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LES CHÊNES ALIMENTAIRES

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE MENU DES HOMMES PRÉHISTORIQUES VU


À TRAVERS LES TEXTES ANTIQUES#

Samuel Verdan Les Latins déjà! nos ancêtres vaguement plus de l’Age d’Or! temps idyllique et hélas révolu! ou
proches! tentèrent aussi de s’imaginer et de décri" théoricien d’une origine sauvage de l’homme!
re leurs primitifs prédécesseurs! dans bon période où l’on ne devait pas s’amuser tous les
Evoquons notre lointain nombre de textes qui méritent une attention (au jours! le gland n’aura pas le même goût###Allons
ancêtre, l’homme moins dans Chronozones)# Une étude globale! aux textes pour en faire l’expérience#
préhistorique. Devant tâche surhumaine! n’est pas à entreprendre ici#$
nos yeux défilent de Mais permettez que l’on s’arrête sur un point de
pittoresques images de détail qui! au propre comme au figuré! ne
cavernes, de nudités à manque pas de saveur: le gland#
peine voilées d’une peau C’est avec une unanimité merveilleuse que les
de bête, de festins de auteurs latins s’accordent à voir dans le fruit du
viande crue, de femmes chêne le plat de résistance des premiers hommes#
traînées par les cheveux Que voici un topos littéraire de toute beauté#
à la maison et de duels Cependant! chacun s’est imaginé la recette d’une
au gourdin ayant pour manière différente# Suivant que l’on est chantre
motivation ces mêmes
femmes... entre autres!
Ces visions
fantaisistico-historiques AUREA AETAS

sont tenaces
actuellement, mais ne La parole est d’abord aux poètes de l’Age d’Or: Prima Ceres ferro mortales vertere terram
datent pas d’hier. instituit cum iam glandes atque arbuta sacrae
Contentique cibis nullo cogente creatis deficerent silvae et victum Dodona negaret#
arbuteos fetus montanaque fraga legebant
cornaque et in duris haerentia mora rubetis La première! Cérès enseigna aux mortels à
et quae deciderant patula Iovis arbore glandes# retourner la terre avec le fer! alors que les
Ver erat aeternum placidique tepentibus auris glands et les arbouses commençaient à man"
mulcebant zephyri natos sine semine flores# quer à la forêt sacrée et que Dodone refusait de
Mox etiam fruges tellus inarata ferebat fournir de la nourriture#
nec renovatus ager gravidis canebat aristis# Virgile! Géorgiques I! $()"$(*

Se contentant de nourritures apparues sans Rura cano rurisque deos: his vita magistris
contraintes! ils cueillaient les fruits de l’arbou" desuevit querna pellere glande famem#
siers! les fraises des montagnes! les cornouilles
et les mûres pendant aux ronces épineuses! et Je chante les campagnes et les dieux campa"
les glands tombés du vaste arbre de Jupiter# Le gnards: c’est grâce à leur enseignement que l’on
printemps était éternel et les calmes zéphyrs perdit l’habitude de calmer sa faim avec le gland
caressaient de leur souffle tiède des fleurs nées du chêne#
sans qu’on les sème# Ensuite! la terre! vierge de Tibulle! Elégies II! $! ')"'+
labours! portait aussi des moissons et la cam"
1 Aux passionnés! nous conseillons la lec"
ture! entre autres! de Blundell S# The origins
pagne inculte blanchissait sous les lourds épis#% Chez l’un comme chez l’autre poète! le don de
of civilisation in greek and roman thought! Ovide! Métamorphoses I! $&'"$$& Cérès est considéré comme un bienfait notable#
Londres! $*+,! ou de Lovejoy A# O# et Boas G#
Primitivism and related ideas in Antiquity!
Le fruit du chêne n’est"il! tout bien considéré!
New York! $*+&# On baigne en pleine félicité alimentaire et c’est! pas si appétissant qu’il paraît'? Cela suggère une
2 Le soussigné porte l’entière responsabi" semble"t"il! alternativement que l’on se gave! ambiguité au coeur même de la conception de
lité des traductions# tantôt de glands! tantôt de blé spontanément l’Age d’Or# Car enfin! peut"il y avoir une ombre
3 Expérience faite! c’est nourrissant! mais
apparu sur la terre# Virgile ou Tibulle conçoivent au tableau du meilleur des mondes? Cette ques"
peu enthousiasmant (N# D# A#) la chose un peu différemment: tion est laissée en pâture à votre méditation###

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Les chênes alimentaires

UBI QUERCUS ! IBI NULLA VOLUPTAS

Quoiqu’il en soit! la cote du gland descend dans suite avec les armes que leur avait forgées l’ex"
l’échelle des valeurs# Elle finit d’y dégringoler périence#
chez les auteurs dépeignant la sauvagerie primi" Horace! Satires I! **"$&%
tive# Pour eux! cette nourriture est une preuve
parmi d’autres des pénibles débuts de l’humani" Un peu plus tard! Juvénal se distingue par la
té# Voyons ce qu’en dit Lucrèce! un précurseur touche ironique! contrastée et savoureuse qu’il
en la matière: donne au tableau:

Quod sol atque imbres dederant! quod terra Silvestrem montana torum cum sterneret uxor
crearat frondibus et culmo vicinarumque ferarum
sponte sua! satis id placabat pectora donum# pellibus! haut similis tibi! Cynthia! nec tibi!
Glandiferas inter curabant corpora quercus cuius
### turbavit nitidos excinctus passer ocellos!
Et Venus in silvis iungebat corpora amantum; sed potanda ferens infantibus ubera magnis
conciliabat enim vel mutua quamque cupido et saepe horridior glandem ructante marito#
vel violenta viri vis atque inpensa libido
vel pretium! glandes atque arbita vel pira lecta# ### Alors qu’une montagnarde
épouse étendait une primitive
Ce que le soleil et la pluie leur avaient fourni! ce litière de feuillage! de chaume et
que la terre avait produit d’elle"même!cela suffi" de peau de bêtes "des proches
sait à apaiser leurs estomacs# Ils se nourrissaient parentes"! tellement différente
parmi les chênes porteurs de glands [###] Et de toi! Cynthie! et de toi dont la
Vénus! dans les bois! unissait les corps pour mort d’un moineau a embué les
l’amour# Chaque femme! c’est soit le désir réci" yeux brillants! mais offrant à ses
proque! soit la brutale violence de l’homme! soit enfants déjà grands ses
une libido irrépressible! soit l’appât du gain " mamelles à téter! et souvent
glands! arbouses ou poires de choix" qui la pro" plus affreuse que son mari en
curait# train de roter sa glandée#
Lucrèce! De la nature V! '')"''*! ',%"',- Juvénal! VI! -"$&

Chez Lucrèce! dont la vision d’un progrès civili" Convenons"en: il s’agit à chaque
sateur est complexe et ambiguë! les premiers fois du même comestible! mais
hommes! s’ils sont dépeints comme de parfaits dont le goût varie sensiblement
sauvages (voyez leurs coutumes matrimo" selon l’auteur qui nous le met à
niales)! n’en sont néanmoins pas présentés de la bouche# Il en va de même pour
manière absolument négative# C’est aussi le cas la vision en général des âges pri"
pour leur menu# Tout change avec Horace: mitifs; question de philosophie!
de conception de l’histoire ou du
Cum prorepserunt primis animalia terris! progrès#
mutum et turpe pecus! glandem atque cubilia Il est temps maintenant de se demander pour"
propter quoi le gland est une constante dans la descrip"
unguibus et pugnis! dein fustibus! atque ita tion des origines# Est"ce uniquement le résultat
porro d’une longue tradition littéraire! ou l’indice aussi
pugnabant armis quae post fabricaverat usus# d’une profonde réalité?

Lorsque! comme des animaux! ils s’avancèrent APUD GRAECOS


en rampant sur la terre originelle! troupeau Il fallait s’y attendre: les Grecs avaient déjà tout
muet et dégoûtant! c’est pour le gland et la fait! Hésiode le premier! qui évoque l’Age d’Or à
couche qu’à coups d’ongles et de poings ils se plusieurs reprises dans Les Travaux et les Jours
battaient! puis à coups de gourdin! et ainsi de (et le gland au vers %'') puis plus tard un certain

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Chronozones 3/1997 Materia

4 Porphyre! De l’abstinence! II! -! ,# Dicéarque (en Sicile au milieu du VIe)! auteur Glande opes nunc quoque multarum gentium
5 Pausanias! Description de la Grèce! d’un Mode de vie de l’Hellade dont Porphyre etiam pace gaudentium constant# Nec non et
VIII! $!-#
nous donne des extraits#( C’est là qu’est faite inopia frugum arefactis emolitur farina spissa"
6 On retrouve ici! presque inchangées! les mention d’une expression qui! aux dires de ce turque in panis usum# Quin et hodieque per
paroles de Strabon (Géographies III! '! ))#
dernier auteur! avait perduré en grec: alis druos Hispanias secundis mensis glans inseritur#
7 Appien! Les guerres civiles! I! -&#
(marre des glands!)! cri poussé par des gens
8 Gallien! VI! p# ,%&# désireux un jour de changer de régime; preuve Le gland! encore maintenant! sert de ressource
que! déjà chez les Grecs! on appréciait le gland à de nombreux peuples! même lorsqu’ils jouis"
de diverses manières# sent de la paix# Et lorsque le blé manque! on fait
Tradition littéraire il y a! le contraire eût étonné# des glands! non sans les avoir séchés! une farine
Mais nous n’avons fait ainsi que repousser! de qu’on pétrit en guise de pain# Même encore
quelques siècles! la question d’une réalité sous" aujourd’hui! de par les provinces d’Espagne! le
jacente# Au risque de nous éloigner de l’ortho" gland fait partie du second service#,
doxie philologique pure et dure! proposons Pline l’Ancien! Histoires Naturelles XVI! -
quelques éléments possibles de réponse qui!
peut"être! nous éclaireront un tantinet sur les On conçoit qu’à partir de ces constatations! ils
outils dont disposaient les anciens pour se com" aient pu déduire les moeurs culinaires préhisto"
poser une image de la vie primitive (l’arsenal riques#Mais le texte de Pline nous suggère
mythologique mis à part! bien entendu)# davantage: manger du gland fit partie du vécu
de bien des peuples «civilisés» de l’Antiquité# Il
APUD BARBAROS POPULOS###ET ALIOS suffisait d’une sérieuse famine pour que ce met
La démarche ethnologique de certains auteurs longtemps méprisé revînt à la carte; à preuve!
nous fournit une piste# Ainsi Pausanias! Strabon les témoignages déjà tardifs d’Appien ou de
ou Pline! mentionnent la consommation de Gallien# Le premier raconte qu’une armée mise
glands par des peuplades peu évoluées! les en déroute par Pompée dut se nourrir de glands
Arcadiens chez Pausanias-! les habitants de la pour survivre); le second évoque les disettes
Péninsule Ibérique chez ses successeurs: hivernales de sa terre natale+###

ULTIMA VERBA

9 RE V! pp# %&$'"%&),# Nous laissons le soin aux palynologues et autres d’être un topos littéraire! le gland servit de nour"
10 Gilles! La Venoge! )! $# paléobotanistes de confirmer l’existence du quer" riture aux hommes# Et pour les anciens! il fait par"
cus glandiferus aux temps les plus reculés! aux tie d’une histoire plus ou moins lointaine de
linguistes le soin de nous prouver l’authenticité laquelle se perpétuait un souvenir moitié imagi"
de la racine *gwel! signifiant le gland en indo" naire moitié réaliste! mi"idéalisé mi"déparé#
européen! et à la Real Encyclopedie celui de Revenons à l’idée effleurée en introduction: que
condenser tous ces renseignements en quelques pourrait nous apprendre! sur notre façon de voir
centimètres cubes*# le passé! la comparaison entre les poncifs d’au"
Mais «pour conclure! il est évident»$& qu’avant jourd’hui et ceux d’il y a quelques siècles?

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