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Gargantua

État Passé !

Matière Français

Date de début @18 novembre 2022

Date de contrôle @29 décembre 2022

Parcours : Rire et savoir

Œuvre étudiée : Gargantua, Rabelais

Introduction :
A. L’auteur, Rabelais
B. La culture, Renaissance, Humanisme et Évangélisme
C. La politique, François 1er
D. L’œuvre, Cycle des Géants et structure
E. Réception, critiques
I. Le Rire
A. Une œuvre placée sous le signe du rire
B. Une histoire facétieuse, des personnages géants
C. Des procédés comiques divers
D. L’Héroïcomique et le burlesque
1. Les Romans de chevalerie
2. Les Mythes de l’Antiquité
3. La Bible
4. Les jeux de mots
E. Les bienfaits du rire
II. La pensée humaniste
A. Sur l’éducation
1. L’apprentissage abrutissant des théologiens, une anti-éducation
2. L’éducation humaniste, vertueuse
B. L’art de gouverner
1. Picrochole, le tyran impérialiste et belliqueux

Gargantua 1
2. Le camp adverse des sages humanistes
C. La religion
D. L’utopie de Thélème
III. Une œuvre qui interroge le lecteur
A. Une œuvre difficile et déconcertante…
B. … Caractérisée par un pacte de lecture original
C. La figure du narrateur, Alcofribas Nasier
D. Frère Jean des Entommeures
1. Un personnage motivé par le récit, et la fonction qu’il y occupe, …
2. … Difficilement intégrable à l’idéal humaniste
Conclusion

Introduction :
A. L’auteur, Rabelais
Rabelais, auteur de Gargantua, est né ou bien en 1483, ou bien en 1494, la date
exacte est inconnue ; il mourut le 9 Avril 1553.

S’il se fit d’abord moine, en 1520, il ne tarda pas de commettre une infraction
envers l’Église, en changeant de l’ordre des franciscains à celui des bénédictins —
moins fermé à la culture profane, on lui avait en effet confisqué son livre de
grec, la Sorbonne craignant les nouvelles interprétations du Nouveau Testament.
Puis en 1527, il commence ses études de médecine, proscrites par l’Église du fait
de son statut de moine… Ses œuvres vont être censurées à la demande des
théologiens, et sont condamnées par exemple en 1546 pour hérésie par la faculté de
théologie de la Sorbonne. Rabelais, au service des Du Bellay, personnes importantes
et influentes, bénéficie tout de même d’une certaine protection.

B. La culture, Renaissance, Humanisme et Évangélisme

L’humanisme est un mouvement culturel et artistique, tandis que


l’évangélisme un mouvement religieux ; Rabelais est affilié à ces deux
mouvements, qui apparaissent durant la Renaissance.

Cette période de l’Histoire marque la fin du Moyen-Âge, du temps de


l’obscurantisme, de l’ignorance et de la violence ; le XVIème siècle est ainsi vu
comme une sortie des ténèbres, vers le progrès et la lumière. Cela fut notamment
permis par les progrès technologiques, comme l’imprimerie, mais aussi une
redécouverte des textes de l’Antiquité.

« Le temps n’était pas propre ni commode aux lettres comme l’est


le présent […]. Le temps était encore ténébreux et sentant
l’infélicité et la calamité de Goths, qui avaient mis à
destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine,
la lumière est dignité a été de mon âge rendue aux lettres […].
Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues

Gargantua 2
instaurées : grecque, sans laquelle ces hontes de personnes se
disent savantes, hébraïque, chaldaïque, latine. »

- Pantagruel, Chapitre 8, extrait de la lettre de Gargantua à


son fils

Rabelais apprend le latin et le grec, il rentre en contact avec les autres


humanistes, comme Érasme de Rotterdam (1467-1536) ou Guillaume Budé (1467-1540).
Rabelais s’inspira ainsi grandement des idées d’Érasme sur la façon d’enseigner et
de gouverner.

L’étude des langues ancienne et de la culture classique s’appelle les humanités (du
latin humanitas), de là vient le mot d’humanisme.
Cette connaissance permet alors de redécouvrir les textes anciens. Au Moyen-Âge,
ils avaient ainsi été traduits, mais souvent mal traduits, ou alors le traducteur
insérait dans le texte des interprétation (on dit ainsi de Platon qu’il annonçait
le christianisme). La Vulgate, traduction de la Bible à laquelle l’Église se
réfère, en est l’exemple. Pour les auteurs du XVIème siècle, il s’agit de les
retraduire le plus fidèlement possible et d’ensuite transmettre ce savoir, grâce à
l’imprimerie. Même s’ils gardent leur foi, ils s’opposent souvent aux dogmes de
l’Église ; certains suivirent même les réformes, de Luther (1483-1546) dans le
Saint-Empire romain germanique, ou de Calvin (1509-1564) en France.
En ce qui concerne Rabelais, c’est un évangélique, mouvement s’approchant du
protestantisme sous plusieurs aspects :

un retour à la simplicité, vers une Église primitive (grâce aux textes anciens,
et non pas la Vulgate)

un dénonciation des abus de l’Église, qui cumule notamment les péchés véniels
(les « pardons » accordés pour de l’argent par exemple), ou encore une critique
de la vie débauchée des moines.

L’Église favorise ainsi des croyances et des rites en contradiction avec la Bible,
comme le culte des Saints ou bien le poids excessif des cérémonies. Si les
évangéliques s’écartent de l’Église, ils veulent toutefois, à la différence des
protestants, rester sous son giron.

C. La politique, François 1er


François 1er (1494-1547, son règne débuta de manière triomphante en 1515 avec la
victoire de la bataille de Marignan) est un grand partisan de la Renaissance
française, et c’est un métèque prodigue qui protège artistes et intellectuels
(Léonard de Vinci, entre autres). Il intervient ainsi en faveur de Clément Marot
(emprisonné car accusé d’avoir mangé du lard en période de carême), et soutient sa
sœur, Marguerite de Navarre (une évangélique), alors que les théologiens voient
dans ses écrits une remise en cause de l’Église.
En 1534, c’est l’Affaire des Placards : des affiches violemment anticatholiques
sont placardée partout en France, jusque sur la chambre du roi. Il y est fait une
dénonciation du culte des Saints et des abus de la messe. Pour défendre son titre

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de « Roi Très-Chrétien », François 1er lance une vague de répression très sévère
contre les évangéliques et les protestants ; il signe plus tard une amnistie, mais
la controverse avait déjà généré une flambée d’intolérance religieuse.
En 1542, Rabelais décide donc de remplacer les termes de « sorbonnard » (et ses
dérivés) et de « théologien » par « sophiste » (orateurs de la Grèce Antique, dont
l’art était dénoncé par Socrate comme un art du discours vide) ou « maître ».
Malgré cela, les ouvrages de Rabelais sont interdits, jugés obscènes et hérétiques.

Le règne de François 1er se caractérise par son opposition à Charles Quint. S’il
avait débuté triomphant, en 1515, la défaite mémorable de Pavie (1521) vient
l’entacher.

« Par Dieu, je vous mettrais en chien courtaut les fuyards de


Pavie. »

- Gargantua, Chapitre 39, Frère Jean

Le roi se fait capturer, et sa libération se fait au prix d’une énorme rançon


(incluant les deux fils aînés du roi). On peut également noter le sac de Rome en
1527, dont il est brièvement fait mention au Chapitre 33.
Ainsi, il est difficile de ne pas voir derrière Picrochole une caricature de
Charles Quint : la formule récurrente associée au premier est « plus ou[l]tre »,
tandis que la devise du deuxième est « plus ultra ».
Le récit de Gargantua dénonce la démesure, et on voit derrière la sagesse des
géants une apologie du prince chrétien François 1er.

D. L’œuvre, Cycle des Géants et structure


Le personnage de Gargantua, et l’histoire homonyme, se situe au sein du « Cycle des
géants », constitué de quatre livres, narrant les également les aventures de
Pantagruel, héros éponyme du premier livre. Gargantua (1542) fait ainsi suite à
Pantagruel (1532). Dans le Tiers Livre, les protagonistes tentent de répondre à la
question de Panurge : doit-il se marier ? Et s’il se marie, sera-t-il cocu ? Il
recevra ainsi plusieurs réponses, de personnages tous différents (médecin,
philosophe, fou, sourd-muet, etc.), qui peuvent toutes s’interpréter de deux
manières différentes. Cette mise en avant de la double interprétation, on la
retrouve dès Gargantua, avec l’énigme de l’abbaye de Thélème (cf. tableau ci-
après). Quant au Quart Livre, il expose la recherche de la « dive bouteille », qui
contiendrait la réponse à toute question.

Pantagruélisme : n.m., néol. (<


Le mot de « pantagruélisme » est
Pantagruel, Rabelais), cf. I. B.
un néologisme de Rabelais, que
l’on retrouve dans le titre de
Alrcofribas Nasier se présente à la fois
Gargantua : « La vie très
comme l’auteur et le narrateur du livre ; il
horrifique du grand Gargantua,
s’agit en réalité d’un anagramme de François
père de Pantagruel jadis composée
Rabelais.

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Le titre d’« abstracteur de quinte essence » par M. Alcofribas abstracteur de
indique qu’il est capable d’extraire quinte essence. Livre plein de
l’essence même des choses. Pantagruélisme ».

Sur la structure de l’œuvre, elle est composée d’un prologue et de cinquante-huit


chapitres. On pet l’analyser selon deux structures :

Structure chronologique : on assiste à la vie de Gargantua, depuis la naissance


de ce géant, en passant par son éducation, jusqu’à ses exploits. C’est la
structure caractérisant les romans de chevalerie. Des Chapitres 1 à 24, sa
naissance et son enfance sont présentées ; puis des Chapitres 25 à 51, il nous
est narré l’épisode de la guerre picrocholine. Enfin, pendant les Chapitres 52 à
58, Rabelais apporte une dernière sagesse finale à son personnage, avec
notamment la construction de l’abbaye de Thélème.

Structure circulaire : elle fonctionnerait en diptyques, mais donc les panneaux


sont parfois assez éloignés (c’est donc au « diligent lecteur » de Montaigne,
c’est-à-dire attentif, de les rapprocher).

Dans l’énigme finale,


Gargantua y voit un appel à
Rabelais indique comment on résister à la persécution.
devrait interpréter un texte Prosaïque, Frère Jean n’y
: d’une part voit que la description
Prologue Chapitre 58
l’interprétation littéraire, d’une partie de jeu de
d’autre part celle paume. Rabelais ne tranche
allégorique. pas : les deux
interprétations se valent
et se défendent.

L’énigme incompréhensible L’énigme finale est


des Fanfreluches Antidotées, également trouvée sous
Chapitre 2 trouvées dans un tombeau (et Chapitre 58 terre, lorsque l’on creuse
probablement inspirée de afin de construire
Saint-Gelais). l’abbaye.
Les habits que portaient
Chapitre 8 Comment Gargantua était vêtu Chapitre 56
ceux de Thélème

Chapitres 14 L’enseignement des Chapitres 23 L’enseignement de


et 21 théologiens (sophistes) et 24 Ponocrates

« Comment un moine de
« Comment Gargantua fit
Seuillé sauva le clos de
Chapitre 27 Chapitre 52 bâtir pour le moine
l'abbaye du sac des ennemis.
l’abbaye de Thélème. »
»
Présentation du délire
Harangue pacifiste de
Chapitre 33 belliqueux et impérialiste Chapitre 50
Gargantua aux vaincus
de Picrochol

E. Réception, critiques
Outre la censure déjà évoquée, plusieurs auteurs des siècles suivants vont émettre
des critiques plus ou moins directes sur Gargantua. Il s’agit en effet d’une œuvre
caractérisée par un mélange des tons (grossièreté et érudition) et des genres
(poésies, dialogues, etc.).

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« Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans
leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel
pour pouvoir s’en passer […]. Rabelais surtout est
incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille
dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une
belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de
quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux
assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale
corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du
pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va
jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des
plus délicats. »
- La Bruyère, Les Caractères, XVIIème siècle

« Son livre, à la vérité, est un ramas des plus impertinentes et


des plus grossières ordures qu’un moine ivre puisse vomir »
- Voltaire, Lettres à S. A. Mgr le Prince de *****, sur
Rabelais et d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la
Religion chrétienne, XVIIIème siècle

« […] une œuvre inouïe, mêlée de science et de fantaisie, qui


rappelle tout sans être comparable à rien, qui vous saisit et
vous déconcerte, vous enivre et vous dégoûte, et dont on peut,
après s’y être beaucoup plu et l’avoir beaucoup admirée, se
demander sérieusement si on l’a comprise. »
- Sainte-Beuve, Tableau de la Poésie du XVIe siècle, XIXème
siècle

« Entre Démocrite et Térence,


Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit ! »
- Victor Hugo, « Les Mages » in Les Contemplations

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I. Le Rire
A. Une œuvre placée sous le signe du rire
Le rapport au rire dans Gargantua se retrouve dès la dédicace Aux Lecteurs : « […]
Mieux est de rire que de larmes écrire. \\ Parce que rire est le propre de
l’[H]omme. »

Il est alors intéressant de remarquer que dans le camp de Picrochole, on ne rit pas
: il se fait ainsi une distinction entre ceux qui savent rire, et les autres. Dans
le Quart Livre, cette deuxième catégorie est traitée de cannibales, et Rabelais les
appelle, selon un autre néologisme de Rabelais, agelastes (dérivé de ἀγέλαστος,
agélastos, « qui ne rit pas, grave, triste » (Bailly), lui-même formé du préfixe
privatif ἀ-, a-, avec γελαστός, gelastós « risible, plaisant » (Bailly), ce dernier
étant dérivé de γελάω, geláô, « rire »).

B. Une histoire facétieuse, des personnages géants


Ces personnages (Grandgousier, Gargamelle par exemple), Rabelais ne les a pas
inventés : ils sont issus de récits populaires, du folklore. Néanmoins, en
reprenant ces récits et contes anonymes, il change leur noms légèrement
(Grandgousier s’appelait « Grandgosier », Gargamelle « Galemelle ») et surtout les
transforme en leur donnant une nouvelle image, en leur apportant une sagesse
humaniste.
Dans la deuxième édition de Pantagruel, le « pantagruélisme » est défini comme
« vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grande chère ».

La dimension des géants apporte de plus une forme de comique, le comique gigantal.

Les repas monstrueux, les dimensions des habits


Chapitre 36 : les boulets d’artillerie, comparés à des raisins dans les
cheveux de Gargantua

Chapitre 38 : des pèlerins se font manger en salade par le géant

C. Des procédés comiques divers


Souvent vont s’entremêler divers procédés ayant pour but de susciter le rire :

L’exagération (le gigantisme), qui se caractérise souvent par l’énormité et la


précision des chiffres (hyperbole numérique) :

Chapitre 4 : « trois cent soixante-sept mille quatorze » bœufs tués et salés


pour le festin précédant la naissance de Gargantua

Chapitre 4 : « seze muiz, deux bussars, et six tupins », « seize cuves, deux
barriques et six pots » de tripes mangées par Gargamelle (une nuid/muiz
équivaut à deux cent quatre-vingts litres).

Chapitre 16 : « dix-sept mille neuf cent treize vaches »

Mais également Chapitre 22, l’énumération des jeux, Chapitre 23, celle des
instruments de musique qu’étudie Gargantua, ainsi que les armes qu’il apprend

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à manier, Chapitre 27, celle des Saints.

Le comique sur le bas corporel :

Les divers jurons :

Fin du Prologue, les lecteurs sont appelés « vits d’âne »

Chapitre 39, Frère Jean est appelé « couillon » (amical)

Et Gymnaste de jurer « breu » (signifiant « merde »)

L’ivresse :

Prologue, où l’auteur déclare avoir écrit des passages du livre sous


l’effet du vin, en « pantagruélisant »

Chapitre 5, les « Propos des bien ivres »

Le rire scatologique :

Chapitre 13, l’invention des torcheculs

Chapitre 40, Frère Jean : « Avec du bon vin nouveau, vous voilà
négociateurs de pets » (jeu de mot sur l’homophonie de pets et paix)

Les obscénités

Chapitre 39, encore Frère Jean : « Pourquoi est-ce que les cuisses d’une
demoiselle sont toujours fraîches ? […] Parce qu’il est continuellement
éventé des vents du trou de bise, de chemise, et même aussi de la braguette »

Chapitre 40, toujours Frère Jean (à propos de la taille de son nez, symbole
associé à la capacité sexuelle) : « c’est parce que ma nourrice avait les
tétins moelleux […]. Les durs tétins des nourrices font les enfants camus. »

D. L’Héroïcomique et le burlesque
Rabelais utilise une écriture qui parodie les romans de chevalerie (par la
structure de la narration), des mythes de l’Antiquité et même de la Bible.

Le burlesque est un registre comique reposant sur l’utilisation d’un style


familier pour parler d’un sujet grave.

La guerre (héroïque) devient un épisode comique, ridiculisée.

L’héroïcomique est au contraire un registre littéraire faisant rire en


parlant d’un sujet bas dans un style élevé.

Grandgousier qui s’extasie du génie de son fils, le comparant même à


Alexandre le Grand, alors qu’il n’a fait qu’inventer un torchecul.

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1. Les Romans de chevalerie
Comment la geste héroïque devient ici comique ?

La guerre lancée par Picrochole a pour motif une simple broutille, une querelle
ridicule (Chapitre 25).

Comment les exploits guerriers de Frère Jean sont-ils de la même manière rendus
comiques ?
L’exagération du massacre du moine le deviennent par l’excès de détails, la
précision anatomique, chirurgicale enlève l’héroïsme de la scène (Chapitre 27). De
la même manière, la violence contraste avec cette précision de l’ordre médical au
Chapitre 44.

2. Les Mythes de l’Antiquité


Au Chapitre 6 sont décrites les naissances les plus fabuleuse de la mythologie,
mélangées avec des naissances folkloriques (et celle de Gargantua). Alors que
Bacchus (Dionysos) naquit de la cuisse de Zeus, Minerve (Athéna) de sa tête, Adonis
de l’écorce d’un arbre, Castor et Pollux de la coquille d’un œuf pondu par Léda, on
a d’un autre côté Rocquetaillade qui sortit du talon de sa mère et Croquemouche de
la pantoufle de sa nourrice.
Gargantua, quant à lui, va effectuer tout un trajet dans le corps de sa mère, des
« cotylédons de la matrice » jusqu’à l’« oreille » en passant par la « veine
cave ».

3. La Bible
Cette naissance de Gargantua au Chapitre 6, par ailleurs, vient parodier le texte
biblique. Le narrateur déclare ainsi qu’il « ne trouve rien d’écrit dans les
saintes Bibles qui s’y opposerait », faisant écho à la naissance du Christ, qui
paraît invraisemblable sachant que la Vierge était et resta vierge.

Le comique dont Rabelais fait usage a une portée au-delà du simple rire innocent,
et certains pensent ainsi reconnaître en lui un athée.

D’autre part, les déluges d’urine (de la jument de Gargantua au Chapitre 36, ou de
Gargantua lui-même au Chapitre 17) font écho au Déluge de l’Ancien Testament… tout
en étant bien moins sérieux, celui de Gargantua se faisant « par ris » (« pour
rire »).

Enfin, une répétition au Chapitre 27 d’une formule utilisée au Chapitre 17 pour


dénombrer à chaque fois un nombre de mort peut interpeller : « [Gargantua] noya
deux cent soixante mille quatre cent dix-huit [personnes], sans compter les femmes
et les petits enfants », au Chapitre 17, puis plus tard au Chapitre 27 « jusqu’au
nombre de treize mille six cent vingt-deux, sans compter les femmes et les petits
enfants, cela s’entend toujours ».

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Dans les textes bibliques, la même formule est utilisée pour comptabiliser le
nombre de personnes nourries par les denrées multipliées par Jésus : « Ceux qui
avaient mangé étaient environ cinq mille hommes, sans les femmes et les enfants »
(Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu, Chapitre 14, Versets 14 à 21),
entre autres.

4. Les jeux de mots


Les noms des personnages ou des lieux (l’onomastique) est l’un des moyens utilisés
par Rabelais pour se moquer de certains (ou au contraire en vanter d’autres) ; cela
tend en effet à en rendre certains ridicules.

Par exemple, l’un des sophistes qui enseigna à Gargantua s’appelle « Tropditeulx »,
c’est-à-dire qu’il parle trop ; il fait ainsi lire au géant des commentaires de
textes, et des commentaires de commentaires…

Au Chapitre 33, les proches de Picrochole ne sont jamais flatteusement nommés :


« Spadassin » (assassin à gages), « Merdaille », etc. Chapitre 45, l’un des pèlerin
s’appelle « Lasdaller ». On peut encore relever le nom de celui envoyé par la
Sorbonne pour aller récupérer les cloches, « Janotus de Braquemardot ».

À l’opposé, certains des compagnons de Gargantua sont nommés en grec, langue chère
aux humanistes, comme « Eudémon », « Ponocrates » ou encore « Gymnaste ».

« Omnis clocha clochabilis, in clocherio clochando, clochans


clochativo, clochare facit clochabiliter clochantes : Parisius
habet clochas. Ergo gluc »

D’autre part, on peut relever des polyptotes (c’est-à-dire l’emploi dans une même
phrase de plusieurs mots dérivés de la même racine), Chapitre 19 avec les cloches
de Janotus de Bragmardo (à noter qu’il fait cette polyptote en bas-latin, utilisant
pour le coup une racine différente de celle du latin classique, clocha- au lieu de
campana-), concluant d’ailleurs son argument par « ergo gluc » (selon Littré,
« Expression familière par laquelle on se moque de grands raisonnements qui ne
concluent rien. »), ce qui montre qu’il ne sait lui-même ce qu’il raconte) ; une
autre polyptote se trouve au Chapitre 27 : « […] en un mot, vrai moine s’il en fut
jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie. ».
À ce même Chapitre, la prière des moines « tout hébétés comme des fondeurs de
cloches » est un autre moyen de se moquer du clergé, car ils déstructurent les mots
syllabes par syllabes au point que rien ne soit plus compréhensible : en
connaissaient-ils seulement réellement le sens initial, ou du moins le
comprenaient-ils vraiment ? Le texte montre plutôt au lecteur un clergé enfermé
dans son latin, mauvais souvent, ou obscur plus généralement pour ses utilisateurs.
Enfin, l’échange suivant entre Frère Jean et un autre moine est digne d’intérêt :
« — Qu’on me le mène en prison, pour troubler ainsi le service divin !
— Mais, dit le moine, le service du vin, faisons en sorte qu’il ne soit point
troublé ».

E. Les bienfaits du rire

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Dans l’œuvre de Rabelais, le rire est philosophique, aux vertus curatives — cela
faisant également écho aux passages traitant de la médecine de l’œuvre, souvent
comiques par ailleurs —. Durant les scènes de massacres, la médecine est ainsi
présente, perturbant parfois la lecture comme une sorte de nuisance.
Au XVIème siècle, elle repose en partie sur la théorie des humeurs :

Picrochole, ainsi que son nom l’indique (« Bile amère » en grec) est touché par
un excès de « cholère »

Grandgousier, lui, fait preuve d’un excès de « phlègme »

La mauvaise éducation et la terrible diète de Gargantua sont soignées en prenant


une potion à base d’hellébore. Le médecin qui lui prescrit la mixture, Théodore,
devait initialement s’appeler « Séraphin Calobarsy », qui tout comme Alcofribas
Nasier est un anagramme du nom de l’auteur (ici avec l’orthographe « Phrancoys
Rabelais ».

Le champ lexical de la médecine se retrouve également dès le Prologue, où il est


fait mention des silènes, qui sont des médicaments placés dans des boîtes sur
lesquelles sont peintes des créatures fantastiques.

Outre son caractère philosophique, c’est aussi un rire érudit que Rabelais nous
propose.

II. La pensée humaniste


Avant toute chose, le lecteur doit reconnaître, et ce dès le Prologue, « un plus
haut sens » dans Gargantua.

Les géants du livre ont une géométrie variable, leur taille change parfois suivant
les passages. Après avoir reçu l’enseignement de Ponocrates, Gargantua « perd » sa
dimension de géant comique ; de brute, il devient un humaniste, prince chrétien
(elle ne revient que pour certains passages comme celui dès pèlerins).
Rabelais critique ceux qui sont incapables de s’adapter au présent : les faux-
lettrés de la Sorbonne par exemple (et leur latin de cuisine), ou encore les
tyrans, impérialistes en dépit du bon sens, incarnés par la personne de Picrochole.
Une lecture possible de l’œuvre est donc celle d’un rationalisme éclairé, inspiré
fortement des écrits théoriques d’Érasme, sur l’éducation ou l’art de gouverner,
dans la condamnation de la guerre par exemple).

« […] élevé et nourri sans cesse aux très pures mamelles de [sa]
divine science »
- Rabelais, Lettres Latines, ici destinée à Érasme

Il y a tout au long de l’œuvre une valorisation faite par antithèse. D’abord est
présentée l’attitude à ne pas suivre, et que le texte critique, et dévalorise grâce
au rire notamment. Au Chapitre 19, alors que Janotus de Bragmardo vient de déclamer
sa harangue, les compagnons de Gargantua et lui même rient au point, presque, d’en
mourir. Être un sophiste, c’est-à-dire ici un théologien, c’est donc être un « âne

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couillard ». Puis, dans un second temps, Rabelais présente l’attitude inverse,
digne d’éloges, reprenant presque mot pour mot Érasme. Au Chapitre 50, la harangue
de Gargantua est d’une bien meilleure qualité.

A. Sur l’éducation
1. L’apprentissage abrutissant des théologiens, une anti-éducation
Pour reprendre l’expression du Chapitre 19, à propos de Janotus de B., les
théologiens sont de « vieux tousseux ». Les deux qui « instruisirent » Gargantua
dans un premier lieu, Thubal Holopherne (Thubal signifiant « confusion » en hébreu)
et Jobelin Bridé (Jobelin a le sens de « niais », Bridé celui de « fermé
d’esprit ») sont de parfaits imbéciles, et Bragmardo est presque sans éducation.
Dans l’éducation des sophistes, on ignore tout ce qui est nouveau : Gargantua
apprend les lettres gothiques, étudie des textes médiévaux, des commentaires et des
commentaires de commentaires. Il mit cinq ans et trois mois pour apprendre
l’alphabet (à l’endroit et à l’envers) ; treize ans, six mois et deux semaines pour
lire trois manuels, très anciens (IVème, Vème et XIIème siècles) mais toujours en
vigueur dans les programmes d’enseignement du XVIème siècle ; puis dix-huit ans et
onze mois pour une grammaire obsolète critiquée par Érasme, et ses multiples
commentaires ; enfin seize ans et deux mois furent nécessaires pour lire
l’almanach, avant que le sophiste ne meure (en l’an 1420) ; son écritoire pèse
trois cent cinquante tonnes, son plumier aussi gros et grand que les gros pilier
d’une basilique (connue justement et notamment pour la taille desdits piliers), et
l’encrier de la taille d’un tonneau de marchandises (cf. Chapitre 14).

Au Chapitre 15, « son père se rendit compte que vraiment il étudiait très bien et y
passait tout son temps, mais qu’il n’en tirait aucun profit. Et pis encore, il en
devenait fou, niais, tout hébété et complétement sot. », c’est donc à ce moment que
Eudémon, jeune page n’ayant étudié que deux ans auprès de Ponocrates, improvise
donc, sur demande du seigneur Philippe des Marais (« des Marais », anagramme
partiel d’Érasme, Désiré de son prénom ?) auprès de qui s’était plaint
Grandgousier, un discours éloquent et brillant, auquel la seule réaction de
Gargantua est de se mettre à pleurer « comme une vache, […] et il ne fut pas
possible d’en tirer plus de mots que de pets d’un âne mort. », la comparaison
animale insistant ainsi sur l’échec de cette éducation.

« Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa


leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit
qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa
vie »
- Montaigne, Essais, I, 26, « De l'institution des enfants. A
Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson »

Ainsi se reconnaîtrait la réussite d’une éducation. Similairement, Rabelais écrit :

Gargantua 12
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
- Rabelais, Pantagruel

2. L’éducation humaniste, vertueuse


La pensée humaniste apparaît alors comme la solution à cette question de
l’éducation. Elle est ainsi principalement détaillée dans les Chapitres 23 et 24.

Malgré quelques traits d’humour présents çà et là dans ces chapitres (la potion à
base d’hellébore, ou le fait pour Gargantua d’être l’égal des plus grands, réels ou
mythiques, comme César, Milon de Crotone, Ferrare d’une part, Stentor d’autre part.

Gargantua, sous la tutelle de Ponocrates, se métamorphose : il est éduqué aux


diverses sciences (mathématiques, médecine, botanique, astronomie, musique), mais
aussi physique (on relève par exemple qu’il possède « une force inimitable » au
Chapitre 23). Il égale et surpasse même Tunstall, un mathématicien anglais
contemporain de Rabelais — ce qui montre les connaissances internationales de
l’humaniste —, et d’autres cités plus haut.

Il faut néanmoins moins voir un objectif réalisable dans cette éducation idéale
qu’une méthode :

Il faut d’abord observant l’enfant, sa nature et ses habitudes, pour les


respecter

Puis il s’agit de lui apprendre, et non de lui faire réciter par cœur sans qu’il
ne comprenne

Tout cela sans oublier l’importance du corps, dont on s’occupe par le sport et
l’alimentation : au-delà de la guerre, son usage peut être utile par exemple
pour « botteler du foin, […] fendre et scier du bois, et […] battre les gerbes
dans la grange » (Chapitre 24)

Le savoir ne sera ainsi pas seulement livresque, mais aussi dans la discussion,
le jeu (dans une certaine mesure), ou encore dans l’art — peinture, sculpture,
musique —. Ils seront également tirés de l’observation de la nature (Chapitre
23), du travail des artisans, des plaidoyers de bons avocats mais encore,
étonnement presque, des « bateleurs, escamoteurs et thériacleurs, [observant]
leurs gestes, leurs ruses, leurs pantomimes et leurs boniment ».

Enfin, la récompense, le plaisir, doit garder une place importante : « la


méthode […] fut à la longue si douce, légère et délectable qu’elle ressemblait
plutôt à un passe-temps de roi qu’à l’étude d’un écolier. Toutefois, Ponocrates,
pour le reposer […] choisissait une fois par mois un jour bien clair […] »
(Chapitre 24), « Et ils demeuraient là, faisant grande chère et s’amusant
parfois jusqu’à l’heure de dormir » (Chapitre 23).

Ce dernier point préfigure, et est renforcé plus tard, la loi de l’abbaye de


Thélème : « Fais ce que voudras ».
Il est enfin à noter que pour achever cette éducation, il faut d’abord quitter la
maison familiale : ici, de Chinon Gargantua s’en est allé à Paris.

B. L’art de gouverner
1. Picrochole, le tyran impérialiste et belliqueux

Gargantua 13
Entouré de mauvais conseillers, il manque de discernement et ne prend pas le temps
de vérifier ce qu’on vient lui raconter : « Lequel incontinent entra dans une
colère, une furie, et sans s’interroger plus outre sur le pourquoi du comment il
fit convoquer par tout le pays le ban et l’arrière-ban » (Chapitre 26, noter le
« plus outre »).

Son impérialisme est développé au Chapitre 33, où ses conseillers le confortent et


lui vantent des ambitions similaires à, ou à rapprocher de, celles de Charles
Quint.

On peut ainsi rapprocher ce caractère de celui critiqué dans Bonaventure des


Périers, un texte du XVIème siècle qui inspira ensuite La Fontaine pour une de ses
fables, La laitière et le pot de lait.

Même si l’un de ses conseillers tente de le mettre en garde d’une éventuelle


pénurie, rien n’y fait. Son armée est, comme lui, incapable d’organisation, et fait
preuve de cette même absence de maîtrise : « Alors, sans ordre ni mesure, ils
partirent en campagne, les uns mêlés aux autres, gâtant et dissipant tout, partout
où ils passaient ».

Cela explique en partie le sort misérable qui s’abat sur lui à la fin de l’œuvre,
et comment il s’y enfonce.

Ce caractère incarne ce qu’Érasme dénonce.

Par ailleurs, sur un plan religieux, au Chapitre 31 la guerre est mentionnée par
Ulrich Gallet comme heurtant les principes du christianisme, et au Chapitre 32 il
dit que Picrochole est « délaissé de Dieu ».

Ses désirs témoignent d’une méconnaissance du monde moderne et des écrits des
Évangiles, au contraire d’une nouvelle façon de gouvernée incarnée par ses
adversaires humanistes.

2. Le camp adverse des sages humanistes


Au Chapitre 29, dans la lettre de Grandgousier à son fils, le roi pacifiste déclare
: « Ma résolution n’est pas de provoquer, mais d’apaiser, non d’assaillir, mais de
défendre, non de conquérir, mais de garder mes fidèles sujets et terres
héréditaires » ; ce devoir d’un roi à ses sujets de protéger ses sujets, voilà ce
que semble avoir oublié Picrochole.

Au Chapitre 46, il dit à Toucquedillon : « Le temps n’est plus de partir ainsi à la


conquête des royaume au grand dommage de son prochain, de son frère chrétien ». La
priorité est d’administrer son pays avant de s’attaquer à celui de son voisin.
Puis, dans le même Chapitre, il ajoute : « Et ce que les Sarazins et Barbares jadis
appelaient de prouesses, maintenant nous les appelons des brigandages et des
perfidies ».
De son côté, Grandgousier enquête et vérifie ce qu’on lui apprend. Il tente de
préserver la paix par tous les moyens. Il est entouré de bons conseillers, prend
ses décisions non pas dans la colère mais dans le calme. Son armée est si organisée
qu’elle est comparée à une « harmonie d’orgue » (Chapitre 37).

Les Chapitres 46, 50 et 51 montrent ses qualité et compétences : il est clément,


généreux, en somme c’est un modèle de prince chrétien. Le comique s’efface alors
lorsque l’on parle de cet idéal.

Gargantua 14
Au Chapitre 50, le discours que Gargantua tient aux perdants est organisé,
harmonieux (on voit ainsi l’évolution depuis son face-à-face avec Eudémon).

Gargantua est ##RÉFÉRENCE À DEMANDER, NE CORRESPOND PAS AU CHAPITRE 39## dit


d’avoir été éduqué comme tous les petits enfants du pays, et par des contes de son
père : cela rappelle la simplicité, dans l’éducation de Ponocrates, de certains
actes (cf. II., A., 2., troisième point de la liste).

C. La religion
Toute la critique de la religion, repose elle aussi sur une mise en parallèle.

D’une part, il y a la satire des théologiens, dont le savoir est vain, inutile.
Cette bêtise, nullité du savoir, se caractérise par exemple au Chapitre 19 avec le
discours ampoulé de Janotus de B., truffé de pseudo-références, de mauvais latin,
qui ne fait que produire une langue obscure que Erasme qualifie dan son Érasme
qualifie dans son Éloge de la Folie de « langage de la plus barbare et la plus sale
possible ». D’autre part, la conversion à l’évangélisme de Gargantua lui permet de
prononcer un discours élégant, aux vérités essentielles : son harangue est beaucoup
plus réfléchie que celle de Janotus.

Les collèges des théologiens s’oppose à l’abbaye de Thélème : au Chapitre 37, il


est fait mention du collège de Montaigu, réputé pour sa saleté ; Ponocrates en
parle comme d’un collège de pouilleux, les « éperviers » de ce collège sont les
poux, il dit de plus « Car les forçats pris par les Maures et les Tartares, et les
meurtriers dans la prison réservée aux criminels, voire certes les chiens de votre
maison, sont encore mieux traités que ne le sont les malheureux élèves de ce
collège. »

Les moines ont mauvaise réputation : ils attireraient l’opprobre, injures et


malédictions du monde, car ils ont (cf. Chapitre 40) la réputation d’être
paresseux, inutiles pour la société : ils n’ont ni l’utilité d’un paysan, ni celle
d’un soldat, d’un médecin, d’un pédagogue ou encore d’un marchand. Dans le
Supplément au voyage de Bougainville, de Denis Diderot (XVIIIème siècle), il est
fait le même constat. Au Chapitre 40, Gargantua dit : « À dire vrai, ils assomment
tout leur voisinage à grand renforts de brinquebalements de leurs cloches », et
Frère Jean de répondre : « C’est vrai […] une messe […] bien sonnée [est] déjà à
moitié dite. », ce à quoi ajoutera le premier « Ils marmonnent, à grand renforts
d’histoires et de psaumes dont ils ne comprennent pas un mot. Ils comptent force de
Pater entrelardés de longs Ave Maria, sans y croire ni rien en saisir. Et j’appelle
cela des moque-Dieu, non des prières. ».

D’un autre côté, il y a Frère Jean des Entomeures, qui, notamment au Chapitre 27,
montre son opposition à cette prière vide, ridicule, sans effet. Lui, de son côté,
se rend utile en allant combattre les assaillants de l’abbaye de Seuilly. Au
Chapitre 40, Gargantua dit de lui qu’« il n’est point bigot, [qu’]il n’est point
triste […], [qu’]il est honnête, joyeux, résolu, bon compagnon. Il travaille, il
laboure, il défend les opprimés, il réconforte les affligés, il subvient aux
besoins des souffreteux, il garde le clos de l’abbaye. » Et le matin, après les
matines qu’il a hâtées, il fait « cordes d’arbalètes, [il] poli[t] leurs traits et
carreaux […]. Jamais je ne suis oisif ».

Gargantua 15
Au Chapitre 45, Grandgousier conseille aux pèlerins d’arrêter leur voyage inutile,
pour s’occuper de leurs familles. Il est également question de la lubricité des
moines, qui ont une vie de débauchés en dépit de leurs vœux de chasteté : « car
l’ombre même du clocher d’une abbaye est fécondante ».

Et à Thélème, le mariage est au contraire possible, sans excommunication, et les


mariés s’aiment alors d’un amour éternel.

C’est en effet que les pèlerins subissent l’influence des prêtres, des prêches qui
bien qu’elles ne soient pas interdites par le roi de leur pays, car étant contraire
à la lecture renouvelée de la Bible qu’ont les évangéliques (« Tu n'auras pas
d'autres dieux devant ma face. », premier commandement) elles devraient l’être.

Au Chapitre 17, Gargantua dérobe les cloches ; usant d’un sens de « heures », qui
peut signifier un type de prières, Frère Jean déclare au Chapitre 41 que « les
heures sont faites pour l’homme, et non l’homme pour les heures ».

D. L’utopie de Thélème
Le genre de l’utopie avait déjà été discuté auparavant, par l’humaniste anglais
Thomas Moore dans son ouvrage L'Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de
gouvernement, c’est alors une société où il n’existe plus de propriété privée, où
tous les hommes sont égaux, et les femmes sont les égales des hommes. Les affaires
publiques sont ainsi traitées par des discussions publiques ; il n’y a pas de
religion spécifique, et il y a donc interdiction de la persécution pour ce motif.
Deux dogmes doivent en revanche être suivis, acceptés : premièrement, l’âme est
immortelle, et deuxièmement, le gouvernement du monde se fait par une puissance
divine. Ceux qui ne les acceptent pas se voient exclus.

Cette histoire se déroule dans un lieu imaginaire, plaçant l’idée d’utopie dans le
domaine de l’iréel.
En revanche, l’abbaye de Thélème se situe dans sur les bords de Loire : serait-ce
ainsi une indication de Rabelais laissant penser qu’il envisage cette utopie comme
réalisable ?

L’utopie de Thélème : analyse linéaire du Chapitre 57.

III. Une œuvre qui interroge le lecteur


A. Une œuvre difficile et déconcertante…
Tout d’abord, il y a le problème de la langue : le texte de Rabelais déborde de
néologismes, dans une volonté d’enrichir le français. Certains viennent du grec,
d’autres du latin, ou encore de langues et dialectes français.

L’humour ordurier s’oppose ensuite aux références érudites, posant la question du


lectorat ; mais l’hypothèse populaire n’est que peu probable, en raison du fort
taux d’analphabétisme.
Et puis, que dire du genre ? La présence des géants, du domaine du conte ou du
récit populaire, s’oppose aux quelques poèmes, et aux lettres, discours, ou encore
dialogues qui ne font pas nécessairement avancer l’action, comme Les propos des
bien-ivres du Chapitre 5, ou les listes sans fin. Certains critiques analysent cela

Gargantua 16
comme des jeux gratuits, pour d’autre c’est une démonstration du savoir
encyclopédique.

Quand elle ne résiste pas à toute interprétation, c’est une œuvre qui en offre de
multiples, au point que certains proposent une lecture selon laquelle Rabelais
serait athée.

C’est donc un texte déconcertant, qui a poussé à éditer une version épurée, sans
tous les passages obscènes et scatologiques, en ne gardant finalement que le
« sérieux ».

B. … Caractérisée par un pacte de lecture original


Le dizain initial a pour fonction de capter le lecteur, suivant le principe du
captatio benevolentiae (c’est-à-dire en cherchant la bienveillance du lecteur).

Le discours classique :
Il s’organise en plusieurs mouvements, chacun remplissant un certaine
fonction

Exorde : capter la bienveillance de l’auditeur, mais aussi exposer le


sujet du discours et mettre en place la posture de l’orateur, ce qui
constitue l’« éthos » (ἦθος) : une force tranquille, une autorité
violente, etc.

Narration : exposition des faits

Argumentation : présentation des arguments déductibles des faits exposés

(Réfutation : présentation des possibles contre-arguments, et de leur


invalidité) optionnel

Péroraison : faire la synthèse de l’argumentation, susciter des émotion


chez l’auditoire, le « pathos » (πάθος)

Le travail en amont, en préparation du discours est lui aussi structure :

Invention : choix du thème, de la thèse, recherche d’idées, d’arguments,


du moyen usé pour persuader

Disposition : dans quel ordre énoncer les idées ?

Élocution : choix des mots, des phrases, des figures de style

Action : manière de dire les choses

Mémoire : se souvenir de son texte

On peut alors s’interroger sur l’objectif : est-il uniquement de faire rire, et de


faire sortir de l’état de tristesse ? Le rire aurait également pour fonction
d’écarter toute forme de censure : « point ne vous scandalisez ». Rabelais invite
ainsi le lecteur à avoir une certaine ouverture d’esprit, ce que l’on retrouve dans
l’idée de pantagruelisme (cf. Introduction, D. et I., B.), présente dans le titre
même du livre : une liberté de vivre, sans faire grande chère, avec une certaine
gaieté d’esprit. De Pantagruel, dans le livre homonyme, il est dit que « de toutes
choses [il] prenait une bonne partie, tout acte interprétait à bien, jamais ne se
tourmentait, jamais ne se scandalisait ».

Gargantua 17
C’est en somme une invitation à lire de façon tolérante.

Dans le Prologue, il « insulte » (bouscule tout du moins) les lecteurs en les


interpellant par oxymores : « vérolés très précieux », « buveurs très illustres »,
ou encore « canaille » et « vits d’ânes » vers la fin.

Il détaille ensuite son avis sur les apparences, qui sont trompeuses, et nous
enjoint à réévaluer nos préjugés et à nous méfier de l’aspect extérieur des choses
(comme pour Socrate et les Silènes). Alors, on ne doit pas confondre essence (qui
peut être très précieuse ; cela fait écho au titre de « l’auteur », Alcofribas, un
« abstracteur de quinte essence ») et apparence (qui elle peut être en revanche
grotesque).

Le lecteur doit donc suivre l’exemple du chien, qui serait « la bête du monde la
plus philosophe », et qui sait que dans l’os se cache une « substantifique moelle
[…]. Car en elle [le lecteur] trouver[a] un bien autre goût, et un savoir plus
secret, lequel [lui] révèlera de très sacrées énigmes et des mystères horrifiques,
en ce qui concerne tant [leur] religion, que l’état politique et la vie
économique ».

Rabelais dessine alors très clairement les enjeux de lecture : le lecteur ne doit
pas s’offusquer, mais trouver un « plus haut sens », au delà de l’interprétation
littérale, ce qui amènera plus tard Montaigne à s’adresser au « diligent lecteur ».

Le Prologue : analyse linéaire

C. La figure du narrateur, Alcofribas Nasier


Dans les dix premiers chapitres, le personnage d’Alcofribas Nasier (anagramme de
François Rabelais) est présent ; pourtant, on peut s’interroger sur la motivation
qui a poussé à sa création. Il est d’abord comparé à un « abstracteur de quinte
essence » (ainsi que nous l’avons vu plus haut).

Rabelais, érudit, dont les connaissances vont du latin au grec, en passant


notamment par le droit et la médecine : cette image ne peut raisonnablement être
associée à celle d’un ivrogne à la « cervelle caséiforme » (litt.
« yaourtiforme »), bonimenteur (« écoutez » interpelle-t-il à la fin du Prologue),
qui parle plus qu’il n’écrit, en assenant des absurdité : par exemple, son discours
sur la durée de grossesse, au Chapitre 3, la naissance de Gargantua, au Chapitre 6,
ou encore son propos sur la signification des couleurs, au Chapitre 9. Il est alors
intéressant de relever les mots relatifs au champ lexical de la croyance : « Si
vous n’y croyez pas, je ne m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de
bon sens croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve écrit. », Chapitre 6.
Cette dernière citation invite donc le lecteur à trouver la part vraie des choses.
Toute information, même écrite, doit être interrogée.
Le narrateur ne cesse de protester, réclamant la vérité, alors que lui-même ne fait
que d’écrire des absurdités. Le lecteur, sollicité mais malmené aussi, doit faire
en permanence un travail de recherche du vrai et du faux, et ce même pour les
propos du narrateur.

D. Frère Jean des Entommeures

Gargantua 18
1. Un personnage motivé par le récit, et la fonction qu’il y
occupe, …
Sans lui, le récit serait en effet menacé par l’ennui, ainsi que nous le prouve la
monotonie de Thélème, aussi utopique que cette abbaye soit, paysage dont il est
absent. Il propose un point de vue alternatif, et c’est lui-même qui clôt le livre.

2. … Difficilement intégrable à l’idéal humaniste


Il possède toutefois une philosophie peu érasmienne : pour lui, pas de pardon,
ainsi que nous le montre le Chapitre 27. Il n’aurait ainsi pas sa place à l’abbaye
de Thélème — qu’il refuse—. Pourtant, il ne s’agit pas d’un personnage secondaire.
Dans Pantagruel, l’archétype qu’il incarne se retrouve en la personne de Panurge,
qui lui est en de nombreux points similaires.

Alors que Gargantua, au Chapitre 45, s’inquiète de sa disparition de Frère Jean, il


ne peut plus ni manger ni boire, montrant l’importance du personnage pour lui.

Le moine point une idéalité trop éloignée du réel, trop irréelle, idéalité qui en
devient donc dangereuse, et met des limites à cet idéal humaniste. Ainsi, il montre
les limites du pouvoir de la parole et du pacifisme.

Dans le camp de Gargantua, il y a pourtant des personnages imprégnés de la


rhétorique antique : en témoignent la harangue de Gallet au Chapitre 31, au début
de la guerre, et celle de Gargantua à la fin, au Chapitre 50. Le premier vante les
règles de la morale, de la religion, de la raison, dans le but de conjurer les
déchaînements d’une violence excessive ; mais les résultats sont inexistants, sans
aucun effet sur celui dominé par sa colère. Jean Paris dira ainsi de Rabelais qu’il
« a cette lucidité combien prophétique » sur cette nature de l’Homme.

Le discours de Gargantua y fait écho, les même illusions y sont présentes, en creux
de celle déjà entendues avec Gallet.
Mais Frère Jean est le seul qui n’est pas d’accord, et ne veut que vaincre
l’ennemi.

Au Chapitre 42, il se retrouve suspendu à un arbre : cette scène rappelle à Eudémon


et Gargantua un épisode de l’Ancien Testament, dans lequel Absalon, poursuivi pour
meurtre, se trouve pendu à un arbre par les cheveux tandis que son mulet poursuit
sa route, ce qui permit à ses poursuivants de le rattraper et de l’exécuter. Le
moine s’exclame alors : « N’est-il pas bien le temps de jazer ? Vous me rappelez
les prêcheurs décrétalistes, qui disent que quiconque verra son prochain en danger
de mort doit, sous peine d’excommunication foudroyante, plutôt lui enjoindre de se
confesser et de se mettre en état de grâce que lui venir en aide ». Il distingue
alors un temps préposé à la parole d’un temps dédié à l’action.

Conclusion
Gargantua est un récit qui pose à l’intérieur de sa fiction les limites de l’utopie
et de l’idéalité : le mal existe (ici Picrochole), et ce personnage se montre
imperméable à la raison et à la générosité (comme le montre le meurtre de
Toucquedillon, et sa fin dénonce une bêtise incurable) ; le corps a, par ailleurs,
ses exigences, aussi futiles et triviales, et la raison ne saurait les réduire ni
les éliminer.

Gargantua 19
Il présente une dualité : d’une part un rire grotesque, d’autre part une érudition
savante. Rabelais expose ainsi une réalité et un savoir qui se donnent moins dans
leur transparence que dans leur complexité.

Se pose dans un temps le problème de l’interprétation de l’abbaye de Thélème : est-


ce une utopie, en somme mortifère, ou une dénonciation des règles monastiques, ou
bien une représentation de la perfection qui ne tient pas compte de la diversité du
réel : des fêtes et des excès par exemple, mais aussi de la catégorie sociale
(l’expression « bien nés », Chapitre 52, pose question) ou encore le mariage suivi
d’un amour éternel, qui tient plus du conte de fée que de la réalité.

Pour ce qui est de l’éducation, est-ce pour montrer les limites d’un humanisme trop
optimisme, nous dévoilant la complexité de ce monde moderne qui s’ouvre dans la
finalité de l’époque du Moyen-Âge, que le programme et les résultats de Gargantua
semblent presque impossibles ? À moins d’être un géant, il est impossible
d’acquérir cette somme de savoir, et d’autre part être un « bon prince » semble
infaisable.

Ce livre est ainsi une prise de conscience que les Hommes du XVIème siècle, devant
l’étendue du savoir due à l’imprimerie, mais aussi pour rendre compte de cette
richesse ainsi que nous le montrent les énumérations exhaustives, qui disent le
plaisir et la joie ressentis pour le monde réel.

Après le Moyen-Âge, période de ténèbres, le récit viendrait alors dire


l’effervescence devant l’immensité du savoir rendu accessible lors de la
Renaissance.

La dernière énigme prophétique, à la fin du récit, montre une suspension du sens :


l’auteur ne tranche nullement entre les deux interprétations proposées par
Gargantua et Frère Jean, et toutes deux également possibles. De la même manière,
Rabelais se donne pas réellement le sens à comprendre du texte. C’est donc au final
la grande leçon à tirer de Gargantua, le lecteur a la nécessité de faire un travail
de lecture, mais corrélativement il a une liberté pour ce qui est de
l’interprétation. C’est ainsi que dans le Chapitre 9, sur l’interprétation des
couleurs, il est demandé d’avoir un esprit ouvert (« sans vous échauffer »),
signalé auparavant dans le dizain initial. Le lecteur se doit d’être plein de
pantagruelismes.

Au même Chapitre (9), Alcofribas déclare : « Je n’exercerai aucune autre


contrainte, ni sur vous ni aucun autre, quel qu’il soit. », et la question de
dresser nécessairement une unicité de sens se pose :

« Fais ce que voudras »

La liberté, encadrée par la raison et l’ouverture, est garante d’un plaisir de


lecture. À la fin de l’œuvre, les derniers mots sont donnés à Frère Jean : « Et
grande chère ! ». Tout en faisant un effet de boucle avec le Prologue (« Or
esbaudissez vous mes amours et gaiement lisez »), en rappelant aussi l’appel à
l’ivresse d’Alcofribas, ces dernières paroles, et surtout ce dernier mot, donnent
la priorité au plaisir.

Cours de Madame Bédoucha, dactylographié par R. POITEVIN--ESPANET

Gargantua 20

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