développant ces idées particulières, on
arrive nécessairement au système métaphysique qui fait corps
avec eux. La métaphysique est ainsi non seulement le. centre de
gravité de l’œuvre de Soloviev, prise dans son ensemble, mais encore
la source profonde et le fondement immédiat de chacun de ses
écrits. —
Nous n’assistons ni à la naissance, ni à la formation de cette
métaphysique. L’exposé principal, que Soloviev publie ayant à
peine atteint sa 27® année, la fait apparaître, du moins dans ses
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grandes lignes, sous une forme définitive et parfaitement élaborée.


Et même en lisant ses toutes premières publications, on a l’impres¬
sion à travers elles, d’apercevoir ce même système métaphysique,
et dans ce même état de perfection. Soloviev semble commencer à
écrire et peut-être même à penser, ayant à sa disposition une méta¬
physique toute faite. Cette impression est d’ailleurs confirmée par
Soloviev lui-même, qui, dans une lettre de 1890, donc à l’âge de
37 ans, et 10 ans avant sa mort, écrit cette phrase significative :
« La période de scepticisme et d’incertitude appartient à ma pre¬
mière jeunesse, et j’apparus devant le public avec des théories
métaphysiques toutes faites, auxquelles je tiens encore aujourd’hui. »
L’aveu est important. S’il est véridique — et nous n’avons aucune
raison d’en douter — les idées métaphysiques fondamentales de
Soloviev auraient été déjà fixées lorsqu’il avait à peine 21 ans.
Or, il est évident, qu’à cet âge une métaphysique « toute faite »
ne peut être créée de toute pièce, et il est permis de la supposer
empruntée de toute pièce à la tradition. Et l’étude de la métaphy¬
sique de Soloviev confirme cette supposition. Quoi qu’il en soit,
on voit que, si la métaphysique était à la base de la pensée de Solo¬
viev, elle l’était dès le début et qu’en 1890 elle n’avait subi aucun
changement important, en tout cas aucun changement digne d’être
signalé, d’après Soloviev. Dans ses écrits, on retrouve — en effet —
toujours le même système, et les quelques modifications que l’on
peut y relever ne sont pas assez importantes pour permettre de
parler d’une évolution subie par ce système.
Il est vrai qu’à la fin de sa vie Soloviev aboutit à certaines idées
qui sont incompatibles avec les principes fondamentaux de son
système métaphysique. Au contact de la réalité sa pensée évolue,
acquérant un caractère de plus en plus pessimiste, et ses dernières
publications contiennent des énoncés, notamment ceux relatifs à
la philosophie de l’histoire et au problème du mal, qui sont en
contradiction flagrante avec le monisme optimiste de sa méta¬
physique. Cette contradiction ne semble pas avoir échappé au
philosophe lui-même. En effet, dans les dernières années de sa vie,
il revient aux problèmes métaphysiques et se propose de publier
un grand traité de philosophie théorique devant contenir un nouvel
exposé d’ensemble de sa métaphysique. Mais sa mort prématu¬
rée (1900) l’en empêchant, nous ne savons rien de cette nouvelle
métaphysique, sinon qu'elle devait différer radicalement de l’an-
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 537

cienne, étant une métaphysique dualiste et pessimiste (réalité du


mal).
Les sources dont nous disposons n’exposent ainsi qu’une seule
et même métaphysique, à chaque exposé elle reste partout et tou¬
jours identique à elle-même. C’est la métaphysique que Soloviev
avait en vue lorsqu’il écrivait la phrase citée plus haut ; c’est aussi
celle que présupposent toils ses écrits, exception faite de quelques
articles publiés les trois dernières années de sa vie.

Nous nous proposons d’étudier cette métaphysique.


Vu son importance dans l’œuvre de Soloviev, on suppose de
nombreux et étendus écrits métaphysiques. En réalité il n’en est
rien. Les écrits proprement métaphysiques ne représentent qu’une
faible partie de ses publications. Dans quatre livres seulement, les
questions métaphysiques sont traitées d’une manière relativement
étendue et systématique : trois livres en russe — Critique des Prin¬
cipes abstraits (1877-1880), Fondements philosophiques du Savoir
intégral (1877, non achevé), Conférences sur VHomme-Dieu (1877-
1880), et un livre en français — La Russie et l'Église Universelle
(1889). Mais dans les Fondements, les problèmes proprement méta¬
physiques ne sont, à vrai dire, qu’effleurés ; et, dans la Critique,
trois chapitres seulement sont consacrés à la métaphysique, celle-ci
n’y étant développée qu’autant qu’elle est nécessaire pour fonder
l’éthique et la gnoséologie. Aussi ces écrits ne peuvent-ils être consi¬
dérés que comme des compléments aux Conférences. De même la
troisième partie de la Russie, consacrée à la métaphysique, n’est,
elle aussi, qu’un complément aux Conférences, car il n’y a là rien
de vraiment nouveau, exception faite de quelques modifications
et extensions peu importantes des énoncés du livre russe. En défi¬
nitive, ce sont les Conférences qui doivent être considérées comme
la source principale. Or, cet écrit — relativement court — n’est
même pas exclusivement consacré à la discussion des problèmes
métaphysiques.
Notre étude sera basée sur ces quatre livres, qui représentent
la presque totalité des sources pour la connaissance de la méta¬
physique de Soloviev. Mais, bien entendu, l’ensemble de ses écrits
devra toujours être présent à l’esprit de celui qui voudra avoir
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une idée tant soit peu exacte et complète de sa métaphysique (1).


Et ceci, non pas seulement parce que les autres publications peuvent
servir de complément aux énoncés des écrits principaux, ce qui est
assez rare, mais surtout parce que le sens et la portée de cette doc¬
trine métaphysique ne peuvent être vraiment compris que par les
extensions et les applications qu’elle trouve dans l’ensemble de
la pensée du philosophe. En procédant ainsi, on parvient, malgré
la pauvreté relative des sources, à l’idée d’une métaphysique com¬
plète, systématique et fermée en soi. —
La métaphysique de Soloviev a un caractère mystique et reli¬
gieux très prononcé. C’est une métaphysique foncièrement théolo¬
gique, qui veut avant tout être orthodoxe. Soloviev souligne lui-
même que son but unique était de donner une forme rationnelle
et systématique à la révélation chrétienne. D’après lui, le contenu
de la métaphysique est donné par l’expérience mystique ou la foi,
et seuls les éléments abstraits de l’exposé sont l’œuvre du philo¬
sophe en tant que tel.
Dieu est l’objet principal de la métaphysique. Dans les Confé¬
rences, Soloviev dit expressément que : « Son existence ne peut
être attestée que par un acte de foi. » « Le contenu du principe divin,
de même que le contenu du monde extérieur, est donné par l’expé¬
rience : nous croyons que Dieu est , et nous connaissons et trouvons
par l’expérience (ispytyuaem) ce qu’il est ». Et c’est l’expérience
mystique et la connaissance religieuse, tant individuelle que tra¬
ditionnelle, que Soloviev a ici en vue.
Mais, si la métaphysique présuppose nécessairement les données
de la religion et n’y ajoute aucune vérité nouvelle, elle n’est cepen¬
dant pas superflue. « Les données de l’expérience religieuse ne
représentent par elles-mêmes que des connaissances isolées des objets
divins, et non pas une connaissance complète de ces objets. Une
telle connaissance n’est atteinte que par Yorganisation de l’expé¬
rience religieuse en un système complet, logique et cohérent. Ainsi,
outre la foi religieuse et l’expérience religieuse, on a encore besoin
d’une pensée religieuse, dont le résultat est la philosophie de la
religion (2). » Or, la métaphysique de Soloviev ne veut être autre

(1) Nous n’avons pu consulter que les écrits imprimés, les manuscrits
inédits ne nous étant pas accessibles.
(2) Cf. vol. III, p. 29-32 de la lre édition des Œuvres complètes (Péters-
bourg, 1902, 8 + 1 vol.)*’
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 539*

chose qu’une telle « philosophie de la religion », et ce n’est qu'en tant


que telle qu’une métaphysique peut, à ses yeux, être justifiée.
Sur ce point, Soloviev ne changea point d’avis. Trois ans avant
sa mort et vingt ans après avoir écrit les Conférences, il exprime
encore les mêmes idées, souvent répétées entre temps : « Si la cer¬
titude de l’existence réelle de l’objet religieux est basée sur l'expé¬
rience religieuse, la tache de la philosophie ne peut être en ce point
qu’une transformation et une extension de cette expérience : c’est-à-
dire qu’elle doit rendre plus précises, plus claires et plus complètes
nos notions (poniatia) des faits donnés dans la religion réelle. »
(L'Idée de Dieu, 1897) (1).
Il est vrai que Soloviev ne s’exprime pas toujours aussi nette¬
ment. Maintes fois, par exemple dans certains passages de la
Russie, où il entreprend une sorte de preuve ontologique et cosmo¬
logique de l’existence de Dieu (2) et intitule un chapitre : « La
Trinité divine rationnellement déduite de l’idée de l’être », il nous
semble vouloir donner à sa métaphysique une base indépendante
et rationnelle et prouver ou déduire a priori les dogmes chrétiens.
Mais il ne faut pas se fier à ces apparences. Ses écrits ne contiennent,
en réalité, aucune « preuve » ou « déduction » de ce genre.
Sans tenir compte de ces exceptions, d’ailleurs purement ver¬
bales, nous retiendrons que la métaphysique de Soloviev est une
doctrine non seulement religieuse et mystique, mais encore ortho¬
doxe (ou catholique, comme dans la Russie), basée sur la tradi¬
tion théologique, et n’ayant au fond rien à voir avec une philosophie
rationnelle. C’est plutôt une description d’intuitions mystiques,
qu’un système d’analyses et de raisonnements logiques, et c'est
comme telle qu’il faut l'interpréter et la juger. En particulier, il
ne faut pas reprocher à Soloviev les obscurités, les imprécisions et
les contradictions, conditionnées par les dogmes, et se trouvant
nécessairement dans toute métaphysique chrétienne. Il ne faut

1911,
(1) 10
"Vol.vol.).
IX, p. 14 de la 2e édition des Œuvres complètes (Pétersbourg,
(2) Voir par exemple Russie (3e éd., Paris, 1923), p. 20S. Dans La Russie,
qui est avant tout un livre de propagande pour l’union des Églises, écrit par
un Soloviev catholisant pour des lecteurs catholiques, tout ceci n’est peut-être
qu’une concession à la tradition de la théologie catholique. Et ce n’est pas
là le seul point où la pensée de Soloviev paraît être quelque peu défigurée par
la tendance catholique de son livre français.
540 revue d’histoire et de philosophie religieuses

pas, non plus, lui reprocher d’avoir puisé dans la tradition théolo¬
gique et accepté les vérités admises par l’Église sans discussion et
critique préalables.
Cependant, nous verrons par la suite que les défauts philoso¬
phiques de la métaphysique de Soloviev ne proviennent pas seule¬
ment du fait qu’elle est, ou, du moins veut être, une métaphysique
strictement orthodoxe. C’est le philosophe lui-même qui est res¬
ponsable d’une grande partie des obscurités, des imprécisions, des
contradictions et du manque de critique profonde que l’on trouve
dans son œuvre. Nous verrons également que les sources utilisées
par lui sont loin d’appartenir toutes aux autorités reconnues par
son Église. Nous trouverons chez lui bien d’autres influences, et
c’est surtout aux Idéalistes allemands que ses doctrines nous feront
penser. On peut même dire que c’est presque exclusivement Schel-
ling qui lui sert de modèle, que c’est à Schelling que remontent
presque toutes ses idées métaphysiques. Et pourtant, chose remar¬
quable, on chercherait en vain ce nom dans les écrits de Soloviev ; il
ne l’évoque qu'en passant dans son livre consacré à l’histoire de
la philosophie.

Soloviev a toujours exposé sa métaphysique d’une manière


continue, et la division de ses livres en conférences ou chapitres
n’a aucune portée systématique. En général, ce n’est pas un « sys¬
tème » au sens technique du mot que l’on trouve dans ses écrits.
Cependant l’ensemble de ses doctrines métaphysiques forme un
tout complet et fermé en soi, qui possède une structure interne très
nette. On y distingue d’abord deux sections principales : l’une
traite de Dieu (A), l’autre du Monde (B). La doctrine de Dieu est,
en outre, développée en trois étapes successives, chacune appor¬
tant une notion plus riche et plus complète de la Divinité. Soloviev
traite d’abord de l’Absolu en général (I) ; puis l’Absolu est identifié
avec le Dieu personnel et trinitaire (II) ; finalement l’idée chrétienne
de l’Homme-Dieu vient compléter et terminer le développement
de la doctrine de l'Absolu (III).
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 541

A. La doctrine de Dieu

I. L'Absolu et le Cosmos idéel

L’idée de Dieu se présente d’abord au philosophe sous la forme


générale et impersonnelle de l’idée de l’Absolu. La' nécessité et la
réalité de cette idée sont, pour Soloviev, hors de doute, et il ne
cherche pas à les démontrer. En général, la notion de l’Absolu n’est
pas, chez lui, le résultat d’un raisonnement philosophique, mais
l’expression abstraite et générale d’une intuition mystique, d’une
expérience immédiate de la réalité de l’Être divin. L’existence de
Dieu, comme d’ailleurs toute existence en général, ne peut être
donnée que par un « acte de foi », par une vision directe, et
c’est un tel acte de foi qui doit être le point de départ de toute
philosophie.
Ce n’est que « l’expérience religieuse », l’intuition mystique, qui
peut justifier la réalité objective de l’idée de l’Absolu. Mais là ne
cesse point son rôle. C’est cette intuition aussi, et elle seulement,
qui révèle le contenu positif de cette idée. « La notion générale du
Principe absolu, telle qu’elle est établie par notre pensée abstraite, a un
caractère négatif ; c’est-à-dire que cette pensée ne montre que ce que
ce Principe n'est pas, et non ce qu’il est. Le contenu positif de çe prin¬
cipe n’est donné qu’à l’intuition ». A savoir, à une intuition qui est «plus
profonde que toute sensation, toute représentation, toute volonté
déterminées », à une intuition par laquelle « l’action de l’Absolu est
perçue par nous d’une manière immédiate » et, « dans laquelle nous
entrons pour ainsi dire, en contact direct avec l’Être en soi ».
Une telle intuition mystique est à la base de toute métaphysique,
qui n’a qu’à exprimer par des concepts rationnels et « organiser en
un système complet et harmonieux » les données intuitives de
l’expérience religieuse (1).
Il semble certain que Soloviev ait vécu personnellement « l’expé¬
rience religieuse » dont nous venons de l’entendre parler. En tout
cas, tout ce que nous savons de sa biographie intime par ses lettres,
par ses poésies, par les témoignages de ses amis nous le fait supposer.

(1) Cf. vol. I, p. 340 et 347 de la 2e édition des Œuvres.


34
542 revue d’histoire et de philosophie religieuses

C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue lorsqu’on veut juger sa méta¬
physique à sa juste valeur, et éviter de n’y voir que des plagiats
vulgaires et du pur verbalisme. Car, les mots « plagiat » et « verba¬
lisme » viennent souvent à l’esprit lorsqu’on lit ses écrits méta¬
physiques.
Tout en étant un philosophe religieux, Soloviev est de toute
évidence beaucoup plus religieux que philosophe. Ainsi, dans sa
métaphysique, il part, sans aucun doute, d’intuitions profondes
et vivantes, et sa pensée est toujours sincère : il croit vraiment à
ce qu’il dit. Mais dès qu’il essaye de donner une forme rationnelle
au contenu de ses intuitions, de les « organiser en un système com¬
plet et harmonieux », c’est-à-dire dès qu’il entre dans le domaine
qu’il appelle lui-même le domaine proprement philosophique, il se
voit obligé de faire de fréquents emprunts à ses prédécesseurs. Et
ce qui est plus grave, il simplifie toujours, et, dans la majorité des cas,
défigure et appauvrit les doctrines empruntées. Sa pensée revêt ainsi,
en général, un caractère abstrait et superficiel, et souvent des déduc¬
tions purement verbales tiennent lieu d’analyses métaphysiques. —
Ces défauts de la métaphysique de Soloviev apparaissent
partout, dès le début, dans ses premiers énoncés relatifs à
l’Absolu.
Soloviev commence par constater qu’il est faux de définir l’Absolu
comme « l’être en général ». L’être n’est qu’un prédicat apparte¬
nant à un sujet qu’il présuppose, mais non ce sujet lui-même. Or,
l’Absolu est le sujet et la source de tout être. Il doit donc être dis¬
tingué de tout être, sans pour cela être identifié avec le néant.
Mais « si l’Absolu n’est ni être, ni néant, il est ce qui a l'être ou pos¬
sède l'être ». Et puisque « le possédant est antérieur (pervee) et supé¬
rieur au possédé », l’Absolu « doit être plus exactement désigné
comme le super-être (sverksusàee) ».
Ainsi conçu, l’Absolu ne peut être qu’unique et un en soi. Car
toute multiplicité présuppose une relation, qui est toujours un
mode déterminé de l’être, tandis que l’Absolu est par définition
supérieur à tout être. Mais l’Absolu possède l’être. Il doit donc pos¬
séder toute la multiplicité de l’être : il est l’unité parfaite qui
englobe la multiplicité. Inversement, l’Absolu est contenu dans
tout, car tout reçoit son être de lui et n’en est ainsi que la mani¬
festation. « Mais en étant en tout, il n’est pas identique à tout ;
il est en soi et par soi (samo po sebe) comme différent de tout »,
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 543

Soloviev n’est pas, ou du moins, ne veut pas être panthéiste (1).


En étant un et en possédant la totalité de l’être, l’Absolu est
une unité existante qui est en même temps la totalité : il est « Uni-
totalité existante (susôee vseedinstvo) ». Comme telle, il est en
même temps un Néant (positif) et un Tout : un Néant parce qu’il
n’est pas quelque chose ; un Tout, parce qu’il ne peut être privé de
rien. Or, « si l’Absolu est Néant, l’être est pour lui un Autre ; et s’il
est en même temps la source (ou le principe : naôalo ) de l’être, il
est la source (le principe) de son Autre ». Cet « Autre » n’est, d’ail¬
leurs, pas séparé de l’Absolu lui-même. Car, si l’Absolu avait exclu
son « Autre » de soi, cet autre être serait devenu la négation et la
limitation de l’être absolu, qui, par cela même, ne serait plus
l’Absolu. C’est donc une « nécessité logique » que l’Absolu, pour
être absolu, s’oppose à soi-même et soit l’unité de soi et de son
opposé. Ce n’est qu’en s’opposant la totalité de l’être comme son
« Autre », et en étant l’unité de soi et de F « Autre », que l’Absolu est
Unitotalité.
Ayant défini l’Absolu comme Unitotalité, c’est-à-dire comme
unité de soi et de son « Autre », Soloviev distingue en lui deux « pôles »
ou deux « centres » : d’une part l’unité en tant que telle, libre de tout
être ; et de l’autre, la multiplicité (la totalité), qui est le principe
de tout être. Le premier « centre » est l’Absolu comme tel, tandis
que le second est appelé par Soloviev materia prima. Cette « Matière »
n’est pas une substance indépendante ou différente de l’Absolu.
Elle est l’Absolu lui-même, pris comme multiplicité. Mais elle doit
néanmoins être distinguée de lui. N’étant, comme l’Absolu lui-
même, ni être ni néant, elle est, comme lui, puissance de l’être
(posse esse), puisque « le troisième terme entre être et non-être ne
peut être conçu que comme la puissance de l’être ». Mais tandis que
l’Absolu comme tel est au-dessus de tout être, étant ainsi «-une
puissance positive », la Matière « n’est pas encore en soi l’être », mais
seulement « une absence posée ou sentie de l’être » ou « une puis¬
sance négative ». Or, la sensation de l’absence de l’être est « une

p. 287-293
(1) Voir de
pour
la ce
lrequi
édition
précède
des: vol.
Œuvres.
I, p. Tout
332-348
cecide n’est
la 2e certes
édition,rien
et vol.
moins
II,
qu’original. Mais il serait oiseux de vouloir rechercher les sources immédiates
de Soloviev, étant donné qu’il s’agit ici d’un bien commun de la philosophie
chrétienne.
544 revue d’histoire et de philosophie religieuses

aspiration vers l’être, une soif de l’être y>, c’est-à-dire « quelque chose
d’intime et de psychique ». Ainsi, la materia prima, caractérisée
par cette « soif », n’est pas seulement Matière, puissance négative
de l’être, mais encore Âme. Elle est ce que Soloviev appellera plus
tard, dans la doctrine du Monde, Y anima mundi, principe dernier
et unité transcendante de l’univers matériel et des âmes indi¬
viduelles (1).
Inutile d’insister davantage sur cette dialectique de l’Autre,
partie la plus obscure et la plus abstraite de la métaphysique de
Soloviev. Tout ce qu’il y dit de l’Absolu et de son « Autre » n’est,
en somme, qu’une paraphrase très simplifiée et appauvrie de cer¬
taines spéculations de Schelling (2), qui, sur ce point, ne fait d’ail¬
leurs que suivre et développer la pensée de Jacob Boehme. Il faut
donc se reporter à ces penseurs allemands si l’on veut comprendre
la signification véritable et le sens profond de cette dialectique, qui,
sous la plume de Soloviev, est presque un simple jeu de mots.
Cependant même chez lui elle est plus que cela. Telle qu’elle est,
c’est-à-dire empruntée de toute pièce et extrêmement abstraite,
pour ne pas dire purement verbale, elle correspond néanmoins à
une intuition personnelle, à une pensée vivante et concrète. Tout
d’abord, et Soloviev le dit lui-même de concert avec Schelling, la
notion de l’Unitotalitée t la dialectique de Γ « Autre » ne sont qu’une
traduction en termes abstraits du mot du grand Apôtre : « Dieu
est Amour. » Or, c’est surtout comme Amour absolu que Dieu appa¬
raît dans l’expérience religieuse personnelle de Soloviev. De plus,
sa dialectique abstraite n’est empruntée que pour résoudre un pro¬
blème concret et vivant, le même que celui des penseurs qui furent
ses modèles. Ce problème consiste à trouver un moyen terme entre
le dualisme et le panthéisme (ou l’acosmisme), qui sont le Cha-
rybde et la Scylla de la pensée chrétienne en général, et de celle
de Soloviev en particulier. D’une part, en voyant Dieu partout,
en ayant une expérience vivante de la richesse infinie de l’essence
divine, il ne voulait rien exclure de l’idée de Dieu, et il se rappro¬
chait ainsi de la conception panthéiste. D’autre part, en ressentant

p. 293-298
(1) Voirde
pour
la lre
ce qui
édition
précède
des : Œuvres.
vol, I, p. 348-354 de la 2 e édition et vol. II,
(2) Voir par exemple : Schellings sämtliche Werke (Stuttgart, 1860), lre sec¬
tion, vol. VII, p. 358, 359, 368, 373, 375, 390 et 399.
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 545

avec non moins de force la valeur immanente du monde, dont il


aimait tant la beauté, et en affirmant la liberté absolue de l’homme,
liberté qu’il voulait sauvegarder même vis-à-vis de la toute-puis¬
sance divine, il se voyait entraîné vers un dualisme qui, pour lui,
comme pour tout philosophe chrétien, était tout aussi inacceptable
que le panthéisme de la tendance opposée. C’est afin d’éviter ces
extrêmes, tout en tenant compte des deux intuitions contradictoires
qui formaient la source et le fondement de toute sa pensée, qu’il
adopte la dialectique schellingienne. C’est ainsi que sa dialectique
de Γ « Autre » doit être interprétée et comprise.
La signification de la dialectique de Γ « Autre » n’apparaît clai¬
rement que plus tard, lorsque Soloviev identifie Γ « Autre » à Γ « Ame
du monde », la « Sophia » ou Γ « Humanité idéelle » (voir plus bas,
sub. III). Mais il faut savoir, dès le début, que Γ « Autre » est le principe
du Monde, l’essence de l’Homme ou de l’Humanité, pour comprendre
le sens véritable de la doctrine de l’Absolu que nous venons de résu¬
mer brièvement.
Mais si nous pouvons affirmer, dès maintenant, que Γ « Autre »
représente dans la métaphysique de Soloviev le principe absolu du
Monde, ou si l’on préfère, qu’il est le représentant du Monde dans
l’Absolu, il faut se garder de l’identifier avec le Monde empirique.
Nous nous trouvons à l’intérieur de la doctrine de Dieu, et l’idée
même d’un monde extra-divin nous est encore inconnue. —
Il ne faut pas perdre ceci de vue en étudiant la doctrine des
idées de Soloviev. On risquerait alors de mal l’interpréter, d’autant
plus que ses énoncés ne sont pas toujours très précis. Il part, il est
vrai, du monde empirique, mais ce n’est là qu’un détour méthodo¬
logique : c’est l’Absolu qui reste l’objet unique de l’analyse.
Dans sa doctrine des idées, Soloviev suit « une méthode induc¬
tive », partant de la réalité empirique donnée et raisonnant de la
manière suivante.
Certes, le monde empirique est notre représentation, mais, il
est plus que cela, car le fait que certaines de nos représentations
ne peuvent être ni créées, ni modifiées à notre gré, prouve qu’elles
doivent avoir une cause objective et indépendante de nous (1). Les

étant
article
métaphysique.
(1) assez
On
La réalité
voit
simplistes
Les
que
duarguments
lamonde
etpensée
peuextérieur
qu’on
originaux.
de Soloviev
y(1875),
trouveest
ilsont
cherche
nettement
d’ailleurs
à justifier
réaliste.
dénuésleDans
d’intérêt,
réalisme
son

34*
546 revue d’histoire et de philosophie religieuses

représentations étant multiples, la réalité objective, cause de ces


représentations, doit être multiple aussi. Derrière les phénomènes,
il y a donc « une multiplicité d’entités élémentaires ou causes éter¬
nelles et stables », qui sont les éléments derniers immuables, c’est-à-
dire indécomposables et indivisibles de toute réalité. Ces éléments
peuvent, par conséquent, être appelés des atomes. Ces atomes ont,
seuls, une réalité objective, le reste n’étant que phénomène ou
représentation.
Cette thèse de Soloviev n’a, bien entendu, rien à voir avec le
matérialisme. Par une série d’arguments, assez semblables à des
sophismes et que nous passerons sous silence, il nous montre que
ces * atomes » ne sont pas matériels, aucune des propriétés de la
matière (impénétrabilité, solidité, etc.) ne pouvant leur être attri¬
buée. Ce sont des atomes dynamiques, « des forces agissantes ou
actives, et tout ce qui existe est issu de leurs actions réciproques ».
Or, « pour pouvoir agir en dehors d’elle-même sur d’autres [forces],
une force doit tendre (stremitsa) hors de soi, tendre vers l’extérieur,
et, pour pouvoir subir l’action d’une autre force, elle doit, pour
ainsi dire, lui faire place, se l’attirer ou se la présenter à soi-même
(staoit pered soboj). Ainsi toute force fondamentale s’exprime
nécessairement par une tendance ou aspiration volitive (stremlenie)
et par une représentation (predstavlenie) ».
Par ce jeu de mots, difficile à rendre en français (1), Soloviev
croit avoir démontré la nécessité d’attribuer aux « atomes dyna¬
miques » une sorte de volonté et de conscience. Ainsi conçus, les
atomes ne peuvent être considérés comme de simples centres de
forces : ils sont « des entités élémentaires vivantes, ou ce que depuis
Leibniz on dénomme du nom de monade ». Mais, à l’encontre des
monades leibniziennes, les monades de Soloviev ont des « fenêtres » :
elles agissent réellement les unes sur les autres. Cette interaction
des monades présuppose leurs diversités qualitatives, car elles ne
peuvent tendre l’une vers l’autre que si chacune d’elles peut donner
à l’autre ce qui lui manque. Les monades sont donc qualitativement

d*
pred-stavliat-placer
( sich)
aspiration
(1) -stellen).
En russe
; le verbe
le mot
devant
predstavliat-se
stremlenie
(Cf. les amots
le
représenter,
double
allemands
sens
peut
Streben
de être
tendance
interprété
et vorstellcn=vor-
dynamique
comme
et
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 547

déterminées, et la détermination qualitative de chaque monade


particulière doit être, sans aucun doute, tout aussi éternelle et
immuable que la monade elle-même. Or, une telle qualité absolue
d’un être, qui détermine son contenu et sa valeur tant pour lui-
même que pour les autres, et qui révèle son caractère propre et
éternel, n’est autre chose que ce que Platon a appelé : idée. Ainsi,
l’entité réelle, cause objective des phénomènes, est non seulement un
atome dynamique et une monade, mais encore une idée.
Cette « idée » ne doit pas être confondue avec le concept général.
L’idée ne correspond pas à une classe d’objets, mais chaque entité
a ou est son idée propre. De même que toute personne humaine a,
outre son caractère empirique changeant, quelque chose d’inexpri¬
mable qui reste identique à soi-même et représente l’essence même
de sa personnalité, de même chaque objet a une idée qui, d’une
part lui assigne son caractère individuel, et, d’autre part détermine
la place que cet objet occupe dans l’ensemble des êtres. Le carac¬
tère individuel d’une entité, caractère qui n’appartient qu’à elie
seule, est son « idée subjective ». La totalité de ses relations
avec toutes les autres entités constitue son « idée objective »,
cette dernière n’étant d’ailleurs que « l’expression complète et la
réalisation parfaite » de « l’idée subjective ». En plus de ces idées
individuelles (subjectives et objectives), il y a, il est vrai, des idées
générales, correspondant à des groupes de plus en plus étendus
d’idées individuelles, et, la totalité des idées, le cosmos idéel, a une
structure analogue à celle de l’univers des concepts généraux. Mais,
si les idées générales sont ainsi analogues aux concepts généraux,
elles diffèrent de ces dernières d’une façon radicale. Car, tandis
que la compréhension d’un concept est inversement proportion¬
nelle à son extension, la compréhension d’une idée est d’autant plus
riche que l’idée est plus générale. Cette différence provient du fiait
qu’à l’encontre des concepts, les idées sont, en tant que monades,
des sujets actifs. Comme telles, les idées générales entretiennent des
relations réelles et actives avec les idées particulières qu’elles réu¬
nissent et englobent, et elles sont par cela même enrichies et déter¬
minées intérieurement.
Les idées ne sont donc pas des concepts : toute idée, individuelle
ou générale, est un sujet, ou, comme Soloviev le dit, a un sujet pour
support (substrat). Or, d’après lui, ces « sujets » ne sont pas seu¬
lement des sujets abstraits, doués d’une sorte de volonté et de
548 revue d’histoire et de philosophie religieuses

conscience (monades). Ils sont de véritables personnes conscientes


d’elles-mêmes, vivantes et concrètes.
Soloviev démontre le caractère personnel des idées par un rai¬
sonnement assez étrange, vaguement hégélien, se réduisant à ceci.
Une idée, dit-il, se distingue de toutes les autres, non seulement
pour les autres et dans la pensée, mais encore pour elle-même et
en réalité. Ainsi, « le support d’une idée, ou son sujet (plus exacte¬
ment : l’idée en tant que sujet), doit se distinguer des autres sub¬
jectivement ou dans l’existence ; c’est-à-dire qu’il doit avoir une
réalité propre, particulière, qu’il doit être un centre autonome,
existant pour soi-même, et par conséquent, possédant une conscience
de soi-même, être une personne ».
Si maintenant nous appliquons ce raisonnement à l’idée la plus
générale, c’est-à-dire à l’idée absolue ou unitotale, qui englobe et
comprend en elle toutes les autres (l’idée de Dieu ou de l’Amour),
nous trouverons qu’ « en étant déterminée d’après son essence objec¬
tive comme universelle et unitotale, elle est en même temps déter¬
minée, dans son existence subjective interne, comme une Personne
(litso) particulière et unique, qui contient tout en elle et par cela
même se distingue de tout ».
Ces raisonnements de Soloviev peuvent, certes, paraître abstraits
et peu concluants : le motif et le sens véritable de sa doctrine n’en
sont pas moins clairs. Il suffit de se rappeler que nous sommes à
l’intérieur de la doctrine de l’Absolu.
L’idée absolue ou unitotale contient ou représente la totalité
de l’être. Or, nous savons que, pour la doctrine de l’Absolu, la tota¬
lité dé l’être est la « totalité » de l’Unitotalité, le « contenu » de
l’Absolu. La description du cosmos idéel ou de l’idée absolue n’est
donc rien d’autre (et Soloviev le dit indirectement lui-même) (1)
qu’une définition nouvelle, plus riche et plus complète, du contenu
de l’Absolu, de Γ « Autre » ou de la materia prima. Nous savons,
en outre, que l’Absolu comme tel est le « sujet », la « source » ou le
« support » de l’être, c’est-à-dire de son « contenu » ou de son « Autre ».
Parler du sujet, support de l’idée absolue, ou, ce qui revient au
même, de l’idée absolue en tant que sujet, équivaut donc à parler
de l’Absolu comme tel ; et dire que ce sujet est une personne revient

(1) Voir vol. II, p. 298 sq. de la lre édition des Œuvres.
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 549

ainsi à affirmer que Dieu est, non pas un Absolu abstrait, mais une
Personne concrète et réelle.
La doctrine des idées de Soloviev a donc un double but. D’une
part, elle complète et achève la doctrine de l’Absolu, en montrant
que le contenu de l’Absolu est un cosmos idéel, un ensemble d’idées
actives et personnelles, qui constituent dans et par leurs interac¬
tions un organisme unitotal, ayant une structure analogue à celle
de l’univers des concepts généraux. D’autre part, la dialectique
immanante de la doctrine des idées montre qu’en partant de la
notion abstraite de l’Absolu on arrive nécessairement à l’idée d’un
Dieu personnel (1).

II. La Trinité divine

Pour Soloviev sa métaphysique n’est qu’une expression ration¬


nelle et systématique des vérités révélées dans la religion. Cette
identité de la métaphysique et de la religion ne s’exprime pas seu¬
lement par l’identité de leurs objets ou de leurs contenus. Elle se
traduit aussi par le fait que les étapes du développement dialec¬
tique immanant de la doctrine métaphysique de Dieu corres¬
pondent aux vérités partielles contenues dans les différentes reli¬
gions historiques, qui, de leur côté, ne représentent que les étapes
successives de la révélation que l’humanité reçoit au cours de son
histoire. Ainsi, la notion abstraite de l’Absolu différent de l’être,
correspond à la vérité contenue dans la religion indienne ; la doc¬
trine des idées reproduit le contenu de la vérité révélée aux grecs
et la notion du Dieu personnel représente la vérité essentielle du
Judaïsme. La « dialectique de l’Autre », qui identifie, tout en les
distinguant, le cosmos idéal et la Personne divine, représente donc
la synthèse des vérités révélées aux Grecs et aux Hébreux. Or,
d’après Soloviev, une telle synthèse fut déjà réalisée au cours de
l’histoire dans la doctrine néoplatonicienne, qui a conçu l’Absolu
comme une Trinité. L’idée de la Trinité divine, vérité spécifique

Œuvres.
(1) Voir
Pour
pour
sa doctrine
la doctrine
des des
idées,
idées
Soloviev
vol. III,
se réclame
p. 44-64 de
dePlaton
la 1»· et
édition
de Leib¬
des
niz ; avec encore plus de droit il aurait pu se réclamer des doctrines néoplato¬
niciennes. Mais on n'est pas forcé de remonter si haut pour trouver ses sources,
les écrits de Schelling pouvant lui offrir tout le nécessaire. (Voir par exemple
le dialogue de Schelling : Bruno.)
550 revue d’histoire et de philosophie religieuses

du néoplatonisme, doit donc nécessairement apparaître dans 1*


métaphysique, comme une nouvelle étape de la « dialectique de
i’Autre », et compléter ainsi la notion de l’Absolu, conçu déjà comme
Idée et Personne.
Eu effet, Soloviev croit pouvoir déduire sa doctrine de la Tri¬
nité {qui, d’après lui, ne fait que reproduire la doctrine néoplato-
nocienne et est, par conséquent, tout à fait indépendante de la révé¬
lation chrétienne), de l’analyse dialectique de la notion de l’Uni-
botalité, qui est comme nous le savons, l’unité de l’Absolu en tant
que tel et de son « contenu » ou de son Autre.
L’analyse montre que cette unité, c’est-à-dire la relation réelle
entre Dieu et son contenu, est une unité dialectique ou trinitaire.
Dieu, en existant, possède son contenu (la totalité de l’être) comme
sien. Or, « pour pouvoir poser ce contenu comme sien, il doit le
posséder substantiellement, c’est-à-dire qu’il doit être la totalité
ou l’unité de toutes choses dans un acte éternel interne ». Dans ce
premier mode de l’existence divine tout est donc contenu en Dieu,
et Dieu seul existe en acte. Mais pour que le contenu de Dieu soit
aussi une réalité (et il doit l’être, car n’ayant pas de contenu réel,
Dieu se réduirait lui-même au néant), Dieu doit, non seulement
le contenir en soi, mais encore l’affirmer pour soi, c’est-à-dire qu’il
doit se le présenter ou se l’opposer comme un Autre. Dans ce
deuxième mode de l’existence, le contenu n’est donc plus une puis¬
sance cachée en Dieu ; il apparaît comme une réalité représentée
ou idéelle (le royaume des idées ou le cosmos idéel) (1). Or, en affir¬
mant ou en s’opposant ainsi son contenu, Dieu ne fait que s’affir¬
mer spi-même, et cette affirmation de l’Absolu par la position de
l’Autre est l’essence du troisième mode de l’existence de Dieu.
Il faut donc nécessairement distinguer trois modes de l’exis¬
tence de l’Absolu, dès qu’on comprend cette existence comme une
relation réelle entre le Dieu personnel et son contenu. Mais puis¬
qu’il s’agit toujours d’un seul et même contenu, qui est celui de
Dieu ldi-même, il est évident que ces trois modes « sont des expres¬
sions différentes, mais égales de la Divinité tout entière » ou, autre¬
ment dit, que chacun de ces modes est Dieu lui-même. Or, en tant
qu’un seul Sujet étemel, Dieu ne peut certainement pas, à la fois,

(1) Jeu de mots : présenter — se présenter — se représenter. (Voir p. 546, note.)


LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 551

cacher son contenu en soi, l’opposer à soi et se retrouver en lui comme


en soi-même. Et il ne s’agit pas non plus là de distinctions de parties
dans l’espace, ni de succession de phases dans le temps, puisque les
catégories de l’espace et du temps ne s’appliquent pas à l’Absoiii.
Pour éviter une contradiction, il faut donc admettre qu’il y a « dans
l’unité absolue de la substance divine, trois Sujets ou Hyposthases »,
-qui sont coéternels, et dont chacun exprime la divinité tout entière.
La Divinité étant une Personne, chacune de ses Hypostases l’est
aussi.v Mais cette distinction de trois personnes divines n’altère
nullement l’unité absolue de Dieu. On reconnaît seulement que
cette Unité personnelle doit être déterminée plus précisément comme
une Trinité (1). —
Nous avons déjà dit que, d’après Soloviev, sa doctrine de la
Trinité a, pour seule source, la doctrine néoplatonicienne. Or, la
comparaison la plus superficielle des deux doctrines suffit pour
pouvoir constater que cette affirmation ne correspond nullement à
la réalité. Il y a, certes, une certaine parenté entre ces deux doc¬
trines, mais elle est extrêmement vague et s’explique aisément par
le fait que le néoplatonicisme a fortement influencé la philosophie
chrétienne. Ainsi, rien ne prouve que Soloviev ait puisé directe¬
ment dans les écrits de Plotin ou de ses émules. Par contre, la dépen¬
dance de la dogmatique chrétienne est trop évidente pour qu’il
fût nécessaire d’y insister.
Mais ce n’est pas uniquement de la dogmatique proprement
dite que Soloviev s’est inspiré. Ici comme ailleurs, ce sont les spé¬
culations des Idéalistes allemands qui servent de source immédiate
à sa métaphysique. Seulement Soloviev utilise exceptionnellement,
non pas tant les écrits de Schelling, dont la doctrine de la Trinité
diffère sensiblement (2), que les Conférences sur la Philosophie de
la Religion, de Hegel. Dans le premier exposé de sa doctrine, dans

p.
des
« Philosophie
77-88
(1)
(2)
Sämtliche
Voir
La
dedoctrine
la
poor
Positive
Werke
lre ceédition
)de
qui
diffère
»,laprécède
de
des
Trinité
Schelling
essentiellement
Œuvres,
: vol.
proprement
(Voir
ainsi
Γ, p. vol.
357
que
de dite,
sq.
IV,
celle
Russie,
de
p.que
de
la
65p,Soloviev.
2*sqq.
Ton
205-215
édition
trouve
de laPar
et2e218-221.
vol.
dans
section
contre,
Ill,
la

Ia doctrine des « puissances » de la < Philosophie Négative » a été en partie


utilisée par ce dernier ; mais il n’admet pas la quatrième « puissance » que
Schelling introduit à la suite de Boehme. (Voir 2e section, voi. I, p. 28€ sqq. et
399 sqq. des Werke.)
00* REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

les Fondements , il reproduit Hegel presque textuellement (1). Et,


si dans les Conférences et dans la Russie les emprunts sont moins
directs, l’origine hégélienne de la dialectique qui mène à la distinc¬
tion des trois « moments » de l’Absolu, et des termes mêmes par
lesquels ces « moments » sont caractérisés, n’en est pas moins évi¬
dente.
Mais Soloviev évite soigneusement d’indiquer les sources véri¬
tables de sa doctrine de la Trinité. Il insiste de même beaucoup
sur la soi-disante indépendance de cette doctrine vis-à-vis de la
doctrine chrétienne. D’après lui, elle découle nécessairement du
développement antérieur de la doctrine de l’Absolu et ne fait aucun
emprunt au christianisme. Cette illusion, sans aucun doute sincère,
montre à quel point sa pensée était, dès le début, pénétrée de dog¬
matique. Il croyait pouvoir retrouver par sa propre pensée, basée,
bien entendu sur une expérience religieuse personnelle, toutes les
vérités contenues dans les dogmes, y compris celle du dogme de
la Trinité. Il allait jusqu’à affirmer que même les noms que ce
dogme attribue aux Hypostases divines peuvent être trouvés indé¬
pendamment de la tradition théologique. D’après lui, les noms du
père, de fils et d’esprit ne conviennent à des êtres finis que d’une
manière très imparfaite, car aucun d’entre eux ne réalise pleinement
tous les caractères qu’impliquent les notions désignées par ces mots*
Par contre, ces caractères sont réalisés d’une manière complète et
parfaite par les personnes de la Trinité divine. Il est donc tout natu¬
rel de les appeler Père, Fils et Saint-Esprit (2). —
Un raisonnement analogue mène tout aussi naturellement à
une autre détermination des Hypostases. L’introspection nous
révèle trois phénomènes que nous appelons respectivement « volonté »,
« pensée ou représentation » et « sentiment ». Mais l’analyse de
l’essence de ces phénomènes montre que cette essence n’est réalisée
que fort imparfaitement dans l’être fini révélé par l’introspection.
Au contraire, les caractères que nous devons nécessairement attri¬
buer aux Hypostases divines correspondent exactement aux traits
caractéristiques de l’essence des phénomènes en question.

de Soloviev,
côté,
(1)Hegel
(2) Voir
Comparer
prolonge
Russie,
et vol.
parXII,
p.ici
exemple
215-218.
la
p. tradition
184vol.
sq. des
I, dep. Werke
la369mystique
sq.
de de
Hegel
laallemande.
2e
(Berlin,
édition1832;.
des Œuvres
De son»
LA METAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE V. SOLOVIEV 553

Ainsi, dans son premier mode d’existence, l’Absolu se distingue


de son Autre, et en est le principe et la source. Or, être la source
de son autre, est caractéristique pour la volonté. La première
Hypostase peut donc être appelée la Volonté divine. Mais, en posant
ainsi Γ Autre dans et par sa volonté, l’Absolu se distingue de lui
dans son deuxième mode ; il se le présente à soi-même ou se le repré¬
sente (1), La deuxième Hypostase est donc la Représentation ou
la Pensée divine. Enfin, étant représenté par Dieu, l’Autre réagit
sur lui, et dans et par cette interaction Dieu se retrouve dans
Γ Autre et le trouve en soi. « En agissant l’un sur l’autre, ils
deviennent sensibles (osôutitelny) l’un pour l’autre ; cette inter¬
action, ou le troisième mode d’existence, n’est donc rien d’autre
que le Sentiment. »
En déterminant les trois Hypostases comme Volonté, Pensée
et Sentiment, nous enrichissons notre idée de Dieu, car nous pou¬
vons maintenant utiliser les données de l’introspection (en ayant
toutefois soin d’éliminer tout ce qui tient à la nature finie et impar¬
faite de l’homme). Et, l’interprétation psychologique de la Trinité
permet, à son tour, de compléter la doctrine des idées.
Les trois Hypostases n’étant rien d’autre que les modes de rela¬
tion de Dieu avec son Autre ou son « contenu », nous pouvons dire,
en utilisant l’interprétation psychologique, que, dans la première
Hypostase Dieu veut son « contenu », qu’il se le représente dans
la deuxième Hypostase et le sent dans la troisième. Or, nous savons
que ce « contenu » divin est le cosmos idéel ou l’Idée unitotale abso¬
lue. G ’est donc cette idée que Dieu veut, pense et sent éternelle¬
ment dans un seul acte trinitaire. D’après Soloviev, « cette idée est,
en tant qu’objet de la volonté de Dieu, le Bien suprême ; en tant
qu’objet de sa pensée elle est la Vérité absolue ; et, en tant qu’objet
de son sentiment, Beauté parfaite ». L’idée absolue se révèle donc
maintenant comme le Bien, le Vrai et le Beau. Mais puisque c’est
la même essence divine qui est présente dans toutes les Hypos¬
tases, le Bien, le Vrai et le Beau ne peuvent être trois choses réel¬
lement distinctes. Ce ne sont là que trois manifestations différentes
d’une seule et même entité, qui est, d’après Soloviev, l’Amour
absolu. « La volonté dirigée vers le Bien est l’Amour dans son

Soloviev.
(1) Nous
(Voir
retrouvons
p. 546, note.)
de nouveau le jeu de mots si souvent utilisé par
554 revu E d’histoire et de philosophie religieuses

essence intime, ou la source primordiale de l’Amour ; le Bien est


l’unité de tout ou de tous, c’est-à-dire l’Amour comme ce que l’on
désire ou aime ; nous avons donc ici l’Amour dans son sens propre,
comme l’idée des idées : c’est l’unité essentielle (susèestvermoe) .
La Vérité est le même Amour (c’est-à-dire l’unité de tout), mais
cette fois en tant que représenté objectivement : c’est l’unité idéelle.
Enfin, la Beauté est le même Amour (l’unité de tous), mais en tant
que révélé ou ressenti (osëutimaia) : c’est l’unité réelle. » Et le
rapport mutuel de ces trois manifestations de l’Idée unitotale ou
de l’Amour absolu peut être exprimé comme suit : « l’Absolu réa¬
lise le Bien par le Vrai dans le Beau (1). » —
Nous arrivons donc, en définitive, au résultat suivant : l’Absolu
unitotal est un Dieu personnel et vivant, un en trois Personnes , qui
réalise en soi de toute éternité le Bien suprême , la Vérité absolue et
la Beauté parfaite, en voulant, pensant et sentant son propre contenu,
qui est le Cosmos idéel ou la totalité de l’Être.
A. Kojevnikoff.
Chargé de Conférences
à l’École des Hautes-Études (Paris).
(A suivre.)

(1) Voir vol. III, p. 94-102 de la lre éd. des Œuvres. Voir aussi vol. I,
p. 360 sqq. de la 2e éd., où cette partie de la doctrine des idées est développée
sous une forme légèrement différente.

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