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Notement Sidney Sonnino, Giustino Fortunato, Pasquale Villari, Gaetano Salvemini, Benedetto
Croce, Antonio Gramsci, cf. G. Perticone, «Paese reale e paese legale», in Studi per il ventesimo
anniversario dell’Assemblea costituente, Firenze, Vallecchi, 1969, pp. 655-684.
7
Le poète Giosué Carducci écrivait que le « Trasformismo » était « brutta parola » (un gros mot) et
« cosa più brutta » (une réalité encore plus grossière). Cf. G. Sabbatucci, Il trasformismo come sistema:
saggio sulla storia politica dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 2003.
8
Un épisode très significatif d’illégalité —parmi d’autres—fut l’affaire de la construction du Palais de
Justice de Rome. Il ressort du rapport de la Commission parlementaire sur la construction du Palais,
publiée en avril 1913, qu’elle donna lieu à des actes de corruption de la part des hommes politiques
aussi bien que des administrateurs. Commencé en 1888 avec un défi de 8 millions de livre, en 1913
l’État avait financé 40 millions, un tiers fini en corruption; voir C. Crocella, Le inchieste parlamentari
del Novecento nel Parlamento del Regno d’Italia, dans Camera dei deputati. Quaderni dell’Archivio
storico, 7, Roma, 1999.
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En langue française, cf. S. Lupo, Le fascisme italien: la politique dans un régime totalitaire, Paris,
Floch, 2003; et E. Gentile, La voie italienne au totalitarisme: le parti et l’État sous le régime fasciste,
Paris, Ed. du Rocher, 2004.
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réalité sociale. Comme les dominations espagnole, française, autrichienne,
piémontaise qui l’avaient précédée durant des siècles, la nouvelle République
italienne fut regardée avec scepticisme : elle ne pouvait être qu’une organisation
politique lointaine de plus, destinée elle aussi à ne rien changer10. La traditionnelle
exclamation populaire Franza o Spagna basta che se magna! (« France ou Espagne,
qu’importe pourvu qu’on ait à manger ! ») exprime en effet très bien cette attitude.
Le développement économique et industriel du Nord pendant les années 1950
et 1960 augmenta encore la distance du Mezzogiorno où la structure sociale et les
liens étroits entre les pouvoirs politiques et économiques et la criminalité organisée
(notamment la Mafia en Sicile) créèrent un enchevêtrement inextricable d’intérêts.
Distinguer les activités légales des illégales demeura pour d’autres raisons une
gageure 11.
La magistrature rencontrait des difficultés énormes dans l’administration de la
justice. L’affirmation d’une vraie culture de la légalité dans une société qui ne
reconnaissait même pas un « code de comportement » ou de valeurs autres que ceux
de la tradition mafieuse se révéla une tâche particulièrement ardue.
Les graves problèmes d’ordre public, la corruption communément utilisée par
les partis politiques pour organiser et contrôler le consensus, faisait de l’illégalité, en
effet, un des fondements normaux, voire légitimes, de la société. On rappellera ici les
liens qui unissaient le parti dominant de l’époque, la Démocratie chrétienne à certains
des mafiosi les plus célèbres ou la série d’assassinats qui ensanglanta la vie politique
et économique de ces régions. On citera aussi le « massacre de Portella della
ginestra » en 1947, où la Mafia n’avait pas hésité à tirer sur la foule qui célébrait la
fête du 1er mai et à tuer onze personnes. On peut donc conclure qu’en Italie la
conception de la légalité était lourdement influencée par les conditions sociales et
économiques des régions méridionales, où la démarcation entre légalité et illégalité
apparaissait sinon vaine du moins ténue.
14
Cf. S. Rodotà, « Le ‘tentazioni’ della politica », dans Politica del diritto, 1972, p. 314 et suiv.
15
Lois du 25 juillet 1966 dite « loi Breganze » ainsi que du 20 décembre 1973.
16
Cf. Jean-Louis Briquet et Philippe Garraud (dir.), Juger le politique : entreprises et entrepreneurs
critiques de la politique, sous la dir. de Rennes, P.U.R., 2001.
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L’éclat des scandales politiques de Tangentopoli et la gravité des attentats
mafieux de 1992 conduisirent à une authentique mobilisation de l’opinion publique en
faveur d’une « campagne pour la légalité », menée notamment par les magistrats du
parquet17. Il faut rappeler que, en 1988, le nouveau code de procédure pénale avait été
promulgué, qui supprimait le juge d’instruction et introduisait le système accusatoire.
Il renforçait le rôle du ministère public aussi bien que de l’avocat de la défense en
vertu du principe d’égalité des parties devant un juge « tiers ». Ces réformes
expliquent en partie la nouvelle « visibilité » des parquets.
Pour comprendre le bouleversement que l’Italie a connu pendant les années
1990, il faut rappeler que les transformations politiques internationales, nées de la
décomposition des pays communistes et de la formation, en Italie, de partis tout à fait
nouveaux comme la « Ligue du Nord », engendrèrent un nouveau climat politique
ainsi que la crise des partis traditionnels. L’action des parquets –en particulier celui de
Milan appelé le pool Mani pulite (Mains propres)– dans la lutte contre la corruption
politique et, plus généralement, contre l’illégalité dans les relations entre
l’administration publique et le système économique fut soutenue par une opinion
publique très favorable à ce renouvellement des coutumes politiques. Les magistrats
du parquet, comme Antonio Di Pietro, devinrent ainsi très populaires, de véritables
« étoiles » médiatiques. Pour mieux comprendre cette popularité des magistrats
italiens, il faut rappeler que, en 1992, deux des magistrats les plus engagés dans la
lutte contre la Mafia, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, étaient tombés à Palerme
victime de deux attentats révoltants. L’incapacité de l’État à combattre la criminalité
et la conscience que la corruption politique était généralisée contribuèrent à créer le
« mythe » du magistrat-libre-et-indépendant-seul-capable-de-reconstruire-une-
nouvelle-éthique-publique.
En 1993 le régime de l’immunité parlementaire fut ainsi modifié, avec
l’abolition de la « demande d’autorisation à agir » préalable qui était prévue à l’article
68 de la Constitution avant l’ouverture de toute enquête sur un parlementaire : cette
réforme donna un nouvel élan aux magistrats. L’action des parquets —surtout ceux de
Milan, Rome, Naples, et de Palerme— causa une sorte de « tremblement de terre »
politique. Les partis politiques traditionnels (Parti socialiste, Démocratie chrétienne et
ses alliés en particulier) furent rapidement et durement frappés. Les seuls partis
épargnés par la tempête judiciaire furent ceux de l’opposition de gauche et de droite, à
savoir l’ancien Parti Communiste Italien18 et le Mouvement Social Italien19.
Cette action des magistrats —qui a été souvent appelée « révolution
judiciaire »— fut ouvertement soutenue par l’opinion publique, la presse et par la
majorité des forces politiques, il faut le souligner. Non seulement l’espoir d’assister à
un mouvement de régénération générale était répandu, mais la magistrature incarnait
aussi la volonté d’une nouvelle légalité20.
Cet élan légaliste se révéla cependant éphémère. Après avoir détruit tout un
système de pouvoir et s’être donné de nouveaux héros, l’opinion publique, en
17
Cf. H. Rayner, Les scandales politiques: l’opération mains propres en Italie, Paris, Houdiard, 2005.
18
Ensuite Parti des Démocrates de Gauche (Pds) et Démocratiques de Gauche (Ds).
19
Aujourd’hui Alliance Nationale.
20
Cf. A. Vauchez, « Justice et politique. Quelques leçons tirées de la ‘parabole judiciaire’ italienne »,
Pouvoirs, n° 103, oct. 2002, p. 93-104.
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quelques mois, remit en cause la « légalité judiciaire » pour réclamer une ample
autonomie de la politique.
Après les bouleversements des années de Mains-propres naquirent un style et
un langage politique tout à fait nouveaux, dont le principal interprète fut le parti
Forza Italia (« Allez-l’Italie »), créé par Silvio Berlusconi en 1994. Ce mouvement
était caractérisé par une formidable utilisation des instruments de propagande
médiatique.
Le changement du panorama politique favorisa un nouveau conflit entre
politique et justice. Certains partis politiques lancèrent des « contre-attaques » pour
limiter le pouvoir des magistrats et rétablir l’autonomie de la politique. La
magistrature fut notamment accusée d’avoir provoqué la crise du premier
gouvernement de Silvio Berlusconi en 1994 à des fins politiques,. Cette redéfinition
des rapports entre les pouvoirs favorisa souvent le dénigrement de l’activité des
magistrats. Les attaques contre la magistrature et contre le CSM se multiplièrent.
Certains magistrats furent accusés d’être trop politisés et d’administrer la justice dans
l’intérêt des partis politique de gauche : on parla même de « toges rouges ».
La perception de la crise de la légalité fut peu à peu renversée, grâce à une
campagne médiatique très efficace. En décrivant les magistrats comme des
inquisiteurs sans pitié21 et les hommes politiques comme des victimes de la justice,
cette campagne diffusa la conviction de la politisation de la magistrature. Les forces
politiques de la droite réussirent à démontrer, à une opinion publique désorientée, la
nécessité de « normaliser » la magistrature.
De 1994 l’utilisation du terme « justicialisme » devint très fréquente pour
critiquer le pouvoir de la magistrature et revendiquer un « retour à la politique ». La
campagne polémique fut tellement efficace que Antonio Di Pietro, et les autres
magistrats des parquets22, considérés auparavant comme de vrais héros, se
transformèrent en une « menace pour la démocratie ». Silvio Berlusconi – qui à son
tour avait beaucoup de problèmes judiciaires - fut le symbole de cette lutte contre le
justicialisme en faveur du « garantisme » judiciaire et de l’autonomie de la politique.
En effet, de 2001 la majorité de centre-droite mit en place une série de réformes
judiciaires fondées sur des garanties très sophistiquées pour renforcer les droits de la
défense et limiter les pouvoirs du ministère public.
6. Quelques conclusions
On peut remarquer que, en Italie les relations entre justice et politique ont vécu
et vivent une crise profonde. Le pays demeure à la recherche d’un nouvel équilibre
entre les pouvoirs qui assurerait une véritable autonomie à la politique et préserverait,
en même temps, l’indépendance de la magistrature. Dans la crise générale du système
politique italien, la magistrature a dû exercer des fonctions particulières, pour ainsi
dire de « suppléance », conséquence directe de la faiblesse des mécanismes de
représentation. C’est la crise des institutions représentatives qui a poussé la
magistrature à franchir quelquefois les limites de la juridiction, et à rechercher une
« popularité » et un « consensus » qui ne sont, ni nécessaires, ni souhaitables au
magistrat: la légitimité du juge ne dérive pas, et ne doit pas dériver, du consensus
populaire.
21
Ou même comme des « assassins », en se référant à certains cas de suicide en prisons.
22
En particulier les magistrats du parquet de Milan – Di Pietro, D’Ambrosio, Borrelli, Davigo,
Colombo, Boccassini – furent la cible de la campagne médiatique.
8
Avec Tangentopoli (« la Ville-aux-pots-de-vin ») on a découvert que la
corruption et le système de financement illégal des partis politiques étaient tellement
répandu en Italie que la société les considérait comme des phénomènes « quasi-
légaux », utiles pour le fonctionnement de l’administration publique et des entreprises
privées. C’est plutôt l’action de la magistrature qui représentait la nouveauté —
difficile à comprendre et difficile à accepter. En effet les solutions proposées pour
sortir de la crise étaient toujours des solutions politiques, le vrai problème étant
l’enquête judiciaire et non la pratique illégale23.
Sans doute la politique peut reprendre son rôle et restituer à la juridiction sa
position prévue par la constitution, mais cela ne devrait — selon nous — pas sous-
entendre l’exclusion de tout contrôle judiciaire de la vie politique. L’affirmation d’une
authentique culture de la légalité passe par une nette perception de l’illégalité et par le
refus de certains comportements.
23
Cf. P. Colaprico, Capire tangentopoli, Milano, Il Saggiatore, 1996.